Médiathèque baha'ie

Un changement de culture

Moojan Momen
Traduction de courtoisie par Pierre Spierckel


Les récents messages de la Maison universelle de justice ont signalé au monde baha’i que la communauté est en train de connaître un changement de culture. Dans son message de Ridvan 2000 elle faisait référence à une "différence qualitative cruciale" dans la communauté baha’ie et indiquait que la "culture de la communauté baha’ie connaissait un changement". Dans le même message elle affirmait que durant le Plan de 4 ans, les "membres de la communauté en vinrent progressivement à comprendre que la systématisation faciliterait le processus de croissance et de développement". Elle affirmait ensuite que cet "éveil de la conscience était un grand pas qui conduisait vers… un changement de culture de la communauté".

Qu’est-ce qu’un changement de culture et quels processus accompagnent une telle transformation ? Les sociologues définissent la culture d’une communauté comme ce qui "constitue la manière de vivre d’une communauté entière" comprenant la langue, les règles de comportement et les systèmes de croyances. Les êtres humains créent le monde dans lequel ils vivent. Ils vivent dans des communautés et atteignent un accord commun sur le sens qu’ils donnent aux entités de leur monde. Ces entités peuvent être dans le monde de la nature (ils considèrent tous un certain rocher ou une montagne comme sacrée), ou certaines activités (ils peuvent déterminer un rituel particulier pour les funérailles) ou même certains individus (ils choisissent telle personne comme leur chef, ou comme leur prêtre, ou comme un banni). Même des choses aussi basiques que la langue est une création de la culture humaine. Ainsi, les humains créent le monde dans lequel ils vivent, ils créent leur réalité. Cette réalité est alors transmise d’une génération à l’autre et l’on apprend aux enfants que le monde est ainsi et que c’est de cette manière qu’ils doivent vivre pour faire partie de ce monde.

On comprend par ce qui précède que la culture est une chose dans laquelle les humains investissent beaucoup de temps et d’énergie. On comprend aussi qu’une culture s’auto-perpétue et résiste au changement. En règle générale, depuis le début de la civilisation (c’est-à-dire dans son sens strict depuis l’époque où les hommes commencèrent à vivre dans des villes) la prospérité humaine dépend de la stabilité et de la continuité.

C’est pourquoi de nombreux mécanismes sociologiques et sociaux résistent au changement. Cela peut changer avec le temps : la culture britannique qui considérait comme normal de posséder des esclaves au 17ième s. considère à la fin du 19ième cette pratique comme inhumaine et moralement contestable.

Mais en général, la culture humaine possède une résistance inhérente au changement. Puisque c’est elle qui créée la réalité, la manière dont est le monde, elle n’est en général ni vue ni observée et donc pas critiquée ni sujette aux pressions pour changer. Une des caractéristiques des 19 et 20ième s. fut de voir les sociétés humaines réfléchir sur elles-mêmes, devenir capables de critiquer leur propre culture et donc devenir plus aptes à la changer. Pourtant cette capacité de réfléchir au changement ne diminue pas la résistance de la culture à ce changement. Par exemple, la compréhension que les hommes et les femmes sont égaux et que les femmes devraient donc jouer un rôle égal dans la société, existe depuis presque un siècle dans les sociétés occidentales et pourtant le progrès dans cette direction est douloureusement lent. Il existe encore des barrières pour les femmes dans la plupart des domaines de la vie.

On voit ainsi à quel point il est difficile de changer une culture. Et la communauté baha’ie est en plein dans un changement de culture lancé par la Maison Universelle de Justice. Il est donc difficile de distinguer les arbres de la forêt : comment voir les aspects généraux d’un changement quand on est au cœur de ce changement ? Et pour trouver un point de vue sur le procédé en cours il peut être intéressant de rechercher un exemple historique d’un tel changement.

Dès le début de son gardiennat Shogi Effendi décida d’un changement de la culture baha’ie. Avec la perspective de l’histoire, on peut en discerner maintenant les principaux aspects. ‘Abdu’l-Baha dirigeait la communauté comme une grande famille. Tout était fait d’une manière individuelle. Par exemple, quand ‘Abdu’l-Baha voulait lancer une initiative, il demandait à un individu de le faire. On en trouve des exemples dans les instructions données à Agnes Parsons d’organiser des Conférences sur l’amitié entre races aux USA, l’encouragement de Corinne True à diriger le travail de la construction du temple d’Amérique du Nord et son instruction à John Esslemont de redémarrer le conseil baha’i d’Angleterre.

Shoghi Effendi comprit que pour que la Foi baha’ie continue de croître, il était nécessaire de mettre en application les grandes lignes du cadre administratif donné dans les Écrits de Baha’u’llah et de ‘Abdu’l-Baha (notamment dans le Testament de ce dernier). Seuls quelques rares et fragmentaires éléments de cet ordre existaient. Pour réaliser cette transformation Shoghi Effendi devait provoquer un changement de culture. Il devait diriger les énergies de la communauté dans une nouvelle direction. Dès le début, les communications de Shoghi Effendi au monde baha’i se concentrèrent sur le but d’établir l’administration baha’ie. C’est le sujet de presque toutes ses lettres importantes. Les baha’is les plus utiles pour Shoghi Effendi à cette époque furent ceux qui étaient prêts à se laisser transformer suivant cette nouvelle culture. On raconte que lorsque qu’Amelia Collins vint à Haïfa en 1923 pour demander à Shoghi Effendi quoi faire pour devenir plus spirituel il lui répondit en lui donnant les détails de la procédure des élections et de la consultation baha’ies.

Cette initiative de Shoghi Effendi eut pour résultat l’arrêt de l’expansion et de la croissance de la Foi pendant plus de dix ans. La Foi connut même une régression au cours de cette période. Lorsqu’il fallut s’enregistrer officiellement comme baha’i pour participer aux élections baha’ies en Iran, beaucoup d’individus considérés comme baha’is jusque-là, refusèrent de le faire et s’écartèrent de la communauté par la suite. Le recensement américain de 1916 donne 2 884 baha’is alors qu’en 1926 ils ne sont plus que 1 247 (une chute de plus de la moitié ! Même si une partie de cette diminution vient d’une définition plus précise de ce qu’est un baha’i, il est clair qu’il n’y eut pas de croissance de la communauté). Certains observateurs extérieurs jugèrent la Foi baha’ie proche de sa fin. Richards, missionnaire chrétien britannique écrit en 1932 et décrit la Foi baha’ie en Occident comme décroissante ("ses jours sont terminés") et en Angleterre comme ayant "pratiquement cessé d’exister".

On devine que quelques baha’is ne furent pas heureux des changements faits par Shoghi Effendi. Ils étaient attachés à la manière dont ils avaient vécu la Foi baha’ie pendant les deux premières décennies du XX° s. Ils ne voyaient pas l’avantage qu’il y avait à mettre en danger cette culture pour ce qui pouvait ressembler à une vague organisation bureaucratique et ce d’autant plus que ce processus semblait n’avoir pour résultat qu’un déclin marqué des fortunes de la Foi. Ils ne voyaient autour d’eux que des baha’is apathiques et déprimés et eux-mêmes se sentaient désappointés et frustrés.

La réponse de quelques baha’is à cette situation fut pour certains de s’éloigner de la Foi. En Angleterre, par exemple, de nombreux individus, dont certains très connus au temps de ‘Abdu’l-Baha : Wellesley Tudor Pole, Johanna Dawud par exemple, s’éloignèrent alors de la communauté, étant évidement incapables de s’habituer à cette nouvelle culture. Quelques-uns allèrent jusqu’à s’opposer ouvertement à la tâche de Shoghi Effendi de construire l’ordre administratif. Aux États Unis, une baha’ie célèbre et riche du temps de ‘Abdu’l-Baha, Ruth White, s’opposa à Shoghi Effendi en se basant sur un rapport qui indiquait que ‘Abdu’l-Baha aurait affirmé que la Foi baha’ie ne pouvait pas être organisée. Elle tenta de prouver sans succès que le testament de ‘Abdu’l-Baha sur lequel était basée l’autorité de Shoghi Effendi et qui donnait beaucoup d’instructions sur l’établissement de l’ordre administratif, était un faux. En parlant des efforts de cette dame Shoghi Effendi disait : "Je n’arrive pas à comprendre cette mentalité bizarre qui tient pour seul critère de la vérité des enseignements baha’is ce que tout le monde admet être la traduction non-authentifiée d’une affirmation orale de ‘Abdu’l-Baha qui va à l’encontre du texte disponible de tous ces écrits universellement connus".

Ahmad Sohrab et Julie Chandler lancèrent un défi encore plus grand à cette nouvelle culture que Shoghi Effendi essayait d’établir. Ils avaient créé la "Société de l’histoire nouvelle" comme moyen de faire connaître peu à peu la Foi baha’ie aux gens. Grâce au soutien généreux de Mme chanler, Ahmad Sohrab avait pu organiser de grandes réunions avec d’impressionnantes listes de conférenciers dans des salles prestigieuses de New-York. Mais lorsqu’il leur fut suggéré que leurs activités devaient se placer sous la juridiction de l’Assemblée spirituelle locale appropriée (autrement dit qu’ils devaient s’intégrer à cette nouvelle culture que Shoghi Effendi essayait de créer) Sohrab et Chanler furent indignés. Le résultat de leur confrontation avec l’Assemblée spirituelle nationale des États-unis fut leur expulsion de la Foi. Ils se présentèrent comme les défenseurs de la liberté et des droits individuels dans la Foi baha’ie et publiquement protestèrent avec véhémence en accusant l’administration baha’ie d’être devenu un instrument de contrôle totalitaire bien éloigné de l’attitude libérale adoptée par ‘Abdu’l-Baha.

Sohrab et Chanler prétendirent qu’ils étaient soutenus par la majorité des baha’is mais que ceux-ci étaient contraints au silence par la tyrannie de l’Assemblée spirituelle nationale. Il est clair que la majorité des baha’is ne les soutenaient pas, mais il est très possible que beaucoup de baha’is aient eu des doutes sur cette nouvelle culture vers laquelle Shoghi Effendi conduisait la communauté baha’ie. C’est un fait qu’un changement de culture perturbe ceux qui sont habitués à une culture plus ancienne. Ils se sentaient à l’aise dans cette vieille culture c’était leur réalité. De nombreux baha’is de cette époque avaient grandi dans le cadre de l’ancienne culture qui représentait pour eux la réalité de la Foi baha’ie. Certains baha’is des États-Unis devaient sans doute avoir des doutes en entendant des gens comme Ruth White et Ahmad Sohrab prétendrent que cette nouvelle culture n’était pas la vraie Foi baha’ie mais une déformation qu’on leur imposait.

Cela dit, pour garder un regard équilibré sur ces événements, il ne faut pas exagérer l’importance de gens comme Sohrab et Chanler. Cette dissidence n’influença pas la manière de penser de la grande majorité des baha’is de ce temps-là. La plupart n’en furent pas affectés du tout. Quelques baha’is new-yorkais, quelques intellectuels baha’is participèrent aux discussions mais la plupart d’entre eux rejetèrent la position de Sohrab et de Chanler. Les dissidents trouvèrent plus de soutien parmi l’establishment libéral non-baha’i que dans la communauté. La vaste majorité des baha’is, quels que soient leurs doutes, se plongèrent dans le travail que Shoghi Effendi leur proposait et réussir peu à peu à créer l’ordre administratif baha’i.

Avec le recul, il ne fait pas de doute que la direction que Shoghi Effendi donna à la communauté baha’ie était la bonne si cette communauté voulait prospérer et s’agrandir dans le futur. Sociologiquement, le charisme de Baha’u’llah et de ‘Abdu’l-Baha devaient être institutionnalisés si la Foi baha’ie voulait atteindre sa prochaine étape de développement. Pour s’accroître, elle ne pouvait plus être dirigée comme une grande famille. ‘Abdu’l-Baha avait parlé du fait que les bonnes idées, les principes nobles et les plans bien établis ne suffisent pas. "Nous avons besoin d’une armée pour gagner la victoire dans le monde spirituel". Dans les années qui suivirent, les nouvelles institutions créées par Shoghi Effendi : assemblées spirituelles nationales et locales, allaient agir comme les généraux et les officiers de cette armée et la conduiraient avec succès vers l’expansion mondiale de la Foi baha’ie.

Si nous revenons au monde baha’i d’aujourd’hui, nous sommes dans la même situation qu’au début du gardiennat de Shoghi Effendi. De nouveau un changement de culture est nécessaire. Dans la mesure où il est possible de visualiser la situation actuelle et de deviner la pensée de la Maison universelle de justice dans la mise en pratique de ce changement, il semble que les principaux aspects soient les suivants : La deuxième moitié du XX° s. vit l’expansion de la Foi et l’établissement de l’ordre administratif dans tous les coins du globe. La plupart des plans lancés par Shoghi Effendi avec la Croisade de dix ans et par la Maison universelle de justice avec le Plan de neuf ans et les plans suivants étaient centrés sur des buts quantitatifs qui eurent pour résultats l’expansion de la Foi baha’ie et l’établissement de l’ordre administratif dans le monde entier. La dernière phase de ce processus fut achevée avec la chute du rideau de fer et l’établissement de l’administration baha’ie dans les anciens pays communistes pendant les années 90.

Pendant ces décennies, un nombre croissant de baha’is ressentaient que la communauté manquait de profondeur spirituelle. L’expansion de la Foi baha’ie avait eu pour résultat une augmentation du nombre des communautés mais beaucoup de ces nouvelles communautés n’avait qu’une compréhension de surface de la Foi baha’ie et peu savaient apprécier la profondeur des enseignements. Le problème était surtout ressenti dans quelques pays du Tiers-monde qui avaient connu un enrôlement à grande échelle mais n’avait eu que peu de succès dans l’approfondissement des membres de la communauté. Il est clair que les mécanismes existant dans la communauté baha’i pour la consolidation de la foi des nouveaux croyants et leur transformation en membres actifs de la communauté baha’ie n’étaient plus suffisants. Après un certain temps, même les enrôlements à grande échelle cessèrent alors que la communauté se débattait avec ce problème. Le nombre de conversions a énormément diminué et souvent ceux qui se convertissent ne restent pas dans la communauté. Il semble qu'aujourd’hui la communauté baha’ie ne soit pas assez accueillante pour retenir ceux qui deviennent baha’is. La gravité du problème apparaît dans un récent rapport du Comité national d’enseignement des USA qui indique que le taux de conversion à la Foi baha’ie est similaire à celui d’autres mouvements dans ce pays, mais que le taux de ceux qui restent est inférieur. Malgré diverses solutions qui eurent des degrés de succès variés, il est indubitable qu’aucune solution satisfaisante de ce problème n’a été élaborée dans le cadre de l’ancienne culture.

Commencé déjà dans des plans précédents, c’est avec le Plan de quatre ans de 96 à 2000, le plan de 12 mois de 2000 à 2001 et le plan actuel de cinq ans que la maison Universelle de justice a clairement lancé les baha’is sur une nouvelle voie, vers la solution de leurs problèmes. Les buts de ces plans ne sont plus quantitatifs mais qualitatifs. L’objectif est de transformer la vie communautaire baha’ie. Ce qui suit est un essai d’analyse de la transformation de culture que la Maison universelle de justice cherche à créer. L’ancienne culture dont elle veut libérer la communauté baha’ie, comme elle l’affirme, est dominée par "le genre d’activité religieuse qui caractérise la société en général, dans laquelle le croyant est membre d’une congrégation, dirigée par un ou des individus supposés qualifiés pour cette tâche et où la participation personnelle entre dans le cadre d’un calendrier dominé par des préoccupations de nature très différente". Il est clair que la Maison universelle de justice pense que la communauté baha’ie est affectée par certaines caractéristiques qui, croit-elle, ne devrait pas faire partie de la Foi baha’ie et que ce sont ces caractéristiques qui l’empêchent de progresser. Au sens large, ce sont les caractéristiques de la plupart des communautés religieuses que les baha’is ont amenées avec eux dans la communauté baha’ie.

Ces caractéristiques indésirables comprennent la passivité impliquée dans l’expression "membre d’une congrégation". Les membres d’une congrégation ont un rôle réceptif : ils reçoivent les sermons, les sacrements, les avis du prêtre. On leur dit ce que leurs Écritures veulent dire et comment les appliquer dans leur vie. Dans certaines congrégation le prêtre possède le pouvoir d’entendre les confessions et de pardonner les péchés. Dans leur nouvelle culture, les baha’is ne peuvent plus jouer ce rôle réceptif. Ils doivent participer activement à leur communauté, étudier et interpréter eux-mêmes leurs Écritures et travailler à leur propre salut. Chaque baha’i doit être son propre prêtre.

La deuxième phrase de la citation indique que les rôles de direction et de prise de décision ne devraient plus, dans la nouvelle culture, être la prérogative d’individus instruits ou ambitieux. Nous vivons dans des sociétés patriarcales où les dirigeants sont en petit nombre et, surtout, des hommes. De telles sociétés sont hiérarchisées et, les hommes étant par nature agressifs et compétitifs, ils arrivent souvent jusqu’au haut de ces hiérarchies. Dans beaucoup de régions les baha’is ont inconsciemment importé ces tendances avec pour résultat que dans ces régions un petit nombre d’individus, des hommes surtout, dirigent la communauté. Pourtant, il est clair que la communauté baha’ie ne devrait pas connaître de hiérarchie de pouvoir, mais seulement une hiérarchie de possibilités de servir. Toute situation où existe dans la communauté un pouvoir ou une hiérarchie, structures qui favorisent les hommes qui sont plus agressifs et compétiteurs de nature, devrait disparaître. Les décisions devraient se prendre grâce au processus consultatif et à la direction collective, structures qui sont plus aptes à faire jouer aux femmes et aux minorités un rôle actif dans la communauté.

Le troisième élément que nous indique la Maison universelle de justice est que, dans cette nouvelle culture, il n’est désormais plus suffisant pour les baha’is d’intégrer leurs activités baha’ies dans les quelques temps libres que leur laisse leur quotidien. Leur participation à la communauté doit devenir l’aspect essentiel de leur vie personnelle et familiale. C’est peut-être l’élément le plus difficile des trois pour les baha’is d’Occident qui connaissent les incitations matérialistes incessantes que la vie moderne fait porter aux individus.

Cette nouvelle culture, dont la Maison universelle de justice nous indique la voie, verra des "groupes de croyants en Baha’u’llah explorer ensemble la vérité des ses enseignements, ouvrir librement leurs cercles d’étude, leurs réunions de prière et leurs clases d’enfants à leurs amis et à leurs voisins et investir avec confiance dans des plans d’une action élaborée au niveau du groupement qui rend la croissance gérable". La nouvelle culture de la communauté baha’ie est une culture dans laquelle l’individu et la famille prennent un rôle plus central. Alors que la responsabilité d’instituer le processus est dans les mains des institutions de la Foi baha’ie, sans la participation de la majorité des baha’is, les buts proposés par la Maison universelle de justice ne peuvent être atteints. Par nature, cette nouvelle culture ne peut être imposée d’en haut. Chaque baha’i a la responsabilité de lancer ou de participer dans sa communauté en se retrouvant avec d’autres baha’is dans le but de former des cercles d’étude, des réunions de prière et des classes d’enfants. Ainsi faisant, les baha’is vont découvrir leurs Écritures, augmentant la connaissance et la compréhension de la communauté et rendant possible un enseignement de la Foi plus efficace ; ils se retrouveront aussi en réunions de prière, augmentant la profondeur spirituelle de la communauté et, en les immergeant dans les enseignements et dans cette nouvelle culture, s’assureront que les enfants baha’is, génération après génération, continueront ce processus. Toute cette activité doit devenir systématique et faire automatiquement partie de la vie de chaque baha’i et de sa famille.

De plus, cette nouvelle culture devrait être une "culture d’apprentissage". Cela implique que non seulement les baha’is doivent approfondir leurs connaissances, à partir de leurs Écritures et de la sagesse collective développée dans l’approfondissement consultatif qui se déroule dans les cercles d’étude, mais qu’ils doivent apprendre aussi de leurs propres expériences. Les enseignements baha’is ne furent jamais destinés à être appliqués d’une manière uniforme dans le monde, mais plutôt d’une manière spécifique adaptée aux situations et aux coutumes locales. Les baha’is doivent donc être prêts à appliquer les enseignements baha’is dans leurs communautés et à apprendre du résultat de cette action. Ceci lancera un cycle d’apprentissage, d’action et de réflexion, qui évoluera progressivement en une compréhension de la manière dont on doit appliquer les enseignements baha’is et ce qu’ils veulent dire dans une situation donnée.

La nouvelle culture devrait aussi être une "culture de croissance". La Maison universelle de justice affirme que dans la nouvelle culture :

a. Les baha’is "verront leur devoir d’enseigner comme une conséquence naturelle de leur acceptation de Baha’u’llah" et, citant ‘Abdu’l-Baha, "consacreront chaque moment fugitif de leur vie à la diffusion du parfum divin et à l’exaltation du Verbe sacré de Dieu". Dans cette situation "leur cœur sera si enflammé de l’amour de Dieu qui quiconque s’en approchera en sentira la chaleur". Ainsi enseigner la Foi baha’ie deviendra la "passion dominante" de leur vie.

b. "Il ne faut pas craindre l’échec. S’aider mutuellement, l’engagement à apprendre, l’appréciation positive des diversités d’action sont les normes à suivre". Autrement dit, l’aide que peuvent donner ces communautés transformées atténue la crainte que l’individu peut avoir et la "culture de l’apprentissage" qui est instituée veut dire que chaque effort d’enseignement devient l’occasion d’apprendre ; ainsi, si l’effort échoue, ce ne sera pas en vain. Il faudra lancer une grande variété de projets au niveau local puis, au vu des résultats, en tirer des leçons et soit réviser le projet soit en lancer de nouveaux.
Un autre aspect de cette nouvelle culture est que les activités lancées par les communautés locales devraient être systématiques et à long terme. Il est important d’apprendre de ses erreurs, et la manière précise dont on doit appliquer certaines activités peut changer radicalement avec le temps, et pourtant le développement des cercles d’étude, des réunions de prière, des classes d’enfants et les services rendus, etc. doivent être systématiquement mis en pratique et continués. Par ailleurs la responsabilité de faire tout cela est également partagée entre les individus, les Assemblées et les groupements.

II ne faudrait pas sous-estimer la profondeur du changement impliqué. La transformation lancée par Shogi Effendi au début de son gardiennat était très profonde mais facilement compréhensible. Le concept général d’une administration était facile à appréhender et on pouvait en trouver des modèles dans le monde vers lesquels les baha’is pouvaient se tourner, même si de nombreux aspects de l’administration baha’ie sont uniques (on peut dire que même aujourd’hui des aspects de cette transformation tels que le processus de consultation et l’élection baha’ie ne sont pas complètement compris et mis en pratique). Le changement de culture que recherche la Maison universelle de justice est plus difficile à comprendre parce qu’il est sans précédent dans la forme de la communauté qu’il cherche à créer. C’est un pas dans l’inconnu, sans aucun modèle à utiliser. C’est surtout une question d’essais et d’erreurs.

En effet, il peut sembler étrange à certains de dire que ce changement de culture cherche à créer des communautés dans lesquelles les individus baha’is décident de projets et où les décisions sont prises à la base, tout en affirmant que ce changement est un processus lancé par la Maison universelle de justice, donc venant d’en haut. Mais posons-nous la question : de quelle autre manière pourrait s’effectuer ce changement dans une communauté habituée à recevoir ses directives du sommet et dont la base ne peut, selon l’Alliance, se rebeller dans le but de réaliser ce changement ?
De plus il est clair que la Maison universelle de justice se voit participer elle-même à la "culture d’apprentissage", relevant les initiatives qui marchent dans une région du monde et les transmettant aux autres régions afin qu’elles puissent en bénéficier. Et je ne doute pas que dans le futur, une fois intégrées les directives actuelles, la Maison universelle de justice nous donnera d’autres directives indiquant la sorte de culture qu’elle envisage.

Dans une grande mesure, le changement de culture que la Maison universelle de justice cherche à créer est aussi un changement d’identité. Les baha’is ont besoin de se voir différemment, d’avoir une nouvelle vision de ce que c’est que d’être baha’i, ce qui implique de leur part la compréhension d’une nouvelle sorte de communauté dans laquelle ils s’impliqueront activement, une nouvelle sorte de communauté ouverte au monde, une nouvelle manière de vivre qui place la Foi baha’ie au centre de leur vie. Mais cette nouvelle vision ne doit pas être un simple processus mental. C’est en participant aux processus lancés par la Maison universelle de justice (cercles d’études, réunions de prière, classes d’enfants) que cette nouvelle vision peut se former dans l’esprit de chaque baha’i. Ainsi, c’est par un changement de pratique que les baha’is pourront changer leur vision et leur identité.

Qui peut douter que le changement de culture désiré par la Maison universelle de justice, tout comme celui créé par Shoghi Effendi, est nécessaire pour que la communauté s’accroisse, tout comme elle s’est accrue au-delà de la position qu’elle avait dans les années 1920. Pendant des dizaines d’années, la plupart des activités dans la plupart des communautés reposèrent sur les épaules d’un petit nombre d’individus. Cette situation doit cesser si l’on veut qu’un grand nombre de gens entrent dans la communauté baha’ie. Sans prêtres, la seule manière dont les activités baha’ies doivent être entreprises si un grand nombre de gens deviennent baha’is, c’est l’abandon du modèle d’une congrégation passive dirigée par un petit groupe d’individus et l’adoption d’une nouvelle culture qui verra la participation active et entière de tous les baha’is ainsi que le concept de groupes de communautés, les groupements, qui s’aident et interagissent les uns sur les autres.

La sorte de communauté envisagée par la Maison universelle de justice comprend des caractéristiques qui sont souvent contradictoires et mutuellement exclusives l’une l’autre. Ainsi, par exemple, ces communautés doivent être à la fois démocratiques et décentralisées tout en étant soumise au final aux directives et à l’autorité de l’ordre administratif baha’i. On devra y trouver la liberté pour l’individu et l’initiative individuelle, mais ces individus devront agir avec maturité et discipline. La communauté sera unie et ouverte à tous. Dans le passé, les communautés étaient souvent unies devant la menace de "l’autre" alors que maintenant le même degré d’unité doit être atteint sans aucune menace extérieure ; il faut créer une communauté unifiée et ouverte à tous.

Il est certain que beaucoup de baha’is ont des doutes et des inquiétudes à propos de ce qui précède. Ils se sentent mal à l’aise dans cette nouvelle culture et se souviennent avec nostalgie de l’ancienne, de cette Foi baha’ie qu’ils connaissaient bien et aimaient. Comme aux premiers temps du gardiennat, certains baha’is s’écartent de la Foi parce qu’ils ne se sentent pas à l’aise dans cette nouvelle culture. D’autres s’y opposent même, prétendant que leur liberté, leurs droits individuels, sont violés. Pour présenter leur défense ils se servent des mêmes citations qu’utilisait Ahmad Sohrab. Comme précédemment, leur nombre est minuscule et la majorité des baha’is n’est pas concernée, même s’ils sont très bruyants sur l’Internet qui leur permet d’avoir un poids apparent qui n’a rien à voir avec leur nombre et leur importance. Ils ont aussi trouvé, comme Ahmad Sohrab avant eux, un soutien chez les intellectuels libéraux. Il en est d’autres encore qui ne voient pas, ou ne comprennent pas, le changement de culture demandé et qui regardent les instruments créés pour y arriver (réunions de prières, cercles d’études, classes pour enfants) du point de vue de l’ancienne culture et ne peuvent donc pas y reconnaître les potentialités du changement. Ils ne soutiennent donc pas complètement ces instruments du changement.

D’après la Maison universelle de justice, en ce qui concerne le changement de culture "le niveau de réponse n’est pas encore universel". Tous les baha’is n’ont pas réagi à l’appel de la Maison universelle de justice pour un changement de culture. Elle continue en disant : "Lorsque les communautés baha’ies ne sont pas capables de se libérer d’une orientation de la vie baha’ie qui a depuis longtemps perdue toute valeur, le travail d’enseignement manquera du caractère systématique qu’il nécessite et de l’esprit qui doit animer tout service efficace à la Cause".

Nous ne sommes, bien sûr, qu’au début de ce changement : il a fallu plus de dix ans pour que le changement de culture institué par Shoghi Effendi s’installe dans la communauté baha’ie. Mais la marée commence à se renverser. Guidés par les Conseillers et les Assemblées spirituelles nationales, les baha’is commencent à suivre les instructions de la Maison universelle de justice et, de plus en plus de ces baha’is qui, jusque là, n’avaient joué qu’un rôle passif de membre d’une communauté, ceux qui n’étaient pas les leaders de cette communauté : les femmes et les jeunes, réagissent aux demandes de la Maison universelle de justice et entreprennent des projets. Sans être capables encore de visualiser la communauté baha’ie dans sa nouvelle forme culturelle, ni de discerner les bénéfices à tirer de ce nouvel ordre, ils vont de l’avant dans ce processus. La direction que montre la Maison universelle de justice aux baha’is est, évidemment, la prochaine étape logique dans le développement de la communauté, et les communautés baha’ies réagissant de plus en plus à ce changement de culture, on peut s’attendre à ce que les caractéristiques de cette nouvelle culture apparaissent de plus en plus clairement.

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