Les jardiniers de Dieu


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Chapitre III - Les chemins de la foi

On comprend bien comment les hommes et les femmes qui côtoyèrent le Bab puis Baha'u'llah, ou son fils Abdu'l-Baha, furent convaincus par leur charisme, enthousiasmés par leur message de paix, d'unité, de justice et d'espérance, et se convertirent. Il est clair aussi que, dans l'Iran du milieu du XIXe siècle, en proie aux désordres évoqués dans le chapitre précédent, la foi bahaie, source de clarté dans tant de ténèbres, trouva un terrain propice à son éclosion. Puis joua le bouche à oreille, la parole, si familière, si chère aux peuples de l'Orient, si bien maniée par eux, entre poésie, métaphore et rhétorique.

Mais nous touchons au deuxième millénaire. On déplorait un peu partout le déclin des valeurs spirituelles. On soulignait l'abandon des grandes religions traditionnelles, tout en ayant paradoxalement à s'effrayer de la montée des intégrismes intolérants. En prophétisant: "Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas", André Malraux fut peut-être le premier à pressentir un renversement de la situation que certains signes, comme l'écho donné aux manifestations des catholiques charismatiques, sans parler de la floraison souvent douteuse de sectes diverses, commencent à confirmer.

Sans publicité, sans médiatisation spectaculaire, sans bruit. la religion baha'ie au cours des 25 dernières années, est passée de 500.000 à près de 5.000.000 de fidèles (ces chiffres sont notamment donnés dans l'Encyclopedia Britannica). Elle est, après le christianisme, celle qui a la plus grande extension géographique dans le monde. Comment devient-on baha'i aujourd'hui, alors que les descendants directs des premiers convertis iraniens ne sont plus qu'une poignée et que ceux qui sont restés en Iran sont opprimés? Par quels chemins la voix du prophète Baha'u'llah atteint-elle les oreilles américaines, européennes, africaines, sud-américaines, asiatiques ou australiennes presque un siècle après sa mort?

Pendant notre séjour à Haïfa, où étaient réunis des représentants de tant de nationalités et de races, puis en France, où se poursuivait notre enquête, nous avons, au cours de rencontres parfois programmées, parfois improvisées, demandé à des hommes et des femmes de toutes les conditions et de tous les âges de nous raconter ce que fut leur chemin vers la foi. Cela nous permettait aussi de demander à des jeunes comment ils acceptaient certaines règles de vie qui nous paraissaient bien rigoureuses pour l'époque: interdiction des relations sexuelles hors du mariage, nécessité de l'obéissance aux décisions des institutions élues, et, sur le plan politique, respect des lois civiques sauf, celles les contraignant à renier leur croyance, défense de combattre un gouvernement, même le plus perverti, par la violence etc.

Presque tous nous ont répondu avec une totale sincérité, une évidente liberté, sans se dérober à des questions parfois très intimes, par exemple sur la sexualité, sans nous réciter surtout une sorte de catéchisme qui leur aurait été habilement insufflé. Chaque récit était différent, comme étaient différents les parcours qui les avaient amenés à leur foi et leur manière de la vivre. Il est dit dans les enseignements baha'is que la recherche de la vérité est une affaire personnelle, à mener par chaque adulte voyant avec ses propres yeux, jugeant avec son propre intellect. Visiblement, tel était bien le cas de nos interlocuteurs. Voici, dans l'ordre même où nous les avons recueillis, d'abord à Haïfa, puis en France, quelques-uns de ces récits. Une précision avant de les aborder, il n'y a dans la foi baha'ie, ni rituels, ni sacrements comparables au baptême, à la communion ou à la confirmation. Quand un être, obligatoirement adulte, décide qu'il adhère à cette religion, il lui suffit de se déclarer baha'i.


A) Jean-Marie Nau, 36 ans, Luxembourgeois, service de sécurité

"J'avais 17 ans quand j'ai rencontré pour la première fois, au Luxembourg, un baha'i iranien. Je faisais des études d'économie. Mes parents étaient catholiques, mais sans fanatisme aucun. Moi, j'étais un étudiant comme les autres, même si les études d'économie me décevaient au point que pendant deux ans, j'y ai ajouté un monitorat de pédagogie. J'aimais la musique je l'aime toujours. Je jouais de la trompette. J'en joue toujours. Et comme beaucoup de gens de ma génération, de temps en temps, je fumais un peu d'herbe. Je m'intéressais beaucoup à la psychologie, et je réfléchissais parfois sur les autres religions, sans bien les connaître. Je n'avais rien d'un mystique. Les premiers contacts, nés du hasard, que j'ai eus avec ce baha'i iranien, n'ont pas été décisifs, je le trouvais trop idéaliste. Je me suis pourtant procuré quelques bouquins sur sa religion.

Un peu plus tard, je me suis senti dans une impasse, je ne trouvais plus de sens à ma vie, j'étais plutôt dans le noir. J'ai repris les livres baha'is, en pensant que j'y trouverais peut-être quelque chose, et j'ai revu le baha'i qui m'avait parlé de sa foi. Au début, j'avais surtout l'esprit critique. Puis je suis devenu sympathisant, mais toujours extérieur. Et comme cela, pendant deux ans, j'ai un peu mené une double vie, fréquentant des écoles d'été qui avaient pour thèmes la morale, l'éducation ou l'histoire des religions. Enfin, j'ai franchi le pas, quand j'ai été vraiment sûr de moi.

Un peu plus tard, j'ai souhaité me mettre, pour quelque temps, au seul service de la foi baha'ie. Je voulais d'abord aller en Afrique, avec un institut mobile. Puis j'ai su qu'il y avait du travail à faire ici, en Terre sainte, au Centre Mondial, pas au service financier, je n'avais de toute façon pas assez d'expérience, mais au service de sécurité. J'ai posé ma candidature, et elle a été acceptée. J'ai payé mon voyage. Si on reste au moins 18 mois, ce qui était mon cas, la communauté peut le prendre en charge, mais si on peut le payer soi-même, c'est mieux. Ici, l'accès à la foi m'a paru plus facile qu'à travers les communautés allemandes ou luxembourgeoises. J'étais timide, mais le fait de me retrouver avec cent cinquante autres jeunes baha'is du monde entier m'a fait surmonter très vite cette timidité. J'aurai bientôt fini mon séjour en Terre sainte. Je vais partir pour servir quelque temps en Côte d'Ivoire, puis je retournerai au Luxembourg travailler dans la banque, mais tout sera différent, puisque je ne suis plus dans le noir, puisqu'il y aura un sens.

Evidemment, j'ai des copains qui ne sont pas baha'is. Je ne me sens différent d'eux qu'en ce sens: je sais. On en parle s'ils en ont envie. Il y en a qui ne croient pas en Dieu. Ce n'est pas une barrière entre nous. En revanche, j'ai eu un problème avec ma copine: elle n'aimait pas les Iraniens...

Ma conversion a surtout été difficile pour mes parents. Ils me sentent ailleurs. Ils ont du mal à l'accepter. Vous me demandez comment on devient baha'i ? Devenir baha'i, c' est au fond un mystère."


B) Benoit Huchet, français, 25 ans, jardinier

(Le cheveu rebelle, le rire aux lèvres, tout en nerfs et en vivacité).

"Mes parents sont catholiques. Je suis le dernier né d'une famille nombreuse: j'ai six soeurs et un frère. La religion m'a toujours préoccupé, mais à ma manière. A onze ans, j'ai refusé de faire ma première communion, je ne voulais pas donner ma vie pour "lui". Et je n'ai pas tardé à me demander pourquoi il y a tant de religions puisqu'il n'y a qu'un seul Dieu. Alors, à quinze ans, j'ai décidé de faire le tour du monde à vélo pour les voir toutes. En plus, j'avais toujours eu dans l'idée d'aider les gens pauvres.

J'ai d'abord voulu aller en Israël, avec l'espoir qu'en Terre sainte je trouverais une réponse à mes questions. Je suis arrivé jusqu'à 2 kilomètres de Jéricho par la Jordanie, en oubliant juste un détail: la frontière, à l'époque, était infranchissable entre la Jordanie et Israël. J'ai été arrêté là. Après, j'ai été en Extrême-Orient, Birmanie, Thaïlande, etc, toujours avec mon vélo. Je me suis fait voler tout mon argent. J'ai vécu dans des temples bouddhistes, hindouistes, des mosquées, et mon sentiment qu'il n'y a qu'un seul Dieu, que c'est bien le même que tous les hommes prient, s'est confirmé. Je suis rentré en France. Le retour a été très dur. J'ai travaillé un bon moment dans un restaurant de la côte d'Azur (je suis cuisinier-pâtissier) mais j'avais toujours envie d'aller en Israël. Alors j'ai récidivé, en auto-stop et bateau-stop, en passant par Chypre. Par malchance, je suis entré à Chypre par le côté turc, et je me suis retrouvé devant le même problème qu'en Jordanie: impossible de passer d'un pays musulman en Israël. Je suis encore revenu en France. Evidemment, j'aurai pu joindre la Terre sainte en prenant l'avion. Mais pour moi, c'était impensable. Il fallait que ce soit un pèlerinage par la route.

En France, tout à fait par hasard, parce que le titre m'avait attiré, j'ai acheté un bouquin qui s'appelait La terre n'est qu'un seul pays (André Brugiroux, La terre n'est qu'un seul pays, Robert Laffont, Paris, 1975). Et j'ai découvert la foi baha'ie, avec la doctrine de la révélation progressive, par les Prophètes qui sont les envoyés successifs de Dieu, l'espérance d'une religion unique pour une race unique: celle des hommes. J'avais trouvé ce que je cherchais. J'ai tout de suite fait lire le livre à mes parents. Je me suis informé un peu plus. Trois semaines plus tard, j'étais baha'i. J'ai assisté à des conférences. J'ai posé ma candidature pour venir ici. Elle a été acceptée. Et pour remercier Baha'u'llah, je suis venu à pied.

J'aime le travail de jardinier que je fais ici. Ni l'interdiction de l'alcool, ni celle des rapports sexuels avant le mariage ne me pèsent. C'est une discipline d'hygiène de vie que j'accepte volontiers, parce que j'en comprends les raisons. Mon séjour va bientôt se terminer Je vais partir comme pionnier, les pionniers sont ceux qui préparent l'instauration de la foi là où il n'existe pas encore de communauté baha'ie, au Bénin. Et là, comme tout baha'i doit gagner sa vie sans peser sur quiconque, je gagnerai la mienne en ouvrant un restaurant, puisque je suis cuisinier."


C) Samuel Tanyi-Tambe, camerounais, 30 ans, jardinier

(Un grand homme très calme, très concentré).

"Je suis né dans un pays à dominante musulmane, mais de père baha'i. Il n'a rien fait pour m'imposer sa foi. Jusqu'à 16 ans, je buvais, je fumais, et je n'avais rien d'un mystique. Puis j'ai commencé à m'intéresser à l'enseignement baha'i, j'ai 1u les livres de cette religion, et il m'a semblé qu'elle convenait mieux à notre époque que le christianisme ou l'islam, j'étais très frappé par sa conception d'un seul genre humain. Je voyais très bien aussi quel rôle elle pouvait jouer, par son aspect social, sa conception du développement, dans l'évolution de mon pays, notamment sur le plan agricole. En 1977, je me suis déclaré baha'i. J'ai travaillé dans un programme de développement social au nord-ouest du Cameroun, comme journaliste attaché au service de presse d'une société nationale.

Plus tard, je suis venu en pèlerinage sur les Lieux saints. C'est une chose très personnelle. J'ai ressenti en arrivant une immense émotion, un élan de foi dans la vie qui a donné tout son sens à ce pèlerinage, et j'ai demandé à rester comme volontaire. Le travail de jardinier que j'accomplis ici me plaît beaucoup. Je participe à la beauté de la nature. Je travaille en collaboration avec des experts qui m'apprennent énormément.

Ne pas boire, ne pas avoir de rapports sexuels avant de se marier, c'est une règle que l'on comprend, et à laquelle on se plie au fur à mesure de sa réalisation personnelle. Ce qui me paraît important, et ce qu'apporte la foi baha'ie, entre autres choses, c'est une incitation, une base pour développer ses capacités.

Lorsque mon service volontaire ici sera terminé, j'irai à Londres pour continuer mes études, puis je rentrerai au Cameroun pour y vivre, et être journaliste. Je voudrais pouvoir exprimer sur les événements un point de vue politique qui ne soit pas celui d'un parti quelconque: les partis montrent leurs limites. La communication est une affaire très importante, à laquelle, je crois, un baha'i ne peut rester étranger."


D) Tiati Zock, 33 ans, camerounais, service de sécurité

(A la fois très fin et très solide, spontané et réfléchi).

"Je suis né au Cameroun, de parents musulmans. J'ai fréquenté l'école protestante, et je suis devenu protestant. Mais déjà je demandais au pasteur, qui n'était pas content de mes questions, pourquoi il y a tant de religions. Quant aux catholiques, ils n'étudiaient pas, ils chantaient et louaient la vierge Marie. Cela ne pouvait me satisfaire. Un dégout de toutes les religions m'est venu, elles étaient toutes les mêmes. J'ai renoncé à toute recherche de foi!

Après l'école, j'ai poursuivi des études de science économique à l'Université de Yaoundé. Puis un jour, alors que j'étais dans ma chambre, un de mes cousins recevait un pionnier baha'i et j'ai entendu un peu de leur conversation. Elle m'a intéressé. J'ai revu ce pionnier, et je me suis dit: le pasteur baha'i répond à toutes les questions devant lesquelles les protestants se dérobaient. Il m'a expliqué la révélation progressive. Pour moi aussi, ce fut une révélation. J'ai étudié les enseignements, et, de plus en plus convaincu, je me suis déclaré baha'i, et je suis parti au Ghana comme pionnier, bien sûr en gagnant ma vie sur place, comme le veut notre foi.

Moi qui étais un grand buveur, d'autant plus que mon père est récoltant de vin de palme, j'ai cessé de boire. Je me suis senti devenir une autre personne, en pleine santé. La chasteté pose évidemment un problème, mais quand on ne boit plus on contrôle beaucoup mieux ses émotions, et cela change l'aspect des choses. En vérité, ces règles de vie sont une bénédiction, surtout dans les temps que nous vivons, et le prix à payer est bien bas comparé au gain qu'elles apportent. Nous sommes faibles, dans une société perverse. Dominer cette faiblesse cesse vite d'être une contrainte pour devenir une joie.

Enfin, j'ai voulu venir ici en pèlerinage, et, en même temps, je sentais le besoin d'apprendre, sur les Lieux saints mêmes, à servir l'humanité. J'ai su que la Maison de Justice avait des besoins en volontaires. J'ai écrit. Il n'y avait pas de poste vacant dans le domaine de mes compétences, économie ou finance, mais des besoins au service de sécurité. Cela n'avait aucune importance, puisque l'essentiel était de servir.

Je suis arrivé il y a tout juste un mois, en payant moi-même mon voyage, et j'ai rencontré ici la fraternité universelle. Etre agent du service de sécurité ne me dérange pas. C'est peut-être le mot sécurité qui n'est pas adéquat, puisque nous ne sommes pas armés, que nous nous occupons surtout des clefs et d'écarter les importuns, et que pour cela il n'y a pas besoin d'avoir pratiqué les arts martiaux, ou même d'être un costaud. Pour moi, l'idée de sécurité, c'est essentiellement l'idée de prévention, il s'agit de prévenir le crime qui a toujours deux causes: l'intention et l'opportunité. Ce n'est pas en contradiction, au contraire, avec notre règle de non violence. Plus tard, j'aimerais vraiment visiter l'Europe, puis retourner en Afrique, voir ce qui peut y servir, être utile. Bien sûr, le développement, la construction d'hôpitaux, etc, ce sont des choses très importantes, essentielles, mais l'éducation l'est encore plus, parce que l'un découle de l'autre.

Dieu a donné à chacun différentes capacités, qu'il nous appartient de développer. Ainsi le dit la foi baha'i qui est une religion majeure pour des gens mûrs."


E) Bill Collins, américain, la quarantaine, responsable de la bibliothèque

(Fin, plein d'humour, un regard singulièrement vif, une recherche vestimentaire certaine et très joyeuse, entre l'harmonie de la chemise et de la cravate aux couleurs vives. Sur le mur de son bureau, entre les piles de livres et de revues, une photo très amusante du pape en train de se servir de ses mains comme lunettes. Bill Colins n'appartient pas à la catégorie des jeunes gens effectuant leur volontariat, mais assume depuis plusieurs années la fonction de chef bibliothécaire, pour laquelle il perçoit le salaire minimum, identique pour tous. des baha'is fixés en Terre sainte pour une longue durée)

"Je suis américain, de parents baptistes. J'ai été à l'église baptiste, j'ai été élevé dans le catéchisme baptiste. A douze ans, je commençais à réfléchir sur la religion, j'ai 1u la Bible, comme un roman. J'en ai été très ému. Disons que je suis devenu chrétien avec ma propre interprétation. Je n'étais pas d'accord avec l'enseignement baptiste sur beaucoup de points, notamment la création du monde. Il y a un symbolisme des textes religieux qu'il faut décrypter. Je l'ai découvert avec la foi baha'ie, mais, à l'époque, le pasteur était incapable de répondre à mes questions. Je n'allai pas m'arrêter en si bon chemin. Après la Bible, j'ai dévoré le Coran, dans une traduction anglaise. Encore une fois, j'ai été très ému, et je me suis fait vertement tancer par les responsables de mon éducation. Ce qui ne m'a pas empêché d'enchaîner avec les textes du bouddhisme, des mormons, etc. Je ne sais pas si c'était un signe avant-coureur mais, à 18 ans, j'ai rédigé un devoir sur le sens de l'unité, et j'ai été premier de ma classe...

Puis, à la télévision, j'ai vu une émission sur la religion baha'ie. J'ai trouvé ça vraiment juste. J'ai écrit pour recevoir de la documentation. On m'a envoyé des livres et, encore une fois, je les ai lus comme un roman. Ensuite, je suis parti pour le Vermont étudier le français, le russe et l'espagnol. Et là, j'ai enfin rencontré trois hommes de la foi baha'ie. Ils n'étaient pas tels que je croyais les trouver. Rien ne les distinguait des autres. Je n'ai pas été déçu, sûrement parce que, sans le savoir, j'étais déjà baha'i. Et je me suis, à mon tour, déclaré bahai. Je n'avais pas encore atteint mes 19 ans.

Lorsque mes études ont été terminées, j'ai obtenu un poste à la bibliothèque de Syracuse. Là j'ai rencontré ma femme, qui elle aussi était baha'ie. Nous nous sommes mariés. J'ai travaillé ensuite à la bibliothèque historique du Wisconsin, puis j'ai appris que le Centre Mondial cherchait un bibliothécaire, j'ai déposé ma candidature. Six mois plus tard, j'ai reçu une lettre d'invitation, et nous sommes arrivés au Centre Mondial. C'était en 1977. Notre fils Jonathan est né cette année là et notre fille Sarah deux ans plus tard. La vie ici, tous ensemble, c'est un peu comme dans un kibboutz. Il y a des choses qui vont bien, et des choses qui ne vont pas. Beaucoup de baha'is n'arrivent pas à vivre tout ce qu'ils disent. Moi non plus, mais nous faisons un effort constant.

Notre foi a des principes, mais comment les appliquer concrètement? Evidemment, nous avons le droit et même le devoir de compréhension individuelle. Mais l'interprétation définitive ne peut être que celle du "Gardien". Par exemple, vous me dites que d'après des propos qui vous ont été tenus ici par certains de mes aînés, la contraception nous serait interdite sauf lorsque la vie de la mère ou de l'enfant sont en danger. Il n'y a là dessus aucun interdit de Baha'u'llah. S'il y en avait, je le saurais: je suis le bibliothécaire! C'est une affaire de décision personnelle.

Vous m'avez aussi raconté qu'à vos questions sur l'attitude baha'ie face aux régimes tyranniques, aux responsables des guerres économiques, ou à notre principe d'obéissance au gouvernement dont nous dépendons, même s'il est injuste, pervers, corrompu, sanguinaire, vous aviez parfois obtenu une réponse un peu jésuitique. Il y a beaucoup de jésuites baha'is. Personnellement, j'aurais du mal à admettre que des gens qui combattent un gouvernement insupportable au Chili par exemple soient de ce seul fait exclus de notre communauté. Même chose pour l'Afrique du Sud. La Maison de Justice, qui décide pour la collectivité, a fait une déclaration sur l'Apartheid en soulignant son caractère abominable, mais dit aussi que nous ne pouvons pas agir contre l'Afrique du Sud. Personnellement, je vis le dilemme de l'intellectuel. Dans quelle direction faut-il aller? Je crois qu'il est nécessaire de prendre du recul, de toujours trouver des moyens de donner de nouvelles interprétations. De toujours vérifier que la foi baha'ie apporte quelque chose. Le Verbe et l'interprétation forment un tout. Mais il faut trouver le juste équilibre entre l'interprétation et le Verbe.

Je pense que je partirai d'ici dans deux ou trois ans: je sens que la bibliothèque a besoin d'un point de vue frais."


F) Arlette et Gaston Mattheus, belges

Lui, 68 ans, assure la décoration et la restauration des aménagements de la Maison de Justice. Elle s 'occupe de tout ce qui est rideaux, tissus, etc. (Interview à deux voix, où chacun raconte son propre parcours avant de finir par un nous que l'on sent indissociable.)

Elle:
"Je faisais en Belgique des études techniques. Je n'étais ni spécialement mystique, ni spécialement religieuse. Un peu par hasard, j'ai accompagné mon frère à une réunion baha'ie qui se tenait à Ostende. Ce qui m'y a d'abord intéressé, c'est la conception d'une seule race humaine, la condamnation de tout racisme, de toute ségrégation, quelle qu'elle soit, qui correspondait vraiment à ce que je pensais. Sans me convertir encore, je suis devenue une sympathisante.

Lui:
"Moi, je suis issu d'une famille chrétienne, très attachée à l'Eglise. J'ai été confronté très jeune à ce que l'on pourrait appeler "les coulisses" du catholicisme. Je me suis écarté de l'Eglise, mais pas du Christ. Il me semblait que notre époque était trop troublée pour n'être pas aussi messianique. Dans les années 50, j'ai fréquenté des protestants, des sectes... Cela ne m'a rien apporté. En revanche, ma certitude du besoin messianique ne faisait que grandir. J'étais persuadé que quelque chose allait changer, et que le changement ne pourrait venir que de l'Orient, parce qu'il y a des terres prédestinées. En 62, j'ai pris ma voiture et je suis parti pour Bethléem, Jérusalem, à l'époque sous domination jordanienne, avec impossibilité de passer la frontière israélienne. J'ai rencontré le monde arabe, la Syrie, la Jordanie. En fait, je n'ai rien rencontré du tout, si ce n'est des éléments de division: chacun son petit bout du tombeau du Christ... Je suis rentré à Bruxelles.

Là, j'ai fait la connaissance d'Arlette. C'est elle qui, la première, m'a parlé des baha'is. Ce qui m'a d'abord retenu: le nom de Baha'u'llah, la Gloire de Dieu. J'ai 1u un livre sur le bahaisme. Puis j'ai vu une affiche annonçant une conférence sur cette foi. Nous y sommes allés. Nous y avons rencontré un baha'i intelligent, qui nous a expliqué sa foi. Ses explications correspondaient à mon attente messianique. Nous avons étudié, enfin nous nous sommes déclarés baha'is, et nous nous sommes mariés devant une assemblée spirituelle locale (organe administratif baha'i à l'échelle locale).

Pour moi, certains enseignements étaient difficiles à intégrer. Surtout l'amour de toute l'humanité, quelle qu'elle soit. J'avais eu à souffrir du nazisme. J'avais l'horreur des Allemands. Aller assister à une conférence baha'ie en Allemagne était pour moi une épreuve. Surmonter cela, c'était franchir un grand pas. Il y a fallu plusieurs années.

Puis nous avons senti le besoin de nous donner complètement à la Cause. J'étais décorateur. J'ai transformé mon entreprise, et nous avons fondé en Belgique la maison d'édition francophone de textes concernant notre foi, dont certains ouvrages ont été diffusés par les Presses Universitaires de France. Cela a duré 20 ans. Enfin, nous sommes venus ici pour achever la décoration intérieure de la Maison de Justice. Nous sommes là depuis sept ans. Nous espérons pouvoir rester en Israël jusqu'à la fin de notre vie. Si le Centre Mondial baha'i et les lieux que bous vénérons sont ici, ce n'est pas un hasard. Israël, berceau de la civilisation chrétienne, est vraiment une Terre sainte, un lieu prédestiné."


G) Darlen Hodge, antillaise, Responsable du service d'entretien de la Maison de Justice et des Lieux Saints

(Une ronde jeune femme aux cheveux longs, très gaie, parfaitement décontractée.)

"Je suis née à l'Ile de Saint-Martin, aux Antilles. Nous sommes huit enfants. Ma mère est catholique, mon père rosicrucien. Ça fait déjà un drôle de mélange. Vers 12 ans, j'ai commencé à me poser des questions. Je croyais en Dieu, mais je ne comprenais rien à la religion telle qu'elle m'était présentée. Je ne l'aimais pas. J'ai essayé d'interroger le prêtre. Pendant huit mois. je l'ai martyrisé avec mes questions auxquelles il n'avait pas de réponse. Il m'écoutait en buvant du gin. Il a fini par me dire "d'accord, laisse tomber". J'ai laissé tomber jusqu'à 18 ans... Et puis une femme baha'ie est venue s'installer en face de notre maison. Sa façon d'être me plaisait. Je l'ai interrogée. Elle, elle a su répondre à mes questions. Tout ce qu'elle m'expliquait me paraissait logique, cohérent. Enfin. j'avais trouvé. A 19 ans, je suis devenue baha'ie.

J'ai fait deux ans d'université, puis j'ai voyagé, pour vérifier que l'humanité est bien une. J'ai ainsi séjourné dans d'autres îles des Antilles, aux Etats Unis, au Surinam, en Guyane française, etc. Je travaillais pour gagner ma vie. Tantôt, je m'intégrais à une communauté baha'ie tantôt, s'il n'y en avait pas, j'en créais une. J'étais pionnière, pas missionnaire, pas religieuse, pas "vertueuse". Aux Caraibes et en Amérique du Sud, ne pas boire et ne pas avoir de vie sexuelle hors du mariage c' est difficile, une véritable mise à l'épreuve. Si Dieu n'accepte pas ça, tant pis pour lui.

Enfin, je suis venue servir ici. Ma journée commence trop tôt. Je suis debout à cinq heures. J'organise l'entretien de tous les locaux, y compris les lieux saints, à la tête d'une équipe de 22 personnes. A six heures, ça démarre. On finit vers 15 h 30. Vraiment, il y a des jours où j'aimerais pouvoir dormir un peu plus tard. A part ça, notre vie ici ressemble à celle de tous les jeunes. Nous ne sommes pas des moines et des nonnes. Bien sûr, nous ne buvons pas d'alcool, mais nous faisons des boums. de la musique. nous dansons... et c'est très joyeux.

Cela dit, je ne crois pas que je vais rester très longtemps au Mont Carmel. Il y a tant de travail à faire ailleurs, pour un baha'i, surtout dans les pays les plus défavorisés. Est-ce que la foi baha'ie m'a changée? Non, elle ne m'a pas changée. Mais grâce à elle les graines qui étaient en moi ont poussé et grandi. Voilà."


H) Joshua Lincoln, américain, service de sécurité, 18 ans

(Blond, très courtois. Un peu timide. Parle un français parfait.)

"Mon père est avocat et ma mère musicienne. J'ai un frère et une soeur. Je suis né aux U.S.A. Mes parents ont beaucoup voyagé. Actuellement, ils sont en Côte d'Ivoire, après avoir passé onze ans en Centre Afrique, cinq ans au Cameroun, deux ans aux U.S.A. Ils sont baha'is tous les deux, mais ne m'ont imposé aucun enseignement de caractère religieux marqué. Par exemple, ils ne me faisaient pas réciter de prières baha'ies. Ils n'étaient pas très sévères. Ils me témoignaient plus de confiance que la plupart des parents de mes copains à leurs enfants. L'important pour eux était de montrer l'exemple; de m'inculquer quelques règles de vie comme le respect, l'amabilité, de bonnes manières, un savoir-vivre qui ne soit pas celui d'un voyou. J'ai vraiment eu une enfance très heureuse, dans une famille unie, et je crois que je n'ai jamais menti, parce que je n'en ai jamais éprouvé la nécessité.

Après, j'ai eu une période de révolte et d'anti-religion qui a duré deux ans. J'étais pensionnaire, tout seul, dans un lycée au nord de Boston. C'était vraiment très dur, parce que c'était un établissement privé, très sélectif, où tous les élèves étaient d'un haut niveau, mais en même temps on y connaissait tous les problèmes actuels: alcool, drogue, sexe. J'étais mis à part et je me sentais à part. Plus les études, ça faisait beaucoup.

Finalement, le calme est revenu dans ma tête, et je me suis déclaré baha'i. J'ai préparé un dossier de droit sur les relations internationales, avec l'arrière pensée de servir la foi baha'ie, parce que cet aspect du droit international est important pour notre cause et il va l'être aussi pour le monde entier, plus spécialement encore pour l'Europe, dans les années qui viennent.

Diplômé du lycée de haut niveau où j'ai achevé mes études secondaires, je pouvais m'inscrire dans huit universités américaines. Il n'y en avait que deux où j'avais envie d'aller, les autres ne m'attiraient pas. Mais dans les deux qui m'intéressaient, le dossier d'acceptation m'est arrivé trop tard pour les inscriptions de l'année. Je me suis retrouvé avec douze mois libres devant moi. J'ai éprouvé le besoin d'approfondir les écrits de Baha'u'llah, de faire, en quelque sorte, de cette année vide, une année sabbatique. J'ai proposé ma candidature, elle a été acceptée, et c'était exactement ce qu'il me fallait. Mes parents m'ont encouragé à partir, puisque je l'avais choisi. Je n'ai jamais été plus proche d'eux que depuis que je les ai quittés.

Lorsque mon service ici sera terminé, je retournerai aux Etats Unis pour continuer mes études à l'université, et me spécialiser en droit international, toujours dans l'optique de servir ma foi."


I) Debbe Simon, Américaine

(venue au Centre Mondial pour faire, pendant un an, un travail de bureau. A vécu en France. Très fine, mobile, souriante, avec de beaux cheveux châtains qui dansent en frange au-dessus de ses yeux.)

"Je suis née dans une famille bourgeoise, protestante et pratiquante, très comme il faut. Enfance sans histoire. Etudes sans histoires. Université où je me préparais au professorat d'anglais. Pour ma troisième année de faculté, je suis venue en France, à Aix en Provence. C' était en 1968. J'ai pris des positions politiques, j'ai participé à des manifestations d'étudiants. Cela ne changeait pas beaucoup de Berkeley qui était, à l'époque, en plein désordre. D'ailleurs, c'est bien à Berkeley que toute cette contestation étudiante avait commencé. Et puis il y avait la guerre du Viêt Nam, et j'avais un peu honte d'être américaine.

Peu après, j'ai quitté l'Université, et j'ai été prise par le mouvement Hippy. J'ai rejoint une communauté. J'y étais très heureuse. C'était le retour à la nature, scier le bois, faire le pain, aller chercher l'eau. J'étudiais les religions orientales, le yoga, nous avions des gourous. C'était le début d'une quête spirituelle qui rejetait les bases chrétiennes dans lesquelles je trouvais, alors, quelque chose de mort.

Puis une amie qui étudiait la foi baha'ie m'a emmenée à une réunion. Un vieux monsieur y parlait de prière et de méditation. La Révélation progressive m'a paru une évidence. Et la main de ce vieux monsieur, qui avait tenu la main d'Abdu'l-Baha a pris la mienne! J'ai commencé à lire les écrits baha'is et à profiter de ces livres. Après le noir, il me fallait des études spirituelles. La foi baha'ie, finalement, répondait à toutes mes questions, et j'ai décidé de m'engager. Je ne pouvais pas changer de vie tout de suite mais par exemple, avec une amie, j'ai observé le jeûne du calendrier baha'i. Toute la communauté me croyait folle. Il était temps de la quitter.

Evidemment, je n'avais pas un centime. Une famille baha'ie m'a en quelque sorte adoptée. Je suis retournée à l'université. J'ai changé de "look" pour la foi. J'avais déjà renoncé à la drogue. Mais les enseignements baha'is imposent aussi la décence. J'ai eu plus du mal à abandonner l'habitude de vivre nue, ou le plaisir des bains collectifs que pratiquaient alors toutes les communautés hippies, et bien d'autres américains.

J'ai achevé mes études. Puis, comme je parlais bien le français, l'assemblée baha'ie locale a souhaité m'envoyer en France. D'abord, j'ai obtenu une bourse. J'ai travaillé autour de Toulouse, ou je faisais des réunions d'information sur notre foi souvent le soir, dans les mairies des petits villages.

Enfin, comme j'étais professeur d'anglais, la faculté m'a proposé un poste d'enseignante et j'ai été nommée à Avignon où j'étais la seule baha'ie. J'ai beaucoup aimé la France. Les gens y sont parfois plus ouverts. J'y suis restée assez longtemps, et, pendant cinq ans, j'ai été élue à l'Assemblée nationale baha'ie. Ensuite, j'ai demandé au rectorat un congé sans solde d'une année; je suis arrivée ici pour servir en accomplissant un travail de bureau. Et j'ai rencontré mon mari, après douze ans de chaste célibat. Mais quand on voit les ravages des maladies sexuelles transmissibles, les couples qui se défont parce qu'ils ont démarré sur de mauvaises bases, on comprend les raisons de cette règle. De toute façon, ce que je faisais, je voulais le faire à fond. Si l'on n'est pas capable de se plier à ces contraintes pour respecter Dieu, c'est que l'on prend Dieu pour une plaisanterie. D'ailleurs, vous savez, le vieil homme que j'avais rencontré à la première réunion baha'ie, quand j'étais hippy, m'avait dit, en étudiant ma main: "vous auriez pu être religieuse."

Après mon mariage, avec un baha'i, il s'occupe de la restauration des bâtiments de Saint-Jean-d'Acre, j'ai encore travaillé deux ans, puis j'ai eu une petite fille, qui a deux ans maintenant. Et je me suis arrêtée de travailler pour m'occuper d'elle. Cela m'a fait un effet bizarre, j'avais toujours travaillé. Parfois, je me sentais frustrée de n'avoir plus une fonction professionnelle. Encore une fois, il a fallu que je change ma manière de voir. Cela m'a aussi permis de m'ouvrir un peu sur les israéliens. Pour des raisons que vous connaissez, il n'y a pas, en Israël, de baha'is israéliens, et notre communauté a très peu de contact avec la population locale. Nous vivons un peu. c'est vrai, en circuit fermé. Par le biais de ma petite fille, j'ai pu nouer des relations avec des mères israéliennes, et je l'apprécie beaucoup. Evidemment, nous ne parlons pas du tout de religion, mais il y a tant d'autres choses dont les femmes peuvent parler entre elles.

Savez-vous quelle est une des choses qui me frappe le plus dans la foi baha'ie? C'est que les prophéties des indiens d'Amérique, et je connais bien leur culture, ont été accomplies par Baha'u'llah."


J) Pascal Molineaux, 25 ans, suisse, jardinier

"Mon père est catholique et travaille à l'Office Mondial de la Santé. Ma mère est protestante. Cette différence entre eux est plutôt source d'échanges que de conflit: ils font partie tous les deux d'un groupe d'études bibliques et n'ont par ailleurs que peu de contacts avec les Eglises officielles.

J'ai eu une enfance très tranquille, avec une éducation plus ou moins catholique, j'allais au catéchisme, mais très libérale. On ne pourrait dire que la religion me tracassait. Quand même, j'avais 1u la Genèse.

A 17 ans, je suis parti aux Etats-Unis pour mes études universitaires, et j'ai préparé une maîtrise de développement rural et international. C'était la voie dans laquelle je voulais m'engager. J'étais conscient de l'importance de ce problème dans le monde actuel. Dans le cadre de ces études, je devais obligatoirement accomplir un stage dans un pays en voie de développement.

J'ai entendu parler d'un projet de développement rural dans le sud-ouest de la Colombie, près de Cali. J'ai su, après, que les baha'is en étaient les instigateurs. J'y suis allé, j'y suis resté deux mois, et j'ai noué des liens d'amitié avec les gens qui travaillaient sur le terrain. Avec l'un d'eux surtout. Il était baha'i. Son comportement m'étonnait. Je l'ai questionné, Il m'a un peu parlé de sa foi, et invité à un "coin de feu". C'est ainsi que les baha'is appellent des réunions plutôt informelles qui se tiennent chez l'un ou l'autre, où l'on discute très librement, souvent entre baha'is et non baha'is, de foi, de problèmes sociaux, etc. J'y suis allé et j'ai vraiment été intéressé. Je me suis fait prêter deux livres que j'ai lus.

J'ai été convaincu. En rentrant chez moi, je me suis déclaré baha'i, mais, au fond, je savais encore peu de choses sur la religion que je venais d'embrasser. Mes parents sont très ouverts. Il n'y a pas eu de difficultés avec eux. D'abord, ma mère m'a recommandé "fais attention aux sectes". Ensuite, quand elle a vu que la religion baha'ie n'avait rien d'une secte elle a été contente. Mon père, plus sceptique, a seulement dit "on verra". Depuis. tout va très bien avec ma famille où je suis le seul baha'i. On est seulement étonné quand on me voit refuser de boire un verre de vin même le jour du Nouvel An. J'explique pourquoi, mais chacun fait ce qu'il veut, un baha'i n'a pas le droit d'imposer son point de vue à autrui.

En décembre 86. j'ai soutenu ma thèse. Evidemment, elle avait pour sujet le projet de développement sur lequel j'avais été stagiaire en Colombie. Puis, j'ai dû faire mon service militaire. Mais j'étais objecteur de conscience. J'ai demandé la coopération. Cela m'a été refusé. Je me sentais coincé de tous les côtés. Finalement. j'ai servi comme infirmier A la fin de ce service, j'étais un peu déprimé. Je savais que j'avais besoin d'approfondir ma foi. Par l'intermédiaire de l'Assemblée Nationale des baha'is suisses, j'ai demandé à venir ici, et mon dossier de candidature a été accepté.

Je suis jardiner. Le jardinage ne m'est pas complètement étranger: j'ai un diplôme de botanique et de phytopathologie. Mais ce n'est pas toujours facile. Comme les volontaires baha'is ne sont pas assez nombreux pour entretenir les jardins, le centre emploie aussi quelques jardiniers arabes. Et les relations avec eux sont quelquefois un peu compliquées. J'essaie aussi de passer une partie de mon temps au bureau de développement, mais il est vrai que j'aurais espéré pouvoir y collaborer davantage.

Est-ce que j'ai trouvé ici ce que je cherchais? Vous savez, par rapport à ses idéaux, on éprouve toujours une certaine frustration. C'est un endroit assez difficile, où je suis un peu replié sur moi-même, bien que je me sois même fait des amis israéliens. Si près des Lieux saints, on ne peut en aucun cas se laisser aller. C'est dur entre soi et soi, entre soi et les autres. J'ai eu des moments de dépression. Je ne crois pas être le seul. Est-ce qu'il y a déjà eu ici des incidents, des gens qui ont craqué, qui sont partis où que l'on n'a pas gardés? Un, en tout cas, à ma connaissance. Un garçon qui est entré brusquement, pendant une réunion, dans la Salle du Conseil, celle où personne sauf ses membres n'a le droit d'entrer pendant les séances du travail, sous prétexte que la nourriture était trop mauvaise. Il a été prié de s'en aller. Moi, en tout cas, j'ai eu beaucoup d'aide, de tous les côtés.

Je partirai très changé. Je retournerai en Colombie, cette fois avec une offre d'emploi. Et puis un jour je me marierai, et j'aurai des enfants, Avec une jeune femme qui ne serait pas baha'ie? Pourquoi pas. Il y en a bien d'autres exemples."


K) Daniel Caillaud, 41 ans, français, dessinateur

"L'histoire de ma rencontre avec la foi baha'ie est une histoire singulière. Mes parents sont catholiques non pratiquants. La religion, ce n'était vraiment pas ce qui me tracassait. Nous vivions à Cholet, où j'étais apprenti dessinateur, et je passais mes vacances à Nice. Un jour, sur la promenade des Anglais, un homme m'arrête, me demande si j'ai un petit moment à lui accorder. Comme je n'avais rien à faire, je dis oui. Il commence à me parler de la foi baha'ie, dont je ne savais strictement rien, et me propose de venir le soir même à une réunion d'information.

Je trouvais ça vraiment bizarre, et même un peu inquiétant. Qu'est-ce que cette invitation cachait? Une secte? Par désoeuvrement, et aussi parce que j'ai toujours été très curieux, que j'aime découvrir, j'y suis allé. Visiblement, ça n'était pas un piège. J'ai écouté et rien compris. Mais les gens étaient très sympathiques, il y en avait de plusieurs nationalités, j'entendais parler toutes les langues. C'est inhabituel quand on vient de Cholet, et ça, ça m'a plu. Comme il y avait une réunion toutes les semaines, à cause de ce côté sympathique et international, j'y suis retourné. J'ai commencé à m'intéresser à cette religion.

J'ai acheté l'Essai sur le bahaisme, d'Hippolyte Dreyfus (Hippolyte Dreyfus, op cite) et un peu plus tard Les leçons de Saint-Jean-d'Acre (Abdu'l-Baha, Les leçons de Saint-Jean-d'Acre, P U F Paris, 5e édition 1982), des textes d'Abdu'l-Baha traduits du persan par le même Hippolyte Dreyfus. Je suis rentré à Cholet avec mes bouquins. et je me suis mis à les étudier. Tout ça était bien différent de l'idée que je me faisais de la religion. Au lieu de ne parler que du passé, ça offrait aussi une vision très intéressante de l'avenir. Ça avait un fondement logique et en même temps spirituel, mais avec les pieds sur terre. J'ai eu l'impression que cela pouvait donner un sens possible à ma vie. Le plus dur, c'était d'accepter Baha'u'llah comme nouveau prophète, un retour spirituel du Christ, puis de Mahomet. Un peu gros à avaler. Je me posais la question: vrai ou faux? Les Leçons de Saint Jean d'Acre m'ont convaincu que ça tenait debout.

Je suis retourné à Nice où j'ai de nouveau rencontré les baha'is. J'ai appris que l'homme qui m'avait arrêté la première fois sur la promenade des Anglais n'était pas baha'i, et, hésitant à franchir le pas, avait fait avec lui-même une sorte de pari: "si j'ose arrêter un inconnu, et le convaincre de venir ce soir à la réunion d'information, ce sera un signe". Il n'avait jamais fait cela auparavant. Il n'a jamais recommencé après. Avouez que c'est étrange.

Bref, après une période de maturation dont je dois dire qu'elle était surtout basée sur le sentiment. j'ai fini par accepter la foi. J'avais tout à fait conscience de ce que je faisais, mais j'étais tout aussi conscient de ne rien connaître. Peu importait. puisque j'avais le temps pour apprendre. J'avais 20 ans. J'ai décidé de partir pour le Canada et, quatre mois plus tard, j'ai rejoint là-bas une communauté baha'ie, près d'Ottawa. J'y suis resté deux ans. Ensuite, j'ai été pionnier en Nouvelle Calédonie. Je travaillais dans un campement minier. Un travail plutôt dur. Puis j'ai passé 14 ans en Guadeloupe, à Pointe à Pitre, dans une communauté assez récente, composée à 98 % de guadeloupéens de couleur. Les blancs ont très peu de contacts avec eux, et ne sont pas faciles à contacter eux-mêmes.

Enfin, je suis ici, où j'exerce mon métier de dessinateur, depuis deux ans et demi.

Les règles d'hygiène de vie baha'ies ne me pèsent pas. Ni tabac ni vin, ce n'était pas un problème. La chasteté non plus. Vous savez, je venais de Cholet, c'est une région encore très puritaine. De toute façon, le fait d'obéir est important: c'est un test. Le plus difficile, ça a été l'obligation de prier. Chez les catholiques, la prière est souvent mécanique. Je me suis rendu compte que moi aussi je priais mécaniquement. Alors j'ai arrêté, à cause de ce phénomène d'automatisme. La méditation, c'était aussi très nouveau pour moi, je n'y étais pas préparé. Tout cela à été lent et difficile. Voilà maintenant plus de vingt ans que j'approfondis ma foi. Je ne sais pas encore où j'irai en partant d'ici, mais je continuerai."

Ces récits seraient incomplets si nous n'y ajoutions le témoignage de baha'is iraniens, plus âgés que la plupart de nos interlocuteurs, et qui ont, si l'on peut dire, trouvé leur foi dans leur berceau. Tel est le cas de Faizi Misbah et d'Abdu'llah Misbah, deux frères à la grande ressemblance. Tous deux se consacrent au service de recherche des écrits baha'is. Ils comptent cinq générations de baha'is du côté de leur père, et trois du côté de leur mère. Leurs parents se sont rencontrés à Téhéran, où ils se sont mariés, sans posséder un sou, dans une période où pour les baha'is iraniens les temps étaient rudes, ce qu'ils n'ont hélas pas cessé d'être aujourd'hui. "Réunies, sourit Faizi Misbah, nos familles maternelle et paternelle doivent bien compter quatre ou cinq cents baha'is qui ont été dispersés. Ce sont celles des premiers convertis, qui ont connu le Bab ou Baha'u'llah.

Néanmoins, on ne naît pas baha'i. Il faut le devenir en connaissance de cause, par une libre acceptation d'adulte." Les frères Misbah se sont donc déclarés baha'is. Faizi a épousé Suzanne, qui est Belge, et raconte: "Mes parents étaient anticléricaux. De n'avoir eu aucune éducation religieuse rend les choses à la fois plus faciles on n'a pas de préjugés, mais en même temps plus difficiles, car croire en Dieu ce n'est pas si évident. Je suis venue à Dieu par un double chemin, d'un côté la contemplation de la nature, de la beauté, de l'autre le malheur, la guerre, la mort de mon père. Tout cela constitue une expérience qui n'est pas transmissible.

Finalement, je savais que Dieu existait, mais lequel? J'avais des amis américains qui étaient baha'is. J'ai compris leur foi et je le suis devenue à mon tour. Il m'a fallu un certain temps pour percevoir le sens de la prière et de la méditation. Prier ou méditer, c'est résoudre ses problèmes. Au fond, la prière est un état d'esprit dans lequel on vit. A part cela. il n'a jamais été question pour moi de me replier sur un univers complètement baha'i, j'ai conservé tous mes amis, qu'ils aient ou non une confession. Quant à ma mère, avec laquelle j'ai eu des échanges très profonds, il s'est passé une chose assez singulière: elle est en quelque sorte devenue ma fille spirituelle. La foi baha'ie, est semblable à l'eau de la mer... On ne peut la boire toute entière, mais il suffit d'en boire une goutte pour savoir qu'elle est salée."

Faizi Misbah parle du cheminement de sa religion, proclamée en public dès le premier jour, sans la moindre clandestinité, et tellement persécutée. "Mes origines familiales et le travail de recherches que je mène ici me permettent d'en suivre les étapes. Comment elle est passée de bouche à oreille. Comment elle a touché l'Europe et l'Amérique grâce aux voyages d'Abdu'l-Baha. Pour la première fois, avec des témoignages de première main, des écrits qui n'ont pu être déformés, interprétés, comme c'est le cas pour des Fois millénaires, on peut étudier comment naît une religion, comment se manifestent les opposants, les pharisiens... un véritable laboratoire."

Son frère Abdu'llah est devenu professeur de mathématiques. Il a vécu en Iran, puis au Maroc, dans des périodes difficiles où sa foi faisait l'objet de persécutions. Depuis vingt ans, il se consacre lui aussi au service de recherche du Centre Mondial. Mais, bien qu'il fasse partie des aînés, il envisage de repartir encore enseigner sa religion: "Je suis prêt à aller n'importe où. Le moment est venu de délivrer le message, pour contribuer à adoucir un monde que ravagent les catastrophes et les guerres."

Il faudrait encore que nous rapportions quelques récits recueillis en France, ce médecin israélien, devenu baha'i par les hasards d'une rencontre alors qu'il faisait ses études de médecine en Italie, cette bourguignonne qui découvrit sa foi à travers un étudiant en médecine iranien, dans le cadre de l'hôpital où elle enseignait la kinésithérapie. Nous avons choisi de clore cette galerie de portraits avec deux témoins partis d'origines radicalement différentes pour aboutir à une réflexion identique, notamment sur le bien-fondé des préceptes et des interdits de leur foi.


L) Pierre S, 47 ans, actuellement relieur

"Après avoir passé quelques années dans un pensionnat catholique qui m'avait dégoûté de toute religion, j'étais devenu, pour simplifier, un gauchiste anticlérical. Travaillant dans la marine marchande, j'ai rencontré la foi baha'ie en visitant, au cours d'une escale à Chicago, la Maison d'adoration baha'ie d'Amérique du Nord, qui est située au nord de cette ville. La beauté et la majesté du bâtiment sont impressionnantes, mais ce qui me frappa en parlant avec les baha'is rencontrés c'est que leur religion était récente, parlait de l'avenir de l'homme et de la société, et interdisait la prêtrise sous toutes ses formes. Que voulez-vous, parfois, même les préjugés ridicules permettent de progresser.

J'ai mis longtemps avant de me déclarer. J'ai tout lu, en français d'abord, puis en anglais, étant venu m'installer aux Etats-Unis. Mon approche a été intellectuelle. J'avais une question, un doute, et en lisant un texte de Baha'u'llah ou d'Abdu'l-Baha je découvrais une réponse qui me convenait. Peu à peu, je n'avais plus de questions, et, ayant tout lu, j'avais une décision à prendre: j'ai demandé à devenir baha'i. Chez moi, ce fut d'abord la tête, le coeur vint ensuite, je dois comprendre avant tout, ou comprendre pourquoi je ne comprends pas. Mais je connais beaucoup de baha'is dont le cheminement fut différent.

M'a-t-il été difficile d'accepter les lois baha'is?

Franchement, non. Tout d'abord parce que ce ne sont pas des interdits, au sens primaire du terme. Je m'explique. Dans le domaine physique, rien ne vous interdit de sauter par la fenêtre du troisième étage, mais vous savez que c'est dangereux et que vous encourez une "punition": par exemple vous casser les jambes. Nous possédons tous le sens du toucher, ce qui est une chance, car en approchant la main d'un poêle rougeoyant, nous sentons la douleur avant de nous brûler. Certains malades n'ont pas ce sens, ils ne souffrent pas, et la vie leur est très difficile car ils se blessent sans le savoir. Je vois les lois baha'ies de la même manière.

Les lois spirituelles étant plus subtiles que les lois physiques, il faut les réactualiser et les adapter en quelque sorte aux besoins des différentes époques. Seul un Messager divin peut faire cela. Regardez, même le Christ. qui a assez peu parlé de lois, a d'une part relativisé la loi du Chabbat et d'autre part annulé la loi du divorce, que Mahomet a rétablie plus tard, la situation ayant changé. Les lois que Dieu nous donne sont pour notre progrès et notre bonheur, tout comme les lois que la mère donne à son enfant: ne joue pas dans la rue. Cela dit, que l'un ou l'autre ait du mal à appliquer une loi particulière dans une circonstance donnée, c'est de l'anecdote et ce qui est très important, c'est une affaire entre lui et Dieu. A propos des lois et de leurs applications, laissez-moi vous citer deux passages des Ecrits de Baha'u'llah:

"Ne croyez pas que nous vous ayons révélé un simple code de loi, plus exactement c'est le vin de choix que, avec les doigts de la force et du pouvoir, nous avons décacheté. De ceci porte témoignage ce qu'a dévoilé la plume de révélation. Méditez cela, ô homme à la vue pénétrante", et encore ceci:

"En vérité, les lois de Dieu sont comme l'océan, et les enfants des hommes sont comme des poissons, si seulement ils le savaient. Toutefois, en s'y conformant, il faut user de tact et de sagesse... Puisque la plupart des hommes sont faibles et se trouvent bien loin du dessein de Dieu, il faut donc en toutes circonstances faire preuve de tact et de prudence afin que rien ne parvienne à jeter le trouble et la dissension ni à soulever les récriminations des négligents. En vérité sa générosité à transcendé tout l'univers et ses bienfaits ont comblé tout ce qui se trouve sur terre. Il faut guider l'humanité vers l'océan de la vraie compréhension dans un esprit d'amour et de tolérance."

Il faut considérer toutes les lois baha'ies de ce point de vue. Cela dit, si vous trouvez qu'un code de conduite est difficile à tenir, je vous répondrai que la société actuelle peut difficilement se caractériser par le mot bonheur .. On peut faire ce qu'on veut, comme on veut, quand on veut, et on tourne en rond en ne cherchant qu'a adorer la fortune, le succès, le pouvoir. Cela ne mène pas loin. Alors qu'en profitant de tout ce que Dieu a créé, sans s'y attacher, on peut acquérir un bonheur intérieur qui se manifeste par une bonne humeur et un respect des autres. Je ne dis pas que tous les baha'is "y sont beaux y sont gentils", je dis que lorsqu'un baha'i applique, du mieux qu'il peut, les recommandations contenues dans les Ecrits, il est heureux car uni, intérieurement. Je n'ai pas la sensation de vivre entouré d'interdits et de tabous, mais celle de vivre pleinement. Et pour en terminer avec ces histoires d'interdits, les lois les plus difficiles ne sont pas forcément celles que l'on croit. Je vous assure qu'il est difficile de ne jamais dire de mal des autres ou d'en écouter, et pourtant, Baha'u'llah l'affirme, c'est un des plus grands maux de l'humanité, à éviter absolument


M) Mohammad B, algérien, cadre administratif vivant actuellement en France

(Fait écho à Pierre S.)

"Je suis né dans le sud algérien, dans une famille musulmane très pieuse et orthodoxe, de celles qui font partie des "gardiens de la foi". J'ai été élevé dans le strict respect de la foi musulmane. A deux ans, je fréquentais déjà l'école coranique. Quand j'étais tout enfant, le matin, il arrivait parfois que j'aille à la mosquée pour y prier avant même que mon père arrive. Puis, je suis allé poursuivre mes études à Oran. Un jour de fête, c'était l'Aid el Seghir la Fête du mouton, je vais me promener dans le ville avec mon cousin. C'est comme ça les jours de fête, on va chez les uns, chez les autres, on offre des gâteaux et du thé. Pas très loin de chez moi, nous rencontrons un parent de ma mère, que je n'avais pas vu depuis longtemps. Il ignorait même que j'étais à Oran. Il nous invite à venir chez lui. Nous avions déjà mangé beaucoup de gâteaux et bu beaucoup de thé, mais, bien sûr, nous le suivons. Nous nous installons. Nous échangeons des nouvelles avec toute sa famille. Nous bavardons.

Et je ne sais pas pourquoi, tout à coup, la certitude me vient qu'il n'a pas célébré normalement l'Aïd el Seghir. Alors je l'interroge: "As-tu des soucis, une contrariété quelconque? Non, aucun, pourquoi? Il me semble que tu n'as pas célébré la Fête. Où vois-tu cela. Si, j'ai célébré la Fête. Je crois que tu n'as pas tué le mouton. Je n'ai pas tué le mouton, mais ce n'est pas obligatoire de le faire". Je sentais qu'il y avait quelque chose de pas normal. Il essayait de détourner la conversation. Je n'arrêtais pas de revenir sur ce sujet: "tu ne fêtes pas l'Aid el Seghir, dis-moi pourquoi". Alors il a fini par m'expliquer qu'il avait une nouvelle religion.

J'étais sidéré. Evidemment, j'ai commencé à le questionner. Il a répondu à mes questions. Immédiatement, mon cousin et moi, ça nous a intéressés. Nous nous sommes procuré des livres. Pendant un mois, pratiquement, nous n'avons fait que les étudier. Je crois que ce mois a compté double, triple. Sûrement le mois le plus intense de ma vie. Et finalement, mon cousin et moi, nous nous sommes déclarés baha'is. Quand je suis rentré à la maison, et que j'ai annoncé cela à mon père, d'abord, il ne m'a pas pris au sérieux. Il a d'abord pensé qu'il s'agissait d'une secte musulmane... vous savez, il y en a pas mal. Je lui ai expliqué qu'il ne s'agissait pas d'une secte, mais d'une vraie religion, non musulmane. Il a pensé que cela me passerait. Puis il y a eu la période du Ramadan. J'ai refusé de jeûner. J'aurai très bien pu me passer de boire et de manger du lever au coucher du soleil simplement pour ne pas le contrarier, mais c'était pour moi une question de principe.

Et là, ça a vraiment été terrible. Il est allé consulter l'ouléma, qui lui a dit que j'étais perdu, que c'était une abomination, que la religion baha'ie devait être combattue. J'ai déclaré que j'étais prêt à aller discuter à la mosquée. Je ne savais pas encore beaucoup de choses sur ma nouvelle religion, mais je sentais que j'aurais les arguments nécessaires pour tenir tête à un docteur de l'Islam. Finalement, il n'a pas voulu me voir. J'ai tenu. Les rapports avec mon père étaient difficiles. Il était désolé, et moi désolé de tant le contrarier. Mais il le fallait bien. Ma petite soeur allait en cachette acheter le lait pour mon petit déjeuner. Avec mes autres frères et soeurs, elle surveillait la porte, tant ma famille craignait que les voisins apprennent ma conduite. Un peu après, c'était les dix-neuf jours de jeûne prescrit par Baha'u'llah. Evidemment, je l'ai suivi. Et mon petit frère qui avait huit ans a jeûné avec moi, par solidarité. Là, vraiment, ma famille n'a plus rien compris.

Puis, peu à peu, mon père a accepté. Au Ramadan suivant, il m'a lui même acheté le lait pour mon petit déjeuner. Il accepte maintenant ma foi comme je respecte la sienne. J'ai terminé mes études, je suis entré dans la vie active et je suis resté baha'i. Plus les années passent, plus je suis convaincu que je devais le devenir."


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