L'esprit
antropique
Par Jean-Marc Lepain
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Chapitre I. Du Principe anthropique faible au Principe
anthropique fort
Le Principe cosmologique anthropique, d'abord
formulé par Carter dans les années 70 [4],
puis repris et développé par la suite par un grand nombre de physiciens, a suscité
de nombreuses polémiques, tant dans les milieux scientifiques que parmi les
épistémologues et les philosophes des sciences. Les raisons de ces polémiques
s'expliquent par le fait que le Principe anthropique se situe précisément à
la frontière entre la science et des domaines plus spéculatifs du savoir humain,
et plus particulièrement parce que il était possible de tirer de ce principe
anthropique des conséquences philosophiques et métaphysiques aux implications
étendues. Il est vrai que le Principe anthropique, dont il ne faut pas perdre
de vue le caractère hypothétique, se prêtait à des débordements allant bien
au-delà du domaine cosmologique, et de nombreuses personnes ne se sont pas privées
de spéculer sur ses éventuelles implications métaphysiques et théologiques concernant
notamment l'existence d'une intelligence à l'origine de notre univers et le
grand dessein que pouvait recouvrir l'ordre cosmique.
Ces spéculations sont bien étrangères à l'esprit scientifique, c'est pourquoi
en général les scientifiques tiennent en grande suspicion ceux qui s'y livrent.
Pour cette raison, nous voulons tout de suite rassurer notre lecteur en prévenant
que notre propos ne sera pas d'utiliser le principe cosmologique anthropique
pour en tirer de nouvelles preuves de l'existence de Dieu. Nous pensons plutôt
montrer que ce concept a une valeur paradigmatique qui met en évidence les structures
de l'intelligibilité humaine et nous verrons qu'il existe dans les Écrits de
Baha'u'llah quelque chose qui ressemble de très près à ce principe. Nous nous
efforcerons de dégager les similitudes de structures de ces deux principes avant
d'en exposer les conséquences sur le plan noétique, épistémologique et métaphysique
[5].
1.1. Le Principe anthropique faible
Le fait que le Principe anthropique faible, tel qu'il fut formulé par Carter,
ait pu apparaître à certains comme un véritable scandale tient à ce qu'il renverse
une conception du monde qui pendant quatre siècles a été considérée comme un
des fondements les plus sûrs de la science, et nous oserions même dire un des
moteurs de la modernité, à savoir que, comme croyait l'avoir démontré Copernic,
l'homme n'occupe pas une place privilégiée dans l'univers.
On sait comment, à la suite du monde gréco-romain et de pratiquement toutes
les civilisations antiques, le monde occidental se représentait l'univers. Eu
égard au sens que l'on prêtait à l'histoire, l'existence de l'homme paraissait
si fondamentale et sa relation avec Dieu tellement privilégiée, qu'on ne pouvait
imaginer qu'il occupa d'autre place que le centre de l'univers. L'émergence
du paradigme copernicien produisit sur la culture et la civilisation un choc
énorme, heureusement atténué par la lenteur de sa diffusion, mais qui ne peut
être comparé à l'effet d'aucune autre théorie scientifique. Ses implications
touchèrent l'ensemble de la vision du monde dont était porteur la civilisation
chrétienne et paraissait ébranler les fondements de l'ordre politique et social
[6].
Le paradigme copernicien ne touche pas seulement le problème de l'héliocentrisme.
Comme l'a montré Alexandre Koyré, cette question était peut-être même secondaire
par rapport au renversement de l'image aristotélo-ptolémaïque d'un monde clos
et hiérarchisé remplacé par un monde infini et isotopique. Dans le monde clos
à chaque lieu correspondait un degré auquel était lié certaines qualités. L'espace
était ainsi fortement spiritualisé et des valeurs morales attachées à la place
occupée dans les hiérarchies des êtres, des choses et des corps célestes. L'espace
copernicien est dépourvu de toute valeur morale. C'est un espace géométrique
gouverné par la règle de la quantité du mouvement et de la distance. L'existence
humaine perd toute signification par rapport au cosmos.
L'évolution anisotropique de la science au cours des siècles suivants sembla
confirmer le point de vue copernicien. Non seulement la terre n'occupait pas
une place privilégiée au centre du système solaire, mais notre soleil n'était
lui-même qu'une étoile de taille très médiocre, perdue au milieu de milliards
d'autres étoiles dans une région marginale d'une petite galaxie faisant elle-même
partie d'un groupe de milliards de galaxies se combinant en amas et superamas
dans un monde en continuelle expansion dont les limites défiaient l'imagination
humaine. La vie paraissait de ce point de vue un accident anecdotique.
L'observation du cosmos, dans les environs de notre planète, permettait de penser
que cet accident était peut-être unique et que, s'il s'était répété, ce ne pouvait
être que dans des régions de l'univers fort éloignées de nous dans le temps
et dans l'espace. Cela conduisait à penser que la question de l'existence d'une
autre site où la vie se serait développée ne pouvait avoir aucune signification
pour le devenir de l'espèce humaine.
Peu à peu se forma ainsi l'image positiviste du monde: la vie en général, et
l'existence de l'homme en particulier, sont le produit du plus grand des hasards
et doivent être regardées comme un simple accident de l'évolution cosmique.
Ce point de vue paraîssait tellement fondé par l'observation directe qu'encore
aujourd'hui il est défendu par de nombreux scientifiques, et notamment des biologistes
qui s'appuient sur les lois de l'évolution des espèces. Tout le monde se souvient
de la remarquable défense de cette position que présenta Jérôme Monod dans son
livre Le Hasard et la Nécessité [7]. Le
titre de ce livre pose un problème, car il reconnaît implicitement que le hasard
à lui seul ne peut expliquer l'évolution de l'univers et de la vie. Le hasard
a besoin d'être corrigé par la nécessité.
Les critiques de cette vision positiviste allaient venir des physiciens qui
firent remarquer que l'évolution de l'univers dépendait d'un équilibre des conditions
initiales prévalant immédiatement après le déclenchement de la phase expansionniste
de l'univers intervenant après ce qu'il est convenu d'appeler le "Big Bang".
Or, cet équilibre repose sur un réglage très fin d'un certain nombre de constantes
et de grandeurs cosmologiques qui ne laisse aucune place au hasard.
Alors que l'évolution de la vie semble avoir procédé en apparence par de multiples
tâtonnements et connu bien des échecs, l'évolution et la diversification du
monde des particules, leur interaction et leur organisation en atomes et en
molécules, ne laissent aucune place au tâtonnement. Même après la formation
des premiers corps célestes, l'évolution cosmique semble avoir toujours infailliblement
opéré les choix qui la conduisaient à la vie.
Les cosmologistes se trouvent donc confrontés à un nouveau mystère. Comment
l'univers a-t-il lui-même sélectionné les variables qui conduisent à l'émergence
de la vie? Une des façons permettant de tenir compte de ce problème consiste
à introduire un principe de sélection: si nous voulons construire un modèle
des débuts de notre univers, le développement de la vie consciente sur notre
planète impose des contraintes très particulières quant aux conditions prévalant
aux origines. L'existence de notre planète n'est donc pas aussi marginale qu'on
l'avait cru.
Elle implique même une position très particulière non pas tant en ce qui concerne
sa position géographique dans l'univers, que sur l'échelle du temps et au plan
de l'histoire de l'évolution cosmologique. C'est ce que Carter a voulu formuler
dans un principe qui intervenait comme une limitation du principe copernicien
et qui disait que "ce que nous pouvons nous attendre à observer doit être compatible
avec les conditions nécessaires à notre présence en tant qu'observateur", ce
qui est complété par l'idée que "notre position dans l'univers est nécessairement
privilégiée de manière à être compatible avec notre existence en tant qu'observateur"
[8]
Cette remarque est à la base du Principe anthropique et on comprend immédiatement
qu'elle a d'importantes conséquences philosophiques. La nécessité de formuler
ce principe de manière rigoureuse allait mettre en évidence le fait que la science
est loin d'être philosophiquement et métaphysiquement aussi neutre que certains
le croient, et les débats qui ont suivi montrèrent que les cosmologistes ne
pouvaient plus occulter les présupposés métaphysiques sur lesquels reposaient
leurs positions.
Ce sont ces positions philosophiques qui ont déterminé au moins quatre formulations
différentes du Principe anthropique: le principe faible, le principe fort, le
principe participatoire et le principe final. Chacune de ces formulations peut
admettre plusieurs variantes.
Le Principe anthropique faible se présente comme la formulation la plus conservatrice.
Elle vise à limiter ses propres conséquences pour préserver une vision copernicienne
du monde. Le Principe anthropique faible peut être formulé de la manière suivante:
"Bien que les valeurs observées des quantités physiques et cosmologiques n'ont
pas toutes le même degré de probabilité, néanmoins toute théorie physique doit
tenir compte du fait que l'univers doit au minimum avoir l'âge et la taille
que nous observons de manière à ce qu'il puisse y exister une vie basée sur
le carbone". [9]
Le principe faible insiste sur l'effet de sélection des observations qu'induit
l'existence de l'homme. Aucun homme ne pourra jamais observer un univers incompatible
avec sa propre existence.
Même sous sa forme faible, le Principe anthropique peut recevoir plusieurs interprétations.
On peut le comprendre soit comme une limite à l'intelligibilité de l'univers
par l'homme, soit comme un principe de sélection. Ces deux interprétations sont
extrêmement proches et ne diffèrent que par des nuances. La première affirme
que "l'homme doit accepter comme un fait que de par sa propre existence il lui
est impossible d'observer l'univers autrement qu'il le voit". Cette interprétation
prend une position tout à fait neutre sur le fait que ce que voit l'homme soit
ou non la réalité de l'univers. L'autre interprétation insiste sur le principe
de sélection. Elle est susceptible de s'accommoder d'interprétations plus réalistes.
Elle déclare que "de par sa position dans l'univers et ses moyens d'observation
l'homme n'a accès qu'aux informations compatibles avec sa propre existence".
Le Principe anthropique a une portée qui dépasse de loin les simples questions
cosmologiques. Il soulève une importante question qui est celle de la relation
spirituelle morale et intellectuelle de l'homme avec le cosmos. On a vu qu'un
des aspects de la révolution copernicienne avait été d'enlever toute signification
spirituelle et morale à l'univers en tant que lieu. L'existence de l'homme ne
revêtait aucune importance particulière, ni sur le plan scientifique, ni sur
le plan philosophique. Le Principe anthropique bouleverse cette attitude.
Sur le plan scientifique, il affirme que l'existence de l'homme dans l'univers
revêt une signification particulière. Dès lors qu'on admet ne serait-ce que
cette possibilité sur le plan scientifique, il devient impossible de ne pas
s'interroger sur les implications philosophiques d'une telle affirmation. C'est
là où nous voyons apparaître un terrain particulièrement riche pour étudier
le Principe anthropique à la lumière des enseignements de Baha'u'llah. Car si
l'existence de l'homme dans l'univers a un sens au plan scientifique, on voit
immédiatement que ce sens charge d'une valeur nouvelle la relation de l'homme
au cosmos. L'homme cesse d'être un nomade solitaire perdu dans les espaces infinis.
C'est l'existence de l'homme, comme le dit Baha'u'llah, qui donne un sens à
l'existence de l'univers, et non l'existence de l'univers qui donne un sens
à l'homme. C'est ici qu'apparaît toute la fascination que peut exercer le Principe
anthropique. Nous sommes devant une révolution copernicienne à l'envers. Cependant,
cette révolution à l'envers, loin de nous faire retourner au monde proto-scientifique
d'Aristote et de Ptolémée, introduit une nouvelle vision scientifique du monde.
Ce qui caractérise le principe faible, c'est qu'il se refuse à introduire la
notion de nécessité, et par conséquent qu'il refuse le principe téléologique
ou qu'il cherche à en limiter la portée. L'existence de l'homme a une conséquence
sur la manière dont l'homme perçoit l'univers, mais cette existence reste fondamentalement
étrangère à l'univers; elle ne lui impose pas vraiment de contrainte. Ce que
l'homme voit comme une contrainte n'est qu'une déformation due à sa perspective
anthropique. Les critiques du principe faible ont fait remarquer qu'il fonctionne
comme une tautologie et que de ce fait il n'a aucune valeur prédictive.
Le paradoxe est ici que les partisans du principe faible sont ceux qui se veulent
les plus fidèles à l'esprit scientifique et qui refusent d'impliquer la science
dans des spéculations qui pourraient vite devenir métaphysiques, alors que les
partisans du principe fort font remarquer que le principe faible n'a aucune
valeur scientifique. Il intervient comme une auto-limitation que le chercheur
impose à ses prédictions et se présente sous une forme qui du point de vue logique
est fort peu satisfaisante.
Pour les partisans du principe fort, la fidélité à l'esprit scientifique exige
qu'on prenne en compte une théorie même si celle-ci peut avoir des conséquences
métaphysiques malvenues et dérangeantes. Le fait d'entraîner ou non des conséquences
métaphysiques n'est pas un critère de scientificité, à condition que le chercheur
ne fasse en aucun cas intervenir ses préférences métaphysiques dans ses choix
théoriques. Or, font remarquer certains partisans du principe fort, les partisans
du principe faible ont une préférence métaphysique pour les théories qui sont
métaphysiquement neutres, ce qu'aucun critère de scientificité ne peut garantir.
1.2. Le Principe faible élargi
Lorsque le principe fort est apparu, la nécessité a été ressentie de mieux distinguer
le Principe faible du principe fort. C'est pour cette raison que John Tipler
et Franck Barrow ont cherché à donner au principe faible un sens et une portée
fondamentalement différente de ceux envisagés par Carter.
Pour Tipler et Barrow, la limite qui sépare les deux principes ne réside pas
dans le fait que le principe fort vise à expliquer les variables de la cosmologie
alors que le principe faible renonce à de telles intentions, mais plutôt dans
le fait que le principe fort a un caractère nettement téléologique qui doit
être écarté du principe faible. De ce fait, la manière dont ils conçoivent les
principes faible et fort est sensiblement différente de celles de leurs prédécesseurs.
C'est pour cette raison que Demaret et Lambert ont proposé d'appeler ce principe
"le Principe Faible Élargi" [10].
Celui-ci est formulé par Tipler et Barrow de la manière suivante: "Les valeurs
observées de toutes les grandeurs physique et cosmologiques ne sont pas également
probables, mais ces grandeurs prennent des valeurs soumises à la double restriction
suivante: il faut qu'il existe des sites où puisse évoluer une vie basée sur
le carbone et il faut que l'univers soit assez vieux pour avoir déjà donné lieu
à une telle évolution" [11].
Dans un essai postérieur, Tipler a proposé une autre formulation: "Les grandeurs
observée de toutes les grandeurs physiques ne sont pas également probables,
mais sont plutôt restreinte par le fait que ces grandeurs sont mesurées par
une forme de vie intelligente basée sur le carbone, qui a spontenément évolué
sur une planète de type terrestre autour d'une étoile de type G2" [12].
Carter s'est par la suite rapproché de ces vues. Le but de cette nouvelle formulation
n'est pas seulement de trouver une ligne de démarcation claire entre les principes
faible et fort, mais aussi d'échapper au caractère tautologique qu'avait les
premières formulations du principe faible.
1.3. Le Principe anthropique fort
Ici apparaît toute la différence entre le principe faible et le principe fort.
Le principe fort accepte que l'existence de l'homme introduit une contrainte
absolue dans toute modélisation de l'univers et donc un principe de nécessité:
"L'univers doit nécessairement posséder des propriétés telles qu'elles permettent
l'apparition de la vie intelligente à un moment de son développement".
Le concept de nécessité qu'introduit ici le principe fort a d'importantes conséquences
scientifiques et philosophiques. La principe faible limite sa portée à un ensemble
de constatations très restreint. L'existence de l'homme implique une contrainte
sur l'âge de l'univers et par conséquent sur sa taille qui doit être telle qu'elle
soit compatible avec notre existence.
En introduisant la notion de nécessité, le principe fort élargit le champ du
Principe anthropique pour englober non seulement l'âge et la taille de l'univers,
mais également la plupart de ses caractéristiques physiques gouvernées par des
variables cosmologiques dont la sélection doit être compatible avec la vie consciente.
Si on se borne à constater que l'existence de l'homme impose à tout modèle cosmologique
que ses variables soient compatibles avec cette existence, nous voyons bien
que nous ne sommes pas sortis du cadre scientifique.
Une théorie épistémologique qui entendrait réfuter une telle démarche devrait
s'attaquer non seulement au principe fort mais également au principe faible.
Le problème que pose le Principe fort est donc moins un problème épistémologique
qu'un problème philosophique. Le hasard peut très bien expliquer que l'homme
apparaisse dans l'univers au moment où celui-ci a l'âge requis. Mais le hasard
ne peut pas expliquer la sélection des variables cosmologiques qui jouent un
si grand rôle dans notre existence.
Le principe fort vise à expliquer l'ensemble des propriétés de l'univers. Il
va donc bien au-delà de la simple prise en compte du réglage des constantes
et des coïncidences entre grands nombres pour inclure l'isotropie de l'univers,
la valeur de son nombre baryonique et la valeur de sa courbure spatiale [13]
On a donné au moins trois interprétations du Principe anthropique fort. L'interprétation
la plus radicale affirme que: "Il n'existe qu'un seul univers possible conçu
dans le dessein de permettre l'apparition et le maintien d'observateurs". Cette
interprétation débouche immédiatement sur des considérations métaphysiques bien
connues qui sont propres aux développements téléologiques que l'on trouve dans
pratiquement toutes les théologies.
C'est l'argument du "dessein" qui met l'accent sur le principe téléologique
en affirmant que l'univers dans son évolution poursuit un but qui l'apparition
d'une conscience humaine. Nous ne seront pas surpris de trouver dans les Écrits
de Baha'u'´llah une formulation très proche de ce principe. On peut d'ailleurs
dire qu'il est difficile de concevoir une théologie ou une métaphysique à caractère
religieux qui n'incorporerait pas dans ses développements un tel principe. Mais
si cette interprétation du principe fort est riche en développements philosophiques,
elle est également celle qui suscite, pour la même raison, le plus de suspicion
parmi les scientifiques.
La seconde interprétation du Principe anthropique est une interprétation typiquement
idéaliste. Elle a été formulée par Wheeler de la manière suivante: "L'existence
d'observateurs est nécessaire pour que l'univers puisse exister". [14]
Cette formulation peut paraître extrêmement paradoxale et même irrationnelle,
cependant elle a la faveur d'un certain nombre de scientifiques parce que la
mécanique quantique ne peut pour le moment qu'être comprise dans le contexte
d'une philosophie de type idéaliste où on ne peut pas dissocier le phénomène
de la conscience qui perçoit le phénomène. Nous reviendrons bientôt sur cette
formulation qui a été systématisée sous le nom de "Principe anthropique participatoire".
La troisième interprétation n'est pas sans rapport avec la précédente parce
qu'elle noue également des liens particulièrement étroits avec la mécanique
quantique et la gravitation quantique. Cette interprétation part de la théorie
selon laquelle il n'existe pas un seul univers mais plusieurs, notre monde ayant
été sélectionné par un principe d'optimisation de manière à être compatible
avec notre existence.
Le principe peut donc s'énoncer de la manière suivante: "Notre univers doit
nécessairement posséder les qualités requises pour le développement de la vie
consciente parce qu'il appartient à un ensemble d'univers dont l'existence détermine
l'existence du nôtre de manière à être compatible avec la vie". Cette conception
du Principe anthropique a l'avantage de pouvoir être testable dans ses prédictions
ce qui lui donne une haute valeur scientifique.
Mais inversement, l'existence d'autres univers est indémontrable. Il s'agit
donc du type même d'hypothèse non falsifiable qui, si on admet le critère poppèrien
de la falsifiabilité, apparaît comme une hypothèse non scientifique. Ceux qui
se déclarent en faveur de cette version du Principe anthropique le font pour
d'évidentes raisons philosophiques. Leur souci est d'éliminer la contingence
grâce à l'hypothèse des mondes multiples.
Si l'univers contient un ensemble de mondes qui représente l'ensemble des possibilités
offertes par la variabilité des constantes et des grands nombres, la question
de savoir comment notre univers a sélectionné les constantes de manière à être
compatible avec l'existence de l'homme ne se pose plus. De même, se trouve exclue
l'hypothèse d'un créateur ou celle d'un principe de sélection transcendant extérieur
à l'univers.
1.4. Le Principe anthropique participatoire
Parmi les différentes variantes du Principe anthropique, nous devons revenir
sur le Principe anthropique participatoire de Wheeler que nous avons brièvement
mentionné. Celui-ci s'énonce de manière très simple: "Les observateurs sont
nécessaires pour amener l'univers à l'existence". [15]
Wheeler s'inspire ici de la mécanique quantique. Certains physiciens soutiennent
que la réduction de la fonction d'onde d'une particule est assurée par l'observateur
lui-même. C'est donc notre observation qui localiserait la particule et permettrait
de la caractériser par des paramètres précis. Wheeler étend ces conclusions
à l'ensemble de l'univers, puisque l'univers peut être caractérisé par une fonction
d'onde.
Bien que cette approche soit fondamentalement idéaliste, il n'en demeure pas
moins que l'univers de Wheeler a une réalité. On peut certes soupçonner Wheeler,
qui fut aussi un partisan de la théorie des mondes multiples, de vouloir éliminer
la contingence de l'univers. Néanmoins, sa théorie pose un problème philosophique
très important que nous retrouverons dans l'épistémologie et la noétique baha'ie,
qui est celui de l'auto-référence.
Wheeler n'a pas vraiment abordé la question sous cet aspect, mais on peut se
demander si toute connaissance humaine n'est pas fondamentalement auto-référentielle.
Indubitablement, la métaphysique baha'ie répond par l'affirmative à cette question,
comme nous le vérons dans le dernier chapitre de cette étude. Wheeler a insuffisamment
développé les conséquences philosophiques de sa théorie pour qu'on puisse être
sûr de bien interpréter sa pensée. Il qualifie lui-même sa cosmologie d'auto-référentielle,
mais il ne pose pas le problème de l'auto-référence en général. Pour lui, "L'Univers
donne naissance à des participants qui communiquent entre eux. Les participants
en communiquant entre eux donnent un sens à l'univers." [16]
Cette nouvelle cosmologie tourne le dos aux cosmologies cycliques qu'il avait
précédemment élaborées pour prôner un modèle débutant par une phase de Big Bang
et se terminant par une phase de Big Crunch. Ce modèle s'appuie directement
sur le Principe anthropique fort et constitue un exemple particulièrement frappant
de la manière dont le Principe anthropique influence maintenant les théories
cosmologiques. Wheeler va jusqu'à affirmer que l'observation est "l'électricité"
qui alimente (powers) la genèse de l'univers [17].
Il existerait un rapport atemporel entre l'observateur et la genèse. L'acte
d'observation de l'observateur conditionnerait les conditions de la genèse de
façon à ce que ces conditions soient sélectionnées de manière à rendre nécessaire
l'existence des observateurs. Du point de vue de la science physique, cette
théorie pose de nombreux problèmes et elle ne compte que peu de partisans chez
les physiciens. Mais les commentaires abondants quelle a suscité montrent néanmoins
sont grand pouvoir de séduction qui tient indubitablement au fait que des questions
fondamentales souvent laissées de côté sont ici abordées de front tel que le
problème de l'auto-référence. Wheeler a parfaitement compris que le Principe
anthropique fort impliquait de considérer l'existence de l'homme comme plus
fondamentale que l'existence de l'univers. Il a également compris que si on
veut conserver à un système téléologique sa scientificité, il faut neutraliser
l'action du temps pour que les conditions futures puisse influencer les conditions
passées.
Nous avons ici deux principes qui rentrent parfaitement dans le cadre de l'épistémologie
baha'ie, même si celle-ci a peu de chance de suivre Wheeler sur le rôle qu'il
prête à l'observateur. Manifestement, Wheeler cherche à pousser le Principe
anthropique dans ses ultimes conséquences dans le cadre d'une pensée qui se
situe dans la mouvance du grand courant idéaliste auquel une partie de la physique
moderne est tellement attachée. Demaret rattache la pensée de Wheeler à Parménide
et suggère toutes sortes de rapports avec Berkeley ("Être c'est être perçu"),
Hamelin et Blondel [18].
1.5. Le Principe anthropique final
Certains scientifiques ont éprouvé le besoin de compléter le Principe fort par
un corrélât. Si on admet qu'il est nécessaire que la vie intelligente apparaisse
à un certain stade de l'univers, on voit mal pourquoi cette vie serait un phénomène
peu durable. L'existence de la vie terrestre, et encore plus de la vie intelligente,
ne représente rien à l'échelle des âges galactiques.
Pour que ce principe ait donc un sens, il faut assurer à la vie consciente une
certaine permanence. C'est ce qui a conduit Tipler à formuler le Principe anthropique
final qui déclare: "Il est nécessaire qu'à un certain stade du développement
de l'univers apparaisse une vie consciente, et une fois apparue cette vie consciente
ne peut plus disparaître". [19] Nous
verrons que c'est précisément ce que dit Baha'u'llah qui va même jusqu'à affirmer
qu'à tout moment doit exister dans la création un univers où existe une vie
consciente. Néanmoins, Tipler ne donne pas à ce principe la même portée. Il
insiste particulièrement sur le fait qu'il ne peut exister qu'un seul foyer
de vie dans l'univers et que ce foyer unique est notre planète.
A partir de ce foyer unique la vie doit coloniser tout l'univers. A partir de
ce moment, la vie ne peut disparaître, car ce que Tipler appelle "vie" est essentiellement
une forme de pensée ou de conscience. Tipler imagine donc que lorsque les conditions
dans l'univers ne seront plus compatibles avec la vie biologique, celle-ci aura
depuis longtemps trouver le moyen de permettre à la pensée de survivre grâce
à des machines intelligentes qui progressivement remplaceront la vie biologique.
Tout ceci peut paraître de la science fiction mais, comme avec Wheeler, nous
touchons là à ce qui arrive lorsque nous poussons le Principe anthropique fort
dans ses ultimes conséquences philosophiques.
Notes
4. La première formulation précise
du Principe anthropique par Carter fut publiée dans un article de 1974. cf.
B. Carter, "Large Number Coïncidence and the Anthropique Principle in Cosmology"
in Confrontation of Cosmological Theories with Observational Data, Symposium
IAV n° 63, édité par Longhair et Reidel, Dordrecht, 1974, pp. 291-298.
5. Nous emploierons le mot "noétique"
là où l'usage classique emploie le mot "épistémologie" car nous souhaitons suivre
ici l'usage anglo-saxon, d'ailleurs largement répandu en France, qui fait de
l'épistémologie une discipline dont l'objet est l'étude de la science en tant
que telle et de la rationalité scientifique. En effet, une telle science n'a
pas de nom en français. De ce fait, nous emploierons le mot "noétique" pour
désigner la science ou la philosophie qui étudie le fonctionnement de l'esprit
humain dans son activité cognitive et intellective. Certains préfèrent utiliser
dans le même sens le mot "gnoséologie, nous préférons quant à nous réserver
ce mot à l'étude de la gnose qui, comme nous l'avons déjà dit est la connaissance
qui s'acquière par la transformation intérieure de l'homme.
6. cf. A. Koyré Du monde clos à
l'univers infini.
7. G. Monod, Le hasard et la nécessité,
Paris.
8. B. Carter, in Confrontation
of cosmological theories with observation, ed. M. S. Longhair, Reidel, Dordrecht,
1974, p. 291.
9. On trouvera une description
des différentes formes du principe anthropique dans le livre de John D. Barrow
et Frank J. Tipler, The Anthropic Cosmolological Principle, Oxford New York,
3e éd. 1990, notamment dans l'introduction pp. 21-22. Nous avons suivi le plan
de son exposé mais nous avons changé les formulations de manière à les rendre
plus générales et à les adapter à notre propos. Nous avons également tenu compte
du livre de Jacques Demaret et Dominique Lamber Le Principe Anthropique; l'homme
est-il le centre de l'univers?, Paris, 1994, paru pendant que cet essais était
en cours de rédaction. Avec ses 706 pages, le livre de Barrow et Tipler contient
à peu près tout ce qu'on peut savoir sur le Principe anthropique. Ce livre a
donc été une référence constante de notre travail. Ses points de vue sont cependant
parfois très particuliers et certaines affirmations doivent être accueillies
avec prudence. Il ne dispense donc pas de prendre conaissance de l'ensemple
du corpus consacré au problème.
10. Demaret et Lambert, op. cit.,
p. 147.
11. Barrow et Tipler, op. cit.,
p.
12. Tipler, F. J., "The Anthropic
Principal: A Primer for Philosophers", in Proceedings of the 1988 Biennal Meeting
of the Philosophy of Science Association, édité par A. Fine et J. Leplin, vol.
2, Philosophy of Science Association, EastLansing, 1989, pp. 27-48.
13. Demaret et Lambert, op. cit.,
p. 145.
14. Tipler et Barrow, op. cit.,
p. 22.
15. Demaret et Lambert, op. cit.,
pp. 148-149 et 229-230.
16. C.M. Patton et J.A. Wheeler,
"Is Physics legislated by cosmogony?" in Qantum Gravity: An Oxford Symposium,
édité par C. J. Isham, R. Penrose et D.W. Sciama, Oxford, 1975, p. 538.
17. J.A. Wheeler, Genesis and
Observership in Fondamental problems in the Special Science, édité par R.E.
Butts et K. J.Hintikka, Reidel, Dordrecht, 1977, p. 21.
18. J. Demaret, Univers: Les
Théories de la cosmologie contemporaine, aix en Provence, 1991, pp. 293-296.
Voir également Demaret et Lambert, op. cit., pp. 226-234.
19. Tipler et Barrow, op. cit.,
p. 23.