Le courage
d'aimer
Shoghi Ghadimi
7. Les Prodiges de ces temps merveilleux
Chapitre précédent
Retour au sommaire
Chapitre suivant
7.9. La joie du martyre le poussa à danser
Un jour un roi accompagné de ses ministres
et de plusieurs invités partit en voyage pour chasser sur une terre située très
loin de la cour. Il ordonna qu'à cette occasion on emporte un coffre rempli
de pierres précieuses, chargé sur un cheval qui devait suivre sa monture.
A mi-chemin, il fut surpris en se retournant de ne voir derrière lui que son
premier ministre, les autres se trouvant très loin en arrière, dans une confusion
indescriptible.
- Qu'est ce qui se passe - demanda le roi à son ministre.
- Il y a une demi heure - répondit celui-ci, suite à la chute du coffre de bijoux,
les pierres précieuses furent éparpillées sur le sol et tous s'y précipitèrent
pour en avoir une part.
- Et toi tu n'as pas pensé à avoir ta part? demanda le roi. Ces bijoux n'ont-il
pas de valeur?
- Si, Majesté, ces bijoux sont très précieux, mais pour les autres. Quant à
moi j'aime mieux être avec vous. Car pour moi, c'est vous qui êtes tout ce qu'il
y a de plus cher au monde.
Cette histoire s'applique bien au cas de ces martyrs qui pouvaient profiter
de tous les honneurs et de tous les biens de ce monde, jouissant pleinement
de la vie, mais préférant rester fidèle à leur Bien-Aimé, le fondateur de la
foi qu'ils avaient embrassée et sacrifier joyeusement leur vie par amour de
Lui.
Ce soir, je vais vous lire quelques pages de l'histoire de ces martyrs (Extrait
de " Dawn Breakers").
Il s'agit de l'un des héros de la foi baha'ie qui jouissant d'un grand respect
à la cour du Shah, mais aux yeux de qui de tels honneurs n'avaient pas la moindre
valeur, car ce qui pour lui était tout ce qu'il y a de plus cher c'était la
Foi.
Il s'agit de HAJI SULAYMAN KHAN.
Il était le fils de l'un des officiers au service du père de Muhammad Shah.
Haji Sulayman Khan montra dès ses premières années un détachement marqué pour
le rang et la fonction publique. A partir du jour où il embrassa la Cause du
Bab (Précurseur de la foi baha'ie) le monde dans lequel son entourage était
plongé suscita sa pitié et son dédain. La vanité de leurs ambitions ne lui était
que trop évidente. Alors qu'il était tout jeune, il sentit un ardent désir de
s'échapper du tumulte de la capitale et de chercher refuge dans la sainte cité
de Karbila. Là il rencontra Siyyid Kazim (érudit qui préparait ses élèves pour
la venue du Bab) et devint l'un de ses adeptes les plus fervents.
La piété sincère, sa frugalité et son amour de la solitude étaient quelques-uns
des principaux traits de son caractère.
Il séjourna à Karbila jusqu'au jour où l'appel du Bab lui parvint par le truchement
de deux de ses amis les plus intimes. Il embrassa avec enthousiasme le nouveau
message. Plus tard, durant le pèlerinage du Bab à la Mecque, il le rencontra
lui-même.
Afin de se joindre aux défenseurs du fort de Tabarsi, il quitta Karbila pour
Tihran, mais arriva trop tard et ne put les rejoindre à temps. Il resta donc
dans la capitale et continua à porter le genre d'habit qu'il s'était choisi
à Karbila. Le petit turban qu'il avait sur sa tête et la tunique blanche qui
cachait son abà (manteau sans manches) noir ne plaisaient guère à Amir Nizam,
le premier ministre qui ne pouvait pas admettre qu'un fils d'officier s'habille
de cette façon.
Il l'obligea donc à se débarrasser de ces vêtements et à endosser un habit militaire
comme son père. Il alla même plus loin en insistant pour qu'il accepte un poste
dans l'administration gouvernementale. Mais Sulayman Khan refusa catégoriquement.
Il passait la plupart de son temps en compagnie des disciples du Bab, particulièrement
avec ceux qui avaient survécu aux événements de Tabarsi. Il les entourait d'un
soin et d'une amabilité vraiment étonnants. Lui et son père étaient si influents
à la cour du Shah, que le premier ministre, malgré le massacre du Bab, non seulement
lui épargna la vie, mais s'abstint effectivement de toute acte de violence à
son égard.
Bien qu'il se trouvât à Téhéran lorsque les sept compagnons du Bab qui étaient
ses amis les plus intimes furent exécutés, personne n'osa demander son arrestation.
Même à Tabriz où il était allé dans le but de sauver la vie du Bab, personne
parmi les habitants de cette ville n'osa lever le petit doigt contre lui.
Amir Nizam qui était parfaitement au courant de toutes ses activités, et de
tous les services qu'il rendait à la Cause du Bab, préféra ignorer ses actes
plutôt que de précipiter un conflit entre lui-même et son père.
Voyant qu'il était arrivé à Tabriz trop tard pour sauver le vie du Bab, Sulayman
Khan décida d'arracher des mains de l'ennemi les restes du Bab, fût-ce au prix
de sa propre vie.
Le Kalantar (le maire) qui était un de ses amis lui conseilla d'attendre et
de suivre ses conseils plutôt que de s'exposer à ce qui était pour son ami la
mort certaine.
C'est donc par l'intermédiaire de l'un des hommes du Kalantar qu'il réussit,
au milieu de la nuit, à emporter les restes du Bab du bord du fossé, où ils
avaient été jetés, puis pour aller les cacher dans une usine dont le propriétaire
était l'un des croyants. Plus tard, il les transporta en un lieu plus sûr et
finalement à Tihran, conformément aux instructions de Baha'u'llah.
Après l'attentat contre la vie du Shah toute la communauté des disciples du
Bab fut injustement accusée de complot et subit de terribles massacres. Et l'une
des victimes de ce massacre fut Haji Sulayman Khan, dont le martyr et ses circonstances
furent racontées par Kad Khuda (chef de quartier de la ville ou chef de village).
"Moi et mes hommes - dit-il - reçûmes l'ordre d'acheter neuf chandelles pour
les introduire nous-mêmes dans les trous profonds que nous devions faire dans
la chair de Haji Sulayman Khan. On nous dit, d'ailleurs, d'allumer toutes ces
chandelles, aux battements des tambours et au son des trompettes de conduire
la victime à travers le marché jusqu'au lieu de son exécution. Là, nous reçûmes
l'ordre de couper son corps en deux parties dont chacune devait être suspendue
par nos soins de chaque côté de la Porte Naw. Ce fut d'ailleurs Haji Sulayman
Khan lui-même qui avait choisi cette façon d'être exécuté".
Auparavant, Hajibu-d-Dawlih (chef de police de la cour) avait été chargé par
le Shah de se renseigner sur la complicité de l'accusé et au cas où son innocence
aurait été constatée de le décider à rejeter sa foi: s'il acceptait, il fallait
lui épargner la vie. Dans le cas contraire, il devait être mis à mort de la
façon qu'il désirerait.
Les investigations de Hajibu-d Dawlih le convainquirent de l'innocence de Haji
Sulayman Khan.
L'accusé, dès qu'il fut informé des instructions de son souverain, s'exclama
avec joie: "jamais aussi longtemps que du sang coulera dans mes veines, je n'accepterai
de rejeter ma foi en mon Bien-Aimé! Ce monde que " le Commandeur des fidèles
(titre de Ali l'Imam qui a succédé au Prophète Muhammad) a comparé à un cadavre
en décomposition ne m'éloignera jamais du Désir de mon coeur"
On lui demanda la façon dont il désirait être exécuté. "Percez des trous dans
ma chair" répondit-il " et placez dans chaque blessure une chandelle. Allumez
neuf chandelles sur tout mon corps et conduisez-moi dans cet état à travers
les rues de Tihran. Appelez la foule à venir être le témoin de la gloire de
mon martyre. Peut-être le souvenir de ma mort laissera-t-il une empreinte dans
leur coeur et les aidera-t-il au moment où il se souviendront de l'intensité
de ma tribulation, à reconnaître la Lumière que j'ai embrassée. Après mon arrivée
au pied de la potence et la dernière prière que j'aurais faite au cours de ma
vie terrestre, coupez mon corps en deux et suspendez mes membres de chaque côté
de la porte de Tihran, pour que la foule qui passera sous elle puisse être témoin
de l'amour que la foi du Bab avait installé dans le coeur de ses disciples et
pour que cette foule puisse voir les preuves de leur dévotion"
"Hajibu-d Dawlih dit à ses hommes de se conformer aux voeux exprimés par Haji
Sulayman Khan et me chargea de le conduire à travers le marché jusqu'au heu
de son exécution. Au moment où ils se préparaient à enfoncer leur poignard dans
sa poitrine, Haji Sulayman Khan fit un brusque mouvement pour arracher l'arme
de leurs mains tremblantes afin de l'enfoncer lui-même dans sa chair".
- Pourquoi vos mains tremblent-elles, pourquoi craignez vous, pourquoi hésitez-vous?
s'écria-t-il en avançant son bras pour s'emparer du poignard. "Laissez-moi le
faire moi-même, et allumer les chandelles moi-même".
De crainte qu'il ne nous attaquât au moyen de l'arme dont il voulait s'emparer,
j'ordonnais à mes hommes de ne pas céder à sa demande et je leur dis de lui
attacher les mains derrière le dos.
"Laissez-moi - supplia-t-il, vous montrer les endroits où je veux que vous enfonciez
votre poignard. Et je ne vous demanderai rien d'autre.
Il leur dit de lui percer deux trous dans la poitrine, deux dans les épaules,
un dans la nuque et quatre autres dans le dos, au total neuf.
Avec un calme stoïque il endura ces tortures. La fermeté se lisait dans ses
yeux. Tandis qu'il gardait un silence mystérieux et ininterrompu, ni le hurlement
de la multitude, ni la vue du sang qui coulait sur tout son corps, ne purent
le décider à rompre le silence.
Impassible et serein, il resta ferme jusqu'à ce que les neuf chandelles furent
mises en place et allumées.
Lorsque tout fut achevé en vue de sa marche vers la scène de sa mort, il s'avança
droit comme une flèche, avec une inflexible force d'âme, rayonnant de son visage,
entraînant la foule qui se pressait autour de lui, vers l'endroit où il devait
voir la fin de son martyre.
De temps en temps il s'arrêtait, et regardant les spectateurs déconcertés, il
s'écriait: "quelle plus grande pompe et quel plus grand faste que ce qu'on voit
aujourd'hui, lorsque j'avance vers la couronne de gloire! Glorifié soit le Bab
qui peut susciter une telle dévotion du sein de ses amants et qui peut le nantir
d'un tel pouvoir".
Parfois comme enivré par la ferveur de cette dévotion, il s'exclamait: "Dans
le passé quand on a jeté Abraham au feu, à l'heure de l'agonie il supplia Dieu
d'alléger ses souffrances. Et il entendit une voix du ciel qui disait: "O feu
puisses-tu être frais et que la paix soit sur Abraham ! " Mais ce Sulayman s'écria
du fond de son coeur ravagé par le feu: "Seigneur, Seigneur, que ton feu brûle
sans cesse en moi et fais que sa flamme consume mon être".
Comme son regard tombait sur la cire pétillante dans ses blessures, il éclata
dans un accès de délice effréné: "si seulement Celui dont la main a enflammé
mon âme pouvait être là pour voir mon état". Ne croyez pas que je suis enivré
par le vin d'ici bas " cria-t-il à la grande foule qui restait frappée de stupeur
à la vue de son comportement "c'est l'amour de mon Bien-Aimé qui m'a rempli
l'âme et qui fait que je me sens doté d'une souveraineté que les rois peuvent
m'envier".
"Je ne puis me souvenir des exclamations de joie qui lui sortaient de la bouche
au moment où il s'approchait de sa fin. Tout ce que je me rappelle ce sont quelques
unes des paroles émouvantes qu'il fut porté à adresser à la foule des spectateurs
à son heure d'exaltation. Les mots me manquent pour décrire l'expression de
ce visage, ou l'effet de ses paroles sur la foule".
"Il se trouvait encore dans le bazar lorsqu'une brise vint attiser le feu des
chandelles fichées sur sa poitrine. Comme elles fondaient rapidement leur flamme
atteignit bientôt le niveau des blessures dans lesquelles elles avaient été
enfoncées. Nous qui suivions à quelques pas derrière lui, pûmes entendre avec
netteté le grésillement de sa chair. La vue du sang coagulé et du feu qui couvrait
son corps, au lieu de le faire taire, semblait augmenter son enthousiasme. On
pouvait encore l'entendre, cette fois s'adresser aux flammes, alors que celles-ci
dévoraient l'intérieur de ses plaies:
"vous avez depuis longtemps perdu votre agressivité, ô flammes et avez été dépourvues
de votre pouvoir de me faire souffrir. Dépêchez-vous, car de vos langues de
feu je peux entendre la voix qui m'appelle vers mon Bien-Aimé"
La paix et la souffrance semblaient avoir disparu dans l'ardeur de son enthousiasme.
Enveloppé de flammes, il marchait comme un vainqueur vers la scène de sa victoire.
Il avançait au milieu de la foule excitée comme un flambeau au milieu des ténèbres
qui l'entouraient. En arrivant au pied de la potence il lança à nouveau un dernier
appel à la foule des spectateurs: "ce Sulayman que vous voyez devant vous en
proie à ce feu et à ce sang ne jouissait-il pas jusqu'à ces derniers temps des
honneurs et des richesses que le monde peut conférer? Qu'est-ce qui a pu le
faire renoncer à cette gloire terrestre et à accepter en échange une si grande
humiliation et une telle souffrance?"
Se prosternant alors en direction du tombeau de l'Imam Zadeh Hasan, il murmura
certaines paroles en arabe que je ne pus comprendre.
"Mon oeuvre à présent est achevée - cria-t-il au bourreau, dès que sa prière
fut terminée " Viens et fais la tienne !"
Il était encore en vie lorsqu'on coupa son corps en deux au moyen d'une hache.
La louange de son BienAimé, malgré les incroyables souffrances, se lisait sur
ses lèvres aux derniers moments de sa vie.
A ce récit que nous trouvons textuellement dans le livre de l'historien Nabil,
livre intitulé "Dawn Breakers" ajoutons un court extrait du livre "Les récits
d'un voyageur":
L'extraordinaire héroïsme avec lequel Sulayman Khan supporta ces tortures effroyables
est réellement remarquable, et j'ai entendu à maintes reprises, les gens dire
qu'il ne cessait durant la longue agonie qu'il endura, de manifester sa joie
pour l'honneur du martyre qu'il avait acquis.
Il chantait même des vers parmi lesquels celui-ci Par la voie de Shiraz Je reviens
maintenant Avec des airs et des grâces C'est la folie de l'amant "Pourquoi ne
danses-tu pas " lui demandèrent les bourreaux avec ironie, puisque tu trouves
la mort si agréable?", "Danse donc, Sulayman - s'écria-t-il et il se mit à danser
et à chanter. "Les tresses de l'Ami je les ai dans une main et dans l'autre
c'est une coupe que je tiens. C'est ainsi que je danse. J'en prends plaisir.
Je n'ai pas d'autre désir."