La chronique de Nabil
Nabil-i-A'zam


Chapitre précédent Chapitre précédent Retour au sommaire Chapitre suivant Chapitre suivant


CHAPITRE X : le séjour du Bab a Isfahan

[ PAGE: 189 ]

L'été de l'année 1262 après l'hégire (10.1) tirait à sa fin lorsque le Bab dit son dernier adieu à sa ville natale de Shiraz et partit pour Isfahan. Siyyid Kazim-i-Zanjani l'accompagna dans ce voyage. En s'approchant des faubourgs de la ville, le Bab écrivit une lettre au gouverneur de la province, Manuchir Khan, le mu'tamidu'd-dawlih, (10.2) dans laquelle il lui demandait de faire connaître son désir quant au lieu où il pouvait résider. La lettre, qu'il Confia à Siyyid Kazim, exprimait une telle courtoisie et révélait un style si exquis que le mu'tamid donna des instructions au sultanu'l-'ulama', l'imam-jum'ih d'Isfahan (10.3) le dirigeant ecclésiastique le plus éminent de cette province, pour qu'il reçût le Bab dans sa propre maison et lui réservât un accueil cordial et généreux. Conjointement à ce message, le gouverneur envoya à l'Imam-jum'ih la lettre qu'il avait reçue du Bab. Le sultanu'l-'ulama' pria en conséquence son propre frère, dont la sauvage cruauté devait lui valoir ultérieurement le surnom de raqsha (10.4) de la part de Baha'u'llah, d'aller avec quelques-uns de ses compagnons favoris à la rencontre du visiteur attendu, et d'escorter celui-ci jusqu'à la porte de la ville. A l'approche de l'arrivée du Bab, l'Imam-jum'ih sortit de la ville pour souhaiter la bienvenue à son hôte et le conduisit chez lui avec cérémonie.

PHOTO: vue d'Isfahan

[ PAGE: 190 ]

Les honneurs que l'on prodiguait au Bab en ces jours-là étaient tels que lorsqu'un certain vendredi, au moment où il revenait du bain public et se rendait chez lui, on vit la foule réclamer à grands cris l'eau dont il s'était servi pour faire ses ablutions.

PHOTO: vue de la maison de l'Imam-i-Jum'ih à Isfahan - la cour

PHOTO: vue de la maison de l'Imam-i-Jum'ih à Isfahan - l'entrée

[ PAGE: 191 ]

Ses fervents admirateurs croyaient fermement en sa vertu et en son pouvoir infaillibles de guérir leurs maladies et leurs maux. L'Imam-jum'ih lui-même était devenu si épris de celui qui était l'objet d'une telle dévotion que, faisant office d'assistant, il entreprit de pourvoir aux besoins et aux désirs de son hôte bien-aimé. Prenant l'aiguière de la main du maître d'hôtel et faisant complètement abstraction de la dignité que requérait habituellement son rang, il se mit à verser l'eau sur les mains du Bab.

Une nuit, après le souper, l'Imam-jum'ih, dont la curiosité avait été éveillée par les extraordinaires traits de caractère révélés par son jeune invité, se hasarda à lui demander de révéler un commentaire sur la surih de Va'l-'Asr. (10.5) Sa demande fut aussitôt acceptée. Après s'être fait apporter une plume et du papier, le Bab se mit à révéler en présence de son hôte, avec une étonnante rapidité et sans la moindre réflexion, une interprétation fort lumineuse de la surih de Va'l'Asr déjà mentionnée. Ce fut un peu avant minuit que le Bab se trouva engagé dans l'exposé des multiples implications auxquelles donnait lieu la première lettre de cette surih. Cette lettre, la lettre vav, sur laquelle Shaykh Ahmad-i-Ahsa'i avait déjà tant insisté, symbolisait pour le Bab l'avènement d'un nouveau cycle de révélation divine et a été, depuis, évoquée par Baha'u'llah dans le "Kitab-i-Aqdas" en des passages tels que "le mystère du grand changement" et "le signe du souverain". Le Bab commença peu après à psalmodier, en présence de son hôte et de ses compagnons, l'homélie qu'il avait placée en tête de son commentaire sur la surih. Son auditoire fut frappé d'émerveillement lorsqu'il entendit ces paroles de puissance. Il semblait comme ensorcelé par la magie de sa voix. Instinctivement, il se leva et baisa avec révérence, en compagnie de l'Imam-jum'ih, le pan du vêtement du Bab. Mulla Muhammad-Taqiy-i-Harati, un éminent mujtahid, se mit soudain à prononcer des paroles d'exultation et de louange. "Uniques et incomparables, s'exclama-t-il, sont les paroles qui ont jailli de cette plume; pouvoir révéler, en un temps aussi court et dans une écriture aussi lisible, un si grand nombre de versets que l'ensemble équivaudrait au quart, que dis-je, au tiers du Qur'an, est en soi-même un exploit qu'aucun mortel ne pourrait espérer réaliser sans l'intervention de Dieu. Ni le fait de fendre la lune ni celui d'animer les galets de l'océan ne peuvent se comparer à un acte aussi considérable."

[ PAGE: 192 ]

Au fur et à mesure que la renommée du Bab se propageait à travers la ville d'Isfahan, un flot incessant de visiteurs affluait de tous les quartiers vers la maison de l'Imam-jum'ih: quelques-uns y venaient pour satisfaire leur curiosité, d'autres pour acquérir une compréhension plus profonde des vérités fondamentales de sa foi, d'autres encore pour chercher des remèdes à leurs maladies et à leurs souffrances. Le mu'tamid lui-même vint un jour rendre visite au Bab et, alors qu'il était assis au milieu d'une assemblée comprenant les membres les plus accomplis et les plus brillants du clergé d'Isfahan, demanda au Bab d'exposer la nature du nubuvvat-i-khassih (10.6) et d'en démontrer la validité. Il avait auparavant, dans cette même assemblée, fait appel à ceux qui étaient présents pour qu'ils avancent des preuves et des signes à l'appui de cette clause fondamentale de leur foi, afin qu'ils constituent un témoignage irréfutable pour ceux qui étaient enclins à répudier sa vérité. Personne cependant ne semblait être capable de répondre à son invitation. "Que préférez-vous, demanda le Bab, une réponse verbale ou écrite à votre question?" "Une réponse écrite, répondit le mu'tamid, non seulement plairait à ceux qui sont présents dans cette assemblée, mais encore servirait d'exemple et instruirait à la fois cette génération et celles à venir.

Le Bab prit aussitôt sa plume et commença à écrire. En moins de deux heures, il avait rempli environ cinquante pages avec une investigations des plus intéressantes et des plus circonstanciées sur l'origine, le caractère et l'influence grandissante de l'islam. L'originalité de sa dissertation, la vigueur et le caractère vivant de son style, la précision de ses plus petits détails, donnèrent à son traité sur ce noble thème un cachet d'excellence que personne, parmi ceux qui étaient présents à cette occasion, n'aurait pu ne pas percevoir. Avec une connaissance magistrale de son sujet, il relia, dans les passages finaux de son exposé, l'idée principale à l'avènement du Qâ'im promis et au "retour" attendu de l'Imam Husayn. (10.7) Il plaida avec un courage et une force tels que ceux qui l'entendirent réciter ses versets furent frappés par la grandeur de sa révélation. Personne n'osa insinuer la moindre objection, et encore moins s opposer ouvertement à ses déclarations. Le mu'tamid ne put s'empêcher de donner libre cours à son enthousiasme et à sa joie. "Ecoutez-moi! s'exclama-t-il. O membres de cette honorable assemblée, je vous prends à témoin. Jamais, jusqu'à ce jour, je n'ai été dans mon coeur fermement convaincu de la vérité de l'islam. Je puis désormais, grâce à cet exposé rédigé par ce jeune homme, me déclarer un ferme croyant en la foi proclamée par l'Apôtre de Dieu.

[ PAGE: 193 ]

J'affirme solennellement ma croyance en la réalité du pouvoir surhumain dont est doué ce jeune homme, un pouvoir qu'aucune somme de connaissances ne pourra jamais communiquer." Par ces paroles, il mit fin à la réunion.

La popularité croissante du Bab suscita le ressentiment des autorités ecclésiastiques d'Isfahan, qui regardaient d'un oeil inquiet et envieux l'ascendant qu'un jeune homme ignorant commençait lentement à acquérir sur les pensées et les consciences de leurs disciples.

PHOTO: vues du Masjid-i-Jumih à Isfahan, montrant la chaire devant laquelle priait le Bab

[ PAGE: 194 ]

Ils croyaient fermement que, s'ils ne se levaient pas pour endiguer ce flot d'enthousiasme populaire, les fondements mêmes de leur existence seraient minés. Quelques-uns des p1us sages d'entre eux estimèrent plus prudent de s'abstenir de tout acte d'hostilité ouverte envers la personne ou les enseignements du Bab, car de tels actes, leur semblait-il, serviraient uniquement à rehausser son prestige et à consolider sa position. Les fauteurs de troubles, cependant, s'occupaient activement à propager les rapports les plus insensés concernant le caractère et les revendications du Bab. Ces rapports parvinrent bientôt à Tihran et furent portés à l'attention de Haji Mirza Aqasi, le Grand vazir de Muhammad Shah. Ce ministre arrogant et hautain regardait d'un oeil inquiet l'éventualité du penchant que pourrait avoir un jour son souverain envers le Bab, penchant qui, croyait-il fermement, précipiterait sa propre décadence. Le Haji craignait en outre que le mu'tamid, qui jouissait de la confiance du Shah, ne parvint à organiser une entrevue entre le souverain et le Bab. Il savait parfaitement que, si une telle entrevue avait lieu, Muhammad Shah, homme influençable et au coeur doux, serait entièrement séduit par l'attrait et le caractère inédit de cette croyance. Poussé par de telles réflexions, il adressa à l'Imamjum'ih un message au ton très ferme, dans lequel il blâma celui-ci d'avoir gravement négligé l'obligation qui lui était imposée de sauvegarder les intérêts de l'islam. "Nous nous attendions, écrivit Haji Mirza Aqasi, à ce que vous vous opposiez de tout votre pouvoir, à toutes les causes qui sont en contradiction avec les intérêts du gouvernement et des habitants de ce pays. Vous semblez au contraire, avoir protégé, que dis je, glorifié l'auteur de ce mouvement obscur et méprisable." Il écrivit également une série de lettres encourageantes aux 'ulamas d'Isfahan, ignorés auparavant et à qui, désormais, il prodiguait ses faveurs particulières. L'Imam-jum'ih, bien que refusant de changer son attitude respectueuse vis-à-vis de son hôte, fut porté, par le ton du message qu'il avait reçu du Grand vazir, à donner des directives à ses associés pour qu'ils conçoivent des moyens propres à réduire le nombre toujours croissant des visiteurs qui affluaient chaque jour pour rencontrer le Bab. Muhammad-Mihdi, surnommé le Safihu'l-'Ulama', fils de feu Haji Kalbasi, commença à calomnier le Bab du haut de la chaire dans un langage des plus inconvenants, dans l'espoir de satisfaire le voeu et de gagner l'estime de Haji Mirza Aqasi.

Dès que le mu'tamid fut informé de ces événements, il envoya un message à l'Imam-jum'ih dans lequel il rappela à ce dernier la visite qu'il avait faite au Bab en tant que gouverneur, et l'invita ainsi que son hôte, à se rendre chez lui.

[ PAGE: 195 ]

Le mu'tamid invita Haji Siyyid Asadu'llah, fils de feu Haji Siyyid Muhammad Baqir-i-Rashti, Haji Muhammad-Ja'far-i-Abadiyi, Muhammad-Mihdi, Mirza Hasan-i-Nuri, et quelques autres personnes, à assister à cette réunion. Haji Siyyid Asadu'llah rejeta l'invitation et s'efforça de dissuader ceux qui avaient été conviés à participer à cette assemblée. "J'ai cherché à m'excuser, leur dit-il et je vous exhorterai très certainement à faire de même. J'estime qu'il n'est pas sage de votre part de rencontrer le Siyyid-i-Bab en tête-à-tête. Il réaffirmera sans doute sa prétention et apportera, pour étayer ses arguments, toutes les preuves que vous pourriez lui demander et, sans la moindre hésitation, révélera, en signe de témoignage de la vérité dont il est porteur, des versets si nombreux qu'ils équivaudraient à la moitié du Qur'an. A la fin, il vous lancera un défi en ces termes: "Faites-en de même, si vous êtes des hommes de vérité." Nous ne pouvons, en aucune façon, lui résister victorieusement. Si nous manquons de lui répondre, notre impuissance sera manifeste. Si, d'autre part, nous acceptons sa revendication, nous perdrons non seulement notre propre réputation, nos propres prérogatives et droits, mais nous nous serons engagés à reconnaître les revendications éventuelles qu'il se sentirait enclin à formuler à l'avenir."

Haji Muhammad-Ja'far tint compte de ce conseil et refusa l'invitation du gouverneur. Muhammad Mihdi, Mirza Hasan-i-Nuri, et quelques autres qui dédaignèrent un tel avis, se présentèrent à l'heure fixée chez le mu'tamid. À l'invitation de l'hôte, Mirza Hasan, un platonicien bien connu, demanda au Bab de faire la lumière sur certaines doctrines philosophiques abstruses concernant le 'Arshiyyih de Mulla Sadra, (10.8) dont peu de personnes avaient pu dévoiler la signification. (10.9) Dans un langage simple et peu conventionnel, le Bab répondit à chacune des questions de Mirza Hasan. Ce dernier, bien qu'il fût incapable de saisir le sens des réponses qu'il avait reçues, réalisa combien le savoir des soi-disant protagonistes des écoles de pensée platonicienne et aristotélicienne de son temps était inférieur aux connaissances que manifestait ce jeune homme. Muhammad Mihdi se hasarda à son tour à interroger le Bab sur certains aspects de la loi islamique. Mécontent de l'explication qu'il reçut, il se mit à discuter vainement avec le Bab. Il fut bientôt réduit au silence par le mu'tamid qui, coupant court à sa conversation, se tourna vers un assistant et, lui demandant d'allumer la lanterne, donna l'ordre de conduire immédiatement Muhammad Mihdi chez lui.

[ PAGE: 196 ]

Le mu'tamid fit ensuite part de ses craintes à l'Imam-jum'ih. "Je redoute les machinations des ennemis du Siyyid-i-Bab, lui dit-il. Le shah a convoqué celui-ci à Tihran. Je suis chargé d'arranger son départ. J'estime plus souhaitable pour le Bab de rester chez moi jusqu'au moment où il pourra quitter cette ville." L'Imam-jum'ih accéda à sa demande et retourna seul chez lui.

PHOTO: vue 1 de la maison du Mu'tamidu'd-Dawlih à Isfahan

PHOTO: vue 2 de la maison du Mu'tamidu'd-Dawlih à Isfahan

[ PAGE: 197 ]

Le Bab s'attarda quarante jours à la résidence de l'Imam-jum'ih. Pendant son séjour chez celui-ci, un certain Mulla Muhammad-Taqiyi-Harati, qui avait le privilège de rencontrer le Bab chaque jour, entreprit, avec le consentement de ce dernier, la tâche de traduire l'un de ses ouvrages, intitulé Risaliy-i-Furu'-i'Adliyyih, de l'arabe en persan. Le service qu'il rendit par là aux croyants persans fut cependant gâché par son attitude ultérieure. La peur devait soudain s'emparer de lui, et il devait finalement être incité à mettre fin à ses relations avec les autres croyants.

Avant que le Bab eut transféré sa résidence chez le mu'tamid, Mirza Ibrahim, père du Sultanu' sh-Shuhada' et frère aîné de Mirza Muhammad- 'Aliy-i-Nahri, auquel nous avons déjà fait référence, invita une nuit le Bab à se rendre chez lui. Mirza Ibrahim était un ami de l'imam-jum'ih; il entretenait des relations intimes avec celui-ci et contrôlait la direction de toutes ses affaires. Le banquet qu'il prépara cette nuit-là pour le Bab fut d'un faste inégalé. Tout le monde put observer que ni les officiels, ni les notables de la ville n'avaient jamais offert une fête d'une telle grandeur et d'une telle splendeur. Le Sultanu'sh-Shuhada' et son frère, le Mahbubu'sh-Shuhada', qui avaient respectivement neuf et onze ans, servirent à ce banquet et furent l'objet de l'attention particulière du Bab. Cette nuit-là, durant le dîner, Mirza Ibrahim se tourna vers son hôte et lui dit: "Mon frère, Mirza Muhammad-'Ali, n'a pas d'enfant. Je vous prie d'intercéder en sa faveur et d'exaucer le voeu de son coeur." Le Bab prit une partie de la nourriture qu'on lui avait servie, la mit de ses propres mains sur un plateau et la passa à son hôte en lui demandant de la porter à Mirza Muhammad-'Ali et à sa femme. "Qu'ils se la partagent, dit-il; leur voeu sera exaucé." De par la vertu de cette ration que le Bab avait choisi de leur octroyer, la femme de Mirza Muhammad-'Ali, conçut un enfant et au temps voulu donna le jour à une fille qui devait finalement être donnée en mariage à la plus grande Branche, (10.10) union que l'on devait considérer comme le couronnement des espoirs que nourrissaient ses parents.

Les grands honneurs accordés au Bab contribuèrent encore à éveiller l'hostilité des 'ulamas d'Isfahan. Ils voyaient avec consternation les preuves de son influence pénétrante envahir la forteresse de l'orthodoxie et détruire les fondements de leur autorité. Ils convoquèrent une assemblée au cours de laquelle ils rédigèrent un document signé et scellé de la main de tous les chefs ecclésiastiques de la ville, document dans lequel ils condamnaient le Bab à mort. (10.11) Ils étaient tous d'accord sur cette condamnation à l'exception de Haji Siyyid Asadu'llah et Haji Muhammad-Ja'far-i-'Abadiyi qui refusèrent tous deux d'adhérer au contenu d'un document si manifestement abusif.

[ PAGE: 198 ]

L'Imam-jum'ih, tout en refusant de donner son consentement à la demande de mise à mort du Bab, fut pourtant incité, par son ambition et sa couardise extrêmes, à ajouter à ce document, de sa propre écriture, le témoignage suivant: "Je certifie qu'au cours de mes relations avec ce jeune homme, je n'ai pu découvrir un acte qui puisse en aucun cas trahir son rejet des doctrines de l'islam. Au contraire, j'ai vu en lui un homme pieux, loyal à l'islam et observant les préceptes de cette foi. Cependant, l'extravagance de ses revendications exagérées et son mépris des choses de ce monde m'incitent à croire qu'il est dépourvu de raison et de jugement."

À peine le mu'tamid avait-il été informé de la condamnation prononcée par les 'ulamas d'Isfahan qu'il se décida, par la mise en oeuvre d'un plan qu'il avait lui-même conçu, à annuler les effets de ce cruel verdict. Il donna aussitôt des instructions pour que, vers le coucher du soleil, le Bab escorté par cinq cents cavaliers de la propre garde du corps montée du gouverneur, quittât la porte de la ville et partît pour Tihran. Il avait donné des ordres formels pour qu'après chaque farsang, (10.12) cent hommes de cette escorte montée retournassent directement à Isfahan. Au chef du dernier contingent restant, un homme en qui il avait une Confiance absolue, le mu'tamid intima confidentiellement son désir de voir, à chaque maydan, (10.13) vingt des cent hommes restants recevoir l'ordre de retourner vers la ville. Quant aux vingt cavaliers restants, dix d'entre eux devaient être envoyés à Ardistan prélever les taxes imposées par le gouvernement et les dix autres, qui devaient tous être des hommes éprouvés et de confiance, devraient par un itinéraire peu fréquenté, ramener le Bab en cachette à Isfahan. (10.14) Il reçurent l'ordre, en outre, de régler leur marche de façon qu'avant l'aube du jour suivant, le Bab arrivât à Isfahan et fût confié à la garde du mu'tamid. Ce projet fut aussitôt entrepris et exécuté à la lettre. A une heure insoupçonnée, le Bab ayant regagné la ville, fut directement emmené à la résidence privée du mu'tamid, connue sous le nom d"Imarat-i-Khurshid (10.15) et introduit, par une entrée latérale réservée au mu'tamid lui-même, dans les appartements privés de celui-ci. Le gouverneur prit lui-même soin du Bab, lui servit ses repas et pourvut à tout ce dont il avait besoin pour son confort et sa sécurité. (10.16)

Pendant ce temps, les hypothèses les plus insensées avaient cours dans la ville concernant le voyage du Bab à Tihran, les souffrances qu'il avait dû endurer pendant son voyage vers la capitale, la sentence qu'on avait prononcée contre lui et la peine qu'on lui avait infligée.

[ PAGE: 199 ]

PHOTO: vue de l'Imarat-i-Khurshid à Isfahan

PHOTO: les ruines de la partie occupée par le bab

[ PAGE: 200 ]

Ces rumeurs plongèrent les croyants qui résidaient à Isfahan dans une profonde affliction. Le mu'tamid, qui était parfaitement conscient de leur chagrin et de leur anxiété, intercéda auprès du Bab en leur nom et demanda la permission de les introduire auprès de lui. Le Bab adressa quelques mots écrits de sa propre main à Mulla'Abdu'l-Karim-i-Qazvini, qui s'était installé dans la madrisih de Nim-Avard et dit au mu'tamid de les lui envoyer par l'intermédiaire d'un messager sûr. Une heure plus tard, Mulla 'Abdu'l-Karim était introduit auprès du Bab. De son arrivée, personne, sinon le mu'tamid, n'eut connaissance. Il reçut de son maître quelques-uns de ses écrits et fut chargé de les transcrire en collaboration avec Siyyid Husayn-i-Yazdi et Shaykh Hasan-i-Zunuzi. Il revint peu après chez ces derniers et leur donna la bonne nouvelle que le Bab était sain et sauf. De tous les croyants résidant à Isfahan, seuls ces trois là eurent la permission de le voir.

Un jour, alors qu'il était assis avec le Bab dans son jardin privé à l'intérieur de la cour de sa maison, le mu'tamid, faisant ses confidences à son invité, s'adressa à lui en ces termes: "Le Donateur tout-puissant m'a pourvu de grandes richesses, (10.17) je ne sais comment les utiliser au mieux. A présent que j'ai été, grâce à Dieu, amené à reconnaître cette révélation, je désire ardemment consacrer toutes mes possessions à en promouvoir les intérêts et à en propager la gloire. J'ai l'intention de me rendre, avec votre permission, à Tihran et de faire de mon mieux pour gagner à cette cause, Muhammad Shah dont la confiance en moi est ferme et inébranlable. Je suis sûr qu'il ne demandera qu'à l'embrasser et qu'il se lèvera pour la propager de par le monde. Je m'efforcerai aussi de l'inciter à renvoyer ce débauché de Haji Mirza Aqasi, dont l'administration démente a mené le pays presque au bord de la ruine.

PHOTO: Manuchihr Khan le Mu'tamidu'd Dawlih

[ PAGE: 201 ]

Puis je tâcherai d'obtenir pour vous la main de l'une des soeurs du Shah, et entreprendrai moi-même les préparatifs de vos noces. J'espère finalement pouvoir gagner à cette cause des plus merveilleuses les dirigeants et les rois de la terre et éliminer toute trace de cette hiérarchie ecclésiastique corrompue qui a terni le beau nom de l'islam." "Puisse Dieu vous récompenser pour vos nobles intentions, répondit le Bab. Vos jours et les miens sont cependant comptés; ils sont trop courts pour que vous puissiez réaliser vos souhaits et que, moi, je puisse en témoigner. Ce n'est pas par les moyens que vous imaginez que la toute-puissante Providence réalisera le triomphe de sa foi. C'est grâce aux pauvres et aux humbles de ce pays, par le sang qu'ils auront versé sur son sentier, que le Souverain omnipotent préservera et consolidera les fondements de sa cause. Ce même Dieu, posera sur votre tête, dans le monde à venir, la couronne de gloire immortelle et vous comblera de ses inestimables bénédictions. Le temps qui vous reste de votre vie terrestre n'est que de trois mois et neuf jours, après quoi vous vous hâterez avec foi et certitude, vers votre demeure éternelle." Ces paroles réjouirent grandement le mu'tamid. Résigné à la volonté de Dieu, il se prépara au départ que les paroles du Bab avaient si clairement laissé prévoir. Il rédigea son testament, régla ses affaires privées et légua au Bab tout ce qu'il possédait. Aussitôt après son décès, cependant, son neveu, le rapace Gurgin Khan, devait découvrir son testament, le détruire, s'emparer de ses biens et feindre avec mépris d'ignorer ses voeux.

Alors que les jours de sa vie terrestre tiraient à leur fin, le mu'tamid rechercha de plus en plus la présence du Bab et, pendant les heures où il se trouvait en tête à tête intime ave lui, acquit une connaissance plus profonde de l'esprit qui animait sa "Au fur et à mesure que s'approche l'heure de mon départ, dit-il un jour au Bab, je sens une joie inexprimable envahir mon âme. Mais j'ai des appréhensions à votre sujet, je tremble à l'idée de me voir obligé de vous laisser à la merci d'un successeur aussi impitoyable que Gurgin Khan. Il découvrira sans aucun doute votre présence chez moi et vous maltraitera, je le crains, gravement". "Ne craignez rien répondit le Bab. Je me suis confié aux mains de Dieu. Ma confiance repose en Lui. La force dont Il m'a pourvu est telle que, si je le veux, je puis transformer ces pierres mêmes en des joyaux d'une valeur inestimable, et instiller dans le coeur du plus dangereux criminel les plus nobles conceptions de droiture et de devoir. J'ai choisi moi-même d'être

[ PAGE: 202 ]

affligé par mes ennemis, afin que Dieu accomplisse ce qui est destiné à être fait." (10.18) Au fur et à mesure que ces heures précieuses s'écoulaient, un sentiment de dévotion intense, de conscience accrue de l'approche de Dieu, remplissait le coeur du mu'tamid. A ses yeux, la pompe et l'apparat du monde se réduisaient à néant lorsqu'il les comparait aux réalités éternelles enchâssées dans la révélation du Bab. Plus il réalisait la vanité des ambitions terrestres et les limitations de l'effort humain, plus sa vision des gloires, des potentialités infinies et des innombrables bénédictions de cette révélation devenait vivace. Il continua à méditer sur ces pensées dans son coeur jusqu'au moment où un léger accès de fièvre, qui ne dura qu'une nuit, mit soudainement fin à ses jours. Serein et confiant, il s'envola vers le grand au-delà. (10.19)

Comme la vie du mu'tamid tirait à sa fin, le Bab fit appeler Siyyid Husayn-i-Yazdi et Mulla 'Abdu'l-Karim, les mit au courant de la nature des prédictions qu'il avait faites à son hôte, et les pria de dire aux croyants qui s'étaient réunis dans la ville qu'ils devaient se disperser pour aller à Kashan, Qum et Tihran et attendre ce que la Providence, dans sa sagesse, choisirait de décréter.

Quelques jours après la mort du mu'tamid, une certaine personne qui était au courant du projet qu'il avait conçu et Réalisé dans le but de protéger le Bab, informa le successeur du mu'tamid, Gurgin Khan, (10.20) du véritable lieu de résidence du Bab dans l'`Imarat-i-Khurshid, et lui décrivit les honneurs que prodiguait son prédécesseur à l'égard de son hôte dans l'intimité de sa propre maison. À la réception de cette dépêche inattendue, Gurgin Khan envoya son messager à Tihran et le chargea de remettre le message suivant à Muhammad Shah en personne: "Il y a quatre moi tout le monde croyait à Isfahan qu'à la suite de votre ordre impérial, le mu'tamidu'd-dawlih, mon prédécesseur, avait envoyé le Siyyid-i-Bab au siège du gouvernement de Votre Majesté. Il est maintenant révélé que ce même siyyid se trouve actuellement à l"Imarat-i-Khurshid, la résidence privée du mu'tamidu'd-dawlih. Il a été prouvé que mon prédécesseur lui-même avait offert l'hospitalité au Siyyid-i-Bab, et garda ce fait scrupuleusement caché aux yeux des habitants et des autorités de cette ville. Que Votre Majesté décrète ce qu'il lui plaît; je m'engage, sans la moindre hésitation, à l'exécuter."

Le shah, qui était fermement convaincu de la loyauté du mu'tamid, réalisa, à la réception de ce message, que l'intention sincère du gouverneur disparu, avait été d'attendre une occasion propice au cours de laquelle il aurait pu ménager une rencontre entre lui, le shah, et le Bab, mais que sa mort soudaine avait contrecarré l'exécution de ce projet.

[ PAGE: 203 ]

Il émit un ordre impérial sommant le Bab de se rendre dans la capitale. Dans son message écrit à Gurgin Khan, le Shah ordonna à ce dernier d'envoyer le Bab en secret à Tihran en compagnie d'une escorte montée (10.21) conduite par Muhammad Big-i-Chaparchi, (10.22) de la secte des 'Aliyu'llahi; de faire preuve de la plus grande considération envers lui au cours de son voyage, et de maintenir son départ strictement secret. (10.23)

Gurgin Khan alla aussitôt voir le Bab et lui remit en mains propres le mandat du souverain. Puis il fit appeler Muhammad Big, lui transmit les ordres de Muhammad Shah et le chargea d'entreprendre immédiatement les préparatifs du voyage. "Prenez garde, l'avertit-il, à ce que personne ne découvre son identité et ne suspecte la nature de votre mission. Personne à part vous, pas même les membres de son escorte, ne doit être amené à le reconnaître. Si quelqu'un vous interroge à son sujet, dites que c'est un marchand que l'on nous a chargé d'emmener à la capitale et sur l'identité duquel nous n'avons aucun renseignement." Peu après minuit, le Bab quittait la ville, conformément aux instructions reçues, et partait pour Tihran.

[ PAGE: 204 ]



NOTE DU CHAPITRE 10:

(10.1) 1846 ap. J-C.

(10.2) "C'était (Manuchihr Khan) un homme énergique et courageux; en 1841, il écrasa complètement les tribus Bakhtiyari qui s'étaient soulevées. Son administration énergique bien que sévère assurait aux habitants d'Isfahan quelque justice". (C.R. Markham: "A General Sketch of the History of Persia", p. 487.)

(10.3) D'après Mirza Abu'l-Fadl (manuscrit, p. 66), l'Imam-jum'ih d'Isfahan s'appelait Mir Siyyid Muhammad et avait le titre de "Sultanu'l-'Ulama"'. "La fonction de sadru's-sudur, autrement dit principal prêtre de l'époque des Safavi, fut abolie par Nadir Shah, et l'Imam-jum'ih d' Isfahan est à présent le principal dignitaire ecclésiastique de la Perse." (C.R. Markham: "A General Sketch of the History of Persia", p. 365.)

(10.4) Signifiant: serpent femelle.

(10.5) Qur'an, 103.

(10.6) La "Mission spécifique" de Muhammad.

(10.7) Référence à sa propre mission et à la révélation ultérieure de Baha'u'llah.

(10.8) Voir note K, "A Traveller's Narrative", et Gobineau, pp. 65-73.

(10.9) "C'est alors que Muhammad s'étant tu, Mirza Muhammad-Hasan, qui suivait la doctrine philosophique de Mulla Sadra, interrogea le Bab pour l'inciter à expliquer trois miracles qu'il suffira d'énoncer pour édifier le lecteur. Le premier est le Tiyyu'l-Ard, ou si l'o n préfère le transport immédiat d'un personnage quelconque d'un endroit du monde à un autre endroit fort éloigné: les shi'ites sont convaincus que le troisième Imam, Javad, avait adopté cette façon facile et économique de voyager: par exemple il se transporta en un clin d'oeil de Médine en Arabie, à Tus dans le Khurasan. Le second miracle est la présence multiple et simultanée d'un même personnage à beaucoup d'endroits différents. 'Ali, entre autres, était à la même minute, l'hôte de soixante personnes différentes.

Enfin le troisième est un problème de cosmographie que je soumets à nos astronomes qui en apprécieront certainement la saveur. Il est dit dans les hadis que durant le règne d'un tyran, le ciel tourne rapidement, tandis que pendant celui d'un Imam il tourne lentement. D'abord, comment le ciel peut-il avoir deux mouvements; et ensuite que faisait-il durant le règne des 'Umayyads et des Abbassids. Ce serait la solution de ces insanités qu'on aurait proposée au Bab. Je ne m'y arrêterai pas plus longtemps mais je crois devoir faire remarquer ici mentalité des savants musulmans de la Perse. Et si l'on veut bien réfléchir, que depuis environ un millier d'années la science de l'Iran ne repose que sur de pareilles billevesées, que les hommes s'épuisent en recherches continues sur de pareilles matières, on comprendra facilement le vide et l'arrogance de toutes ces cervelles. Quoi qu'il en soit la réunion aurait été interrompue par l'annonce du dîner auquel chacun prit part pour rentrer ensuite chez soi." (A.L.M. Nicolas: "Siyyid 'Ali-Muhammad dit le Bab", pp. 239-40.)

(10.10) Référence au mariage de Munirih Khanum avec 'Abdu'l-Baha.

(10.11) D'après Mirza Abu'l-Fadl, environ soixante-dix ulamas et notables éminents avaient apposé leur sceau sur un document qui condamnait le Bab en tant qu'hérétique et le déclarait digne de la peine de mort.

(10.12) Voir glossaire.

(10.13) Voir glossaire.

(10.14) D'après "A Traveller's Narrative" (p. 13), le mu'tamid donna des ordres secrets pour qu'une fois arrivé à Murchih-Khar (la deuxième étape à partir d'Isfahan sur la route septentrionale, et distante d'environ 35 miles de cette ville), le Bab retournât à Isfahan.

(10.15) "Ainsi cette pièce (dans laquelle je me trouve), qui n'a ni portes ni limites précises, est aujourd'hui la plus haute des pièces du Paradis, car l'arbre de vérité y habite. On dirait que tous les atomes de cette chambre chantent tous par la voix qui dit: "En vérité! je suis Dieu! il n'y a pas d'autre dieu que moi, le Seigneur de toutes choses." Et ils le chantent par-dessus toutes les pièces de la terre, même par-dessus celles qui sont ornées de glaces ou d'ornements d'or. Si cependant l'arbre de vérité réside dans une de ces pièces ornées, alors les atomes de ces miroirs chantent (cette phrase), ainsi que le faisaient et le font les atomes des miroirs du Palais Sadri, car à l'époque des jours de Sad (Isfahan) il y demeurait." (" Le Bayan persan", vol 1, p. 128.)

(10.16) D'après "A Travellers's Narrative", p. 13, le Bab resta quatre mois dans cette maison.

(10.17) Le 4 mars, 1847, M. de Bonnière écrit au Ministre des affaires étrangères de France: Mu'tamidu'd-Dawlih, gouverneur d'Isfahan, vient de mourir, laissant une fortune que l'on évalue à 40 millions de francs." ("Siyyid 'Ali-Muhammad dit le Bab", A.L.M. Nicolas p. 242, note 192.)

(10.18) Qur'an, 8: 42.

(10.19) Il mourut, d'après E.G. Browne ("A Traveller's Narrative," Note 1, p. 277), au mois de rabi'u'l-avval de l'an 1263 après l'hégire (février-mars, 1847 ap. J-C.)

(10.20) D'après A Traveller's Narrative", p. 13, il était le neveu du mu'tamid.

(10.21) D'après "A Traveller's Narrative", p. 14, les membres de l'escorte étaient des cavaliers de Nusayri

(10.22) "Chaparchi" signifie "courrier

(10.23) Celui-ci, fantasque et capricieux, oubliant qu'il avait peu de temps auparavant ordonné le meurtre du Réformateur, sentit naître en lui le désir de voir enfin l'homme qui faisait tant parler de lui: il donna doue l'ordre à Gurgin Khan de le lui envoyer à Tihran" (A.L.M. Nicolas: "Siyyid 'Ali-Muhammad dit le Bab", p. 242.)


Chapitre précédent Chapitre précédent Retour au sommaire Chapitre suivant Chapitre suivant