Le courage d'aimer
Shoghi Ghadimi

2. L'amour universel
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2.5. L'arche de Noé à l'ère de l'atome

Un jour, alors qu'il visitait le Musée Royal en compagnie des ministres du roi, Confucius aperçoit un seau vide parmi les objets exposés. Il demande aux ministres ce que cela pourrait bien signifier.

Ceux-ci lui répondent que ce seau existe depuis des siècles, et que personne n'en connaît la signification. Alors Confucius prend le seau et se dirige, en compagnie des ministres, vers le grand bassin du musée.

Il remplit complètement le seau d'eau et le lâche. Le seau s'enfonce dans l'eau et s'y engloutit.

- Il se noie, leur dit-il, parce qu'il y a trop d'eau.

Ensuite il le vide complètement et le lâche sur la surface de l'eau. Le seau y reste un petit moment, puis, par suite d'un léger vent, se penche d'un côté pour s'enfoncer dans l'eau et s'y engloutir à nouveau.

- Il se noie, leur dit-il, parce qu'il n'y a pas d'eau du tout.

Enfin, il prend le seau, le remplit modérément d'eau et le lâche. Le seau reste en équilibre, sans sombrer, malgré le vent et les ondes.

- Cette fois, leur dit-il, il tient bien parce qu'il y a de l'eau juste ce qu'il faut.

Cette image illustre bien l'idée de l'équilibre d'un bateau en mer, qui pour ne pas sombrer et bien résister aux tempêtes, doit être ni trop vide, ni trop rempli. Mais ce qu'elle illustre mieux encore, c'est l'équilibre que l'homme doit maintenir pour affronter la vie avec ses orages. Et c'était cela l'idée de Confucius. En effet, notre vie est comparable à un voyage en mer, avec ses tempêtes et ses orages, toujours inévitables.

L'homme doit apprendre à faire ce voyage en toute sécurité. Pour cela, il faut qu'il soit ni "trop vide", ni "trop rempli".

"Trop vide", c'est le cas de celui qui se retire du monde, c'est le cas d'un ascète dont la vie n'a aucun sens, ni pour lui-même, ni pour les autres. C'est comme s'il n'existait pas. C'est un bateau déjà naufragé.

En effet, d'abord sa vie n'a aucune valeur pour les autres, car il ne travaille pas et, par conséquent, ne rend aucun service aux autres. Et puis il ne fournit pas un bon exemple à suivre.

A-t-il du mérite pour son soi-disant "détachement"?

Il semble que non, car le véritable détachement ne signifie pas être dépourvu de telle ou telle chose, mais bien au contraire, avoir cette chose, et ne pas s'y attacher. Détachement d'une chose inexistante ne veut pas dire détachement.

Un homme qui travaille pour s'enrichir, et qui dépense ses richesses pour le bien-être général, est un homme détaché. Tandis qu'un homme pauvre qui garde précieusement ses économies ne l'est pas.

Un ascète a-t-il du mérite parce qu'il est inoffensif? Non, pour la simple raison que même s'il voulait être agressif, il n'en aurait pas le pouvoir. On a du mérite, quand, étant puissant, on reste inoffensif.

Un ascète a-t-il du mérite parce qu'il ne regarde pas une femme avec convoitise?

Sûrement pas, car suite aux mortifications qu'il s'est imposées, il est impuissant. Celui-là a du mérite qui, en pleine possession de sa force physique, ne regarde pas une femme avec convoitise.

Le seau vide de Confucius symbolise donc le cas de l'ascète.

Quant au terme "trop rempli", il s'applique à l'homme qui se donne entièrement au monde et à ses plaisirs charnels.

Du point de vue purement humain, sa vie n'a pas de sens, car quoi qu'il fasse, même pour lui-même, il n'atteint jamais le bonheur de l'animal.

A ce propos, voilà ce que nous lisons dans les Écrits baha'is:

"Il n'y a dans le monde matériel, de richesse ou de fortune, de confort ou d'aise comparables à la richesse de cet oiseau.

parce que ces prairies et ces étendues sont la place de son nid, que toutes les graines des champs sont sa nourriture et son bien, et que toutes les terres, les villages, les prairies, les prés, les forêts et les plaines sont sa propriété.

Voyons qui est plus riche: cet oiseau ou l'homme le plus riche? Car malgré toutes les graines qu'il consomme, sa richesse matérielle ne diminue pas (Les Leçons de Saint-Jean-d'Acre, p. 80. P. U.F. Paris).

Et nous arrivons finalement aux termes "ni trop vide, ni trop rempli", ou, si vous voulez, au cas de ce bateau en équilibre qui avance sur cette mer houleuse qu'est la vie. Il s'agit de l'homme qui établit l'équilibre entre sa vie matérielle et sa vie spirituelle. Et c'est précisément ce qu'enseigne la foi baha'ie, qui n'admet ni l'ascétisme, ni le fait de se donner entièrement aux plaisirs de ce monde, tout en reconnaissant cependant à chacun le privilège légitime de profiter des multiples joies, beautés et plaisirs offerts par ce monde.

Voilà ce que nous lisons à ce propos dans les Écrits baha'is:

"Tout ce qui a été créé est pour l'homme qui est le sommet de la création et il doit être reconnaissant des dons divins. Toutes les choses matérielles sont pour nous afin que, par notre gratitude, nous apprenions à comprendre la vie comme un divin bienfait. Si nous sommes dégoûtés de la vie nous sommes ingrats, car notre existence matérielle et spirituelle est la preuve de la grâce divine. Aussi devons-nous être heureux et passer notre temps à louer et apprécier toutes choses (Divine Philosophy).

Comme on le voit d'après ces textes, la vie, avec ses bonnes et belles choses, est un cadeau qui nous est offert par Dieu. Quand on reçoit un cadeau on doit se montrer content et reconnaissant. Ce contentement et cette reconnaissance se manifestent par la joie. La joie devient donc un devoir pour tout baha'i.

"Vous avez le devoir, dit Baha'u'llah, de montrer sur vos visages la joie et la bonne nouvelle."

Et Abdu'l-Baha, interprète de Ses paroles, écrit:

"La joie nous donne des ailes. Quand nous sommes heureux notre énergie est plus grande, notre intelligence est plus éveillée, notre compréhension est plus vive. Nous semblons mieux à même de faire face à la vie (Causeries `Abdu'l-Baha - éd. 1970. M.E.B. Bruxelles).

C'est donc pour acquérir plus d'énergie, pour manifester plus d'intelligence, pour mieux comprendre les choses, pour être mieux disposé de faire face à la vie, que nous devons garder une joie inébranlable. Ce qui n'est malheureusement pas le cas ni à l'Est, ni à l'Ouest. Et pourtant l'homme a tous les plaisirs matériels à sa disposition.

A l'Ouest, la jeunesse mécontente a de plus en plus recours aux drogues pour s'évader. A l'Est, la presse, la radio, la télévision et autres organismes culturels sont officiellement invités à encourager les gens à rire. Et dans ce but on a recours à tout, et surtout à la science, oubliant le fait que ce n'est pas la science qui peut transformer une larme de tristesse en larme de joie.

Récemment, en Allemagne de l'Est, un médecin a ouvert, dans la presse, la campagne du rire par cette remarque:

"Il en coûte moins d'efforts pour rire que pour faire grise mine. Seize muscles seulement entrent en mouvement quand on éclate de rire, contre une bonne cinquantaine, quand on fronce les sourcils et le front sous l'emprise de la mauvaise humeur."

Pourquoi l'homme d'aujourd'hui, malgré tous ses efforts pour garder une joie inébranlable, n'y arrive-t-il pas? Parce que les plaisirs par lesquels il cherche à se réjouir ne sont pas de vrais plaisirs.

Ainsi, par exemple, le plaisir de la table ne semble pas être un vrai plaisir, car une fois rassasié, on ne prendrait aucun plaisir au meilleur repas du monde; c'est comme une chose qui tantôt est douce, tantôt amère. Peut-on l'appeler "douceur"? Sûrement pas. Et il en est de même en ce qui concerne tous les plaisirs matériels. Comment faire pour que les plaisirs des choses matérielles ne soient pas temporaires, pour qu'ils durent, et qu'ils ne lassent pas?

En les partageant avec les autres, en les donnant aux autres au lieu de les prendre uniquement soi-même. En effet, on ne se lasse jamais des plaisirs qu'on fait aux autres. On ne se lasse jamais d'un repas délicieux qu'on donne aux autres, mais on se lasse d'une même nourriture quand on en prend trop. Le plaisir de donner est donc permanent, et, par conséquent, c'est un vrai plaisir.

Mais pour donner, il faut être détaché.

En résumé, on peut affirmer que la véritable joie est dans la possibilité de profiter des plaisirs du monde (aspect matériel de la vie) tout en restant détaché pour les partager avec les autres (aspect spirituel de la vie). Et c'est précisément ce dernier aspect, cet aspect spirituel de la vie, qui est négligé par l'homme. C'est la raison pour laquelle il ne jouit pas d'une véritable joie.

Un baha'i, tout en menant une vie active pour s'enrichir, a le devoir de s'entraîner à ce détachement: aussi bien d'une manière privée en famille, parmi les siens, qu'en société, directement ou indirectement, par des contributions volontaires à l'échelon local, national ou mondial, au profit d'oeuvres de bienfaisance ou autres. Il se conforme ainsi à ces paroles de Baha'u'llah:

"Les hommes les meilleurs sont ceux qui gagnent leur vie par leur métier, et dépensent pour eux-mêmes ainsi que pour leurs parents et leur prochain dans l'amour de Dieu, le Seigneur de tous les mondes."

Il est à noter que c'est ce détachement qui doit empêcher l'homme de se donner entièrement aux plaisirs de ce monde, de "se noyer". Autrement dit, c'est ce détachement qui garantit l'équilibre entre la vie spirituelle et la vie matérielle de l'homme.

Cet équilibre entre la vie spirituelle et la vie matérielle est indissolublement lié à la modération dans ces deux aspects de la vie. En effet, dans le domaine matériel, si l'on ne s'en tient pas à la modération, on a de graves ennuis. Les meilleures choses prises avec excès se retournent contre nous. L'aliment le plus sain, le plus nutritif, pris avec excès nous cause de graves troubles digestifs. Le sel, si vital pour l'organisme, pris avec excès, devient toxique. Le tilleul est recommandé pour favoriser le sommeil; pris avec excès, il empêche le sommeil.

Sur le plan spirituel aussi il faut s'en tenir à la modération. Trop de franchise ne conduit-il pas à la grossièreté, trop de loyauté au fanatisme, trop de précaution à la timidité?

Voilà pourquoi, dans les prières baha'ies, nous demandons à Dieu de nous accorder la modération.

Combien vrai est cet aphorisme qui dit:

"La vérité n'a que deux ennemis: le trop et le trop peu."

Nous avons parlé de l'équilibre entre la vie spirituelle et la vie matérielle, ceci sur le plan individuel. Or aujourd'hui, plus que jamais, l'équilibre individuel dépend de l'équilibre général. Voilà pourquoi on ne doit pas négliger l'équilibre général, qui, malheureusement, se trouve rompu partout et dans tous les domaines. En Occident, on ne sait que faire de l'excédent des produits alimentaires. En Orient, on ne sait pas comment se procurer le minimum vital.

En Occident, les maladies sont dues principalement à la suralimentation. En Orient, c'est la sous-alimentation qui fait des ravages.

En Occident, on cherche à limiter les naissances. En Orient, on fait de plus en plus d'enfants.

En Occident, l'hiver est une saison pendant laquelle on essaie d'avoir une maison aussi chaude que possible, aussi chaude qu'en été quand on se plaint de la chaleur. En Orient, on n'a pas de quoi se chauffer.

Comme si ce déséquilibre dans le monde humain ne suffisait pas, l'homme crée le déséquilibre dans les mondes minéral, végétal et animal.

Ce déséquilibre, qu'il soit dans le monde humain, ou dans le monde animal, végétal ou minéral, est dû au fait qu'on néglige l'unité organique de l'univers en général, et du monde humain en particulier. "Organique" en ce sens que l'univers, en général, et l'humanité, en particulier, sont comparables à l'organisme humain, où la santé de chaque organe dépend de la santé des autres, où la souffrance d'un seul organe fait souffrir tout l'organisme.

En rompant l'équilibre du sol, on rompt l'équilibre des mondes végétal, animal et humain.

En effet, en utilisant les produits chimiques pour extraire plus de profit du sol, on dénature les plantes qui y poussent, on les empoisonne, tout comme on empoisonne le bétail qui s'en nourrit. L'homme qui consomme la viande et le lait de ce bétail n'échappe pas non plus à l'empoisonnement. De sorte que l'empoisonnement du sol entraîne l'empoisonnement de tout. L'unité organique des différents mondes est réellement frappante.

Quant à l'unité organique du monde humain, en particulier, peut-on nier, pour ne citer qu'un exemple, que le sort d'un Américain dépend de ce qui se passe au Vietnam, et que le coût de vie pour un Européen dépend de ce qui se passe en Amérique? Il y a une interdépendance, une unité organique plus manifeste que dans les autres mondes. Et toutes les souffrances de l'humanité viennent de ce qu'on néglige cette unité organique.

Parmi ces souffrances, la plus terrible de nos jours est la guerre du Vietnam. On nous demande souvent ce que font les baha'is pour arrêter cette guerre. Les baha'is répondent que lorsque vous avez un furoncle qui vous fait mal, il ne suffit pas de tuer ce mal apparent par un palliatif. Il y a un mal intérieur, bien plus dangereux, qui en est la cause. Et c'est ce mai intérieur qu'il faut tuer. Autrement, si vous tuez le mal apparent, je veux dire: si vous faites disparaître le furoncle, qui n'est qu'un symptôme, le mal intérieur qui ronge tout l'organisme se manifestera ailleurs, par un autre furoncle, par un autre symptôme.

Et bien, la guerre du Vietnam est un furoncle, symptôme du mal intérieur dont l'organisme de l'humanité est atteint, ce mal intérieur étant le manque d'unité.

C'est donc l'unité qu'il faut établir. Et c'est en cela que réside le traitement baha'i pour tous les "furoncles" tels que la guerre du Vietnam, les événements sanglants d'Irlande, le conflit israélo-arabe, etc...

Parallèlement à ce traitement, qui devrait faire l'objet de plusieurs conférences, les baha'is utilisent dans un certain sens les "palliatifs".

Ainsi, par exemple, pour reprendre le cas du Vietnam, les soldats américains baha'is qui y sont envoyés, ne portent pas d'arme, mais soignent les blessés, qu'ils soient du Nord ou du Sud; ils abritent les sans-abri, qu'ils soient du Nord ou du Sud. Mais je le répète, ce ne sont que des "palliatifs", le remède radical pour le rétablissement de l'équilibre et le retour à la modération étant la prise de conscience de l'unité organique.

Puisque je parle de la modération en général, il serait injuste pour un conférencier que lui-même n'en tienne pas compte. Il est donc temps que je termine mon exposé. Permettez-moi de le faire par la réponse à cette question que chacun a dû se poser: Où est-elle cette arche de Noé, capable de résister au déluge des maux qui nous accablent de tous côtés?

Cette arche, estiment les baha'is, c'est cette nouvelle civilisation, où il y a équilibre entre le côté matériel et le côté spirituel de la vie, où la science est mise au service de la religion, et la religion au service de la science, leur collaboration garantissant une vie facile et agréable à vivre, à la fois matériellement et spirituellement.

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