Médiathèque baha'ie

Ecrire l'avenir
Communauté Internationale Baha'ie
Bureau d'Information Publique Paris
juin 1999


Réflexion sur le XXe siècle


Le 29 mai 1992, la Chambre des députés du Brésil se réunissait en séance spéciale pour commémorer le centenaire du décès de Bahà'u'llàh, dont l'influence apparaît comme un trait de plus en plus familier du paysage social et intellectuel du monde actuel. À l'évidence, son message d'unité a su éveiller chez les législateurs brésiliens de profondes résonances. Au cours des débats, des représentants de tous les partis au sein du Parlement ont rendu hommage à un ensemble d'écrits qualifié par l'un d'eux comme l'oeuvre religieuse la plus colossale jamais issue de la plume d'un seul homme", et à une conception du devenir de notre planète qui, selon les termes d'un autre député, "transcende les frontières matérielles et s'étend à l'humanité dans son ensemble, au-delà des différences mineures de nationalités, d'ethnies, de frontières et de croyances". (1)

L'hommage ainsi rendu est d'autant plus frappant qu'au même moment, sur sa terre natale, l'oeuvre de Bahàu'llàh continue d'être sévèrement condamnée par les religieux islamiques au pouvoir en Iran. Au milieu du XIX' siècle, leurs prédécesseurs avaient été à l'origine de son exil puis de son incarcération, ainsi que du massacre, par milliers, de ceux qui partageaient son désir de transformer la vie de l'homme et de la société. À l'heure où les députés tenaient séance à Brasilla, les 300000 bahà'is vivant en Iran, subissaient persécutions, privations et trop souvent, emprisonnement et mort pour avoir refusé de renier une croyance qui suscite l'admiration presque partout dans le reste du monde.

Divers régimes totalitaires, au siècle dernier, s'étaient distingués par une hostilité similaire.

Quelle est donc la nature de cette pensée pour provoquer des réactions aussi radicalement divergentes?


Partie I

Le message de Bahà'u'llàh repose principalement sur l'explication qu'il donne de la nature fondamentalement spirituelle de la réalité et des lois qui en régissent le fonctionnement. Il insiste non seulement sur le fait que l'homme est un être spirituel, une âme "douée de raison", mais qu'il en va de même de l'ensemble du phénomène appelé civilisation, qui pousse l'esprit et le coeur de l'homme à concevoir des outils toujours plus complexes et efficaces pour exprimer ses facultés morales et intellectuelles propres.

Rejetant les dogmes régnants du matérialisme, Bahà'u'llàh offre une interprétation opposée de l'histoire. L'humanité, fer de lance de l'évolution de la conscience, traverse des étapes analogues à celles de l'individu, soit la petite enfance, l'enfance, puis l'adolescence. Ce voyage nous a conduits au seuil de cette maturité tant attendue, l'unité de la race humaine. Les guerres, l'exploitation et les préjugés, qui ont marqué les étapes plus précoces de cette évolution, devraient non pas nous pousser au désespoir, mais nous inciter à assumer les responsabilités correspondant à notre maturité collective.

S'adressant aux dirigeants politiques et religieux de son temps, Bahà'u'llàh avait annoncé la découverte de ressources nouvelles infiniment puissantes, bien au-delà de ce que la génération de son temps pouvait concevoir, qui allaient sous peu donner aux peuples du monde les moyens de transformer la vie matérielle de la planète. Il était essentiel, ajoutait-il, d'utiliser ces progrès matériels à venir au service du développement économique et social. Si les conflits nationalistes et sectaires devaient empêcher cette évolution des choses, ces améliorations engendreraient, par-delà leurs bienfaits, des fléaux inimaginables. À notre époque, certains des avertissements de Bahà'u'llàh résonnent douloureusement : "Des choses étranges et étonnantes existent sous terre. Ces choses sont capables de changer toute l'atmosphère terrestre et leur contamination pourrait s'avérer mortelle." (2)


Partie II

La question spirituelle essentielle qui se pose à tous les peuples, indépendamment de leur nationalité, leur appartenance religieuse, ou leur origine ethnique, déclare Bahà'u'llàh, c'est celle de savoir comment jeter les fondements d'une société planétaire qui reflète l'unicité de la nature humaine. L'unification des habitants de la planète ne relève ni d'une vision utopique lointaine, ni, en définitive, d'un choix. C'est la prochaine étape, inévitable, de l'évolution sociale, vers laquelle tendent toutes les réalisations du passé et du présent. Tant que cette question n'est pas posée ni résolue, aucun des maux qui affligent notre planète ne trouvera de solution, car tous les défis essentiels de l'époque qui s'ouvre à nous sont d'ordre mondial et universel, et non particulier ou régional.

Les nombreux passages des écrits de Bahà'u'llàh qui traitent de la maturité de l'humanité, sont hantés par la métaphore de la lumière dont il use pour illustrer le pouvoir transformateur de l'unité : "Si puissante est la lumière de l'unité, qu'elle peut illuminer la terre entière."(3) Par cette affirmation, il place l'histoire contemporaine dans une perspective radicalement différente de celle qui prévaut en cette fin de XXe siècle. Il nous incite à voir dans les souffrances et les ruptures de notre époque, l'oeuvre de forces capables de libérer la conscience humaine pour lui faire franchir une étape nouvelle de son évolution. Il nous appelle à réexaminer les événements de ce siècle et les effets qu'ils ont exercés sur la masse hétérogène des peuples, des ethnies, des nations et des communautés qui les ont vécus.

Si, comme l'affirme Bahà'u'llàh, "le bien-être de l'humanité, sa paix et sa sécurité ne pourront être obtenus tant que son unité n'est pas fermement établie"(4) , il n'est pas étonnant que les bahà'is qualifient le XXe siècle de "siècle de lumière"(5) , malgré tous les désastres qui s'y sont produits. En effet, ces cent dernières années, les habitants de la terre ont, d'une part, modifié la façon dont ils avaient commencé à planifier leur avenir collectif, et d'autre part, changé le regard que nous portons les uns sur les autres. Ces deux évolutions ont été marquées du sceau de l'unification. Face à l'incapacité des institutions existantes à endiguer les bouleversements survenus, les dirigeants du monde se sont vus contraints de mettre en place de nouveaux systèmes d'organisation mondiale, impensables au début du siècle. Parallèlement, on a vu s'éroder à grande vitesse des habitudes et des attitudes qui avaient divisé peuples et nations pendant d'innombrables siècles, et qui semblaient devoir se perpétuer dans les âges à venir.

À la croisée du siècle, ces deux évolutions ont engendré un progrès décisif, dont seules les générations futures pourront apprécier la portée historique à sa juste valeur. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, des dirigeants clairvoyants ont estimé enfin possible de commencer à consolider, par le biais de l'Organisation des Nations Unies, les fondements d'un ordre mondial. Longtemps rêvé par les penseurs progressistes, le nouveau système de traités internationaux et d'institutions qui s'y rattachent, fut ainsi doté des attributions capitales qui avaient si cruellement fait défaut au système avorté de la Société des Nations. Au fur et à mesure que le siècle avançait, le système international encore balbutiant du maintien de la paix a peu à peu fait ses preuves, et montré de manière convaincante de quoi il était capable. Ce mouvement s'est accompagné de l'expansion constante, de par le monde, d'institutions démocratiques de gestion des affaires publiques. Si les effets pratiques de ces institutions restent décevants, ils ne diminuent en rien le caractère historique et irréversible du changement de cap ainsi opéré dans l'organisation des affaires humaines.

Il en est de la cause de l'ordre mondial comme de celle du droit des peuples. La souffrance effroyable à laquelle la guerre a exposé les victimes de la perversité humaine, a agi comme une onde de choc mondiale et suscité un profond sentiment de honte. De ce traumatisme est né un type d'obligation morale que la Commission des droits de l'homme de l'ONU et ses organismes associés ont institutionnalisé et qui aurait été inconcevable aux dirigeants du XIX' siècle, auxquels Bahà'u'llàh en avait exposé les vertus. Aujourd'hui doté des moyens et des compétences nécessaires, un nombre croissant d'organisations non gouvernementales s'emploie à faire reconnaître la Déclaration universelle des Droits de l'Homme comme le fondement des règles normatives internationales et à veiller à son application.

Une évolution parallèle a marqué la vie économique. Pendant la première moitié du siècle et à la suite des ravages causés par la grande Crise de 1929, de nombreux gouvernements ont adopté des législations pour mettre sur pied des programmes d'aide sociale, des systèmes de contrôle budgétaire, constituer des fonds de réserve, et réglementer les échanges, cherchant à prémunir leurs sociétés contre le retour de ce fléau. La période qui suit la Deuxième Guerre mondiale enclenche ainsi la mise en place d'institutions de portée mondiale : le Fonds monétaire international, la Banque mondiale, l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), et tout un réseau d'organismes de développement ayant pour mission de rationaliser et d'accroître la prospérité matérielle de la planète. En cette fin de siècle, et toutes imparfaites que soient les institutions actuelles et le dessein qui les anime, elles ont su montré au plus grand nombre que les richesses de la planète peuvent fort bien être employées autrement, pour répondre à une nouvelle conception de besoins.

Les effets de ces progrès ont été considérablement amplifiés par la diffusion accélérée de l'éducation. Outre la volonté des autorités locales et nationales d'accroître de manière substantielle les ressources affectées à l'éducation, et la capacité de la société à mobiliser et à former des armées d'enseignants qualifiés, deux développements ont exercé une influence particulière à l'échelle internationale au XXe siècle. D'une part, l'adoption d'une série de plans de développement axés sur la satisfaction des besoins éducatifs, massivement financés par des organismes comme la Banque mondiale, les organisations gouvernementales, les grandes fondations et différentes institutions spécialisées du système de l'ONU. D'autre part, l'explosion de la technologie de l'information, qui ouvre désormais à tous les habitants de la planète l'accès potentiel au savoir de l'ensemble de l'humanité.

Cette réorganisation structurelle à l'échelle planétaire a été encouragée et renforcée par une profonde mutation des consciences. Des populations entières se sont vues brusquement acculées à payer le prix fort pour des habitudes de pensée enracinées en elles et génératrices de conflits, sous l'oeil réprobateur d'une opinion mondiale censurant désormais des pratiques et des attitudes jadis acceptées. Il en a résulté un changement révolutionnaire dans le regard que les peuples portent les uns sur les autres.

Par exemple, l'histoire semble montrer, et les enseignements religieux confirmer, la nature essentiellement inférieure des femmes à celle des hommes. Or, du jour au lendemain, les événements ont partout témoigné du recul soudain de cette conception, pourtant dominante. Aussi long et douloureux que soit encore le chemin vers une égalité pleine et entière réelle des femmes et des hommes, telle que prônée par Bahà'u'llàh, les opinions contraires rencontrent de moins en moins d'adhésion morale et intellectuelle.

Autre habitude ancrée depuis des millénaires dans la vision qu'a l'humanité d'elle-même, celle de cultiver les différences ethniques, laquelle, en se radicalisant, a donné naissance à divers fantasmes racistes. À une vitesse stupéfiante au regard de l'histoire, l'humanité a fait de son unité le principe directeur de l'ordre international au XXe siècle. Aujourd'hui, les conflits ethniques qui continuent de ravager de nombreuses parties du monde ne sont plus considérés comme des aspects naturels des rapports entre peuples, mais comme des aberrations délibérées, auxquelles la communauté internationale se doit de mettre un terme.

Durant toute sa longue enfance, l'humanité, une fois de plus pleinement encouragée par la religion organisée, a vu dans la pauvreté un aspect durable et inévitable de l'ordre social. Aujourd'hui, cette disposition d'esprit, qui a dicté les priorités de tous les systèmes économiques connus dans l'histoire, est universellement rejetée. Théoriquement du moins, on attend essentiellement des pouvoirs publics qu'ils garantissent le bien-être de tous les membres de la société.

Fait particulièrement révélateur, car intimement lié au ressort de la motivation humaine, les préjugés religieux ont perdu du terrain. Préfigurés dans le "Parlement des religions" qui éveilla un immense intérêt à la fin du XIXe siècle, la collaboration et le dialogue inter religieux sont venus renforcer les effets de la laïcisation en sapant les murs Jadis imprenables de l'autorité ecclésiastique. Au vu de la transformation subie par les concepts religieux ces cent dernières années, même l'actuelle explosion de fondamentalisme pourrait, rétrospectivement, apparaître comme rien moins qu'un combat désespéré d'arrière-garde contre un inévitable relâchement de l'emprise des modes de pensée sectaires. Pour citer Bahà'u'llàh, il est indéniable "que tous les peuples de la terre, à quelque race ou religion qu'ils appartiennent, tirent leur inspiration spirituelle d'une même source céleste et sont les sujets d'un seul Dieu."(6)

Tout au long de ces décennies cruciales, l'homme a vu se transformer fondamentalement sa compréhension de l'univers physique. Dans la première moitié du siècle, les nouvelles théories de la relativité et de la mécanique quantique - toutes deux intimement liées à la nature et à l'action de la lumière - ont révolutionné le domaine de la physique et modifié tout le cours de l'évolution scientifique. Il est ainsi apparu que la physique classique ne suffisait plus à expliquer les phénomènes à elle seule.

L'étude des particules infinitésimales de l'univers et de ses vastes systèmes cosmologiques a soudain ouvert une perspective nouvelle dont les effets ont dépassé de loin la physique pour ébranler les fondements mêmes d'une vision du monde qui avait pourtant dominé la pensée scientifique des siècles durant. Effacées à Jamais l'image d'un univers mécanique fonctionnant comme une horloge, et celle de la séparation présumée entre observateur et objet observé, entre esprit et matière! A la faveur des études de vaste ampleur ainsi rendues possibles, la science théorique commence aujourd'hui à penser que la nature de l'univers et son fonctionnement pourraient en fait obéir à un dessein et à une intelligence intrinsèques.

Dans le sillage de ces changements conceptuels, l'humanité est entrée dans une ère où l'interaction entre les disciplines de la science physique physique, chimie, biologie, sans oublier l'écologie naissante - a ouvert des possibilités stupéfiantes à l'amélioration des conditions de vie. Les progrès spectaculaires réalisés dans des domaines aussi vitaux que l'agriculture et la médecine ont été à la mesure des succès remportés en matière de recherche de nouvelles sources d'énergie. Simultanément, la nouvelle discipline de la science des matériaux s'est mise à fournir quantité de matériaux nouveaux, encore inconnus à la naissance du siècle : les matières plastiques, les fibres optiques, les fibres de carbone.

Ces développements de la science et de la technologie ont eu des effets réciproques. Des grains de sable - matière des plus insignifiante et sans valeur apparente - ont été transformés en pastilles de silicium et en verre optiquement pur, rendant ainsi possible la création des réseaux de communication planétaires. Cette invention, associée au déploiement de systèmes de satellites de plus en plus sophistiqués, a commencé à ouvrir à tous les peuples, sans distinction aucune, l'accès au savoir cumulé de l'ensemble du genre humain. Dans un avenir proche, téléphone, télévision et technologies informatiques seront sans aucun doute intégrés en un seul système unifié de communication et d'information, dont les terminaux, peu coûteux, pourront être accessibles au plus grand nombre. Quant au remplacement prévisible de l'enchevêtrement des systèmes monétaires existants - dont beaucoup sont l'ultime bastion de la fierté nationaliste - par une monnaie mondiale unique, circulant dans une large mesure par impulsions électroniques, il serait difficile d'en exagérer l'impact social et psychologique.

En fait, l'effet unificateur des révolutions du XXe siècle n'est nulle part apparu aussi clairement que dans l'impact des découvertes scientifiques et technologiques. Désormais, le genre humain dispose manifestement des moyens nécessaires pour réaliser les objectifs visionnaires conçus par une conscience plus mûre de jour en jour. A y regarder de plus près, l'émancipation qui en découle est potentiellement accessible à tous les habitants de la terre, indépendamment de leurs origines ethniques, culturelles ou nationales. "Une force de vie toute nouvelle, avait prophétisé Bahà'u'llàh, anime en ce moment tous les peuples de la terre, mais personne n'en a découvert la cause ni perçu la raison."(7) Aujourd'hui, plus d'un siècle après que ces paroles ont été écrites, la portée de ces événements commence à apparaître clairement aux esprits réfléchis.


Partie III

Apprécier à leur juste valeur les transformations qu'a connu le pan d'histoire qui s'achève, ne signifie pas pour autant renier la part d'ombre qui en a accompagné les réalisations et qui leur a donné un relief si dramatique : l'extermination délibérée de millions d'êtres humains sans défense, l'invention et l'utilisation de nouvelles armes de destruction capables d'annihiler des populations entières, la montée des idéologies, qui a étouffé la vie spirituelle et intellectuelle de nations entières, les dommages occasionnés à l'environnement physique de la planète, tant et si bien qu'il pourrait bien lui falloir des siècles pour s'en remettre, et le mal, infiniment plus grand encore, causé à des générations d'enfants, à qui l'on a inculqué que la violence, l'indécence et l'égoïsme étaient des triomphes de la liberté individuelle. Voilà quelques-uns seulement des maux les plus évidents tirés d'un catalogue de calamités Jamais égalé dans l'histoire, que notre époque léguera aux générations plus assagies à venir, pour qu'elles en tirent toutes les leçons.

Mais ni l'ombre ni l'obscurité n'ont d'existence propre, encore moins d'autonomie. Elles ne peuvent ni éteindre ni affaiblir la lumière, mais permettent de délimiter les zones non encore éclairées, ou celles qui ne le sont pas correctement. C'est indéniablement de la sorte que les historiens d'une ère plus mûre et moins partiale verront la civilisation du XXe siècle. Les atrocités dignes de bêtes sauvages qui ont fait rage tout au long de ces années critiques, semblant parfois menacer la survie même de la société, n'ont pas réussi à empêcher l'esprit humain d'exploiter imperturbablement les potentialités créatrices dont il est doté. Bien au contraire! Au fur et à mesure que le siècle s'écoulait, de plus en plus d'individus se sont aperçus de la vanité des allégeances et du caractère chimérique des peurs dont ils avaient été captifs si peu de temps auparavant.

"Sans pareil est ce jour, insiste Bahà'u'llàh, car il sert d'yeux pour contempler les âges et les siècles passés, et de lumière pour scruter les ténèbres des temps."(8) Dans cette perspective, le problème n'est pas de savoir si l'obscurité a freiné ou occulté les progrès réalisés au cours de ce siècle extraordinaire qui se termine. Le problème est bien de se demander : combien de nouvelles souffrances et de nouveaux ravages notre humanité devra-t-elle encore subir, avant que nous acceptions sans réserve la nature spirituelle qui fait de nous un seul peuple, et que nous trouvions le courage de planifier notre avenir à la lumière des leçons si douloureusement apprises.

Partie IV

La façon dont Bahà'u'llàh envisage le devenir de la civilisation contredit nombre de concepts qui s'imposent aujourd'hui à notre société comme normatifs et immuables. Les progrès essentiels réalisés en ce siècle de lumière ont frayé la vole à un monde de type nouveau. Si l'évolution sociale et intellectuelle dépend effectivement d'une intelligence morale inhérente à l'existence, la théorie qui préside aux approches contemporaines en matière de prise de décision, serait en grande partie erronée. Si par ailleurs, la conscience humaine est réellement d'essence spirituelle comme l'a toujours intuitivement pensé une grande majorité de gens ordinaires - on ne saurait non plus comprendre ni satisfaire son besoin d'épanouissement à partir d'une interprétation de la réalité qui affirme dogmatiquement le contraire.

Aucun aspect de la civilisation contemporaine n'est plus directement contesté par la conception de l'avenir telle qu'exposée par Bahà'u'llàh, que le culte dominant de l'individualisme, qui a gagné presque toutes les régions du monde. Entretenue par des forces culturelles, dont les idéologies politiques, l'élitisme académique, et l'économie de la consommation, la "quête du bonheur" a fait naître chez l'individu le sentiment vindicatif et presque sans borne que tout lui est dû. Les conséquences morales en sont corrosives pour lui-même comme pour la société, et dévastatrices car sources de maladies, de dépendance aux drogues et autres fléaux bien trop familiers de cette fin de siècle. Pour libérer l'humanité d'une méprise aussi grossière et généralisée, certaines des hypothèses les plus profondément enracinées dans le XXe siècle sur la notion du bien et du mal devront être remises en cause.

Examinons-en quelques-unes. La plus évidente est la conviction que l'unité est un idéal lointain presque inaccessible, dont on ne se préoccupera qu'après avoir résolu, tant bien que mal, toute une série de conflits politiques, satisfait les besoins matériels, et réparé les injustices. Toute autre est la vole à suivre, affirme Bahà'u'llàh. La maladie première dont souffre la société et qui engendre les maux qui la paralysent, tient, dit-il, à la désunion d'une race humaine qui se distingue pourtant par sa faculté à collaborer et dont les progrès à ce jour ont dépendu de sa propension plus ou moins grande à mener une action unie, en des temps et des sociétés variés. Se raccrocher à l'idée que les conflits sont intrinsèques à la nature humaine, et non le résultat d'un ensemble d'habitudes et d'attitudes acquises, revient à entacher le nouveau siècle d'une erreur qui, plus qu'aucun autre facteur, a déjà à elle seule tragiquement handicapé l'humanité par le passé. "Voyez dans le monde une image du corps humain, conseille Bahà'u'llàh aux dirigeants élus de son temps, qui, parfaitement sain lors de sa création, se trouve ensuite, sous l'effet de causes diverses, affligé de troubles et de maladies graves." (9)

Intimement lié à la question de l'unité, il est un second défi moral surgi au siècle passé, qu'il semble de plus en plus urgent de relever. "Ce que Dieu aime par-dessus tout, insiste Bahà'u'llàh, c'est la Justice."(10) Elle permet à chacun de voir la réalité par ses propres yeux plutôt que par ceux des autres et donne ainsi à la prise de décision collective l'autorité que seule l'unité de pensée et d'action peut conférer. Aussi satisfaisant que soit le système de l'ordre international né des expériences poignantes du XXe siècle, son influence ne pourra durer que si le principe moral qui le sous-tend est accepté. Si le corps de l'humanité est réellement un et indivisible, alors l'autorité exercée par ses institutions dirigeantes représente pour lui une protection collective essentielle. Chaque individu est un gage confié dès sa naissance à la société, et c'est cette caractéristique humaine qui fonde véritablement les droits sociaux, économiques et culturels formulés dans la Charte de l'ONU et les documents qui s'y rattachent. justice et unité exercent des effets réciproques. "Le but de la justice, écrit Bahà'u'llàh, c'est de faire naître l'unité parmi les hommes. Un océan de sagesse divine surgit de cette parole exaltée, alors que les livres du monde ne peuvent contenir sa signification profonde." (11)

À mesure que la société souscrira - même avec hésitation et crainte - à ces principes moraux et à d'autres qui leur sont liés, le rôle le plus significatif qu'elle pourra offrir à l'individu sera de servir autrui. L'un des paradoxes de l'être humain tient en effet à ce que son épanouissement passe essentiellement par son engagement dans de nobles causes, où il peut s'oublier ne serait-ce que temporairement. À une époque qui offre à tous, quelles que soient leurs conditions, l'occasion de prendre une part effective à l'édification même de l'ordre social, cet idéal du service à autrui revêt un sens tout à fait nouveau. Ériger l'acquisition de biens et l'affirmation de soi en raisons d'être, revient essentiellement à flatter le côté bestial de l'être humain. Quant aux messages simplistes de salut personnel, ils ne suffisent plus à satisfaire les aspirations de générations qui ont acquis la certitude que le véritable épanouissement dépend autant de ce monde que de l'autre. "Enquérez-vous soigneusement des besoins de l'âge où vous vivez, conseille Bahà'u'llàh, et que toutes vos délibérations portent sur ce que cet âge exige et requiert." (12)

Ces perspectives influencent profondément la conduite des affaires humaines. Il apparaît évident par exemple, que plus l'État nation, quelles que soient ses contributions passées, persistera à exercer une influence dominante sur le sort de l'humanité, plus l'établissement de la paix dans le monde sera retardée et plus les souffrances infligées à la population mondiale seront intenses. En matière économique, il est clair que la mondialisation, aussi grands qu'en soient les bienfaits, a aussi favorisé des concentrations de pouvoir autocratique inégalées, qu'il convient de contrôler démocratiquement à l'échelle internationale, au risque de voir pauvreté et désespoir frapper les êtres humains par milliers. De même, la percée historique réalisée en matière de technologie de l'information et de la communication, qui a permis de promouvoir si efficacement le développement social et d'éveiller chez les peuples le sentiment d'appartenir à une humanité commune, peut avec une force égale détourner les élans vitaux qui portent ce mouvement et les rendre inopérants.

Partie V

Le propos de Bahà'u'llàh est de tisser un lien nouveau entre Dieu et l'humanité, un lien qui s'harmonise avec la maturité naissante de celle-ci. L'ultime Réalité, qui a créé l'univers et le nourrit, restera à jamais hors d'atteinte de l'esprit humain. La relation consciente que l'humanité entretient parfois avec elle résulte de l'influence des fondateurs des grandes religions, Moïse, Zoroastre, Bouddha, Jésus, Mahomet et des personnages plus anciens dont le nom s'est perdu dans les brumes de l'histoire. Pour répondre aux appels du Divin, les peuples de la terre ont peu à peu développé en eux des facultés spirituelles, intellectuelles et morales, et sont parvenus, en les combinant, à civiliser les caractères. Ce processus cumulatif pluri-millénaire est désormais arrivé au stade qui marque tous les tournants décisifs de l'évolution, là où émergent soudain toutes les possibilités non encore exploitées. "Voici le jour, affirme Bahà'u'llàh, où les plus précieuses faveurs sont prodiguées aux hommes, le jour où sa puissante grâce imprègne toutes choses créées." (13)

Dans la perspective de Bahà'u'llàh, l'histoire des tribus, des peuples et des nations est effectivement arrivée à son terme. Ce dont nous sommes aujourd'hui témoins, c'est de la naissance de l'histoire du genre humain, l'histoire d'une race humaine consciente de son unicité propre. À ce stade de la marche de la civilisation, les écrits de Bahà'u'llàh permettent d'en redéfinir la nature et le cours et d'en ordonner autrement les priorités. Leur but est de nous rappeler les vertus d'une conscience et une responsabilité spirituelles.

Rien dans les écrits de Bahà'u'llàh ne conforte l'illusion que les changements envisagés se produiront aisément. Bien au contraire. Comme les événements du XXe siècle l'ont montré, les habitudes et les attitudes systématiques qui se sont enracinées pendant des milliers d'années ne sauraient être abandonnées spontanément, ni simplement pour se conformer à des mesures éducatives ou législatives. Que ce soit chez l'individu ou dans la société, les changements profonds ne se produisent, le plus souvent, qu'en réaction à d'intenses souffrances et d'insupportables difficultés, impossibles à surmonter autrement. C'est une expérience aussi éprouvante, avertit Bahà'u'llàh, que les divers peuples de la terre ont besoin de vivre, pour se fondre en un seul peuple.

Les conceptions spirituelle et matérialiste de la nature de la réalité sont irréconciliables entre elles et nous engagent dans des directions opposées. Alors qu'un nouveau siècle s'ouvre, la direction matérialiste prise par notre infortunée humanité l'a déjà conduite bien au-delà de la limite où elle pouvait encore entretenir l'illusion de la raison, à défaut du bonheur. Chaque jour qui passe multiplie les signes qui indiquent que plus personne n'est dupe.

Malgré l'opinion qui prévaut, la race humaine n'est pas une page blanche où les arbitres privilégiés des affaires humaines peuvent librement inscrire leurs desiderata propres. Les manifestations de l'esprit apparaissent à leur gré, où et comme bon leur semble. Elles ne sauraient être indéfiniment étouffées sous les détritus de la société contemporaine. Plus besoin d'être prophète pour s'apercevoir que les premières années du siècle à venir verront se libérer des énergies et des aspirations infiniment plus puissantes que l'ensemble des routines, des erreurs et des hantises qui les ont si longtemps empêchés de s'exprimer.

Aussi grande que soit l'agitation régnante, la période vers laquelle se dirige l'humanité offrira à chaque individu, à chaque institution, à chaque communauté sur terre, des occasions sans précédent pour écrire l'avenir de la planète. "Bientôt, promet Bahà'u'llàh avec assurance, le présent ordre des choses sera révolu et un nouveau le remplacera." (14)

 

NOTES

(1). Remarques du Député Luis Gyshiken et de la Députée Rita Camata.
"Sessâo Solene da Câmara Federal cm Homenagem ao Centenârio da Ascensâo de Bahà'u'llàh", Brasilia, 28 mai 1992.

(2). Bahà'u'llàh, Tablettes de Bahà'u'llàh révélées après le Ktàb-i-Aqdas,
Maison d'Éditions Bahà'ies, Bruxelles, 1994, p. 72

(3). Bahà'u'llàh, Epistle to the Son of the Wolf
Bahà'i Publishing Trust, Wilmette, 1997, p. 69, traduction libre

(4). Bahà'u'llàh, Extraits des Écrits de Bahà'u'llàh section CXXXI

(5). 'Abdu'l-Bahà, The Promulgation of Universal Peace: Talks delivered by
Abdu'l-Bahà during His Visit to the United States and Canada in 1912,
Bahà'i Publishing Trust, Wilmette, 1982, p. 74, 126, traduction libre

(6). Bahà'u'llàh, Extraits des Écrits de Bahàullàh, section CXI

(7). Bahà'u'llàh, Extraits des Écrits de Bahà'u'llàh section XCVI

(8). Bahà'u'llàh, cité dans Shoghi Effendi, Lavènement de la justice divine,
Maison d'Éditions Bahà'ies, Bruxelles, p. 104, traduction libre

(9). Bahà'u'llàh, Extraits des Écrits de Bahàu'llàh, section CXX

(10). Bahà'u'llàh, Les Paroles cachées, n' 2
Altess, Paris, 1996, p. 9

(11). Bahà'u'llàh, Tablettes de Bahàullàh révélées après le Kitàb-i-Aqdas
Maison d'Éditions Bahà'ie, Bruxelles, 1994, p. 69, traduction libre

(12). Bahà'u'llàh, Extraits des Écrits de Bahàullàh, section CVI

(13). Bahà'u'llàh, Extraits des Écrits de Bahà'u'llàh section IV

(14). Bahà'u'llàh, Extraits des Écrits de Bahà'u'llàh section IV

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