Médiathèque baha'ie

Contexte historique de l'apparition
de la foi baha'ie en France


1911-1913
(Extraits du Mémoire de Nathalia BEHNAM)


Voir aussi: diaporama de l'histoire de la foi baha'ie en France

A) L'intérêt des français pour la foi Babie à la fin du XIXème siècle

1. La dénonciation des persécutions contre les babis

Entre 1844 et 1850, années où le Bab lui-même fut martyrisé, plus de vingt mille babis furent exécutés (20). Cet événement important ne pouvait manquer d'éveiller une attention particulière, au-delà des frontières du pays où il s'était produit. C'est ainsi, qu'un intérêt se fit jour dans les pays d'Europe occidentale, comme la France: intérêt qui s'étendit rapidement aux milieux littéraires, artistiques, diplomatiques et intellectuels. En effet, le drame babi ne passa pas inaperçu en Occident, il fut révélé par de nombreux diplomates, étrangers et Français, en mission en Perse. De 1844 à 1851, le Quai d'Orsay reçut de nombreux rapports mentionnant les babis. Ces dépêches diplomatiques provinrent par exemple du ministre français à Téhéran, le comte de Sartiges, du consul de France à Tabriz, Alphonse Dano, d'un maréchal des logis, Joseph Ferrier (21), ou encore du comte de Rochechouart, chargé d'affaires à Téhéran, tous témoins privilégiés de l'histoire babie. Dans ces dépêches de l'époque, on dénote une certaine compassion et une dénonciation assez virulente des actes de barbarie commis à l'encontre des babis. Certains s'érigèrent même en défenseurs de la nouvelle cause "les Babys sont une secte très inoffensive [...] ils sont très bien disposés pour les Européens en général et pour nous en particulier." (22)

Ou encore:
"La nouvelle arrivait à Téhéran que la petite ville de Zinguin située à mi-chemin, entre la capitale et Tauris (23), était devenu le théâtre de sanglants désordres. Sa population, dont la majorité appartient à la secte des babis, s'entre gorgeait [sic] pour des différents religieux." (24)

Dans la sphère des diplomates français en mission en Perse, le sort des babis fut un souci récurrent surtout à partir de 1850, où le Bab lui-même est emprisonné puis exécuté le 9 juillet 1850 à Tabriz.

En France, c'est en 1865 que l'opinion publique entendit parler pour la première fois de cette nouvelle religion orientale, à la suite de la parution chez Perrin, d'un ouvrage en français: Religions et philosophies de l'Asie Centrale. (25) L'auteur est le comte Arthur de Gobineau (1816-1882), écrivain et diplomate français (26). Il était chargé d'affaires à la Légation française de Téhéran en 1856 (27), alors que la toute récente tragédie babie soulevait fièvres et passions. Horrifié par le récit des massacres infligés aux babis, il s'empara de cet événement et y consacra plusieurs chapitres (28) de son livre en donnant des détails méticuleux sur les supplices et les tortures que le gouvernement perse faisait administrer à la minorité:

"On vit s'avancer entre les bourreaux des enfants et des femmes, les chairs ouvertes sur tout le corps, avec des mèches allumées, flambantes, fichées dans les blessures. On traînait les victimes par des cordes et on les faisait marcher à coups de fouet. [...] Quelques-uns des enfants expirèrent dans le trajet. Les bourreaux jetèrent leurs corps sous les pieds de leurs pères et de leurs soeurs [...] Quand on arriva au lieu d'exécution, on proposa encore aux victimes la vie pour leur abjuration." (29)

Mais malgré une certaine prise de position de l'auteur, à savoir la volonté de donner une description exacte des souffrances infligées aux babis et quelque part une certaine dénonciation, nous nous devons toutefois de mentionner à ce stade de notre étude que Gobineau fut également l'auteur de L'essai sur l'inégalité des races humaines (1854), une des thèses qui influença beaucoup le racisme germanique (le nazisme). Nous pouvons alors nous demander quel était l'objectif de Religions et philosophies de l'Asie Centrale ? Etait-ce d'informer le lecteur français qu'une nouvelle minorité existait en Perse, qu'elle subissait une répression sanglante, qu'il fallait s'alarmer du sort des babis ? Nous ne savons pas vraiment. Ce qui est sûr, c'est que cet ouvrage de Gobineau fut très lu et eut un grand retentissement. Il a certainement permis d'informer les Occidentaux à propos de ce nouveau mouvement mais il annonçait de plus la grande expansion et l'ampleur du phénomène:

"L'opinion générale est que les babis sont répandus dans toutes les classes de la population et parmi tous les religionnaires de la Perse [...] On pense et avec raison, semble-t-il, que beaucoup de mullas (30), et parmi eux des mujtahids (31) considérables, des magistrats d'un rang élevé, des hommes qui occupent à la Cour des fonctions importantes, et qui approchent de près la personne du roi, sont des Babis. D'après un calcul fait récemment, il y aurait à Tihran, cinq mille de ces religionnaires, sur une population de quatre vingt mille âmes à peu près. Mais les arguments à l'appui de ce calcul ne semblent pas bien solides, et j'incline à croire que si jamais les babis avaient le dessus en Perse, leur nombre dans la capitale se trouverait bien plus considérable." (32)

Gobineau présenta le babisme de manière à ce que le lecteur comprenne que c'est une minorité qui prend de plus en plus de poids, malgré le fait qu'elle soit fortement brimée. Devant le grand succès du livre, qui traduit un certain intérêt, voire une curiosité des Occidentaux pour les affaires orientales, le livre fut réédité l'année suivante, en 1866: cela attira l'attention de nombreux journalistes littéraires et orientalistes français sur cette question babie. Grâce à cet ouvrage de Gobineau, le babisme sortit de l'ombre et il fut mentionné dès lors chez d'autres intellectuels français.

Ainsi, Ernest Renan, grand écrivain français (1823-1892), fut toute sa vie attiré par les questions spirituelles. Pourtant, il se détourna de sa vocation ecclésiastique pour se consacrer à l'étude des langues sémitiques et à l'histoire des grandes religions. Il demeure aujourd'hui célèbre pour une oeuvre qui fut éditée en plusieurs volumes: L'histoire des origines du christianisme (1863-1881). Le premier volume La vie de Jésus eut un grand retentissement. Dans ce volume, il cita à plusieurs reprises de manière très succincte le mouvement babi (33). C'est dans son deuxième volume Les Apôtres qu'il écrivit un long passage sur la foi babie, en l'introduisant de la manière suivante:
"Notre siècle a vu des mouvements religieux tout aussi extraordinaires que ceux d'autrefois, mouvements qui ont provoqué autant d'enthousiasme, qui ont eu déjà, proportion gardée, plus de martyrs. [...] Le Babisme, en Perse, a été un phénomène autrement considérable." ( 34)

Toujours dans les Apôtres, Renan restitue un extrait du livre de Gobineau, Les Religions et Les Philosophies de l'Asie centrale. Renan écrit:

"Un jour sans pareil peut-être dans l'histoire du monde fut celui de la grande boucherie qui se fit des Babis, à Téhéran. "On vit ce jour-là dans les rues et les bazars de Téhéran, dit un narrateur qui a tout su d'original (35), un spectacle que la population semble devoir n'oublier jamais."" (36)

Cet extrait des Apôtres et la note effectuée par l'auteur lui-même, nous montrent que Renan s'était bien renseigné sur la foi babie: non seulement il avait lu Les Religions et Les Philosophies de l'Asie centrale de Gobineau mais il avait eu des témoignages directs lors de son voyage à Constantinople, ce qui démontre son intérêt pour la minorité et une certaine volonté de sensibiliser le lecteur français devant les injustices et la cruauté du gouvernement persan.

Louis Alphonse Daniel Nicolas (37), historien et orientaliste de nationalité française (38), interprète officiel de la Légation française à l'étranger se passionna également pour le problème babi et y consacra une grande attention. Nicolas naquit en mars 1864 en Perse, à Rasht et parlait plusieurs langues, notamment, le russe et le persan. Il fit ses études à l'Ecole des langues orientales vivantes. Il entra au service du Ministère des Affaires étrangères en 1877. Après avoir lu, lui aussi, le livre de Gobineau, il vérifia toutes les informations que Gobineau avait écrites dans son livre, il en rectifia certaines, puis entreprit de traduire les écrits du Bab. Séduit par cette jeune doctrine, il se convertit alors au babisme et devint ainsi le premier babi occidental. Il écrivit différentes oeuvres Seyyed Ali Mohamed dit le Bab (1905) et fut le premier à traduire une oeuvre du Bab en français: le Beyan arabe et le Beyan persan, un Essai sur le Cheikhisme (1911) ainsi que plusieurs articles dans des journaux tels que Revue du Monde Musulman. Nicolas devint chevalier de la Légion d'honneur en 1909 et mourut en 1939 (39).

2. Le monde artistique français de la fin du XIXème siècle et la foi babie

L'histoire babie éveilla la créativité et l'inspiration des artistes. Comme nous l'apprend cet extrait, la célèbre tragédienne française Sarah Bernhardt (1844-1923) aurait voulu interpréter cette tragédie au théâtre en demandant à Catulle Mendès, un grand littéraire de l'époque, d'écrire une pièce:

Un journaliste français "bien connu" (40) - il s'agit de Jules Blois - rend hommage au Bab:
"Toute l'Europe fut émue de pitié et d'indignation... Parmi les littérateurs de ma génération, dans le Paris de 1890, le martyre du Bab était encore un sujet d'actualité comme l'avait été la nouvelle de sa mort. Nous écrivions des poèmes sur lui. Sarah Bernhardt pria Catulle Mendès de composer une pièce ayant pour thème cette historique tragédie." (41)

3. La proclamation universelle de Baha'u'llah et la France

Depuis ses lieux d'exils, notamment d'Andrinople et d'Akka, Baha'u'llah entreprit une proclamation universelle. Il s'adressa personnellement à de nombreux rois et dirigeants du monde de l'époque à partir de 1867. Ces exhortations et conseils ont été compilés dans un recueil, La proclamation de Baha'u'llah. (70)
Il s'est adressé à:
- l'Empereur Napoléon III de France (71)
- au Pape Pie IX
- aux prêtres des Eglises chrétiennes
- au Tsar de Russie, Nicolaevitch Alexandre II
- à la Reine Victoria d'Angleterre
- au Kaiser Guillaume Ier de Prusse
- à l'Empereur François-Joseph d'Autriche
- au Sultan Abdu'l-Aziz de l'Empire ottoman
- au Roi de Perse, Nasridin Shah
- aux dirigeants d'Amérique

Dans ces différentes lettres, Baha'u'llah proclame ouvertement sa position. Il prie instamment les dirigeants du monde de gouverner avec justice. Il lance un appel à la mobilisation en faveur du désarmement et demande aux autorités de se regrouper en une sorte de confédération.

Dans la plupart de ses tablettes, Baha'u'llah employa un ton strict, inflexible et implacable. Il mit en garde tous les grands hommes politiques, sur leur manière de gouverner, les sensibilisant sur la décadence évidente de la société dans son intégralité.

Ainsi, il écrivit une tablette à chaque souverain, dont une à Napoléon III, en 1868, dont voici un extrait:
"Nous vous voyons accroître chaque année vos dépenses et en faire peser le fardeau sur vos sujets. Cela est, sans conteste, une totale et lourde injustice. [...] O souverains de la Terre ! Réconciliez-vous afin de n'avoir à vous armer que dans la mesure nécessaire à la défense de vos biens et de vos empires. [...] Soyez unis, ô rois de la terre, car ainsi la tempête de la discorde s'apaisera parmi vous et vos peuples trouveront le repos. " (73)

De plus, Baha'u'llah, dans nombreuses de ses lettres, prédit des bouleversements catastrophiques de l'ordre politique et social. Un an plus tard, en 1869, Napoléon III, reçoit un second message du prisonnier de Saint Jean d'Acre. L'Empereur de France ne s'intéresse pas du tout aux prédictions de Baha'u'llah:

"O roi de Paris [...] Il ne te convient pas de gérer tes affaires selon les exigences de tes désirs. [...] Ton faste t'a-t-il enorgueilli ? Par ma vie, il ne durera pas et même il sera bientôt anéanti" (74).

Cette missive demeura sans effet sur Napoléon III, mais cependant, elle provoqua un vif émoi chez le traducteur français et émissaire, César Catafago, vice consul de France à Saint Jean d'Acre. Lorsqu'il estima qu'il voyait se réaliser ce que Baha'u'llah avait annoncé, ce représentant de France à l'étranger embrassa la cause baha'ie.


B) Contexte sociopolitique et culturel de la France lors de l'implantation de la foi baha'ie en France

C'est en 1898 que la foi baha'ie s'est implantée en France, avec May Bolles une jeune américaine installée à Paris.

1. La dualité étrange de la fin XIXème et début XXème siècle

Deux phénomènes sont parallèles et représentent le début du vingtième siècle: la destruction, d'une part et la construction, le progrès, d'autre part.

En premier lieu, nous pouvons nous pencher sur le phénomène de dégradation qui a caractérisé ce début de siècle, avec la désagrégation des institutions gouvernementales, ce qui a conduit au déploiement des armes de destruction massive, la destruction de l'environnement de la planète, à l'augmentation des écarts de richesse et de pauvreté. La richesse et l'influence se réduisaient à l'Europe, le reste du monde n'ayant aucun crédit sur la scène mondiale. "L'impérialisme occidental continuait à exercer sur les populations des autres pays de la planète ce qu'il estimait être sa "mission de civilisation"" (78). Les pays européens tels que la France, l'Angleterre, l'Allemagne entretenaient des rivalités commerciales en plus des tensions impérialistes. Les concurrences s'exacerbaient entre ces pays qui voulaient offrir à leur production croissante des débouchés suffisamment large. Fin XIXème et début XXème siècles, cet impérialisme économique et financier s'accompagnait de préoccupations politiques et stratégiques. Il conduisit alors au colonialisme qui associait exploitation économique et domination politique. L'industrialisation occidentale renforçait le pouvoir des pays les plus développés au détriment de ceux dont l'économie était la moins avancée. L'impérialisme engendrait donc un ensemble de tensions complexes et durablement dangereuses pour la paix du monde.

Un deuxième mouvement, parallèle au premier, était également enclenché, celui-là constructeur, auteur de nombreuses réalisations:
"Les peuples d'Occident pouvaient s'enorgueillir à juste titre des progrès technologiques, scientifiques et philosophiques engendrés par leurs sociétés. Des dizaines d'années d'expérimentation avaient placé entre leurs mains des moyens matériels que le reste de l'humanité était loin de pouvoir évaluer." (79)

Vers 1850, à l'heure de l'émergence du nouveau mouvement réformateur babi, toute l'Europe connaît une révolution industrielle: la société est profondément transformée par des progrès technologiques dans tous les domaines, notamment des développements liés à l'énergie, à la production et au transport: utilisation de la force motrice de l'eau et de la vapeur, inventions de nouvelles machines, production accrue du charbon et du fer, émergences d'usines, essor des villes, un gros bouleversement dans les modes de transport (le chemin de fer apparaît dans les années 1840). La première grande invention eut lieu dans le textile: ce fut la première industrie mécanisée.

Ainsi du point de vue matériel, la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle connaissaient une nouvelle et spectaculaire avancée scientifique et technique. Découvertes et inventions se succédaient à un rythme surprenant: de nombreuses industries ont été créées, permettant la production de divers produits facilitant la vie sous tous ses aspects. L'industrie française connaissait une situation contrastée. La France occupait une place de choix dans la seconde révolution industrielle et les industries nouvelles fondées sur l'électricité, l'aluminium, l'automobile, le cinéma se développaient remarquablement. Mais les industries traditionnelles, comme par exemple les mines qui employaient le plus grand nombre d'ouvriers progressaient peu. Les progrès techniques ont été tout aussi importants: pour une part, ils continuaient à procéder à des perfectionnements pratiques qui devaient peu à la théorie scientifique, mais de plus en plus, les innovations apparaissaient comme les applications concrètes de la science: l'association du laboratoire et de l'atelier fut à la base de cette deuxième révolution industrielle (1880-1900).

Au niveau de la communication, les sociétés occidentales ont fait un bond dans le progrès: l'invention du moteur à explosion donna naissance aux moyens de transport modernes, l'automobile et l'avion dès la fin du XIXème siècle. Le moteur diesel offrit également une possibilité de modernisation. Le chemin de fer était désormais bien implanté et les bateaux à vapeur sillonnaient les voies maritimes. Les communications télégraphiques et téléphoniques se multipliaient de plus en plus. L'Occident commençait à maîtriser l'immense obstacle de la distance géographique. Ceci est important à savoir pour la suite car à partir de ce moment, les individus pouvaient se déplacer d'un continent à l'autre avec beaucoup plus de facilité et c'est grâce à cette facilité relative que 'Abdu'l-Baha put se rendre en Occident.

2. Une crise de conscience occidentale

A côté de ce renouveau scientifique, la culture intellectuelle et philosophique se voyait également profondément modifiée et rajeunie. "Cette philosophie nourrissait le système de gouvernement constitutionnel, elle prônait l'autorité de la loi, le respect des droits de tous les membres de la société, et offrait à tous ceux qu'elle touchait la vision d'une ère imminente de justice sociale." (80) En effet, les importants progrès scientifiques de fin XIXème et début XXème siècles n'ont pas été sans influencer fortement tout le mouvement intellectuel. Dès les années 1880, se dessina avec Nietzsche et Bergson (81) une réaction contre le scientisme dominant. Ce courant spiritualiste se développa au début du XXème siècle. De nouvelles découvertes comme la théorie de la relativité d'Albert Einstein (82) (1905) remirent en question certaines "certitudes scientifiques" et la notion même de la loi absolue.

Cette crise de conscience du monde occidental de la fin du XIXème et du début du XXème siècles prit différentes formes: un renouveau du sentiment religieux (Péguy, Claudel (83)), un intérêt marqué pour l'inconscient et le rêve (Freud (84)), une remise en question de l'ancien système de valeurs par l'exaltation de la violence... Le développement des moyens de diffusion et le rôle grandissant de la presse donnèrent d'ailleurs une audience plus grande aux intellectuels qui s'estimaient parfois les "maîtres à penser" de leur génération, n'hésitant pas à s'engager dans leurs oeuvres, ou à mettre leur renommée au service d'une cause.

Au niveau spirituel, domaine qui nous intéresse particulièrement pour notre recherche, il semblerait que la période fut caractérisée par un certain paradoxe: d'une part, la plupart des sociétés était alors en proie à des superstitions profondes, venant des imitations aveugles des temps anciens, soit par ignorance, soit par attachement fanatique à certaines croyances ; et d'autre part, dans les sociétés occidentales, la laïcité s'enracinait de plus en plus dans les esprits, remettant en cause l'autorité des valeurs morales. En France notamment, le mouvement laïc s'est répandu à grande vitesse. En effet, des transformations religieuses se sont produites en Europe et plus précisément en France. Les Eglises connaissaient de gros problèmes d'adaptation au monde moderne. L'influence du scientisme dans les milieux intellectuels, les progrès du libéralisme et du laïcisme dans de nombreux Etats, le déclin de la pratique religieuse dans les masses urbaines posaient aux différentes Eglises des problèmes nouveaux pour lesquels elles n'avaient pas de réponses. La grande question qui concernait le monde religieux demeurait: les religions devaient-elles tenir compte de ces données nouvelles ou s'opposer à toute évolution ? En dépit de ces difficultés, les Eglises restaient des forces spirituelles importantes qui s'appuyaient sur des millions de fidèles. On a même assisté à la fin du XIXème siècle à un certain réveil religieux en Europe, marqué notamment par des conversions retentissantes, tandis qu'une importante activité missionnaire étend l'influence du catholicisme et du protestantisme en Asie.

Concernant le catholicisme, (religion qui nous intéresse particulièrement car elle est religion d'Etat en France - au moment de l'implantation de la religion baha'ie - puis la religion majoritaire à partir de 1905, lorsque 'Abdu'l-Baha séjourne en France) le nouveau pape, Léon XIII (1878-1903) essaya de concilier l'Eglise avec son temps. Il tenta une triple ouverture de l'Eglise: politique, sociale et intellectuelle. Au niveau politique, il encouragea les catholiques français traditionnellement monarchistes à se rallier au régime républicain. Il condamna la lutte des classes et le socialisme mais admit une intervention de l'Etat pour atténuer les injustices. Enfin, il préconisa les recherches théologiques pour les fidèles. Ce changement d'attitude se traduisit aussitôt par un renouveau de la pensée religieuse en France.
Mais le successeur de Léon XIII, Pie X (1903-1914), adopta d'emblée une attitude intransigeante sur le plan doctrinal et politique. Face à l'évolution du monde moderne, la papauté se replia une nouvelle fois sur une attitude traditionaliste. L'Eglise catholique n'en demeura pas moins, à la veille de 1914, une des grandes forces spirituelles du monde.

3. La France, un pays moderne qui s'ouvre sur le monde

COMPOSITION DE LA SOCIETE

Quelle est la composition de la société en France en ce début de XXème siècle ?
La France connaît une démographie stagnante. Si la mortalité baisse grâce au développement de l'hygiène et à la vaccination, la natalité diminue plus encore. Il y a environ trente-cinq millions de Français au début du XXème siècle, la plupart appartenant à la population rurale. Le début du XXème siècle est la "Belle Epoque" de la bourgeoisie. Cinq à six millions de personnes appartiennent à la bourgeoisie qui représente une grande diversité: au sommet, on trouve une haute bourgeoisie de banquiers et d'industriels ; puis, une moyenne bourgeoisie d'industriels, de négociants, de propriétaires ruraux, d'avocats, de médecins, groupe aisé et influent de notables. Ce groupe bénéficie de la prospérité française des débuts du XXème siècle ; il commence à se servir de l'automobile, à voyager et se presse dans les spectacles parisiens. Le groupe le plus dynamique est celui de la petite bourgeoisie ou "classe moyenne" qui est en plein essor. Il s'agit d'une catégorie très diversifiée qui comprend une classe moyenne indépendante (petits patrons de l'industrie et du commerce, artisans, membres des professions libérales...) et une classe moyenne salariée (employés et fonctionnaires). Placé à la charnière du monde ouvrier et de la paysannerie d'une part, et de la bourgeoisie de l'autre, ce groupe est particulièrement attaché aux moyens de la promotion sociale: école, travail, épargne. Il aspire au mode de vie bourgeois qui le distingue du peuple et témoigne des débuts de sa réussite.

LA PLACE DE LA FRANCE DANS LA CONQUETE COLONIALE, LE CHOC DES IMPERIALISMES

Dans les dernières années du XIXème siècle, le "partage du monde" est quasiment achevé. Récemment unifiées, l'Allemagne et l'Italie cherchent à leur tour à se tailler des colonies face aux immenses empires français et britannique. En effet, sous Jules Ferry, la politique coloniale française s'est énormément intensifiée (Indochine, Afrique et Madagascar). La France et l'Angleterre sont en grande rivalité pour la conquête de l'Afrique. L'impérialisme des nations européennes, tant en Europe que dans les colonies, a des causes essentiellement économiques: recherche des nouveaux marchés et de matières premières pour leurs industries en pleine expansion, nous l'avons vu précédemment. Toutefois les Etats-Unis et le Japon s'affirment comme puissances concurrentes de l'Europe.

DEVELOPPEMENT DE LA CURIOSITE POUR D'AUTRES CULTURES

Au XIXème siècle, les récits d'exploration, de voyages ou de conquête coloniale ont fait naître un attrait certain pour l'Orient, donnant naissance à un nouveau mouvement: l'orientalisme (étude de la culture orientale ou des langues orientales.)
Un certain intérêt pour la "culture" se développe: il y a de plus en plus en plus d'expositions conjoncturelles en dehors des musées traditionnels, comme par exemple des expositions de peinture, de sculpture, ou même d'architecture, qui se multiplient en France mais aussi à l'étranger. Une dimension nouvelle est donnée à l'art en général, que ce soit au niveau de la création artistique (surtout à Paris), technique ou même scientifique, mais surtout au niveau de la curiosité du public.

L'EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1900 A PARIS

C'est ainsi que dès la deuxième partie du XIXème siècle, se succèdent dans les capitales européennes "les expositions universelles". La première eut lieu à Londres en 1851. En ce début de XXème siècle, l'Exposition universelle eut lieu à Paris, du 15 avril au 12 novembre 1900. A cette époque Paris est déjà un immense chantier avec le début des travaux du métropolitain et la préparation des Jeux olympiques de 1900. L'exposition se veut à l'image du XXème siècle naissant, ou en tout cas à l'idée qu'on en a: une tendance vers le gigantisme. Tout est toujours plus imposant et les visiteurs de plus en plus nombreux (environ cinquante millions (85), chiffre inouï compte tenu du niveau de vie et des moyens de transports de l'époque). Les exposants se comptent à plus de quatre-vingt trois mille. Parmi les attractions marquantes, les premières projections sur écran géant des films des frères Lumière, le trottoir roulant, et une utilisation nouvelle de l'électricité qui permet de faire les premières photographies nocturnes d'une Exposition universelle. Cet événement permettait de découvrir le nouveau siècle à venir: un chemin de fer électrique surélevé entourait le site. Marquée cette fois-ci par la splendeur et l'extravagance, l'Exposition de Paris fut encore une fois un succès. Ce fut un événement gigantesque que l'on peut voir comme un hommage tardif aux valeurs du XIXème siècle, à l'impérialisme et à l'éclectisme. Grâce à ces expositions, une certaine ouverture d'esprit s'est opérée chez les individus, leur permettant de découvrir de nouvelles cultures, leur donnant l'opportunité de s'ouvrir sur le monde, notamment sur l'Orient. En effet, l'exposition permettait de découvrir des personnes et des cultures venues d'ailleurs, les natifs de colonies avec des chameaux vivants...

LES RELATIONS FRANCO PERSES

En Perse, les étrangers et plus particulièrement les Européens détiennent un pouvoir de plus en plus important, notamment depuis la création par Napoléon III de la légation française en Perse, à Téhéran. Ce groupe accroît son pouvoir et imprègne tant l'histoire perse, que la vie politique, économique et sociale du pays. Les Qadjar sont soumis d'ailleurs à des pressions extérieures exercées par les représentants de gouvernements et commerçants étrangers en Perse. En effet, avec les débuts de l'ère industrielle commence une période d'expansion territoriale avec la colonisation de nouveaux territoires ; la Perse a une position géographique très intéressante pour les grandes puissances européennes, puisqu'elle est traversée par la "route de la soie" qui relie l'Asie à l'Europe. La Perse devient donc une sorte d'enjeu pour la Grande Bretagne, la France ou encore la Russie. La Perse signe une alliance avec la France qui devient ainsi la troisième puissance étrangère en Perse. Les Français commencent à s'installer en Perse, en tant que conseillers, protecteurs ou médecins du roi ou diplomates. Toutefois, Téhéran, est considéré par les chargés d'affaire étrangers comme un poste d'observation comportant des intérêts commerciaux limités. Parallèlement, en France, de nombreux diplomates représentent la Perse et, en 1855, un traité commercial est signé entre les deux nations. Mais parallèlement à l'éveil de l'intérêt pour l'Orient, l'effet inverse se produit...En effet, les diverses influences externes ont contribué à durcir les nationalismes culturels. Il se pose ainsi le problème des résistances et des réactions au niveau des milieux intellectuels ou de l'ensemble des populations: ainsi engouement, rejet, incompréhension, patriotisme culturel sont des conséquences diverses de cet attrait pour l'Orient. L'attrait pour l'Orient peut être considéré comme ayant été l'objet d'une mode.

UNE VOLONTE D'OUVERTURE SUR LE MONDE

En 1896, un phénomène important et représentatif de cette volonté de s'ouvrir sur le monde entier est la création des Jeux Olympiques modernes, par le baron Pierre de Coubertin, dans un objectif de rassembler la jeunesse du monde dans un idéal pacifiste et de non violence.
Malgré une certaine "européanisation" (86) du monde et la montée des nationalismes, le complexe de supériorité des cultures nationales européennes n'a pas empêché "les influences exotiques orientales de s'insinuer au coeur des cultures savantes" (87). Ainsi, au cours du XIXème et début XXème siècle, l'Europe s'ouvre plus largement aux civilisations de l'Extrême-Orient et du Moyen-Orient. Les médias ont joué un rôle déterminant dans cette curiosité pour l'Orient. La presse quotidienne et périodique, les traductions d'ouvrages littéraires philosophiques ou historiques, les expositions, les propagandes culturelles ont représenté tout un ensemble de pressions et d'incitations à s'intéresser à "l'exotisme". L'image de l'étranger est connue mais représente des stéréotypes assez classiques et caricaturaux ; en général, l'étranger est plutôt inconnu.
De plus, à la veille de 1914, différentes manifestations artistiques orientales comme les ballets russes sont introduits à Paris et conquièrent un public enthousiaste. Il y a un certain engouement pour les langues étrangères et, de ce fait, une importance est accordée très vite à l'apprentissage des langues orientales, mais aussi, de plus en plus, à une extension du tourisme culturel. Plusieurs initiatives ont ainsi été entreprises, témoins d'une certaine volonté de rapprocher les peuples.

LE RENOUVEAU DANS L'ART: PARIS CAPITALE ARTISTIQUE

Au début du XXème siècle, Paris et Vienne sont les capitales de la culture occidentale et attirent de très nombreux artistes. Paris est la capitale de la modernité avec toutes les contradictions que cela comporte. En premier lieu, nous devons reconnaître un fait indéniable: le prestige de Paris. Ce prestige s'exerce sur les artistes et les poètes, tout comme sur les intellectuels. Cette ville est le domaine étroit de la culture: une extraordinaire concentration des moyens s'est opérée et c'est également le centre de la politique et des affaires.

UNITE ET DIVERSITE CULTURELLE EUROPEENNE

Après le romantisme qui domine jusqu'au milieu du XIXème siècle, des courants divers comme le réalisme, le naturalisme, le positivisme s'entrecroisent jusqu'au réveil spiritualiste du début du XXème siècle, en passant par l'impressionnisme, le symbolisme, le fauvisme. A la fin du XIXème siècle apparaît en Europe "l'Art Nouveau", appelé "Modern Style" en France, qui se manifeste essentiellement en architecture et en décoration. Les partisans de cet art utilisent pleinement les matériaux modernes et les découvertes techniques dans les procédés de fabrication. Cet art nouveau se caractérise par un "dédain systématique de la ligne droite" et par une tendance décorative très poussée. Il se veut une réaction à l'imitation servile des formes du passé. Cet art tombe dans un total discrédit dès 1905 et est longtemps considéré comme le modèle du mauvais goût. En peinture, la première révolution du XXème siècle est celle de l'exaltation et de la couleur avec l'école du "fauvisme" (88). Le fauvisme impose l'autonomie et la violence de la couleur. Seconde étape, plus importante, de la peinture contemporaine à l'aube du XXème siècle: la révolution de la forme avec le cubisme. A partir de 1907, avec Picasso et Braque, la couleur s'efface devant la forme, mais une forme très géométrique ; contrairement à la peinture, la sculpture a du mal à se détacher d'un certain classicisme, ainsi que l'architecture qui conserve son inspiration traditionnelle, ce qui n'exclut pas certaines audaces, comme, par exemple, la construction de la Tour Eiffel pour l'exposition universelle de 1889.

4. La France en pleine crise de conflits religieux internes

L'AFFAIRE DREYFUS

C'est l'époque d'un énorme conflit politico-religieux: l'Affaire Dreyfus.
Cette fin de XIXème siècle est complètement secouée par l'Affaire Dreyfus. La France est déchirée en deux car les Français prennent parti. Ce qui n'était au départ qu'une affaire d'erreur judiciaire devient en quelques années un énorme conflit politique et religieux, révélateur d'un antisémitisme profond.

En octobre 1894, l'officier israélite d'origine alsacienne Alfred Dreyfus, est accusé d'espionnage au profit de l'Allemagne. Deux mois plus tard, il est condamné à la dégradation et à la déportation à vie dans une enceinte fortifiée à l'Ile du diable. Une campagne d'opinion est bientôt lancée qui dénonce l'erreur judiciaire. Cette campagne est amplifiée par le célèbre "J'accuse" de Emile Zola publié dans l'Aurore de Clémenceau en janvier 1898 deux jours après l'acquittement du commandant Estherazy (le coupable) par le conseil de guerre. Dans cet article qui eut un retentissement considérable (vendu à deux cent mille exemplaires (89), il fut affiché sur tous les murs de Paris) Zola accusait les plus hautes autorités, jusqu'au ministre de la guerre, d'avoir condamné sciemment un innocent. Désormais, l'Affaire Dreyfus, judiciaire à ses débuts, devenait politique: la révision du procès fut finalement décidée. Mais en 1899, Dreyfus fut condamné à nouveau, à dix années de travaux forcés avec des "circonstances atténuantes". Il fallut attendre 1906 (une durée de douze ans), pour que l'innocence de Dreyfus soit reconnue. Il fut réintégré dans l'armée et décoré de la Légion d'honneur.

Cette affaire, loin d'être une cause du développement de l'antisémitisme en France, se veut plutôt une conséquence de la montée de cette forme de racisme. En effet, cette affaire a été le révélateur de cet antisémitisme: ce n'était pas uniquement un homme, le capitaine Dreyfus qui était injustement accusé d'avoir trahi la France, mais toute une communauté - les juifs -, à laquelle il appartenait, qui fut vilipendée.

Avant même cette affaire, un climat hostile à cette minorité commençait à se mettre en place: existence d'une presse nationaliste et antisémite ; la presse de tendance catholique et royaliste avait également créé un climat peu favorable aux juifs.
Nous pouvons penser que c'est plutôt la France des dreyfusards (les Français contre l'accusation de Dreyfus) qui va s'intéresser à l'orientalisme et donc à la religion baha'ie.

LA SEPARATION DE L'EGLISE ET DE L'ETAT

Mais l'Affaire Dreyfus ne fut pas le seul gros événement à bouleverser les habitudes des Français: en ce début de XXème siècle, la France fut à nouveau secouée par une nouvelle conjoncture, qui allait, elle aussi, diviser les Français et démontrer une certaine tendance à remettre en cause la religion: il s'agit de la séparation des Eglises et de l'Etat, en janvier 1905.

Après les remous suscités par l'Affaire Dreyfus, l'idée se développe rapidement que "le meilleur moyen d'affaiblir l'opposition au régime est de séparer les cultes de l'Etat, le principal perdant devant être l'Eglise catholique." (90) Contre un certain nombre de personnes qui souhaitait que l'Etat continue à disposer des moyens de surveiller l'Eglise, en 1904, les radicaux se prononcent à l'unanimité pour la séparation. Le 9 décembre 1905, la loi "garantit le libre exercice des cultes" (91) mais "ne reconnaît, ne salarie et ne subventionne" (92) aucun culte. Ceci équivaut au refus d'admettre l'utilité sociale de la religion. C'est ainsi que le Concordat de 1801 est aboli, le budget des cultes est supprimé et l'Etat décide de ne plus s'impliquer dans les affaires religieuses. Les biens de l'Eglise sont confiés à des associations catholiques. Le Pape condamne cette séparation. La loi est alors appliquée dans un climat de lutte et de tension qui dresse les fidèles contre l'administration, la gendarmerie et l'armée, dont les cadres sont déchirés.

De plus, au début du XXème siècle, la guerre scolaire fait rage. En 1902, en application de la loi du 1er juillet 1901 sur les associations, Emile Combes fait fermer trois mille écoles non autorisées et fait expulser les religieuses. En 1905, le convent (assemblée générale d'une loge d'obédience maçonnique) réclame le monopole scolaire.

En France, on assiste à une véritable confrontation entre la science et la foi: on parle de crise moderniste. Dans un contexte de reflux du sentiment religieux, les croyants se divisent. Dès la fin des années 1880, les signes précurseurs d'un retournement intellectuel sont décelables. La franc-maçonnerie a été un des puissants vecteurs des Lumières. La maçonnerie française, influencée par le positivisme attire à elle les adversaires du cléricalisme On y compte des protestants et des juifs. A partir de 1870 et durant toute la IIIème République, le rôle politique des francs-maçons est important et décisif lors de certaines crises. Avec une activité politique antireligieuse, les loges sont très engagées dans le combat pour l'enseignement primaire laïc.

Le monde occidental durant le XIXème siècle, et la France plus précisément, évoluent vers un renforcement de la puissance de l'Etat démocratique ou autoritaire qui souhaite prendre sous sa responsabilité le contrôle de l'éducation et une diffusion de la culture. Les pays européens sont caractérisés, dès la fin du XIXème siècle, par le développement de l'urbanisation, l'émergence d'une opinion publique et l'esquisse d'une culture de masse. Les différents aspects d'ouverture sur le monde et la volonté de découvrir les autres cultures peuvent être témoins de cet "horizon d'attente" qui s'est installé en France.
C'est dans ce pays que la religion baha'ie s'est implantée à l'extrême fin du XIXème siècle et qu'une petite communauté de fidèles vit le jour dans la capitale française, devenant ainsi le berceau de la foi baha'ie dans tout le continent européen.