"Je vis aussi un autre ange, qui montait du côté du soleil levant, et qui tenait
le sceau du Dieu vivant."
(Apocalypse 7-2)
"Après cela, je vis descendre du ciel un autre ange, qui avait une grande puissance;
et la terre fut illuminée de sa gloire." (Apocalypse 18-1)
Introduction
On raconte que celui qui, pour la première fois, aperçoit Chiraz sur la route
d'Ispahan, a le sentiment de contempler une image du Paradis. Aux montagnes arides
brûlées par le soleil, aux tentes noires des nomades, succède la douceur des jardins
et des roses, que chantèrent jadis les poètes Hafez et Saadi. En ce 22 mai 1844,
alors que le crépuscule embrase déjà les hauts murs de l'ancienne capitale de
la Perse, trois voyageurs exténués se présentent aux portes de la ville. Mulla
Hussein-i-Buchru'i quitte alors son frère et son neveu. Ils conviennent de se
retrouver tous à la mosquée d'Ilkhani - Si Dieu le veut - pour les prières du
soir.
Pourtant, Mulla Hussein ne reste pas longtemps seul. Au pied des remparts, un
jeune marchand de noble allure, coiffé d'un turban vert, ne tarde pas à l'aborder.
Comme s'il s'agissait d'un ami de longue date, l'inconnu accueille le pèlerin
avec chaleur et lui offre l'hospitalité de sa demeure. Bientôt, les deux hommes
s'arrêtent devant une bâtisse d'aspect modeste, dans un quartier pauvre. Le jeune
Chirazi fait signe à son hôte d'en franchir le seuil. Avec une courtoisie exquise,
il cite ce verset du Coran : "Entrez en paix et en sécurité".
A ces simples mots, prononcés avec puissance et majesté, Mulla Hussein sent tout
son être déborder d'une joie inexprimable. Enfin, n'aurait-il pas atteint son
but ? Serait-il prêt de découvrir Celui qui est l'unique objet de sa quête : le
Qa'im, le Promis de l'islam; le Sahib-uz-Zaman, Seigneur de cet Age; le Point
central, le Nuqta de la Création ?
L'étrange marchand de Chiraz ordonne qu'on apporte de l'eau pour rafraîchir son
invité. Il lui en verse sur les mains, avant de préparer le thé qu'il sert lui-même.
Soudain, Mulla Hussein se souvient de ses compagnons qui l'attendent à la mosquée
d'Ilkhani. Le maître de maison, Sayyed Ali-Mohammed, le rassure : "Vous vous
en êtes sûrement remis à la volonté divine. Il semble qu'elle en ait décrété autrement.
N'ayez donc aucune crainte d'avoir manqué à votre promesse". Puis les deux
croyants procèdent à leurs ablutions et, tournant leur front vers La Mecque, ils
commencent à prier le Clément, le Miséricordieux.
La nuit est tombée depuis une heure. Au coeur de la cité endormie, Mulla Hussein
et Sayyed Ali-Mohammed, son hôte, poursuivent leur mystérieuse conversation
"Qui, après Sayyed Kazim, considérez-vous comme votre maître ? interroge
le marchand.
- A l'heure de sa mort, notre regretté maître nous a exhortés à quitter nos
foyers et à nous disperser au loin à la recherche du Promis...", répond le
pèlerin.
1. LA DECOUVERTE DU PROMIS
Pour reconnaître cet élu de Dieu, le vieux sage Sayyed Kazim a donné à ses disciples
des indications précises : il devra appartenir à la race du Prophète, par Fatima
sa fille. Il aura plus de vingt ans et moins de trente. Sa connaissance sera innée,
sa taille moyenne. Il s'abstiendra de fumer et sera exempt de tout défaut physique.
Pendant quelques secondes encore, Sayyed Ali-Mohammed ne dit rien. Relevant la
tête, il fixe Mulla Hussein, comme s'il voulait, par-delà le miroir de ses yeux,
atteindre au secret de son âme. Enfin, d'une voix vibrante qui déchire les ténèbres
et le silence, il déclare :
"Regardez ! Tous ces signes ne sont-ils pas manifestes en moi ?"
Le pèlerin, bouleversé, n'ose cependant pas croire à une telle félicité. Rempli
d'espoir, mais aussi d'anxiété, il réclame des preuves, exige de son interlocuteur
qu'il justifie ses prétentions. Car depuis toujours, Mulla Hussein a fixé deux
conditions supplémentaires auxquelles le Promis devra satisfaire. Il lui faudra
éclaircir certains mystères, certains enseignements cachés, qu'il a notés dans
un carnet. Il lui faudra également donner le commentaire explicite d'un chapitre
controversé du Coran, la sourate de Joseph, dont Sayyed Kazim avait dit : "Ceci
n'est pas de mon ressort. Lui, le grand personnage qui viendra après moi, le révélera
pour toi sans que tu le lui demandes."
De bonne grâce, Sayyed Ali-Mohammed se soumet à ces épreuves. Son exégèse est
d'une aveuglante clarté. Son irrésistible suavité pour psalmodier le texte saint,
l'indicible inspiration de sa parole, conduisent Mulla Hussein vers une sorte
d'extase. Il n'en sera tiré, à l'aube, que par l'appel du muezzin. l'évidence
de la révélation s'impose à lui comme un coup de foudre
"Je fus aveuglé par sa splendeur éblouissante et assommé par son écrasante
puissance, se souviendra-t-il plus tard. L'univers ne me paraissait plus
qu'une poignée de poussière dans la main. Je semblais être la voix de Gabriel
personnifié, lançant un appel à l'humanité entière "Eveillez-vous, car voici que
la Lumière du matin a paru. Levez-vous, car sa Cause est rendue manifeste. Les
portiques de sa grâce sont grands ouverts. Franchissez-les, peuples du monde !
Car votre Promis est arrivé !""
Ainsi a été manifestée, dans le secret d'une nuit de printemps iranien, la mission
de celui qui devait revendiquer le titre de Bab, c'est-à-dire de "Porte" de Dieu.
Un siècle et demi plus tard, dans plus de deux cents pays du monde, près de cinq
millions de fidèles célèbrent chaque année l'anniversaire de cette rencontre,
comme l'acte fondateur de leur foi.
Annonciatrice d'une renaissance, la révélation de Sayyed Ali-Mohammed est également
l'aboutissement d'une attente millénaire, inscrite dans la tradition de l'islam
chiite.
A sa mort, en 632, Mahomet n'a pas désigné d'héritier. L'un de ses compagnons,
Abou Bekr, prend alors le titre de calife, ou successeur. Cependant, de nombreux
musulmans contesteront ce coup de force. Ils soutiennent que le pouvoir suprême,
infaillible sur les plans temporel et spirituel, ne peut revenir qu'à un membre
de la famille du Prophète. Ils désignent Ali, qui est à la fois son gendre et
son cousin. L'assassinat d'Ali, puis le martyre de ses deux fils Hassan et Hussein,
rendront la rupture définitive. Tandis que les sunnites se placent sous l'autorité
des califes omeyyades de Damas, les chutes, accusés d'hérésie, restent fidèles
à leurs imams, choisis au sein de la descendance du Prophète de l'islam.
2. LE MAHDI, LE CALIFE BIEN-GUIDE
Le chiisme se divisera à son tour en une multitude de sectes. La faction dominante
sera celle des duodécimains, ainsi surnommés parce qu'ils croient à la succession
légitime de douze imams. En 873, le dernier d'entre eux, Mohammed ibn Hassan,
préfère disparaître, afin de se soustraire aux persécutions. Selon la légende,
il continuerait de vivre, invisible au regard des mortels. Au terme de mille années,
cet imam "occulté" reviendra pour être le Mahdi, le calife bien guidé, souverain
d'un règne de justice et de bonheur.
Dans la théologie chute, propice aux dérives ésotériques, la personne même du
douzième imam acquiert peu à peu une dimension sacrale et cosmique. Lorsque, après
1499, la dynastie séfévide impose à la Perse la foi duodécimaine, celle-ci va
s'épanouir sur un terrain favorable. Bien avant la fondation de l'islam, Zoroastre
n'a-t-il pas déjà prophétisé la venue d'un Sauveur ultime, préfaçant le triomphe
du dieu du Bien, Ahura-Mazda ?
Au début du XIX° siècle, l'espoir d'une réapparition prochaine de l'"imam caché"
obsède tous les esprits. L'Empire perse traverse alors l'une de ses périodes les
plus sombres. En 1796, le chef de la tribu turkmène des Kadjars, Agha Mohammed
Khan, s'est fait couronner roi, au prix de sanglants massacres. Il a établi sa
capitale dans le nord, à Téhéran. Les chahs Kadjars, qui gouverneront le pays
jusqu'en 1925, se montreront impuissants à enrayer la décadence de la Perse. Des
monarques versatiles, des ministres corrompus et incompétents, une banqueroute
permanente, une insécurité endémique, le despotisme d'un clergé obscurantiste,
la menace constante d'interventions étrangères : tel est le cadre troublé dans
lequel s'inscrit le "babisme", né de la prédication de Sayyed Ali-Mohammed de
Chiraz.
Quelques décennies auparavant, un certain cheikh Ahmed el-Ahsa'i a affirmé que
le Mahdi reviendrait aux alentours de 1844. En effet, en cette année 1260 de l'Hégire,
dix siècles se seront écoulés - selon le calendrier lunaire musulman - depuis
l'occultation du douzième imam. Développant sa doctrine, cheikh Ahmed a enseigné
la divinité des douze héritiers du Prophète. Puis il a révélé l'existence, en
tout temps, d'un "chiite parfait" en communication surnaturelle avec l'"imam caché",
intermédiaire nécessaire, "Porte" entre le Ciel et la Terre. Après le décès de
cheikh Ahmed en 1826, ses sectateurs se sont ralliés à Sayyed Kazim de Racht.
Ce même Sayyed Kazim qui, peu avant de mourir à son tour, en décembre 1843, a
dépêché ses disciples en quête du Promis...
Dans la nuit du 23 mai 1844, à Chiraz, Mulla Hussein a reconnu Celui qu'il cherchait.
Mais qui donc est son interlocuteur, en qui s'est révélé le Promis ? Né le 20
octobre 1819, Sayyed Ali-Mohammed est le fils d'un simple marchand drapier. Il
descendrait pourtant en droite ligne de Mahomet. Très tôt orphelin, il est élevé
par son oncle maternel Aqa Sayyed Ali. Il apprend à lire, à écrire. On lui inculque
les commandements de Dieu. Associé aux affaires familiales, il a dix-huit ans
lorsque son tuteur l'envoie au port de Bouchihr, sur le golfe Persique, pour y
faire le négoce des matières premières. A la faveur de ce voyage, Sayyed Ali-Mohammed
va s'incliner sur la tombe de l'imam Hussein, à Karbala. C'est là qu'il entre
en contact avec Sayyed Kazim.
3. LE FILS D'UN MARCHAND DRAPIER
On sait peu de choses de leurs relations, sinon que Sayyed Ali-Mohammed, d'un
naturel mystique, adopte avec ferveur les dogmes prêchés naguère par cheikh Ahmed.
Lui aussi attendra désormais la manifestation du Mahdi, seul capable de restituer
à l'islam sa pureté originelle, et à la Perse sa grandeur. De retour à Chiraz,
notre marchand se marie en 1841. I1 a un fils qu'il perdra très jeune. Loin de
s'en affliger, Sayyed Ali-Mohammed offre ce sacrifice à Dieu en ces termes
"Puisse-t-il être le prélude à mon propre sacrifice sur le sentier de ton bon
plaisir."
Tous ceux qui ont connu alors le futur Bab, soulignent sa beauté, sa piété, son
charme et ses qualités de coeur. A quel moment s'est-il senti investi d'une mission
divine ? L'idée, semble-t-il, a cheminé longtemps aux bornes de sa conscience,
avant de percer au grand jour A cet égard, la visite de Mulla Hussein a sans doute
joué le rôle de catalyseur.
Aujourd'hui, pour les adeptes de la foi baha'ie, le titre de Bab, assumé par Sayyed
Ali-Mohammed, signifie qu'il se considérait comme le précurseur, le héraut d'un
autre messager de Dieu, auquel il entendait, par son propre témoignage, ouvrir
la voie. D'autres interprétations restent cependant possibles, sans qu'elles s'opposent
essentiellement à la première. En vertu de l'acception chute traditionnelle, le
Bab est ce croyant privilégié qui peut communiquer avec l'"imam caché". Mais ne
serait-il pas le Mahdi lui-même ? ou encore davantage : l'Envoyé de Dieu, ce Qa'im
dont Mahomet a promis l'avènement ? Les baha'is parviennent à concilier ces éléments
divers, en affirmant que le Bab clôt le cycle adamique. Quant à Baha'u'llah, qui
viendra après lui, il inaugure, par sa révélation, une ère nouvelle.
4. LES LETTRES DU VIVANT
En quelques semaines, et avec l'aide de Mulla Hussein, auquel il a conféré le
nom de Bab u'l-Bab - "la Porte de la Porte" - Sayyed Ali-Mohammed convainc de
l'authenticité de sa mission dix-sept autres croyants qui deviennent les "Lettres
du Vivant". Souvent anciens adeptes de Sayyed Kazim, ces apôtres seront les premiers
propagandistes du babisme. Une femme est du nombre, Zarrin Taj, une poétesse de
talent. Sa grande beauté lui valut les surnoms de Tahirih - "la Pure" - et de
Qurratu'l'Ayn, "la Consolation des yeux". Animés d'un zèle ardent, les apôtres
du Bab se dispersent dans toutes les provinces de Perse, afin d'y répandre la
bonne parole. Quant à Sayyed Ali-Mohammed, il s'embarque pour l'Arabie, escorté
d'un seul de ses disciples, l'érudit Quddus, et de son serviteur éthiopien.
En bons musulmans, le Bab et ses compagnons accomplissent, avec rigueur, les rites
prescrits pour le pèlerinage. Dans la Ville sainte, où selon la tradition devra
se manifester le Mahdi, l'Envoyé de Dieu a résolu d'annoncer sa mission aux dignitaires
sunnites. Il se heurte à leur indifférence. L'épître qu'il adresse au chérif de
La Mecque demeure sans écho. Comprend-il alors que son rêve de réformer l'islam
de l'intérieur est voué à l'échec ? Toujours est-il que, disant adieu à Quddus
au port de Bouchihr; il ne lui cachera pas que l'un et l'autre auront avant peu
à souffrir le martyre.
Déjà, l'effervescence provoquée par la proclamation de la foi nouvelle bouleverse
l'Empire assoupi. Déjà, plusieurs "Lettres du Vivant" ont été arrêtées, injuriées
et battues. Mulla Sadiq-i-Khurasani a osé ajouter, lors de la prière du vendredi,
à l'appel sacro-saint du muezzin : "Je confesse qu'Ali-Mohammed est la Porte
de Dieu". Il est dépouillé de ses vêtements et châtié de mille coups de fouet.
Mulla Ali-i-Bastami a soutenu qu'en deux jours, le Bab avait récité plus de versets
inspirés que n'en compte le Coran. Il est condamné pour apostasie, emprisonné
et probablement mis à mort.
Rentré de La Mecque au printemps 1845, le jeune prophète n'en poursuit pas moins
sa "dispensation" avec courage. il écrit de nombreuses "tablettes", textes concis
qui traduisent et éclairent sa pensée philosophique. Sans relâche, le Bab stigmatise
l'ignorance coupable des théologiens et des mollahs. Indirectement, il attaque
aussi le pouvoir du chah, "dépositaire royal de l'imam caché" selon la hiérarchie
chiite.
Ainsi, le babisme, d'abord mouvement strictement religieux, en arrive à une remise
en cause radicale de la société persane. Cela, le pouvoir impérial ne peut l'admettre.
Dès septembre 1845, le Bab est assigné à résidence à Chiraz. Par ordre du gouverneur,
il est soumis à des pressions et à une surveillance de tous les instants. Pour
le persuader de ses erreurs, Mohammed Chah lui envoie un docteur réputé, Sayyed
Yahya-i-Darabi. Mais après plusieurs entrevues, le savant ouléma, subjugué par
le charisme et la science du Bab, finira par se déclarer "aussi humble que la
poussière qu'il piétine..."
Durant l'été de 1846, une épidémie de choléra s'abat sur Chiraz. Le Bab profite
du désordre qui s'ensuit pour gagner Ispahan, dont le gouverneur, Manuchihr Khan,
chrétien et géorgien d'origine, accueille le fugitif avec de grands honneurs.
Le répit sera de courte durée. Intrigué par le prestige et la popularité du Bab,
le chah Mohammed convoque le jeune prophète à Téhéran, au début de 1847. Cependant,
le grand vizir Hadji Mirza Aqasi, véritable détenteur du pouvoir royal, craignant
que le vieux roi ne subisse l'ascendant du Bab, révoque l'ordre du souverain.
Il lui substitue celui de conduire Sayyed Ali-Mohammed à la forteresse de Mah-Ku,
aux confins de l'Empire, dans cette lointaine province d'Azerbaïdjan qui devait
devenir le théâtre de son agonie et de son martyre.
Toutefois, c'est durant cette cruelle relégation, à l'issue tragique, que l'exilé
extraira la quintessence de son enseignement, méditant aussi bien le Coran que
la Bible des chrétiens.
Ainsi exposera-t-il sa pensée théologique, au fil des mille deux cents versets
du Bayan - ou Démonstration claire - son oeuvre majeure, rédigée en langue persane.
Lui-même, le Bab, s'y présente comme le dernier en date des messagers de Dieu
qui se sont succédé d'âge en âge, depuis Adam jusqu'à Mahomet. Il parachève donc
l'ère musulmane. A l'égal des autres prophètes, il est le Miroir parfait dans
lequel se reflète le visage du Créateur.
Nouveau livre saint, le Bayan annule le Coran. Pour bien marquer cette coupure
d'avec l'islam, les fidèles, délaissant la Kaaba de La Mecque, prieront désormais
dans la direction de la demeure de leur Maître. Au-delà des anciennes prescriptions
de la Charia - la loi coranique -, dont beaucoup sont abolies, Sayyed Ali-Mohammed
insiste sur l'idéal d'un amour pur et désintéressé, sans espoir de récompense,
ni crainte de châtiment. Enfin, symboliquement, le temps sera soumis au rythme
d'une ère renouvelée. L'année babie sera divisée en dix-neuf mois de dix-neuf
jours. Dix-neuf : nombre sacralisé qui correspond à la valeur numérique de la
Basmala, la salutation à Dieu.
5. LE PRISONNIER DE CHIHRIQ
En dépit des malheurs de son prophète, la foi révélée à Chiraz continue de s'épanouir.
Parmi les rudes habitants de Mah-Ku, le prisonnier parvient encore à se faire
des alliés. Il convertit même son geôlier, un certain Ali Khan ! Le grand vizir
réagit promptement. En avril 1848, il fait transférer le Bab à Chihriq, sinistre
place-forte située au milieu d'une population kurde et sunnite. Pour mettre fin
au désordre et l'agitation qui secouent les provinces, Hadji Mirza Aqasi finit
par réunir, à Tabriz, une sorte de tribunal ecclésiastique, dans le but d'entendre
le Bab et de statuer sur son sort.
La séance a lieu à la résidence officielle, en présence du gouverneur d'Azerbaïdjan,
le prince héritier Nasser-ed-Din Mirza, âgé de seize ans. Non seulement le prophète
refuse de se rétracter, mais il réitère hautement ses affirmations
"Je suis, je suis le Promis ! s'écrie-t-il devant ses juges abasourdis.
Je suis celui dont vous invoquez le Nom depuis mille ans, celui dont la mention
vous tient levés, dont vous avez ardemment désiré l'avènement, priant Dieu d'avancer
l'heure de sa Révélation. En vérité, je vous le dis, il appartient aux peuples
de l'Orient et de l'Occident d'obéir à ma Parole et de promettre fidélité à ma
Personne."
A partir de cet instant, le Bab n'est plus le chef d'une simple secte chute parmi
tant d'autres. Il affirme, à la face du monde, son ambition de fonder une religion
universelle.
Après avoir été humilié, bastonné, torturé, le malheureux Sayyed Ali-Mohammed,
accusé de sacrilège et d'hérésie, est condamné à mort. Cependant, l'exécution
de la sentence est soumise à l'assentiment du monarque. Nous sommes en juillet
1848. Le sursis durera deux longues années, durant lesquelles le Bab restera incarcéré
à Chihriq. De leur côté, les "Lettres du Vivant" et les autres responsables de
la communauté babie ne sombrent pas dans l'inaction. Au cours de l'été, ils se
réunissent près du hameau de Badacht, dans la province du Mazandaran qui borde
la mer Caspienne. Des plans sont échafaudés pour libérer le prophète. Dans un
discours hardi, la belle Tahirih proclame l'obsolescence de la Loi islamique.
Et pour appuyer ses dires, elle apparaît en public sans le tchador, le voile imposé
aux femmes chiites.
Le décès de Mohammed Chah, le 4 septembre 1848, les intrigues de palais et l'anarchie
qui en résultent, incitent les babis à se lancer dans l'insurrection armée. Souvent
d'ailleurs, ils ne feront que se défendre contre une populace excitée par les
sermons des mollahs. Mais d'autres fois, les sectateurs de Sayyed Ali-Mohammed,
oublieux de son enseignement d'amour, n'hésiteront pas à commettre des atrocités.
Ainsi, pendant quelques semaines, Mulla Hussein et les siens contrôlent le Mazandaran.
Tenus en échec devant Barfuruch, les babis se renferment dans le sanctuaire voisin
de Cheikh-Tabarsi, à l'abri d'une forêt.
6. LA REBELLION BABIE
Le nouveau chah Nasser-ed-Din et son ministre, Mirza Taqi Khan, décident de percer
l'abcès. La rébellion babie a assez nargué le régime impérial. Des renforts considérables
sont envoyés au Mazandaran. Le 2 janvier 1849, le camp retranché de Cheikh-Tabarsi
est enlevé. Mullah Hussein est tué. Quddus, dernière "Lettre du Vivant", se rend
avec ses hommes. Tous, ils seront massacrés sans pitié. Au cours des mois suivants,
d'autres révoltes embrasent la Perse. Ces incendies sont pareillement éteints
dans le sang. Du siège de Nayriz, dans le Fars, à celui de Zanjan, les babis périssent
en masse pour la défense de leur idéal. Téhéran n'est pas épargnée par la vague
de terreur qui déferle sur toutes les régions de l'Empire. Au printemps de 1850,
sept notables de la capitale, convaincus de trahison, refusent d'abjurer leur
foi. Ils sont martyrisés avec un raffinement de cruauté.
Le Bab va goûter à son tour la coupe d'amertume. Au commencement de juillet 1850,
il est ramené à Tabriz pour y être fusillé. Afin de sauvegarder le testament et
les écrits du maître, la plupart de ses compagnons feignent de se renier. Selon
le principe de la taqiyah, en vigueur chez les chutes, une simple dénégation verbale
suffit en effet pour se laver du crime d'hérésie.
Par contre, un apôtre de la dernière heure, nomme Anis, sacrifiera sa jeunesse
pour mourir avec le Promis de Dieu. Tandis que l'on traîne Sayyed Ali-Mohammed
vers la citadelle, ce fils d'un bourgeois de Tabriz fend la foule et se précipite
aux pieds du condamné. Arrêté sur le champ, il est enfermé dans la même cellule
que le Bab. Insensible aux menaces, il restera jusqu'au bout d'un courage inébranlable.
Le lendemain, samedi 9 juillet 1850, peu avant midi, le Bab et Anis sont hissés
par des cordes à un pilier, dans la cour de la caserne. La tête du disciple repose
sur la poitrine du maître. Un régiment de sept cent cinquante hommes se met en
position sur trois lignes. Ce régiment, composé de chrétiens, est commandé par
un Arménien, Sam Khan. La veille, l'officier a fait part au Bab de ses réticences
: "Si votre cause est celle de la vérité, lui a-t-il dit, faites en
sorte que je sois libéré de l'obligation de verser votre sang."
Le prophète a répondu : "Suivez les instructions qui vous ont été données.
Si votre intention est pure, le Tout-Puissant vous délivrera assurément de votre
perplexité."
Et voilà qu'aujourd'hui, alors que l'épaisse fumée et le vacarme des détonations
se dissipent, on découvre Anis debout, indemne. Le Bab, lui, a disparu ! On le
retrouvera dans une pièce attenante, en train de deviser calmement avec son secrétaire.
Son corps ne porte aucune marque de blessure : "J'ai achevé ma conversation,
dit-il aux soldats effarés. Vous pouvez maintenant accomplir votre tâche."
Sam Khan refusera d'obéir une seconde fois. Un autre régiment, musulman celui-ci,
termine la triste besogne. Quelques instants avant la salve, le Bab lance à la
foule, désignant Anis :
"Si vous aviez cru en moi, ô génération perverse ! chacun de vous aurait suivi
l'exemple de ce jeune homme, dont le rang est supérieur à celui de la plupart
d'entre vous. Vous vous seriez volontairement sacrifiés sur mon chemin. Le jour
viendra où vous me reconnaîtrez, mais ce jour-là, je ne serai plus avec vous."
Le supplice de Sayyed Ali-Mohammed n'est pas sans rappeler la crucifixion du Christ,
jusque dans ces ultimes paroles, qui résonnent comme certaines phrases de l'Evangile.
Mais davantage que Jésus, le Bab évoquera, pour la postérité, la figure de Jean-Baptiste.
A l'instar du prophète du désert, le martyr n'a-t-il pas proclamé la venue de
"Celui qui se manifestera" ? Même s'il n'a jamais voulu préciser ni où, ni quand
cet autre Promis de Dieu apparaîtrait aux hommes.
7. LE MATIN D'ETERNITE
Au lendemain de la tragédie de Tabriz, les babis sont désorientés. Plusieurs d'entre
eux revendiquent l'héritage du Bab. Un grand nombre de croyants reconnaît cependant
la prééminence de Mirza Yahya, que Sayyed Ali-Mohammed a désigné comme son dauphin,
en lui conférant les titres de Subh-i-Azal - "Matin d'Eternité" - et de Nuqta-i-Tani
- "le Second Point". Agé d'une vingtaine d'années à peine, et d'un caractère indécis,
Subh-i-Azal est plus porté à la contemplation qu'à l'action. Il se contente d'assumer
une manière de régence. Décimée, plongée dans la perplexité, la communauté babie
a d'ailleurs un singulier besoin de reprendre son souffle.
Durant deux ans, une trêve semble respectée avec le pouvoir. Puis, soudain, le
15 août 1852, tout bascule dans l'horreur. Ce jour-là, un jeune confiseur de Téhéran,
Sadiq-i-Tabrizi, flanqué de deux complices, tire, avec un pistolet de faible calibre
chargé de plomb, sur le chah Nasser-ed-Din. Il s'agit du geste d'un insensé, rendu
fou par le martyre du Bab. Le roi n'est que très légèrement blessé, mais l'attentat
sert de prétexte à une recrudescence des persécutions. De cinq à vingt mille babis
payeront de leur vie, dans d'effroyables tortures, le geste désespéré de Sadiq-i-Tabrizi.
Subh-i-Azal parvient à quitter la Perse, déguisé en derviche, et trouve refuge
à Bagdad. Son demi-frère Mirza Hussein Ali, son aîné de treize ans, n'a pas la
même chance. Capturé par les troupes impériales, il est reconduit à Téhéran et
jeté, avec une trentaine de ses amis, au fond du Siyah-Chal, la "Fosse noire",
une ancienne citerne utilisée naguère pour vidanger les eaux sales d'un bain public.
La vermine y grouille, la puanteur en est indescriptible, l'obscurité presque
absolue. La plupart des prisonniers n'ont ni vêtement, ni paillasse où s'étendre.
Entourés de cent cinquante condamnés de droit commun - voleurs, assassins et brigands
-, les babis sont ravalés au plus bas degré de l'existence humaine. Chaque jour,
par un escalier étroit, les gardes remontent quelques-unes de ces épaves humaines,
pour les exécuter.
Mirza Hussein Mi est rivé à une lourde chaîne, dont il gardera toute sa vie la
marque. Pendant quatre interminables mois, il croupit dans le Siyah-Chal, attendant
une mort qui serait une délivrance. C'est pourtant là, aux limites de l'enfer,
qu'il recevra les signes de sa mission divine. Une nuit, en rêve, une voix semble
survenir de toutes parts
"En vérité, nous te rendrons victorieux par toi-même et par ta plume. Ne t'attriste
pas de ce qui t'est advenu et n'en sois pas effrayé, car tu es en sécurité. Sous
peu, Dieu suscitera des hommes, trésors de la Terre, qui t'aideront, par toi-même
et par ton Nom, par lequel Dieu a revivifié le coeur de ceux qui l'ont reconnu."
8. QUATRE MOIS DANS LA FOSSE NOIRE
Le sommeil le fuit, mais au cours de quelques rares instants d'assoupissement,
Mirza Hussein Ali ressent comme une cascade couler du haut de sa tête jusque sur
sa poitrine, "tel un puissant torrent qui se précipite sur la terre depuis
le sommet d'une haute montagne". Alors, il entre en extase et sa langue récite
ce qu'aucun homme n'a jamais entendu. Dans la ténébreuse pestilence de la "Fosse
noire", le Promis annoncé par le Bab a trouvé la Lumière.
Mirza Hussein Ali et Mirza Yahya appartiennent à une puissante famille patricienne,
originaire de Nour dans le Mazandaran. Elle se prétend apparentée à l'antique
dynastie sassanide, et plusieurs de ses membres ont occupé des postes officiels.
Le futur inspirateur de la foi baha'ie a vu le jour à Téhéran, le 12 novembre
1817, deux ans avant le Bab. Comme la plupart des enfants de l'aristocratie persane,
son éducation a été négligée. A cette époque, la richesse dispensait de poursuivre
des études...
Son père, Mirza Abbas, était ministre d'Etat. Après son décès, on propose à son
fils Mirza Hussein Ali de lui succéder au gouvernement. Déjà engagé dans la voie
du renoncement et nimbé d'une aura de sagesse, le jeune homme décline cet honneur,
préférant consacrer ses efforts aux spéculations métaphysiques et aux oeuvres
charitables. Le grand vizir aura alors ces mots prémonitoires
"Qu'il garde sa liberté. Cette position est indigne de lui. Il a en vue quelque
but plus élevé. Je ne puis le comprendre, mais je suis convaincu qu'il est destiné
à quelque haute mission. Ses pensées sont différentes des nôtres. Laissons-le."
Effectivement, Mirza Hussein Ali et son frère ne restent pas insensibles à la
doctrine révolutionnaire de Sayyed Ali-Mohammed qui, à partir de 1844, se répand
dans toute la Perse. Très vite, ils comptent parmi les plus zélés défenseurs de
la cause babie, sacrifiant pour elle leur position mondaine et leur fortune. S'ils
ne rencontreront jamais le Bab, une abondante correspondance est échangée entre
le prophète de Chiraz et Mirza Hussein Ali. Ce dernier sera l'un des animateurs
de la fameuse conférence de Badacht, pendant l'été de 1847, par laquelle le babisme
se structure en tant que religion indépendante. Lui-même adoptera dorénavant le
surnom de Baha, qui signifie "Gloire".
Grâce à l'intervention de l'ambassadeur de Russie, horrifié par les massacres
de Téhéran, Mirza Hussein Ali sort vivant du Siyah-Chal. Dépouillé de tous ses
biens, il est expulsé vers l'Irak, alors sous domination de l'Empire ottoman.
Beaucoup de fidèles babis, pour échapper à leurs bourreaux, se sont déjà établis
sur les bords du Tigre. A Bagdad, Baha se retrouve face à son frère qui dirige
toujours, vaille que vaille, la communauté exilée. Avec le sens de l'organisation
qui le caractérise, et conforté par la mission dont il se sent secrètement investi,
l'aîné cherche à imposer ses vues au cadet. Mirza Hussein Ali tente de prendre
en mains les destinées de ses coreligionnaires. Certains parmi eux devinent déjà
en lui le Promis. D'autres se heurtent à son autorité.
Plutôt que d'attiser les rivalités, Baha préfère quitter le devant de la scène.
Au début de 1854, il se retire dans la région de Soulimanyah, au coeur du massif
du Kurdistan. Pendant deux ans, sous la défroque du "derviche Mohammed", il mène
l'existence misérable d'un ermite, nouant de fructueuses relations intellectuelles
avec des soufis, ces ascètes de l'islam. Sa réputation de sainteté, la vénération
qui l'entoure sont telles qu'elles se propagent fort loin. Mirza Yahya, instruit
du lieu de sa retraite, écrit à son frère pour le supplier de rentrer. Baha, tout
à sa bienheureuse solitude, hésite à regagner "les rives du fleuve des tribulations".
Mais il sait déjà qu'il ne s'appartient plus. Le 19 mars 1856, il est de retour
à Bagdad.
9. LE LIVRE DE LA CERTITUDE
Il est temps de remettre de l'ordre dans la communauté babie. Sous l'impulsion
de Mirza Hussein Ali, auquel son frère abandonne la gestion temporelle - et bientôt
l'autorité spirituelle - la secte proscrite augmente en puissance et en rayonnement.
Elle devient un élément respecté et prospère de la capitale irakienne et des villes
environnantes. La proximité de sanctuaires chutes vénérés, comme celui de Karbala,
attire de nombreux Persans qui prennent ainsi contact avec les babis. Certains
princes de la famille impériale Kadjar ne dédaignent pas de rendre visite à l'ancien
maudit du Siyah-Chal.
Tandis que sans cesse, de nouveaux adeptes musulmans, mais également juifs, zoroastriens
et chrétiens, se convertissent à la cause du Bab, Baha travaille à l'approfondissement
de sa propre mission. Au cours de cette période de gestation, il dicte ou rédige
deux ouvrages essentiels, en prélude à ce qui allait être la déclaration du jardin
de Rezvan.
Dans le Kitab-i-Iqan - le Livre de la Certitude - composé en deux jours et deux
nuits, Mirza Hussein Ali complète le Bayan persan, laissé inachevé par le Bab.
Cette oeuvre essentielle de la littérature baha'ie, réaffirme, avec force, l'existence
et l'unité d'un Dieu personnel, inaccessible, Source de toutes les révélations.
Ses "Manifestations", incarnées à diverses époques de l'Histoire, y sont présentées
comme les instruments d'un processus unique et ininterrompu, d'un plan grandiose
de rédemption de l'espèce humaine, d'éveil progressif de ses plus hautes potentialités
morales et spirituelles. Ainsi, au-delà des ineptes querelles des théologiens
et des docteurs, Baha souligne la similitude fondamentale des enseignements prophétiques.
C'est pourquoi il appelle tous les croyants sincères à se réconcilier.
Quant aux stances des Paroles cachées, petit chef-d'oeuvre de poésie spirituelle,
elles résument les préceptes divins contenus dans les grandes religions du passé.
L'idée centrale est celle du détachement, de l'union mystique de l'homme et de
son Créateur. On peut y lire:
"O fils de l'existence !
Aime-moi pour que je puisse t'aimer. Si tu ne m'aimes pas, par aucun moyen mon
amour ne pourra t'atteindre. Sache-le, ô serviteur."
Ou encore
"O fils de poussière!
Rends-toi aveugle, afin que tu puisses contempler ma beauté; bouche-toi les oreilles,
afin que tu puisses entendre la douce mélodie de ma voix ; vide-toi de toute science
pour que tu puisses partager mon savoir et purifie-toi des richesses, afin que
tu puisses obtenir une part durable de l'océan de ma richesse éternelle..."
La réussite matérielle des babis, leur prosélytisme conquérant, quoique discret,
agacent Téhéran qui espérait en avoir fini avec ces trublions. Décidément, Bagdad
est trop proche des frontières de la Perse! Le gouvernement du chah fait pression
sur les autorités ottomanes pour qu'elles "invitent" Mirza Hussein Ali et les
siens à s'installer à Constantinople. Certes, le rescrit d'Ali-Pacha, grand-vizir
du sultan Abdul-Aziz, affecte les apparences de la plus parfaite courtoisie, mais
il n'en s'agit pas moins d'un ordre de déportation...
10. AU JARDIN DE LA GLOIRE DE DIEU
Le 22 avril 1863, au milieu d'une foule bigarrée accourue lui témoigner respect
et affection, Mirza Hussein Ali quitte sa maison de Bagdad. Suivant la coutume
orientale, il fait une première halte non loin de là, dans les faubourgs de la
ville. Un ancien gouverneur, Najib-Pacha, lui a offert l'hospitalité de son jardin.
Depuis lors pour les baha'is, ce lieu béni, baigné du chant des rossignols et
de l'enivrant parfum des roses, est devenu - et restera à jamais - le Rezvan,
le "jardin de Paradis".
Pendant douze jours, le maître rassemble autour de lui ses amis les plus intimes.
Avant de partir, il veut partager avec eux le secret qui a germé en son âme, dix
années auparavant, dans la noirceur du Siyah-Chal. Il veut leur dire que les promesses
du Bab sont accomplies, que le Jour de Dieu s'est levé, "ce Jour dont tous
les prophètes, les élus et les saints ont souhaité être les témoins". Mirza
Hussein-Ali n'est plus. Baha a cédé la place à Baha'u'llah : "la Gloire de
Dieu"
Quant aux circonstances exactes de la déclaration du Rezvan, elles demeurent enveloppées
de la brume sacrée qui sied à un si profond mystère. Son acteur principal n'a-t-il
pas écrit lui-même :
"Si Nous révélions les secrets cachés de ce Jour; tout ce qui demeure sur la
terre et dans les cieux tomberait en défaillance et mourrait, excepté ceux que
Dieu, le Tout-Puissant, l'Omniscient, le 'Près-Sage, préserverait..." ?
Un homme ordinaire était entré dans le jardin de Najib-Pacha. C'est une "Manifestation
de Dieu", nimbée d'une majesté surnaturelle qui s'engage sur la route de Constantinople,
chevauchant un étalon aubère de la plus pure race, vers midi, le 3 mai 1863. Désormais,
Baha'u'llah se considérera à l'égal d'Abraham, de Moïse, de Zoroastre, du Bouddha,
du Christ, de Mahomet ou du Bab. Il est venu pour couronner leur suprême identité.
Il se voudra tout à la fois le serviteur, le messager et la révélation même de
Dieu, celui par qui ses noms et ses attributs sont manifestés au monde moderne.
A travers les somptueux paysages d'Anatolie, la caravane du prophète mettra plus
de trois mois pour rejoindre, par petites étapes, le port de Samsoun sur la mer
Noire.
Accompagné de sa famille et de vingt-six de ses disciples, Baha'u'llah embarque
ensuite à bord d'un vapeur à destination de la capitale de l'Empire turc, qu'il
stigmatisera comme le "trône de la tyrannie". Car l'adversité n'a pas fini de
s'attacher aux pas de la "Gloire de Dieu". Le sultan, paré du titre de calife,
revendique la suzeraineté sur tous les rameaux de l'islam. Ainsi exige-t-il un
geste d'allégeance de la part de Baha'u'llah, qui refuse avec hauteur. En outre,
de nombreux croyants ont suivi leur chef à Constantinople, où leur vitalité fait
ombrage à la colonie persane. La Sublime Porte ne saurait tolérer un tel foyer
de fermentation.
11. LE TRONE DE LA TYRANNIE
Dès le mois de décembre de cette même année 1863, un deuxième édit de bannissement
est promulgué à l'encontre des babis. Sans délai, ils devront transporter leurs
pénates à Edirne - ou Andrinople -, en Turquie d'Europe. Leur exode s'organise
tant bien que mal, au coeur d'un hiver particulièrement rigoureux. Sur des chariots
brinquebalant tirés par des boeufs, encadrés par des officiers ottomans, les malheureux
traversent pendant douze jours, une contrée balayée par une bise glaciale.
C'est pourtant à Andrinople, dans une semi-captivité, que Baha'u'llah va rendre
officiellement public le caractère de sa mission prophétique. Ce faisant, il soulève
l'hostilité de son demi-frère, le successeur nominal du Bab. Des dissensions de
plus en plus sérieuses opposent les partisans de Baha'u'llah - les "baha'is" -,
de ceux de Subh-i-Azal, qui, en son honneur se font appeler "azalis".
A l'instar du Bab, son précurseur, Baha'u'llah répand en surabondance la Parole
divine. Marchant de long en large, habité d'une sorte de fièvre d'improvisation,
il déclame d'une voix vibrante et claire des milliers de versets inspirés dont
une grande quantité sera perdue, faute d'avoir été copiée. Il discerne, dans la
réalisation de la paix et de la fraternité universelles, l'objet fondamental de
sa mission. Tout en assurant son autorité sur les babis de Turquie, d'Iran, de
Syrie et d'Egypte, Baha'u'llah tourne à présent ses regards vers l'Occident. Dans
la Suriy-i-Muluk - "la Sourate aux rois" -, il se fait imprécateur. Il interpelle
l'ensemble des monarques musulmans et chrétiens, alternant proclamation, blâme
et mise en garde :
"Sachez, ô rois de la Terre, que celui qui est le souverain Seigneur de tous
est venu. Le royaume est à Dieu, le Protecteur tout-puissant, l'Etre subsistant
par Lui-même.
"Sachez que les pauvres sont le dépôt que Dieu vous a confié. Veillez à ne pas
trahir sa confiance en les traitant injustement, et à ne pas suivre la voie des
félons.
"Si vous ne prenez pas garde aux avis qu'en un clair et incomparable langage,
Nous vous adressons dans cette tablette, le châtiment de Dieu vous assaillira
de toutes parts, et la sentence de sa justice sera prononcée contre vous. Vous
n'aurez, ce jour-là, aucun pouvoir de Lui résister, et vous reconnaîtrez votre
impuissance."
12. BAHA'IS CONTRE AZALIS
Cependant qu'il tente de promouvoir la concorde internationale, Baha'u'llah ne
parvient toujours pas à rallier autour de sa cause l'ensemble des fidèles du Bab.
Une minorité déterminée demeure derrière Subh-i-Azal, qui nie farouchement que
son frère puisse être une Manifestation divine. L'un et l'autre s'accusent mutuellement
de tentatives d'empoisonnement. Et de fait, les extrémistes de chaque camp n'hésitent
plus à recourir à la violence et au crime. Pour mettre un terme à ce climat de
haine, le gouvernement ottoman intervient une troisième fois. Un firman du sultan
intime aux frères ennemis, l'ordre de se séparer. Tandis que Subh-i-Azal et ses
sectateurs iront végéter à Famagouste, sur l'île de Chypre, quatre-vingts baha'is
des plus irréductibles et leur maître seront cantonnés dans la forteresse de Saint-Jean-d'Acre,
en Palestine.
L'ancien château-fort des croisés s'est transformé, sous la domination turque,
en un bagne de la pire espèce, réservé aux criminels les plus endurcis. Au plus
fort de l'été, il s'exhale de la citadelle un air si fétide que, selon un dicton,
l'oiseau qui survolerait ses remparts tomberait raide mort ! Aucun réservoir d'eau
n'existe à l'intérieur de l'enceinte. Baha'u'llah et ses fidèles parviennent dans
cet enfer le 31 août 1868. En les soumettant à la plus stricte des réclusions,
à la promiscuité, à l'absence d'hygiène, à la malnutrition, les sbires du sultan
espèrent bien se débarrasser des baha'is à brève échéance.
Certes, la malaria et la dysenterie font leur oeuvre. Baha'u'llah a le chagrin
de perdre l'un de ses fils, Mirza Mihdi, à l'âge de vingt-deux ans. Comme l'avait
fait autrefois le Bab, il offre sa douleur au Tout-Puissant :
"J'ai sacrifié, ô mon Dieu, ce que Tu m'as donné, afin que tes serviteurs puissent
être ranimés et que tout ce qui demeure sur la terre soit uni."
Pourtant, en dépit de la précarité tragique de leur existence, les baha'is se
souviendront de ces premiers mois de détention à Acre comme d'une période lumineuse,
d'intense communion spirituelle.
D'ailleurs, peu à peu, la sévérité des gardiens s'adoucit. Baha'u'llah peut s'installer
en ville, où une petite maison lui a été attribuée. En 1872, l'assassinat de trois
espions azalis par sept baha'is fanatiques menace de détruire cette fragile détente.
Traduit devant le gouverneur, le prophète réprouve les meurtres avec fermeté.
Il est rapidement disculpé. En Perse, alors que les babis étaient victimes de
massacres, n'avait-il pas déclaré à ses disciples : "Il vaut mieux pour vous
être tués que de donner la mort"
13. LES LOIS DU FUTUR ORDRE MONDIAL
C'est peu après cet épisode que Baha'u'llah révèle son oeuvre maîtresse, le Kitab-i-Aqdas
- le Livre très-Saint. Selon son auteur, il contient les lois et ordonnances fondamentales
du futur Ordre mondial, applicables pour les mille ans à venir. Dans cette charte
de la civilisation nouvelle, Baha'u'llah revendique l'infaillibilité absolue que
lui vaut sa dignité de Manifestation de Dieu. Il institue d'abord toute une série
d'obligations légales, comme l'horaire des prières, un jeûne annuel de dix-neuf
jours ou le versement d'une dîme de dix-neuf pour cent. Il abolit le sacerdoce,
interdit l'esclavage, la vie monastique et la mendicité. Il encourage pour l'avenir
la monogamie, condamne la cruauté envers les animaux, l'oisiveté et la paresse,
la médisance et la calomnie. Il blâme le divorce, interdit les jeux d'argent et
l'usage des drogues et de toute boisson alcoolisée.
Le Kitab-i-Aqdas exalte les vertus de sincérité, de chasteté, d'honnêteté, d'hospitalité,
de courtoisie, de fidélité, d'endurance et d'impartialité. Mais au-dessus de tout,
Baha'u'llah place l'exigence d'une morale de paix et d'amitié, en vue de l'unification
d'un genre humain parvenu enfin à l'âge adulte. Il appelle ses semblables à conclure
une nouvelle alliance avec Dieu. Ainsi, pourront être dépassées les rivalités
religieuses, les discriminations raciales, toutes les haines et les injustices.
Pour cela, les hommes doivent se soumettre à ses commandements, et accepter de
le reconnaître, lui Baha'u'llah, comme la Manifestation de Dieu. Cette foi permettra
aux croyants de vivre éternellement, au-delà de la mort physique.
14. JUSQU'AU TREFONDS DE L'AME
Maintenant, Baha'u'llah a presque terminé sa mission. En 1877, on l'autorise à
louer, à Mazra'ih, à quelques kilomètres au nord d'Acre, la maison de campagne
d'un certain Abdullah-Pacha. Trois années plus tard, il s'installe avec ses femmes
et ses enfants dans le vaste manoir de Bahji - "Les Délices" - plus près de la
cité. L'expansion de la foi baha'ie au Proche et au Moyen-Orient provoque l'afflux
de pèlerins, qui fuient souvent les persécutions, toujours vives en Perse et ailleurs.
Baha'u'llah, proscrit comme eux, les accueille et les réconforte. Les miséreux
d'Acre et de Haïfa le bénissent aussi, en raison de son inépuisable charité. Et
il reste encore au vieux patriarche un peu de temps pour préciser, par d'innombrables
tablettes, tel ou tel point de son message.
Avant de s'éteindre, paisiblement, dans sa soixante-quinzième année, Mirza Hussein
Ali accordera une audience à un jeune orientaliste britannique, Edward Granville
Browne. Dans son ouvrage intitulé A traveller's narrative - Récit d'un voyageur
-, Browne brosse ce portrait de Baha'u'llah, dont on ne connaît par ailleurs qu'une
seule photographie, agrafée à un passeport:
"Le visage de celui que je contemplais, je ne saurai l'oublier et pourtant
je ne puis le décrire. Ses yeux perçants semblaient pénétrer jusqu'au tréfonds
de l'âme. De larges sourcils en soulignaient la puissance et l'autorité, tandis
que les rides profondes du front et du visage semblaient indiquer un âge que la
chevelure noire comme le jais et la barbe, d'une luxuriance étonnante atteignant
presque la taille, semblaient démentir..."
A celui qui fut l'un des rares Occidentaux à avoir eu le privilège de le rencontrer,
Baha'u'llah s'adressa d'une voix douce, empreinte de courtoisie et de dignité.
Après avoir loué Dieu, le vieux sage exprima ce qui résonnait à la fois comme
un voeu et brillait comme une vision prophétique:
"Que toutes les nations deviennent une dans la foi et que tous les hommes soient
frères ; que les liens d'affection et d'unité entre les enfants des hommes soient
fortifiés ; que la diversité des religions cesse et que les différences de races
soient annulées, quel mal y a-t-il en cela ? Cela sera, malgré tout. Ces luttes
stériles, ces guerres ruineuses passeront, et la Paix suprême viendra."
La "Gloire de Dieu" quitta cette terre à l'aube du 29 mai 1892. Ses restes reposent
aujourd'hui encore dans sa villa des Délices, près d'Acre. Chaque année, les baha'is
célèbrent, en ce jour béni, la fête de son "ascension".
L'héritier institué par Baha'u'llah fut son propre fils aîné, Abbas Effendi, qui
prit plus tard le nom d'Abdul-Baha, "le Serviteur de la Gloire". Abbas Effendi
était né à Téhéran, le 23 mai 1844, au lendemain du soir où, à Chiraz, le Bab
avait déclaré sa mission. Sans revendiquer pour lui-même le titre de prophète,
il se voudra l'interprète des écrits de son père et se fera l'apôtre zélé de la
religion nouvelle.
Jusqu'au triomphe de la révolution Jeune-Turque, en 1908, Abdul-Baha est assigné
à résidence à Saint-Jean-d'Acre. Le sultan et les autorités musulmanes craignent
en effet la contagion de la foi baha'ie et le développement de sa puissance politique.
Cette réclusion n'empêche pas Abdul-Baha d'adresser des milliers de lettres à
travers le monde, avec l'aide de ses quatre filles, et de recevoir de nombreux
visiteurs. En 1911, à soixante-sept ans, enfin libre, il se rend en Angleterre,
en France, puis traverse l'océan Atlantique. Aux Etats-Unis, la foi baha'ie rencontre
un véritable succès.
15. LE GARDIEN DE LA FOI
A la mort d'Abdul-Baha, le 29 novembre 1921, son petit-fils Shoghi Effendi, étudiant
à Oxford, assume la succession. Ce jeune homme de vingt-cinq ans devient "Gardien
de la foi" et seul exégète des textes sacrés. Sous son impulsion, la communauté
baha'ie connaîtra une extraordinaire expansion internationale, en particulier
dans le monde anglo-saxon. Shoghi Effendi laissera également le souvenir d'un
bâtisseur. Il fait l'acquisition d'immenses terrains à Haïfa, sur les pentes du
Mont-Carmel. Au coeur d'une roseraie, il édifie un mausolée à coupole dorée, pour
y abriter les tombeaux du Bab et d'Abdul-Baha. Modernisateur de la foi baha'ie,
Shoghi Effendi contribue à l'occidentaliser en traduisant lui-même en anglais
l'oeuvre de Baha'u'llah.
De 1951 à sa mort, le Gardien met sur pied le corps des "Mains de la Cause" qui
finit par se composer de trente-deux fidèles aux mérites avérés, hommes et femmes,
chargés de protéger et de diffuser la foi baha'ie dans le monde. Depuis le décès
du "Gardien de la foi", en 1957, la direction du mouvement baha'i est devenue
collégiale. Elle est exercée par les cinq membres élus qui composent la "Maison
Universelle de Justice", instituée le 25 avril 1963, un siècle après la révélation
du jardin de Rezvan. Sans appartenir à cet organisme suprême, la veuve de Shoghi
Effendi, Ruhiyyih Rabbani, a conservé une sorte de primat moral jusqu'à sa mort,
le 19 janvier 2000.
Depuis la révolution islamique, les baha'is, réputés pour leur pacifisme, sont
l'objet de persécutions sanglantes en Iran, la patrie de leurs prophètes. Les
fidèles de Baha'u'llah y sont considérés comme des musulmans apostats, et de ce
fait passibles de la peine capitale. En novembre 1979, la maison du Bab à Chiraz,
a été détruite. On ne compte plus les croyants torturés et martyrisés. Mais depuis
longtemps, l'avenir de la foi baha'ie n'est plus liée au sort de cette Perse qui
l'a vu naître. Frappé de l'incrédulité des Galiléens, le Christ déjà ne déplorait-il
pas cette évidence que "nul n'est prophète en son pays" ?
16. AU NOM DE DIEU LE PLUS PUR
La Foi mondiale baha'ie a été admise en 1970, au sein du Conseil économique et
social des Nations-Unies, comme organisation internationale non gouvernementale,
avec voix consultative. Présentes dans plus de deux cents pays et territoires
autonomes, les communautés baha'ies mettent en oeuvre, surtout dans le Tiers-Monde,
des programmes de développement.
Sans dogmes contraignants ni clergé permanent, la foi baha'ie réunit tous ceux
qui reconnaissent le caractère prophétique du Bab et de Baha'u'llah, dans la lignée
des autres Manifestations de Dieu Moïse, Bouddha, Zoroastre, Krishna, Jésus et
Mahomet. Religion syncrétique, le baha'isme vise à l'unité du genre humain dans
un Ordre mondial qui, avec une langue commune, ferait disparaître tous les préjugés
et assurerait une paix et une prospérité éternelles, sous l'égide d'un tribunal
international.
Chez eux, les baha'is prient trois fois par jour, le matin, le midi et le soir.
Ils commencent par une rapide ablution des mains et du visage. Ils se tournent
vers Acre et proclament Bismillah al athar, al athar - "Au nom de Dieu, le plus
pur; le plus pur". Ils se prosternent et lisent certaines prières. Une d'entre
elles exalte le Tout-Puissant, avec ces mots d'une réelle poésie :
"Je suis témoin, ô mon Dieu, que tu m'as créé pour te connaître et pour t'adorer.
J'atteste en cet instant mon impuissance et ton pouvoir ma pauvreté et ta richesse.
Il n'est d'autre Dieu que toi, Celui qui secourt dans le péril, celui qui subsiste
par lui-même."