Le courage d'aimer
Shoghi Ghadimi

2. L'amour universel
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2.4. Pardonner, c'est comprendre

L'autre soir, en feuilletant d'anciens numéros du périodique Sélection, j'ai retrouvé un article qui parlait d'une histoire particulièrement instructive. Je voudrais vous la résumer pour dire combien, dans la vie, nous avons besoin de montrer de l'indulgence les uns à l'égard des autres, indulgence que je vous demande pour mon exposé de ce soir.

Un voyageur se trouvait par hasard assis dans un compartiment de chemin de fer, à côté d'un jeune homme visiblement très abattu qui finit par lui ouvrir son coeur.

C'était un ancien détenu qui sortait d'une prison lointaine. Sa famille avait honte de lui. Et ce n'est que très rarement qu'il en recevait une lettre ou une visite. Il gardait néanmoins l'espoir que cette absence et ce silence tenaient à ce que les membres de sa famille n'étaient pas assez riches pour faire ces voyages, ni assez instruits pour la rédaction de ces lettres. Il espérait contre toute évidence qu'ils lui avaient pardonné. Il espérait, mais il n'en était pas sûr. Aussi, soucieux de les mettre à l'aise, leur avait-il écrit de dresser un signal qu'il pût voir du train en passant devant la petite ferme: s'ils lui avaient pardonné, ils mettraient un ruban blanc sur le grand pommier en bordure de la voie ferrée; dans le cas contraire, ils s'en abstiendraient. Il resterait alors dans le train et s'en irait au loin, finir sans doute dans la peau d'un clochard.

Quand le train approcha de son village natal, l'angoisse du jeune homme prit de telles proportions qu'il se vit dans l'impossibilité de regarder par la fenêtre. Son compagnon changea de place et promit de surveiller l'apparition du pommier.

Un instant plus tard il posait sa main sur le bras du jeune homme.

- Le voilà, murmura-t-il les larmes aux yeux. Tout va très bien. L'arbre entier n'est que rubans blancs.

A ce moment, toute l'amertume qui avait empoisonné une vie se dissipa, et une nouvelle vie commença pour le jeune homme. Ses parents avaient compris que leur fils avait besoin d'être pardonné, que sa vie en dépendait, et qu'en le lui refusant, ce pardon, ils empoisonneraient toute son existence, qu'il deviendrait alors un délinquant, voire un criminel.

Chers amis, puis-je me permettre de vous demander ce que vous auriez fait à la place des parents de cet ex-délinquant? N'est-ce pas que vous auriez agi comme eux, n'est-ce pas que vous auriez oublié les souffrances du passé, pour pardonner? Et ceci pour la simple raison que vous êtes faits ainsi, vous ne pouvez pas changer, étant donné que le pardon est l'un des attributs de l'homme, de l'homme dans le vrai sens du mot.

J'entends déjà l'objection: il y a pourtant des cas où l'on sait qu'il faut pardonner, mais où on ne pardonne pas. Comment expliquer cela?

Les Écrits baha'is nous en donnent la réponse:

"L'homme possède deux natures, sa nature élevée ou spirituelle, et sa nature inférieure ou matérielle. Par l'une il approche de Dieu, par l'autre il vit uniquement pour le monde. On peut trouver les caractéristiques de ces deux natures dans l'homme Par son côté matériel il exprime le mensonge, la cruauté l'injustice ; tous ces traits proviennent de sa nature la plus basse. Les attributs de sa nature divine se manifestent par l'amour, la pitié, la bonté, la vérité, la justice, chacun d'eux et tous étant l'expression de sa nature élevée. Toutes les bonnes habitudes, toutes les bonnes qualités appartiennent à la nature spirituelle de l'homme. Quant à ses imperfections et à ses mauvaises actions, elles proviennent de sa nature matérielle (Causeries d`Abdu'l-Baha).

Remarquons que le terme "spirituel" pourrait être rem placé par le terme "humain", étant donné que l'homme, dans le sens le plus profond de ce mot, est un être essentiellement spirituel.

C'est un être parfait par sa création, comme le précisent les Écrits baha'is:

"Par les mains de la puissance Je t'ai créé, et par les doigts du pouvoir Je t'ai engendré, et en toi J'ai mis l'essence de Ma lumière. Contente-toi donc de Ma lumière, et ne cherche rien d'autre, car Mon oeuvre est parfaite, et Mon commandement inviolable. N'aie ni doute, ni hésitation à cet égard (BAHA'U'LLAH, Les Paroles cachées - éd. 1973. M.E.B. Bruxelles)"

On peut donc résumer le langage des Écritures d'aujourd'hui (Écritures baha'ies) en disant que l'homme, tout en étant créé d'une manière parfaite, a une double nature dont l'une, sa nature matérielle, par ses attributs, empêche l'homme de montrer ses perfections. C'est pour cette raison qu'il est appelé à la combattre.

Un tel langage ne pouvait cependant pas être tenu il y a deux mille ans, quand l'humanité traversait son enfance. C'est ainsi que, d'après l'Évangile, nous déduisons que l'homme en principe est bon, que s'il devient mauvais, c'est que le démon entre en lui, et que c'est donc ce démon qu'il faut chasser.

Ce langage absolument imagé convenait bien à l'enfance humaine.

Et pour expliquer l'idée selon laquelle la mission de Jésus consistait à apprendre à l'homme à combattre sa nature matérielle avec ses imperfections, l'Évangile nous dit que Jésus chassait les démons. Ainsi, par exemple, lorsqu'on amène deux démoniaques chez Jésus (Mat. 8/28), celui-ci chasse les démons en les transformant en cochons pour les noyer définitivement.

Cela ne veut-il pas dire que ces deux hommes avaient des caractères "cochons" que Jésus a fait disparaître? Il a même appris à ses apôtres à faire comme lui:

"Jésus ayant assemblé les douze leur donna force et pouvoir sur tous les démons." (Luc 9/11)

L'expérience a montré qu'à cette époque c'était la meilleure façon de présenter la double nature de l'homme, et de lui apprendre à lutter contre sa nature matérielle.

En effet, chaque fois qu'un chrétien se voyait poussé à la vengeance, à la haine, à la colère, il se disait: c'est le démon qui est entré en moi, il faut que je le chasse. Et il le chassait pour pardonner, au lieu de se venger, pour aimer, au lieu de haïr, pour rester doux, au lieu de se mettre en colère. Et c'est cela qui faisait l'objet de l'admiration des historiens et philosophes. Ainsi, par exemple, Galien, dans son Commentaire du Traité de Platon écrit:

"Il y a un peuple qu'on appelle chrétien. De cette secte émanent des actions de beauté comme celles qui accompagnent un vrai philosophe."

Ceci dit revenons à notre sujet concernant le pardon. La loi essentielle de l'Évangile est la loi du pardon, en remplacement de la loi du talion. Cette nouvelle loi a radicalement changé les relations humaines et, par voie de conséquence, la face du monde.

Mais une fois de plus, si cette loi a réussi, c'est que Jésus l'a présentée en tenant compte du fait que l'humanité traversait le stade de son enfance. C'est ce que nous allons voir de près. D'abord en prescrivant la loi du pardon, Jésus a bien précisé que la dérogation à cette loi entraîne le châtiment divin. Ainsi, par exemple, dans la parabole du serviteur sans compassion, qui fut livré aux bourreaux, Jésus dit:

"C'est ainsi que le Père céleste vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère de tout son coeur." (Mat. 18/35)

Langage qu'il fallait bien tenir à une humanité traversant son enfance, Mais à l'homme adulte d'aujourd'hui, il faut tenir au autre langage. C'est la raison pour laquelle la foi baha'ie demande l'obéissance aux lois, et plus particulièrement à la loi du pardon, non plus par peur du châtiment, mais par amour des enseignements volontairement acceptés.

"Ne néglige pas Mes commandements par amour de Ma beauté (BAHA'U'LLAH, Les Paroles cachées - éd. 1973. M.E. B. Bruxelles) lisons-nous dans les Écrits baha'is.

Un second point à signaler, c'est qu'en prescrivant de pardonner à celui qui nous a offensé, Jésus dit: "Va et reprends-le entre toi et lui seul" (Mat. 18/15), attitude qu'on doit adopter à l'égard d'un "enfant", ce qui était le cas de l'humanité d'il y a deux mille ans.

Tandis que si l'on adopte une telle attitude à l'égard d'un adulte, on ne fait que le mettre sur la défensive, étant donné que 99 fois sur 100, l'homme se juge innocent, quelle que soit l'énormité de sa faute. Voilà pourquoi les Écrits baha'is, destinés à une humanité entrant dans le stade de la maturité, non seulement prescrivent le pardon, mais interdisent également de blâmer celui qui nous a offensés, ainsi que de lui imposer une ligne de conduite conforme aux enseignements de la foi.

C'est aux institutions dûment élues par la communauté de s'en charger.

Un troisième point à signaler, c'est qu'en nous exhortant à pardonner "non pas sept fois, mais septante fois sept" (Mat. 18/22), ce commandement pourrait nous donner l'impression qu'il n'y a pas de limite pour le pardon. Aujourd'hui cependant, il faut des précisions, car l'interdépendance est tellement étroite que l'inconduite d'un membre de la communauté peut avoir des effets néfastes pour toute la communauté. Dans ces conditions, une personne qui fait partie de l'institution dirigeant les affaires communautaires, ne doit plus appliquer la loi du pardon, mais la loi de la justice. C'est la raison pour laquelle ces institutions, chez les baha'is, s'appellent Maisons de Justice, et non pas "maisons de pardon".

Ainsi, par exemple, si je suis le père d'un garçon débauché, je lui pardonne les souffrances qu'il me cause. Mais en tant que membre de l'institution, je ne pardonne pas; je vote pour appliquer la justice, cette vertu que Baha'u'llah exalte au dessus de tout. "Ce que j'aime le plus, c'est la justice (BAHA'U'LLAH, Les Paroles cachées - éd. 1973. W.E.B. Bruxelles) lisons-nous dans Ses Écrits.

De telles précisions concernant la loi du pardon face à la loi de la justice, nous n'en trouvons pas dans l'Évangile. Ce n'était d'ailleurs pas tellement nécessaire il y a deux mille ans car, à cette époque, tous n'avaient pas la possibilité de figurer parmi les dirigeants.

Tandis qu'aujourd'hui, selon l'administration baha'ie, tous, sans la moindre exception, en ont la possibilité et doivent, par conséquent, savoir à quelle occasion et comment appliquer la justice au lieu du pardon.

Un quatrième point à mentionner, en relation avec la loi du pardon, est la conséquence du principe de l'intelligibilité de la foi, principe qui porte un caractère sacré chez les baha'is. D'après ce principe, tout commandement religieux doit être en accord avec la raison et la science. La science démontre pour sa part, que le pardon est un besoin de la nature intime de l'homme, et que l'insatisfaction de ce besoin, autrement dit le manque de pardon, a des conséquences néfastes pour lui.

Quelles sont ces conséquences néfastes? Pour répondre à cette question, voyons quelques formes sous lesquelles se manifeste le manque de pardon.

Il y a d'abord la colère. La médecine explique le processus par lequel la colère provoque le refoulement du sérum sanguin vers la peau, lequel, une fois séché, forme des croûtes et occasionne des démangeaisons souvent très pénibles.

Il est également démontré comment, à cause de la colère, certains vaisseaux sanguins se resserrent et provoquent de terribles maux de tête. Et si cette contraction des vaisseaux sanguins se fait au niveau du coeur, elle entraîne la mort. Par ironie du destin, ce fut précisément le cas d'un grand savant en physiologie, John Hunter, lequel, lors d'un congrès médical, succomba à un accès de colère. Ce qui, entre parenthèses. prouve qu'il ne suffit pas que la science nous dise: ne te mets pas en colère. Il faut que la foi nous en donne la force.

Mais aucun organe ne souffre de la colère autant que le foie. "La colère brûle le foie" lisons-nous dans les Écrits baha'is qui nous demandent d'éviter la colère "comme on fuit le lion".

Une fois de plus, de telles précisions justifiant scientifiquement la nécessité du pardon, nous ne les trouvons pas dans l'Évangile. Ce qui est bien compréhensible, étant donné que ce livre a été révélé il y a deux mille ans, quand l'humanité, dans sa grande majorité, était illettrée, et n'était donc pas en mesure de comprendre la justification scientifique des commandements religieux.

Mais aujourd'hui que l'instruction est généralisée, l'esprit scientifique domine et ne peut donc pas être négligé.

L'incapacité de pardonner peut amener l'homme jusqu'à la médisance, ce qui est bien plus dangereux que la colère. Car si les effets de la colère sont néfastes pour l'individu, et si l'on peut encore y remédier dans une certaine mesure, les effets de la médisance par contre sont néfastes pour toute la communauté, et neutraliser ces effets devient infiniment plus difficile, souvent même impossible.

Un jour, un homme qui avait répandu des médisances demande à un saint comment réparer les préjudices ainsi causés à la communauté. Le saint lui dit de faire le tour du village, et de déposer une plume sur le seuil de chaque maison.

Le lendemain le saint l'appelle et lui demande alors d'aller les ramasser.

- Impossible, répond l'homme, le vent a soufflé toute la nuit et elles sont irrémédiablement dispersées.

- C'est exact, dit le saint. Et il en est de même de la médisance.

Concernant la colère et la médisance il est intéressant de faire un parallèle entre la foi chrétienne et la foi baha'ie. Comme la mission de la première était avant tout la formation de l'individu, elle insiste surtout sur le danger de la colère pour l'individu, et ceci au point qu'elle la compare au meurtre. Tandis que la mission de la foi baha'ie étant la formation simultanée de l'individu et de la communauté, si interdépendants de nos jours, celle-ci souligne avec force non seulement les dangers de la colère, mais surtout les dangers de la médisance, tant pour l'individu que pour la communauté. Selon les Écrits baha'is, la médisance est un crime.

De tout ce que nous avons dit, nous pouvons conclure que, sur le plan individuel, nous devons acquérir la capacité de pardonner.

Qu'est-ce qu'il faut faire pour y arriver?

La réponse baha'ie se résume en quelques mots:

"Oublie tout sauf Moi et entre en communion avec Mon esprit (BAHA'U'LLAH, Les Paroles cachées).

Il faut donc oublier tout sauf Dieu et entrer en communion avec Son esprit.

Jésus a dit que l'amour est Dieu. On peut donc dire que, dans un certain sens, il nous est demandé d'oublier tout sauf l'amour. Il y a donc deux choses à faire: oublier et aimer. L'homme, par sa création même, en est capable. Dès la tendre enfance cette capacité d'oublier ce qui est désagréable pour ne retenir que ce qu'on aime, se manifeste chez tout être humain. A ce propos le comportement de l'enfant est proverbial.

Maman, dit le petit, je veux jouer avec Jojo.

Mais voyons, hier même tu disais que Jojo a été méchant avec toi. Et aujourd'hui tu veux jouer avec lui, s'étonne sa maman.

- Mais c'était hier, maman.

L'enfant oublie rapidement ce qui est désagréable. Les grands aussi ont une telle disposition d'esprit. De retour de vacances, on oublie les petits désagréments pour ne parler que des bons moments vécus loin des soucis quotidiens.

Cette merveilleuse disposition d'esprit, d'oublier ce qui est désagréable pour ne retenir que ce qui est agréable, il faut la garder toute sa vie, car c'est elle qui permet d'être en mesure de pardonner.

Supposez que vous êtes en route pour rencontrer votre bien-aimé, et que, par hasard, quelqu'un vous offense. Vous ne pensez même pas à réagir pour vous venger. L'idée d'amour supplante l'idée de vengeance. Et selon la foi baha'ie, c'est le seul moyen d'agir lorsque les mauvaises pensées viennent à l'esprit.

`Abdu'l-Baha dit: "Les mauvaises pensées viennent de l'extérieur, et trouvent leur réflexion en l'homme. On ne doit pas servir de miroir pour elles. On ne doit même pas les réprimer, car c'est impossible, et les difficultés s'aggravent, se mettant de plus en plus en évidence. On doit constamment tourner le miroir de son coeur vers Dieu.

C'est le seul moyen contre les mauvaises pensées. La face du miroir doit être tournée vers Dieu et le dos vers les mauvaises pensées."

Toute notre vie est un voyage vers le pays merveilleux de l'amour, où l'on est heureux avec l'amour de Dieu, l'amour du prochain, l'amour du travail. Si sur cette route, on se voit offensé, on ne doit pas s'arrêter pour réprimer l'idée de vengeance. On doit continuer sa route, son voyage.

Ce voyage est infiniment facilité par la communion avec notre Bien-Aimé, par la prière, ce qui devrait faire l'objet d'une autre conférence. Je vous en fais grâce, car je ne voudrais pas vous amener au point où vous récitiez dans votre coeur cette ancienne prière zoroastrienne qui dit:

"O mon Dieu délivre-moi de l'homme qui est fatigant."

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