Il nous faut avertir le lecteur que ce livre n'est pas un livre sur le Principe
anthropique, mais un livre sur les implications philosophiques que peut susciter
le rejet ou l'acceptation du Principe anthropique sous l'une ou l'autre de ses
formes. Ce n'est donc pas sur le terrain scientifique que nous avons voulu nous
placer, mais sur le terrain de la philosophie des sciences et de ses rapports
avec la conception baha'ie de l'univers telle quelle ressort des Écrits de Baha'u'llah.
Les baha'is croient qu'il existe un accord et une harmonie entre la science et
la religion.
Les Écrits baha'is considèrent que la science et la religion ont un but identique
qui est la connaissance de la vérité. Pour atteindre ce but, chacune utilise des
méthodes fondamentalement différentes, mais finalement complémentaires. La source
de la science est la rationalité, alors que la source de la religion est la révélation.
Affirmer l'accord de la science et de la religion, c'est affirmer qu'il n'existe
pas de contradiction fondamentale entre les découvertes de la science et la révélation.
Le but de la révélation n'est d'ailleurs pas de nous informer de la nature de
la réalité physique de l'univers, mais de la nature spirituelle de l'homme. Théoriquement
les deux domaines devraient rester strictement séparés.
Ce n'est pourtant pas le cas, parce que de la recherche scientifique sur la nature
de la réalité physique découle une certaine conception de l'univers, et de cette
conception de l'univers découlent des problèmes de valeurs. Le fait que l'homme
est une partie de l'univers cherchant à penser l'univers n'est pas sans poser
de nombreux problèmes noétiques, épistémologiques et finalement philosophiques.
On s'aperçoit que connaître la nature de l'observateur est fondamental pour connaître
la nature de l'univers. C'est une des questions qui se trouve au coeur du Principe
anthropique. Si on admet donc que la connaissance de l'homme est l'une des questions
fondamentales de la religion et la connaissance de la réalité physique l'objet
fondamental de la science, on prend immédiatement conscience de la nécessité de
faire dialoguer l'une avec l'autre.
La fonction de la révélation n'étant pas de nous renseigner sur la réalité physique,
nous pensons que tout ce qui touche à la réalité physique dans les Écrits de Baha'u'llah
doit être interprété uniquement à la lumière de la science en dehors de toute
considération théologique. Dans cet essai, nous avons considéré la science comme
un instrument pour mieux comprendre les Écrits baha'is, et en aucun cas nous n'avons
voulu utiliser des critères théologiques comme moyen de sélectionner ou de valider
des théories scientifiques. La révélation étant un acte passé et définitif, nous
ne pensons pas que le dialogue puisse s'instaurer directement entre la révélation
et la science ou entre la religion et la science.
Ce dialogue implique l'existence d'un lieu médiateur du débat qui est la philosophie.
'Abdu'l-Baha parle dans ce sens de "philosophie divine" (falsafiy-i-ilahiyyih),
terme qu'il serait plus propre de traduire par théosophie, de manière à rester
conséquent avec la tradition occidentale. En effet, dans la définition classique
qu'a donné Antoine Faivre, une théosophie est un système de pensée qui articule
trois domaines fondamentaux: une gnose, c'est-à-dire une connaissance fondée sur
la transformation intérieure de l'homme, une herméneutique et une philosophie
de la nature [1].
Dans des travaux précédents [2], nous nous
étions particulièrement intéressés à la gnose et à l'herméneutique. Il s'inscrivait
donc dans le prolongement normal de notre travail que nous consacrions au moins
un ouvrage à la philosophie de la nature, d'autant que voici au moins une dizaine
d'années que nous avons été occupés par d'importantes recherches portant sur les
questions épistémologiques et les rapports entre la science et la religion [3].
Le désir de séparer l'activité scientifique de l'activité philosophique, en proclamant
que la science n'est qu'objectivité est un des mythes de l'idéologie post-moderne
contre lequel nous entendons nous élever. Une des thèses que nous défendons est
que la science ne peu plus faire l'économie d'hypothèses philosophiques, voire
métaphysiques. La soi disante fin de la métaphysique proclamée par Nietzsche et
Heidegger, et à leur suite par quasiment tous les philosophes post-modernes, n'est
qu'une mystification sur laquelle nous comptons bien revenir dans un futur ouvrage.
Les philosophes et scientifiques post-modernes sont volontiers idéalistes et partisans
d'un univers indéterminé. Peu le sont pour des raisons réellement scientifiques.
L'adoption de telles positions se fait le plus souvent sur les bases d'une philosophie
individualiste totalement étrangère au domaine scientifique et ayant d'importantes
conséquences morales.
Il est bien sûr parfaitement légitime et honorable d'adopter de telles positions.
Encore faut-il en être conscient, et surtout ne pas attribuer à la science ce
qui n'est ni de son domaine, ni de sa compétence. Un autre mythe de l'idéologie
post-moderne est qu'il est impossible, à partir de l'image que la science nous
donne de l'univers, de trouver un sens au monde; le problème du sens étant étranger
à la science. A travers le Principe anthropique, nous espérons démontrer que cela
n'est plus vrai.
Alors que Heidegger a proclamé la fin de la métaphysique, nous nous apercevons
que la science est aujourd'hui porteuse d'une métaphysique cachée. Il y a même
danger que la science en vienne à tenir lieu et place de métaphysique dans le
fonctionnement de nombreuses idéologies contemporaines, comme les sciences cognitives,
ou la philosophie du langage, en donnent souvent l'exemple. Vouloir occulter ce
problème est faire manque de courage.
Si la science ne peut effectivement se passer d'hypothèses métaphysiques, mieux
vaut alors poser franchement les questions. Un des défis que doivent aujourd'hui
relever les penseurs et scientifiques baha'is est de bâtir, sur l'image du monde
que nous donne la science contemporaine, une interprétation de la réalité qui
soit réellement porteuse d'un sens pour l'homme, sens que nous pouvons également
dégager des Écrits de Baha'u'llah.
Nous avons choisi d'aborder ces problèmes à travers le Principe anthropique parce
que nous avons cru repérer une similitude d'énoncer et de structure entre celui-ci
et certaines formulations de Baha'u'llah. De plus, le Principe anthropique est
peut être, de toute les grandes questions que se pose aujourd'hui la physique
contemporaine, celle où les implications métaphysiques sont les plus immédiates
et les plus évidentes. Nous avons également choisi de lier l'étude des implications
philosophiques du Principe anthropique à la question de la rationalité et de l'intelligibilité
du monde dans les Écrits de Baha'u'llah, parce que rétablir un dialogue entre
la révélation et la science suppose de dégager des structures communes.
Nous pensons que la conception post-moderne de la science a généralement cherché
à occulter ces structures communes. C'est par exemple le cas de la téléologie,
qui est dénoncée par la plupart des scientifiques post-modernes, mais qui réapparaît
souvent de manière implicite et cachée dans leurs théories, ou qui se trouve tout
simplement réfutée au moyen de théories ad hoc dont la crédibilité est bien douteuse.
L'image du monde que l'on peut dégager des Écrits de Baha'u'llah, non seulement
est en parfait accord avec la science moderne, mais repose sur des bases philosophiques
entièrement nouvelles qui proposent peut-être une voie de sortie aux débats insolubles
dans lesquels la philosophie occidentale est enfermée depuis plusieurs siècles.
Pour cette raison, à travers le Principe anthropique, nous soulèverons de nombreuses
questions à propos des fondements de la connaissance, de la rationalité, de la
causalité et de la contingence, de la nature de la réalité physique, du déterminisme
et de l'indéterminisme, etc.
Nous essaierons de montrer que si nous voulons préserver l'intelligibilité de
l'univers, nous sommes obligés de poser des questions et d'aventurer des hypothèses
qui vont au-delà de ce qu'une conception trop étroitement positiviste de la science
s'autorise aujourd'hui. Ainsi apparaît un nouvel espace ou communiquent tous les
champs du savoir, qu'ils soient scientifiques, noétiques, épistémologiques, philosophiques,
et finalement métaphysiques, tout en préservant l'unité et la complète autonomie
de la science et de la tradition spirituelle.
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Notes
1. cf. Antoine Faivre, article "Théosophie"
in Encyclopedia Universalis, tome XVII, pp. 1118-1120.
2. cf. Jean-Marc Lepain, Archéologie
du Royaume de Dieu, Ontologie des mondes divins dans les Écrits de Baha'u'llah,
à parraitre.
3. cf. Jean-Marc Lepain, Rationalité
et irrationalité, Une contribution à la compréhension du dilemme entre science
et religion.