La perle 
  inestimable 
   Par Ruhiyyih Rabbani 
   
  
    
      
  
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  Chapitre 1. L'enfance et l'adolescence de Shoghi Effendi 
  
   Le salut et la louange, la bénédiction 
  et la gloire sur cette première branche de l'Arbre divin et sacré, cette branche 
  bénie, tendre, verdoyante, jaillissant des deux Saints Arbres Jumeaux; sur la 
  plus merveilleuses l'unique et l'inestimable perle qui étincelle d'entre les 
  flots houleux des deux Mers jumelles.
  
  Tel un éclair de soleil entre les nuages, ces paroles fendirent les ténèbres 
  de ces années dangereuses et illuminèrent un petit garçon, le petit-fils d'un 
  prisonnier du sultan de Turquie, vivant dans la cité prison d'Akka de la province 
  turque de Syrie. Elles furent écrites par Abdu'l-Baha dans la première partie 
  de son Testament et concernaient l'aîné de ses petits-enfants, Shoghi Effendi.
  
  Quoique déjà choisi comme successeur de son grand père, l'enfant et la foule 
  croissante des adeptes de Baha'u'llah, ignorèrent le fait. En Orient, le principe 
  de la succession linéale est fort bien compris et accepté comme le cours normal 
  des événements. Et, on espérait, sans doute, qu'Abdu'l-Baha a l'instar de Baha'u'llah, 
  démontrerait la validité de ce mystérieux et grand principe de primogéniture. 
  Un croyant persan, bien avant l'ascension du Maître, avait demandé si, après 
  son décès, il y avait une personne vers laquelle tous devraient se tourner. 
  En réponse 'Abdu'l-Baha avait écrit: "... Sache, en vérité, que c'est un secret 
  bien gardé. Il est comme une perle scellée dans sa coquille. Sa révélation est 
  prédestinée. Le temps viendra où sa lumière apparaîtra, ses preuves seront manifestes 
  et ses secrets dévoilés."
  
  Le journal du Dr. Yunis Khan nous éclaire davantage sur ce sujet. En 1897, cet 
  ami passa trois mois a 'Akka avec 'Abdu'l-Baha. Il y retourna, en 1900, pour 
  un séjour de plusieurs années. Il ressort de ce journal que, probablement a 
  la suite de nouvelles parvenues en Occident concernant la naissance d'un petit-fils 
  au Maître, une voyante américaine avait écrit qu'il est dit dans la Bible qu'après 
  'Abdu'l-Baha "un petit enfant les conduira" (Esd, 11,6). S'agit-il, réellement 
  d'un enfant, d'un enfant déjà né? En réponse 'Abdu'l-Baha avait révélé la tablette 
  suivante:
  
  "0 Servante de Dieu!
  
  En vérité cet enfant est né et vit,- des choses merveilleuses apparaîtront de 
  lui, que tu entendras dans l'avenir. Tu le verras doté de la plus parfaite apparence, 
  d'une capacité suprême, d'une perfection absolue, d'un pouvoir illimité et d'une 
  puissance inégalée. Sa face brillera d'un tel éclat qu'elle illuminera tous 
  les horizons du monde. N'oublie donc pas cela tant que tu vivras car les âges 
  et les siècles porteront sa marque.
  
  Sur toi salutation et louange
  'Abdu'l-Baha 'Abbas"
  
  Yunis Khan reçut une lettre d'Amérique au moment où les plus épais nuages soulevés 
  par les briseurs du Covenant entouraient 'Abdu'l-Baha. Il ignorait complètement 
  l'origine de la question que posait cet ami. Il affirme dans son journal que 
  ce ne fut que de nombreuses années plus tard qu'il apprit l'existence de cette 
  Tablette. Il peut sembler surprenant qu'une si importante Tablette ne fût pas 
  connue en Orient. Nous devons cependant nous rappeler qu'a cette époque il n'y 
  avait pratiquement aucun contact entre les baha'is d'Orient et d'Occident. Les 
  Tablettes circulaient parmi les amis américains oralement ou par copie manuscrite. 
  
  
  Yunis Khan raconte: 
  
  " 'Abdu'l-Baha marchait devant le Khan (la maison qu'habitaient les pèlerins 
  pendant leur séjour a 'Akka); je m'approchai et lui dis: "quelqu'un m'a écrit 
  d'Amérique et nous avons appris que le Maître a déclaré: celui dont l'apparition 
  me suivra est né récemment et il vit. Si cela est, nous avons notre réponse, 
  sinon ... ?" Un instant après 'Abdu'l-Baha affirma, avec une mine significative 
  et pleine d'exaltation secrète: "Oui, cela est vrai". Je me réjouis de cette 
  bonne nouvelle. J'eus la certitude que les briseurs du Covenant échoueraient, 
  que la Cause de Dieu triompherait et que le monde deviendrait le reflet du paradis. 
  Cependant, il m'était difficile de comprendre le mot "apparition". L'acception 
  baha'ie du terme laissait subsister un mystère dans mon esprit je demandai donc. 
  "cela veut-il dire une révélation?" M'aurait-il répondu "oui" ou non" d'autre 
  complications auraient surgi et d'autres questions auraient été soulevées. Sa 
  réponse fut heureusement concluante: "le triomphe de la Cause de Dieu est entre 
  ses mains!" 
  
  Yunis Khan poursuit qu'il écrivit cette réponse au croyant américain mais qu'il 
  ne la communique a personne d'autre pendant plusieurs années. Il se refusa même 
  d'y penser, d'en tirer des conclusions ou de demander si l'enfant vivait a 'Akka 
  ou ailleurs. Il explique cette attitude réservée par les paroles de dans le 
  livre de son Covenant: "tous les yeux doivent se concentrer sur le Centre du 
  Covenant ('Abdu'l-Baha)"; et, par les défections, les machinations et les méchancetés 
  qui, pendant deux générations, troublèrent la famille de la Manifestation de 
  Dieu.
  
  Yunis Khan décrit, dans une autre partie de son journal, son premier regard 
  sur l'aîné des petits-enfants du Maître: "Les occupants de la Maison des Pèlerins 
  prièrent Afnan (le père de Shoghi Effendi) pendant plusieurs jours afin de voir 
  l'enfant. Un jour, sans que personne ne s'y attende, ce bébé de quatre mois 
  fut amené dans le biruni (la salle de réception du Maître). 
  
  Les croyants s'approchèrent de lui avec joie. J'en fis autant, tout en me disant: 
  regarde-le comme un simple enfant baha'i. Cependant, je ne pus me contrôler. 
  Une force intérieure m'obligea a m'incliner devant lui. Je fus pendant un instant 
  séduit par la beauté de ce nourrisson. J'embrassais ses doux cheveux et sentis 
  un tel pouvoir en lui que je ne puis l'exprimer. Je peux simplement dire qu'il 
  ressemblait au bébé que la Sainte Vierge tient dans ses bras. Plusieurs jours 
  durant, le visage de cet enfant fut devant moi et puis, petit a petit, je l'oubliai. 
  Ces mêmes sensations, je les ressentis deux autres fois: alors qu'il avait neuf 
  ans et quand il en eut onze.
  
  Yunis Khan rapporte encore qu'ayant observé les preuves évidentes de la grande 
  spiritualité et du caractère unique de Shoghi Effendi dans sa tendre enfance, 
  il ne put se taire davantage et confia a un croyant ancien et fidèle les paroles 
  mémorables d'Abdu'l-Baha concernant un enfant dans les mains duquel reposait 
  le triomphe de la Cause de Dieu.
  
  Malgré ce qui précède, le fait demeure qu'aucune personne dans le monde baha'i, 
  jusqu'à l'ascension du Maître, jusqu'à ce que son Testament fut trouvé dans 
  son coffre, ouvert et lu, personne ne sut que Shoghi Effendi était cette perle 
  unique. 'Abdu'l-Baha laissait derrière lui une perle si magnifique et unique 
  que personne ne le comprit réellement jusqu'à son retour vers les Mers qui l'avaient 
  engendrée, en novembre 1957.
  
  Shoghi Effendi est né le 27 Ramadan 1314 selon le calendrier musulman. C'était 
  le dimanche 1er mars 1897 du calendrier grégorien. Ces dates ont été trouvées 
  dans un des carnets de notes de Shoghi Effendi enfant. Il était l'aîné des petits-enfants, 
  le premier des petits-fils d'Abdu'l-Baha. Sa mère, Diya'iyyih Khanum, était 
  la fille aînée du Maître; son père, Mirza Hadi Shirazi, un des Afnans de la 
  parenté du Bab. 'Abdu'l-Baha l'appelait toujours Shoghi Effendi. En réalité, 
  il avait donné des instructions pour qu'on ajoute toujours le mot Effendi: même 
  son père devait l'appeler de cette manière et non simplement "Shoghi". Effendi 
  signifie "Monsieur" et est ajouté au nom par respect. Pour les mêmes raisons 
  le mot "Khanum" qui signifie "Madame" est ajouté au nom des femmes.
  
  A la naissance de Shoghi Effendi, 'Abdu'l-Baha et sa famille étaient prisonniers 
  du sultan de Turquie, 'Abdu'l-Hamid. Ce ne fut qu'en 1908, lors de la révolution 
  Jeunes Turcs et la libération des prisonniers politiques qui en résulta, qu'ils 
  furent libérés d'un exil et d'une captivité qui, du moins pour 'Abdu'l-Baha 
  et sa soeur, avaient duré plus de 40 ans. En 1897, ils vivaient tous dans une 
  maison connue comme étant celle d'Abdu'llah Pacha. Elle était a un jet de pierre 
  de la grande caserne militaire turque où Baha'u'llah, 'Abdu'l-Baha et les croyants 
  qui les accompagnaient, avaient été incarcérés lorsqu'ils débarquèrent en 1868. 
  C'est dans cette maison que le premier groupe de pèlerins occidentaux rendit 
  visite a 'Abdu'l-Baha pendant l'hiver 1898-99 ainsi que de nombreux autres par 
  la suite. Ils venaient de Haifa, le long de la plage, dans une voiture tirée 
  par trois chevaux, entraient a l'intérieur des murs fortifiés de la cité-prison 
  et étaient accueillis comme ses invités, dans cette maison, pendant quelques 
  jours.
  
  'Abdu'l-Baha ne quitta cette demeure que pour résider librement a Haifa qui 
  est a environ 19 Km. de l'autre côté de la baie d'Akka. On entrait ici par un 
  passage qui traversait l'édifice et débouchait sur un jardin clos où poussaient 
  des fleurs, des arbres fruitiers et quelques hauts palmiers. Dans un angle, 
  un long escalier montait a l'étage finissant sur une cour a découvert sur laquelle 
  s'ouvraient les différentes pièces et débouchait un couloir menant aux chambres.
  
  Pour saisir, un tant soit peu, ce qu'Abdu'l-Baha, âgé alors de cinquante trois 
  ans, ressentit a la naissance de son premier petit-fils, l'on doit se rappeler 
  qu'Il avait déjà perdu plusieurs fils. Husayn, le plus aimé, le plus parfait, 
  mourut quand il avait quelques années seulement.
  
  Trois des quartes filles d'Abdu'l-Baha lui donneront treize petits-enfants; 
  mais c'est l'aîné qui devait confirmer l'adage "l'enfant est l'essence secrète 
  de son père". Dans son cas, il ne s'agissait pas de l'héritage de son propre 
  père; il était né des Prophètes de Dieu et avait hérité de la noblesse de son 
  grand-père, 'Abdu'l-Baha. La profondeur des sentiments d'Abdu'l-Baha, a cette 
  époque se révèle dans ses propres paroles où il mentionne clairement que le 
  nom de Shoghi (littéralement celui qui aspire) lui a été conféré par Dieu:
  
  " ... 0 Dieu! c'est une branche de l'arbre de ta miséricorde. Par ta grâce 
  et ta libéralité rends-le a même de grandir et par les ondées de ta générosité 
  permets-lui de devenir une branche verdoyante, florissante, pleine de promesses 
  et de fruits.
  Réjouis les yeux de ses parents, Toi qui donnes ce que Tu veux a qui Tu veux, 
  Toi qui lui as octroyé le nom de Shoghi afin qu'il aspire a ton royaume et s'élève 
  au domaine de l'invisible."
  
  Par des signes qu'il montra dans sa plus tendre enfance et par son caractère 
  unique, Shoghi Effendi s'enracina dans le coeur d'Abdu'l-Baha. Nous avons vraiment 
  la chance de posséder le récit d'Ella Goodal Cooper, une des premières croyantes 
  occidentales, sur la rencontre dont elle fut témoin entre 'Abdu'l-Baha et Shoghi 
  Effendi lors de son pèlerinage au mois de mars 1899, dans la maison d'Abdu'llah 
  Pacha:
  
  "Un jour... J'avais rejoint les dames de la famille dans la chambre de la 
  Plus Sainte Feuille pour le premier thé du matin. Le bien-aimé Maître était 
  assis sur le coin préféré de son divan; par la fenêtre a sa droite, il pouvait 
  regarder pardessus les remparts et voir le bleu de la Méditerranée. Il était 
  occupé a écrire des Tablettes, et la paix tranquille de la pièce n'était troublée 
  que par le bouillonnement du samovar, alors qu'une des jeunes servantes, assise 
  a même le plancher préparait le thé.
  
  A ce moment, le Maître leva le regard de ses écrits et avec un sourire demanda 
  a Ziyyih Khanum de chanter une prière. Alors qu'elle terminait, une petite figure 
  apparut dans l'embrasure de la porte ouverte, directement opposée a 'Abdu'l-Baha. 
  Ayant quitté ses souliers, l'enfant entra dans la pièce les yeux fixés sur le 
  visage du Maître. 'Abdu'l-Baha tourna vers lui un regard empreint d'une telle 
  affectueuse bienvenue qu'il semblait faire signe au petit de l'approcher.
  
  Shoghi, ce beau petit garçon, avec son exquise face en camée et ses yeux noirs 
  si expressifs, marcha lentement vers le divan, le Maître l'attirant comme par 
  un fil invisible. Il s'arrêta juste devant lui. Il attendit un moment. 'Abdu'l-Baha 
  ne s'offrit pas a l'embrasser, mais resta assis complètement silencieux, inclinant 
  seulement deux ou trois fois la tête, lentement et d'une manière impressionnante 
  comme s'il lui disait: Tu vois? Ce lien qui nous unit n'est pas seulement celui 
  physique d'un grand-père mais quelque chose de plus profond et de plus important. 
  
  
  Pendant que nous observions tout en retenant notre souffle pour voir ce qu'il 
  ferait, le petit garçon se pencha et prenant un pan de la robe d'Abdu'l-Baha, 
  il le porta avec révérence a son front, l'embrassa et le reposa gentiment sans 
  quitter des yeux la face adorée du Maître. L'instant d'après, il se retourna 
  et détala a toutes jambes pour jouer comme tout autre enfant... A ce moment 
  il était seulement le petit-fils d'Abdu'l-Baha... mais naturellement a ce titre, 
  il présentait un grand intérêt pour les pèlerins."
  
  Comme le grand-père a dû lutter fortement pour contenir son amour pour cet enfant. 
  La moindre flamme de cet amour mettait en danger la vie de l'enfant: les ennemis 
  haineux et envieux d'Abdu'l-Baha étaient toujours a l'affût d'un talon d'Achille 
  pour l'abattre. Souvent, quand Shoghi Effendi me parlait du passé et d'Abdu'l-Baha 
  je sentais non seulement a quel point son amour pour le Maître était ardent 
  et illimité mais aussi qu'il avait compris qu'Abdu'l-Baha freinait et voilait 
  la passion de son amour afin de le protéger et de sauvegarder la Cause de Dieu.
  
  Shoghi Effendi était un enfant petit, sensible, intensément actif et espiègle. 
  Les premières années, il n'était pas bien fort et sa mère s'inquiétait souvent 
  pour sa santé. Plus tard, il eut une constitution de fer qui, conjuguée a une 
  force de caractère et une puissance de volonté phénoménales, le rendirent a 
  même de surmonter tous les obstacles. 
  
  Les premières photographies que nous possédons de son enfance montrent une petite 
  face pointue, d'immenses yeux et un menton ferme et joliment taillé ce qui lui 
  donnait une figure légèrement allongée en forme de coeur. Déjà, ces premières 
  images dévoilent de la tristesse, de la mélancolie, une troublante prédilection 
  pour la souffrance. C'est comme une ombre sur un mur, l'ombre d'un enfant grossie 
  a la stature d'un homme. D'ossature fine (même a l'état adulte), moins grand 
  que son grand-père, Shoghi Effendi ressemblait physiquement davantage a son 
  arrière grand-père, Baha'u'llah. Il m'a dit lui-même que la soeur d'Abdu'l-Baha, 
  la Plus Sainte Feuille, prenait quelquefois ses mains dans les siennes et disait: 
  "elles ressemblent aux mains de mon père." 
  
  C'était, ce que j'appelle des mains d'intellectuel, plus carrées que longues, 
  fortes, nerveuses, les veines apparentes, très expressives dans leurs gestes, 
  très assurées dans leurs mouvements. Amélia Collins qui vécut a Haifa pendant 
  de nombreuses années disait toujours que d'après elle toutes les souffrances 
  de la vie du Gardien se reflétaient dans ses mains. Ses yeux étaient de cette 
  couleur noisette trompeuse et paraissaient tantôt bruns tantôt bleus a ceux 
  qui n'avaient pas l'occasion de les voir aussi souvent que moi. En réalité, 
  ils étaient d'un noisette pâle qui viraient parfois en un gris chaud et lumineux. 
  
  
  Je n'ai jamais vu un visage et des yeux aussi expressifs que ceux du Gardien. 
  Le moindre nuage, dans les sentiments ou la pensée, se reflétait sur son visage 
  comme la lumière et l'ombre se reflètent dans l'eau. Quand il était heureux 
  et enthousiaste, il avait l'habitude d'ouvrir tout grand ses yeux, laissant 
  voir la partie supérieure de l'iris, ce qui me faisait toujours penser a deux 
  soleils magnifiques se levant au-dessus de l'horizon, tellement leur expression 
  était brillante et étincelante. L'indignation, la colère et la tristesse pouvaient 
  également s'y lire. Hélas, il eut des motifs de les montrer dans sa vie assaillie 
  de problèmes et de tristesses. Ses pieds étaient aussi beaux que ses mains, 
  petits comme elles, très cambrés, donnant cette impression de force.
  
  Il peut sembler irrespectueux de dire que le Gardien était un enfant espiègle. 
  Il m'a dit lui-même qu'il était le meneur reconnu de tous les enfants. Plein 
  d'esprit, faisant des bulles, enthousiaste et audacieux, rieur et vif, le petit 
  garçon montrait la voie de mille tours. Derrière chaque histoire, on trouvait 
  Shoghi Effendi! Cette grande énergie était souvent une source d'anxiété comme 
  lorsqu'il se précipitait a monter ou a descendre le long escalier a hautes marches 
  menant a l'étage supérieur de la maison, a la grande consternation des pèlerins 
  attendant le Maître. L'exubérance de l'enfant était irrépressible. C'était la 
  même force qui fit de Shoghi Effendi ce Commandant en Chef de l'armée de Baha'u'llah, 
  infatigable, inflexible, remportant victoire après victoire et qui mena réellement 
  cette armée a la conquête spirituelle du globe entier. 
  
  Nous avons un témoin digne de foi sur cet aspect du Gardien, 'Abdu'l-Baha lui-même 
  qui a écrit sur une enveloppe usagée cette courte phrase: "Shoghi Effendi est 
  un homme sage, mais il court trop". Il ne faut toutefois pas croire qui Shoghi 
  Effendi était impoli.
  
  En Orient, les enfants, et a plus forte raison les enfants d'Abdu'l-Baha, apprennent 
  la courtoisie et la Politesse dès le berceau. La famille de Baha'u'llah descendait 
  des rois; et, les traditions familiales seules, sans parler de ses divins enseignements 
  qui enjoignent la courtoisie, assuraient cette noble conduite et politesse qui 
  distinguaient Shoghi Effendi depuis son enfance.
  
  Dans l'enfance de Shoghi Effendi, il était d'usage de se lever a l'aube et de 
  consacrer la première heure de la journée a prier dans la chambre du Maître 
  où toute la famille prenait son petit déjeuner. Les enfants s'asseyaient a même 
  le plancher, les jambes repliées sous eux, les bras croisés sur la poitrine, 
  avec beaucoup de respect. Ils chantaient des prières pour 'Abdu'l-Baha quand 
  on le leur demandait. Il n'y avait ni bruit ni conduite inconvenante. Le petit 
  déjeuner se composait de thé, préparé sur un samovar russe en bronze et servi 
  dans de petits verres en cristal, très chaud et très sucré; de pain de blé et 
  de fromage de chèvre. Le Dr Zia Baghdadi, un intime de la famille, dans ses 
  récits concernant cette époque, rapporte que Shoghi Effendi était toujours le 
  premier levé et exact, après qu'il eut reçu une bonne correction des mains de 
  son grand-père!
  
  Il narre également l'histoire de la première Tablette d'Abdu'l-Baha pour Shoghi 
  Effendi. Shoghi Effendi avait cinq ans; il tourmentait le Maître pour qu'il 
  lui écrive quelque chose. 'Abdu'l-Baha composa alors cette touchante et révélatrice 
  Tablette autographe:
  
  "Il est Dieu!
  0 mon Shoghi, je n'ai pas le temps de parler laisse moi seul! Tu as dit "écris", 
  j'ai écrit. Que faut-il, d'autre?
  Ce n'est Pas pour toi le moment de lire et d'écrire, maintenant, c'est le temps 
  de sauter et chanter "0 mon Dieu".
  Apprends donc les prières de la Beauté Bénie et chante-les pour que je puisse 
  les entendre, car il n'est point temps de faire autre chose."
  
  Il parait que lorsque ce cadeau magnifique parvint a l'enfant, il se mit a apprendre 
  par coeur un certain nombre des Prières de Baha'u'llah et a les chanter d'une 
  voix si haute que tout le voisinage Pouvait l'entendre. Quand ses parents et 
  les autres membres de la famille lui firent des remontrances, Shoghi Effendi 
  répondit, selon le Dr. Baghdadi: "Le Maître m'a écrit de chanter pour qu'il 
  les entende , je fais de mon mieux ! Et, il continua de chanter le plus fort 
  qu'il pût plusieurs heures par jour. Finalement les parents prièrent le Maître 
  de le faire taire, mais il leur répondit de laisser Shoghi Effendi tranquille.
  
  C'est un aspect du petit enfant chantant. On nous dit qu'il y en a un autre: 
  il avait appris par coeur certains passages écrits par 'Abdu'l-Baha après l'ascension 
  de Baha'u'llah et quand il les chantait les larmes coulaient sur son ardente 
  petite face. D'une autre source, nous apprenons qu'un ami occidental, vivant 
  a cette époque chez le Maître, lui demanda de révéler une prière pour les enfants. 
  Le Maître accéda a sa demande. La première personne a l'apprendre et a la chanter 
  fut Shoghi Effendi qui l'aurait également récitée dans des réunions d'amis.
  
  La nurse de Shoghi Effendi racontait que lorsqu'il était nourrisson, le Maître 
  avait appelé un des musulmans qui chantaient a la mosquée pour qu'il vienne 
  au moins une fois par semaine, faire entendre de sa voix mélodieuse les versets 
  sublimes du Qur'an, a l'enfant. Le Maître lui-même, la mère du Gardien et bien 
  d'autres personnes de la maison avaient eux aussi de très belles voix. Tout 
  ceci a dû influencer Shoghi Effendi qui continua a chanter jusqu'à la fin de 
  sa vie. 
  
  Il avait une voix pleine, indescriptible, ni trop haute ni trop basse, claire, 
  avec une jolie cadence quand il parlait, que ce fut en anglais ou en persan; 
  et bien plus belle lorsqu'il chantait en arabe ou en persan. Pour moi, elle 
  avait cette qualité lancinante d'une colombe roucoulant pour elle-même sur un 
  arbre. Elles me serraient le coeur, ces choses tristes et plaintives chantées 
  sur un ton assuré et grave. Etrange était la différence qui marquait la tonalité 
  de sa voix quand après avoir chanté au tombeau du Bab, il allait au tombeau 
  du Maître et y récitait la prière d'Abdu'l-Baha: "Humble et larmoyant, je lève 
  vers Toi des mains..." A la voix du Gardien se mêlaient une tendresse et une 
  ardeur que l'on ne pouvait rencontrer nulle part ailleurs. Cette distinction 
  ne faillit jamais, ne changea jamais, fut toujours présente.
  
  Un baha'i rapporte qu'un jour Shoghi Effendi enfant entra dans la chambre du 
  Maître, prit sa plume et essaya d'écrire.
  
  'Abdu'l-Baha l'attira a lui, lui tapota gentiment l'épaule et lui dit: "Ce n'est 
  pas le moment d'écrire, mais de jouer. Tu écriras beaucoup plus tard". Néanmoins, 
  ce désir d'apprendre suscita la création, dans la maison d'Abdu'l-Baha, d'une 
  classe pour enfants dirigée par un vieux croyant persan. Je sais qu'a un certain 
  moment, plus probablement lorsqu'il vivait a 'Akka, Shoghi Effendi et les autres 
  enfants reçurent une instruction dispensée par une gouvernante ou institutrice 
  italienne. Elle nous rendit visite, âgée et grisonnante, peu après mon mariage.
  
  La tendre enfance de Shoghi Effendi se passa a la cité-prison d'Akka, une ville 
  entourée de murs et de fossés les deux seules portes gardées par des sentinelles. 
  Il ne faut cependant pas croire qu'il ne pouvait se déplacer. Il devait souvent 
  aller voir les baha'is vivant a l'intérieur de la cité. 
  
  Il se rendait parfois au Khan où séjournaient les baha'is, au jardin de Ridvan 
  et a Bahji. Souvent, il était le compagnon heureux de son grand-père dans ces 
  excursions. Parfois, nous dit-on, il passait la nuit a Bahji, dans la maison 
  réservée maintenant aux pèlerins et Abdu'l-Baha serait venu le mettre au lit, 
  déclarant: "j'ai besoin de lui". 
  
  On l'a également emmené a Beyrouth, la seule grande ville de toute la région. 
  Une de ces visites eut lieu en compagnie de ses parents, de la Plus Sainte Feuille 
  et d'autres membres de la famille. Selon le Dr. Baghdadi, Shoghi Effendi, âgé 
  de cinq ou six ans, passa la plus grande partie de son temps dans la chambre 
  de cet ami a regarder les livres de médecine et a poser des questions. Il semble 
  qu'il ait désiré voir une vraie dissection ne se satisfaisant pas des seules 
  images. Ce zèle pour la connaissance et sans doute ses grands yeux insistants 
  et intelligents convainquirent le jeune étudiant en médecine qui prit pour victime 
  un grand chat sauvage. L'enfant, une de ses tantes et le serviteur qui avait 
  amené le chat assistèrent en silence a l'opération. Quand elle fut terminée, 
  le Dr. Baghdadi s'interrogeait sur ce qu'un petit enfant pouvait comprendre 
  a tout cela. Il fut fort étonné d'entendre Shoghi Effendi récapituler mot pour 
  mot les points saillants des explications données au cours de la dissection. 
  "je me suis dit", poursuit le Dr. Baghdadi, "ce n'est pas un enfant ordinaire, 
  mais un ange précieux et cher". 
  
  Lors de ses cours de zoologie, en 1916, Shoghi Effendi s'est certainement remémoré 
  sa première et précoce leçon d'anatomie. Le Dr. Baghdadi raconte encore que 
  Shoghi Effendi, outre sa capacité d'apprendre, avait un coeur très tendre et 
  une nature très douce. S'il avait offensé un de ses compagnons de jeu (et il 
  ne l'aurait jamais fait si ce dernier n'avait triché ou intrigué) il ne serait 
  pas allé dormir sans l'avoir embrassé et rendu heureux. Il incitait toujours 
  ses petits camarades a régler leurs différends avant d'aller au lit.
  
  Shoghi Effendi faisait parfois des rêves pénétrants et significatifs, tantôt 
  agréables, tantôt désagréables. On rapporte qu'une fois, alors que Shoghi Effendi 
  bébé s'était réveillé en pleurant, le Maître le fit emmener pour le consoler 
  tout en disant a sa soeur, la Plus Sainte Feuille: "regarde, il rêve déjà."
  
  Les récits relatant les impressions de non baha'is sur ce petit-fils d'Abdu'l-Baha 
  sont très rares. Toutefois, il y en a un qui mérite d'être cité. Il s'agit des 
  souvenirs du Dr. J. Fallscheer, une praticienne allemande qui vivait a Haifa 
  et soignait les dames de la maison d'Abdu'l-Baha. Quoique l'événement qu'elle 
  narre remonte a onze ans, son intéressant récit reste néanmoins fort significatif:
  
  Le 6 août 1910, a mon retour d'une visite professionnelle sur le Mont Carmel, 
  notre vieux serviteur, Hadschile, me prévint: "un serviteur d'Abbas Effendi 
  vient de dire que leur docteur devait aller au quartier des dames de la maison 
  du Maître cet "lasser" (a 3 H.). Une des servantes ayant un très vilain 
  doigt". Il ne me plaisait guère de commencer mes visites si tôt un samedi après 
  midi. Mais sachant que le maître ne m'aurait jamais appelée a une heure indue 
  sans quelque motif urgent, je décidai d'y aller a l'heure dite... 
  
  A la fin, lorsque le doigt, la main et le bras eurent leur bandage et qu'une 
  attelle fut mise, Behia Khanum envoya la petite souffrante au lit et m'invita 
  a prendre un rafraîchissement avec les dames de la maison. Nous sirotions notre 
  café et parlions en turc, ce qui m'était plus facile que l'arabe, lorsqu'un 
  serviteur vint nous prévenir: "Abbas Effendi désire que le docteur aille le 
  voir au Salamik (le salon) avant de partir." 
  
  Le Maître m'interrogea sur l'état du doigt de la jeune fille et du risque d'infection. 
  Je lui fis un rapport rassurant. A cet instant, le gendre, (le mari de la fille 
  aînée d'Abbas Effendi) entra, dans le but évident de prendre congé du Maître. 
  Tout d'abord je ne remarquai pas, derrière la forte et grande stature de l'homme, 
  son fils aîné Shoghi Effendi, qui avait pénétré dans la pièce et salué son vénérable 
  grand père a l'oriental, en lui baisant la main. J'avais déjà aperçu quelques 
  rares fois l'enfant. 
  
  Behia Khanum m'avait récemment dit que ce jeune homme d'environ douze ans était 
  l'aîné des descendants mâles de la famille du prophète et qu'il était destiné 
  a être l'unique successeur et représentant (vazir) du Maître. Pendant qu'Abbas 
  Effendi parlait en persan avec Abu Shoghi (le père de Shoghi Effendi) qui se 
  tenait debout devant lui, le petit-fils après nous avoir salué poliment et baisé 
  la main de sa grand-tante, se tint près de la porte dans une attitude de très 
  grand respect. A cet instant quelques persans entrèrent et les Salutations, 
  les adieux, les allées et venues durèrent un quart d'heure. 
  
  Behia Khanum et moi nous nous retirâmes vers la droite et continuâmes a voix 
  basse notre conversation en turc. Je ne quittai pas des yeux, toutefois, le 
  Petit-fils d'Abbas Effendi. Il portait un habit estival européen: culotte courte, 
  chaussettes montant jusqu'aux genoux et un veston. Par sa taille et sa constitution, 
  on lui aurait donné treize ou quatorze ans... Dans ce visage encore enfantin, 
  des yeux noirs, déjà adultes et mélancoliques me frappèrent du premier coup. 
  L'enfant resta silencieux et dans une attitude soumise tout le temps. 
  
  Quand son père et l'homme qui l'accompagnait prirent congé du Maître, le premier 
  lui murmura quelque chose en sortant et le jeune garçon, d'une manière lente 
  et mesurée, s'approcha de son grand-père, attendît qu'il lui adressât la parole, 
  répondit directement en persan et fut congédié par un sourire, après avoir eu 
  la permission de lui baiser respectueusement la main. J'étais impressionnée 
  par la manière de marcher a reculons de l'enfant sortant de la pièce, sans que 
  ses yeux noirs quittent un seul instant ceux de son grand-père, bleus et magiques.
  
  Abbas Effendi se leva alors et vint vers nous. Nous nous levâmes aussitôt; mais 
  il nous pressa de reprendre nos sièges et s'assit lui même, sans façon sur un 
  tabouret près de nous. Nous attendîmes comme a l'accoutumée qu'il nous parle: 
  "Alors ma fille" commença-t-il, "comment trouvez vous mon futur Elisée?" "Maître 
  si je puis parler ouvertement, je dois dire que dans son visage enfantin, il 
  y a les yeux noirs d'une victime, de quelqu'un qui souffrira beaucoup". Le Maître 
  regarda pensivement au loin, un long moment puis se tournant vers nous, il dit: 
  "mon petit-fils n'a pas les yeux d'un éclaireur, ni ceux d'un conquérant ou 
  d'un combattant. Mais, dans ses yeux l'on voit la loyauté, la persévérance et 
  la droiture. Et savez-vous ma fille pourquoi il héritera de ma lourde succession 
  et sera mon Vazir (celui qui a un haut rang, ministre)?" Sans attendre ma réponse 
  et regardant davantage sa chère soeur que moi, comme s'il avait oublié ma présence, 
  il continua: "Baha'u'llah, la Grande Perfection, bénie soit sa parole, dans 
  le présent, le passé, et l'avenir a choisi cet être insignifiant pour successeur, 
  non pas parce que j'étais le premier né, mais parce que par ses yeux intérieurs, 
  il avait déjà discerné dans ma descendance le sceau de Dieu."
  
  "Avant son ascension vers la Lumière éternelle, la Manifestation bénie me 
  rappela que moi aussi, sans tenir compte de la primogéniture ou de l'âge, je 
  devais observer parmi mes fils et petit-fils celui que Dieu désignera a son 
  service. Mes fils passèrent a l'éternité dans leurs tendres années, dans ma 
  descendance et dans ma parenté, seul le petit Shoghi a dans les profondeurs 
  de ses yeux, l'ombre d'un grand appel." Une longue pause suivit, puis le Maître 
  se tourna vers moi et dit: "Actuellement l'empire britannique est la grande 
  puissance et il est encore en expansion et sa langue est une langue mondiale. 
  Mon futur Vazir recevra une préparation a sa lourde charge en Angleterre même, 
  après avoir acquis, ici en Palestine, les fondements des langues orientales 
  et de la sagesse de l'Est. Je m'aventurai alors: "L'éducation occidentale, la 
  discipline anglaise, ne remouleront elles pas sa nature, ne confineront elles 
  pas son esprit souple dans les carcans rigides de l'intellectualisme, et n'étoufferont-elles 
  pas par des dogmes et des conventions son intuition orientale de sorte qu'il 
  ne soit plus un serviteur de Tout-Puissant mais un esclave du rationalisme, 
  de l'opportunisme et (le la platitude de la vie quotidienne occidentale?" Une 
  longue pause. Puis, Abbas Effendi 'Abdu'l-Baha se leva et dans une voix forte 
  et solennelle dit: "Je ne donne pas mon Elisée aux Anglais pour qu'ils l'éduquent. 
  Je le dédie et le donne au Tout Puissant. Dieu veillera aussi bien sur mon enfant 
  a Oxford. Inchallah!"
  
  Sans adieu et autres mots, le Maître quitta la pièce.
  
  Je pris congé de Behia Khanum et alors que je sortais je vis le Maître debout 
  dans le jardin, où apparemment plongé dans une profonde réflexion, il regardait 
  un figuier chargé de fruits. En novembre 1921, alors que je séjournais a Lugano, 
  j'appris l'ascension d'Abbas Effendi 'Abdu'l-Baha a Haïfa, et mes pensées et 
  souvenirs s'envolèrent vers ce mois d'août 1910 lointain et je souhaitai pour 
  Elisée-Shoghi tout le bien possible. Inchallah.
  
  Comme quelques années plus tard, 'Abdu'l-Baha demanda a son ami, Lord Lamington, 
  un honorable Pair Ecossais, un homme qui le respectait et l'admirait, d'user 
  de ses bons offices pour obtenir l'admission de Shoghi Effendi dans un collège 
  de l'Université d'Oxford, il n'est pas impossible qu'il ait parlé de ce plan 
  au Dr. Fallscheer, mais, évidemment nous n'avons aucune preuve corroborant le 
  récit de ce dernier.
  
  Lorsqu'Abdu'l-Baha vint s'installer a Haïfa, toutes les pièces de la maison 
  étaient occupées par toute sa famille. En fait certains membres y résidaient 
  depuis février 1907 sinon avant. Plus tard, deux de ses filles et leurs familles 
  déménagèrent dans des maisons voisines. La demeure d'Abdu'l-Baha était cependant 
  toujours pleine de parents, enfants, pèlerins, serviteurs, invités. Quelques 
  années plus tard, pendant ses vacances scolaires, Shoghi Effendi occupait une 
  petite pièce attenante a la chambre d'Abdu'l-Baha. L'électricité n'étant installée 
  qu'après l'ascension du Maître, la famille utilisait des lampes a huile. Maintes 
  fois le Maître aurait aperçu la lumière briller fort tard chez Shoghi Effendi 
  et serait venu a sa porte disant: "Assez, c'est assez, va dormir". Mais il aimait 
  beaucoup ce sérieux chez Shoghi Effendi.
  
  Le Gardien m'a raconté qu'une fois, le Maître vint auprès de lui au salon alors 
  qu'il y travaillait et resta debout près de la fenêtre, regardant le jardin 
  et tournant le dos a Shoghi Effendi. Ils entendaient les éclats de rires des 
  membres de la famille réunis dans une autre pièce. 'Abdu'l-Baha se tourna alors 
  vers lui et dit: "je ne veux pas que tu sois attaché a ce monde comme eux." 
  Shoghi Effendi m'a encore dit qu'il se souvenait du Maître se tournant vers 
  sa femme et lui disant: "regarde ses yeux, ils sont comme de l'eau claire". 
  Il se rappelait également que le Maître, l'ayant probab1ement vu, a travers 
  la fenêtre donnant sur l'entrée principale, monter vivement les escaliers, l'avait 
  fait appeler et lui avait dit: "Ne marche pas ainsi, marche avec dignité."
  
  C'était a l'époque où il servait le Maître a des titres divers. A cette époque, 
  avant son départ pour l'Angleterre, il portait de longues tuniques, une longue 
  écharpe en ceinture et un fez rouge. Les photos nous le montrent le plus souvent 
  avec le fez un peu en arrière laissant voir une mèche ondulée de ses doux cheveux 
  d'un brun sombre presque noir, un front haut et sans rides, un visage plein, 
  un menton ferme et de grands yeux paraissant sombres. Sa bouche se particularisait 
  par une lèvre inférieure paraissant être la réplique exacte de la lèvre supérieure 
  et toutes deux franchement rouges. Il a toujours eu, depuis son adolescence, 
  de jolies petites moustaches noires.
  
  Avant les voyages du Maître en Occident, la famille avait des habitudes orientales. 
  A son retour, certaines coutumes occidentales furent peu a peu introduites. 
  Voici ce que j'ai noté dans mon journal: 
  "Shoghi Effendi vient de me donner une description très vivante du déjeuner 
  au temps du Maître. Il a dit que vers les onze heures du matin, le Maître entrait 
  dans le grand Hall et demandait a Am Quli: "Saat Chandeh" (Quelle heure est-il?). 
  Am Quli avait pour fonction de donner l'heure. Les servantes étendaient une 
  nappe sur le plancher de l'ancien salon de thé, plaçaient dessus une grande 
  table basse et ronde, qui se trouvait dans le corridor. Elles disposaient sur 
  cette table quelques assiettes métalliques anciennes (probablement en émail) 
  et quelques cuillères (jamais en nombre suffisant, au hasard); elles mettaient 
  également, ça et la, du pain et au bout de la table quelques serviettes... Le 
  Maître venait alors s'asseoir et appelait ceux qui se trouvaient a la maison 
  (gendres, oncles, cousins etc.) en disant "biyaïd benchinid" (venez vous asseoir) 
  ... Il mangeait parfois a la cuillère parfois a la main. Quelques fois il servait 
  du riz etc. aux autres de ses propres mains. 
  
  Vers le milieu du repas, Khanum (La Plus Sainte Feuille) quittait la cuisine, 
  un plat pour la bonne bouche a la main, changeait ses pantoufles a l'entrée 
  du corridor et s'asseyait a la place qui lui était toujours réservée, a côté 
  du Maître. Peu a peu, le Maître et les hommes ayant fini quittaient la pièce, 
  et les autres arrivaient: Invités, enfants, les filles du Maître etc. Shoghi 
  Effendi dit que c'était alors un tumulte a tout casser: les enfants criaient, 
  pleuraient, tout le monde parlait. Il raconte aussi que les petits-enfants (lui-même 
  y compris) attendaient toujours après une bouchée du plat de Khanum car c'était 
  d'un goût exquis. Elle la donnait a celui-ci ou celui-la; et, ils l'appelaient 
  "la bouchée de Khanum". Le Gardien la recevait souvent, parce qu'il était son 
  préféré!
  
  Après les femmes et les enfants venait le tour des serviteurs de s'asseoir a 
  la même table et de manger... A la suite des voyages en Occident du Maître, 
  les façons occidentales de manger furent davantage introduites: la porcelaine, 
  les chaises, l'argenterie etc..."
  
  Mais retournons a 'Akka et aux premières années de Shoghi Effendi. Sans doute 
  'Abdu'l-Baha faisait-il tout pour assurer une enfance aussi heureuse et insouciante 
  que possible a Shoghi Effendi. On ne pouvait cependant cacher a un enfant aussi 
  sensible et intelligent les grands dangers qui menaçaient son grand-père bien-aimé, 
  durant les années précédant la chute du Sultan de Turquie. Les visites des autorités 
  envoyées pour enquêter sur les accusations empoisonnées des briseurs du Covenant 
  contre 'Abdu'l-Baha, les complots incessants contre sa vie même, la menace d'une 
  séparation et d'un nouvel exil en Libye, avaient certainement créé une atmosphère 
  d'anxiété et de grande tension dans la famille du Maître et ne peuvent pas avoir 
  laissé Shoghi Effendi insensible. C'était une époque de grande infidélité au 
  Covenant. 
  
  La communauté des croyants venue en exil avec Baha'u'llah, mise a part une poignée 
  de fidèles, était contaminée par cette maladie mortelle. Quelques uns avaient 
  ouvertement rejoint le demi-frère rebelle d'Abdu'l-Baha, Muhammad 'Ali, d'autres 
  sympathisaient non moins franchement avec lui. A cette époque, Shoghi Effendi 
  me l'a dit lui-même, Abdu'l-Baha avait interdit de boire du café chez les baha'is; 
  il craignait qu'on empoisonne ce précieux petit-fils. En nous rappelant que 
  Shoghi Effendi n'était a ce moment la qu'un petit enfant, nous concevons les 
  grands dangers qui les menaçaient tous. C'est peut-être a cause de cette situation, 
  qui s'aggravait continuellement, qu'Abdu'l-Baha envoya Shoghi Effendi et sa 
  nurse a Haïfa où résidaient déjà quelques croyants. Je ne sais a quelle date 
  cela se passa; mais il était encore un petit enfant. 
  
  Le français fut la première langue étrangère qu'il apprit. Bien qu'il évitât, 
  plus tard de le parler officiellement, pensant que son élocution était quelque 
  peu rouillée par manque de pratique, il avait néanmoins, du moins a mes oreilles, 
  une parfaite maîtrise de cette langue. II faisait invariablement ses additions 
  en français et a toute vitesse. Vers 1907, il vivait dans la maison nouvellement 
  construite d'Abdu'l-Baha a Haïfa avec Hajar Khatun, sa nurse depuis sa tendre 
  enfance. Cette maison fut la dernière demeure du Maître et plus tard celle du 
  Gardien. Il eut, a cette époque, un rêve très significatif, qu'il me raconta 
  plus tard et que j'ai noté.
  
  Il avait neuf ou dix ans, me dit-il, il vivait avec sa nurse dans cette maison 
  et allait a l'école a Haïfa. Il rêva qu'il était avec un autre enfant, un camarade 
  arabe de l'école dans la pièce où 'Abdu'l-Baha recevait ses hôtes dans la maison 
  où vivait encore le Maître et où était né Shoghi Effendi. Le Bab pénétra dans 
  la pièce puis apparut un homme avec un revolver qui tira sur lui; L'homme dit 
  alors a Shoghi Effendi: "C'est ton tour maintenant" et il commença a le pourchasser 
  a travers la pièce. A ce moment Shoghi Effendi se réveilla. Il raconta son rêve 
  a sa nurse qui lui conseilla de le répéter a Mirza Assadullah en lui demandant 
  de le rapporter au Maître. Mirza Assadullah nota par écrit le rêve et l'envoya 
  au Maître qui révéla la tablette ci dessous pour Shoghi Effendi. Chose étrange, 
  m'a dit Shoghi Effendi cela se passait a l'époque où 'Abdu'l-Baha était en grand 
  danger et écrivait une des clauses de son Testament où il désigne Shoghi Effendi 
  comme Gardien.
  
  "Il est Dieu
  
  Mon Shoghi
  C'est un rêve excellent. Sois assuré car atteindre a la présence de sa Sainteté 
  l'Exalté, que mon âme lui soit offerte en sacrifice, est une preuve de réception 
  de la grâce de Dieu et d'obtention de sa plus grande bonté et de sa suprême 
  faveur. Ceci est également vrai pour le reste du rêve. J'espère que tu manifesteras 
  les dons de la Beauté d'Abha et que, jour après jour, tu grandiras en foi et 
  connaissance. La nuit, prie et supplie; et, le jour, fais ce qui t'est demandé.
  'Abdu'l-Baha "
  
  Shoghi Effendi était très attaché a sa nurse. Dans une lettre a sa soeur 'Abdu'l-Baha 
  dit: "Embrasse la fleur du jardin de la douceur, Shoghi Effendi, et transmet 
  mes salutations a Hajar Khatun." J'ai noté dans mon journal: "Shoghi Effendi 
  m'a raconté ce soir comme il avait été triste a la mort de la nurse qui l'avait 
  élevé. Il m'a dit que sa mère décida de se défaire d'elle quand elle fut vieille. 
  Il en fut amèrement touché et irrité, bien qu'il n'eut que neuf ou dix ans. 
  Quand il apprit sa mort, il était a Carm (le verger de son père), il s'en alla 
  dans l'obscurité et pleura. Il n'avait alors que neuf ou dix ans environ."
  
  Shoghi Effendi fréquenta la meilleure école de Haïfa, le Collège des Frères, 
  dirigé par des Jésuites. Il y fut très malheureux. Mais j'ai appris, auprès 
  de lui, qu'il ne fut jamais heureux ni a l'école ni a l'université. Sa sensibilité 
  et son origine (si différente des autres) ne pouvaient, malgré sa nature joyeuse, 
  que l'isoler et lui occasionner beaucoup de peine.
  
  En fait, il était de ceux dont l'innocence, l'esprit ouvert et pénétrant et 
  la nature affectueuse semblent se combiner pour leur apporter plus de souffrances 
  et de chocs que le lot habituel de la plupart des hommes. Comme il était malheureux 
  dans cette école, 'Abdu'l-Baha décida de le mettre en pension dans une école 
  catholique de Beyrouth. Il y fut également malheureux, apprenant cela, la famille 
  envoya a Beyrouth une baha'ie de confiance pour louer une maison et prendre 
  soin de Shoghi Effendi. 
  
  Peu après, elle écrivait au père du Gardien que Shoghi Effendi était très malheureux 
  a l'école, qu'il refusait, parfois, d'y aller pendant des jours, qu'il maigrissait 
  et dépérissait. Le père montra cette lettre a 'Abdu'l-Baha. Celui-ci prit les 
  dispositions nécessaires pour que Shoghi Effendi entrât au collège protestant 
  de Syrie, appelé plus tard collège américain de Beyrouth. Le Gardien fréquenta 
  l'université de ce même collège, lorsqu'il termina ce qui était l'équivalent 
  du lycée. Shoghi Effendi passait ses vacances a Haïfa et le plus possible auprès 
  de son grand-père qu'il idolâtrait. Servir le Maître était l'objet de sa vie; 
  les études n'étaient pour lui qu'une préparation a cela: être l'interprète d'Abdu'l-Baha 
  et traduire ses lettres en anglais.
  
  Shoghi Effendi m'a dit que c'est pendant ces premières années d'étude a Haïfa 
  qu'il demanda un nom a 'Abdu'l-Baha. Il ne voulait plus qu'on le confonde avec 
  ses cousins, tous s'appelant Afnan. Le Maître lui donna le nom de Rabbani qui 
  veut dire "divin". Ce nom fut également adopté par ses frères et soeurs. En 
  ce temps la, il n'y avait pas de nom de famille: les gens étaient connus d'après 
  leur ville, leur fils aîné ou une personne éminente de leur famille.
  
  Il est très difficile de retracer le cours exact des événements de cette époque. 
  Tous les yeux étaient fixés sur 'Abdu'l-Baha et les gens avaient beau aimer 
  et respecter l'aîné des petit-fils, quand le soleil brille on ignore la lampe! 
  Quelques récits de pèlerins, comme celui de Thornton Chase, le premier baha'i 
  américain, qui rendit visite au Maître en 1907 mentionnent avoir rencontré "Shoghi 
  Afnan". Chase publia même une photo de Shoghi Effendi, le montrant avec ce qui 
  devait être son costume d'alors: culotte courte, chaussettes sombres et longues, 
  un fez sur la tête une veste et un grand col marin couvrant ses épaules. Mais 
  il n'y a pas assez d'éléments disponibles actuellement pour remplir toutes les 
  lacunes. Même ceux qui accompagnaient 'Abdu'l-Baha dans ses voyages en Occident, 
  et qui tenaient un journal méticuleux, ne pensèrent pas a noter les allées et 
  venues d'un enfant qui n'avait que treize ans lorsqu'Abdu'l-Baha entreprit ses 
  visites historiques a travers l'Europe et l'Amérique.
  
  Aussitôt qu'Abdu'l-Baha fut libéré de son long emprisonnement, il établit sa 
  résidence permanente a Haïfa et commença a envisager ce voyage. Un rapport publié 
  en Amérique, dans le "baha'is News", relate: "Vous avez demandé le récit du 
  départ d'Abdu'l-Baha pour l'Egypte. 'Abdu'l-Baha m'informa personne qu'il allait 
  quitter Haïfa... Il convoqua auprès de lui, en deux jours, M.N., Shoghi Effendi, 
  K., et ce serviteur. "Un baha'i rapporte que peu avant le coucher du soleil, 
  un après-midi de septembre alors que le bateau d'Abdu'l-Baha voguait vers Port 
  Saïd, Shoghi Effendi était assis sur les marches de la demeure du Maître, triste 
  et désespéré et disant: "Le Maître est maintenant a bord du bateau. Il m'a laissé 
  derrière lui. Il y a sûrement une sagesse en cela" ou des paroles semblables. 
  
  
  Connaissant très bien ce qui se passait dans le coeur de son petit-fils, le 
  Maître affectueux n'attendit pas pour envoyer chercher l'enfant afin d'adoucir 
  le choc de cette première séparation sérieuse. Nous n'avons pu avoir plus de 
  précisions sur cet événement. Nous savons que le Maître resta un mois a Port 
  Saïd et partit pour Alexandrie et non pour l'Europe comme c'était son intention 
  première. Nous ne savons pas combien de temps Shoghi Effendi resta avec lui 
  a cette occasion. Mais comme l'école ouvrait début octobre, nous supposons qu'il 
  rentra en Syrie. Nous savons aussi qu'en avril 1911, Shoghi Effendi était de 
  nouveau avec le Maître, a Ramleh, dans la banlieue d'Alexandrie. En effet, un 
  baha'i américain, Louis Grégory, le premier noir Main de la Cause, mentionne 
  avoir rencontré "Shoghi" le 16 avril, un beau garçon, un petit-fils d'Abdu'l-Baha. 
  Louis Gregory dit que Shoghi Effendi montrait une grande affection pour les 
  pèlerins. En août de la même année le Maître entreprenait sa première visite 
  en Europe, ne revenant qu'en décembre 1911. Combien de temps attendit-il avant 
  de demander a son petit-fils de venir le rejoindre, nous ne le savons pas. Mais 
  il avait maintenant un plan, influencé peut-être par ses propres impressions 
  sur l'Europe, peut-être aussi parce que Shoghi Effendi lui avait manqué: emmener 
  Shoghi Effendi avec lui en Amérique.
  
  Le Gardien m'a raconté, lui-même, que le Maître avait commandé, pour lui, de 
  longues tuniques, deux turbans (un vert et un blanc comme les siens) pour qu'il 
  les porte en Occident. 
  
  Lorsque ses habits furent délivrés, Shoghi Effendi les mit pour les montrer 
  a 'Abdu'l-Baha, et, m'a-t-il dit, les yeux du Maître brillaient de fierté et 
  de plaisir. Il est impossible d'apprécier vraiment ce que représentait pour 
  lui ce voyage avec 'Abdu'l-Baha en Occident. Mais il en fut empêché par les 
  machinations du Dr. Amin Fareed, neveu de la femme d'Abdu'l-Baha, qui accompagna 
  le Maître en Amérique et devint, plus tard, un briseur du Covenant, perfide 
  et méprisable. Fareed suscita tant de gênes a 'Abdu'l-Baha, m'a dit Shoghi Effendi, 
  que lorsque le Maître revint enfin, le 5 décembre 1913, il alla directement 
  dans la chambre de sa femme, s'assit et tout en se pétrissant les mains, il 
  dit d'une voix faible: "le Docteur Fareed m'a anéanti." Pour Shoghi Effendi, 
  il n'y avait aucun doute, c'est a cause de Fareed qu'il ne put faire ce voyage 
  historique.
  
  Le 25 mars 1912, 'Abdu'l-Baha, Shoghi Effendi, des secrétaires et des serviteurs 
  embarquèrent en Alexandrie a bord du SS. Cédric de la Compagnie White and Star 
  Line. A Naples, les inspecteurs du service de santé italien déclarèrent les 
  yeux d'un secrétaire, d'un serviteur et de Shoghi Effendi malades et ordonnèrent 
  leur retour. Mirza Mahmud raconte dans son journal ces faits et ajoute que malgré 
  les efforts d'Abdu'l-Baha, de ceux qui l'accompagnaient et des amis américains, 
  ces trois personnes se virent refuser l'autorisation de débarquer.. Les autorités 
  déclarèrent même que si elles les laissaient continuer le voyage, le service 
  de santé américain les renverrait. 'Abdu'l-Baha s'efforça durant toute une journée 
  de faire reporter cette décision, mais il dut, dans la soirée, embarquer pour 
  l'Amérique, après de tristes adieux. Les paroles qu'il adressa cette nuit-là 
  a ceux qui l'accompagnaient, marquent clairement qu'il ne croyait pas que Shoghi 
  Effendi fut renvoyé pour d'autres motifs qu'un prétexte fallacieux: "Ces Italiens 
  ont cru que nous étions des Turcs et ils nous ont traité comme tels. Ils ont 
  renvoyé trois d'entre nous. L'un était cuisinier, l'autre secrétaire. Ce n'était 
  pas bien grave. Mais cet enfant, Shoghi Effendi était sans défense. Pourquoi 
  ont ils été si sévères envers lui? Ils nous ont mal traités. J'ai toujours porté 
  aide et assistance a leur communauté de Haïfa ou d'Alexandrie...
  
  Shoghi Effendi m'a dit qu'il n'avait rien aux yeux (il a toujours eu de très 
  bons yeux). Mais le docteur Fareed avait insisté auprès d'Abdu'l-Baha pour qu'on 
  renvoie Shoghi Effendi, soutenant par des arguties de toutes sortes les affirmations 
  du docteur italien. 
  
  Le Gardien imputait toute l'affaire a Fareed et a ses interventions si typiques 
  de son ambition sans limites et des intrigues sans fin dans les familles orientales. 
  On imagine très bien la peine que cela provoqua chez un garçon de quinze ans 
  entreprenant la première grande aventure de sa vie; combien plus chez Shoghi 
  Effendi, si attaché a son grand-père, si excité a l'idée d'une traversée sur 
  un grand bateau, d'une grande tournée en Occident a une époque où de tels voyages 
  étaient relativement rares et constituaient un véritable événement! Il se souviendra 
  toujours avec tristesse de cet épisode, mais avec ce touchant esprit de résignation 
  qu'il montrait sous les coups qu'il reçut constamment toute sa vie. Il est facile 
  de dire que c'est la Volonté de Dieu. Mais qui sait combien de fois la prochaine 
  étape conçue par Dieu est déviée en une voie moins parfaite par les machinations 
  des hommes? Il est indubitable que le Maître fut très peiné par cet événement. 
  Mais il devait garder cette peine pour lui, de peur que le secret de l'avenir 
  ne fut prématurément révélé et que le pire n'arrive par l'envie et la malice 
  des autres.
  
  Nous avons une lettre écrite par Shoghi Effendi environ six mois plus tard, 
  a un des secrétaires d'Abdu'l-Baha disant qu'il avait souscrit un abonnement 
  au Star of the West, mais que certains numéros ne lui étaient pas parvenus. 
  Il priait son correspondant que tous les numéros relatant le voyage du Maître 
  en Amérique lui soient bien envoyés. Il donne l'adresse du collège protestant 
  de Syrie a Beyrouth où, écrit-il, il rentrera bientôt. Il signe "Choki Rabbani" 
  il semble qu'il ait écrit son nom de cette façon pendant sa jeunesse. Il l'a 
  également orthographié "Shawki" et "Shogi" pour finalement adopter "Shoghi" 
  qui, en Anglais rend mieux sa prononciation exacte. Dans un carnet de notes 
  datant de ces années de Beyrouth, il a aussi écrit son nom dans sa translitération 
  complète: Shawqi Rabbani; ce qui montre qu'il connaissait cette méthode. Il 
  ne l'a jamais utilisée pour son propre nom.
  
  Abdu'l-Baha, malgré les pénibles préoccupations quotidiennes, dût souvent penser 
  a son petit-fils bien-aimé pendant ces mois exténuants passés en Amérique et 
  en Europe. Dans trois des lettres que le Maître écrivit a sa soeur, la Plus 
  sainte Feuille, nous trouvons des références a Shoghi Effendi. Il y montre son 
  inquiétude et révèle son grand amour: "Ecrivez moi sans délai sur la santé de 
  Shoghi Effendi. Informez moi pleinement sans rien dissimuler. C'est mieux ainsi". 
  "Embrassez la lumière des yeux de la compagnie des âmes spirituelles, Shoghi 
  Effendi";
  
  (Photo)
  
  Embrassez la fraîche fleur du jardin de la douceur, Shoghi Effendi " Ces citations 
  indiquent clairement l'inquiétude du Maître pour un enfant qui n'a pas toujours 
  été bien portant et qui, il le savait très bien, regrettait son absence et en 
  souffrait. Nous avons également une Tablette d'Abdu'l-Baha adressée a Shoghi 
  Effendi, s'inquiétant de sa santé. Mais je ne sais a quelle période elle fut 
  écrite :
  
  "Il est Dieu 
  
  Shoghi Effendi, sur lui soit la gloire du Tout-glorieux! 0 toi qui est jeune 
  en âge, radieux de visage, je comprends que vous ayez été malade et obligé de 
  vous reposer. Peu importe, se reposer est parfois nécessaire. Sinon, comme Abdu'l-Baha, 
  de fatigue excessive vous serez faible et sans force et incapable de travailler. 
  Reposez-vous quelques jours; cela ne vous fera pas de mal. J'espère que vous 
  serez sous la protection de la Beauté Bénie."
  
  Le voyage se termine enfin. Le Maître, âgé, de soixante neuf ans, exténué par 
  ses travaux herculéens revint en Egypte le 16 juin 1913. La famille se précipita 
  auprès de lui et parmi elle,
  
  Shoghi Effendi. Il rejoignit le Maître environ six semaines après son arrivée 
  l'école ne fermant pas avant le 1er juillet. Shoghi Effendi dut probablement 
  s'embarquer a Beyrouth pour Haifa (on pouvait également y aller en caravane, 
  moyen de transport moins onéreux mais plus Pénible). A Haifa, Shoghi Effendi 
  rejoignit les autres membres de la famille et embarqua avec eux pour l'Egypte. 
  Ils arrivèrent en compagnie de la plus Sainte Feuille, le 1er août a Ramleh 
  où Abdu'l-Baha avait loué une villa. Shoghi Effendi me disait souvent: "Le Maître 
  était comme un océan" voulant dire par la qu'il pouvait tout recevoir et ne 
  montrer aucun signe d'ennui. Cette grande maîtrise de soi est encore mieux illustrée 
  par ce récit d'un chroniqueur: Abdu'l-Baha ayant appris l'arrivée des deux personnes 
  qu'il aimait le plus au monde, resta encore une heure avec les amis et les baha'is 
  avant de rentrer pour les saluer. 
  
  La chronique du 2 août ajoute. "Aujourd'hui le Bien-Aimé n'est pas venu nous 
  voir dans la matinée; car il accueillait la Plus Sainte Feuille et les amis 
  qui sont arrivés avec elle." Quand on imagine la joie de ces retrouvailles et 
  qu'on lit cette indication banale on se rend compte de la dignité et de la réserve 
  qui ont toujours marqué la famille d'Abdu'l-Baha. Toutefois, nous avons quelques 
  renseignements sur la vie de Shoghi Effendi en Egypte. La vieille coutume de 
  prière en présence du Maître était reprise et Shoghi Effendi chantait aussi 
  de sa voix douce et jeune.
  
  Parfois Abdu'l-Baha le corrigeait et lui apprenait. Il n'y a rien d'inhabituel 
  a cela. J'ai moi-même entendu les membres les plus âgés de la famille corriger 
  le ton ou la prononciation de quelqu'un qui récitait des prières ou des poèmes 
  a haute voix. Le Maître sans doute dut faire de même envers Shoghi Effendi durant 
  des années. Pendant les mois qu'il passa avec Abdu'l-Baha, avant de rentrer 
  a Beyrouth, Shoghi Effendi servit le Maître et se rendit utile: écrivant aux 
  croyants persans des lettres qu'Abdu'l-Baha lui dictait, assis, dans le jardin 
  de sa villa où il prenait le thé et recevait ses hôtes; faisant ses commissions, 
  allant avec d'autres accueillir les visiteurs ou les attendre a la gare. On 
  nous raconte également qu'Abdu'l-Baha chargea Shoghi Effendi de faire visiter 
  a quelques amis le fameux parc zoologique d'Alexandrie, l'envoya visiter le 
  Caire 
  
  où, on l'imagine, il ne perdit point de temps pour aller visiter les Pyramides: 
  d'esprit aventureux Shoghi Effendi aimait visiter les endroits les plus lointains, 
  l'intérêt aigu qu'il montrait pour certains magazines de "voyages" en témoigne.
  
  Un mouvement incessant entourait Abdu'l-Baha. Les pèlerins arrivaient d'Orient 
  et d'Occident, parmi eux des baha'is aussi anciens et de renom que Lua Getsinger 
  et Mirza Abul Fazl, qui des années plus tard devaient reposer sous la même pierre 
  tombale, en Egypte; des croyants partaient pour l'Inde afin de propager le message 
  de Baha'u'llah; des délégations de jeunes étudiants baha'is de Beyrouth et de 
  Perse; des interviews accordées par le Maître aux représentants de la presse 
  et aux notabilités. Un des secrétaires d'Abdu'l-Baha qui l'avait accompagné 
  en Occident décrit que ces jours en présence du Maître étaient une joie, une 
  grâce infinie. Si ces jours ont marqué l'esprit d'un secrétaire d'une manière 
  si vivante, quels devaient être leurs effets sur Shoghi Effendi si désappointé 
  lorsqu'il se vit refuser la grâce d'accompagner Abdu'l-Baha en Occident, si 
  affamé de sa présence et de ses nouvelles pendant presque quinze mois? Le coeur, 
  a seize ans, est capable d'une sorte de joie qui se renouvelle très rarement 
  dans la vie. Malgré les années de guerre, je crois que cette période allant 
  jusqu'à l'ascension du Maître en 1921, fut la plus heureuse de toute la vie 
  de Shoghi Effendi.
  
  je me souviens de deux histoires que Shoghi Effendi m'a racontées sur cette 
  époque passée en Egypte avec le Maître. Un jour, après avoir pris un repas particulièrement 
  riche, 'Abdu'l-Baha évoqua les temps où, a Bagdad, son père était revenu de 
  sa retraite volontaire dans les montagnes de Sulaimaniya.
  
  Ils étaient tous si pauvres! De la plume de Baha'u'llah coulaient, comme un 
  torrent, des écrits si exaltants que nuit après nuit, et jusqu'à l'aube, les 
  croyants se réunissaient pour chanter, dans un état d'extase, cette merveilleuse 
  révélation. Et le Maître d'ajouter que le pain sec et les dattes de ces jours-là 
  étaient plus délicieux que toutes les autres nourritures du monde. La seconde 
  histoire que j'ai entendue plus d'une fois m'étonna et m'éclaira énormément. 
  Un jour, Shoghi Effendi revenait d'Alexandrie a Ramleh dans un carrosse loué, 
  en compagnie du Maître et d'un Pacha qui venait chez le Maître en tant qu'invité. 
  Arrivés a destination, Abdu'l-Baha descendit et demanda au cocher, un grand 
  gaillard, ce qu'il lui devait. 
  
  L'homme demanda un prix si exorbitant qu'Abdu'l-Baha refusa de payer. L'homme 
  insista et devint si grossier qu'il attrapa le Maître par l'écharpe qui entourait 
  sa taille et le repoussa avec rudesse. Shoghi Effendi disait que cette scène 
  devant cet hôte distingué l'avait beaucoup embarrassé. Il était trop petit pour 
  aider le Maître et il était a la fois horrifié et humilié. Mais, Abdu'l-Baha 
  toujours parfaitement calme, refusa de payer le prix réclamé. Quand l'homme 
  lâcha finalement prise, le Maître lui paya exactement ce qu'il lui devait et 
  ajouta que sa conduite l'avait privé du bon pourboire qu'il lui destinait et 
  il rentra a la maison suivi de Shoghi Effendi et du Pacha! Sans aucun doute, 
  ces incidents marquèrent d'une manière durable le caractère du Gardien qui ne 
  toléra jamais qu'on le trompe ou qu'on le dédaigne, peu importait si cette attitude 
  embarrassait ou incommodait ses collaborateurs ou lui-même.
  
  Le caractère que nous avons rencontré chez le Gardien était déjà celui de Shoghi 
  Effendi jeune ou adolescent. Dans une lettre écrite de Beyrouth, le 8 mars 1914, 
  a l'un des secrétaires du Maître qu'il connaissait bien, il lui reproche sa 
  négligence: "Il y a longtemps que je n'ai aucune nouvelle de Haïfa ni un mot 
  de vous. Je ne m'attendais vraiment pas a cela. J'espère que la rareté de correspondance 
  se changera en de nombreuses lettres pleines de bonnes nouvelles de la Terre 
  Sainte." Le garçon de dix sept ans est ferme et princier. Il poursuit en espérant 
  que notre Seigneur et Maître est en parfaite santé" et demande que toutes les 
  causeries et références données par le Maître et toutes les informations que 
  son correspondant pourrait avoir concernant le Tribunal Suprême lui soient envoyées 
  avant le 20 mars. 
  
  Cette lettre et celle où il demande tous les numéros du Star of the West concernant 
  la visite d'Abdu'l-Baha en Amérique reflètent l'assiduité avec laquelle il suivait 
  les causeries et les pensées du Maître. Mais cette lettre est aussi révélatrice 
  d'un des aspects de la personnalité de Shoghi Effendi: "J'ai presque fini une 
  carte des Etats-Unis d'Amérique. Elle est très pittoresque et belle. Je vous 
  prie de m'envoyer la liste des villes visitées par notre Seigneur, dans l'ordre, 
  l'une après l'autre. Je serai alors a même de les situer sur la carte." Le Grand 
  planificateur du monde était déjà occupé!
  
  Dans un de ses carnets de 1917, nous trouvons que Shoghi Effendi a noté les 
  jours où la glace était livrée a son domicile a Beyrouth: détail si typique 
  de sa nature méthodique. Jusqu'à la fin de sa vie, il se tenait au courant des 
  événements en lisant The Times de Londres. Il prit l'habitude de s'y abonner, 
  sans doute, depuis son séjour en Angleterre. C'est probablement le meilleur 
  quotidien d'information de langue anglaise et le seul journal auquel Baha'u'llah 
  se soit adressé, nominativement, dans une de ses Tablettes. Ces carnets contiennent 
  également une énumération détaillée du calendrier baha'i, les principes fondamentaux 
  de la Foi, des notes, en français, sur la période des prophètes hébreux, sur 
  le calcul des années solaires et lunaires, sur les dimensions, le poids et le 
  nombre des copies des Tablettes; ils contiennent également des détails montrant 
  qu'il possédait a fond le système de numération Abjad et quantité d'autres choses. 
  Shoghi Effendi avait déjà en lui les traits essentiels du Gardien.
  
  Shoghi Effendi a toujours maintenu une correspondance active et privée avec 
  les amis baha'is. Une de ces lettres écrite le 26 juillet 1914 de Haïfa a "Syed. 
  Mustapha Roumie" de Birmanie, nous apprend qu'il est très heureux "des bonnes 
  nouvelles du progrès rapide de la cause en Extrême-Orient", qu'il a communiqué 
  cette lettre au Maître et "un sourire tendre a paru sur sa face radieuse et 
  son coeur s'est rempli de joie. J'ai su, alors, que le Maître était en bonne 
  santé car j'ai recueilli les paroles que je cite ici. "N'importe quand et n'importe 
  où, que j'apprenne de bonnes nouvelles sur la Cause, et ma santé physique s'améliore 
  et se bonifie". Je vous apprends donc que le Maître est heureux et se sent très 
  bien. Transmettez ces bonnes nouvelles aux croyants Indiens. J'espère que cela 
  doublera leur courage, leur fermeté et leur zèle dans la propagation de la Cause."
  
  Shoghi Effendi joua également un rôle important dans les activités des étudiants 
  baha'is de Beyrouth où passaient tant de pèlerins, d'Iran ou d'Extrême-Orient, 
  en route pour Haïfa ou sur le chemin de retour. Dans une autre lettre au même 
  correspondant, il écrit: "Collège Protestant Syrien, Beyrouth, Syrie, le 3 Mars 
  1914. De retour a nos activités de collèges, nos réunions baha'is, dont je vous 
  ai déjà parlé, sont réorganisées et nous envoyons, aujourd'hui seulement, des 
  lettres contenant les bonnes nouvelles de la Terre Sainte, aux Assemblées baha'ies 
  dans différents pays."
  
  En février 1915, Shoghi Effendi reçoit, (il n'est pas précisé a quel titre) 
  le premier prix de Freshman Sophore Prise Contest attribué par l'Union des Etudiants. 
  Il était un bon élève mais n'a jamais prétendu qu'on le considérât comme un 
  fort en thème, brillant et hors série. Il y a une grande différence entre un 
  esprit large, profond, pénétrant et un cerveau de bonne qualité, poussé le plus 
  souvent par l'ambition et la vanité et qui reçoit les acclamations de la faculté 
  et de ses condisciples. Shoghi Effendi n'a jamais été vaniteux ou ambitieux. 
  Il était embrasé par un motif suprême: servir Abdu'l-Baha et enlever quelques 
  uns des soucis et des charges qui pesaient sur ses épaules. Shoghi Effendi confirme 
  ceci, dans une lettre adressée de Beyrouth a Abdu'l-Baha, le 15 janvier 1918, 
  en ces termes: "J'ai repris mes études, y consacrant et concentrant tous mes 
  efforts et faisant tout mon possible pour acquérir ce qui me sera bénéfique 
  et me préparera a servir la Cause dans les jours qui viennent." 
  
  Shoghi Effendi venait de rentrer a Beyrouth, après les vacances de Noël: "je 
  suis arrivé" écrit-il "sain et heureux a l'université ayant eu, en route, un 
  temps pluvieux et froid." Il exhale dans chaque phrase de cette lettre "mon 
  amour et ardent désir pour vous" et termine: "je vous ai envoyé par la poste 
  un morceau de fromage, espérant qu'il sera agréé par toi". Il signe "Ton humble 
  et modeste serviteur Shoghi". Quand on songe que pendant la guerre, des dizaines 
  de milliers de gens sont morts de privation, ce cadeau d'un morceau de fromage 
  prend une tout autre dimension.
  
  Que ces années de guerre, durant lesquelles il étudiait a Beyrouth pour obtenir 
  son diplôme de Bachelor of Arts de l'Université américaine, aient projeté une 
  ombre épaisse d'anxiété sur Shoghi Effendi malgré son caractère joyeux et énergique, 
  est démontré par une lettre écrite en avril 1919 où il se réfère aux longues 
  années tristes de guerre, de famine, de carnage, de peste, quand la terre Sainte 
  était isolée des différentes régions du monde et supportait l'ultime et la plus 
  sévère répression, tyrannie et dévastation...
  
  " C'étaient des années pleines de dangers pour son grand-père bien-aimé, des 
  années terribles de famine pour la plus grande partie de la population, des 
  années de privation pour tous, y compris sa propre famille. Alors que la guerre 
  mondiale touchait a sa fin, la menace d'un bombardement de Haifa par les Alliés 
  prit une telle consistance qu'Abdu'l-Baha envoya pour quelques mois sa famille 
  dans un village au pied des collines, de l'autre côté de la baie d'Akka; et 
  lui-même y resta quelque temps. Mais la plus grande menace pour la vie du Maître 
  et pour sa famille apparut lorsque le Commandant en Chef turc, "le brutal, le 
  tout-puissant et le sans scrupules Jamal Pacha, un ennemi invétéré de la Foi" 
  comme le décrit Shoghi Effendi, décida de crucifier Abdu'l-Baha et toute sa 
  famille. 
  
  Selon le Major Tudor Pole, un officier de l'armée victorieuse du général Allenby 
  qui entra a Haifa en août 1918, cet acte hideux devait avoir lieu deux jours 
  avant la prise de Haifa. Il échoua grâce a l'avance rapide des Britanniques 
  et par conséquent au retrait précipité des forces turques. Comme Shoghi Effendi 
  avait fini ses études nous supposons qu'il était avec Abdu'l-Baha a cette époque 
  et partageait l'angoissante incertitude de ces jours. C'est étrange, en écrivant 
  cela, je me rends compte comme Shoghi Effendi parlait peu des événements de 
  sa propre vie. Il n'aimait pas les anecdotes et n'avait pas le temps de se souvenir 
  lorsqu'il s'agissait de lui-même. Pendant toute la période que j'ai eu le privilège 
  de passer avec lui, ses pensées et son esprit étaient totalement préoccupés 
  par le travail de la Cause, la seule tâche immédiate a accomplir qui l'attendait 
  chaque jour et pesait sur lui.
  
  Shoghi Effendi obtint le diplôme de Bachelor of Arts, en 1918. Dans une lettre 
  a un ami, datée du 19 novembre de cette même année, il écrit: "je suis si heureux 
  et privilégié de pouvoir servir mon Bien-Aimé, après avoir terminé mes études 
  d'Art et de Sciences a l'Université américaine de Beyrouth. Je suis impatient 
  et j'attends les nouvelles de vos services a la Cause car en les transmettant 
  au Bien-Aimé, je le rendrai heureux, joyeux et fort. Ces quatre dernières années 
  furent des années d'une calamité inouïe, d'une oppression sans précédent, d'une 
  misère indescriptible, d'une très grande famine et détresse, des années de luttes 
  et de carnages sans parallèles. Maintenant que la colombe de la paix a regagné 
  son nid et sa demeure, une occasion en or se présente pour la propagation de 
  la Parole de Dieu. 
  
  Cela se fera maintenant et le message sera donné dans ces régions libérées, 
  sans la moindre restriction. C'est vraiment l'Ere de Service." Rien ne peut 
  mieux révéler le caractère du futur Gardien que ces lignes où apparaissent nettement 
  son dévouement au travail du Maître, son ardent désir de rendre heureux. L'aperçu 
  concis de ce que signifie maintenant sa vie en relation avec ce service, son 
  analyse de ce que la fin de la guerre signifie pour le futur immédiat de travail 
  baha'i. Le style rhétorique naissant, encore gêné par une maîtrise imparfaite 
  de l'Anglais, mais possédant déjà l'ossature de sa grandeur future, apparaît 
  dans des passages tels que celui-ci: "les amis... sont tous... grands et petits, 
  jeunes et vieux, malades ou en pleine santé, chez eux ou a l'étranger, satisfaits 
  des événements qui se sont récemment produits, ils sont une seule âme dans différents 
  corps, unis, contents, servant et désirant l'unité de l'humanité."
  
  Shoghi Effendi avait maintenant vingt et un ans. Sa parenté avec Abdu'l-Baha 
  apparaissait clairement dans certaines des premières lettres écrites pour la 
  plupart en 1919: "mon grand-père Abdu'l-Baha" et signe " Shoghi Rabbani" (petit-fils 
  d'Abdu'l-Baha)". Il faut se rappeler que dans les mois qui suivirent la fin 
  de la guerre, le contact fut rétabli entre le Maître et les croyants des nombreux 
  pays qui étaient coupés de lui pendant les longues années de guerre et d'hostilité. 
  Il était dès lors hautement désirable que les baha'is et les non baha'is connaissent 
  ce "Shoghi Rabbani" qui agissait maintenant comme le secrétaire et le bras droit 
  du Maître. Le Star of West, dans son numéro du 27 septembre 1919, publie une 
  grande photo de Shoghi Effendi avec la légende: "Shoghi Rabbani, petit-fils 
  d'Abdu'l-Baha" et affirme qu'il est le traducteur des tablettes récentes et 
  que ses lettres de Chronique commencent a partir de ce numéro. Personnellement, 
  connaissant par expérience, la minutie avec laquelle Shoghi Effendi agissait 
  au Centre Mondial, je crois que c'est probablement le Maître lui-même qui lui 
  avait ordonné de clarifier leur lien familial.
  
  Le travail d'Abdu'l-Baha croissait de jour en jour avec le flot des lettres, 
  des rapports et finalement des pèlerins. Ceci apparaît dans les lettres personnelles 
  de Shoghi Effendi a certains amis baha'is: "... Cette interruption de ma part 
  dans la correspondance est uniquement due a la grande intensité de travail de 
  dictée et de traduction des Tablettes... Toute l'après midi a passé en traduction 
  d'une partie des requêtes venant de Londres." Et il termine: 
  
  "Je joins, sans parler de mon affection baha'ie et particulièrement pour vous, 
  deux photos." "J'ai la tête qui tourne, tellement la journée a été chargée. 
  Pas moins d'une vingtaine de demandeurs allant des princes et pacha au simple 
  soldat, ont recherché une entrevue avec 'Abdu'l-Baha"; "Du matin au soir, et 
  même jusqu'à minuit, le Bien-Aimé est occupé a révéler des Tablettes, a répandre, 
  dans un monde triste et désabusé, ses pensées constructives et dynamiques d'amour 
  et les principes."; "Alors que j'écris ces lignes, je dois me rendre auprès 
  de lui et noter ses paroles en réponse aux requêtes récemment reçues." Chaque 
  terme révèle l'énergie indomptable, le dévouement et l'enthousiasme de ce prince 
  qui se tient a côté du vieux roi, et qui le sert et le soutient avec toute la 
  vitalité de sa jeunesse et de son ardeur singulière.
  
  Shoghi Effendi accompagnait fréquemment le Maître aux cérémonies officielles 
  où il était de plus en plus invité. Cela comportait aussi des visites au Gouverneur 
  en Chef qui conduisit les forces Alliées en Palestine, Sir Edmond Allenby, promu 
  plus tard Lord Allenby, et qui contribua largement a l'octroi par le Gouvernement 
  britannique du titre de Chevalier a Abdu'l-Baha. Shoghi Effendi a écrit: "C'était 
  la seconde fois qu'Abdu'l-Baha rendait visite au général et cette fois la conversation 
  était centrée sur la Cause et ses progrès... C'est une figure aimable, modeste 
  et impressionnante, il est affectueusement chaleureux, quoique imposant dans 
  ses manières." Le petit-fils d'Abdu'l-Baha était maintenant connu dans ces milieux. 
  Une lettre officielle du Gouverneur militaire a Abdu'l-Baha contient cette phrase: 
  "Votre Eminence: j'ai reçu, ce jour, de votre petit-fils la somme de .. C'était 
  a la suite de la visite que lui avait rendue Shoghi Effendi pour remettre une 
  seconde contribution du Maître au "Fonds de Secours de Haïfa". Shoghi Effendi 
  passait également beaucoup de temps avec les pèlerins, et pas seulement en présence 
  Abdu'l-Baha, il leur demandait avec insistance des informations sur les progrès 
  des activités baha'ies dans les différents pays.
  
  Le travail du Maître avait maintenant augmenté a un tel point que de nombreuses 
  personnes l'aidaient et le servaient constamment; aucune d'elles, cependant, 
  ne pouvait être comparée a Shoghi Effendi. Le Gardien m'a raconté qu'un américain, 
  croyant de longue date, envoya (je crois que c'était au début de 1920) un cadeau 
  au Maître. C'était une automobile Cunnigham. 
  
  Le Maître reçut l'avis d'arrivée une fin de semaine et le donna a Shoghi Effendi 
  avec des instructions pour qu'il veille a ce que la voiture soit dédouanée et 
  livrée a la maison. Le lendemain, m'a dit Shoghi Effendi, était un jour férié 
  et il n'y avait aucun haut fonctionnaire au port. Il réussit, cependant, a faire 
  livrer la voiture et lorsque celle-ci arriva, il alla lui-même prévenir que 
  la voiture attendait, a la porte. Surpris et heureux, le Maître lui demanda 
  comment il s'y était pris. Shoghi Effendi lui dit qu'il avait porté les papiers 
  aux domiciles des différents fonctionnaires leur demandent de signer les documents 
  et de donner les ordres pour que la voiture de Sir Abdu'l-Baha 'Abbas soit livrée 
  tout de suite. C'est caractéristique de la façon dont Shoghi Effendi a travaillé 
  toute sa vie. Il voulait toujours que chaque chose se fasse tout de suite et 
  plus tôt encore si possible. Et, toute chose sur laquelle il avait contrôle 
  avançait a cette vitesse.
  
  Le plus souvent et en tout lieu, Abdu'l-Baha et son petit-fils bien-aimé étaient 
  ensemble. Ce compagnonnage constant, d'une durée de deux ans environ, dut leur 
  procurer une profonde satisfaction et exerça une influence décisive sur Shoghi 
  Effendi. Pendant ces années, alors que se levait l'étoile de la renommée locale 
  et internationale Abdu'l-Baha, Shoghi Effendi put observer le comportement du 
  Maître envers les hautes personnalités officielles et les nombreuses personnes 
  de distinction attirées par celui que beaucoup considéraient comme rien de moins 
  qu'un prophète oriental et la plus grande figure religieuse de l'Asie. Il put 
  aussi observer le Maître face a la jalousie toujours présente et aux intrigues 
  de ses ennemis. Les leçons apprises serviront la foi de Baha'u'llah pendant 
  les trente-six années du ministère de Shoghi Effendi.
  
  Dans une lettre a un ami datée du 18 février 1919, Shoghi Effendi écrit qu'il 
  est a Baha'i avec le Maître. Cette lettre commence ainsi: "J'envoie mes salutations 
  et mon plus doux souvenir a vous, ami lointain, de ce lieu sacré!" Il poursuit 
  en décrivant la paix de Bahji après l'incessante activité de Haïfa et dit: "L'air, 
  la bas est saturé de gaz et de vapeur que dégagent continuellement les engins 
  motorisés et les bateaux; alors qu'ici, l'atmosphère est pure, aussi claire 
  et parfumée que possible." Quand on se rappelle, qu'en 1923, je suis venue a 
  Bahji dans la calèche d'Abdu'l-Baha et qu'en 1918 le trafic automobile était 
  pratiquement inexistant dans la Palestine d'après guerre, nous devons supposer 
  que Shoghi Effendi était d'une nature extraordinairement délicate; et il l'était 
  effectivement! 
  
  Sa description du Maître visitant le Tombeau Sacré deux fois par jour, se promenant 
  a travers la plaine fleurie, révèle sa joie en ces jours précieux, près de son 
  Bien-Aimé. Mais le terme de félicité, approchait a grands pas. Il avait été 
  décidé qu'il irait en Angleterre et entrerait a l'université d'Oxford, dans 
  le but avoué de parfaire son anglais afin de mieux traduire les Tablettes et 
  les autres écrits saints.
  
  La décision de Shoghi Effendi de quitter Abdu'l-Baha, après avoir passé un peu 
  moins de deux ans constamment a son service, et a un moment où l'énorme correspondance 
  d'après guerre du Maître allait croissant, était basée sur un certain nombre 
  de facteurs: s'il voulait poursuivre ses études le plus tôt serait le mieux; 
  Abdu'l-Baha disposait maintenant de plusieurs secrétaires; le plus âgé des cousins 
  de Shoghi Effendi avait fini ses études a Beyrouth et était de retour; les plans 
  et la condition du Maître étaient propices et par-dessus tout, il était en parfaite 
  santé. 
  
  En 1918, Tudor Pôle qui était en Palestine avec l'armée conquérante d'Allenby, 
  écrivait: "Le Maître est vigoureux et d'une santé meilleure encore que lorsqu'il 
  était a Londres." Shoghi Effendi lui-même dans des lettres écrites en avril 
  et en août 1919, souligne: "Le Bien-Aimé est en parfaite santé, fort et vigoureux, 
  heureux et joyeux..."; "Le Maître Bien-Aimé est vraiment au mieux de sa santé, 
  physiquement fort, toujours actif, révélant des centaines de Tablettes par semaine, 
  répondant a d'innombrables requêtes, recevant de nombreux visiteurs et pèlerins, 
  se levant souvent a minuit pour prier et méditer." A cette époque, Shoghi Effendi 
  transmet, par des lettres a des amis en Angleterre et en Birmanie, l'étonnante 
  nouvelle qu'Abdu'l-Baha envisageait un très long voyage: "Ce qui est significatif 
  et attrayant, c'est l'indication donnée par le Bien-Aimé lui-même, il projette 
  et envisage un tel voyage a travers l'Océan Indien. Il a même déclaré que, si 
  Dieu le veut, il aimerait entreprendre un voyage en Inde et continuer par l'Indochine, 
  le Japon, les Iles Hawaii, puis traverser le continent américain et aller a 
  votre aimable cité de Londres, en France et en Egypte. Oh! quelle est fervente, 
  profonde et sincère notre espérance pour qu'un voyage dont il a fixé lui-même 
  la durée a quatre ou cinq ans soit entrepris. Espérons et préparons-nous."; 
  "Le Bien-Aimé a indiqué sa récente intention de voyager en Inde et nous espérons 
  que cela se réalisera bientôt, et que l'Inde, grâce a l'unité et l'énergie des 
  amis, acquerra la capacité de le recevoir."
  
  Peu d'entre nous, et encore moins a vingt-trois ans, envisagent la mort de ceux 
  qu'ils aiment, et encore moins lorsqu'ils sont en pleine santé et projettent 
  un voyage de cette importance! Il n'est donc pas surprenant que Shoghi Effendi 
  ait quitté Abdu'l-Baha un jour du printemps 1920, la conscience tranquille, 
  croyant fermement qu'il reviendrait mieux équipé pour le servir. Confiant, je 
  n'en doute pas, qu'il serait, cette fois, de ce merveilleux voyage avec son 
  grand-père et qu'il aurait le privilège de le servir jour et nuit pendant de 
  nombreuses années. En anticipant sur ces années qui paraissaient attendre Abdu'l-Baha, 
  Shoghi Effendi négligeait l'âge du Maître (Il avait presque soixante seize ans) 
  et il négligeait aussi ce facteur qui souvent brise nos coeurs et nos espérances: 
  l'intervention obscure de la Providence dans nos plans et dans notre vie. Qu'il 
  fût terrible le coup qui frappa soudain le jeune Gardien! Il le révèle lui-même 
  en termes pleins de souffrances a un cousin éloigné, en février 1922, quelques 
  mois après l'ascension de son grand-père: "Ah! l'amer remords de lui avoir manqué 
  dans ses derniers jours sur cette terre; je l'emporterai avec moi dans la tombe, 
  peu importe ce que je ferai pour lui, a l'avenir, peu importe a quel point mes 
  études en Angleterre payeront de retour son merveilleux amour pour moi."
  
  Voici un aspect significatif de la vie du Gardien et de sa mort prématurée a 
  l'âge de soixante ans: Shoghi Effendi était un adolescent lorsqu'en 1920 Abdu'l-Baha 
  l'envoya en Angleterre en compagnie de Lotfullah Hakim qui y retournait après 
  son premier pèlerinage a Haïfa, pourtant le Maître insista pour que, en route, 
  il aille d'abord dans un sanatorium et prenne un bon repos. Cela montre l'épuisement 
  nerveux de Shoghi Effendi après les longues années de guerre et la tension qui 
  en découla, suivies du lourd travail d'après guerre et de l'intense activité 
  au service du Maître. Cela montre aussi la sollicitude de son grand-père pour 
  sa santé. Shoghi Effendi prit le repos qui lui avait été ordonné dans un sanatorium 
  de Neuilly, dans la banlieue de Paris. Il n'était pas malade, mais épuisé. Il 
  y fréquenta les croyants, joua au tennis, se promena et se familiarisa avec 
  une ville qui est si belle en elle-même et qui abrite un des plus grands musées 
  du monde. Il rendit visite a quelques baha'is a Barbizon et y séjourna environ 
  deux mois. Puis il gagna l'Angleterre en juillet.
  
  Il y fut reçu avec une chaleur et une affection naturelles par de nombreux amis 
  d'Abdu'l-Baha. 
  
  Il connaissait personnellement quelques uns de ceux-ci comme le Dr. J.E. Esslemont 
  qui avait été récemment a Haïfa et qui avait collaboré avec lui et d'autres 
  amis a la traduction d'une importante Tablette du Maître; le Major Tudor Pole 
  qui avait rencontré 'Abdu'l-Baha a Londres, qui avait été en Palestine avec 
  l'armée d'occupation britannique et qui apportait aux croyants toute aide en 
  son pouvoir, ainsi que Lord Lamington.
  
  Shoghi Effendi était porteur de quelques lettres de son grand-père a certains 
  de ses amis anglais: en témoigne cette lettre écrite, peu après son arrivée, 
  a la femme de Ali Kuli Khan, en France:
  
  "28 juillet 1920
  
  Très chère soeur baha'i,
  
  J'ai été terriblement occupé depuis que j'ai foulé le sol britannique et jusque 
  la le progrès de mon travail a été admirable. Muni des Tablettes du Maître pour 
  Lady Blomfield, Lord Lamington et le Major Tudor Pole, j'ai pu, grâce a eux, 
  entrer en contact avec d'éminents professeurs et orientalistes d'Oxford et de 
  l'université de Londres. Ayant obtenu des instructions et des recommandations 
  de Sir Denison Ross et du professeur Ker auprès de Sir Walter Raleigh, professeur 
  et lecteur de la littérature anglaise a Oxford, et du professeur Margoliouth, 
  savant remarquable de la civilisation arabe et Orientaliste a la même université, 
  je suis allé a Oxford après avoir passé une semaine chargée a Londres. En fait 
  avant mon départ pour Oxford, j'ai reçu une lettre de Margoliouth disant qu'il 
  ferait tout en son pouvoir pour aider un parent d'Abdu'l-Baha. Avec cet homme 
  et le Master de Balliol Collège - un collège où de grands hommes tels que Lord 
  Grey, Earl Curzon, Lord Milner, Mrs Asquith, Swinburne et Sir Herbert Samuel 
  ont obtenu leur diplôme - j'ai eu l'occasion de parler de la Cause et d'éclaircir 
  certains points encore obscurs ou incertains pour ces savants trop occupés.
  
  Priez pour moi, comme je vous l'ai demandé la veille de mon départ, pour que 
  dans ce grand centre intellectuel, j'atteigne mon but et arrive a mes fins..."
  
  La lettre écrite par Lord Lamington au Maître quelques jours plus tard est d'un 
  intérêt tout particulier:
  
  "8 août 1920
  Mon cher ami,
  
  J'ai été heureux de recevoir votre lettre des mains de Shoghi Rabbani et d'apprendre 
  par lui que vous allez bien. Lui-même paraissait en bonne santé et j'ai été 
  de nouveau impressionné par son intelligence et ses manières ouvertes et honnêtes.
  
  J'espère qu'il arrivera a obtenir la formation qu'il cherche, a Oxford. Il est 
  venu deux ou trois jours a la Chambre des Lords, mais, je le crains, aucune 
  des occasions n'a été d'un grand intérêt...
  
  La correspondance ci-dessus nous donne une indication sur l'époque où Shoghi 
  Effendi se trouvait a Londres. Etant porteur d'une lettre d'Abdu'l-Baha pour 
  Lord Lamington, nous devons admettre qu'il ne perdit pas de temps pour la lui 
  porter. Nous pouvons également imaginer l'impatience du jeune homme d'assister 
  aux travaux de la Mère des Parlements, impatience qu'il ne put cacher au pair 
  expérimenté et aimable qui veilla a ce que Shoghi Effendi soit admis a certaines 
  sessions de la Chambre. Le Gardien était toujours grandement intéressé par les 
  affaires politiques, se tenait très au courant, et aimait le spectacle de la 
  Chambre des Lords et de la Chambre des Communes. Je me rappelle qu'après notre 
  mariage, quand pour la première fois nous allâmes ensemble a Londres, il m'emmena 
  a la Chambre des Communes et nous prîmes place dans la galerie des visiteurs 
  pendant toute une session. Ce fut une très grande expérience pour moi, encore 
  étourdie et bouleversée par le récent honneur d'être admise si près du Signe 
  de Dieu sur la terre, On peut, dès lors, imaginer comme le tout jeune Shoghi 
  Effendi en fut saisi et impressionné, la première fois. 
  
  Il se familiarisa très vite avec Londres, durant ce premier séjour en Angleterre, 
  et visita les sites les plus fameux. Souvent, quand nous visitions ensemble 
  des lieux tels que Westminster Abbey, St. Paul, la Tour de Londres, le British 
  Museum, la National Gallery, le Victoria and Albert Museum, la City, les Kew 
  Gardens etc, je me rendais compte du nombre de souvenirs qu'il avait gardés 
  en association avec ces lieux connus de son époque estudiantine. Il visita aussi 
  beaucoup l'Angleterre, autant que la modeste allocation d'étudiant qu'il recevait 
  d'Abdu'l-Baha le lui permettait. Il économisait beaucoup. Je le sais parce qu'il 
  m'a raconté, par exemple qu'il avait acheté un fer a repasser électrique avec 
  lequel il repassait lui-même ses vêtements!
  
  Shoghi Effendi rendit plus d'une fois visite au Dr. Esslemont dans son sanatorium 
  de Bournemouth. Une photo les montre ensemble, tête contre tête, devant la façade 
  du sanatorium. Une lettre de Shoghi Effendi au Dr. Hall, lettre écrite après 
  la mort d'Esslemont exprime éloquemment ce que ces visites signifiaient pour 
  lui: "je me rappellerai toujours les jours reposants que j'ai passés a Bournemouth 
  en compagnie de notre regretté ami John Esslemont. Je n'oublierai pas les heures 
  plaisantes que nous avons passées ensemble lors de nos repas au sanatorium." 
  Alors qu'il se trouvait dans cette partie de l'Angleterre, Shoghi Effendi visita 
  aussi la station balnéaire de Torquay.
  
  Nous y retournâmes ensemble, bien des années plus tard et le Gardien me montra 
  les fameuses dunes de Babbacombe. Nous nous promenâmes dans le parc qu'il avait 
  visité longtemps auparavant, un parc avec des sentiers colorés d'un rouge profond 
  qui, je crois, imposèrent a son esprit la beauté des sentiers rouges, des pelouses 
  vertes en conjonction avec des vases d'ornementation; beauté qui l'incita des 
  années plus tard, a les reproduire dans ses magnifiques jardins a Bahji et sur 
  le Mont Carmel.
  
  Shoghi Effendi n'oublia jamais les souvenirs de cette époque estudiantine. Je 
  me rappelle qu'une fois, pendant les dernières années de sa vie, il raconta 
  a un pèlerin anglais qu'il avait trouvé bon les épaisses tranches de pain brun, 
  la confiture de framboise et la crème du Devonshire.
  
  Pendant son séjour en Angleterre, il était particulièrement fié avec un baha'i 
  persan ancien et éprouvé, qui vivait a Londres, ainsi qu'avec le Dr. Esslemont, 
  Lady Blomfield et quelques baha'is de Manchester. Il passait la plupart de son 
  temps a Oxford et se consacrait a ses études. Cependant, il fréquentait la communauté 
  baha'ie britannique et participait a ses activités. Un croyant indien résidant 
  en Angleterre écrit dans une lettre du 5 mai 1921: "Le mercredi après-midi j'ai 
  assisté a la réunion baha'ie habituelle, a Lindsay Hall. Mr. Shoghi Effendi 
  lut un article sur les problèmes économiques et leur solution. Son article était 
  très bien écrit et très bon..." Il semble que cette lecture d'articles ne se 
  confinait pas seulement aux réunions baha'ies, car dans une lettre a un des 
  croyants, écrite au Balliol Collège, il mentionne: "je vous enverrai aussi, 
  un peu plus tard, un article sur le Mouvement, que j'ai lu, il y a quelque temps, 
  a l'une des principales associations d'Oxford."
  
  Aujourd'hui encore on jure par Oxford et Cambridge. En 1920, ils brillaient 
  encore plus que de nos jours, dans un splendide isolement académique maintenant 
  que les universités sont plus répandues. Balliol, où Shoghi Effendi était admis, 
  avait une très haute renommée, étant un des collèges les plus anciens d'Oxford. 
  Le Gardien m'emmena ici aussi, des années plus tard, pour voir les rues qu'il 
  traversait jadis, la bibliothèque Bodleian, la calme rivière et ses alentours 
  de pelouses vertes derrière les portes en fer forgé, Christ Church plus que 
  millénaire avec sa vaste cuisine et sa parure d'arches gothiques, Magdalen et 
  ses beautés, la calme cour carrée a l'intérieur des murs de Balliol que Shoghi 
  Effendi traversait pour aller a ses cours, le réfectoire où il mangeait et la 
  petite entrée qui donnait sur la chambre qu'il avait occupée étant étudiant.
  
  Tout cela naturellement, réveillait en lui beaucoup de souvenirs, mais je crois 
  que peu d'entre eux étaient agréables.
  
  Il y a bien des années, un baha'i rapportait au Gardien une conversation avec 
  A. D. Lindsay qui avait été le professeur de Shoghi Effendi et qui depuis était 
  devenu Master of Balliol. J'ai gardé une copie de ce rapport. On doit cependant 
  se rappeler que ces paroles ont été dites oralement, lors d'une conversation 
  courte et familière et non a une entrevue spéciale. "L'idée de Shoghi Effendi 
  sur l'éducation consistait a découvrir quelqu'un dont il appréciait les opinions 
  et a le questionner. Lorsque Shoghi Effendi obtenait ses réponses, il les notait 
  toutes sur un petit livre noir. J'avais affiché mon programme (schedule, comme 
  nous disons en anglais et skedule comme vous dites en américain). Shoghi Effendi 
  est venu me trouver me demandant:
  
  que faites vous entre sept heures et huit heures et demi?" - "pourquoi donc 
  ai-je dit?, je dîne!" - "Oh! a dit Shoghi Effendi vous faut-il donc tout ce 
  temps? je n'avais pas vu tant de désir de connaissance a Oxford. Je lui donnai 
  alors un autre quart d'heure et dînai moins. Il était ainsi - je souffrais pour 
  lui." Cet incident avait surgi parce que Shoghi Effendi voulait que son professeur 
  lui consacrât plus de temps qu'il ne lui en avait déjà alloué. Malgré ces remarques 
  aimablement intentionnées, rien ne prouve que cet homme instruit ait jamais 
  soupçonné le fait que sa vraie distinction pour la postérité serait d'avoir 
  été, un jour, le professeur de Shoghi Effendi. Alors que tout le monde au collège 
  et ce professeur en particulier, savaient pourquoi Shoghi Effendi avait abandonné 
  ses études pour rentrer en Palestine, il n'y a, cependant, pas une seule lettre 
  exprimant de sa part quelque sentiment personnel pour son élève.
  
  Toutefois, il y eut un échange de lettres entre eux en 1927. Shoghi Effendi 
  écrivit a Mr. Lindsay qu'il lui envoyait les Annales baha'ies "montrant la nature 
  du travail auquel je me suis consacré depuis mon départ soudain et profondément 
  regretté de Balliol." Il poursuit "l'aide inestimable que j'ai reçue sous votre 
  direction m'a été très profitable dans ma tâche ardue et pleine de responsabilité 
  et je profite de cette occasion pour exprimer ma reconnaissance pour tout ce 
  que vous avez fait pour moi." 
  
  Deux ans plus tard, Lindsay, dans un appel général aux anciens pour un certain 
  fonds du collège, le remerciait pour son livre. Shoghi Effendi répondit le lendemain, 
  joignant une contribution de 20 livres Sterling, et le remercia pour sa lettre 
  qui "a servi a rappeler les jours heureux et précieux que j'ai passés, sous 
  votre direction, a Balliol." La grandeur du rang du Gardien, sa modestie, son 
  sens de justice, et aussi sa courtoisie l'incitaient toujours a donner a chacun 
  son dû. En 1923, dans une lettre au professeur Dodge de l'Université américaine 
  de Beyrouth, il parle de "cette grande institution éducative du Proche-Orient, 
  a laquelle je sens tant devoir.."
  
  L'attitude du Professeur D.S. Margoliouth et celle de sa femme furent tout a 
  fait différentes. En 1930, en remerciant Shoghi Effendi pour un livre qu'il 
  leur avait envoyé, Mme Margoliouth écrit: "Nous aimons a nous rappeler le plaisir 
  qui a été le nôtre de vous accueillir dans cette maison pendant votre trop court 
  séjour a Oxford." Ce n'est pas le seul foyer qui ait reçu Shoghi Effendi. En 
  effet, cinq ans après son départ d'Angleterre, dans une lettre a Mme White, 
  il écrit: Je me rappellerai toujours, comme un souvenir vivant et agréable, 
  de votre précieuse aide ainsi que de votre généreuse hospitalité pendant mon 
  séjour a Oxford... Toujours votre ami reconnaissant et affectueux, Shoghi. "
  
  Sur le registre de 1920 du collège nous découvrons que le Gardien s'est présenté 
  lui même, et de sa propre main, comme Shawqi Hadi Rabbani, premier fils de Mirza 
  Hadi Shirazi, âge 23 ans.
  
  Nous trouvons sur un carnet de Shoghi Effendi la liste ci-dessous, soigneusement 
  établie. Elle montre les dates auxquelles ses cours commençaient en 1920:
  
  14 oct. 1920: Sciences politiques: - Rev. Carlyle
  
  15 oct. 1920: Problèmes sociaux et politiques: - Mr. Smith (Master of Balliol)
  
  13 oct. 1920: Questions Sociales et industrielles: - Rev. Carlyle 12 oct. 1920: 
  Economie Politique - Sir T.H. Penson M.A.
  
  16 oct. 1920: Histoire économique de l'Angleterre depuis 1688: - Sir Penson
  
  11 oct. 1920: Logique: - Mr. Ross M.A.
  
  12 oct. 1920: Question Orientale: - F. F. Urquhart M.A.
  
  19 oct. 1920: Relation Capital - Travail: - Clay, New Collège.
  
  Il prit des notes a certains cours, tout au moins pendant les premières séances. 
  Le Gardien savait exactement pourquoi il fréquentait Oxford. Il le dit, fort 
  heureusement pour nous, dans une lettre du 18 oct. 1920 a un ami oriental: "Mon 
  cher ami spirituel... Grâce a Dieu je suis en bonne santé et plein d'espoir; 
  j'essaie de toute ma capacité d'acquérir ce qui me sera nécessaire pour servir 
  plus tard la Cause. J'espère en effet acquérir rapidement ce que ce pays et 
  cette société offrent de mieux et retourner alors chez moi et revêtir les vérités 
  de la foi sous une forme nouvelle et servir ainsi le Seuil Sacré." Il se réfère 
  ici, sans aucun doute, a ses traductions futures des enseignements en un anglais 
  parfait dont il posa les fondations pendant son séjour en Angleterre.
  
  Dans une lettre du 22 nov. 1921, apparaissent clairement les progrès faits par 
  Shoghi Effendi dans son travail a Oxford et l'on y sent la nouvelle maîtrise 
  et la confiance en soi: " ... J'ai été ces derniers temps plongé dans le travail, 
  révisant de nombreuses traductions et j'ai envoyé a Mr. Hall ma traduction de 
  la Tablette a la Reine Victoria qui regorge des plus vitaux et des plus importants 
  conseils dont ce monde triste et désillusionné ait un besoin urgent! Si vous 
  n'en avez pas encore pris connaissance, obtenez la sans faute auprès de Mr. 
  Hall car elle est a mon avis, l'une des déclarations les plus marquantes et 
  les plus catégoriques de Baha'u'llah sur les affaires du monde." Il poursuit 
  en joignant quelques extraits " certains nouveaux, d'autres anciens" qu'il avait 
  faits "au cours de mes lectures a Bodleian, sur le Mouvement." Dans une lettre 
  en persan, de cette même période, a un ami de Londres, il fait allusion au fait 
  que "je suis engagé, dans ce pays, jour et nuit, a me perfectionner dans l'art 
  de la traduction... Je n'ai pas un moment de repos. Dieu merci, a un certain 
  degré au moins le résultat est bon." Il affirme que ses occupations, ses études 
  et ses cours au collège, sont tels qu'il n'est libre que le dimanche et que 
  son ami peut venir le voir le dimanche au 45 Broad Street.
  
  Depuis Beyrouth et pratiquement jusqu'à la fin de sa vie, Shoghi Effendi avait 
  l'habitude de noter sur un carnet des mots et des phrases typiquement anglaises. 
  Des centaines de mots et de phrases avaient été ainsi relevés. Cela témoigne 
  clairement des années d'études minutieuses pour maîtriser une langue qu'il aimait 
  et dont il se délectait. Pour l'anglais, il ne cédait a personne. 
  
  Il était un grand lecteur de la version de la Bible qu'en avait donné King James 
  et des historiens Carlyle et Gibbon dont il admirait le style, et tout particulièrement 
  ce dernier. Il aimait tellement "le déclin et la chute de l'Empire Romain" de 
  Gibbon que je ne me rappelle pas l'avoir jamais vu sans un volume de ce livre 
  près de lui dans sa chambre, ou avec lui lorsqu'il voyageait. Lorsqu'il mourut, 
  il y avait un petit volume, dans une édition populaire, près de son fit. C'était 
  sa petite bible de la langue anglaise et souvent il m'en lisait des extraits, 
  s'interrompant pour s'exclamer: '"Oh! quel style! quelle maîtrise de l'anglais! 
  quelles phrases coulantes! écoute cela!" Avec sa belle voix et sa prononciation, 
  (une prononciation qui ressemblait a ce que nous appelons "l'accent d'Oxford", 
  mais pas aussi exagéré), les mots éclataient avec feu et couleur et leurs valeur 
  et sens ressortaient tel un joyau brillant. Je me rappelle particulièrement 
  une heure calme (si rare hélas), d'un après midi d'été où nous étions assis 
  sur un banc face au lac dans le parc de St.-James a Londres; il lisait Gibbon 
  pour moi a haute voix. L'influence de Gibbon apparaît clairement dans les écrits 
  de Shoghi Effendi de même qu'apparaît le style biblique anglais dans ses traductions 
  des Prières de Baha'u'llah, des Paroles Cachées et des Tablettes.
  
  je sais que Shoghi Effendi était a Oxford en même temps qu'Antony Eden; ils 
  se connaissaient sans être amis. En fait, je ne l'ai jamais entendu dire que 
  quelqu'un avait été son ami. Il avait gardé quelques relations avec certains 
  de ses professeurs et paraissait garder ses distances envers d'autres. Peut-être 
  a cause d'une timidité difficile a détecter dans la majesté de Gardien et qui 
  était pourtant un des traits dominants de son caractère. Il adhéra un moment 
  a une association de discussions et il aimait jouer au tennis, mais des détails 
  sur son séjour a Oxford manquent singulièrement. Toute cette période de sa vie 
  fut éclipsée par l'ascension du Maître, qui dévasta complètement sa vie, par 
  ses conséquences. En fait, la seule chose qui nous rappelle réellement ce séjour, 
  c'est l'influence qu'il laissa sur ses écrits et sur son caractère. Un séjour, 
  même aussi court, dans une université de la qualité d'Oxford, forma et aiguisa 
  son esprit déjà logique, développa ses talents de critique, renforça son sens 
  aigu de la justice et son pouvoir de raisonnement, ce séjour ajouta a la noblesse 
  orientale qui caractérisait la famille de Baha'u'llah, cette touche de culture 
  que nous associons au plus fin des gentlemen anglais.