Le courage d'aimer
Shoghi Ghadimi

2. L'amour universel
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2.9. L'homme a besoin d'image

Parmi les personnes qui visitèrent `Abdu'l-Baha à Paris, se trouvait une femme qui était venue d'Amérique, et qui lui expliqua comment la providence l'avait amenée auprès de lui.

"Un jour, lui raconta-t-elle, ma petite fille me dit:

- Maman, si le Seigneur Jésus était en ce monde que ferais-tu?

- Je prendrais le premier train pour aller le voir, lui répondis-je.

- Eh bien, maman, il est en ce monde, m'affirma-t-elle.

"J'étais très bouleversée en écoutant mon enfant, et je lui dis:

- Mais qu'est-ce que tu me racontes, ma petite, et comment sais-tu qu'il est en ce monde?

- C'est lui-même qui me l'a dit, me répondit-elle.

"Tout en étant très étonnée, je me dis que c'était peut-être Dieu qui m'annonçait cette nouvelle par la bouche de mon enfant.

"J'ai eu recours à la prière pour recevoir la lumière sur cette question.

"Le lendemain mon enfant me dit, comme si elle ne me comprenait plus:

- Maman chérie, pourquoi donc tu n'es pas allée voir le Seigneur Jésus. Il m'a dit deux fois qu'il est en ce monde.

- Mais mon pauvre petit, maman se sait pas où aller. Comment veux-tu que je le trouve'?

- Nous le verrons, maman, nous le verrons, fut sa réponse.

"Le même jour alors que je me promenais avec ma fille, elle s'arrêta soudain et s'écria:

Le voilà! Le voilà!

"Elle tremblait, les yeux fixés sur la photo d`Abdu'l-Baha. qui se trouvait dans la vitrine d'un marchand de journaux.

"J'ai acheté le journal et, ayant trouvé l'adresse, j'ai pris le premier bateau. Et me voilà devant vous (Pour le récit détaillé, voir The Chosen Highway).

Chers amis, si j'ai raconté cette histoire comme introduction à mon exposé c'était pour dire que si un enfant, rien que parla pureté de son coeur, a pu voir en Abdu'l-Baha l'image de Jésus, tous ceux qui étudient le mode de vie d`Abdu'l-Baha arriveront à la même conclusion, c'est-à-dire qu'ils verront combien `Abdu'l-Baha, par son mode de vie, reflète les attributs de Jésus.

Dans un article sur `Abdu'l-Baha, l'ex-pasteur G. Townshend écrit en substance ceci (Voir The way of `Abdu-l-Baha par G. Townshend (Baha'i World 1930-3 1):

Pour un chrétien, il est difficile de croire que dans le monde d'aujourd'hui, on puisse appliquer les préceptes moraux du Christ. La complexité de la vie moderne, l'opinion générale si peu encourageante, et l'extrême injustice du milieu social, selon lui, en sont la cause. Mais, précise l'ex-pasteur, si l'on étudie la vie d`Abdu'l-Baha, on voit qu'on peut toujours vivre la vie de Jésus tout en restant parfaitement actif dans la vie sociale. `Abdu'l-Baha en est l'exemple parfait, car aujourd'hui il présente de près toute la beauté du Christ, tant obscurcie dans la vie moderne.

On pourrait croire que ces paroles d'un ex-pasteur sont adressées au monde chrétien uniquement. Mais pour nous, baha'is, quand on parle du Christ, on considère aussi tous les messagers de Dieu, car tous ont proclamé les mêmes principes moraux que le Christ. Par conséquent, il serait intéressant pour les adeptes de toutes les religions d'étudier la vie d`Abdu'l-Baha. Et cette étude est particulièrement intéressante aussi pour les baha'is, qui considèrent `Abdu'l-Baha comme l'exemple partait qu'ils s'engagent à suivre.

C'est en partant de ces considérations que nous allons aborder l'étude du mode de vie d`Abdu'l-Baha.

Tous ceux qui ont rencontré `Abdu'l-Baha disent que ce qui chez lui les impressionnait le plus, c'est un mélange harmonieux d'humilité et de grandeur, deux caractéristiques apparemment contradictoires, mais en réalité, découlant l'une de l'autre. C'est ce que nous allons voir.

Être humble à l'égard de son prochain c'est être prêt à le servir avec l'idée qu'il le mérite par ses qualités, tout en restant toujours conscient du fait que, personnellement, on n'a soi même aucun mérite.

Une servante dans une famille est toujours prête à servir tout le monde, mais cela ne veut pas dire qu'elle soit humble, car si elle les sert, ce n'est pas avec l'idée qu'ils le méritent par leurs qualités, mais avec l'idée qu'elle est payée pour servir. Peut être n'est-elle pas consciente qu'elle n'a aucun mérite.

Mais figurez-vous une servante absolument imaginaire (Exemple tiré de Les voies de la liberté de C. Ives, Bruxelles, 1971) qui, sans être payée, fait tout dans une famille.

Elle fait la cuisine, la lessive, le marché, elle conduit les enfants à l'école, elle les aide dans leurs études, elle les soigne quand ils sont malades, elle a un caractère charmant, elle sait comment réjouir monsieur et madame quand ils sont tristes. Et elle fait tout cela avec le sentiment qu'ils le méritent tous, et que, par contre, elle-même, elle n , a aucun mérite. Qui dans cette famille joue le rôle le plus important, le plus grand" Qui est, en réalité, le plus grand de tous les membres de cette famille? N'est-ce pas que c'est cette servante?

Servir avec humilité conduit donc à la vraie grandeur.

Voilà pourquoi Jésus a dit:

"Celui qui veut être le plus grand de tous, qu'il soit le serviteur de tous."

Baha'u'llah a représenté cet esprit de service par une image merveilleuse: celle de la terre qui nourrit, habille, abrite, et, en bref, sert l'homme tout en restant sous ses pieds.

Et Abdu'l-Baha dans une prière émouvante, où il supplie Dieu de l'assister pour servir les autres, demande qu'il reste comparable à la poussière sous leurs pieds, terme utilisé en Orient pour symboliser l'humilité.

Cet esprit d'humilité d`Abdu'l-Baha se dégage dans ses écrits où, d'une part, il ne voit chez lui-même que des défauts, et d'autre part, chez les autres rien que des qualités.

"ô Dieu, écrit-il dans une prière, pardonne avant tout mes péchés qui sont les plus grands de tous."

Et dans une lettre à un disciple il dit:

"Pour le moment c'est toi qui es enivré par le vin de la servitude et de l'humilité, mais`Abdul'l-Baha, quand y parviendra-t-il? Prie pour lui. Intercède pour lui."

Et il était si profondément pénétré de cet esprit de service rendu avec humilité, qu'il n'acceptait aucun autre titre que celui de serviteur, nom qu'il avait choisi pour lui-même (je veux dire qu`Abdul'l-Baha signifie "serviteur de Baha", serviteur de Dieu). Et quand on s'adressait à lui autrement, il s'indignait, tout comme Jésus s'est indigné quand on l'a appelé Bon Maître, faisant remarquer qu'il n'y a que Dieu qui est bon.

A ce propos, le Dr. Yunis Khan, son secrétaire interprète, écrit (Les Mémoires de neuf années de séjour en Terre Sainte):

"Un jour j'ai remis à `Abdu'l-Baha une lettre d'une amie, qui s'adressait à lui en termes de prière adressée au Seigneur.

- Toi aussi, me dit-il, tu me remets de telles lettres? Toi aussi, tu ne m'as pas compris encore? Si tu ne m'as pas connu, qui pourrait alors me connaître? Ne sais-tu pas combien de telles lettres me rendent triste? Dieu m'est témoin que je ne me considère que comme le plus humble des serviteurs de Baha'u'llah.

"En disant ces mots il paraissait tellement triste que j'en ai ressenti une profonde douleur. Et `Abdu'l-Baha s'en aperçut, car un instant après il ajouta:

- Ce n'est pas que je fasse un reproche aux amis. C'est par amour qu'ils tiennent un pareil langage. Quant à toi, tu sais combien tu m'es cher.

"Et une fois de plus, j'ai vu qu`Abdul'l-Baha ne pouvait pas rester un seul instant indifférent devant un coeur attristé. Il devait le réjouir, et il savait comment le réjouir."

Réjouir le coeur d'un homme souffrant moralement ou physiquement était pour `Abdu'l-Baha le but ultime de la foi. Et l'on peut dire que lorsqu'il s'agissait d'atteindre ce but tous les commandements de la foi passaient en second plan.

L'histoire suivante, racontée par le Dr Yunis Khan, en est la preuve:

"Un jour, pendant la période du jeûne, `Abdu'l-Baha avait le visage terriblement pâle, et j'en fus, écrit le docteur, très inquiet.

- Je ne me sens pas bien, me dit-il. Ce matin je n'ai rien pris, la veille non plus, je n'avais pas faim.

- Maître, lui dis-je, il vaudrait mieux que vous rompiez votre jeûne.

- Ce n'est pas bien, me répondit-il.

- Maître, dans l'état où vous êtes, vous convient-il de continuer d'observer le jeûne? Vous êtes si épuisé.

- Peu importe, je vais me reposer.

"C'est en vain que j'insistais pour qu'il rompe son jeûne parce que physiquement il n'était pas en état de le supporter. Il ne voulait l'accepter.

"Finalement je lui ai dit:

- Alors faites une chose.

- Quoi?

Avec les larmes dans les yeux, je lui ai dit:

- Rompez votre jeûne, ne fût-ce que pour réjouir un coeur.

- Mais bien volontiers, bien volontiers.

Et il rompit son jeûne."

`Abdu'l-Baha a rompu son jeûne pour réjouir un coeur.

Lady Blomfield (Voir Le séjour d`Abdu'l-Baha à Londres), de son côté, raconte un cas identique dont elle a été témoin à Londres.

"Un jour une femme vient pour demander à voir le Maître.

- Avez-vous rendez-vous?

Hélas, non.

Je regrette, répondit, avec trop de zèle, l'homme qui l'avait reçue, le Maître est occupé avec des personnes très importantes, et on ne peut pas le déranger.

"La femme ne s'estimant pas assez importante pour se permettre d'insister, s'en alla très tristement. Mais à peine arrivait-elle à la première marche de l'escalier de sortie, qu'elle fut rattrapée par le messager essoufflé, venant de la part d`Abdul'l-Baha.

- Revenez, lui dit-il, le Maître veut vous recevoir.

"Et Lady Blomfield ajoute qu'on entendait la voix d`Abdu'l-Baha venant de la chambre voisine, disant avec autorité:

- Un coeur a été affligé. Dépêchez-vous de ramener cette femme."

Et lorsqu'il n'y avait plus moyen de réjouir un coeur brisé, il en souffrait tellement qu'il ne pouvait retenir ses larmes.

Ainsi une fois, toujours à Londres, `Abdu'l-Baha reçut une lettre déchirante d'une personne qui, à deux reprises, avait essayé de le voir. N'y ayant pas réussi, elle pensait qu'on l'avait éconduite.

Avec l'expression d'une indescriptible tristesse,`Abdul'l-Baha quitta la pièce en disant:

- Un de mes amis a été martyrisé.

Et en partant, il pleurait (Abdu'l-Baha à Londres - Publication de l'A.S.N. des Baha'is d'Angleterre).

Si les gens cherchaient à voir `Abdu'l-Baha, c'est qu'auprès de lui, chacun ressentait pleinement sa dignité humaine. Et l'on sait combien ce sentiment, c'est-à-dire l'estime de soi, ranime le courage, et contribue au succès dans tout ce qu'on entreprend. L'histoire suivante, toujours racontée par Lady Blomfield, illustre bien cette caractéristique d`Abdu'l-Baha.

"Un jour, alors que le Maître était en conversation avec plusieurs personnes, j'entendis la voix d'un homme qui, à l'entrée de la maison, demandait si j'étais chez moi.

- Oui, mais... répondit le domestique.

Je vous en prie, je vous en prie, interrompit l'homme d'une voix à l'accent désespéré.

"J'entrai alors moi-même dans le vestibule, et il me demanda si j'étais l'hôtesse d`Abdu'l-Baha.

- Oui, vous voulez me voir?

- C'est pour cela que j'ai fait trente milles à pied.

- Entrez, reposez-vous. Vous allez vous rafraîchir et je vais vous écouter.

"Il entra. A première vue, je l'avais pris pour un vulgaire vagabond, mais lorsqu'il commença à parier je m'aperçus que, derrière son apparence misérable et les traces de ses souffrances, se cachait autre chose.

- Je n'ai pas toujours eu l'air aussi peu honorable et désespéré que vous me voyez maintenant, commença-t-il à dire. Mon père était pasteur du comté et je fréquentais l'école communale. Inutile de vous exposer toutes les souffrances et les misères qui m'ont amené à décider de mettre fin à ma vie, si inutile pour Dieu et pour les hommes. Et c'est dans cette intention que j'étais sorti de chez moi pour n'y plus revenir.

J'errais dans la rue lorsque tout à coup, je vis un visage dans la vitrine d'un marchand de journaux. Je me senti cloué sur place, car j'avais l'impression que ce visage me parlait et m'appelait. C'était la photo d`Abdu'l-Baha.

- Puis-je jeter un coup d'oeil sur ce journal, demandai-je au marchand.

Il me le permit; je pris l'adresse et je me dis: si ce personnage existe sur la terre, je supporterai encore le poids de mon existence. J'ai donc quitté à pied notre ville natale pour trouver `Abdu'l-Baha, et me voici chez vous. Mais dites-moi, est-ce qu'il est chez vous? Me recevra-t-il? Même un homme comme moi?

- Bien sûr qu'il vous recevra. Venez avec moi.

"Je frappai à la porte et c'est `Abdu'l-Baha lui-même qui l'ouvrit, les bras tendus vers le mystérieux visiteur, comme à un ami cher qu'il attendait déjà.

- Comme vous avez bien fait d'être venu, lui dit-il.

Combien je suis heureux que vous soyez venu. Mais asseyez-vous donc. Là, là.

"Et le bonhomme tout en tremblant s'effondra plutôt qu'il ne s'assit sur la chaise basse au pied du mur.

Soyez donc heureux, soyez donc heureux, lui dit `Abdu'l-Baha, d'une main tenant la main du bonhomme, et de l'autre caressant la tête baissée, les cheveux en désordre.

- Ne vous désolez pas si vous avez vu l'humiliation. Dieu est tellement bon pour Ses créatures, tellement puissant. Être pauvre, mais ce n'est rien. Ce qui compte, ce qui est important, c'est de travailler, car travailler c'est adorer Dieu.

"Et le Maître continua de lui tenir un tel langage que la douleur de notre visiteur s'apaisa au point qu'il semblait n'en plus rester aucune trace. Ce n'était plus le misérable d'il y avait un instant, mais un homme rayonnant plein de confiance en lui-même, conscient de sa dignité.

- Écrivez-moi ses paroles, nous dit-il en partant. Il m'a dit: "peu importe si on est pauvre, ce qui compte c'est de travailler, car travailler c'est adorer Dieu."

Chers amis, ce n'est qu'un cas parmi tant d'autres où `Abdu'l-Baha inspirait aux gens la confiance en eux-mêmes, ranimant leur force de caractère.

Indiscutablement cela provenait de l'influence mystérieuse qu'exerçait `Abdu'l-Baha sur ses visiteurs. Mais ce qu'il ne faut pas oublier c'est qu`Abdul'l-Baha, non seulement lui-même ne voyait pas les défauts de ses interlocuteurs, mais magistralement, en minimisait l'importance à leurs yeux, de telle sorte que leurs défauts se présentaient à eux comme des moribonds, eux même s'estimant alors athlètes. Avec un tel sentiment on arrive facilement à maîtriser ses défauts.

L'histoire suivante racontée par l'ex-pasteur Ives (Les Voies de la liberté, Bruxelles, 1971) illustre bien cette vertu d`Abdul'l-Baha.

Habitué au tabac, dont il ressentait les effets néfastes car il était de santé fragile, l'ex-pasteur n'arrivait pas à s'en débarrasser.

Il lui semblait que c'était plus fort que lui. Il s'adresse alors à `Abdu'l-Baha.

"Après m'avoir regardé d'un regard plein d'amour, écrit l'ex pasteur, et cherchant à me comprendre, il me demanda combien de cigarettes je fumais par jour. Je lui en ai cité le nombre. Alors il me dit qu'il ne croyait pas que cela me fasse du mal, et qu'en Orient, on dit qu'un homme est habitué au tabac quand il fume tout le temps, au point que ses cheveux sentent le tabac, que son vêtement sent le tabac et que cela en devient vraiment désagréable, mais que ce n'est pas du tout mon cas, et qu'à mon âge, du fait que je fume depuis longtemps, que je continue à fumer ou que je cesse n'a pas grande importance pour ma santé.

"J'ai été stupéfait: pas un reproche, pas un mot sur la nocivité du tabac, pas le moindre appel à ma force de volonté.

"`Abdu'l-Baha m'avait présenté mon habitude de fumer comme tellement insignifiante, que le conflit intérieur qui me rongeait depuis longtemps a disparu, ce conflit ayant précisément sa racine dans l'importance que j'attachais au tabac. Et je suis arrivé facilement à m'en débarrasser."

Cette vertu d`Abdu'l-Baha de ne pas voir le mai est caractéristique de l'enfant qui, avec son coeur encore pur, voit tout d'un bon oeil.

- Maman, dit le petit, je peux jouer avec Jojo?

- Non, on ne joue pas avec les enfants qui sont mauvais. On joue avec les enfants qui sont bons.

- Est-ce que je suis bon?

- Mais bien sûr.

- Alors Jojo peut jouer avec moi?

`Abdu'l-Baha aimait beaucoup les enfants. Avec eux il se sentait dans un milieu où il n'y avait que de bons sentiments. Invité chez des amis, il cherchait toujours s'il y avait des enfants, pour les prendre dans ses bras, les embrasser et leur donner des bonbons. Et il interdisait aux amis de frapper les enfants, même s'ils sont rebelles de caractère.

"Avec une bonne éducation, même un animal devient docile, précisait-il.

Les Arabes disent que lorsque vous dressez un cheval, il ne faut pas le frapper. Si vous le frappez, vous le rendez plus rebelle et plus méchant (ZARVHANI, Récits des voyages d`Abdu'l-Baha en Occident).

Cet amour pour les enfants était toujours partagé par ceux-ci.

A Stuttgart, où `Abdu'l-Baha fut alité pour quelques jours, on avait demandé à un enfant de prier pour qu`Abdul'l-Baha soit guéri.

- Très bien, répondit l'enfant, mais alors il partira.

Une américaine lui disait:

- Mon enfant prend toujours votre photo et dit: Mon amour, mon amour."

- C'est à cause de votre amour, répondit `Abdu'l-Baha.

`Abdu'l-Baha ne se contentait pas de réjouir les coeurs en paroles seulement. Les actes comptaient pour lui beaucoup plus encore, de sorte que, dans le programme de ses activités journalières, une grande part était réservée aux oeuvres charitables.

Il réconfortait les malades, visitait les nécessiteux pour apporter son assistance soit en argent soit en nourriture. Et il arrivait que de telles visites le retenaient tard dans la nuit.

A ce propos, le Dr. Yunis Khan écrit (Les Mémoires de neuf années de séjour en Terre Sainte):

"Une nuit, `Abdu'l-Baha avait été retenu chez les malades jusqu'à une heure après minuit, et les amis réunis à la Maison des Pèlerins l'attendaient avec impatience. Certains commençaient même à somnoler lorsque finalement arriva le Maître. Et comme d'habitude, il demanda à un ami de commencer la réunion par une prière. C'était un vieillard somnolent qui devait le faire. Celui-ci, sans se gêner, récita la prière qu'on récite juste avant d'aller au lit:

"O mon Dieu, voici Ton serviteur qui aspire à s'endormir à l'ombre de Ta miséricorde..."

(A ce stade de mon exposé je me demande si vous n'avez pas envie de réciter cette prière.)

Visiter les malades et les personnes souffrantes présentait pour `Abdu'l-Baha une telle importance que s'il n'arrivait pas à le faire lui-même, il en chargeait une autre personne.

L'ex-pasteur Ives écrit (Les Voies de la liberté, Bruxelles, 1971):

"Un jour, empêché par trop d'occupations urgentes, `Abdu'l-Baha dit à Madame Gestinger d'aller à sa place chez un malade nécessiteux.

- Portez-lui à manger et donnez-lui des soins comme je le fais, lui demanda-t-il.

a Toute fière et heureuse de cette mission, Madame Gestinger se dirigea à l'adresse qu`Abdul'l-Baha lui avait remise.

"Mais peu de temps après elle revint en disant:

- Maître, vous ne réalisez pas dans quel endroit terrible vous m'avez envoyée. J'allais presque m'évanouir à cause de la terrible puanteur, de la saleté de l'endroit, et de la situation dégradante de cet homme. Je me suis donc enfuie pour ne pas être contaminée par un mal terrible.

- Veux-tu servir Dieu, sers ton prochain. Retourne chez lui, lave-le s'il est sale, donne lui à manger s'il a faim, et ne reviens pas avant que tout cela ne soit fait."

"C'est cet esprit de service rendu avec humilité qui fait la grandeur d`Abdu'l-Baha, grandeur sur laquelle personne ne peut se permettre le moindre doute" écrit l'éminent Professeur de l'Université de Cambridge, E. Brown.

Mais ce n'est pas la grandeur que cherchait `Abdu'l-Baha. Il voulait, par son mode de vie, montrer que la grandeur de l'homme est dans le service rendu avec humilité. Il l'a bien illustré par l'image qu'il a donnée en réponse à un enfant qui lui demandait pourquoi toutes les rivières vont vers l'océan.

- Parce que, répondit `Abdu'l-Baha, l'océan est plus bas que les rivières.

Un tel esprit de service ne pouvait être accompagné que d'une autre vertu: la générosité.

`Abdu'l-Baha était incroyablement généreux. Déjà tout jeune, il l'était.

Un jour son père l'envoya à l'inspection de quelques troupeaux de moutons. Inspection faite, on lui dit qu'il fallait donner quelque chose aux bergers.

Mais je n'ai rien, leur répondit le jeune garçon.

C'est une coutume, et ils attendent un cadeau de votre part.

- Eh bien, répondit-il, qu'ils disposent des troupeaux. Et il leur offrit tous les troupeaux.

Ce geste a tellement émerveillé son père, Baha'u'llah, que celui-ci remarqua:

- Avec lui il faut faire attention, car la prochaine fois, il leur dira:

"Disposez de moi-même, comme vous voulez."

A propos de la générosité d`Abdu'l-Baha, l'ex-pasteur Ives rapporte cette histoire racontée par une Américaine (Les Voies de la liberté, Bruxelles, 1971):

"Je me trouvais par hasard dans l'auberge où s'était arrêté `Abdu'l-Baha lors de sa tournée en Amérique. Un matin, de très bonne heure, je le vis marcher devant l'auberge, en train de dicter une lettre à son secrétaire. Un vieillard misérablement habillé passa devant l'auberge. `Abdu'l-Baha s'avança vers lui et, souriant comme à un vieil ami, lui dit quelques mots pour le faire rire. Le vieillard sourit, mais d'un sourire plutôt triste.

"`Abdu'l-Baha examina le vieillard d'un regard rapide et infiniment gentil. Puis il lui dit que son pantalon ne paraissait pas être en état de pouvoir lui servir encore longtemps, et qu'il faudrait en trouver un autre. C'était encore très tôt dans la matinée, et il n'y avait personne dans la rue. `Abdu'l-Baha se mit à l'ombre, et il sembla qu'il cherchait quelque chose sous son manteau à la hauteur de la ceinture. Un moment après je vis son pantalon tomber par terre. Vite, il le ramassa pour le remettre au vieillard avec ces mots: "Que Dieu soit avec vous."

"Puis il continua de dicter sa lettre comme si rien ne s'était passé."

Une telle générosité impliquait deux attributs jumeaux: la sobriété et la simplicité.

`Abdu'l-Baha était extrêmement sobre. Sa chambre à coucher lui servait également de bureau de travail. Il s'habillait simplement, ne changeait pas de vêtement tant que celui-ci restait encore convenable, et choisissait les tissus les plus ordinaires.

Il demandait aux membres de sa famille de faire comme lui, afin de servir d'exemple pour les riches, et d'encouragement pour les pauvres.

Il mangeait simplement, se nourrissant principalement de pain, de produits laitiers et de riz, disant qu'on y trouve tout ce qui est nécessaire pour l'organisme. Pour ses déplacements, il utilisait les moyens les moins chers, préférant autant que possible la marche à pied, là où c'était possible.

Un jour, le conducteur de la diligence (transport en commun de l'époque) lui fit remarquer qu'un homme de son rang devrait ,,c déplacer en voiture privée. `Abdu'l-Baha ne dit rien jusqu'à l'arrêt de la diligence. Il y avait là un misérable mendiant, à qui il mit dans la main une pièce d'or, puis il dit au conducteur de la diligence:

"Comment puis-je penser à une voiture privée au moment où il y a tant de gens comme lui qui ont besoin d'argent."

La sobriété et la simplicité excluaient bien entendu les cérémonies et les formalités. Abdu'l-Baha savait comment les éviter sans choquer les gens, tout en restant maître de la situation.

En Amérique quelques personnalités très riches avaient prévu une scène pittoresque pour la réception d`Abdul'l-Baha Avant le repas un jeune page en uniforme spécial devait lui présenter, pour les ablutions, une jatte ciselée avec une serviette parfumée. Cela se passait dans un jardin. Juste avant le repas, Abdu'l-Baha s'aperçoit de leur projet.

Avant qu'il ne soit exécuté. il s'approche du bassin du jardin, se lave les mains, s'essuie avec l'essuie main du jardinier, puis avec un sourire radieux fait passer aux invités le service de cérémonie qui lui était destiné (G. Townsend, The way of the Master).

Ce qui voulait dire: si ces cérémonies vous plaisent vous êtes libres de les pratiquer, que ma présence ne vous gêne pas; bien au contraire, je vous aide à vous en réjouir.

Et chaque fois qu'il ne s'agissait pas d'une question de principe, Abdu'l-Baha tenait tellement à laisser les gens libres que, s'il sentait que sa présence les gênait, il se retirait.

Ainsi, par exemple, emprisonné à 'Akkà, il a choisi la morgue pour lui-même comme cellule. Et il en expliquait ainsi la raison: étant donné qu'on les avait mis tous, hommes, femmes et enfants, dans une même pièce, il sentait que sa présence les gênait, car ils se voyaient contraints de se montrer calmes et polis, dans des conditions de vie révoltantes, ce qui était vraiment difficile. "Je me suis donc retiré dans la morgue pour les laisser libres."

Mais cette liberté, `Abdu'l-Baha ne l'accordait pas lorsqu'il s'agissait de questions de principe. Ainsi, par exemple, `Abdu'l-Baha était un jour invité à dîner chez une américaine. A l'heure du dîner arriva un noir. L'hôtesse le laissa entrer puisqu'elle le connaissait, mais ce qu'elle ne pouvait pas admettre, c'était d'aller à l'encontre de la coutume américaine et de le laisser s'asseoir à table avec les blancs. Là, Abdu'l-Baha ne pouvait plus la laisser libre. Il pria l'hôtesse de mettre un couvert à sa table à lui, pour le noir, ce qui surprit fort les invités. Mais `Abdu'l-Baha avait dominé la situation, et tout alla bien.

On aurait encore beaucoup à dire sur le mode de vie d`Abdu'l-Baha, mais le temps étant limité, restons-en là.

Cependant, il y a une question qui se pose lorsqu'on étudie le mode de vie d`Abdu'l-Baha. Et c'est par la réponse à cette question que nous allons tirer de cet exposé la conclusion qui s'impose.

Cette question, la voici:

`Abdu'l-Baha, en tant que successeur du fondateur de la foi baha'ie, avait pour mission la propagation, l'enseignement de cette foi. Pourquoi alors ne consacrait-il pas tout son temps à l'enseignement de cette foi?

Pourquoi consacrait-il une grande partie de son temps à soigner les malades, à assister les orphelins, à subvenir aux besoins des nécessiteux, à consoler les coeurs brisés, à s'occuper des enfants?

C'est que tout cela fait partie de l'enseignement, qu'on le fasse directement et personnellement, ou indirectement, par les institutions, en mettant volontairement à leur disposition les fonds nécessaires. Et il ne faut pas oublier que l'un n'empêche pas l'autre. Je veux dire que tout en contribuant volontairement aux différents fonds on ne doit pas négliger l'enseignement en paroles.

Et comment enseigner en paroles? C'est un art qu`Abdul'l-Baha nous apprend. La formule qu'il nous demande d'appliquer se résume en deux mots: se tourner vers Dieu et aimer.

En enseignant la foi, il faut invoquer Dieu, car en définitive c'est Dieu qui doit guider. Jésus n'a-t-il pas dit:

"Nul ne vient au Seigneur si le Seigneur ne le veut." Quant à aimer son interlocuteur, la première chose à faire, c'est de le comprendre. Car qui dit comprendre dit aimer.

Et pour comprendre il faut savoir écouter.

`Abdu'l-Baha avait un don exceptionnel dans l'art d'écouter, ce que Baha'u'llah, son père, admirait en disant:

"Regardez avec quelle attention il écoute son interlocuteur, de sorte que celui-ci a l'impression qu'il est en train de lui apprendre des choses qu'il ne connaissait pas."

`Abdu'l-Baha savait écouter son interlocuteur et, par voie de conséquence, le comprendre et facilement le convaincre. On peut dire qu`Abdu'l-Baha, avant tout, c'est par ses oreilles qu'il arrivait à gagner la sympathie de son interlocuteur. Une fois cette sympathie gagnée, comment présentait-il le message? Comme un cadeau à un roi, c'est-à-dire, en le laissant entièrement libre, d'apprécier ce cadeau ou de ne pas l'apprécier.

Rien n'illustre aussi bien la façon d'enseigner d`Abdul'l-Baha, que l'expérience personnelle vécue par l'ex-pasteur Yves (Les Voies de la liberté, Bruxelles, 1971).

"Un jour, écrit-il, lorsqu`Abdul'l-Baha interprétait les paroles de Jésus d'une manière très différente de la nôtre, je ne pus m'empêcher de protester en disant:

- Personne, après tant de siècles de controverses, n'ose affirmer avec certitude ce que Jésus voulait dire. Je ne peux pas accepter ce que vous dites.

"Son interprète me regarda avec un regard si furieux que je ne l'oublierai jamais, regard qui disait: Qui es-tu pour contrarier `Abdu'l-Baha?

"Par contre, `Abdu'l-Baha lui-même me regarda d'un regard pour lequel je reste éternellement reconnaissant à Dieu. C'était le regard d'un amant qui cherche à comprendre sa bien-aimée.

"Puis après un long silence pendant lequel il a sûrement prié, d'une voix douce, et avec un sourire séduisant, il me dit que je suive mon chemin et lui le sien. Il m'a fait sentir toute ma liberté d'apprécier ou de rejeter ce qu'il disait.

"Mes yeux s'emplirent de larmes et je murmurai: "pardonnez moi, je vous prie."

"Ce regard, écrit l'ex-pasteur, me rappelait le même regard qu'a jeté Jésus sur Pierre, perplexe, effrayé et ayant renié son Maître chargé de croix, regard, précise l'ex-pasteur qui a sauvé le monde, car c'est ce regard qui a permis à Pierre de se donner entièrement à la foi chrétienne destinée à sauver le monde. Et c'est ce regard que nous devons avoir constamment présent à l'esprit si nous voulons changer le monde.

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