Médiathèque baha'ie

Caldwell

Histoire d'un chevalier de Baha'u'llah
de 1954 à 1991



Sommaire

1) Epoque 1
2) Epoque 2
3) Epoque 3
4) Epoque 4
5) Epoque 5
6) Epoque 6
7) Epoque 7
8) Epoque 8
9) Epoque 9
10) Epoque 10
11) Epoque 11
12) Epoque 12
13) Epoque 13
Epilogue


1) EPOQUE 1

Notre première tâche fut d'envoyer un télégramme à Shoghi Effendi, indiquant l'heure et la date de notre arrivée, à laquelle il répondit, "Prières affectueuses vous entourent." Nous sortons finalement de l'obscurité pour émerger dans la lumière! Une confusion totale régna dans le bureau des télégraphes d'Unalaska lorsque nous envoyâmes de ce coin isolé du monde, le premier câble international et reçûmes la réponse d'Israël!

A notre arrivée, je fus accueilli sur les docks par la question suivante d'un missionnaire local, "Etes-vous chrétien, monsieur ?" à laquelle je répondis, "oh oui, et aussi musulman et bouddhiste, monsieur." Ma remarque troubla infiniment cette chère personne qui raconta aux autres que nous étions venus leur enlever le Christ et que nous n'étions pas des chrétiens. Qu'est-ce qu'un chrétien ? Je crois que c'est celui qui aime et adore le Christ vivant et s'efforce avec tout son coeur de suivre Ses enseignements, qui sont les enseignements de Dieu.

Avec amour et tendresse, Baha'u'llah nous a conduits à la fontaine des enseignements chrétiens, et à l'adoration de cet Esprit béni de Dieu, Jésus Christ. Je rendis plusieurs fois visite à ce missionnaire pour le convaincre de la nécessité pour nous de montrer l'harmonie, l'amour et l'unité de base de la religion de Dieu. Il soutenait que j'en avais uniquement après les membres de sa congrégation, qui étaient tout au plus trois ou quatre personnes.

Il me fit finalement comprendre que je n'étais pas le bienvenu dans son église, même pas pour prier avec eux. Dieu sait que j'ai fait tous les efforts possibles pour établir l'amour, l'harmonie et l'unité entre nous. Mais je ne reçus en retour de mes efforts que la pire forme de diffamation. Je souffris en silence, et tournai mon coeur et mon âme vers Dieu, l'Aide suprême. La vie de ce missionnaire prit fin un beau jour calme et ensoleillé où il partit dans son petit bateau en mer. Le bateau se renversa et il se noya. Cela survint la quatrième année de notre arrivée sur l'Ile.

La diffamation et la haine dirigées contre nous avaient atteint leur paroxysme. Nous réussîmes néanmoins à louer une maison et mîmes en oeuvre la perspective de nous installer sur la terre Aléoutienne de façon permanente. Je trouvai du travail comme agent de sécurité et ramasseur de poubelles dans le bar local, Elaine lavait les verres de bière sales. Mais je quittai ce travail dès que le missionnaire m'accusa d'en priver un pauvre
autochtone.

Nous commençâmes donc notre premier hiver en ayant comme unique ami, le maire de la ville, sans travail ni aucune perspective d'en avoir, sans revenus, une maison exposée au vent qui y soufflait continuellement. Je passais mes journées à pêcher pendant que ma femme s'occupait des enfants, coupait du bois de flottaison pour le fourneau et faisait la lessive comme elle le pouvait à la main.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, nous étions glorieusement plus heureux à l'époque que nous ne l'avions jamais rêvé ; nous étions intimement unis et très proches. Les soirs, lorsque les enfants dormaient, nous priions très fort, nous avions appris la valeur et la réalité du vrai mariage spirituel.

Je voudrais partager avec vous le secret d'un mariage réussi. Comme le dit ma femme, le plus grand psychiatre ou conseiller conjugal, c'est le livre de prières. J'ai découvert une grande sagesse auprès d'Abdu'l-Baha. Comme nous le savons tous, dans ses enseignements, Baha'u'llah nous dit que lorsqu'une erreur a été faite, on doit la corriger, c'est la raison pour laquelle le divorce est permis, Abdu'l-Baha, dans ses éclaircissements, dit qu'après une année de séparation, si l'amour n'a pas été rétabli, le divorce peut être accordé, mais alors "Gare à celui qui en est la cause." Si une erreur manifeste a été faite et que deux personnes sont incompatibles, personne n'est en cause, aucun des deux mariés n'a alors rien à craindre de la malédiction de Dieu.

Prenons une situation typique de la vie : ma femme est en colère et m'assène un coup de poêle sur la tête. A mon tour de me fâcher et de me ruer hors de la maison en claquant la porte, qu'elle s'empresse de fermer derrière moi. Avant d'arriver au bout de notre pâté de maison, cet avertissement, "Gare à celui qui en est la cause" , fait battre mon coeur. Je fais le voeu de ne pas être celui qui serait responsable de l'échec de notre mariage. Par conséquent, je retourne à la maison. Ma femme, animée des même pensées, a déjà ouvert la porte. Je vous le demande, comment peut-on avoir des problèmes dans le couple si les deux partenaires aiment et craignent Dieu si entièrement que chacun des deux fait plus de la moitié du chemin vers la solution de leurs problèmes ? Louange et grâces soient rendus à Dieu pour la sagesse d'Abdu'l-Baha !

"Comment pouvez-vous prétendre croire sans vouloir être testé ?" "Avec le feu, nous éprouvons l'or." Si l'or ne subit pas l'épreuve du feu, comment pourrait-il être débarrassé de ses impuretés mettant ainsi en évidence l'or pur et resplendissant du coeur humain. L'hiver de cette année de l'E.B. 109-110 (1954), qui tirait à sa fin, fut le plus rude qu'on ait connu au cours des dix années qui suivirent.

J'avais construit un petit bateau d'à peu près quatre mètres de long pour aller pêcher. Mais quand les éléments de la nature se déchaînèrent, mon bateau devint inutilisable. A la fin de notre deuxième mois sur les Iles Aléoutiennes, nous avions de la neige jusqu'aux avant-toits de la maison. J'étais dans le salon en train de raccommoder un vieux filet de pêche usé que j'y avais accroché et que j'avais déjà déchiré et raccommodé. Entre le salon et la cuisine, nous avions suspendu une couverture pour contenir dans la cuisine, pour ma femme et les enfants, le peu de chaleur produite par notre petite cuisinière au bois. Le vent froid qui soufflait dans le salon était si rigoureux et glacial qu'au bout de chaque quinze minutes, je devais abandonner mon ouvrage pour aller me dégeler dans la chaleur de la cuisine. De la sorte, mon filet restait suspendu inachevé.

Au cours de cette période, nous avions écrit au Gardien au sujet de la quasi-pénurie alimentaire que nous connaissions et de l'absence de toute promesse de travail sans toutefois mentionner le fait que nous n'avions plus d'argent non plus. Mais dans cette atmosphère infaillible divinement inspirée qu'il baigne, Shoghi Effendi était en mesure de lire entre les lignes de notre correspondance et tendre la main vers - non seulement nous mais tous les autres à travers le monde qui nous ont raconté leurs histoires, pour nous relever, nous épousseter, en nous envoyant les encouragements susceptibles de nous guider comme nous en avions si cruellement besoin. Tel était notre cas à cette époque.

Nous reçûmes une lettre d'Amatu'l-Baha signée par Shoghi Effendi nous demandant d'accepter de l'aide de l'Assemblée spirituelle nationale des Etats-Unis. Après avoir dit des prières par lesquelles nous nous sommes profondément interrogés, nous répondîmes en argumentant que nous ne voudrions pas prendre de l'argent d'un fonds auquel nous désirions très fort contribuer. Pour nous, cela était inconcevable, nos coeurs débordant de joie et de gratitude, nous suppliâmes d'avoir la force de faire ce sacrifice pour servir d'exemple à notre famille baha'ie qui se trouve sur le front intérieur, afin qu'ils puissent suivre nos pas et éponger définitivement ce déficit qui faisait continuellement ombre aux glorieuses victoires enregistrées.

Le problème de subsistance atteignit bientôt son point culminant. Un jour, Elaine (qui marche dans la voie spirituel d'un pas pratique) attira mon attention sur le fait que nous n'avions plus d'argent, presque plus de nourriture, et qu'il serait impossible de tenir le coup jusqu'à la fin de l'hiver. Nous nous assîmes ensemble

cette nuit-là dans un esprit de prières et de méditation tel qu'en y pensant encore aujourd'hui, mon âme en est transportée. Nous primes la décision de commencer à nous rationner dès le lendemain. Comme les enfants ne participaient pas à cette prise de décision, ils seraient nourris normalement, Quant à Elaine et moi, nos repas seraient rationnés pour que nos réserves durent jusqu'au printemps.

Comment pourrais-je décrire la joie et le bonheur de cette nuit-là ? Mon âme chantait et mes pensées, au moment où je m'endormais, étaient qu'enfin, il m'était possible de sacrifier quelque chose pour mon Bien-Aimé, Encore aujourd'hui où j'écris ces mots plusieurs années plus tard, ce désir de sacrifice n'a pas été satisfait. Ainsi, je peux en toute confiance dire qu'il est impossible de sacrifier quoi que ce soit pour la Cause de Dieu. Tout juste parce qu'on en a fait l'effort, des myriades d'océans de bienfaits sont déversées sur vous. C'est mon expérience qui me permet de dire ces mots qui ne découlent pas simplement d'un idéalisme exalté. Quoi qu'il en soit, la tempête se calma au cours de la nuit et trois longs mois rigoureux plus tard, le calme revint totalement.

Le lendemain matin, je fus réveillé par des coups frappés à la porte. En allant ouvrir, je trouvai en face de moi le superintendant du Standard Oïl Company, située sur l'Ile voisine d'Amaknak (mieux connue sous le nom de Dutch Harbour). Il m'expliqua que la tempête avait emporté les fils électriques. Il avait appris que j'étais ingénieur en électricité et voulait savoir si je voudrais bien être employé à les réparer, J'acceptai immédiatement, demandai à Elaine de préparer le petit déjeuner - et ainsi se terminèrent nos rations de famine avant même qu'elles n'eussent commencé.

Il me restait pourtant une autre forme de famine à satisfaire eu égard à la cause de Dieu. Il me fallut expliquer honnêtement au superintendant que l'ingénieur en électronique que j'étais, avait été formé pour dessiner des circuits d'ordinateur, et non pas pour travailler sur le terrain mais que j'étais sûr de pouvoir faire le travail... Ce que je fis, même si au début, j'ai mis les pôles à l'envers, n'en ayant jamais vu auparavant.

De ce premier travail à Dutch Harbour. je passai à un autre et ainsi de suite. Quand finalement le printemps arriva, j'avais fini de creuser les tranchées et d'enterrer les fils électriques dans toute l'Ile Amaknak. En outre, au cours du printemps, tous les bateaux de pêche remontaient vers le nord et il semblait que tous ces bateaux qui passaient dans notre baie, avaient quelque chose de cassé qu'il fallait réparer. Je me fis une réputation de bon réparateur qui fut propagée par les ondes, tant et si bien que, rapidement, j'avais plus de travail que je ne pouvais en gérer. Ce premier automne fut notre point le plus bas sur l'échelle économique et depuis, la courbe ne cessa de monter.

Notre plus beau cadeau au cours de ces premiers mois fut de loin l'assurance reçue d'Amatu'l-Baha que l'esprit qui nous animait avait rendu le Gardien heureux. Pour ma part, ce fut le plus grand accomplissement de ma vie; grâce à Dieu, l'Aide suprême, nous avons fait la dernière volonté d'Abdu'l-Baha en touchant par un peu de bonheur le grand coeur de Shoghi Effendi, dont le battement radieux était en harmonie avec la cause de Dieu. Lorsque Sa cause connaissait des victoires, il était heureux et quand il était informé des cas de division, de défaite et d'actions négatives de la part des croyants, il devenait si malheureux qu'il en était incapable de manger.

A chaque baha'i d'aujourd'hui et de demain, je veux dire ceci du fond du coeur : que chacun de nous lutte de tout son coeur et de toute son âme pour être véritablement et réellement un baha'i dans ses pensées et ses actes. Ainsi, non seulement ne salirons-nous plus jamais la robe blanche immaculée de la Perfection Bénie, mais également, nous comblerons de bonheur et de délices cette emblème unique de Dieu, Shoghi Effendi, dans le royaume de gloire où il demeure actuellement.

Un autre incident démontre comment Shoghi Effendi gardait toujours son doigt sur le pouls du monde. Après avoir prié et consulté, nous avions décidé de proclamer ouvertement la foi aux cinquante familles qui vivaient dans notre coin du globe. Personne d'autre que ma femme et moi n'était au courant de notre projet.

Une fois encore, sortie des nuages, une lettre de Shoghi Effendi nous parvint disant ce qui suit : Ne faites aucune proclamation ouverte du message de Dieu dans cet endroit ; attendez d'avoir confiance en eux et de gagner leur confiance puis progressivement confirmez-les dans la Cause de Dieu. Oh, nos louanges et remerciements montèrent vers Dieu pour le don radieux qu'Il nous a fait de la sagesse de notre Gardien. Mon coeur bat d'émerveillement et d'étonnement, car maintenant, en regardant en arrière, je peux honnêtement affirmer que si nous avions ouvertement fait une proclamation de Son message à l'époque, on nous aurait chassés de l'île et les portes auraient été fermées pour longtemps. Ainsi, grâce à l'intervention et à la sagesse de notre bien-aimé

Shoghi Effendi, les portes restèrent ouvertes et au fil des ans, nous prîmes profondément racines. La haine céda la place à la tolérance, la tolérance à l'acceptation et finalement l'amour et le respect mutuels s'établirent. Même aujourd'hui, ces peuples aléoutiens connaissent très lentement la confirmation dans la cause de Dieu.


2) EPOQUE 2

L'été de 111 E.B. (1955) fut une période d'intenses activités. Nous avions besoin d'un meilleur logement pour la famille. Comme nous avions fait tout ce voyage en bateau uniquement dans le but de servir la cause de Dieu, nous nous sommes dit, pourquoi ne pas construire un centre baha'i qui nous servirait de logement dans le présent et à la Foi dans le futur ? Nous achetâmes un lopin de terre pour $ 150 dans le meilleur coin de ville et trois vieux bâtiments de l'armée à $ 2.50 chaque, et nous mîmes au travail. Nous savions que si nous voulions rester sur place tout le long de la Croisade des Dix ans, nous devions nous assurer un travail permanent. Nous montâmes donc une entreprise de conserve de poisson. Disposant d'un filet de 64 mètres, d'un petit bateau de pêche, d'une vieille base militaire abandonnée qui nous a été accordée, ma femme et moi démarâmes en étant les seuls employés de l'entreprise.

Nous commencions la journée à 4 heures du matin et la terminions entre 10 et 10. 30 heures du soir. La journée se déroulait de la manière suivante : je sortais du lit à 4 heures du matin pour partir en mer dans mon petit bateau. Lorsque je trouvais un banc de poissons, je jetais mon filet que je tirais ensuite jusqu'à terre afin de le charger sur mon bateau et retourner à la conserverie. Entre-temps, Elaine habillait les enfants, nettoyait la cabine, lavait les couches et autre lessive dans l'eau qu'elle prenait dans la rivière. Pendant que je portais les saumons sur mon dos jusqu'à la conserverie, elle préparait le petit déjeuner. Le petit déjeuner pris, je me mettais à nettoyer les poissons et Elaine faisait la vaisselle, après quoi elle partait avec les enfants chercher du charbon.

Envoyer les enfants, qui étaient alors âgés de cinq, trois et un ans, chercher du charbon, valait de loin mieux que d'engager quelqu'un pour les garder. Lorsqu'après la guerre, l'armée dut quitter l'Ile, ils avaient enfoncé le charbon en excès dans le sol en roulant dessus avec leurs bulldozers. La tâche des enfants consistait à gratter le sol pour déterrer ce charbon. Il est aisé d'imaginer la quantité de charbon qu'ils arrivaient à ramasser. Les garçons jouaient plutôt au loup ou construisaient des châteaux de sable. Ils mettaient ainsi toute la journée à remplir un seau qui pouvait normalement être rempli en dix minutes. Mais la présence du seau qu'il fallait remplir les empêchait de trop s'éloigner !

Quand Elaine en finissait avec les enfants, elle me rejoignait dans la conserverie pour couper les poissons qu'elle disposait dans les boîtes de conserve. Ensuite, je finissais le travail par diverses opérations qui consistaient à sceller les boîtes à la main sous vide et à faire cuire les conserves sous pression. Avec nos quarante-deux caisses, soit 2016 boîtes de conserve de saumon fabriquées la première année, nous venions de créer une industrie. Je faisais parallèlement du travail en électronique et chaque sou gagné était réinvesti dans le centre baha'i et la conserverie.

La première fois qu'il nous fallut utiliser notre salle de bain à la conserverie fut une expérience bien amusante et intéressante. Non loin de la conserverie, du coté de la mer, se trouvait un vieux bassin. Pour gagner du temps et dépenser le moins d'énergie, j'eus l'idée de creuser un trou dans le dock et d'y construire une, dépendance. L'endroit était vraiment magnifique - la vue s'étendait au-delà de la baie sur les montagnes, et parfois, on voyait mêmes des requins, des dauphins et des otaries nageant dans l'océan à la recherche du nourriture. J'aménageai également deux trous dans le but qu'ils servent à deux enfants à la fois afin qu'Elaine eût moins à courir.

En théorie et pour la belle vue, tout était parfait. mais en pratique c'était tout autre affaire ! Mais voyons ce qu'il en est pratiquement. Pour commencer, les deux sièges furent un échec à cause du climat venteux et après la première utilisation de mon chef-d'oeuvre par Elaine, il me fallut aller clouer une nouvelle planche sur le deuxième trou. Le vent qui soufflait de la mer venait balayer le dock arrachant le papier disposé sur l'un des trous, lequel était happé par l'autre trou d'où il ressortait en vous frôlant la tête au passage avant de s'envoler par la porte.

Quant à la belle vue, personne n'eut jamais l'occasion d'en profiter, car, le vent venant de la Mer de Bering apportait dans notre coin toilette une douche froide gratuite. Je vois encore mon épouse partir comme une flèche vers la dépendance, tenant deux gamins par la main de chaque côté, les cheveux au vent. la tête rejetée en arrière, filant dans le vent. Elle essayait de répondre au besoin urgent des enfants, courant comme une gazelle dans le désert. Je suis sûr que si le primitif en elle n'avait pas cédé le pas au moderne, elle aurait été capable de soutenir les compétitions olympiques les plus acharnées et s'en serait toujours sortie en tête.

En l'an 112 ·E.B·. (1956), ma femme attendait un bébé et le centre médical le plus proche se trouvait à Anchorage à 1280 km. I1 n'y avait ni médecin ni infirmier dans notre ville. J'étais d'autant plus préoccupé du bien-être de ma femme que pour les trois premières grossesses elle avait bénéficié du meilleur suivi médical. A peu près à la même période, je reçus une offre d'emploi dans mon ancienne branche, l'électronique, assortie d'un choix entre les villes d'Anchorage, Kodiak et Fairbanks. Cette offre semblait être une réponse à nos prières, car en plus du salaire confortable et d'une indemnité de coût de vie de 25 % proposé, nous bénéficierions d'une couverture médicale, du logement et du transport gratuits. Il me suffisait de signer un contrat d'un an pour obtenir tout cela.

Le Gardien nous avait demandé de n'abandonner notre poste sous aucun prétexte, sauf en cas de force majeure, Mais avant de prendre toute décision nous devions lui écrire en lui expliquant en détails nos raisons. Conformément à cette recommandation, je m'assis pour étaler sur le papier tout ce que me dictait mon coeur ; j'expliquai les difficultés financières qui m'empêchaient d'envoyer ma femme accoucher à l'hôpital, la proposition d'emploi, qui nous permettrait de revenir un an plus tard avec suffisamment d'argent pour nous installer pour de bon. Si j'avais eu la capacité d'anticiper, je n'aurais jamais écrit cette lettre. J'étais absolument certain que Shoghi Effendi allait nous dire de partir (avec sa bénédiction) mais grâce à Dieu, il n'en fit rien. L'essentiel de sa réponse était qu'il préférerait que nous restions sur place. Mon coeur fut instantanément apaisé par sa réponse, Elaine aussi était heureuse parce qu'elle avait envie d'accoucher dans des conditions naturelles.

Je suis satisfait de la volonté de Dieu - ma satisfaction cache dans ses profondeurs un océan de bonheur sans limites ! Hélas, seuls ceux d'entre nous qui se plongent complètement et sans réserves dans cet océan peuvent connaître l'existence des trésors cachés dans ses profondeurs. Je n'ai le moindre espoir de dire ni d'écrire un seul mot qui puisse toucher aucun autre coeur par cette vérité. Tout ce qu'il m'est possible d'ajouter dans mon état actuel de saisissement, d'adoration et d'amour complets devant les bienfaits de Dieu, est, "Gloire, Gloire, Gloire à Toi, Seigneur !" Aucune louange ne peut jamais exprimer adéquatement la gratitude due au plus petit de Ses bienfaits infinis et encore moins au plus grand don de satisfaction face à Sa volonté et à Son plaisir.

Me sentant entièrement indigne de vous décrire, cher lecteur, comment je ressentais la proximité de Dieu, j'eus l'idée d'en finir avec ce travail et de détruire mon manuscrit. Si tous les bâtons du monde étaient transformés en stylos et tous les océans en encre, et toute l'humanité en écrivains; il nous serait encore impossible d'élucider la moindre manifestation de cette réalité. Pourtant, si impuissant et incapable que je sois, une force irrésistible que je ne peux expliquer ni comprendre, m'oblige à continuer car je dois raconter cette histoire jusqu'au bout. Mon plus cher espoir est que vous priez pour moi et que vous soyiez indulgents pour mes défauts afin que je me réjouisse d'apporter un peu de bonheur et de lumière dans vos coeurs. Si je peux arriver à cela, mes efforts n'auront pas été vains.

Pour l'accouchement, nous nous sommes assurés les services d'une sage-femme indigène, de très loin plus compétente que nombre de docteurs en médecine. Nos voisins nous portaient désormais un respect et une admiration sans réserve. Elaine allait accoucher dans les mêmes conditions que les femmes du pays. A cette période de l'histoire de l'humanité, le miracle de la naissance d'une nouvelle vie était relégué au niveau d'une routine hospitalière efficace, froide et stérile, comme nous l'avions expérimenté lors de la naissance de nos trois premiers garçons. Quand ma femme me disait que les douleurs commençaient, ma réaction consistait à la conduire vite à l'hôpital.

Là, on l'emmenait dans le dédale de ce grand édifice, vers quoi, je n'en savais rien. Il m'était néanmoins évident que si les docteurs et le personnel de l'hôpital ne pouvaient pas l'assister, ce n'était pas moi qui pourrais le faire. Par conséquent, je me retrouvais dans une salle d'attente à lire, somnoler ou autre, ignorant tout de l'effarant drame qui se déroulait. Plus tard, une infirmière venait m'annoncer que j'avais un fils, que je pouvais apercevoir à travers la vitre d'une grande paroi si j'en avais envie. Quant à ma femme elle se reposait et on m'informait que je pourrais aller la voir le lendemain.

Cette fois-ci, j'étais avec ma femme, il m'était impossible de la quitter des yeux. Elle s'accrochait à ma main. Elle avait si désespérément besoin de moi, et je réalisais combien j'avais si désespérément besoin d'elle. Les battements de mon coeur n'avaient jamais atteint les profondeurs qu'ils atteignaient alors, tant l'amour, la tendresse et par-dessus tout, la compassion que je ressentais pour ma femme, étaient profonds. Notre mariage était une belle réussite, aussi bien sur le plan spirituel que physique. Cet accouchement aurait-il duré plus longtemps, mon coeur aurait défailli et je me serais évanoui à coup sûr.

Le bébé naquit dans sa poche d'eau. Ma femme m'assura que cet accouchement fut plus facile que les trois précédents. Dieu nous donna la fille que nous désirions, à qui nous donnâmes le nom de Layli, du nom de l'héroïne du conte rapporté dans Les Sept Vallées , selon lequel, l'amoureux chercha n'importe où sa bien-aimée dans l'espoir de la trouver. Layli, (celle qui est pure d'esprit), arriva dans notre vie comme un signe de reconnaissance de notre obéissance. Dans les quelques minutes qui suivirent sa naissance, je la tenais dans les mains. J'observais ce visage précieux et minuscule, elle était belle du fait d'être née dans la poche d'eau.

Mon coeur se gonfla de prières de remerciement et de gratitude et du plus profond de mon âne, je suppliais Dieu de l'accepter comme une vraie servante de Sa cause. A peine cette prière fut-elle exprimée dans mon coeur que je vis cette petite face s'illuminer d'un sourire si radieux que j'eus comme la confirmation que ma prière avait été entendue. Je savais cependant qu'elle avait un effort personnel à faire pour parvenir à cette glorieuse destinée.

Je portai ensuite ma femme, que j'aimais plus entièrement et tendrement que jamais, dans son propre lit; où je lui donnai notre nouveau et précieux paquet de pure lumière spirituelle. Je ne pouvais rêver d'aimer davantage ma femme, et au fil des années, cet amour ne put que s'approfondir et le jour où il cesserait n'est pas près de se lever.

Un jour où je décris tout ceci à un ami baha'i très proche, il dit "Caldwell, je n'y comprends rien ! Quand ma femme met au monde un bébé, elle met au monde un bébé, c'est tout - mais dès qu'il s'agit de ta femme, cela devient une expérience spirituelle !" Depuis, j'ai maintes fois réfléchi à cette remarque. Si j'avais été capable de prévoir cette gigantesque expérience spirituelle qui m'avait si profondément secoué, je n'aurais jamais écrit au Gardien pour lui demander la permission de partir. Non seulement l'enfant de mon obéissance était né, mais en plus, je n'aurais pas échangé ces précieux moments de l'accouchement de notre fille contre le monde entier et tout l'or qu'il contenait.

Je voudrais relater ici quelques incidents au centre desquelles se trouvaient nos enfants, survenus au cours de notre séjour à Unalaska.

Ma Layli Roshan, vers l'âge de deux ans, dit un soir où nous prenions notre dîner en parlant de Dieu, "Papa, je sais où Dieu se trouve"
Je lui répondis, "Chérie, Papa aimerait savoir"
"J'ai peur".
"N'aie pas peur, Papa ira avec toi."
Alors, elle descendit de sa chaise, prit ma main et me conduisit au salon où elle me montra la photo d'Abdu'l-Bahà en me disant, "voilà Dieu"

Notre fils aîné à cinq ans environ, regardant un jour par la fenêtre deux petits bateaux qui faisaient la course dans la baie, s'écria avec enthousiasme, "super ! venez voir la "race" humaine !"("Race" veut aussi dire "course" en anglais).

Les années passèrent. La conserverie s'était considérablement agrandie et en l'an 112 E.B. (1956-7). nous achevâmes la construction du centre baha'i. Le Gardien informé, considéra cela comme l'accomplissement d'un but auxiliaire de la Croisade de Dix ans. Au cours de cette année, un ange de Dieu nous rendit visite pour l'inauguration de centre, qu'il dédia au service de l'humanité. Il s'agissait de Florence Mayberry, que je rencontrai pour la première fois à Oklahoma.

Nos chemins se sont de temps en temps croisés depuis, et à chaque rencontre, j'avais le sentiment d'entrer en contact avec une étoile brillante qui remplissait mon coeur de lumière et de chaleur. Je la connais comme une personne dont chaque acte, chaque pensée, est dédiée au service de la cause de notre Bien-Aimé. Je pourrais volontiers mourir pour elle. Un autre événement important de cette période fut la traduction en langue aléoutienne de la prière, "Béni est le lieu", par un natif aléoutien Siméon Pletnikoff, qui devint plus tard baha'i. Le Gardien mentionna également cet accomplissement comme un but auxiliaire de la Croisade de dix ans.


3) EPOQUE 3

NOTRE GARDIEN, dans sa lettre du 30 juin 1952, avait averti les baha'is du monde que suite à des troubles futures imprévisibles., ils auront à subir une épreuve résultant d'une séparation temporaire du coeur et du centre nerveux de leur foi... Nous les baha'is du monde recevions directement des directives infaillibles de la source même de la nouvelle révélation de Dieu. A partir du jour où Sa Sainteté le Bab eut son tête-à-tête avec Mulla Husayn à qui, pour la première fois, il se révéla, jusqu'à ce jour fatal de l'E.B. 113 (5 novembre 1957), où notre bien-aimé Commandant en Chef, coeur de lion, plein d'abnégation, s'envola vers les royaumes des cieux, nous n'avions jamais été seuls, Ils ont toujours été là pour nous guider, à commencer par le Bab, puis Baha'u'llah, suivi par le Maître et finalement, le Gardien.

Je me rappelle très bien comment, à la réception de ce message, nous anticipâmes tous sur ce que cela pouvait signifier. Aucun tremblement de terre n'aurait pas un choc d'une telle ampleur que cette perte. Une perte imprévisible, qui nous donna le sentiment d'avoir été complètement abandonnés ! Oui, nous avions toujours le Gardiennat pour nous conduire encore pendant au moins 900 ans. Oui, nous avions toujours les plans pour les actions immédiates à mener, Oui, grâce à Dieu, nous avions ceux qui étaient nommés les Mains de la Cause de Dieu, ces vaillants généraux formés par Shoghi Effendi lui-même.

Pourtant, de 113 à 119 E.B. (1957-1963) - pendant six longues années atroces - cette séparation temporaire du centre de notre foi, comme l'avait prédit Shoghi Effendi lui-même, fut en vérité pour certains de nous, une séparation plus totale qu'on ne pouvait t'imaginer. Notre coeur s'est remis à battre finalement en 119 E.B. (1963) - à la formation de la première Maison universelle de Justice, lorsque le lien avec la divine infaillibilité fut de nouveau renoué.

A la réception du télégramme nous annonçant le décès de Shoghi Effendi, et nous basant sur les derniers messages qui nous étaient parvenus de sa part, ma femme et moi fîmes le voeu de lui rendre hommage à notre façon en accomplissant dans les moindres détails ses espoirs, ses désirs et ses dernières volontés qu'il voudrait nous voir accomplir. Après analyse sérieuse, il nous apparut clairement que nous faisions tout ce qui était en notre capacité. Pourtant, après avoir sincèrement prié et médité, nous nous entendîmes sur un point supplémentaire. Dans un message à la communauté américaine, le Gardien avait lancé l'appel aux baha'is de raviver cet esprit pionnier qui nous avait poussés à nous lancer dans la glorieuse Croisade de Dix ans. Notre décision fut que je partirais aux Etats-Unis en vue de sillonner en long et en large les Etats dans l'unique but d'aider à faire renaître cet esprit chez les amis baha'is.

Il n'est pas nécessaire de partir loin de chez soi dans un pays étranger pour être animé de cet esprit. Cette station peut être atteinte simplement et facilement. En voici la recette : placer la Cause de Dieu avant tout autre chose. C'est tout. On peut écrire des piles de volumes sur la question, mais ce ne sera que pour aboutir à cette simple proposition. La Cause de Dieu, d'abord et par-dessus tout.

Examinons maintenant cette proposition. On n'a pas besoin d'abandonner sa famille ni quoi que ce soit. En fait, la famille, le travail, et autres prennent une importance précieuse, puisqu'ils reposent tous sur cette fondation solide qu'est la Cause de Dieu. L'esprit pionnier n'est pas une question de position dans l'espace mais une attitude, une relation à notre Dieu. Je connais des soi-disant pionniers qui, partis à des endroits très éloignés, sont retournés chez eux, désillusionnés et découragés, car la Cause de Dieu n'était pas leur première motivation. D'autres pionniers, qui ne sont allés que dans des villes voisines, ont été si entièrement transformés et remplis de l'amour, de l'émerveillement et du pouvoir de Dieu que, lorsque je converse avec eux, j'ai l'impression d'avoir conversé avec des anges célestes.

Je partis pour mon voyage d'enseignement, laissant ma précieuse femme tenir la garde à la maison. Comme nous avions dépensé chaque sou que nous gagnions pour la construction de notre Centre baha'i ou le développement de notre conserverie, nous avions peu d'argent, mais comme le dit Baha'u'llah, Mets toute ta confiance en Dieu. Je dépensai tout l'argent dont je pouvais disposer pour acheter un ticket aller et retour pour Seattle. A mon arrivée à Anchorage, les amis baha'is organisèrent des rencontres d'enseignement pour moi dans cette ville. Nous n'avions rien dit à personne sur nos conditions financières difficiles et encore une fois,nous avions refusé l'aide financière provenant des fonds baha'is des Etats-Unis.

Malgré cela, une amie très aimable m'approcha en insista sur le fait qu'elle ressent la nécessité incontrôlable et inexplicable de m'aider financièrement. Dieu aide qui Il veut, toutes louanges à Dieu, le Seigneur de tous les mondes Je ne m'étendrai pas sur ce voyage puisque j'en ai parlé plus longuement ailleurs. il suffit de dire que son argent m'a servi à acheter une vieille voiture et une carte de crédit. Le coeur débordant d'amour pour Dieu, assuré du soutien de ma femme restée à Unalaska, je partis sur les routes en hommage à notre Gardien. Nous apprîmes plus tard que ce seul voyage stimula le départ de plusieurs nouveaux pionniers pour la dernière phase de la Croisade de Dix ans.

Au cours d'un autre voyage d'enseignement en 115 E.B. (1959), je parcourus l'Alaska et tout l'ouest du Canada en réponse à la suggestion des Mains de la Cause de Dieu résidant en Terre Sainte. Je portai une attention spéciale aux Indiens et aussi aux Iles Queen Charlottes. Je terminais ce périple en enseignant à l'école d'été baha'ï de Geyserville, en Californie.

La conserverie continuait de grossir. Il nous était possible d'engager tous les locaux qui voulaient travailler, et nous tournions désormais sans interruption presque toute l'année.

Dans nos projets élaborés à cette grande conférence de Chicago en 109 E.B. (1953), il était question pour nous de participer à la fin de la Croisade de Dix ans à la Conférence mondiale qui devrait être tenue à Bagdad. Le lieu de la conférence fut transféré à Londres mais je crains que ma femme et moi soyons de piètres épargnants. En calculant ce que nous devrions avoir mis de côté au début de 119 E.B. (1963), l'année de la conférence, par rapport à ce que nous avions économisé durant toute la période de la Croisade de Dix ans, j'arrivai à la conclusion qu'il nous faudrait compter trente et un ans pour épargner les fonds nécessaires pour payer notre voyage.

Face aux divers temples à construire, en Amérique du Nord, en Afrique, en Australie et en Allemagne, à l'achat d'un terrain du temple en Alaska, aux différents fonds à alimenter en Alaska, au Centre mondial et ailleurs, il nous semblait que tout l'agent qui n'allait pas dans notre industrie ou dans notre fonds local, devait selon notre conscience aller à notre Foi bien-aimée.

Ma femme (sens pratique) et moi (sens spirituel) ne ruminions plus ce genre de question. Nous décidâmes de faire le voyage. Et tout naturellement, nous nous envolâmes avec nos quatre enfants vers Londres. J'avais fait le tour de plusieurs compagnies aériennes pour trouver celle qui accepterait de nous vendre les billets d'avion à crédit. Ce fut de cette manière que j'ai pu participer à trois conférences historiques : la première à Chicago en 109 E.B. (1953). Je pus participer à la seconde juste parce que je souhaitais apporter un plus à la mémoire de notre Gardien ; l'Assemblée spirituelle nationale m'a tracé un itinéraire qui me permit d'être à Chicago en 114 E.B. (1958) - mon coeur déborde de gratitude pour cette bénédiction - et bien sûr, en 119 E.B. (1963), j'étais à Londres.

J'eus une expérience étrange et émouvante durant notre première nuit à Londres. Lorsque midi sonne à Unalaska, il fait nuit à Londres. Ma famille s'adapta très bien au décalage horaire si bien que très vite tout le monde dormait profondément à l'hôtel, sauf moi, mon corps ne voulant pas coopérer. Au milieu de la nuit, j'étais encore tout éveillé, couché sur mon lit. Puis j'eus une envie irrépressible de me lever, de m'habiller et de traverser tout Londres jusqu'au Royal Hôtel.

Malgré la réticence de ma raison qui me dictait que c'était pure folie et que tous les baha'is descendus à Royal Hotel seraient tous couchés, le désir de mon coeur eut le dessus. Par conséquent, à 2h 30 du matin, j'arrivai à cet hôtel en taxi et comme ma raison l'avait prévu, tout le monde
dormait. J'entrai dans le hall d'accueil où régnaient l'obscurité et le calme. Quelques veilleuses éclairaient faiblement le comptoir. Je m'assis dans cet hôtel en pensant avec joie que presque tous ceux qui y dormaient
aimaient Baha'u'llah.

L'un des portiers vint à moi et me demanda si j'étais un des baha'is qui étaient là, et lorsque je l'assurai que j'en étais un, il me demanda si je pouvais lui expliquer l'étrange expérience qu'il était en train de faire. Il me raconta qu'à tous les étages où il s'arrêtait, il voyait un homme d'une très grande dignité, toujours le même, portant une barbe blanche et des habits d'un blanc crème, qui faisait les cent pas dans le hall de l'hôtel.

Je lui expliquai qu'il y avait là plusieurs personnes venant de différentes parties du monde et qu'il était possible qu'il ait vu des personnes différentes vêtues de la même façon. J'ajoutai que de même que cela m'arrivait, le décalage horaire avait dû empêcher d'autres personnes de trouver le sommeil. Mais il insista qu'il s'agissait toujours du même homme.

Il oublia vite son étrange expérience, notre conversation prenant un autre tour en ceci que je lui tendis la coupe de vie des enseignements de Baha'u'llah. Il invita l'autre portier à se joindre à nous et tous deux s'assirent sur le tapis à mes pieds. Ensemble, nous goûtâmes au vin de l'étonnement, et notre conversation pure et intime ne fut interrompue qu'une seule fois lorsque le beau garçon spirituel alla porter du thé et des gâteaux à la cuisine.

Notre conversation se poursuivit jusqu'à l'heure où le métro recommençait à circuler et au moment où je m'en allais vers la station de métro, dans les rues quasi désertes de Londres, le jeune homme était resté debout dans la rue à me suivre du regard. Et lorsque je me retournais pour le voir, il agitait la main. Je crois que si je l'avais invité à partir avec moi, il aurait abandonné son travail à l'hôtel et m'aurait suivi jusqu'au bout du monde, tant nos coeurs avaient été touchés de la tendresse et de l'amour de Dieu cette nuit-là. Je me suis souvent émerveillé au Souvenir de cette bénédiction, qui, chose étrange et heureuse, m'avait été accordée dès ma première nuit à Londres - l'hôtel était rempli de baha'is et pourtant ce fut moi qui fut appelé à traverser la ville pour le festival divin qui consiste à partager le message de Baha'u'llah.

Mon séjour à Londres fut paradisiaque. Je ne sais pas si j'avais mangé ou dormi. J'étais entouré de tous côtés de ma famille spirituelle. Tous ceux que je rencontrais étaient dans le même état que moi-même, le coeur battant de l'amour de Dieu. Le point culminant de Londres pour moi fut le moment où Amatu'l-Baha, avec un sentiment, une tendresse et un amour que personne d'autre ne pouvait égaler, nous dévoila la réalité de notre Gardien. Ce fut avec une immense compassion que nous élevâmes nos voix en choeur, avec celles de nos frères Africains, pour l'aider à soulager son coeur, qu'elle accepta de lacérer en vue de nous rapprocher de lui. Toutefois, chaque moment de la conférence était un cadeau précieux qui nourrira pour le reste de ma vie mes souvenirs les plus chers.


4) EPOQUE 4

Nous retournâmes à Unalaska après le jubilé mondial de Londres. La conserverie avait prospéré ; de 42 caisses par an, nous étions passés à 4 000 caisses par mois avec une période opérationnelle qui englobait toute l'année au lieu de deux mois seulement en été. Notre produit principal n'était plus le saumon mais le mondialement célèbre crabe royal.

Une certaine agitation commençait à s'insinuer dans mon âme à l'époque. Je sentais que nous avions fait tout ce qui était en notre pouvoir dans les Iles Aléoutiennes et - ce qui concerne la Foi de Dieu - tout le monde avait alors du travail, tout le monde connaissait la foi baha'ie et les livres baha'is avaient été distribués non seulement à Unalaska mais également dans les îles d'Akutanet et de Nikolski.

Cependant, je me sentais si profondément enraciné qu'il me semblait impossible de me libérer... comme l'oiseau céleste décrit par Baha'u'llah, qui évoluait sur les ailes du détachement vers Dieu, mais qui descendit dans la boue et la poussière pour satisfaire sa faim, et les ailes souillées, il fut incapable de reprendre son vol. Je n'avais jamais eu d'autre but en dehors de celui de servir Dieu et l'humanité, et jamais au cours des dix années passées à notre poste de pionniers, je ne permis à cet esprit de me lâcher - la Cause de Dieu d'abord - toute notre vie en était dominée. Puis ce fut la catastrophe.

Tout marchait sans accroc, bien que dans une affaire comme la nôtre, nous avions constamment des dettes. Par exemple, nous mettions en conserves des crabes d'une valeur de 100.000 $, que nous expédions par bateau à Seattle, et sur présentation d'un reçu du magasin de stockage, une avance de 70.000 S nous était accordée sur les futures recettes des ventes de nos produits. Plus tard, quand les produits étaient vendus, nous recevions les 30.000 $ restants, ou le montant qui restait à payer.

Cependant, il arriva une fois très peu après une telle expédition qu'au lieu d'un chèque, une information nous parvint disant que la banque avait refusé l'avance. Les difficultés empirèrent lorsque je fermai la conserverie, pris congé de ma famille pour descendre dans cette abîme noire et ruineuse si vivement décrite par Baha'u'llah. A Seattle, toutes les portes étaient closes devant moi. Il semblait que nous avions raflé une part de marché non négligeable aux monopoles de poisson qui tournaient sur le million de dollars, et selon les lois du monde des affaires, nous devions disparaître.

Je me figurai que comme je devais 30.000 $ rien qu'à mes pêcheurs, et qu'il vaudrait mieux vendre à prix coûtant et en finir. Une fois encore, la concurrence m'avait pris de vitesse ; 100.000 caisses de crabes étaient bradées sur le marché à cinquante cents en dessous du prix coûtant. Bien évidemment, il suffisait à toutes ces compagnies d'augmenter de quelques pennies les prix de leurs fruits et légumes pour compenser leur perte sur le crabe. Quant à nous hélas ! Nous n'avions que le crabe et devions faire face à la faillite.

Le soir, au lieu d'aller au lit le coeur brûlant de l'amour de Dieu, j'étais préoccupé par ces sordides problèmes de la vie dénués de valeur, et le matin, au réveil, au lieu de mon habituel 'Je me suis réveillé dans ton refuge, O mon Dieu ! ', c'était "O Dieu, comment pourrais-je payer mes pêcheurs ?" Je pourrais fermer la conserverie et partir, seulement, j'avais d'énormes responsabilités à l'égard des autres. J'avais dit à ma femme que je partais pour une semaine, mais mon absence se prolongea jusqu'à six mois. J'eus une vive perception de la réalité de l'enfer dont seul Dieu, l'infiniment Miséricordieux, pouvait me délivrer des flammes.

Totalement immergé dans la fange du matérialisme, je fus happé dans le tourbillon d'un torrent bouillant comme un petit bout de bois mort. A l'approche de la période du jeûne, je décidai que je ne servais à rien à Seattle et comme le jeûne est une période spéciale pour la famille, je retournai sur mon île. Comme l'hiver de la désolation devait céder la place à la réalité et à la chaleur du printemps nouveau, de même, l'esprit de Dieu commença à raviver mon âme languissante dès mon retour aux fontaines de guérison de la soumission à Dieu. Je suis sûr que seul Son amour plein de tendresse et de compassion pouvait m'avoir hissé hors de ce bourbier de négligence.

Plus j'avançais dans le jeûne, plus je progressais de nouveau, d'abord très lentement, puis plus vite. dans ce royaume divin d'où j'avais chuté. Un jour, alors que je baignais dans une paix et une joie complètes, cette révélation - fit jour dans mon esprit, "Dieu fait ce qu'Il veut ". Quels ne furent la joie et le soulagement qui envahirent tout mon être ! Mes actions ont été celles de quelqu'un qui essaie de jouer à Dieu. O Dieu, mon Dieu, aie pitié de moi ! Dieu est l'Omniscient et le très Sage. Dans Sa sagesse infinie, Il décide si, dans leur propre intérêt, Ses enfants doivent retourner à leur ancien état de pauvreté. Cette pauvreté pourrait nous permettre de partir et d'avancer dans le Plan de Neuf ans. N'était-ce pas par amour pour ces peuples aléoutiens que je me faisais tant de soucis pour eux ? Quoi qu'il en fût, Dieu fait ce qu'Il veut ; tous sont Ses serviteurs et tous dépendent de Son commandement.

Après Naw-Ruz de cette année-là, je quittais encore une fois la maison pour Seattle, complètement plongé dans la réalité profonde de ces pensées. A mon arrivée à Seattle, je ne contactais ni les banques ni les courtiers maritimes ni les grossistes. Je téléphonai plutôt à mes amis baha'is pour leur offrir mes services pour le week-end. Le vendredi, j'ai parlé au centre baha'i de Seattle, ce fut une réunion vraiment digne du paradis.

A mon retour à l'hôtel cette nuit-là, on annonçait au journal télévisé le grand tremblement de terre survenu en Alaska. Selon les nouvelles, les îles Aléoutiennes avaient disparu. Bien que ma précieuse famille se trouvait seule sur l'une de ces minuscules îles, ma première réaction n'exprimait ni angoisse ni remords, mais une acceptation joyeuse de la volonté et du plaisir de Dieu, suivie d'une prière venant du fond de mon âme pour la protection et le progrès de ma famille qu'elle soit toujours dans ce monde ou dans le Royaume d'Abhà.

Evidemment; il s'avéra par la suite que les nouvelles diffusées à la radio et à la télévision étaient largement exagérées: Les îles étaient complètement intactes. Ma femme avait chargé un grand nombre de personnes dans le bus de la compagnie et les avait conduites dans les collines, mais ma famille décida qu'ils préféraient être emportés par les vagues de la mer que de mourir gelés dans les montagnes et par conséquent, ils retournèrent à la maison.

Ce grand tremblement de terre ne dura que trois minutes, trois minutes qui apportèrent des solutions à tous nos problèmes. Les compagnies qui s'acharnaient à nous détruire perdirent chacune de leurs usines implantées en Alaska. Le lundi, les courtiers maritimes et les grossistes se bagarrèrent pour acheter mes conserves au prix fort. Une autre compagnie qui avait perdu son usine me contacta pour prendre à bail notre affaire. L'affaire fut conclue et ainsi, je fus libéré pour poursuivre mon service pour la Cause de Dieu, tout en étant assuré de la garantie du travail pour mes chers amis Aléoutiens. Je rentrais auprès de ma famille en moins d'une semaine.

Je suis sûr que comme ce fut le cas lors de la naissance de notre petite fille, des gens diront "Il suffit d'un tremblement de terre pour que Caldwell ait une expérience spirituelle". Qu'il en soit ainsi ou autrement, chaque atome de mon être se tournerait-il vers les plus fervents remerciements que ces remerciements seraient quand-même totalement inadéquats pour exprimer ce que je dois à mon Bien-Aimé pour le plus infime de Ses signes.


5) EPOQUE 5

Vivre au coeur de la civilisation tout en restant à l'abri de son influence néfaste n'est pas une tache facile. Le changement à la direction de notre fabrique de conserves nécessitait que je travaille pendant un an au bureau de la compagnie à Seattle. Selon une recommandation du Gardien, il ne devait pas y avoir plus de quinze baha'is dans la même ville. Nous ne nous installâmes donc pas à Seattle. Au contraire, nous partîmes à Edmonds où on avait besoin de nous pour y sauver l'Assemblée spirituelle locale. Je me rendais à mon travail à partir de cette ville.

De toutes les assemblées que je connaissais et au sein desquelles j'avais travaillé, je peux honnêtement dire que l'Assemblée spirituelle locale d'Edmonds, Washington, était la plus proche de ce que devait être une vraie Assemblée spirituelle. Amour, unité, harmonie et toujours, les meilleurs intérêts de la cause de Dieu, étaient ce qui guidait ses membres honorés. Je ne cherche pas à laisser à mon lecteur l'impression que ces amants du Seul Vrai Dieu avaient toujours eu des réunions d'Assemblée paisibles - non, ce n'était pas le cas Souvent le choc d'opinions divergeantes, tournait au drame, alimenté d'éclairs, d'étincelles, et de feu, chaque personne exprimant toujours son opinion sans aucune sorte de réserve, Cependant, toutes pensées, méditations et prières étaient directement dirigées vers l'étoile brillante du service de la cause de Dieu. L'année que nous avons passée avec eux restera toujours très belle et tendre dans nos souvenirs.

Nous voici en terre étrangère après onze années passées dans les îles Aléoutiennes, et bien entendu, nous ne connaissions personne. Je ne nous voyais pas au cours de cette courte période d'une année, lier amitié avec beaucoup de personnes, à qui offrir l'eau vive des enseignements divins. Par conséquent, l'idée me vint, après avoir beaucoup prié, de mettre une annonce personnelle dans le journal disant, "Si vous n'êtes pas satisfait des réponses que vous avez concernant la religion, veuillez appeler...". Le journal en question était distribué à plus de 300.000 exemplaires, et l'annonce eut un succès dépassant nos espérances les plus folles. On n'imagine pas le nombre de personnes qui se posent des questions profondes sans y trouver de réponse, or voici une porte ouverte dans une atmosphère d'anonymat qui leur permettait de chercher sans crainte d'embarras.

Quelques-uns désiraient nous rencontrer, de telle sorte que des coins de feu furent organisés dans leurs maisons mais leur téléphone continuait de sonner sans cesse, ce qui nous permit, à ma femme et à moi, de partager le message baha'i jour et nuit sans perdre un seul instant de notre temps. Il y eut bien évidemment quelques excentriques et plaisantins, mais, même ceux qui ont appelé pour s'amuser ont montré par la suite leur intérêt lorsque nous avions échangé quelques blagues avec eux avant d'entrer dans le vif du sujet. Le coût fut négligeable et seul l'avenir en mesurera adéquatement le résultat. Mais pour ma part, chacun des appels reçus aurait suffit à compenser l'argent et le temps investi dans le projet.

Je citerai particulièrement un cas en exemple. Lorsque je répondis à l'appel, la femme à l'autre bout était en pleurs. Elle m'expliqua en sanglotant qu'elle revenait du cimetière où elle venait d'enterrer son mari. Elle était retournée toute seule dans une grande maison vide et ne savait pas vers qui se tourner. Puis elle s'est souvenue avoir lu notre annonce. Quelle douloureuse angoisse était la sienne ! Par téléphone, nous reliant d'un bout à l'autre de la ville, j'apportai un peu de consolation à son coeur brisé. Je commençai par lui parler de l'endroit où son mari se trouvait en utilisant la belle allégorie d'Abdu'l-Baha présentant un jardin dont Dieu est le Jardinier.., l'Omniscient, le Jardinier infiniment sage qui sait le moment exact où Il doit transplanter une jeune pousse qui était dans l'ombre au soleil.

Il fait cela avec une tendresse et un amour infinis mais pour nous qui n'avons pas été déplacés, ne connaissant pas la sagesse de Dieu, nous pleurons cette séparation. "Oh, pourquoi Dieu a-t-Il enlevé cette si jeune plante ?" Comme je parlais, mon coeur se remplit d'amour et de compassion pour cette soeur que je ne connaissais pas et ne pouvais voir. Le calme et la certitude remplacèrent doucement ses sanglots. Bien que je ne mentionnais ni Baha'u'llah ni la cause de Dieu, je puis quand-même toucher son coeur blessé et brisé par le médicament divin au moment où l'urgent besoin s'en faisait sentir. Mes remerciements montèrent vers Dieu de m'avoir permis d'être là au moment où on avait le plus besoin de moi.

A cette même période, notre Assemblée spirituelle locale d'Edmonds lança un gigantesque projet de proclamation destiné à faire connaître la Foi de Dieu au million d'habitants du Grand Seattle. J'eus la bénédiction d'en être le coordinateur de telle sorte que j'eus le privilège de participer aux réunions d'Assemblée presque tous les soirs, partageant avec ces anges de Dieu nos espoirs, nos projets, et instillant en leurs coeurs bénis de l'enthousiasme pour notre projet. Que d'amour, quelle unité de but et quelle contribution financière

Je rentrais le soir à la maison après avoir parcouru une distance de 60 à 80 km, submergé d'émerveillement et d'étonnement face à la force inhérente à cette cause de Baha'u'llah. Potentiellement, nous les Baha'is avons le pouvoir de surpasser toutes les forces combinées de l'humanité et la clé qui libérera ce pouvoir latent est l'amour, l'unité et la coopération de tout coeur entre tous les amis. Dans cet effort, toutes les barrières intercommunautaires furent détruites et même une ou deux communautés qui au début ne voyaient aucun intérêt à s'impliquer, furent assez vite happées dans les activités fiévreuses de la proclamation.

Les baha'is de toute la région, dont certains pour la première fois, eurent un aperçu du caractère universel de notre Foi. Je prie avec ferveur qu'ils ne se laissent plus aller à leur léthargie de provinciaux d'où ils ont émergé pour servir la Foi partout où le dessein divin les placera. Unis, nous les Baha'is avons un levier suffisamment fort pour arracher le monde de ses fondations, mais cela suppose que nous tirions tous dans le même sens. Si l'un tire alors que l'autre pousse, les précieux efforts s'annuleront et seront infructueux. Amour, amour ; unité, unité ; paix, paix !

Nos efforts culminèrent dans une grande réunion dans la salle des spectacles de Seattle, notre conférencière n'étant autre que Florence Mayberry. Mais hélas ! Je ne devais pas être présent à cette apogée d'un projet sur lequel nous avions travaillé si diligemment. Nous avions été informés que notre pèlerinage si longtemps rêvé allait enfin se réaliser. Lorsque la lettre du Centre mondial arriva, nous n'avions que 5 $ sur notre compte à la banque ; nous avions dépensé tout ce que nous gagnions pour la proclamation. Mais intrépides, nous eûmes une fois de plus recours à notre plan de "voyager maintenant et payer plus tard" et nous voilà en route pour la Terre du désir de nos coeurs.

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