LA FOI BAHA'IE
L'émergence d'une religion mondiale


Retour au sommaire Chapitre suivant Chapitre suivant


1. Le contexte historique

Affirmer qu'une religion est indépendante des autres religions ne signifie pas pour autant qu'elle soit née d'un vide religieux. Le bouddhisme naquit dans un milieu de tradition hindoue, et ce n'est que lorsqu'il eut traversé l'Himalaya qu'il s'affirma en tant que foi distincte, destinée à devenir l'une des principales forces culturelles de la Chine, du Japon et du Sud-Est asiatique. De même, Jésus-Christ et ses successeurs immédiats entamèrent leur mission dans un contexte judaïque, et pendant deux siècles les peuples voisins considérèrent leur mouvement comme une branche réformée de la religion mère. Ce n'est que lorsque le christianisme commença à attirer un grand nombre d'adhérents parmi les nombreuses races non sémites qui peuplent les pourtours de la Méditerranée qu'il apparut comme religion distincte avec ses propres Écrits, lois, institutions et rites.

La matrice religieuse de la foi baha'ie fut l'islam. De même que le christianisme était né de l'attente messianique du judaïsme, la religion qui devait devenir la foi baha'ie naquit des tensions eschatologiques contenues dans l'islam. Et cependant la foi baha'ie est, elle aussi, totalement indépendante de la religion qui l'a vu naître. L'un des érudits les plus féconds de l'islam actuel a tout récemment reconnu le bien-fondé de ce point de vue. `Allamah Siyyid Tabataba'i affirme de manière catégorique : " Les sectes babie et baha'ie ... ne doivent en aucun cas être considérées comme des branches du chiisme " .

[Nota: `Allamah Siyyid Muhammad Husayn Tabataba'i, Shiite Islam, p. 76. L'islam sunnite a lui aussi désavoué tout lien entre lui et la foi baha'ie. Déjà en 1925, la cour d'appel sunnite de Beba en Égypte faisait paraître la décision suivante : La foi baha'ie est une nouvelle religion, entièrement indépendante, avec ses propres croyances, ses principes et ses lois qui diffèrent et sont totalement en contradiction avec les croyances, les principes et les lois de l'islam. Aucun baha'i ne peut, par conséquent, être considéré comme musulman et vice-versa, de même qu'un bouddhiste, un brahmane ou un chrétien ne peut être considéré comme musulman et vice-versa. Cité par Shoghi Effendi dans
 Ouvrir le livre Dieu passe près de nous, p. 354. Pour une étude sur la relation existant entre la foi baha'ie et l'islam, voir Udo Schaefer The Baha'i Faith and Islam, dans The Light Shineth in Darkness, Five studies in Revelation after Christ, pp. 113-132. Quant à l'usage du terme secte (ci-dessus) pour la foi baha'ie, voir la discussion de Schaefer à ce propos, car elle relève du modèle de secte religieuse établie par ses pères modernes, Weber et Troeltsch, dans cet essai, pp. 113-114. Schaefer y fait la remarque suivante : La foi baha'ie, selon sa propre interprétation, ne prétend pas être une réforme ou un rétablissement de l'islam, mais proclame plutôt qu'un nouvel acte de Dieu, une nouvelle effusion de l'Esprit divin et une nouvelle alliance avec Dieu sont à son origine. Le fondement de la croyance et de la loi est la nouvelle parole divine révélée par Baha'u'llah. Voici pourquoi le baha'i n'est pas un musulman. Ibid., p. 114.. ]

Cette foi nouvelle fit son apparition en Perse, pays essentiellement musulman .

[Nota: Sous les Pahlavis (1925-1979), l'ancien nom Iran remplaça la dénomination Perse. Ce texte utilise le terme Perse pour décrire des événements du XIXe et du début du XXe siècle, et Iran lorsqu'il fait référence à des événements plus récents.]

Elle se propagea ensuite dans les pays musulmans avoisinants, les empires ottoman et russe et dans le Nord de l'Inde. Bien que certains des premiers disciples fussent d'origine juive, chrétienne ou zoroastrienne, la grande majorité d'entre eux était d'anciens musulmans. Leurs idées religieuses avaient été façonnées par le Qur'an et ils étaient avant tout intéressés par les aspects de leur nouvelle foi qui avaient trait à l'accomplissement des prophéties de l'islam et à l'interprétation de ses enseignements. Et de la même manière, le clergé islamique considéra tout d'abord les disciples de cette nouvelle foi comme des musulmans hérétiques.

En raison du contexte islamique de la foi baha'ie, il semble important de débuter notre travail par une étude de la matrice islamique dont est issue la foi baha'ie. Un tel examen est important également pour une autre raison : l'islam s'insère dans un concept, à la fois d'histoire des religions et de rapport entre les religions, qui est l'un des thèmes centraux des enseignements baha'is. La foi baha'ie est peut-être unique en ce qu'elle accepte sans réserve l'authenticité des autres grandes religions. Les baha'is pensent qu'Abraham, Moïse, Zoroastre, Bouddha, Jésus et Mohammed sont tous d'authentiques messagers d'un seul Dieu. Les enseignements de ces messagers divins sont considérés comme des chemins conduisant au salut et contribuant à la " progression d'une civilisation en constante évolution ".

[Nota: Tous les hommes ont été créés en vue de faire progresser une civilisation en constante évolution. Baha'u'llah,
 Ouvrir le livre Extraits des Ecrits de Baha'u'llah, p. 141.]

Mais les baha'is pensent que cette succession d'interventions de Dieu dans l'histoire de l'humanité a été progressive, chaque révélation de Dieu se faisant plus complète que celles qui la précédaient, et chacune préparant la voie pour la suivante. Dans cette optique, l'islam, étant la plus récente des religions, se trouve être la préparation historique directe à la foi baha'ie. Il n'est par conséquent pas étonnant de rencontrer dans les écrits baha'is un grand nombre de termes et de concepts coraniques.

Il est particulièrement important de connaître un certain nombre des dogmes de l'islam pour bien comprendre la foi baha'ie. Tout comme les musulmans, les baha'is pensent que Dieu est Un et parfaitement transcendant en son essence. Il manifeste sa volonté à l'humanité par l'intermédiaire des messagers que les baha'is appellent des manifestations de Dieu. La manifestation a pour but de guider le croyant de manière parfaite, non seulement pour son progrès spirituel, mais aussi pour façonner la société dans son ensemble. Il existe cependant une différence importante entre les deux religions : si, parmi les religions existantes, le Qur'an ne désigne que le judaïsme, le christianisme et l'islam lui-même comme religions divinement inspirées, les baha'is considèrent que toutes les religions font partie intégrante d'un seul plan divin :

" Il ne peut y avoir aucun doute que les peuples du monde, quelle que soit leur race ou leur religion, tirent leur inspiration d'une même source céleste, et sont les sujets d'un seul Dieu. La différence entre les ordonnances auxquelles ils obéissent doit être attribuée à la variété des besoins et des exigences de l'époque où elles furent révélées. À l'exception de quelques unes d'entre elles qui sont le résultat de la perversité humaine, toutes furent ordonnées par Dieu et sont le reflet de sa volonté et de son dessein ".

[Nota: Baha'u'llah,
 Ouvrir le livre Extraits des Ecrits de Baha'u'llah, p. 143. Pour une discussion sur ce sujet, voir Juan Ricardo Cole, The Concept of Manifestation in the Baha'i Writings..]

Il y a encore un autre aspect de l'islam qui influença le développement de cette nouvelle religion et qui commanda la réaction des musulmans envers cette dernière. L'islam, tout comme le christianisme avant lui, se divisa progressivement en un certain nombre de branches. L'une des plus importantes est la branche chiite, qui croit que le désir de Mohammed était que ses descendants héritent de la direction spirituelle et temporelle de la communauté. Ces élus appelés imams, ou chefs religieux, étaient censés être dotés d'une infaillibilité absolue dans l'accomplissement de leurs responsabilités. Cependant, une grande majorité de musulmans rejeta de telles revendications estimant que la sunna - le chemin ou modèle de conduite attribué par la tradition à Mohammed - était un guide suffisant. Ceux qui adhérèrent à cette croyance plus tardive devinrent les sunnites. Bien qu'aujourd'hui les musulmans sunnites surpassent largement en nombre les chiites et que les érudits occidentaux les désignent habituellement comme orthodoxes par opposition aux chiites qui sont hétérodoxes, l'islam chiite a une tradition ancienne et respectée, une tradition qui n'est que récemment devenue l'objet d'une étude sérieuse de la part d'un groupe croissant d'érudits non musulmans .

[Nota: L'utilisation du terme orthodoxe pour qualifier la branche sunnite de l'islam, d'ailleurs controuvée par des auteurs eux-mêmes non musulmans, est en soi une question importante. La raison la plus fréquemment invoquée pour l'expliquer vient du fait que, pendant longtemps, on n'entendit pas parler de l'islam chiite en Occident en raison de l'éloignement géographique de ses principaux centres de l'Europe et des colonies européennes établies pendant les croisades. Pour avoir le point de vue chiite sur la question, voir Tabataba'i, Shi'ite Islam, pp. 9-16. On trouvera un débat plus approfondi chez Seyyed Hossein Nasr, Ideals and Realities of Islam..]

En l'an 661 après J.C., vingt-neuf ans seulement après la mort de Mohammed, le pouvoir, dans le monde musulman, tomba entre les mains de la première d'une série de dynasties dont les dirigeants, élus théoriquement par les fidèles, incarnaient en fait la prédominance de diverses familles puissantes. Les deux premières de ces dynasties sunnites, les Omeyyades et les Abbassides, virent dans les imams un défi à leur propre légitimité. En conséquence de quoi, selon les récits chiites, les imams furent mis à mort les uns après les autres, en commençant par Hasan et Husayn, petits-fils de Mohammed. Ces imams, ou descendants du Prophète, le temps aidant, furent considérés comme saints et martyrs par l'islam chiite.

Bien que l'islam chiite soit né parmi les Arabes, il influença principalement la Perse. Dès le début, les convertis à l'islam en Perse furent attirés par l'idée que l'imam était nommé par Dieu. À la différence des Arabes, les Persans avaient eu à la tête de leur gouvernement toute une lignée de monarques élus par Dieu, et la dévotion, qui avec le temps avait entouré ces personnages, se reporta sur la personne des descendants et successeurs du Prophète .

[Nota: Pour une brève mais excellente introduction aux thèmes de la religion iranienne préislamique, voir Geo. Widengren, Iranian Religion, dans Encyclopedia Britannica, pp. 867-872. ]

Après des siècles d'oppression par les califes sunnites, la tradition de l'imanat triompha finalement en Perse grâce à la naissance au seizième siècle d'une dynastie forte, les Safavids.

À cette époque-là toutefois, la lignée des imams s'était éteinte. L'une des caractéristiques de la tradition chiite iranienne est que, en l'an 873, le Douzième et Dernier imam nommé - encore un enfant - se cacha afin d'échapper au destin de ses prédécesseurs. La tradition veut qu'il réapparaisse au temps de la fin pour inaugurer le règne de la justice dans le monde. Cette tradition eschatologique (doctrine de la fin du monde) a beaucoup de points en commun avec l'attente chrétienne du retour du Christ et la promesse du bouddhisme mahayana de l'avènement du Bouddha Maitreya, le Bouddha de la justice universelle. Les musulmans ont assigné à ce Sauveur promis, entre autres titres, ceux de Mahdi et de Qa'im.

On raconte que pendant les soixante-neuf années qui suivirent sa disparition, le Douzième imam ou Imam caché communiqua avec ses disciples par l'intermédiaire d'une série de délégués. Ces intermédiaires prirent le nom de bab (porte) parce qu'ils constituaient le seul moyen d'accès auprès de l'Imam caché. Il y eut quatre bab jusqu'en l'an 941, date à laquelle le quatrième mourut sans nommer de successeur.

Le fait que l'Imam et le dernier Bab aient tous deux refusé de nommer un successeur impliquait que les fidèles devaient remettre la question entre les mains de Dieu. En temps voulu, un ou plusieurs messagers de Dieu apparaîtraient, dont l'un serait l'Imam Mahdi, ou Qa'im, qui procurerait à nouveau un lien direct entre la volonté divine et les affaires humaines. C'est à cette tradition que la religion baha'ie et celle qui l'a annoncée, la foi babie, apparues au milieu du dix-neuvième siècle, se réfèrent.


Retour au sommaire Chapitre suivant Chapitre suivant