Médiathèque baha'ie

Les dépèches diplomatiques françaises
concernant les religions babie et baha'ie
au temps du Bab et de Baha'u'llah (1844-1892)

Mlle Caroline DISPAGNE - Mémoire de maîtrise, septembre 2001
Université de Paris IV, Paris-Sorbonne - U.F.R d'Histoire

Retour à la bibliothèque
Chapitres suivants Chapitre suivant

Table des matières

Introduction

I - L'état de la Perse, ses relations intérieures et extérieures au moment de l'émergence du mouvement babi

A. Etude structurelle du règne Qâjâr
1- La structure politique et militaire sous le règne Qâjâr
a) Structure politique.
b) L'armée perse au XIXe siècle
2- Le maillage social de la Perse

B. Le chiisme en Perse : un pouvoir politique parallèle
1- Le chiisme duodécimain
2- Expansion et structuration d'un clergé chiite propre à la Perse du XIXe siècle

C. La diplomatie française en perse : les diplomates, la nature des documents diplomatiques et l'authencité des dépêches
1- Les relations franco-persannes
2- Le ministère des Affaires Etrangères et ses diplomates accrédités en Perse

II - La naissance des mouvements babi et baha'is, leurs doctrines et leur expansion vu par les diplomates français en Perse

A. le Bab, fondateur d'un nouveau mouvement religieux
1- Le Shaykhisme
2- Origine et jeunesse du Bab avant la déclaration de sa mission
3- Les deux phases de la déclaration du Bab
4- Bref historique de la vie du Bab après sa rencontre avec Mulla Husayn
5- L'exécution du Bab le 9 juillet 1850

B. Les incompréhensions doctrinales des diplomates
1- La méconnaissance des diplomates du mouvement baha'i
2- Le vocabulaire et les incompréhensions des diplomates

C. Démographie et profil sociologique des mouvements babi et baha'i
1- Démographie des mouvements babi et baha'i
2-Le profil sociologique des membres de la nouvelle croyance

III - La politisation de la nouvelle croyance par les diplomates et leurs positionnements face aux persécutions

A. Les persécutions et massacres à l'encontre des babis et des baha'is, d'après l'étude comparée de nos sources diplomatiques à notre historiographie et bibliographie
1- Chronologie des massacres
2- Le rôle efficient des autorités religieuses et politiques ainsi que de la population dans les persécutions
a) Le clergé, premier instigateur des massacres
b) Le positionnement de la population face aux persécutions
c) L'ambivalence de l'attitude du gouvernement perse face au nouveau mouvement religieux
3- La description des soulèvements et massacres : caractéristiques et exemples
a) Caractéristiques des soulèvements
b) Le soulèvement de Shaykh Tabarsi dans le Mazandéran, (1848-1849)
c) Les sept martyrs de Téhéran

B. La nouvelle religion comprise par les diplomates comme un mouvement politique à tendance révolutionnaire
1- approche des nouvelles idéologies socialistes émergeant en europe
2- Une vision des mouvements babi et baha'i marquée par l'Occident : la vision des diplomates français en Perse
3- Le mouvement babi : un mouvement insurrectionnel ?
a) L'instabilité politique et cléricale de la Perse propice aux rébellions
b) Le djihad et les babis
c) Recherche d'une relative conciliation
4- L'attentat à la vie du Shah en 1852

C. La position des diplomates face aux massacres et l'impact de leurs dépêches en Europe
1- La situation politique des minorités religieuses en Perse
2-Les diplomates face aux massacres
a) L'indignation des diplomates
b) L'éveil d'un intérêt pour les babis et baha'is en France
3- Les prémisses incertaines d'une correspondance diplomatique entre la communauté baha'ie et les diplomates européens : des sources non authentifiées
4- L'engouement de certains diplomates pour les religions babie et baha'ie : l'étude approfondie de ces religions par Gobineau et Nicolas

Bibliographie


Introduction

L'histoire de la Perse islamique commence, en 642, avec la conquête arabe. Se succèdent alors, en Perse, plusieurs dynasties. Cette série débute par les Omeyyades, contemporains des luttes contre les Alides (partisans de 'Ali). De 750 à 1258, les Abbassides règnent sur l'Empire musulman. Cependant, dès la fin du IXe siècle, l'Empire Abbasside connaît un déclin et se divise en plusieurs Etats autonomes. Des dynasties plus ou moins indépendantes s'installent dès lors en Perse (les Samanides, les Mongols menés par Toghrul-Beg, les Seldjoukides, les Turcs Timurides etc…). En 1501, est érigée la dynastie Safavide, dynastie de souche iranienne, prétendant descendre à la fois de 'Ali et des rois sassanides. Celle-ci originairement sunnite, adhère au XVe siècle au chiisme, le premier roi Safavide Ismail Ier, en effet, déclare le chiisme religion d'Etat.

La Perse ou l'Iran, comme ses habitants nomment le pays depuis la plus haute antiquité [1] s'étend, à l'époque de notre étude (1844-1892), sur un territoire cinq fois grand comme la France. C'est un pays montagneux de hautes plaines steppiques et désertiques, au climat contrasté. La chaîne de montagnes des monts Zagros (au Sud) et des monts Elbourz (au Nord) atteint une altitude de 4000 mètres. Difficilement franchissable, ces montagnes rendent la communication difficile. Le piémont est jalonné de villes (Ispahan, Chiraz) centre d'oasis où sont cultivés le blé, l'orge, le coton et les arbres fruitiers. Le centre du pays est occupé par un immense plateau aride au climat continental, composé principalement d'un désert qui couvre 25% de la superficie du pays. Bien que possédant de grandes richesses naturelles, l'économie iranienne est principalement agraire. Par exemple, l'économie du Centre-Est dépend principalement de la culture céréalière extensive et de l'élevage.

Le déclin de l'Iran, commencé dès le XVIIe siècle, n'est que temporairement enrayé par l'arrivée au pouvoir, en 1796, d'une nouvelle dynastie issue de la tribu turco-mongole des Qâjârs. Toutes les tentatives de réformes entreprises au XIXe siècle, notamment sous le règne de Nasiri'd-Din Shah (1848-1896), échouent devant l'agitation des seigneurs "féodaux", l'immobilisme de la classe sacerdotale, les affrontements tribaux et religieux (chiites contre ismaéliens ou babis). L'Iran, sous cette dynastie perd les provinces caspiennes (1813 et 1828) annexées par l'Empire Russe.

En 1856, la Grande-Bretagne, quant à elle, contraint la Perse à reconnaître l'indépendance de l'Afghanistan. Cette domination politique des puissances étrangères, s'accompagne d'une mainmise économique par l'obtention de concessions ferroviaires ou minières ; seule la rivalité anglo-russe permet de maintenir l'indépendance politique. Cette dernière devient purement formelle lorsque la réconciliation entre Russes et Anglais aboutit, le 31 août 1907, à un partage en deux zones d'influence séparée par une zone tampon. En 1906, une partie de la population, dont le clergé chiite en première ligne, réclame une assemblée parlementaire devant élaborer une constitution. Pour les religieux, cette démarche s'avère être le moyen d'ébranler le régime autocratique et centralisateur du Shah et d'établir leur propre influence sur la vie politique. L'Iran est secoué par l'agitation nationaliste (née dans les centres chiites) contre la mainmise étrangère et le despotisme impérial. Le pays sombre alors dans l'anarchie.

Les contemporains et les voyageurs de l'époque dépeignent la décadence de l'Etat et de la société perse au XIXe siècle. En témoigne le titre du chapitre tiré de l'ouvrage "The Cambridge History of Islam : "Persia : the Breakdown of Society" [2]. En effet, l'époque qâjâre (1796-1925) connaît une période de déliquescence tant au niveau des institutions politiques que dans les strates de la société.

C'est dans ce contexte troublé que naît en Perse, le 23 mai 1844, la religion babie. Mirza Siyyid 'Ali-Muhammad (1819-1850), se déclare être le Bab (la porte en arabe), et annonce la venue du promis ou messie attendu par un grand nombre de religion et particulièrement par les chiites. En effet, selon les propos de ce dernier, sa mission essentielle est de préparer la venue du messager divin.
A certains égards, on peut comparer son rôle à celui de St Jean Baptiste dans l'avènement du christianisme. Cependant, à la différence de ce dernier, le Bab a fondé une religion indépendante, distincte, avec ses propres livres. En 1863, Baha'u'llah (1817-1892), adepte du mouvement babi, se déclare être le "promis universel" annoncé par le Bab. La majorité des babis acceptent les revendications de Baha'u'llah et deviennent baha'is.

Dès sa naissance, la nouvelle croyance déstabilise le clergé chiite et l'Etat en Perse. Depuis le XVIe siècle en effet, le chiisme est religion d'Etat. Le clergé chiite représente, en Perse, un système de pouvoir et d'autorité parallèle à celui du souverain. Une grande partie de la vie quotidienne est réglementée par la loi religieuse islamique. Bien que le roi détienne le pouvoir temporel, le clergé chiite veille en exclusivité sur l'orthodoxie et sur l'application des lois religieuses lui conférant un pouvoir politique considérable.

L'importance des pouvoirs cléricaux s'explique par la doctrine du chiisme duodécimain. La tradition chiite iranienne en effet, se caractérise par le fait que le douzième imam se cache afin d'échapper au destin de ses prédécesseurs. Cette doctrine veut qu'il réapparaisse dès lors "au temps de la fin", pour inaugurer le règne de la justice dans le monde. Les musulmans appellent ce personnage le Qa'im ou le Mahdi (le Promis). Cette tradition eschatologique possède de nombreuses correspondances avec l'attente chrétienne du retour du Christ et la promesse du bouddhisme : "le Bouddha de la justice universelle".

On raconte que jusqu'en 941, l'imam caché communique avec ses disciples par l'intermédiaire d'une série de délégués : les bâb-s (portes). Jusqu'en 941, on dénombre quatre bâb-s. Après cette date, nul ne peut prétendre, selon la tradition duodécimaine, s'exprimer au nom de l'imam caché. Le dogme chiite à cette époque accorde en effet une autorité illimitée à la personne de l'imam caché dont le retour devait marquer le jour du jugement.

Cependant, le clergé chiite persan, au fil des années, s'arroge les prérogatives de l'imam caché, source de leur pouvoir politique grandissant.

Les religieux se posent alors, en Perse au XIXe siècle, comme une autorité concurrençant le pouvoir royal. Le clergé chiite récuse la légitimité du souverain sur le principe qu'il n'est pas d'ascendance Alide. Le XIXe siècle est alors émaillé de conflits engageant le gouvernement et le clergé. Le premier tente de limiter le pouvoir clérical et de s'arroger le contrôle de la Loi religieuse. Le second, apeuré de perdre ses prérogatives, hostile aux projets de réformes, à la centralisation et aux diverses pénétrations occidentales, condamne la politique royale. Le clergé chiite se conçoit comme défenseur des intérêts du peuple iranien, contre, d'une part, l'influence étrangère et d'autre part, contre l'absolutisme du Shah.

D'après les doctrines musulmanes chiites, un ou plusieurs messager de Dieu apparaîtra après la disparition du douzième imam, l'un serait l'Imam Mahdi. C'est d'ailleurs à cette tradition que se réfèrent les religions babie et baha'ie. Bien que n'ayant pas formulé de revendications politiques, le Bab, en se déclarant être le Qa'im (promis), menace dès lors, les fondements du chiisme et le pouvoir du clergé.

En effet, dès leur naissance, les religions babie et baha'ie professent des enseignements révolutionnaires pour l'époque : égalité des sexes, compatibilité de la science et de la religion, relativité de la vérité (y compris la vérité religieuse).

La Perse du XIXe siècle subit non seulement des troubles politiques et religieux mais aussi les avancées idéologiques, politiques et commerciales de l'Occident.

L'Europe au XIXe siècle rentre dans une période de bouleversements d'ordre politiques, économiques, sociales, techniques et technologiques. Nombres d'inventions jalonnent le XIXe siècle (domestication et diffusion de l'électricité). Ce sont les débuts de la révolution industrielle. Une nouvelle classe sociale émerge, ainsi qu'un nouveau combat politique. Ouvriers, socialisme et progrès technique sont les fers de lance du changement. Les idées libérales d'Adam Smith sont reprises par les nouveaux industriels et nouveaux économistes du XIXe siècle. C'est le début de ce que Karl Marx appelle, la lutte des classes. La naissance de ce nouveau système économique s'accompagne d'une expansion territoriale. C'est l'époque de la conquête de l'Afrique, de l'Asie par les grandes puissances (France, Russie, Grande Bretagne).

La Perse comme nous l'avons précédemment abordé, se trouve au centre des ambitions anglo-russe. La France essaye de contrebalancer le pouvoir de ces deux puissances en Perse par la signature d'alliances gouvernementales. Ainsi, la Perse, tout comme l'Orient, devient un enjeu diplomatique pour la France au XIXe siècle.

A cette époque, une ambassade représente la France en Perse. Dès le règne de Louis XIV et particulièrement à l'époque napoléonienne, différents diplomates résident en Perse et peuvent témoigner du déroulement des événements historiques, notamment la naissance des mouvements babi et baha'i. En conséquence, leurs dépêches forment un ensemble de sources historiquement intéressant.

En cette période de bouleversements aussi bien européen que perse, il nous paraît intéressant de connaître le retentissement des croyances babie et baha'ie notamment grâce à l'étude des dépêches diplomatiques. En effet, notre étude portera sur la position des diplomates face à ce nouveau mouvement religieux.

Dès 1844, le Quai d'Orsay reçoit des rapports provenant des membres de la légation française en Perse. Ces derniers relatent partiellement l'avènement de cette nouvelle religion. Ces dépêches constituent pour nous d'importants témoignages puisque leurs rédacteurs sont contemporains des événements. Ce sont, en effet, les témoins de la crise religieuse la plus importante que connaisse la Perse au XIXe siècle. Bien que le mouvement baha'i soit mal connu aujourd'hui, sa naissance a eu un grand retentissement dans le monde islamique et plus particulièrement dans le monde chiite. L'étude de ces dépêches nous offre également la possibilité de mieux appréhender la vision diplomatique française du Moyen Orient par sa vision de la Perse.

Aussi, notre sujet porte t-il sur les dépêches diplomatiques concernant les religions babie et baha'ie au temps du Bab et de Baha'u'llah (1844-1892).

Nos sources se composent des dépêches diplomatiques provenant des Archives du Quai d'Orsay à Paris et du fonds d'archives de Mme Lucrèce Reynaud. Mme Lucrèce Reynaud, dans un désir personnel de recherche avait collecté un certain nombre d'archives concernant la Perse, les babis et baha'is, au XIXe siècle. Nous nous sommes procuré ces dernières sources à la bibliothèque du Centre National Baha'i français à Paris. Au Quai d'Orsay, les archives sont organisées spécifiquement. Elles sont divisées en plusieurs catégories. Nous avons principalement utilisé quatre séries d'archives : les Correspondances Politiques, les Correspondances Consulaires et Commerciales (Correspondances politiques des Consuls), Les Mémoires et Documents, et le dossier Asie 1918-1940.

La seconde catégorie de source utilisée pour notre étude est celle des sources imprimées. Le principal ouvrage fréquemment cité est celui d'un auteur baha'i, Nabil-i-A'zam : La Chronique de Nabil. L'intérêt des écrits de Nabil réside dans sa contemporanéité des faits. De plus, ils ont reçu l'accréditation de Baha'u'llah. Nous avons également utilisé les ouvrages de Nicolas et de Gobineau relatifs au mouvement babi. Tous deux, accrédités à la légation de France en Perse lors de la naissance du mouvement, ont approfondi leur connaissance du mouvement babi. Leurs informations proviennent principalement de sources orales. D'après Momen, il semblerait, qu'un employé de la légation française en Perse, fut de confession babi fournissant des informations à Gobineau. Aussi, l'historiographie, provenant de ces deux auteurs, est d'une grande importance pour notre étude.

Dans un souci historique, nous avons essayé de comparer nos sources diplomatiques à une historiographie et bibliographie particulière. Il est à noter que peu d'historiens non baha'is se soient penchés sur l'histoire de la foi babie et baha'ie. Aussi, notre bibliographie peut-elle paraître partiale. Cependant, nous avons tenté de porter un regard critique sur cette bibliographie. Les deux auteurs principaux que nous avons utilisés sont Peter Smith et Moojan Momen. Ces deux auteurs sont de confession baha'ie. Nous nous sommes également référé aux ouvrages sur le chiisme. Notamment ceux provenant de l'auteur Henri Corbin, spécialiste du chiisme duodécimain ou encore les écrits de Heinz Halm ou de Laoust.

Par l'étude de ces dépêches, nous tenterons de connaître la vision des diplomates français envoyés en Perse, sur les religions babie et baha'ie. Notre questionnement posera également sur leurs positions, les descriptions faites de ce mouvement et l'impact de ces dépêches en Perse et en France. Nous nous demanderons si leur regard correspond à la réalité historique et quelle réelle connaissance sur ces religions pouvons-nous tirer de ces correspondances.

Aussi pour répondre à ces questions, nous divisons notre étude en trois parties. La première s'arrête sur l'état de la Perse et ses relations intérieures et extérieures au moment de l'émergence du mouvement babi. Elle connaît trois subdivisions : l'étude structurelle du règne Qâjâr, le chiisme en Perse et la nature de la documentation diplomatique. La deuxième partie étudie la naissance du mouvement babi, sa doctrine, son expansion vus par les diplomates français en Perse. Elle se divise en trois axes : le Bab, fondateur d'un nouveau mouvement religieux, l'incompréhension doctrinale des diplomates et la démographie et sociologie des mouvements babi et baha'i. La troisième partie a pour étude la politisation de la nouvelle croyance par les diplomates et leurs positionnements face aux persécutions. A l'intérieur de cette partie nous étudierons successivement les caractéristiques générales des massacres, la nouvelle religion comprise comme un mouvement politique à tendance révolutionnaire, la position des diplomates face aux massacres et l'impact de leurs dépêches en France.

Retour à la bibliothèque Chapitres suivants Chapitre suivant