Médiathèque baha'ie

Commentaire sur
« Les sept et quatre vallées »


Par Louis Hénuzet
(érudit baha'i - ancien professeur universitaire en étude comparée des religions - ancien conseiller continental baha'i)


Bien que souvent publiées ensemble, ces deux oeuvres de Baha'u'llah n'en constituent pas moins deux épîtres distinctes et indépendantes adressées à des destinataires différents. Elles furent toutes deux rédigées à une même époque, soit quelque temps après le retour de Baha'u'llah à Bagdad, retour qui a mis fin à sa retraite de deux années dans les montagnes du Kurdistan irakien.

Il s'agit d'oeuvres mystiques que certains prétendent inspirées du soufisme. Les soufis sont bien connus pour avoir cultivé la recherche mystique du divin par la prière, la méditation, la contemplation et l'extase. Beaucoup d'ouvrages ont été écrits sur le soufisme, le présentant de multiples manières, sans doute parce qu'il n'y a pas un soufisme, mais autant de soufismes qu'il y a de soufis. De grands noms, parmi les penseurs et poètes arabo-persans sont associés à cette mouvance qui a cherché à rapprocher le prophétisme musulman des anciennes philosophies grecques, des courants mystiques chrétiens et de l'héritage zoroastrien de la Perse antique, voire de la Kabbale juive. Pour certains commentateurs, Baha'u'llah aurait subi l'influence des soufis qu'il a rencontrés dans les montagnes du Kurdistan, ce qui expliquerait le langage mystique et poétique des deux oeuvres. C'est évidemment méconnaître la différence fondamentale entre certains aspects des deux doctrines.

Guy Sinclair [1] montre comment Baha'u'llah s'écarte de la doctrine " émanationiste " de penseurs comme Muhyi'd-Din Ibn 'Arabi, (XIIIe siècle), pour qui, selon certains interprètes de sa pensée, une double émanation de la Réalité divine explique la création. Commentant le hadith qudsi bien connu : " J'étais un trésor caché et j'ai désiré être connu. J'ai donc créé la création pour être connu ", 'Arabi distingue une émanation très sainte (fayd-i-aqdas) d'une émanation sainte (fayd-i-muqqadas). La première émanation est la condition du divin et son " mouvement " allant du Trésor caché à l'aspiration d'être connu. De l'état d'unicité pure et indifférenciée (ahadiyya), le divin entre dans un état d'unité potentiellement plurale (wahidiyya). " Cet événement qui se produit éternellement dans l'Invisible (ghayb), est la cause de la formation d'archétypes permanents dans la conscience de l'Absolu [2] ". La deuxième émanation est celle qui donne les formes aux " archétypes permanents " dans le monde de la création.

Pour Henry Corbin, Ibn 'Arabi ne propose pas deux niveaux, mais trois degrés d'émanation, que Corbin appelle théophanies. " Cette révélation de l'Etre divin s'accomplit comme une succession de théophanies présentant trois degrés : épiphanie de l'Essence divine à soi-même, dont il n'est possible de parler que par allusion ; une seconde théophanie qui est l'ensemble des théophanies dans lesquelles et par lesquelles l'Essence divine se révèle à soi-même sous les formes des Noms divins, c'est-à-dire dans les formes des êtres quant à leur existence dans le secret du mystère absolu ; la troisième est la théophanie dans les formes des individus concrets, donnant existence concrète et manifestée aux Noms divins [3]. " Mais comme les deux premiers degrés se situent au niveau de l'être divin lui-même, ils représentent les deux aspects de l'émanation très sainte selon Sinclar. Il n'y a donc pas de contradiction entre l'analyse de Sinclair et celle de Corbin.

Pour Baha'u'llah, il n'y a pas émanation au sens de " sortir de la substance une et universelle qui est Dieu [4] ", il y a révélation [5] permanente, non pas en deux dimensions comme chez 'Arabi, mais en trois mondes ontologiquement distincts. Dans Le livre de la certitude, Baha'u'llah évoque les trois phases de cette révélation. La première est la " révélation spécifique " (tajalliy-i-khass) qui correspond au monde absolu de Dieu ('alam al-Haqq), transcendant et inaccessible à qui que ce soit. La seconde, la " révélation secondaire " (tajalliy-i-thani), est celle où le divin produit " la volonté première " et où se déploie la multiplicité des noms sans rien retrancher de la substance absolue. Cette révélation s'opère dans le monde de la création, contrairement à la pensée de 'Arabi chez qui le mouvement vers la pluralité des noms se passe à l'intérieur du monde de Dieu. Elle reste inaccessible au commun des mortels. Seuls les Manifestations de Dieu peuvent accéder à cet état qui est celui du monde de la cause ou du commandement ('alam al-amr). Quant à la troisième révélation, la révélation universelle (tajalliy-i-'am), elle correspond au monde de la création ('alam al-khalq) où l'on peut voir un signe du divin dans toutes choses. [6]

La doctrine soufie a conduit certains maîtres soufis à croire en la possibilité de l'approche de Dieu, sans l'aide de Muhammad ou d'aucun autre prophète et par conséquent de se soustraire aux lois religieuses, la conscience pouvant être, du moins pour certains d'entre eux, un guide sûr.

Cette illusion, déjà rejetée par les plus grands mystiques musulmans, al-Ghazzali, Jalalu'd-Din Rumi, est catégoriquement dénoncée par Baha'u'llah. L'accès à la " présence divine ", la " rencontre avec le Bien-aimé " n'ont d'autres significations que la reconnaissance de la Manifestation lorsqu'elle apparaît et l'observance des lois et préceptes qu'elle révèle. Telle sera la conclusion des deux oeuvres, démontrant bien qu'elles n'ont en aucune manière subi l'influence soufie, malgré les emprunts au langage et aux métaphores.

La première épître, Les sept vallées [7], qualifiée par Shoghi Effendi de " traité qui peut être considéré comme l'ouvrage mystique le plus important de Baha'u'llah [8] ", est adressée au Shaykh Muhyi'd-Din, juge de la ville de Khaniqayn, au Nord-Est de Bagdad, près de la frontière perse. Ce juge était un adepte de la philosophie soufie. Il était un admirateur de Baha'u'llah et lui avait écrit pour exprimer ses pensées et poser des questions sur la terminologie mystique.

Dans sa réponse Baha'u'llah utilise une allégorie empruntée au grand poète persan, Faridu'd-Din 'Attar, dans son oeuvre Mantiqu't-Tayr ( la Conférence des oiseaux). Les oiseaux, représentant allégoriquement les hommes, se sont rassemblés pour discuter de la marche à entreprendre pour découvrir leur roi. Ils concluent qu'il faut partir à sa recherche. Mais la plupart des oiseaux se désistent prétextant toutes sortes de raisons. Seulement trente d'entre eux décident de faire le voyage. Trente oiseaux (si-murgh en persan) se mettent donc en route. Ils traversent sept vallées et doivent dans chacune surmonter les obstacles et vivre les expériences qui les conduiront finalement à la Montagne de Qaf, lieu de résidence de leur roi. Ils découvrent, en accédant à sa présence, qu'il s'appelle Simurgh. L'aboutissement de la quête spirituelle est donc la découverte du soi, présence de Dieu à l'intérieur de chacun de nous Les sept vallées décrites par 'Attar s'intitulent : Recherche, Amour, Connaissance, Détachement, Union, Étonnement et Annihilation.

L'épître, Les sept vallées, commence par les salutations d'usage, rédigées en arabe, évoquant Dieu et sa Manifestation, notamment Muhammad et louant les qualités de son destinataire. L'exposé se poursuit en persan empruntant l'allégorie de 'Attar. Si l'allégorie est empruntée, le contenu est tout différent. Il s'agit toujours de la quête spirituelle de l'âme. Mais l'aspiration de celle-ci n'est pas seulement de trouver son véritable soi, mais le Soi de Dieu, celui de la " Révélation secondaire " qui n'est autre que sa Manifestation et qui " représente la Divinité, à la fois dans le royaume de sa cause et dans le monde de la création [9] ", évoqué ici comme l'Ami, le Bien-aimé. " La dernière étape de ce voyage spirituel, la vallée de la vraie pauvreté et de l'anéantissement absolu, représente le sommet de la nouvelle identité de l'unité… Le pouvoir de l'amour divin… forge une nouvelle identité basée sur un attachement engagé, aimant et rationnel à des valeurs spirituelles, la volonté de Dieu… Comme la Manifestation de Dieu est le miroir suprême de l'unité divine accessible aux hommes, cette nouvelle identité spirituelle implique pour l'individu une orientation spirituelle engagée et une volonté de réaliser le royaume de Dieu dans le monde phénoménal de l'existence historique humaine [10] ". Baha'u'llah ne conclut-il pas par cet avertissement : " Que, dans ces pérégrinations, le voyageur, ne s'écarte pas, fut-ce de l'épaisseur d'un cheveu, de la Loi qui est le secret même du cheminement [11] ".

Nous trouvons dans les Écrits de Baha'u'llah et de 'Abdu'l-Baha, deux termes qui sont traduits tantôt par âme, tantôt par esprit. Ruh est cette " essence simple, fine et délicate, incorporelle, éternelle et venant de Dieu [12] " dans laquelle " sont potentiellement révélés tous les attributs et noms de Dieu [13] ". Ce terme, souvent traduit par esprit, concerne donc notre âme immortelle selon nos concepts occidentaux. Nafs est " un lien entre le corps et l'esprit (Ruh). Il reçoit de l'esprit les dons et les vertus et les transmet au corps [14] ". Ce terme, souvent traduit par âme, concerne donc notre psychè, " l'ensemble des phénomènes psychiques, considérés comme formant l'unité personnelle [15]. " L'âme qui traverse les sept vallées n'est pas notre âme immortelle, mais notre psychè dans son désir de franchir tous les degrés décrits par Bahau'llah [16] et 'Abdu'l-Baha : âme agressive (nafs-i-ammarih), âme se blâmant (nafs-i-lavvamih), âme inspirée (nafs-i-mulhamih), âme sûre d'elle-même (nafs-i-mu_ma'innih), âme satisfaite (nafs-i-rad_iyih) et âme plaisant à Dieu (nafs-i-mard_iyyih). " Tout cela évoque la dynamique de la volonté humaine, hédoniste et agressive au premier abord, acquérant progressivement les valeurs morales nécessaires pour l'amener à réfléchir la volonté divine [17] ".

Le voyage à travers ces sept vallées, appelées parfois cités, est à prendre toutefois de manière relative car le voyage, contrairement à la pensée soufie, ne s'achève pas avec la septième vallée. " Ceux qui s'envolent au ciel d'unité pour atteindre l'océan de l'absolu considèrent cette cité, vivre éternellement en Dieu, comme l'extrême limite pour les chercheurs mystiques et l'ultime patrie pour les amants. Mais pour cet être évanescent issu de l'océan mystique, c'est la première porte de la citadelle du coeur, la première entrée de cette cité pour l'homme [18] ". Ces sept étapes n'ont pas de " fin visible dans le monde temporel, mais le voyageur détaché - s'il reçoit la confirmation invisible et l'aide du Gardien de la Cause - peut parcourir les sept étapes en sept pas, plutôt en sept souffles, voire en un seul si tel est le désir et la volonté de Dieu [19] ".

Dans les deux premières vallées, les voyageurs doivent enfourcher un coursier, la patience dans la vallée de la recherche et la souffrance dans la vallée de l'amour. Cela suggère que le chemin est long à parcourir et que l'on ne s'approche du but qu'à la troisième vallée où le voyageur pénètre sans l'aide d'un coursier.
Pour traverser la première vallée, les voyageurs doivent " purifier leur coeur, source des trésors divins, de tout attachement, de refuser toute imitation qui consiste à suivre les voies de leurs pères et de leurs aïeux, et de fermer à tous les habitants du monde les portes de l'amitié comme de l'inimitié [20] ".
Chez les soufis, au contraire, l'initiation aux mystères suppose l'attachement du disciple à son maître. Dans la vallée de l'amour, le chemin ne s'achève qu'au prix de l'ultime sacrifice.
" Dans cet état, l'amant ne pense qu'au Bien-aimé et ne cherche qu'à se réfugier auprès de l'Ami À chaque instant, il offre cent fois sa vie dans le sentier de celui qu'il aime, et à chaque pas, il jette mille fois sa tête aux pieds de l'Aimé [21] ".
Avec la troisième vallée, celle de la connaissance pour Baha'u'llah alors qu'elle est celle de l'unité pour 'Attar, le voyageur franchit le " dernier niveau de limitation ", à condition de parvenir à la vraie connaissance qui n'est pas celle du savoir humain, mais la véritable perception intérieure (ma'rifat) où le coeur s'implique autant que la raison. C'est à ce stade que le voyageur se trouve enfin en présence du Bien-aimé.
Il peut alors passer " du doute à la certitude, des ténèbres de l'illusion au flambeau de la crainte de Dieu. Son oeil intérieur s'ouvre et il converse dans l'intimité avec son Bien-aimé. Fermant la porte des vaines imaginations, il entrouvre celle de la vérité et de la piété [22] ".
Dans la vallée de l'unité, " Il pénètre dans le sanctuaire de l'Ami et partage l'intimité de la tente du Bien-aimé [23] " et " déchire les voiles de la pluralité et, fuyant les mondes charnels, s'envole vers les cieux de l'unité [24] ".

Abandonnant pour un temps, la description du cheminement de l'âme, Baha'u'llah s'adresse au destinataire de son épître pour lui rappeler que le monde de l'existence est fait de différences qui procèdent de la vision de chacun et qui engendrent les conflits. " Le savoir n'est qu'un simple point ; les ignorants l'ont multiplié [25] ". En témoignent les doctrines sur le temps (zaman, dahr, sarmad, azal) [26], sur les mondes spirituels (lahut, jabarut, malakut, nasut) [27] et sur les quatre chemins de l'amour. Aussi Baha'u'llah se contente-t-il d'en dire peu de chose, pour sacrifier aux usages et préfère-t-il s'abstenir de " commenter les opinions contradictoires des mystiques " et se consacrer à " expliquer les étapes du parcours du voyageur ".
Que son éminent ami accepte son conseil : " Oublie donc toutes ces choses pour être instruit à l'école de l'unité par le Maître d'amour, pour retourner à Dieu, échanger ce paysage intérieur irréel contre ta véritable condition et résider à l'ombre de l'arbre de la connaissance [28] ". En d'autres termes, ne t'attache pas à ces doctrines qui ne sont que paysage intérieur irréel, mais obéit au Maître d'amour, la Manifestation de Dieu lorsqu'elle apparaît.

Reprenant le cours de son exposé, Baha'u'llah évoque les trois dernières vallées qui sont comme la récompense du cheminement parcouru au cours des vallées précédentes. Dans la vallée de l'unité, le voyageur a atteint les " hautes sphères de ce parcours céleste [29] ", il peut donc bénéficier de la magnanimité et du contentement de Dieu dans la joie et connaître un émerveillement tel que la plume est incapable à le décrire. Encore doit-il s'affranchir de cette joie et de cet émerveillement qui pourraient être une dernière expression de son ego, pour pénétrer dans la vallée de la vraie pauvreté et de l'anéantissement absolu, s'étant purifié de tout ce qui appartient au monde.

Pour conclure, Baha'u'llah s'adresse à nouveau, à son correspondant. " Le voyageur, écrit-il, délaisse la condition de l'union (l'unicité) de l'Etre (ou existence, vujud) et de la Manifestation (ou vision shuhud) [30] pour parvenir à une unité qui se situe au-delà de ces deux états [31] " et reconnaître celui qui parle au nom de Dieu.
" Avant que le Rossignol du paradis mystique ne regagne le jardin de Dieu, avant que les rayons de l'Aurore spirituelle ne retourne au Soleil de vérité, efforce-toi, dans le tas de poussières qu'est le monde mortel, de capter les effluves du jardin éternel pour vivre à jamais à l'ombre des peuples de cette cité. Et lorsque tu auras atteint cette très haute condition, tu contempleras l'Aimé et tu en oublieras tout le reste [32] ".
Ces doctrines de " l'unicité de l'être " et de " l'unicité de la vision " ont été expliquées par Baha'u'llah dans une autre tablette. " Il écrit qu'une compréhension adéquate et acceptable de ces concepts se réfère à l'idée que rien d'autre que Dieu n'existe au niveau de l'Etre divin. Il affirme donc la transcendance et l'ascendance absolues de Dieu. " [33] Ces concepts, tels qu'ils ont été évoqués chez 'Arabi et Sirhindi, " sont inadéquats pour la compréhension de ces mystères spirituels et aucune intelligence humaine, ni aucune doctrine soufie ne peuvent aller au-delà des limites de la condition humaine " [34].

L'épître se termine par une sorte de post-scriptum, répondant à un commentaire du Shaykh sur la signification des lettres composant le nom d'un oiseau. Baha'u'llah fait son propre commentaire sous forme d'un tawil, commentaire qui tend à exprimer le sens caché des choses.

La deuxième épître a été appelée les Quatre vallées sans doute par analogie avec l'épître précédente. Le terme vallée n'apparaît toutefois pas dans le texte. Elle s'adresse au Shaykh 'Abdu'r-Rahman de Karkuk, une ville du Kurdistan irakien. Ce shaykh est un ami de Baha'u'llah. Apparemment, il n'avait plus donné de nouvelles depuis un certain temps, malgré quelques lettres envoyées. Pour se rappeler à lui, Baha'u'llah se propose de lui décrire quelques voies mystiques qui ne sont pas, comme dans les sept vallées, des degrés successifs à franchir, mais bien des chemins parcourus par des personnes de conditions spirituelles différentes. Ces chemins sont au nombre de quatre dont les trois premiers évoquent un type particulier de mystique, la mystique de la volonté, de la connaissance et de l'amour [35]. Quant au quatrième chemin, il n'est guère accessible au commun des mortels, mais semble réservé aux Manifestations de Dieu. Dans le texte original en persan, les évocations ne sont pas séparées par des titres. Ceux-ci ont été introduits dans certaines traductions anglaises et françaises.

Ceux qui empruntent le premier chemin sont des voyageurs. Ils sont, en fait, des chercheurs (Taliban) qui tentent de s'approcher de la demeure (ka'bih) [36] de celui qui est cherché, qui est désiré (maqsud). Mais ils ont encore devant eux un long chemin à parcourir. Ils sont dans la condition du soi (nafs), c'est-à-dire la condition de l'âme telle qu'elle est voulue par Dieu. C'est la condition de tout être humain, mais surtout celle du " Soi de Dieu, présent en Lui-même (la Manifestation) et en ses lois [37] ". Un telle condition du " soi " est à être aimée et non à être rejetée car dans sa recherche du " désiré ", elle répond à la condition pour laquelle le " soi " a été créé et non à son égoïsme premier. Il plaît donc à Dieu.

Pour atteindre cette condition, le chercheur mystique doit " tuer les quatre oiseaux de proie ". Le voyage débute donc dans une situation de conflit intérieur de l'âme, attirée par sa nature charnelle dont le chercheur doit triompher pour que les " oiseaux de proie " se transforment en oiseaux de bonté. Il faut donc combattre ses défauts pour les remplacer par des vertus. Cette allégorie est empruntée au poème (Mathnavi) de Rumi. Pour mener ce combat, il faut lire dans sa propre réalité intérieure, son ego (nafs), afin que la condition d'agitation passionnelle (naf-i-ammarih), appelée aussi âme satanique (nafs-i-shaytani), soit transformée en une paix et sérénité intérieures (nafs-i-mutma'innih), condition qui plaît à Dieu (naf-i-mardiyyih). Ce ne sont pas les livres de rhétorique (la connaissance acquise) qui guideront le chercheur dans ce cheminement. Cette situation est illustrée par l'histoire du mystique et du grammairien [38].

Dans le deuxième chemin, les chercheurs sont toujours des voyageurs qui ont presqu'atteint leur but, évoqué ici par un nom donné au prophète, le Très-Loué (mahmud). Leur condition est celle de la raison, une condition qui leur permet d'être parmi les habitants (sakinan) de l'antichambre (hujrih) du Très-Loué. Les chercheurs mystiques de cette catégorie ont franchi un pas de plus par rapport à ceux de la catégorie précédente. L'objet de leur recherche se précise, il n'est plus le " désiré ", vaguement imaginé, vivant dans une demeure composée de nombreuses pièces, mais il est celui qui est " loué " par Dieu et par les hommes (l'envoyé divin) et à la rencontre de qui on est presque parvenu, puisque on est dans son " antichambre ".

On est encore loin d'avoir triomphé de son " soi égoïste " car les épreuves et les échecs sont très nombreux. Tantôt, on connaît des moments de grâce, tantôt on s'en éloigne car la connaissance, venant de l'exercice de la raison, n'est pas une certitude. Elle ne le devient que si la connaissance acquise est illuminée par la connaissance intérieure que procure la grâce divine. Baha'u'llah illustre son propos en faisant référence à la sourate de la caverne dans le Coran, dont les habitants voient le soleil tantôt à droite, tantôt à gauche.

Quant à ceux dont la condition plus élevée leur ouvre le troisième chemin, ils deviennent des coutumiers ('akifan) du foyer (bayt) [39] de l'Aimant (Majdhub) [40]. Ils sont de véritables amants, leur condition est celle de l'amour. Ils ne sont plus des chercheurs car ils ont atteint leur but, ils ont pénétré dans la chambre même où réside le Bien-aimé, appelé ici Majdhub, c'est-à-dire, celui qui est attiré par Dieu sans qu'il ait le besoin de faire un effort pour arriver à cette condition. Cette appellation décrit parfaitement la Manifestation de Dieu dont l'âme (à la fois Ruh et nafs) est pré-conditionnée par la volonté divine.

Remarquons que dans Les quatre vallées le deuxième chemin est celui de la raison et le troisième qui suppose une condition plus parfaite est celui de l'amour. Dans Les sept vallées, l'amour vient avant la connaissance. Doit-on déduire que le terme " amour " n'a pas la même signification dans les deux épîtres ? Il me semble que, dans Les sept vallées, l'amour qui est évoqué est celui de l'amour fou, inconditionné, rempli de rêves et d'attitudes insensées, comme celle de Majnoum pour Layli, attitude déjà évoquée dans la vallée de la recherche, mais un amour nécessaire car il sacrifie tout pour progresser dans la recherche. C'est peut-être une étape moins enrichissante que celle de la connaissance où, selon Les sept vallées, le doute fait place à la certitude. Dans Les quatre vallées, l'amour représente l'acceptation totale, exigeant " une pure affection et l'eau claire de l'amitié [41] ", il est donc supérieur à la raison car " ici, ni le règne de la raison ni l'autorité du soi ne sont suffisants [42] ".

La distance qui sépare le chercheur du cherché diminue selon que l'on emprunte l'une ou l'autre de ces trois voies mystiques, mais dans aucune, on ne réalise une véritable union avec l'être cherché. Seulement ceux qui sont capables de prendre le quatrième chemin y parviennent car ils sont dans la condition du savoir mystique ('arifan) qui les unit au Bien-aimé (Mahbub) et leur fait partager les secrets divins. Sans nul doute, c'est la condition même des Manifestations de Dieu, celle de Baha'u'llah qu'il évoque en termes voilés car son " âme inhale les parfums du Bien-aimé [43]" et il est au " domaine du commandement absolu [44] ".
" Les hauts dignitaires de cette demeure manient avec un bonheur extrême l'autorité divine dans la cour de l'extase. Oui, ils portent le sceptre royal. Des hauts sièges de la justice, ils donnent leurs ordres et allouent à chacun le bien qu'il mérite. Ceux qui boivent à cette coupe habitent les hautes retraites de splendeur au-dessus du trône de l'Ancien des jours et siègent à l'empyrée du pouvoir dans le pavillon [45]. "
Il n'y a plus dans cette condition aucun conflit, le Bien-aimé n'y a aucun mérite, car tout y dépend de la miséricorde de Dieu : " car c'est le pays de la miséricorde et non le royaume des mérites " [46].
C'est le domaine de toutes les Manifestations de Dieu qui se succèdent dans le temps pour remplir une nouvelle fonction tout en ayant une parfaire unité de condition :
" Bien qu'à tous moments, ces âmes paraissent remplir une nouvelle fonction, leur condition est toujours la même " [47].
La compréhension du rang de ces Manifestations n'est toutefois pas à la portée des hommes, " car le mystère de ces paroles (selon les vers du Mathnavi : car le lit du ruisseau ne peut contenir la mer) est celé dans la mémoire de la grande infaillibilité " [48], ainsi qu'en attestent de nombreuses traditions.

Pour Saiedi " le but premier des Quatre vallées est de souligner l'harmonie des trois modes d'approche de la réalité divine, les trois modes reliés hiérarchiquement de la volonté, de la raison et de l'amour [49] ". Car les Quatre vallées, " quoique traitant du reflet des attributs divins au niveau des êtres humains ordinaires et de leur progrès spirituel, aborde la condition de la Manifestation, incarnation de cette approche dans sa forme parfaite [50] ". Il y aurait donc deux lectures. La première serait celle de la condition des Manifestations de Dieu qui réalisent ces parcours mystiques dans la perfection et sont, dès lors, des exemples pour les hommes. La Manifestation semble se dédoubler. Elle est, à la fois, le voyageur selon sa condition humaine qui va à la rencontre de l'objet de son voyage qui est sa condition divine. Son " soi humain " recouvre son " soi divin ". La seconde, plus évidente, est celle du cheminement de l'âme de ceux qui, par volonté, raison ou amour, recherchent leur épanouissement et trouvent l'objet de leur aspiration.

Les noms donnés à l'être cherché, maqsud, mahmud, Majdhub, sont des attributs divins incarnés dans le monde de la création par la Manifestation de Dieu. La rencontre de Dieu, " sa présence ", ne peut être que la rencontre avec sa Manifestation terrestre et il ne peut être question d'atteindre l'essence même de la divinité. En cela, la mystique décrite par Baha'u'llah diffère de l'illusion prônée par certains mystiques qui croient atteindre Dieu lui-même par leurs seuls efforts. Et dans le quatrième chemin, l'objet recherché et le sujet cherchant sont une seule et même réalité, Mahbub, le Bien-aimé de Dieu, qui transcende le domaine de la " révélation universelle " pour atteindre celui de la " révélation secondaire " que l'homme ne peut qu'approcher sans pouvoir y pénétrer.

Pour Julio Savi, cette épître illustre à merveille toute la problématique de la connaissance de Dieu, pour laquelle l'homme est créé. " Si nous réfléchissons à la signification de ces qualités spirituelles, nous pourrions trouver une clé pour comprendre au moins partiellement la signification de chaque vallée. Le but de la vie humaine est de connaître Dieu. Connaître Dieu signifie connaître la Manifestation de Dieu. Connaître la Manifestation de Dieu implique la volonté et la capacité d'exprimer par des idées spirituelles, des sentiments, des paroles et des actions, la réalité intérieure de son propre ego, par une adhésion fidèle aux lois divines. Les trois vallées peuvent donc être comprises comme trois aspects du chemin spirituel… La première vallée… peut être comprise comme le chemin spirituel dans lequel la connaissance de Dieu est cherchée par une utilisation correcte de la volonté. La seconde… comme la capacité d'utiliser correctement la raison… La troisième… comme la voie spirituelle où la connaissance de Dieu est recherchée par l'amour. [51] "

Pour illustrer son propos et se conformer aux usages épistolaires, Baha'u'llah cite abondamment des versets du Coran, des Hadith et des vers de poèmes mystiques, notamment le Mathnavi de Jalalu'd-Din Rumi (XIIIe siècle).

L'épître avait été commencée, puis laissée de côté pendant un certain temps. Entre-temps, une missive du Shaykh est arrivée ce qui permet à Baha'u'llah de terminer son épître en laissant éclater sa joie.

En guise de conclusion, soulignons une fois de plus que la vraie mystique pour Baha'u'llah ne se trouve pas dans les rêves des visionnaires, qui ne sont souvent qu'illusions, même si cela leur procure des états de béatitude mystique, mais dans la reconnaissance de la Manifestation de Dieu de l'époque où elle apparaît et dans l'acceptation des ses lois.
" Le premier devoir que Dieu a prescrit à ses serviteurs est de reconnaître celui qui est l'Aurore de sa révélation, la Fontaine de ses lois, et qui représente la Divinité dans le royaume de sa cause et dans le monde de la création… À tous ceux qui atteignent ce rang le plus sublime, cette cime de gloire transcendante, il convient d'observer chaque ordonnance de celui qui est le Désir du monde. Ces devoirs jumeaux sont inséparables. L'un sans l'autre est inacceptable. " [52]

Pour ceux qui réalisent cette double condition, il n'est pas interdit de se laisser aller à imaginer des états qualifiés de mystiques où l'imagination est féconde, procure une exaltation spirituelle et nous aide à nous détacher du monde matériel. Le danger toutefois, c'est de s'y enfermer et d'oublier que ces états mystiques sont aussi une forme d'attachement. La vraie destinée de l'homme, c'est de vivre la double attitude envers la Manifestation de Dieu, sa reconnaissance et l'obéissance à ses lois, pour promouvoir la paix et le bonheur pour l'humanité en oeuvrant pour un ordre nouveau.


Note

1. Guy Sinclair, The three Stages of Divine Revelation, dans " The Journal of Baha'i Studies ", Volume 12, Number 1/4, March-Decenber 2002. une publication de l'Association des Études baha'ies du Canada.

2. Guy Sinclair, ci-avant cité, page 59.

3. Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Gallimard, Paris, 1986, p. 404.

4. Voir définition dans Le Robert électronique.

5. Le terme " révélation " ne doit pas être compris ici dans le sens d'écrits révélés, mais dans le sens de " manifestation du divin " dans le processus de la création. Il traduit le mot " tajjali " que Corbin traduit par " théophanie ".

6. Cf. Le livre de la certitude, PUF, Paris, 1987, pp. 67-69.

7. Le nombre " sept " n'est pas un simple emprunt au poème de 'A__ar. Il associe le nombre 4 qui symbolise la terre (avec les 4 point cardinaux) et le nombre 3 qui symbolise le ciel : sept représente la totalité de l'univers en mouvement (Dictionnaire des Symboles de J Chevalier et A Gheerbrant, Laffont, 1982, page 860). Quant au mot " vallée ", il évoque le lieu qui est au pied de la montagne et en reçoit toutes les effusions. On peut donc mieux y voir un symbole d'humilité que dans d'autres termes tels que " chemin " ou " route ". Je remercie le Dr Rassekh pour m'avoir communiqué cette information.

8. Shoghi Effendi, Dieu passe près de nous, MEB, 1976, page 133.

9. Kitab-i-Aqdas, MEB, Bruxelles, 1996, page 21.

10. Nader Saiedi, Logos and Civilization, University Press of Maryland, 2000, page 94.

11. Les sept vallées, Bruxelles, MEB, 2004, p. 48.

12. Sélection des Écrits de 'Abdu'l-Baha, MEB, Bruxelles, 1983, page 166.

13. Baha'u'llah, Livre de la certitude, PUF, 1987, page 49.

14. Baha'u'llah, cité par Julio Savi dans The Eternal Quest for God, George Ronald, 1989, page 153.

15. Dictionnaire Le Rober électronique.

16. Cf. Suriy-i-Ra'is, l'appel du Seigneur des armées, MEB, Bruxelles, 2004, p. 115.

17. Voir Nader Saiedi, Logos and Civilization, page 101-102 pour une étude plus complète.

18. Les sept vallées, op. cité, p. 50.

19. Ibidem, p. 49.

20. Les sept vallées, op. cité, p. 8.

21. Ibidem , p. 12.

22. Ibidem, p. 15.

23. Ibidem, p. 22.

24. Ibidem, p. 22.

25. H_adith, cité dans Les sept vallées, op. cit., p. 30.

26. Zaman est le temps qui a un commencement et une fin ; dhar est la durée qui a un commencement mais dont on ne connaît pas la fin ; sarmad est la continuité dont le commencement est inconnu mais dont on sait qu'elle a une fin ; azal est l'éternité sans commencement ni fin.

27. Lahut est le monde de la divinité ; jabarut est le monde de la souveraineté de Dieu ; malakut est le monde des anges ; nasut est le monde des humains. Baha'u'llah a commenté ces termes dans la tablette de toute nourriture (Lah_w-i-kullu'_-_a'am). Voir Adib Taherzadeh, The Revelation of Baha'u'llah, vol. I, George Ronald, Oxford, 1974, pp. 58-59.

28. On peut voir dans ces paroles de Baha'u'llah, une proclamation cachée de son rang de Manifestation de Dieu.

29. Les sept vallées, op. cité, p. 36.

30. " L unicité de l'Etre (wahdat al-vujud) ", est une doctrine qui remonte à Ibn-i-'Arabi, même si celui-ci n'a pas utilisé cette expression. Selon cette doctrine, Dieu seul existe. Il est la Lumière pure, l'Etre absolu, l'Abîme insondable d'ou " s'éveille et se propage le torrent des théophanies et (d'où) procède la théorie des Noms divins " (Corbin, Histoire de la philosophie islamique, op. cit., page 404). Cette doctrine a été comprise comme étant un " monisme existentiel " et par conséquent combattue par l'orthodoxie islamique qui y voit un panthéisme déguisé. Quant à " l'unicité de la vision (wahdat al-shuhud) ", elle est attribuée à Ah_mad Sirhindi. Elle consiste à voir en toutes choses des attributs divins.

31. Les sept vallées, op. cité, p. 48.

32. Les sept vallées, op. cité, p. 46.

33. Nader Saiedi, Logos and Civilization, op. cit., pp. 95-96.

34. Ibidem

35. Pour une étude plus complète, voir Nader Saiedi, Logos and Civilization, op. cit. et Julio Savi Will, Knowledge, and Love in the Four Valleys dans La revue des études baha'ies, Vol. 6, N., 1, mars-juin, Canada.

36. Ka'bih esr la demeure en général. Cf. Nader Saiedi, Logos and Civilization, op. cit., p.81.

37. Les quatre vallées, Bruxelles, MEB, 2004, p. 60.

38. Cf. Les sept et quatre vallées, op. cit., p. 62.

39. La progressivité des termes utilisés pour désigner l'endroit où réside l'objet de la recherche est intéressante à noter. Le premier chemin conduit à la demeure en général, le second à l'antichambre et le troisième à la chambre elle-même.

40. Le mot Majdhub a été traduit, tant par Marzieh Gail que par Dr Saiedi par " celui qui attire ", alors qu'il signifie " celui qui est attiré ". Selon 'Abdu'l Rasiq Kashani, ce terme s'applique à celui que Dieu a choisi pour lui-même, l'a purifié par les eaux sacrées. Un telle personne parvient aux rangs supérieurs sans effort et sans peine (communiqué par Dr Rassekh). Cet " attiré " est la Manifestation de Dieu qui à son tour attire le chercheur. C'est cet aspect que les traductions anglaises citées ont sans doute retenu.

41. Les quatre vallées, op. cité, p.66.

42. Ibidem, p. 66.

43. Ibidem, p. 71.

44. Ibidem, p. 72.

45. Ibidem, p. 72.

46. Ibidem, p. 73.

47. Ibidem, p. 73.

48. La Manifestation de Dieu. Ibidem, p. 74.

49. Nader Saiedi, Logos and civilization, op. cit., page 80..

50. Ibidem, page 83.

51. Julio Savi, Will, Knowledge, and Love in the Four Valleys, op. cit., p. 20.

52. Kitab-i-Adas, op. cit., § 1, p. 21.

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