Le prisonnier de Saint-Jean-d'Acre
Par André Brugiroux, célèbre globe-troteur ayant parcouru le monde en auto-stop


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Chapitre 1. ON S'EST MOQUÉ DE MOI !

L'histoire sur les bancs de l'école n'a rien de drôle. Suite interminable de dates plus ou moins faciles à mémoriser, dates de batailles, de traités, de batailles, d'édits, de batailles et encore de batailles. J'en ai gardé l'image d'un long carnage décousu et sans but. Certes, il y avait quelques images amusantes: Attila cuisant ses biftecks à cheval en les plaçant sous ses fesses en guise de selle (peut-être pour adoucir les furoncles des longues chevauchées), le vase de Soissons, le "Cauchon" d'évêque qui condamna Jeanne la Pucelle, la carapace de tortue servant de berceau à Henri IV ce roi baptisé au vin blanc. Pas désagréable non plus, ce cours entier sur les maîtresses de Louis XIV. Mais, à part cela, c'était plutôt pénible à absorber, et je n'y comprenais pas grand-chose. De cet enseignement haché de dates rébarbatives, il ressortait finalement que nous étions les plus beaux, les plus doués, une nation faite pour guider le monde.

A la fin de ma scolarité, je voyais la France telle la statue de la liberté à New York : sans le flambeau de la culture française, le monde serait dans les ténèbres! Cette statue-symbole que, nous la France, "pays de la liberté", avions eu l'honneur d'offrir au nouveau continent. Quelle chance incroyable d'être né porteur de la lumière! Je me sentais si fier.

Dans mes livres d'histoire, des chapitres m'arrachaient des larmes: "Tout homme a deux pays, sa patrie et la France!", "il n'est presque aucune grande idée, aucun grand principe de civilisation qui, pour se répandre, n'ait d'abord passé par la France", "C'est qu'il y a dans le génie français quelque chose qui se propage avec plus de facilité et d'énergie que le génie de tout autre peuple", "C'est le chevalier français qui me plaît, disait il y a huit cents ans, ce Frédéric Ier Barberousse, qui avait vu toute l'Europe et était notre ennemi", etc. Du "cocorico" à tous les chapitres. "Pourvu que ce pays ne tombe pas dans la ruine Que l'en préserve", concluait superbement mon manuel d'histoire de classe de troisième, "le Christ qui aime les Francs!"

Plus tard, je découvrirai au Mexique de braves campesinos ignorant totalement l'existence d'un pays nommé France. Francia, donde esta? Pour eux, je suppose, il ne doit y avoir qu'une seule patrie!

Mon professeur de géographie, pour ne pas être de reste, abondait dans le même sens: la France est en rose sur les cartes du monde parce que la vie y est douce, elle est variée dans ses climats et ses paysages. Nous avons tout, de la mer à la montagne. Nos sols produisent en abondance, notre position géographique centrale est unique. Quelle chance, encore une fois.

Vive la France de Michelet, de Duruy ou de Lavisse !

Vive la patrie chérie d'André et Julien ! (Les deux orphelins du Tour de France par deux enfants de Bruno, best-seller des manuels scolaires qui a encensé la "Patrie chérie" a des générations de Français depuis Jules Ferry; "elle a tous les aspects, tous les climats presque toutes les productions...")

Et notre littérature, j'allais oublier cette littérature hors pair ; nous sommes une race de poètes.

Charlemagne était français Hourra ! Un empereur aussi grand. Je veux bien que l'on claironne de telles fanfaronnades, mais il faudrait y ajouter la logique des Soviétiques consistant à ne pas laisser sortir le citoyen pour vérifier. Car j'ai noté en Allemagne, quelques années plus tard, que le Grand-Empereur-à-la-Barbe-Fleurie était allemand. En fouillant un peu plus, j'ai découvert que l'auguste époux de Berthe-aux-grands-pieds disait n'être ni français ni allemand

Et notre Napoléon ! Ce caporal corse, n'a-t-Il pas remporté les victoires les plus brillantes au point d'en couvrir 'imposant Arc de Triomphe d'une des plus prestigieuses avenues du monde? Pourquoi, débarquant à Londres, suis-je tombé chez un peuple assez mesquin pour ne glorifier que ses défaites? Ce n'était plus la gare d'Austerlitz, c'était celle de Waterloo. Plus de place Wagram, mais le grand square Trafalgar. Le gamin que j'étais alors n'a pas compris.

Pire, je suis resté interdit, un soit, dans une de ces salles de cinéma britanniques où le film se devine à travers un épais nuage de fumée de cigarettes, parmi les craquements de "mandibules" sur bonbons, pop-corn et autres douceurs: le documentaire montrait un affrontement entre Anglais et Français dans je ne sais plus quel coin du globe. Difficile à se rappeler, ils se sont battus partout pour se tailler un empire. Documentaire anglais, je précise. Jamais, je n'aurai imaginé que le Français pouvait être aussi ridicule! J'avais beau ouvrir les yeux, je ne reconnaissais pas mes concitoyens. Bêtes à ce point, ce n'est pas possible. J'ai pensé aux Peaux-Rouges que les westerns ridiculisent de la même façon et j'ai eu honte. Je me suis souvenu des bandes illustrées de la guerre où le "boche" était un simplet, ça me faisait rire et j'étais fier des bulles du genre: "il faut dix Allemands pour valoir un Français". A l'époque, je n'ai pas pensé à faire le calcul. Puisqu'ils nous battaient, cela devait faire un peuple de quatre cent millions d'habitants pour le moins! Ces dessins ont l'excuse de la propagande dans un pays occupé, mais que dire des "aventures de Tintin" que je dévorais d'un bout à l'autre sans souffler. Aventures où le héros se joue des Jaunes, des Noirs et autres Moldaviens, comme si ces derniers étaient de simples crétins. Aujourd'hui, le succès d'Astérix n'est-il pas dû, en partie, au fait qu'il sensibilise la fibre locale du "c' est nous les invincibles" ?

Ce documentaire m'a ouvert les yeux. J'ai compris soudain combien on se moquait de nous, combien l'enseignement de l'histoire, où qu'il soit, est frauduleux. Ça commençait bien, la Grande-Bretagne était mon premier pays étranger. Je décidai, a partir de ce moment-là, d'approfondir l'histoire par moi-même.

A Cordoue, plus tard, j'assistais à la projection en espagnol du film de Sacha Guitry. Si Versailles m'était conté... Le cinéma est un bon moyen pour apprendre une langue. Il faut savoir que la fête nationale espagnole commémore le 8 mai 1808, jour où les Espagnols se révoltèrent contre les troupes napoléoniennes. La séquence qui montre les paysans brandissant leurs fourches contre les grognards fit dresser la salle comme un seul homme. Debout, poings tendus, on hurlait des Viva Espana ! Surpris par ce mouvement spontané, je restais seul assis. Mais jugeant la situation quelque peu dangereuse, je me levai en vociférant de mon meilleur accent un retentissant Viva Espana !

Ce genre d'exemple est sans fin. J'entends encore les petits Congolais, pieds nus, têtes crépues, taper en cadence sur le pupitre à l'école de la mission, ânonnant "nos ancêtres les Gaulois" !

Au Canada, je ne fus plus surpris de voir que Français et Anglais n'apprenaient pas la même histoire, celle des uns se terminant là où commençait celle des autres. Ce patriotisme impudent, qui empoisonne l'esprit des hommes des leur plus jeune âge, n'est pas uniquement une spécialité française.

Un Iranien m'a raconté qu'en Irak, il s'est trouvé être le seul élève iranien dans une classe d'Arabes. Les Européens distinguent mal Irak et Iran. Ce dernier n'est pas un pays arabe; d'ailleurs, la pire insulte pour un Iranien est de se faire traiter d'Arabe! Cet Iranien, qui devait avoir alors une douzaine d'années, fut tout ébahi d'entendre l'instituteur vanter la grande victoire de Qadessieh (640 A.D), jour suprême où les armées arabes battirent les Perses. Alors que, chez lui, on pleurait ce jour de honte. Il n'en revenait pas. Plus tard, lors de ses études en France, il entendra transformer la défaite de l'Islam à Poitiers en grande victoire pour l'Occident, ce jour mémorable où Charles Martel sauva la culture occidentale face à une bande de barbares (Contrairement au mythe, ce n'est pas Chartes Martel qui battit les Arabes mais ceux-ci qui se retirèrent la nuit jugeant les marais poitevins insalubres au peuplement.)

A chacun son Austerlitz, à chacun son Waterloo.

Cette date de 640 est d'une grande importance pour la Perse, puisqu'elle marque son entrée dans l'Islam. Ne serait-il pas plus judicieux de noter dans les manuels scolaires de la région que cette prétendue défaite était une victoire déguisée? Les vainqueurs de Qadessieh, les Arabes de l'époque, étaient des rustres comparés au monde civilisé et raffiné de l'empire sassanide. Mais cet empire décadent était corrompu au plus haut point. Le souffle et la vigueur des Arabes permirent, en définitive, à la brillante culture perse de se répandre dans le monde islamique, de l'Espagne jusqu'en Inde, ce qu'elle eût été incapable de faire par elle-même.

On peut trouver l'équivalent dans notre histoire occidentale: la défaite de la Grèce par Rome. Le dynamisme des vainqueurs ne servit qu'à répandre la culture des vaincus sur un territoire beaucoup plus vaste. Et aujourd'hui, que font les Américains avec leur toute puissance ? Sinon diffuser la culture européenne.

Victoires et défaites sont des mots à bannir si l'on veut promouvoir l'histoire et cicatriser le coeur des peuples. La victoire de Poitiers fut-elle vraiment un bienfait pour l'Occident ?

Les hommes se sont tellement battus que chaque peuple peut se glorifier de quelques victoires. Au lieu de chercher à comprendre la marche de l'humanité, le plan d'ensemble, chaque nation s'arrête aux détails qui lui conviennent, à des faits d'armes qu'elle grossit pour se valoriser. La France n'échappe pas à cette règle.

Certains croiront que je caricature. Il n'est qu'à voir pourtant les touristes français partir à la "conquête" du monde en cette fin de siècle, imbus de leur supériorité. Mon meilleur ami, au moment d'épouser une Bretonne, eut toutes les difficultés du monde à convaincre les beaux-parents bigoudins de l'emmener résider en Italie où il travaille:

- L'Italie, c'est loin, c'est pas civilisé... on ne sait jamais ce qui peut se passer avec ces gens-là...

Voilà ce qui, inconsciemment, m'a projeté sur la route. Je suis parti en 1955, le lendemain du dernier jour d'école, poussé par une irrésistible curiosité d'esprit pour voir enfin de mes propres yeux. Pendant dix-huit ans, j'ai parcouru le monde de fond en comble, à pied, en stop (Voir La terre n'est qu'un seul pays et La Route et ses chemins du même auteur aux Editions Robert Laffont). J'ai travaillé dans plusieurs pays, appris des langues. J'ai fait le tour des hommes. Et j'ai appris laborieusement. J'ai découvert que l'on m'avait menti et que chaque pays ment à "ses" nationaux de façon aussi tragique.

En Grande-Bretagne, les lois géographiques perdent leurs droits, on a l'impression que le monde ne tourne pas autour de l'axe des pôles, mais de Londres. "English, the best" ("L'empire britannique est, après la Providence, la plus grande force de bien qui soit au monde" (Lord Curzon)), a quoi j'avais envie de répondre "of course de cheval".

Aux USA, on est chez les bons garçons. Quel privilège d'être né sous de tels cieux! Ils sont persuades que le monde entier n'a qu'un seul désir : venir y vivre. Tous ceux qui ne sont pas de leur côté sont les méchants, comme dans les films de cow-boys. Dans le monde, il y a les bons et les méchants, c'est simple. Combien n'ai-je pas vu de jeunes volontaires américains du Corps de la Paix, fort surpris, pleurer d'amertume a l'étranger sous les sarcasmes et les insultes, alors qu'ils s'attendaient à être reçus à bras ouverts (le bon oncle Sam n'aide-t-il pas tous ces petits neveux déshérités ?)

En Russie, on a tout inventé. C'est merveilleux. Si bien que ce pays juge inutile de donner des passeports pour aller autre part, hors des frontières barbelisées. A quoi bon? "Tout peuple puissant doit croire qu'en lui seul réside le salut du monde", selon Dostoïevski.

Quant aux Chinois, chers amis français, j'ai une nouvelle : notre f1ambeau de la culture ne serait qu'un vulgaire ver luisant! Il n'existe, à leurs yeux, qu'une seule culture. La chinoise, bien entendu. Les autres peuples sont tout simplement des barbares et ne se civilisent que dans la mesure où ils se rapprochent de la culture chinoise. Le Blanc est encore le "barbare aux poils roux."

Chaque pays a ainsi son dada.

Le Canada, lui, est le deuxième pays du monde par la superficie. Vous ne le saviez peut-être pas, mais eux en tirent leur fierté ; vous y apprendriez que vous, les "maudits Français", êtes à l'étriqué chez vous, que vous vous marchez pratiquement sur 1es pieds! Que vous êtes des "petits soldats poudres et parfumés", une bande d'efféminés.

L'histoire apprise ainsi, sur place, a de quoi surprendre. Tel pays a inventé le yoghourt, tel autre le cuirassé, tel autre l'alphabet et que sais-je encore? Le plus amusant est de constater qu'ils sont plusieurs à briguer la même invention. S'ils avaient tous un coq pour emblème, le monde serait une basse-cour insupportable.

M. Garaudy, dans son excellent ouvrage Pour un dialogue des civilisations, parle de son tour du monde des célébrités. Celles-ci cristallisent, peut-être, le meilleur d'un pays, mais j'ai préféré, pour ma part, voir le peuple. Les chefs d'État qui vont déguster du caviar a droite et a gauche et ne foulent que des tapis rouges, que voient-ils réellement d'un pays ?

J'ai maudit cette éducation chauvine qui, tout au long de mon voyage, me faisait croire meilleur et supérieur. J'en avais honte et je devais m'appliquer pour essayer de mater ces bouffées d'orgueil national inculquées à un âge sans défense. N'aurait-Il pas été plus judicieux de me "programmer" différemment, de façon plus réaliste ?

Ne serait-il pas plus honnête et pratique de nous programmer tous de façon universelle?

Un enfant est comme une bande magnétique vierge, il enregistre tout ce qu'on lui présente. Les gouvernements s'étonnent de voir les jeunes contester, se rebeller. Ils oublient que ces mêmes jeunes, grâce à l'amplitude des médias, a la facilité des voyages et a leur réceptivité aux idées dune ère nouvelle, s'aperçoivent vite qu'on leur ment.

A dix, douze ans, j'ai accepte tout en pleine confiance la France est le meilleur pays. Soit ! Après la guerre, on reconstruisait, la télévision n'introduisait pas encore le monde dans nos salons, personne n'allait se "balader" pour vérifier, si bien que je l'ai cru sincèrement.

On ne m'a pas mentionné que la littérature la plus abondante du monde était la chinoise, que le pays de la poésie par excellence était sans doute la Perse que les Mayas sculptaient des bas-reliefs exquis alors que nous n'ébauchions encore que des têtes grossières, que l'Afrique avait de brillantes civilisations avant que nous allions la saccager, que l'Inde fleurissait pendant que nous étions encore pratiquement dans les arbres! On a passé sous silence la stupéfaction de Cortez s'apercevant que les Aztèques étaient aussi civilisés que les Espagnols, que la société indienne, au nord, était politiquement plus évoluée que l'européenne (par la participation des femmes aux décisions et le rôle dévolu à chacun dans la communauté notamment), que l'organisation de la confédération iroquoise a servi de modèle aux colonies américaines pour fonder une nouvelle nation, etc.

En somme, tout concourait à me faire croire que rien n'était à la hauteur de notre civilisation dite chrétienne. Les instituteurs me l'ont tant vantée, mais sans jamais mentionner le nom de son fondateur, le Christ. Mes chers livres d'histoire, au nom de la laïcité, omettaient la vie et l'enseignement de cet éducateur universel, tout en regorgeant d'un luxe de détails sur ce que les hommes en avaient fait: des Cathares aux croisades sans oublier l'inquisition, les savants brûles, les autodafés, les excommunications, les extravagances papales...

Quand je suis parti, nous étions une puissance mondiale. Les bancs de la classe n'étaient pas assez larges pour contenir mon orgueil à cette idée. Une puissance mondiale, rien de moins! Et cette "place" était due à notre empire colonial (défunt depuis). Les Anglais qui nous battaient d'un rang se vantaient, à l'époque, que le soleil ne se couchait jamais sur l'empire britannique. Ceci est toujours vrai. Le soleil ne risque plus de s'y coucher, il n'y a plus d'empire!

Je n'arrivais pas à comprendre comment la France allait faire des colonies en vantant les idées de la révolution, la déclaration des droits de l'homme et de la liberté des citoyens. Est-ce cela le pays de la raison, de la logique?

Pour couronner cette éducation d'homme "civilisé", le catéchisme de l'église romaine, catholique, une et indivisible n'était pas en reste: "En dehors de l'Eglise, pas de salut!" C'était clair Ciel, une nouvelle fois, quel bonheur d'être né en France. Je ne comprenais toutefois pas pourquoi le Chinois était condamné d'avance. Il n'avait pas plus choisi son lieu de naissance que moi, après tout. L'Evangile disait pourtant que nous étions TOUS les enfants du Bon Dieu. Même la religion se servait de la logique française !

"Le corps du Christ était monté au ciel." Pourquoi pas ? Cela me paraissait étrange, mais l'on m'avait expliqué qu'il s'agissait d'un mystère. Alors, comme pour le reste, j'acquiesçais. Et je devenais de plus en plus fier d'être blanc, catholique et français. NORMAL, en somme !

J'ai quitté l'église Saint-Medard avec la certitude que le Christ, c'était le Fils de Dieu, le seul, l'unique. Que Mahomet était un charlatan qui avait tout copie et répandu ses idées à coups de sabre. Que Bouddha, lui, si loin (avant les charters et la télévision), devait être quelque fakir innocent influençant des esprits faibles. Quant à Gandhi, même avec ses belles idées de non-violence, il ne pouvait être canonisé, il n'appartenait pas à la "romaine".

Je me souviens avec quelle crainte d'être frappé par la foudre divine ou d'être transforme en statue de sel, j'ai osé pénétrer, défiant tous mes tabous à l'âge de quatorze ans, dans un temple protestant à Strasbourg. J'avais l'impression de braver le sanctuaire de l'impie et redoutais d'en sortir couvert de pustules ou tremblant de la fièvre bubonique. Déjà, c'était plus fort que moi, il fallait que "j'aille voir". Rien ne s'est passé, et j'ai poussé un ouf de soulagement en quittant cette bâtisse discrète et dépouillée. Par quelle aberration d'enseignement, m'avait-on conduit a croire de telles choses ? Plus tard, au Canada, je condescendais à assister à un office protestant comme si le simple fait de ma présence allait sanctifier cet assemblage de brebis égarées.

Maudit, encore une fois maudit, cet enseignement qui m'a sépare de mes frères, les hommes.

Car, au fond de moi, dans le temple protestant, j'ai senti un lieu de recueillement tout aussi valable que "mon" église Saint-Médard. A cet office de "renégats" luthériens ou calvinistes, j'ai senti vibrer la même fibre de dévotion, le même lien mystique que chez nous, les supposés détenteurs de la vérité.

Ces propos peuvent surprendre la jeune génération, dont la mentalité contestataire est bien différente. Elle n'accepte plus n'importe quoi sans questionner. Un prêtre de quartier avouait dernièrement ne plus savoir que dire!

L'enseignement religieux m'avait convaincu de la supériorité de l'église tout en me bourrant de craintes et de tabous.

Par la suite, au fil des kilomètres, j'ai compris combien, là aussi, on m'avait menti.

Le premier musulman faisant sa prière dans la rue à Niamey, front dans le sable, tourné vers La Mecque, m'a fortement impressionné. Je ne vois guère de chrétiens se recueillir, même chez eux.

J'ai noté au cours de mon long périple, chez les musulmans et chez les bouddhistes, la même dévotion que chez les chrétiens. Une morale identique. La seule différence est d'avoir trouvé ces gens-là plus hospitalier que nous.

J'ai vu de splendides pagodes, des mosquées magnifiques tout aussi belles que nos majestueuses cathédrale. Le Taj Mahal n'a pas à rougir devant Notre-Dame.

Alors, ai-je pensé, comment le charlatan et le fakir peuvent-ils produire le même effet que le Seul vrai et unique? Pourquoi chacun est-il persuadé que SEUL son prophète est bon, sa culture valable ? Partout Chacun croit avoir raison. Le monde m'apparaissait comme un puzzle difficile à reconstituer. Où était le lien entre les hommes, les religions, les cultures?

Ce fut ma recherche.

Je suis allé ouvrir des yeux candides sur "l'astéroïde terre" et me suis vite aperçu que l'enseignement officiel ne correspondait pas à la réalité, que l'on m'avait endoctriné pour faire de moi un vaillant défenseur de la patrie et de l'église en cas d'attaque des sauvages, c'est-à-dire des autres. Que l'on s'était tout simplement moqué de moi!

Le jour de ma naissance, je n'avais pas de préjugés. A dix-sept ans, je n'avais plus que cela.

Dans les crèches des écoles internationales, petits Blancs, Noirs et Jaunes, chrétiens, juifs et musulmans jouent et s'amusent sans le moindre problème. Le petit Blanc ne pense pas que la peau du Noir va déteindre sur lui. Ce dernier ne voit rien d'anormal dans les yeux bridés du petit Jaune. Pourquoi, à vingt ans, ces mêmes enfants se traitent-ils de "sales Juifs" et de "fainéants de Noirs"?

Regrettable éducation!

Je suis donc parti, sans le savoir, faire mes humanités et j'ai découvert un monde malade. Pas besoin d'ailleurs de se déplacer pour établir ce diagnostic; les journaux, la radio et la boite magique vous apportent les agitations du monde directement dans votre fauteuil, au chaud et à chaud, comme un feuilleton à sensations.

Mais ce malaise, je l'ai vécu dans ma chair.

J'ai souffert avec les hommes du monde entier, entendu les Africains geindre au fond de leur case par manque de médicaments, écouté les grenades exploser et les mitrailleuses crépiter au Viêt-nam, au Cambodge, en Jordanie, fréquenté les prisons surchargées et les bidonvilles écoeurants, visité d'abominables camps de réfugiés, ce produit de notre siècle. J'ai fait attention à ne pas écraser les bébés traînant sur les trottoirs en Inde (pas de beaux poupons joufflus et roses comme chez nous) et à ne pas culbuter des "guenilleux" dormant sur la selle de leur vélo-taxi à Djakarta. J'ai côtoyé les Indiens et les aborigènes qu'on achève au whisky, les Noirs grillagés de l'apartheid, j'ai vu les Russes qui occupent, les Américains qui exploitent, les populations qui se taisent apeurées par des tyrans, des enfants déformés à dessein pour mendier, des femmes d'Amérique latine anéanties par d'incessantes maternités.

Je suis rentré en Europe, la misère dans les yeux. En ouvrant le journal, j'ai trouvé d'impudiques pages de publicité prônant l'amaigrissement tandis que le reste du monde meurt de faim. Immobilisé dans les embouteillages parisiens, j'ai repensé à cette vieille Ethiopienne parcourant des miles à pied écrasée sous une énorme jarre d'eau, ce péruvien en sueur trottinant péniblement de village en village sous une pyramide de paniers. En passant devant une banque rutilante, je me suis souvenu de ces yankees aux rires gras et aux cigares baveux dilapidant des billets de cent dollars dans les casinos de Las Vegas pour "s'amuser" pendant que des enfants sales et malades, des adultes désespérés, tendent la main par milliers en d'autres lieux pour de simples centimes. Je ne peux oublier le Zaïrois mangeant le pain moisi que je lui avais donné pour ses poules, ni les coups assénés sur un pauvre mulâtre sud-américain par un propriétaire terrien, cela au nom du respect de la race blanche, pas plus que mille autres images qui ont fait hurler mon sens de la justice.

Déformé mais pas encore structuré par de fallacieuses théories et par un certain intellectualisme étouffant où les arbres des grands mots cachent la forêt de la réalité, j'ai fait mon investigation. Même si les zigzags de mon parcours font penser à la bohème, je n'ai pas vagabondé. La route a été mon université. J'ai essayé, grâce à elle, de trouver ce que Dieu a forgé dans notre époque, pour le moins extraordinaire.

Le drame de nos institutions d'enseignement et celles du vaste monde en général est d'instruire, mais de ne pas éduquer. Aucun individu n'est formé pour devenir un citoyen universel, sinon les problèmes contemporains s'effaceraient d'eux-mêmes.

L'instruction est un bienfait pour l'humanité, mais, sans formation morale, elle est vaine et peut conduire au pire.

L'instruction informe, seule l'éducation forme.

La lettre passe avant l'esprit. On donne les connaissances mais pas la connaissance, on parle à l'intellect mais pas au coeur.

Nos livres d'histoire ne sont finalement que des chroniques de détails arrangées à la sauce patrie, ne donnant aucune idée du grand plan suivi par l'humanité ni du chemin vers la noblesse de ce bipède appelé homme.

Quant à l'enseignement religieux, il défend une doctrine, une institution, au lieu d'aider l'homme à chercher la vérité.

Et pourtant, malgré tout, à l'école comme à l'église, par "devoir", on m'avait dit: le coeur de l'homme est universel.

Après avoir erré à travers plus de cent soixante pays, je peux en témoigner. Il n'y a plus "d'étrangers" pour moi aujourd'hui, partout je regarde l'homme dans son coeur et son esprit. J'ai compris que nos différences étaient belles à vivre, nécessaires, indispensables mêmes.

"Celui qui sait et ne dit rien est un malfaiteur", disait Bertold Brecht. Je voudrais essayer de ne pas l'être.

Chacun ne connaît-il pas la peine et la joie? Ne cherche-t-il pas l'affection, la sécurité, le confort et le bonheur? Il n'y a aucune différence dans le coeur d'un Esquimau, d'un Japonais, d'un Zoulou, d'un Américain ou d'un Français. C'est seulement la façon dont s'exprime ce coeur qui est différente.

Au contact des peuples, chaque jour, j'ai appris ma leçon. Lentement, péniblement J'ai appris que la terre n'est qu'un seul pays et que nous en sommes tous les citoyens


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