Les
jardiniers de Dieu
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Chapitre VII - Une religion contemporaine
7.1. Histoire
moderne de la foi baha'ie
A la fin de notre séjour au Mont Carmel, il nous fut donné de rencontrer l'architecte
Fariburz Sahba. Si la foi baha'ie ne bâtit pas d'églises, au sens conventionnel
du terme, elle a cependant érigé, a travers le monde, sept temples symboliques.
En Afrique à Kampala (Ouganda), en Australie à Sydney, en Amérique du nord à
Wilmette, près de Chicago, en Amérique du sud à Panama, en Océanie à Apia, dans
l'Ile de Samoa, en Europe, à Francfort, et en Inde à New Delhi. D'autres, sans
doute, viendront s'y ajouter.
Fariburz Sahba, baha'i lui-même, a construit le temple de New Delhi achevé en
1985. Il a réussi, en utilisant les ressources les plus sophistiquées de la
construction actuelle, un prodigieux bâtiment en forme de lotus aux pétales
incurvés, auquel toutes les grandes revues d'architecture ont rendu hommage.
"Aucun style, aucun matériau, dit-il, ne m'ont été imposés. Il fallait juste
un grand espace très simple où l'on puisse prier, lire nos écrits saints, mais
sans prêches ni prêtres. Ce lieu devait avoir obligatoirement, comme tous nos
"temples", neuf côtés, neuf portes, et être coiffé d'une coupole. A moi d'imaginer
le reste."
Ces neuf côtés, ces neuf portes, cette coupole sont les symboles même de la
religion baha'ie. Neuf portes pour exprimer l'ouverture à tous, et la possibilité
d'entrer par, n'importe quel côté... Une coupole qui coiffe le tout pour signifier
l'unicité de Dieu, des religions. et de la race humaine.
Le siège de la Maison de Justice du Mont Carmel, avec ses marches, ses piliers,
son dôme, est, lui aussi, une construction symbolique de la structure de la
religion baha'ie. Les marches correspondent aux Assemblées locales les piliers
aux Assemblées nationales. Le dôme à la Maison de Justice, avec sa fonction
de coordination, et de décision. Cette structure, basée sur les enseignements
de Baha'u'llah, précisée par les instructions d'Abdu'l-Baha, ne s'est pas mise
sur pied en un jour. Shoghi Effendi Rabbani, arrière petit-fils de Baha'u'llah,
petit-fils d'Abdu'l-Baha, a puissamment contribué à sa mise en place. Le premier
était le prophète, la Gloire de Dieu. Le second fut "le Serviteur". Au troisième
vont échoir le titre de Gardien et la très lourde tâche que ce titre implique.
En novembre 1921, Shoghi Effendi, qui a alors 25 ans, poursuit ses études universitaires
à Oxford, en Angleterre, lorsque lui est annoncée la mort de son grand-père
maternel. Dans son testament, ce dernier précisait ce que devait être l'organisation
de la religion baha'ie et prévoyait, entre autres instructions, la mise en place
d'une nouvelle institution, "le Gardiennat". Aucun de ses fils n'ayant vécu,
il indiquait que Shoghi Effendi, l'aîné de ses petits-fils, devait en assumer
la responsabilité. Une précision ici s'impose. La succession ne passait pas
automatiquement, comme dans une succession de droit divin, de l'ascendant au
descendant le plus direct. Le testament du Serviteur prend soin de le préciser
"II incombe au Gardien de la Cause de Dieu de désigner, de son vivant, celui
qui deviendra son successeur, afin qu'après sa disparition des différends ne
puissent survenir, qui est désigné doit montrer du détachement pour toute Celui
chose terrestre, il doit être l'essence de la pureté, manifester la crainte
de Dieu et faire preuve de savoir, de sagesse et de science. Si le premier-né
du Gardien de la Cause de Dieu ne manifestait pas la vérité de ces paroles:
"l'enfant est l'essence secrète de son père", c'est-à-dire s'il n'héritait pas
de l'élément spirituel qui est en lui, et si la noblesse de son caractère ne
répondait pas à sa glorieuse origine, alors le Gardien de la Cause devrait choisir
une autre branche pour lui succéder."
Toute affaire cessante, le jeune homme regagne Haïfa. D'écrasantes responsabilités
l'attendent. Il lui faut à la fois maintenir la cohésion entre les fidèles,
préserver les enseignements de Baha'u'llah et d'Abdu'l-Baha de toute interprétation
erronée et la doctrine de toute déviation, organiser le fonctionnement de l'institution
baha'ie, s'employer, enfin, à la propagation de la foi.
Immédiatement, il se met à 1'oeuvre, et commence de concrétiser le schéma administratif
prescrit par Abdu'l-Baha. La religion baha'ie doit reposer sur trois institutions:
le Gardien de la Cause de Dieu, les Mains de la Cause de Dieu, les Maisons de
Justice locales, nationales, et internationale. La fonction du Gardiennat est
évidente. Les "Mains de la Cause" existent déjà à l'état embryonnaire: de son
vivant, Baha'u'llah avait déjà désigné quatre personnes sûres et éprouvées pour
l'aider à diriger et à encourager les activités des fidèles, et leur avait donné
ce titre. Mais, dans son testament, Abdu'l-Baha prévoit la mise en place d'un
corps permanent qui aidera le Gardien.
"Les Mains de la Cause de Dieu doivent être choisies et nommées par le Gardien
de la Cause de Dieu. Elles ont pour devoir de diffuser les parfums divins, d'édifier
les âmes, d 'encourager les études, d'améliorer le caractère des hommes et d'être,
en tout temps et en toutes circonstances, sanctifiées et détachées des choses
terrestres. Par leur conduite, leur attitude, leurs actes et leurs paroles,
elles doivent manifester la crainte de Dieu... Ce corps des Mains de la Cause
est sous la direction du Gardien. I1 doit les exhorter sans cesse à faire tous
les efforts possibles pour diffuser de leur mieux les suaves parfums de Dieu
et guider tous les peuples du monde, car c'est la lumière du sens divin qui
produit l'illumination de tout l'univers."
Enfin les Maisons de Justice locales, nationales et internationales sont à créer.
Abdu'l-Baha a indiqué que dès que neuf baha'is adultes, au moins, sont regroupés
dans un même espace géographique, ils doivent élire une assemblée spirituelle
locale qui décidera de la conduite à mener en faveur de la foi dans son secteur.
Dès que les assemblées locales seront suffisamment nombreuses, elles devront
à leur tour élire une assemblée spirituelle nationale, qui coordonnera les activités
locales, et supervisera l'ensemble des actions en faveur de la foi à l'échelon
du pays concerné. Les activités des assemblées spirituelles nationales seront
à leur tour coordonnées et supervisées par la Maison Universelle de Justice.
Mais chaque assemblée locale ou nationale est aussi. à son échelle, Maison de
Justice.
Au moment où Shoghi Effendi prend sa charge, les temps, cependant, ne sont pas
encore propices, les fidèles trop peu nombreux, et trop inorganisés, pour que
ce fonctionnement démocratique puisse immédiatement se mettre en place. Il va
donc procéder par étapes, s'entourer d'une équipe solide dans laquelle on comptera
beaucoup de nord-américains, et procéder à l'établissement de plans successifs,
à durée déterminée (cinq, six, sept ans) qui permettront chacun de franchir
un nouveau palier dans la diffusion de la Cause, l'organisation, les activités
sociales, l'édification du Centre Mondial, etc. En premier lieu, il met en place
un corps de pionniers. Il s'agira de volontaires, hommes ou femmes qui iront
partout où la foi l'exige, trouvant sur place la moyen de gagner leur vie, montrant
par leur comportement ce qu'est leur religion, répondant, sans faire de prosélytisme
et encore moins "d'évangélisation", aux questions qui leur seront posées, et,
ainsi, susciteront de nouveaux croyants, jusqu'à ce que se forme une communauté.
Ils pourront aussi être appelés à renforcer de petites communautés déjà existantes,
et les aider dans la réalisation de leurs projets, que ceux-ci concernent le
développement de la foi baha'ie, ou l'amélioration des conditions d'existence
de l'ensemble de la population locale, sans distinction de races, de religions,
de condition sociale, etc. C'est ainsi que l'on voit, à partir de cette époque,
des baha'is de tous les âges, de toutes les origines, boucler leur sac et quitter
leur pays, leur famille, leurs amis, une vie parfois tranquille et confortable,
pour aller jeter l'ancre quelquefois aux antipodes, sans craindre les difficultés
et la solitude qui les guettent, ni les périls physiques qu'ils devront affronter,
notamment pour ceux qui oseront tenter l'aventure dans des états musulmans rigoristes.
A cette tâche d'administrateur, Shoghi Effendi ajoute celle de bâtisseur. C'est
sous sa houlette que vont être peu à peu achetés les terrains du Mont Carmel,
mis en route l'aménagement des jardins des Lieux saints dont il a lui-même dessiné
l'ordonnance, et bâtis, au fur à mesure des possibilités financières, grâce
à la contribution des communautés baha'ies dans le monde, le mausolée à coupole
dorée qui va surmonter la tombe où voisinent les restes du Bab, ramenés d'Iran,
et ceux de son grand-père Abdu'l-Baha, il doit aussi entreprendre la restauration
des maisons où vécut Baha'u'llah, à Saint-Jean-d'Acre et à Bahji.
En tant que Gardien, et que parfait anglophone - n'a-t-il pas fait des études
à Oxford- après avoir fréquenté l'Université Américaine de Beyrouth - il a également
pour mission de traduire les écrits de Baha'u'llah et d'Abdu'l-Baha en anglais.
Oeuvre ardue, délicate, lourde de responsabilités: la plupart des textes, innombrables,
sont en persan. Une langue subtile, compliquée, où la présence d'un accent peut
changer le sens d'un mot, donc d'une phrase, voire la compréhension totale d'un
texte. Le style lui-même, souvent allégorique, peut ouvrir la porte à des interprétations
erronées. A lui, le Gardien pétri de l'esprit de la lettre, de mettre au point,
en anglais, les versions officielles qui plus tard, seront traduites dans toutes
les autres langues et dialectes, plus de sept cents à l'heure actuelle. Il est
probable néanmoins que l'usage de l'anglais pour le premier train de traduction
des textes fondateurs de la religion favorisa considérablement son implantation
en Amérique du nord, alors qu'elle se répandait beaucoup plus lentement et difficilement
en Europe et spécialement en France. Enfin, en tant que chef de la communauté
baha'ie, et bien qu'il se mette fort peu en avant dans des circonstances officielles,
il entretient une correspondance permanente avec les baha'is du monde entier,
adresse des messages aux communautés, et reçoit les pèlerins. Entre toutes ces
occupations, il trouve encore le temps d'écrire plusieurs livres, dont une histoire
de ce premier siècle d'existence de la foi baha'ie, Dieu passe près de nous,
(Shoghi Effendi. Dieu passe près de nous, Maison d'Edition Baha'ie, Bruxelles,
1976) et la Dispensation de Baha'u'llah (La Dispensation de Baha'u'llah, Maison
d'Edition Baha'ie, Bruxelles, 1970) commentaire sur le sens de la mission du
prophète et sa portée messianique.
Tous les pouvoirs, cependant, ne sont pas réunis dans la seule main du Gardien.
S'il a celui d'interpréter les écrits fondateurs, il n'a pas celui de légiférer,
qui sera réservé, plus tard, à la Maison Universelle de Justice. Entre 1951
et 1957, il institutionnalise le corps des Mains de la Cause, et. sous ce titre,
par nominations successives, charge 32 fidèles aux mérites avérés, hommes et
femmes de plusieurs nationalités, d'enseigner la foi et de protéger les institutions
de la religion. Le sommet de la structure administrative globale devait cependant
être la Maison Universelle de Justice telle que l'a conçue et nommée Baha'u'llah.
Les membres de cette institution sont élus à travers le vote des représentants
nationaux.
Au début de novembre 1957, alors qu'il séjourne à Londres pour y acheter l'équipement
nécessaire au bâtiment des archives du Centre Mondial, il contracte la grippe
asiatique, et meurt le 4, d'une crise cardiaque, à 61 ans. On l'enterre près
de Londres, à Amos Grove. Il laisse une veuve, Ruhiyyih Rabbani, mais pas d'enfants,
et aucune indication sur sa succession, si ce n'est que tout doit être pris
en main par la Maison Universelle de Justice. On peut supposer qu'il n'a pas
trouvé, au sein de sa propre famille, celui qui serait apte à devenir un second
Gardien.
Moins riche en péripéties, en rebondissements dramatiques, moins charismatique
apparemment que celle de Baha'u'llah ou d'Abdu'l-Baha, la vie de Shoghi Effendi
offre peu d'éléments spectaculaires, propres à alimenter un mythe. Ce fut lui,
pourtant. qui évita tout schisme susceptible de naître d'une certaine anarchie,
ou d'une mauvaise interprétation des Ecrits, lui surtout qui fut le ferment
de la modernité de sa religion. Il suffit en outre de lire certains de ses écrits,
tel cet extrait datant de 1931, pour vérifier qu'il possédait bien, comme l'indiquait
son grand-père Abdu'l-Baha, "l'essence spirituelle" et un singulier don d'analyse,
si ce n'est celui de prophétie,
"Dix années d'incessant trouble, surchargées d'anxiété et d'incalculables conséquences
pour l'avenir de la civilisation ont amené le monde à deux doigts d'une calamité
trop terrible à envisager. En vérité, le contraste est navrant entre les manifestations
d'enthousiasme confiant auxquelles les Plénipotentiaires se laissèrent aller
à Versailles (N.D.A. allusion au traité de paix signé en 1919 entre la France,
ses alliés, et l'Allemagne) et les cris de détresse évidente que vainqueurs
et vaincus poussent maintenant à l'heure de l'amère désillusion (...) la détresse
économique et la confusion politique, les effondrements financiers, l'inquiétude
religieuse et les haines de race semblent avoir concouru à accroître outre mesure
le faix sous lequel gémit un monde appauvri et las de la guerre (...) Sur quelque
continent que se dirige notre regard, quelque éloignée que soit la région sur
laquelle porte notre examen, le monde est partout assailli par des forces qu'il
ne peut ni expliquer ni maîtriser (...) Qui peut dire si une souffrance plus
intense que celles qu'elle ait jamais supportées ne devra pas être infligée
à l'humanité pour qu'une conception aussi élevée puisse être consolidée (...)
Pour fonder et souder ensemble les éléments discordants de la société actuelle
et en faire des membres intégraux de la Communauté de tous les peuples de l'avenir,
il ne faudra rien moins que le feu d'une rude épreuve d'intensité sans égale.
C'est là une vérité que les événements futurs se chargeront de toujours mieux
démontrer. " (Shoghi Effendi, Vers l'apogée de la race humaine, Maison d'Edition
Baha'ie, Bruxelles, 1969)
La mort de Shoghi Effendi laissait la communauté baha'ie dans un certain désarroi.
Un schisme allait-il survenir? Un nouveau leader apparaître, et prendre un pouvoir
pour lequel il n'aurait pas été désigné? Il n'en fut rien. On passa simplement
à la prise de décision collective.
Réunies autour de la veuve de Shoghi Effendi, animatrice et à son tour vestale
vigilante, vingt-sept des trente-deux Mains de la Cause qui avaient été désignées
par le Gardien de son vivant et étaient encore en activité prirent le relais,
et, six années durant, assurèrent l'ordre administratif, l'achèvement des plans
en cours de réalisation, et la continuation de la propagation de la foi. En
1963, la mission des pionniers ayant porté ses fruits, il existait suffisamment
de communautés locales, et, partant, nationales, pour élire les délégués mondiaux
qui constitueraient la Maison Universelle de Justice, et disposeraient à leur
tour, collectivement, du pouvoir de légiférer. Ce fut fait le 25 avril, un siècle
exactement après la proclamation de la foi baha'ie par son prophète dans les
jardins de Rezvan.
Par souci de démocratie, les Mains de la Cause s'abstinrent et demandèrent à
ne pas être élues. L'ordre baha'i entrait dans l'organisation de son âge adulte.
Actuellement, cet ordre forme, exactement, la pyramide voulue par le prophète
et ses successeurs. Au premier échelon, les assemblées locales. Dès qu'une communauté
comporte neuf membres ou plus, elle forme une assemblée spirituelle. Si elle
en compte moins, elle est rattachée à l'assemblée spirituelle nationale. Chaque
année, au cours d'une convention à laquelle participent les délégués de toutes
les communautés locales, les neuf membres de l'assemblée spirituelle nationale
sont élus, lesquels enfin élisent à leur tour, tous les cinq ans, au cours d'une
convention internationale, les neuf membres de la Maison Universelle de Justice.
Tout baha'i majeur, homme ou femme, quels que soient sa race, sa condition sociale,
son âge, son niveau de culture, est éligible. En revanche, nul n'a le droit
de mener campagne en vue de son élection, ni même de se déclarer candidat. Chaque
électeur, méditant, priant, réfléchissant, s'informant, doit apporter son suffrage,
en son âme et conscience, à celui dont la personne, la conduite en paroles et
surtout en actes, lui semblent les plus conformes à l'esprit de la foi, et les
plus aptes à l'exercice de responsabilité.
Les dernières élections de la Maison Universelle de Justice ont eu lieu à Haifa
en mai 1988. 660 délégués représentant plus de 70 nations ont voté. Nous avons
eu l'occasion de voir quelques extraits d'un film en vidéo tourné à cette occasion,
et nous avons été véritablement impressionnés par les images de ces hommes et
de ces femmes incarnant un si grand nombre de peuples et de races, comme dans
une image symbolique de la fraternité universelle, à la fois allègres et paisibles,
souvent d'une dignité impressionnante dans le costume d'apparat de leur peuple,
tel ce délégué Papou dont nous n'oublierons pas de si tôt la magnifique et émouvante
vision. Parmi les neuf membres qui furent élus alors, deux sont iraniens, quatre
Américains dont un noir, et l'on compte également un Anglais, un Australien,
un Irlandais. Quatre assument leur fonction depuis25 ans, un depuis 20 ans,
un depuis six ans, un depuis un an, deux ont été élus cette année. Ces proportions
nous ont amenés à formuler deux remarques:
1°) Une prédominance des américains. "Exact, nous fut-il répondu, puisqu'effectivement
les américains ont joué un rôle important dans le développement de notre religion,
mais aujourd'hui son extension est suffisante pour que l'on puisse augurer,
aux prochaines élections, une élection plus représentative des nationalités,
des races et des cultures mondiales, avec notamment des Sud-américains, des
Indiens, des Africains, etc."
2°) Il nous paraissait évident, devant ces chiffres - cinq membres sur neuf
assurant leur fonction depuis plus de 20 ans - que sauf décès ou retrait volontaire,
les mêmes sont toujours réélus, d'autant que les délégués nationaux ne peuvent
connaître tous les baha'is du monde entier qui sont théoriquement éligibles.
Les élections n'ont-elles pas, en ce sens, un caractère un peu moins démocratique
qu'il peut y paraître à première vue? Nous avons interrogé là-dessus des délégués
nationaux. Réponse: "Nous prions, nous méditons et nous nous informons. La communication
entre les communautés est suffisamment bien établie pour que nous sachions qui
fait quoi et où, qui s'est distingué par l'ardeur de son action, l'intégrité
de sa conduite, la clarté de son jugement. Nous jugeons selon notre conscience
et nous prions Dieu de nous inspirer le meilleur vote." Il s'agit cependant
d'un point sur lequel nous sommes revenus en conclusion de notre enquête.
Cela dit, chaque type d'assemblée, locale, nationale ou internationale correspond
à une fonction précise.
L'assemblée locale s'occupe de l'organisation des activités sociales, prend
des initiatives à l'échelon de son secteur géographique, célèbre les mariages,
s'assure que les fêtes et jours fériés du calendrier baha'i sont respectés autant
que faire se peut, organise des réunions d'information et d'approfondissement
de la foi qui, sous le nom de "coin de feu", se tiennent à tour de rôle chez
les uns et les autres, mêlant croyants et non croyants. Parallèlement, elle
peut organiser des conférences publiques. Elle est autonome mais fonctionne
en liaison avec les autres assemblées spirituelles locales du pays.
Les assemblées spirituelles nationales, chacune composée de ses neuf membres
élus lors de la convention nationale annuelle, planifient toutes les activités
qui ne peuvent être entreprises qu'à l'échelon du pays tout entier, campagnes
d'enseignement de la foi, publications, information, programmes éducatifs ou
de développement, contact avec les autorités gouvernementales etc... Sans leur
être subordonnées, les assemblées locales ont le devoir de les informer de leurs
activités et se tournent vers elles pour obtenir une assistance lorsqu'elles
sont confrontées à des difficultés qu'elles ne peuvent résoudre par leurs propres
moyens. La Maison Universelle de Justice, enfin, est l'organe suprême de l'ensemble
de la communauté baha'ie mondiale. Elle veille à ce que l'application des Ecrits
saints soit toujours conforme à l'interprétation d'Abdu'l-Baha et de Shoghi
Effendi. Elle seule a le pouvoir de légiférer sur tout sujet qui n'a pas été
explicitement prévu par Baha'u'llah dans son Livre des Lois (Version française
publiée par la Maison d Edition Baha'ie, Bruxelles, 1996), et découle donc directement
des modes de vie ou d'événements très contemporains. Ses délibérations sont
absolument secrètes, ses décisions, prises à la majorité, font l'objet d'une
déclaration collective. Nul ne peut savoir quel point de vue a été défendu par
tel ou tel de ses élus. Durant notre enquête, il nous a semblé que ce secret
pouvait éventuellement favoriser une certaine autocratie au sein de la démocratie.
Ne permettrait-il pas, par exemple, l'émergence d'un leader qui entraînerait
l'institution sur les voies de l'autoritarisme, de l'intégrisme, d'un excessif
conservatisme, ou pire encore? Un baha'i éminent nous a rétorqué que cette dérive
est possible et effectivement se produit souvent lorsque deux ou trois hommes
seulement assument le pouvoir de législation mais devient beaucoup plus difficile,
voire improbable, lorsqu'ils sont neuf. Et comme nous insistions sur le fait
que l'impossibilité de savoir qui prend quelles positions au cours des débats
ne favorisait pas l'information et, partant, le choix des votants au moment
des élections à la Maison Universelle de Justice, il insista sur le fait que,
finalement, les membres de l'institution comptent infiniment moins que l'institution
elle-même, et que le principe même de son fonctionnement et du nombre de ses
élus constitue une garantie suffisante.
A ce propos, il convient de souligner que ni au niveau local, ni au niveau national,
ni au niveau international, aucun élu ne dispose de prérogatives, de pouvoir
ou d'influence personnels. Il n'assume pas non plus de responsabilité individuelle
face à ceux qui l'ont élu. Ce n'est que lorsqu'une assemblée, après s'être réunie,
a pris une décision à l'unanimité ou à la majorité qu'elle peut exercer son
autorité et revendiquer sa responsabilité face aux croyants de sa juridiction.
Avec la Maison Universelle de Justice fonctionnent, à Haifa, un secrétariat
général, un comité administratif notamment chargé des questions de gestion et
de finances, un office public d'information qui a ses équivalents à New York,
Paris, Hong Kong et Genève, un bureau du développement économique et social,
un service de statistiques, plus tous les éléments décrits au début de cette
enquête, bibliothèque centrale, service de recherches sur les écrits baha'is,
etc.
Parallèlement aux institutions élues existent des corps dont les membres ont
été choisis et nommés. C'est notamment le cas d'un élément vital de l'organisation:
les Corps continentaux de conseillers. Ils ont en fait, peu à peu, vers 1968,
remplacé les Mains de la Cause. En changeant ce titre, la première Maison Universelle
de Justice marquait son respect vis-à-vis des Ecritures et des appellations
antérieurement données par Baha'u'llah et ses descendants.
Les missions de ces conseillers continentaux s'étendent à la terre entière.
Elles couvrent un immense champ d'application: service intercontinental à l'échelle
mondiale, protection et propagation de la foi, encouragement, inspiration et
soutien des croyants. Ils mènent consultations et collaboration avec les assemblées
spirituelles nationales, décident du découpage d'un continent en petites zones
d'activités. Ils nomment et dirigent, enfin, des corps d'auxiliaires qui jouent
également un rôle très important. Ils n'ont cependant aucun pouvoir de décision
ni d'interprétation.
Les auxiliaires agissent à un échelon plus restreint: pays ou région, et entretiennent
des rapports suivis avec les assemblées spirituelles locales. Ils agissent en
tant que représentants, assistants et conseillers des corps continentaux. Il
leur appartient de renforcer le travail de propagation et de protection de la
foi, de stimuler par leurs visites les assemblées, groupes, et baha'is isolés.
La durée de leur mandat est variable, selon les besoins de la région où ils
sont délégués. En principe ils doivent, sur place, subvenir, par leur travail,
à leurs propres besoins. Cependant, dans des zones particulièrement défavorisées,
ils peuvent être pris en charge par un fonds qu'administre le corps continental.
Le corps des conseillers continentaux compte actuellement 72 membres, et celui
des auxiliaires environ 700.
Enfin, en 1973 a été créé, à Haïfa même, un centre international d'enseignement
dont les responsables, nommés par la Maison de Justice pour une durée indéterminée,
travaillent à plein temps et sont rétribués.
Leur rôle est de coordonner, de stimuler, de diriger les corps continentaux
de conseillers, qui, de leur côté, les informent des nécessités et des problèmes
de la Cause sur le continent qu'ils ont en charge. D'assurer la liaison entre
ces conseillers et la Maison Universelle de Justice. De déterminer quels sont
les besoins en pionniers, enseignants itinérants, et quelles fournitures leur
sont nécessaires - livres, matériel audiovisuel, etc. - non seulement pour favoriser
une extension quantitative de la foi baha'ie mais aussi pour jouer un rôle qualitatif
auprès des communautés, dans le sens de la spiritualité et de l'éducation.
7.2. Progression et répartition des croyants
Grâce à ces corps de conseillers continentaux, d'auxiliaires, de pionniers,
renforçant les premières implantations dues à la propagation par le bouche à
oreille, la foi baha'ie, "comme une fine résille posée sur la terre" dit en
souriant Sandra Todd, touche aujourd'hui les cinq continents. La Maison Universelle
de Justice s'efforce de la faire progresser par paliers, en mettant en oeuvre
des plans à durée déterminée. Le dernier arrivé à échéance, qui couvrait la
période 1979- 1986, a vu le nombre global des fidèles progresser de 31 %. Ils
étaient passés de 603.000 à 969.000 en Afrique (gain: 61%). De 665.000 à 857.000
en Amérique du Nord et du Sud (gain: 29 %). De 2.264.000 à 2.807.000 en Asie
(gain: 24%). De 70.000 à 84.000 en Australie (gain 20 0/%). Et de 19.000 à 22.000
en Europe (gain: 16 %).
Une telle progression, avec cette répartition, appelle évidemment un commentaire.
Pourquoi est-ce en Asie que les fidèles sont les plus nombreux? Pourquoi est-ce
en Afrique que leur progression est la plus spectaculaire? Pourquoi l'implantation
sur le continent américain est-elle presque 40 fois supérieure à celle du continent
européen? La première question obtient une réponse spécifique: l'Asie est plus
réceptive à une foi d'origine islamique. D'autre part, la plupart des baha'is
d'Asie sont en Inde, et s'ils s'y comptent par milliers, c'est que, dès leur
naissance, les indiens sont en contact avec des valeurs spirituelles, tandis
que l'Europe est plus matérialiste. Le cas du continent américain est plus particulier.
Les liens entre Abdu'l-Baha, puis Shoghi Effendi et l'Amérique du Nord furent
très forts. Abdu'l-Baha pensait même que les Etats Unis pouvaient servir de
"berceau" à l'ordre administratif conçu par Baha'u'llah parce qu'il s'agissait
d'une nation jeune, placée à un tournant de l'histoire humaine. "Le jour approche,
dit une de ses épîtres, où l'Ouest aura remplacé l'Est, et fera rayonner la
lumière de la direction divine." Après lui, Shoghi Effendi eut de nombreux américains
parmi ses principaux collaborateurs, et c'est essentiellement par l'intermédiaire
de sa correspondance avec les communautés des Etats Unis et du Canada qu'il
définit progressivement le mode de fonctionnement des institutions locales et
nationales.
En ce qui nous concerne, nous avons fait la remarque que la foi baha'ie progresse
plus fort et plus vite dans les pays en voie de développement que dans les pays
nantis: l'Amérique latine, par exemple, compte pour une bonne part dans les
dernières statistiques américaines. Il nous a semblé, aussi, sans que cela nous
ait été dit, sans que nous en ayons une preuve formelle, qu'elle touche davantage,
dans les régions défavorisées, les gens les plus humbles, et inversement, dans
les pays à haut revenu, des individus plutôt cultivés, issus de classes relativement
aisées.
Cette différence de comportement peut être expliquée par les actions non seulement
spirituelles, mais éducatives et sociales, que mènent les assemblées locales
et nationales. Des actions qui ont sans doute puissamment contribué, en même
temps que ses prises de position en faveur de la paix mondiale ou contre le
racisme, à faire admettre la communauté baha'ie, en 1970, au Conseil Economique
et Social de l'ONU, en tant qu'Organisation Non Gouvernementale, avec un statut
consultatif, et, en novembre 87, au réseau "Préservation et Religion" du Fonds
International pour la Nature.
Il importe ici d'éclairer le rôle que jouent les assemblées spirituelles locales
- il en existe actuellement près de 30.000 disséminées dans plus de 160 pays
- et les 148 assemblées nationales. Toutes ne sont évidemment pas confrontées
aux mêmes types de situation. Dans certains cas, en Afrique, en Asie, en Amérique
du Sud, dans des îles perdues du Pacifique ou de l'Océan indien, dans des zones
défavorisées, presque abandonnées, que l'administration centrale de l'état concerné
n'a pas encore atteintes, elles constituent parfois la seule forme d'organisation
sociale existante. Il arrive très souvent que dans ce cas, elles prennent en
charge l'organisation de la scolarisation des enfants, l'alphabétisation des
adultes, la mise sur place de structures médicales, évaluent les besoins matériels
et spirituels de l'ensemble de la population, et, toujours par plans successifs
à durée déterminée, se mettent en devoir d'y faire face. "Il est très important,
souligne Holly Vick, une jeune américaine coordinatrice du Bureau de développement
économique et social, de bien comprendre dans quel esprit nous agissons. Il
ne s'agit en aucun cas d'assistance.
Dès qu'un embryon de communauté baha'ie se constitue quelque part, elle commence
par le commencement: éducation et spiritualité. Un être inculte, abandonné par
la civilisation, dès qu'il devient baha'i, dès qu'il se sait l'égal de n'importe
quel autre homme sur la terre, se sent noble. Et le sentiment de ses capacités
lui permet de les développer et de faire quelque chose. Vous me dites qu'au
dessous d'un minimum de calories quotidiennes, on doit être incapable de penser
à autre chose qu'à sa survie journalière. La malnutrition est effectivement
un fléau qu'il faut vaincre, mais elle n'empêche pas la conscientisation, pour
peu que la graine soit semée. Le progrès matériel, quand il est la conséquence
du progrès spirituel, est celui qui est le plus solide et porte le plus de fruits.
Il ne suffit pas d'envoyer de l'argent pour lutter contre la faim. L'important
est de donner aux êtres l'envie et la capacité de la faire disparaître par leurs
propres moyens, et je peux, notamment en Amérique latine, vous donner d'innombrables
exemples de réussites par cette façon d'agir.
Jamais notre bureau de développement économique et social ne décide que telle
ou telle communauté a tel ou tel besoin qu'il nous incombe de satisfaire. Ce
sont les gens qui sont sur place, directement concernés, qui doivent les évaluer,
établir un plan pour y faire face, et, dans la mesure du possible, trouver le
moyen de le mettre en oeuvre. A eux aussi de décider s'ils ont besoin ou non
d'aide et, dans l'affirmative, de la demander. Alors nous faisons tout notre
possible pour les aider, et dans ce cas, puisqu'il s'agit d'équipements collectifs
au service de tous, et pas seulement des baha'is, nous n'hésitons pas à faire
appel à des organisations non gouvernementales, à des dons individuels de non
baha'is, etc. Je peux vous donner quelques exemples. Au Honduras, dans une zone
très reculée, à peuplement indien, où vivaient deux familles de pionniers iraniens
dans des conditions si rudimentaires qu'elles habitaient presque dans les arbres,
il y a eu un projet d'installation d'hôpital pour lequel un capteur solaire
était nécessaire. Nous avons lancé un appel. Le capteur nous a été fourni par
des baha'is du Minnesota, et l'armée américaine a pris en charge sa livraison
par avion et son parachutage. Dans l'Ile de Tanna, dans l'océan Pacifique, il
y avait un problème d'eau: une source existait, mais il fallait créer un système
de distribution. De l'argent est arrivé d'Australie, du Canada, de Nouvelle
Zélande, le projet a été mis sur pied, et c'est le gouvernement qui a finalement
construit le réseau de distribution.
Ailleurs, une communauté baha'ie a du affronter une épidémie de méningite. Nous
avons alerté l'O.M.S. et les vaccins, à la suite d'un télex, sont arrivés de
France, via New-Dehli. Même chose en Afrique. Au Zaïre, par exemple, nous avons
installé plus de 100 centres d'éducation. Des moniteurs baha'is y sont enseignants
volontaires- Il s'agit d'éduquer les jeunes, mais aussi - c'est au moins un
quart de leur tâche - d'alphabétiser les adultes. Personne n'a d'argent, mais
chacun apporte sa contribution en travail. Et souvent, les gouvernements demandent
à utiliser les écoles.
Ce que construisent les baha'is devient un outil collectif. Ils donnent aussi,
souvent, l'impulsion, puis les autres suivent. Par exemple, encore au Zaïre,
plus de cinquante personnes sont impliquées dans un processus d'amélioration
de l'agriculture: l'enseignement agricole occupe une place importante dans les
plans de nos communautés dans les pays en voie de développement, parallèlement
à l'éducation. Dans la foulée, elles ont reconstruit un hôpital gouvernemental.
La communauté baha'ie à démarré ce projet, puis d'autres, non baha'is, sont
venus se joindre à la tâche. Aux îles Fidji nous avons installé des écoles primaires.
En Inde, où les gens ont un sens inné de l'esthétique, un très gros effort est
fait sur l'enseignement de métiers manuels, artisanaux et le gouvernement nous
en demande de plus en plus. Aux Philippines, avant l'arrivée au pouvoir de Cori
Aquino, l'accès à l'instruction était très difficile, voire impossible, pour
le plus grand nombre des enfants. Un programme de scolarisation a été mis en
place par des assemblées locales, qui se sont formées. L'assemblée nationale
a envoyé des maîtres. Pas mal d'enfants ont acquis ainsi un bagage qui leur
a permis ensuite d'entrer dans d'autres écoles, et ils ont eu un tel pourcentage
de réussite aux examens que le bruit s'en est répandu, et que les Nations Unies
ont envoyé des observateurs.
Nous insistons beaucoup sur le fait qu'il ne s'agit pas de développer partout,
sous le couvert d'une religion unique et d'une organisation type, une culture
indifférenciée. Chaque groupe ethnique doit conserver sa culture spécifique,
son enracinement. Je peux encore vous donner un exemple. Au Pérou, il existe
une communauté baha'ie d'Indiens Quechuas assez importante: 700 membres. Ils
ont tout à fait conservé leurs traditions, leur mode de fonctionnement social
qui d'ailleurs, par bien des points, coïncide avec le modèle de notre religion.
Ce sont leurs propres leaders qui les ont incités à déterminer et à exprimer
leurs besoins profonds, et à établir des plans successifs pour les satisfaire".
Tandis qu'Holly Vick nous ouvrait ainsi l'éventail des réalisations dans le
Tiers-monde, des films vidéo, des photographies illustraient ses propos. Au
Zimbabwe, un cours d'alphabétisation des femmes: en Haïti, une campagne de vaccination
de jeunes enfants: en Inde, de jeunes élèves apportant des plants pour le reboisement
du village, une fontaine d'eau potable dans un lieu très déshérité, un cours
d'hygiène pour les femmes vivant en zone rurale: en Swaziland, une école primaire:
au Zaïre, des baha'is et des non baha'is mêlés s'employant collectivement à
la construction d'un centre baha'i. Aux Fidji un jardin d'enfants. Aux Philippines,
un centre médical. Au Panama, une station d'enseignement mobile.
Et le plus sophistiqué: en Equateur, au Panama, au Pérou, des stations de radio
qui diffusent des reportages, des programmes éducatifs, mais aussi la musique
typique de ces régions. "Nos communautés ont installé sept stations de radio
en Amérique du Sud, précisa Holly Vick. Celle du Panama est entièrement assurée
par des Indiens Guaymis qui peuvent ainsi promouvoir leur propre culture. Ces
stations de radio organisent aussi des festivals de musique qui ont un très
grand impact". Ces manières de concevoir le développement peuvent aujourd'hui
paraître, somme toute, assez banales. Suffisamment de voix autorisées s'élèvent
à présent partout pour dénoncer l'assistance sous forme d'aumône, et prendre
comme règle de base le sage proverbe chinois "Donne un poisson à un homme, tu
le nourris une fois. Mais s'il apprend à pêcher, il pourra se nourrir lui-même
toute sa vie". L'originalité des baha'is est qu'ils les mettent en pratique
depuis très longtemps.
Même en ce qui concerne la musique. Serait-elle une des voies qui mènent à l'harmonie
universelle? L'Occident a pu en avoir l'impression, depuis deux ou trois ans,
avec les concerts réalisés par des chanteurs et musiciens de tous les pays au
profit de l'Aide Internationale, ou d'Amnesty. Là encore, les baha'is avaient
pris les devants, et l'avait inscrite dans leur dernier plan international de
sept ans, mis en oeuvre en 1979. On peut lire, dans le rapport final de ce plan,
rédigé en 1986:
"La musique a toujours été un moyen unique et inspiré d'amener les gens à être
ensemble. Durant le Plan de sept ans, elle a été de plus en plus utilisée pour
consolider les communautés baha'is. Le nombre d'enregistrements musicaux proposés
par les distributeurs baha'is, a augmenté chaque année du plan. Des musiciens
de toutes les parties du monde se sont réunis pour la première conférence internationale
de Musique, qui s'est tenue au Costa-Rica en février 1985, afin d'explorer et
de discuter l'utilisation de la musique dans la propagation de la Foi. L'Assemblée
nationale des Philippines considère la qualité et la popularité croissante de
sa fête annuelle de la musique comme une de ses réalisations les plus importantes
du plan de sept ans. En Malaisie, des jeunes travaillent ensemble à composer
des chansons et à mettre des prières en musique dans plusieurs langues et les
utilisent lors de leur enseignement itinérant. Les festivals de musique associés
aux stations de radio baha'ies en Amérique du sud sont devenus un élément de
catalyse pour la promotion des cultures indigènes. Le festival annuel de la
radio baha'ie en Equateur constitue l'événement culturel le plus important de
la région, avec une telle popularité qu'il faut maintenant organiser six compétitions
préliminaires pour accommoder tous les participants."
Les actions sont évidemment moins spectaculaires en Occident, puisque les problèmes
posés sont très différents. "Les communautés d'Europe et d'Amérique du nord,
dit Holly Vick, doivent prendre conscience de leurs propres besoins. S'ils ne
sont pas de même nature que ceux des communautés des pays en voie de développement,
les problèmes n'en existent pas moins. La drogue, la pollution, la dégradation
de l'environnement, l'injustice sociale, le racisme, etc ..."
7.3. Les projets de développement
Actuellement. les communautés baha'ies sont engagées dans 1482 projets de développement
économiques et sociaux à travers le monde. L'éducation y occupe une place prédominante,
mais aussi la mise en valeur des ressources locales - forêt et agriculture -,
l'installation de services de santé et de services sociaux, de stations de radio,
etc...
Les initiatives de la communauté baha'ie française peuvent donner un bon exemple
de l'activité de ces communautés dans les pays occidentaux, où elles ont, comme
le soulignait Holly Vick, à définir et évaluer leurs propres besoins. Cette
communauté comporte environ un millier de membres, répartis dans une trentaine
d'assemblées spirituelles locales. Elle n'est pas ou fort peu implantée en Champagne,
Corse, Franche-Comté, Limousin, Basse Normandie, Picardie, Pays Basque, Lorraine,
et d'une façon plus générale dans les milieux agricoles et/ou de forte tradition
catholique. Elle s'est dotée d'un Comité National d'Enseignement, d'un Comité
d'Approfondissement, et d'un Comité des Jeunes.
Comme toutes les autres assemblées spirituelles, elle met en oeuvre des plans
à durée déterminée (actuellement un plan de six ans) proposés par les assemblées
locales, examinés par l'assemblée nationale avec la collaboration des conseillers
continentaux, et enfin soumis à l'approbation de la Maison Universelle de Justice.
Le plan actuellement en cours de réalisation vise deux objectifs que l'on pourrait
définir par l'interne et l'externe.
Dans la première catégorie, concernant essentiellement la conduite des fidèles,
viennent s'inscrire le respect de la prière quotidienne, la lecture des Textes
sacrés, l'incitation à l'observation du jeûne, le développement de la vie communautaire,
la consolidation des assemblées locales, l'approfondissement de la foi par la
multiplication des "coins de feu", l'encouragement à l'exigence personnelle
d'un haut niveau de conduite, l'accroissement de la participation aux ressources
financières de la communauté nationale.
Dans la deuxième s'enchaînent la propagation de la foi en direction des groupes
ethniques minoritaires installés sur le sol français (Chinois, Vietnamiens,
Arméniens, Tziganes, etc.), l'encouragement au volontariat d'enseignants itinérants
dans les pays francophones, et plus spécialement en Afrique, le développement
de l'esprit pionnier et l'installation de quelques-uns de ces volontaires, susceptibles
de subvenir à leurs propres besoins, dans cette même Afrique; l'implantation
dans les régions françaises où la foi baha'ie n'est pas représentée. Il est
également prévu de faire progresser de quarante à soixante le nombre des assemblées
locales; de développer des relations cordiales avec les personnalités politiques,
universitaires, etc... de veiller à la publication des brochures; d'agir sur
le plan professionnel pour faire connaître la foi à travers les mass-medias...
Dans le même but de communication, doit être créée une société audiovisuelle
pour la production d'émissions destinées au câble et aux télévisions régionales
qui, traitant des problèmes de l'environnement, du racisme, de l'athéisme, etc,
serviront simultanément à informer et à amorcer des thèmes de discussion pour
des "coins de feu", des débats publics, etc.
Seront enfin étudiés en coopération avec d'autres associations ayant les mêmes
buts, quelques projets de développement social et économique. Les jeunes qu'il
nous a été donné de rencontrer au cours de Journées Nationales d'Enseignement
qui se sont tenues à Lyon en novembre 88 font montre d'un dynamisme, d'un pragmatisme,
et parfois d'un esprit contestataire mais positif, plutôt sympathiques. Ils
ont leurs propres projets. 1989 doit les voir à l'oeuvre par exemple dans le
Sud-Ouest, employés à la castration du maïs (l'argent gagné sera envoyé en Afrique),
installant un coupe-feu dans une zone boisée de la Corse, ou travaillant en
Bretagne dans un parc naturel. Leur tactique offre une illustration parfaite
de la manière dont se fait la propagation de leur foi: le travail leur donne
l'occasion d'entrer en contact avec des gens qui l'ignorent, et de prêcher par
l'exemple, sans jamais dissocier le travail de l'enseignement.
Les baha'is ne se limitent cependant pas à ces actions localisées. Grâce à son
statut consultatif auprès notamment de l'ONU, leur communauté internationale
participe par ses propositions, ses déclarations, ses actions, aux grandes affaires
mondiales.
Ainsi, en 1974, à une Conférence Mondiale de l'Alimentation qui s'est tenue
à Rome, elle signait une déclaration insistant, dans une perspective de solution
au problème alimentaire mondial, sur la nécessité d'arriver à une conviction
individuelle et collective de l'unité organique de l'humanité, à une conception
de l'éducation et du travail au service non seulement des citoyens d'un même
pays, mais de l'ensemble des peuples de la terre, et la reconnaissance de l'agriculture
comme une activité humaine vitale, justifiant une place de prestige dans la
société. "Un pareil changement d'attitude, était-il écrit en conclusion, pourrait
attirer de nombreuses personnes dans ce secteur essentiel et ralentir l'exode
rural, permettant ainsi la décentralisation si nécessaire des établissements
humains".
En 1978, à Genève, lors de la Conférence Mondiale pour la lutte contre le racisme
et la discrimination raciale, elle était représentée. La même année, à la séance
spéciale de l'assemblée générale des Nations Unies consacrée au désarmement,
elle signait un texte intitulé "La promesse du désarmement et de la paix".
En 1979, à Vienne, elle apportait sa contribution à la Conférence des Nations
Unies sur la science et la technique au service du développement dans une déclaration
intitulée "La science et la technique en vue de l'avancement humain."
En 1986, au Grand-Duché du Luxembourg, l'Association Européenne pour les études
baha'ies, dans le cadre de ses troisièmes rencontres, proposait deux journées
de conférences sur le thème "Place et contribution des minorités dans la société",
en présence des ministres de la justice et de la culture du Grand-Duché. Dans
le même temps, toute la communauté était engagée dans la célébration de l'Année
internationale de la paix, ce qui lui donnait à la fois l'occasion de militer
pour une cause essentielle, de propager son point de vue sur la question, et
de se faire mieux connaître.
Tout commença avec un rapport rédigé par la Maison Universelle de Justice intitulé
"La promesse de la paix mondiale", adressé à tous les peuples de la terre, et,
plus spécialement, à leurs dirigeants. Ce texte fut directement remis à soixante
six d'entre eux, chefs d'états souverains ou de territoires sous tutelle, par
des envoyés de la communauté baha'ie, tandis que ses représentants à l'ONU le
faisaient connaître aux délégations des pays où l'assemblée spirituelle nationale
ne pouvait avoir de contact direct avec le gouvernement. Plusieurs présentations
firent l'objet de cérémonies officielles, notamment à Washington, à la Maison
Blanche, lors de la journée annuelle consacrée aux Droits de l'homme. Les premiers
ministres, les cours suprêmes, les parlementaires et les membres de toutes les
instances importantes reçurent également copie de ce texte.
Dans le même temps, toutes les Assemblées spirituelles locales ou nationales
faisaient de la communication des enseignements sur la paix de Baha'u'llah une
de leurs activités essentielles. On vit, en Papouasie Nouvelle-Guinée, dans
le magazine national le plus important, la publication intégrale, illustrée
par des images, du document préparé par la Maison de Justice. Au Bénin, à la
demande du Président de cet état, une conférence de presse fut organisée par
son chef du protocole pour permettre aux baha'is de présenter le texte à l'ensemble
des médias.
En Suisse, 2.200 grands posters affirmant "La paix n'est pas seulement possible
mais inévitable" furent disséminés dans les principales villes, les transports
publics, tandis que fonctionnait un téléphone spécial pour répondre aux questions
et que se succédaient les réunions d'explication publiques ou privées. L'Australie
organisa, à Sydney, sur les terrains dépendant du temple où, plutôt, comme disent
les baha'is, de la Maison d'Adoration une exposition de dix jours intitulée
"Les dix jours incroyables" avec conférences, rencontres, concerts, ateliers,
auxquels participèrent plus de 7300 personnes, baha'is et non baha'is, organisations
civiles, sociales, humanitaires, etc. Le Centre national de Wilmette, dans l'Illinois,
là ou se trouve également un des cinq temples baha'is, diffusait quant à lui
un dépliant bleu et blanc où volait une colombe signée Georges Braque qui résumait
l'essentiel du rapport de la Maison de Justice en trois paragraphes significatifs:
"Il est évident que toutes les guerres et conflits ont été la conséquence de
quelques formes de préjugés religieux, raciaux ou nationalistes. Le préjugé
est le destructeur des fondations du monde, de l'humanité... Reconnaître que
l'humanité forme une seule famille est la première marche à franchir dans la
réorganisation des affaires mondiales pour parvenir à la paix finale.
L'unicité de l'humanité est un fait confirmé autant par la croyance en un créateur
commun que par toutes les sciences humaines. L'élimination de la suspicion et
du doute engendrés par les préjugés commence par l'authentique association entre
les groupes et l'éducation des enfants pour faire comprendre l'intérêt de la
diversité. Il en résultera une meilleure compréhension entre les nations et
la construction d'un nouvel ordre dans les affaires mondiales qui unira politiquement,
économiquement et socialement les pays et mettra fin à la guerre en même temps
qu'il protégera la diversité des cultures...
Le préjugé est la plus grande barrière à la paix mondiale. Ses aspects les plus
redoutables sont le racisme, le nationalisme et le fanatisme religieux. Ces
trois catégories de préjugés constituent la base des attitudes qui divisent
le monde entre "nous" et "eux". Le racisme empêche le progrès humain en masquant
les potentialités de ses victimes et dégrade ceux qui le pratiquent. L'extrémiste
nationaliste, à l'opposé d'un amour raisonnable de son pays, empêche la coopération
entre nations qui dépendent les unes des autres pour leur survie. L'intolérance
religieuse est cause de guerres et de persécutions bien que les fondateurs des
religions mondiales n'aient jamais approuvé un pareil comportement... La fin
des guerres n'est pas seulement une affaire de traités entre les nations. La
paix peut seulement s'installer quand les principes spirituels, que certains
peuvent appeler "valeurs humaines", guident la recherche des solutions aux problèmes
mondiaux. Quelques uns des principes à mettre en oeuvre dans le dépassement
des obstacles qui s'opposent à la paix sont l'élimination des préjugés raciaux,
nationaux et religieux, la disparition de l'extrême distance entre les riches
et les pauvres, l'égalité des hommes et des femmes et l'éducation universelle."
Un slogan: "La terre est un seul pays", une brève définition de la foi baha'ie
et un appel à tous pour travailler avec ses fidèles, chacun selon son propre
point de vue, à l'édification d'un monde sans guerre complétaient le dépliant.
Au total, la "Promesse de la paix mondiale" a été traduite en 47 langues et
fait l'objet de 143 éditions. L'ensemble de ces initiatives valut à la communauté
baha'ie de se voir décerner, en 1987, par l'ONU. le titre de "Messager de la
paix".
Actuellement, un nouveau plan de six ans, établi par la Maison Universelle de
Justice, se déroule à l'échelle mondiale, avec des objectifs tous azimuts qui
concernent autant les affaires internes de la communauté baha'ie que ses actions
vers l'extérieur. Y sont notamment programmés, pour les entreprises internes,
la poursuite de la traduction et de la publication des textes sacrés, l'extension
du message de Baha'u'llah, la mise en oeuvre de nouvelles constructions sur
le Mont Carmel, la multiplication des Assemblées spirituelles locales et nationales
à travers le monde, le renforcement du corps des pionniers (sur un objectif
de 429 personnes, 131 sont actuellement à l'oeuvre sur les cinq continents)
et pour les actions tournées vers l'extérieur la promotion de l'enseignement,
l'intensification des relations avec l'ONU, ses différents organismes spécialisés
et le Parlement Européen dans des actions en faveur de l'éducation, de l'environnement,
de la lutte contre la faim dans le monde, des droits de l'homme, de la santé,
de la jeunesse, de l'émancipation des femmes.
7.4. Interview du philosophe Ervin Laszlo
A travers les différentes interventions de la communauté baha'ie dont nous ne
pouvions, dans cet ouvrage, que donner quelques exemples, l'impression s'installe
qu'en fait elle propose, pour tous les problèmes qui se posent à l'échelon mondial,
un remède universel en trois points:
* métaphysique il n'y a qu'un seul Dieu, toutes les querelles religieuses sont
mal fondées et doivent être dépassées.
* humain il n'y a qu'une seule espèce de terriens, et toute suprématie de race,
toute inégalité entre ethnies, entre sexes, entre riches et pauvres doivent
être comblées.
* social, il n'y a qu'une seule planète terre, dont toutes les ressources doivent
être collectivement préservées, gérées et réparties au profit de tous les peuples,
tous les motifs de conflit arbitrés et désamorcés par une instance supranationale
disposant de l'autorité suprême et des moyens de la faire respecter.
On peut voir dans cette doctrine des trois unités une splendide et irréalisable
utopie, pas si éloignée, finalement, de toutes celles qui fleurirent en Europe
entre le XVIe et le XIXe siècle, de Thomas More à Robert Owen, en parallèle
avec des mouvements millénaristes tel celui dont Claude-Henri de Saint-Simon
avec son "Nouveau Christianisme" fut au XIXe siècle l'instigateur. On peut même
remonter plus loin encore dans le temps, jusqu'à l'antiquité. N'est-ce pas précisément
en Asie mineure qu'un certain Aristonicos tenta, bien avant l'avènement de l'ère
chrétienne, la réalisation d'un millénarisme social et anti-esclavagiste? Il
est possible que le Bab ou que Baha'u'llah aient eu connaissance des utopies
qui traversaient leur siècle: l'Iran, rappelons-le, fut longtemps un carrefour
de circulation des idées. Il semble en revanche peu probable qu'ils aient su
quoi que ce soit d'Aristonicos.
Il nous parait plus intéressant et plus révélateur de comparer la conception
baha'ie, entièrement issue, il faut s'en souvenir, d'une doctrine conçue au
XIXe siècle, à certains points de vue émanant d'autorités contemporaines reconnues,
comme par exemple celles du Club de Rome. L'un de ses membres, Ervin Laszlo,
musicien, philosophe, scientifique de renom, par ailleurs rédacteur en chef
de l'Encyclopédie de la paix publiée par l'ONU, et directeur du comité consultatif
du projet de perspectives européennes de l'Université des Nations Unies vient
de signer, avec une préface d'Alexander King, président du Club de Rome, un
ouvrage intitulé Le Monde moderne et ses limites (Ervin Laszlo, Le monde moderne
et ses limites, Tacor International, Paris, 1988).
L'objet essentiel en est un constat à la fois pessimiste et optimiste. Pessimiste:
la terre risque d'atteindre, dans un futur pas si lointain, les limites de sa
croissance matérielle. Optimiste: ces limites peuvent ne jamais être atteintes
car il existe un certain nombres de freins économiques, sociaux, culturels,
politiques ou créés par la nature elle-même qu'il importe de mettre en oeuvre.
Pour mémoire, l'auteur rappelle les schémas prospectifs qui avaient été réalisés
sur ordinateur, en 1972, à la demande du Club de Rome, par le M,I.T (Institut
de Technologie du Massachusetts) et dont les résultats eurent des allures de
prévisions-catastrophes, comme les films du même nom. Ayant pris en compte des
milliers de données, le diagnostic du M.I.T fut en effet que si les tendances
à la croissance se poursuivaient sans modifications, les limites possibles seraient
atteintes dans les cent prochaines années, avec pour corollaire un déclin rapide
et incontrôlable de la capacité industrielle et de la population. Le mal, cependant,
n'était pas sans remèdes. Pour retrouver la perspective d'un monde viable, l'ordinateur
indiquait des solutions telles que retrouver, dès 1975, une proportion des naissances
égale à celle des décès. Stabiliser le capital industriel mondial en limitant
la proportion des investissements pour 1990. Réduire, en 1975, la consommation
des ressources mondiales par unité de production industrielle au quart de sa
valeur en 1990 et, dans la même proportion la pollution mondiale. Transposer
les préférences économiques de la société vers des services plutôt que des biens.
Diriger les capitaux vers la production de nourriture même si cette production
n'est pas rentable, et utiliser en priorité les capitaux agricoles pour préserver
et enrichir le sol.
Ce fut, à l'époque, un beau tollé et une mémorable polémique. Beaucoup contestèrent,
ricanements à l'appui, le "modèle" né de l'ordinateur.
Quelques réactions plus positives se produisirent, mais...entre l'Amérique qui
considérait que ce qui est bon pour elle est bon pour le monde entier et l'Est
qui continuait de voir dans le communisme le moyen de surmonter toutes les difficultés,
on en resta à des solutions nationales, sur des plans à courts termes, sans
comprendre vraiment qu'il s'agissait d'une affaire mondiale, exigeant une politique
à long terme et planétaire.
"Tout cela, explique Ervin Laszlo, par manque d'idéaux positifs qui préexistent
pourtant dans toutes les grandes religions, les morales du comportement, les
concepts universels et devraient être réaffirmés et séparés des pratiques politiques
auxquels ils sont associés." Sa réflexion le conduisit finalement à la conception
de nouvelles valeurs correspondant à l'âge mondial qui prend la relève des âges
industriels et postindustriels aujourd'hui obsolètes. En substance, il les décrit
ainsi.
"En ce moment, pour survivre, il faudra être en symbiose avec les autres et
l'environnement et non rechercher des fins immédiates et égoïstes au détriment
du milieu.
La théorie de la richesse descendant vers les plus pauvres n'ayant pas fonctionné
dans la pratique, la seule manière d'aider les pauvres de cette terre est de
créer volontairement et systématiquement de meilleures conditions de vie pour
eux, et plus d'occasions pour qu'ils progressent et participent d'une façon
plus significative aux processus économiques, sociaux et politiques (même si
cela implique le sacrifice de quelques uns des privilèges traditionnellement
associés à notre propre richesse et à notre puissance).
La sagesse éternelle des grandes religions, des grands artistes et des grands
humanistes est le complément nécessaire à l'expérience technique des sciences,
car l'homme et la société sont et ont toujours été plus qu'un assemblage de
processus réductibles à des faits scientifiquement déterminables.
La technologie devrait être le serviteur et non le maître de l'humanité et l'on
devrait décider de ses applications non seulement en fonction des bénéfices
économiques mais aussi en terme de bénéfices humains, sociaux, et surtout sur
l'environnement.
L'efficacité ne doit plus être assimilée purement et simplement à la productivité
maximale mais à la production de produits et services socialement utiles en
employant d'une manière sensée le maximum de la force de travail disponible,
même si cela signifie à court terme une réduction du rendement et des profits.
En dépit d'une plus grande difficulté à prévoir et à contrôler les comportements,
il faudra encourager le développement complet des personnalités dans leurs diversités
et non plus imprégner les individus avec une "rationalité purement économique"
les réduisant à l'état de robots calculant leur propre rapport coût/bénéfice.
Une fidélité exclusive et aveugle à "mon pays qu'il ait tort ou raison" est
une attitude aussi égoïste et à courte vue que l'allégeance aveugle à soi-même,
le chauvinisme n'étant que l'égoïsme en plus grand. Ainsi ces allégeances devraient
plutôt se porter sur les sphères relationnelles concentriques allant de la famille
immédiate à la famille de tous les peuples et de toutes les cultures dans lesquelles
chacun se retrouverait. La souveraineté et l'indépendance des états-nations
d'aujourd'hui n'existent que sur la base d'un raisonnement légal mais arbitraire
qui accorde une fausse légitimité à d'égoïstes décisions gouvernementale. Les
citoyens conscients ne devraient plus agir comme si leur pays était isolé de
tout par son indépendance, mais ils devraient tenter de soutenir ses intérêts
en tant que membre parmi tant d'autres d'une communauté internationale interdépendante.
Les richesses de la terre ne nous sont pas données pour les piller à volonté
car la nature se venge avec des cycles écologiques détraqués, des environnements
invivables et des habitudes climatiques dangereusement, perturbées. Les ressources
naturelles et les sources d'énergie doivent être utilisées à bon escient et
les technologies étudiées soigneusement pour leurs bénéfices à long terme ainsi
que pour leurs possibles effets secondaires.
Le bonheur, c'est chercher et non atteindre. On ne le trouve pas seulement dans
les possessions matérielles mais aussi dans la créativité personnelle, dans
l'équité et l'honnêteté, dans l'amour et l'amitié, dans la solidarité communautaire,
dans l'harmonie avec la nature et dans la bonne conscience ressentie après avoir
fait tout ce qui est en son pouvoir non seulement pour soi-même mais aussi pour
sa société et pour toute l'humanité.
La planète terre est un bel objet fragile qui abrite un mélange de formes de
vie extrêmement rares sinon uniques dans tout l'univers et la préservation de
son intégrité est maintenant le privilège et la responsabilité de l'humanité".
(Ervin Laszlo, op cit.).
Ce credo d'un humaniste-scientifique, renforcé par la remarque préliminaire
d'Alexander King: "Les problèmes contemporains sont vus de plus en plus comme
étant de nature mondiale, qu'ils soient d'économie, de monnaie, de chômage ou
d'environnement. Il paraît donc impossible à un pays individuel et isolé de
les résoudre" nous a semblé correspondre d'assez près à l'ensemble des conceptions
baha'ies. Nous avons profité d'une conférence que donnait Ervin Laszlo au siège
de l'Unesco, à Paris. pour lui en demander confirmation, dans un entretien dont
voici l'essentiel:
- E.L (Ervin Laszlo)
"Il y a beaucoup de points communs entre mes propres conceptions et les concepts
baha'is. Mais ces points communs ont été d'abord découverts côté baha'is, beaucoup
plus tard de mon côté... J'ai eu pas mal de conversations avec des baha'is,
à New York, ou en d'autres lieux, comme Haifa... Je connais la religion, la
culture baha'ies. Pas assez. Mais j'ai un peu des sentiments, des convictions
et des valeurs des baha'is. Ce que nous avons découvert ensemble, c'est que
les perspectives qui surgissent actuellement de la science, dans sa complexité,
donnent une logique de développement, une logique de l'évolution, qui est tout
à fait comparable à celle des grands écrits baha'is."
S'appuyant sur les plus récentes recherches faites par la science, et particulièrement
en biologie et en mathématiques, sur les modèles et le développement des systèmes.
Ervin Laszlo souligne ensuite les analogies entre les constats de sa recherche
scientifique et la conception baha'ie d'une évolution vers la globalité:
"J'y vois des points communs parce qu'il y a une continuité entre la nature
et l'humanité, ensuite une directionnalité dans l'évolution des choses, sans
que ce soit une volonté fataliste, et enfin parce que ces grandes tendances
sont nettement non linéaires. Bien sûr, nos concepts mathématiques sont ceux
du XXe siècle. Ils ne s'exprimaient pas de cette manière au XIXe siècle, dans
les écrits de Baha'u'llah, mais ils y correspondent exactement. On y trouve
la définition de ce que nous appelons une "bifurcation". Quand on parle de maturité
de l'humanité, c'est une paraphrase, c'est une manière d'expliquer que le processus
évolutif est arrivé à ce stade que l'on appelle "mature" dans un écosystème.
On pourrait appliquer la même chose à l'humanité. Ce processus directionnel,
non linéaire, probabiliste mais pas purement casuel, qui conduit finalement
vers un système où toute l'humanité serait intégrée, un système à la fois divers
et global, correspond, il me semble, à la conception baha'ie d'une humanité
unie, puisque c'est effectivement un système ouvert et évolutif, une grande
diversité coordonnée par des règles non pas absolues, décidées de manière rigide,
mais établies par la compréhension, la consultation, l'information... Vraiment,
sur le plan théorique, il y a beaucoup de points de convergence. Côté pratique,
ces conceptions d'avant-garde qui émergent du côté scientifique sont effectivement
vécues. mises en pratique, par des millions de gens.
- Question:
"Les conceptions Baha'ies ont-elles induit ou influencé votre démarche?.
- E-L:
"Ça l'a renforcée. Parce que lorsque on trouve une idée, une conception, et
puis que l'on constate que cette idée est arrivée d'une autre façon qui a aussi
pris l'esprit et l'imagination des gens, c'est une confirmation. Moi je suis
toujours très content quand je trouve les mêmes conceptions, les parallélismes,
dans les religions. Mais c'est assez rare, à part chez les baha'is, de trouver
des parallélismes exacts. Dans les religions orientales, taoïsme, bouddhisme,
il y a beaucoup de choses qui correspondent tout à fait aux conceptions nouvelles
de la physique, sur l'intégration. Pour moi c'est toujours une joie. une jubilation,
de retrouver ces mêmes idées à cent ans, deux mille ans au quatre mille ans
de distance. Dans la tradition judéo-chrétienne, il y a les baha'is à cause
de leur évolutionnisme, de leur humanisme et de leur oecuménisme."
- Q:
"Les suivez-vous jusqu'au bout, jusqu'à leur conception d'un système unique,
avec un pouvoir supranational, une justice, une police supranationales, une
religion unique, etc."
- E.L:
"Je ne peux pas décider pour le moment. En tant que scientifique et philosophe,
je crois qu'il est trop tôt pour dire si nous aurons un système ou un autre
de coordination des valeurs globales... Le modèle baha'i est très intéressant,
très important. Mais je ne peux pas me risquer à dire bon, eh bien voilà, c'est
le seul. Il y aura un système global, c'est sûr, mais il peut être conçu de
manière différente, pessimiste, "Orwellienne", ou optimiste. Le système baha'i
est optimiste. Mais dans le monde des sciences, le futur n'est pas lisible.
Il n'y a pas de garanties, seulement des probabilités. On a peut-être l'opportunité
et, de toute façon, le devoir d'influencer ces probabilités. On peut influencer
l'évolution vers un modèle comme celui des baha'is, mais, à leur différence,
je ne crois pas que ce soit déjà écrit. Il n'y a pas de modèle achevé. J'insiste
sur ce point."
- Q:
"Le modèle baha'i est en outre un modèle purement religieux. La perspective
d'une religion unique ne vous inquiète pas?"
- E.L:
"Moi vous savez j'ai une religion qui est celle du philosophe, un peu personnelle.
Je crois que l'on n'explique pas tout par la science, il y a un sens beaucoup
plus vaste que ce que nous observons dans la nature. En tant que scientifique,
je ne peux pas le connaître. Je peux seulement savoir qu'il existe. Donc, la
religion pour moi, c'est simplement l'affirmation qu'il y a dans la nature des
mystères que nous devons respecter, que nous devons approcher avec intuition,
mais que nous ne pouvons pas saisir de manière "opérationnelle", rationnelle.
Si la religion dévient une doctrine, un ensemble de dogmes, alors, je ne suis
pas pour. Si c'est l'affirmation qu'il y a un destin, une responsabilité humaine,
alors là j'accepte et j'essaie d'agir de façon à aider les gens à se rendre
compte. J'établis une très grande différence entre une religion comme spiritualité,
dans le sens d'une réalité suprême et une religion avec les lois, des règles.
Dans le premier cas, ça ne me fait pas peur. Dans le second cas, ça devient
dogmatique, ça me fait un peu peur."
- Q:
"N'êtes-vous un peu un utopiste?"
E.L:
"Utopiste dans le sens que lui a donné l'inventeur du mot, Thomas More, de lieu
qui n'existe nulle part, non, parce que ce n'est pas positif. Mais si vous dites
visionnaire, alors oui... Je pense que le destin n'est pas déjà déterminé, que
nous avons la liberté de choisir, pas tout mais un certain nombre de choses.
Il y a quand même une énorme gamme de possibilités devant nous, et si nous avons
des visions de ce que nous pourrions atteindre, nous pouvons essayer de choisir
dans cette gamme le chemin qui amène vers ces visions. On n'arrive jamais exactement
là où on veut aller, mais on peut progresser dans cette direction.
Donc il faut avoir une vision. Là où il n'y a pas de vision, les gens meurent.
Dans ce cas là, d'accord avec l'utopie. Mais l'utopie n'est pas un lieu qui
n'existe pas. C'est plutôt comme une étoile dans la nuit..." Peut-être après
tout, comme l'écrivait André Gide, est-ce "par la porte étroite de l'utopie
qu'on entre dans la réalité bienfaisante." Reste pourtant cet aspect religieux
sur lequel s'interroger.
Depuis sa naissance, la religion baha'ie vise un but final: la prise de conscience
de l'unité du genre humain, de l'unité de la religion et de l'unité de Dieu
mais aussi d'un ordre mondial uni s'inspirant de l'ordre administratif baha'i.
Si le projet d'une puissance supranationale comporte encore quelques flous,
il a, à partir des enseignements du prophète, été assez clairement esquissé
par Shoghi Effendi dans "Vers l'apogée de la race humaine", une épître
adressée aux baha'is d'Occident dès 1936. Ce texte, par ailleurs constat d'une
lucidité remarquable sur l'état de la société et d'une prémonition étonnante
des péripéties qu'allait connaître la terre entière dans les années suivantes
jusqu'à nos jours, mérite, ne serait-ce qu'à ce titre, d'être très attentivement
lu.
Ecrits de Shoghi Effendi
Mais il y est aussi écrit:
"L'unité de la race humaine telle que la conçoit Baha'u'llah implique l'établissement
d'une communauté universelle où nations, races, classes et croyances seront
étroitement et définitivement unies, où l'autorité des dirigeants et la liberté
personnelle, ainsi que l'initiative des individus qui la composent, seront complètement
et pour toujours sauvegardées.
Cette communauté, pour autant que nous pouvons l'imaginer, comportera une législature
universelle dont les membres, en tant que représentants de la race humaine,
auront le contrôle suprême de toutes les ressources des nations qui, la composeront,
elle édictera les lois nécessaires pour régler la vie, pourvoir aux besoins
et harmoniser les relations de tous les peuples et de toutes les races.
Un Pouvoir exécutif universel, s'appuyant sur une Force internationale, veillera
à l'exécution des décisions arrêtées par cette assemblée, à l'application des
lois qu'elle aura votées, et à la sauvegarde de l'unité de la communauté toute
entière.
Un Tribunal universel se prononcera en dernier ressort dans tous les conflits
et discordes qui pourront s'élever entre les membres de ce système universel.
Un mécanisme d'intercommunication mondiale sera imaginé qui embrassera toute
la planète, qui sera affranchi de toutes les restrictions nationales et fonctionnera
avec une merveilleuse rapidité et une régularité parfaite.
Une capitale universelle sera le foyer où convergeront toutes les forces unifiantes
de la vie et d'où rayonneront toutes les influences vitalisantes.
Une langue universelle sera inventée ou choisie parmi celles qui existent déjà
et enseignée dans toutes les écoles des nations fédérées comme langue auxiliaire
de la langue maternelle. Une écriture universelle, une littérature universelle,
un système uniforme de poids et mesures viendront simplifier et faciliter les
relations entre les peuples et les races.
Dans cette société, les deux grandes puissances de la vie humaine, la religion
et la science, seront réconciliées, elles coopéreront et se développeront dans
l'harmonie.
La presse, tout en donnant libre cours à l'expression des vues et convictions
diversifiées du genre humain, cessera d'être vendue à des intérêts publics ou
privés et sera libérée de l'influence des gouvernements et des peuples en conflit.
Les ressources économiques du monde seront organisées, toutes les sources de
matières premières seront exploitées à plein rendement, tous les marchés coordonnés
et développés, et la distribution des produits équitablement réglée. (...) L'anormale
distinction entre les classes disparaîtra complètement.
La suppression de la propriété cessera d'être envisagée en même temps que cessera
l'accumulation de la richesse entre un petit nombre de mains."
Shoghi Effendi évoque enfin un système de fédération universelle "qui régira
la terre entière (...), incarnera tout ensemble l'idéal de l'Orient et celui
de l'Occident (...) qui sera affranchi de la malédiction de la guerre et de
ses misères (...) dans lequel la Force sera mise au service du Droit et dont
la vie sera soutenue par la reconnaissance universelle de Dieu et l'obéissance
à une seule Révélation (...)" Ce qui peut paraître aux disciples de Baha'u'llah
une "Pax Baha'ie" plus angélique que ne fut la Pax Romana, un âge d'or à venir,
peut aussi donner aux autres l'inquiétante vision d'un scénario de science-fiction:
un ordre religieux régnant sur la terre entière, avec ses prescriptions et ses
interdits, sans parler de ces terrifiants dérapages qui ont souvent fait de
religions tissées, à leur naissance, d'intentions généreuses et pures, d'effroyables
vecteurs de contrainte et de répression. Pour les rédacteurs de cette enquête,
ce fut en tout cas une interrogation primordiale. A cela les baha'is répondent
que la religion baha'ie n'est pas une église, un ordre religieux qui s'impose
aux autres. Comme toutes les Révélations avant elles, elle est créatrice de
civilisation. C'est cette civilisation qui "régnera sur la terre entière".
Ils ajoutent que les "effrayants dérapages" de l'histoire ne furent jamais le
fait d'une religion mais d'êtres avides de pouvoir qui, sous couvert d'une idéologie
politique, ont asservi d'autres hommes. Ils précisent que cette idéologie peut
être d'origine cléricale ou philosophique, et font enfin remarquer que le XXe
siècle, qui se dit a-religieux, abattu, en ce domaine, tous les records. D'autres
questions nous étaient également venues au fur à mesure de notre travail, sur
des points que nous n'avions pas suffisamment fait éclaircir au cours de notre
séjour d'initiation au Mont Carmel. Nous avons donc, avant de poser le point
final, adressé un court questionnaire à la Maison Universelle de Justice. Le
voici, questions et réponses in extenso:
- Q:
"Peut-il être dans la nature de Dieu de prendre plaisir au luxe des hommes alors
qu'il a, lui, créé la nature dans toute sa splendeur? Les sommes considérables
investies dans les aménagements ornementaux du Centre Mondial ou la construction
de temples comme celui de New Delhi ne seraient-elles pas mieux utilisées si
elles aidaient à la réalisation de projets des communautés établies dans des
pays défavorisés?"
- R:
"La construction d'édifices tels que le Mausolée du Bab à Haïfa ou les Maisons
d'Adoration dans le monde est considérée par les baha'is comme un acte de dévotion
en l'honneur des Fondateurs de leur foi. Dans le même esprit, ces édifices sont
entourés de superbes jardins. En ce qui concerne les projets de développement
dans les pays du tiers monde, de nombreuses fondations et organisations caritatives
d'Amérique du Nord et d'Europe sont prêtes, pour ne pas dire ardemment désireuses,
à promouvoir des projets de développement dans le monde par le canal des institutions
baha'ies. Mais les choix qui gouvernent la dépense des fonds pour de tels projets
exigent, dans le cadre baha'i, la participation des personnes concernées à la
base. Le progrès dans l'établissement de fondations solides et sûres est nécessairement
lent. Aujourd'hui, il existe près de 1500 projets entrepris sous la supervision
des baha'is dans 95 pays de tous les continents."
- Q:
"La foi baha'ie condamne toute guerre, toute agression. Mais quelles sont ses
prises de position lorsqu'il s'agit de guerres économiques telles qu'elles se
livrent actuellement. Il nous a été dit que l'alcool étant absolument interdit,
un baha'i ne peut en aucun cas jouer un rôle dans sa fabrication ou sa commercialisation.
Il ne pourrait donc y avoir, en France par exemple, de baha'i vigneron. En revanche,
nous n'avons pas vu trace de condamnation pour les gens qui vivent des industries
de l'armement ou de tout ce qui s'y rattache, moins encore de ceux qui, dans
les sociétés multinationales, sont acteurs des guerres économiques. Quelle est,
sur ces deux points, la position précise de la Maison Universelle de Justice?"
- R:
"Les enseignements de Baha'u'llah condamnent clairement la guerre entre nations
et demandent la démilitarisation du monde. Ceci ne sera pas tant que n'existera
pas un super-Etat mondial bien constitué et fonctionnant avec vigueur. Sous
un tel gouvernement mondial, des armements seront encore nécessaire pour préserver
l'ordre et la sécurité. En attendant l'établissement de ce super-Etat, les peuples
du monde connaissent une période de transition avec de nombreuses guerres régionales
de dimensions diverses et continuent à en faire l'expérience. Pendant cette
période, si une nation aux intentions belliqueuses s'arme jusqu'aux dents, il
est naturel que les nations voisines fassent de même pour leur protection et
pour décourager un conflit direct. Cette situation est temporaire. Tout en annonçant
une période de convulsions et d'agitation, Baha'u'llah a donné l'assurance que
le monde mûrit et qu'il atteindra bientôt l'âge adulte, inaugurant une période
de paix universelle et de concorde, phase essentielle d'une évolution sociale
et politique.
Cette réponse nous a un peu laissés sur notre interrogation, notamment en ce
qui concerne les guerres économiques.
- Q:
"Pourquoi n'y a-t-il aucune femme parmi les neuf membres de la Maison de Justice.
Ne serait-ce pas une survivance, contraire aux enseignements du Prophète, des
ségrégations installées par les juifs, les chrétiens et les musulmans?"
- R:
"C'est dans les écrits de la Foi que l'on trouve l'instruction explicite limitant
aux hommes l'appartenance à la Maison Universelle de Justice. Mais cette restriction
ne s'applique à aucune autre institution baha'ie présente ou future. Pour les
baha'is, ce principe est essentiellement un point de foi. Vous savez sans doute
que les Ecrits baha'is demandent aux parents de donner, quand il s'agit d'éducation,
la préférence aux filles sur les garçons? Alors que des féministes seraient
facilement sensibles à ce principe, tant sur un plan émotionnel qu'intellectuel,
il est clair que la majorité de l'humanité aurait du mal a l'accepter.
Au fur à mesure que l'humanité comprendra mieux ses besoins et que les bienfaits
que l'on peut tirer de l'application de ce principe seront mieux perçus dans
la vie de la communauté baha'ie, sa sagesse deviendra évidente. La raison de
la limitation aux hommes de pouvoir servir comme membres de la Maison Universelle
de Justice deviendra elle aussi, croyons-nous, évidente dans le futur. Le principe
baha'i de l'égalité des droits et des opportunités entre les hommes et les femmes
ne repose pas sur l'autorité législative de la Maison Universelle de Justice
mais sur le texte de la Parole révélée elle-même. Pour la première fois dans
l'histoire, la révélation de Dieu a explicitement établi l'égalité entre hommes
et femmes. L'émergence de la femme dans le plein exercice de son égalité est
un aspect essentiel de l'âge adulte de l'humanité et sera, croyons-nous, une
caractéristique de la civilisation baha'ie."
- Q:
"Peut-on considérer que les sept cents électeurs de la Maison de Justice votent
en toute connaissance de cause puisqu'ils n'ont aucun moyen de connaître la
totalité de leurs coreligionnaires et que, d'autre part, le plus grand secret
entourant les délibérations du conseil, ils ignorent quelle est l'action de
chacun à l'intérieur de ce conseil. Ne s'agit-il pas, en fait, d'un poste à
vie, puisque l'on constate que sauf décès ou retrait pour cause d'âge avancé
ou de fatigue, les mêmes sont réélus depuis la création de la Maison Universelle
de Justice?"
- R:
"Il faut se souvenir que les neuf membres de la Maison Universelle de Justice
ne sont pas directement élus par la masse des croyants mais par un collège électoral
sélectionné, dont les membres sont l'élite de chaque communauté nationale, élus
par la base des croyants du pays. Les qualifications pour être membre sont les
suivantes: "... seuls ceux qui peuvent le mieux réunir les qualités nécessaires
de loyauté incontestable, de dévouement désintéressé, d'esprit bien fait, de
mûre expérience et de capacité reconnue..." On demande aux électeurs de se tourner
en prière vers Dieu et de choisir, parmi ceux qu'ils savent posséder les qualités
mentionnées ci-dessus, les neuf personnes qui les harmonisent le mieux. Alors
que jusqu'à maintenant, pendant ces 25 dernières années. les membres ont toujours
été réélus, rien ne peut assurer qu'il en sera de même dans le futur, d'autant
moins que la communauté mondiale baha'ie, comme tout organisme vivant, atteindra
rapidement sa maturité spirituelle et administrative."
- Q:
"N'y aurait-il pas une notion d'infaillibilité attachée aux décisions des neuf
membres de la Maison Universelle de Justice, qui joueraient, en quelque sorte,
le rôle de "papes" ? Dans le même ordre d'idée, l'obéissance étant une règle
de la foi, quelle serait la réaction de la communauté baha'ie si des décisions
de la Maison de Justice s'avéraient contraires aux enseignements du Prophète.
Comment être sûr que serait impossible une évolution dégénérée qui pourrait,
en quelques siècles, comme ce fut le cas pour le christianisme par exemple,
transformer une religion non violente et tolérante en religion conquérante et
impérialiste?"
- R:
"C'est Baha'u'llah qui a créé l'institution administrative suprême de sa religion
et qui lui a donné, en termes incontestables, l'assurance "qu'il leur inspirera
ce qu'il veut". Le Christ n'a ni créé la hiérarchie qui devint la structure
minutieuse de son Eglise, ni donné l'assurance de sa direction divine à l'institution
qui en vint à diriger cette Eglise. Au contraire de la papauté, la Maison Universelle
de Justice bénéficie, venant des Fondateurs et de l'Interprète autorisé de la
religion baha'ie, d'un ensemble de directives légales, éthiques, sociales et
administratives dont elle ne peut dévier et qui forment la fondation de son
autorité et de son fonctionnement. Quand les baha'is acceptent Baha'u'llah,
ils acceptent aussi le système qu'il a établi, non seulement pour la promotion
et la protection de sa foi, mais aussi comme son héritage pour l'humanité: le
pivot de l'unicité de l'humanité, de son unité et de sa paix. Il a pourtant
prévu l'apparition d'autres Messagers qui, en de futures Dispensations, contribueront
à développer et à promouvoir une civilisation en constant progrès qui est inaugurée
par la Foi de Baha'u'llah."
Ainsi se termina notre voyage à la rencontre des baha'is. Tour à tour séduits
ou agacés, convaincus ou sceptiques, émus parfois, troublés souvent, nous ne
l'avons pas achevé tels que nous l'avions commencé. Il nous a en tout cas été
donné de voir comment naît et se développe une religion. Ce ne fut pas le moins
fascinant. Nous avons découvert Baha'u'llah. Chacun, selon ses propres convictions,
peut admettre ou rejeter l'idée qu'il fut un envoyé de Dieu. Mais la lecture
de ses écrits, les témoignages sur sa vie démontrent, de manière indubitable,
que cet homme fut en tout point exceptionnel. Chemin faisant, nous nous sommes
retrouvés confrontés aux problèmes les plus cruciaux de notre temps. Les baha'is
y apportaient des réponses que l'on peut contester, mais pas éliminer sans réflexion
ni discussion, et c'est en cela que leur foi nous est apparue comme une métaphysique
contemporaine. Aux lecteurs qui ont mis leurs pas dans nos pas de poursuivre
s'ils le veulent l'enquête et de se faire, le mot pour facile qu'il soit s'impose,
une religion sur cette religion.