La perle inestimable
Par Ruhiyyih Rabbani


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Chapitre 1. L'enfance et l'adolescence de Shoghi Effendi

Le salut et la louange, la bénédiction et la gloire sur cette première branche de l'Arbre divin et sacré, cette branche bénie, tendre, verdoyante, jaillissant des deux Saints Arbres Jumeaux; sur la plus merveilleuses l'unique et l'inestimable perle qui étincelle d'entre les flots houleux des deux Mers jumelles.

Tel un éclair de soleil entre les nuages, ces paroles fendirent les ténèbres de ces années dangereuses et illuminèrent un petit garçon, le petit-fils d'un prisonnier du sultan de Turquie, vivant dans la cité prison d'Akka de la province turque de Syrie. Elles furent écrites par Abdu'l-Baha dans la première partie de son Testament et concernaient l'aîné de ses petits-enfants, Shoghi Effendi.

Quoique déjà choisi comme successeur de son grand père, l'enfant et la foule croissante des adeptes de Baha'u'llah, ignorèrent le fait. En Orient, le principe de la succession linéale est fort bien compris et accepté comme le cours normal des événements. Et, on espérait, sans doute, qu'Abdu'l-Baha a l'instar de Baha'u'llah, démontrerait la validité de ce mystérieux et grand principe de primogéniture. Un croyant persan, bien avant l'ascension du Maître, avait demandé si, après son décès, il y avait une personne vers laquelle tous devraient se tourner. En réponse 'Abdu'l-Baha avait écrit: "... Sache, en vérité, que c'est un secret bien gardé. Il est comme une perle scellée dans sa coquille. Sa révélation est prédestinée. Le temps viendra où sa lumière apparaîtra, ses preuves seront manifestes et ses secrets dévoilés."

Le journal du Dr. Yunis Khan nous éclaire davantage sur ce sujet. En 1897, cet ami passa trois mois a 'Akka avec 'Abdu'l-Baha. Il y retourna, en 1900, pour un séjour de plusieurs années. Il ressort de ce journal que, probablement a la suite de nouvelles parvenues en Occident concernant la naissance d'un petit-fils au Maître, une voyante américaine avait écrit qu'il est dit dans la Bible qu'après 'Abdu'l-Baha "un petit enfant les conduira" (Esd, 11,6). S'agit-il, réellement d'un enfant, d'un enfant déjà né? En réponse 'Abdu'l-Baha avait révélé la tablette suivante:

"0 Servante de Dieu!

En vérité cet enfant est né et vit,- des choses merveilleuses apparaîtront de lui, que tu entendras dans l'avenir. Tu le verras doté de la plus parfaite apparence, d'une capacité suprême, d'une perfection absolue, d'un pouvoir illimité et d'une puissance inégalée. Sa face brillera d'un tel éclat qu'elle illuminera tous les horizons du monde. N'oublie donc pas cela tant que tu vivras car les âges et les siècles porteront sa marque.

Sur toi salutation et louange
'Abdu'l-Baha 'Abbas"


Yunis Khan reçut une lettre d'Amérique au moment où les plus épais nuages soulevés par les briseurs du Covenant entouraient 'Abdu'l-Baha. Il ignorait complètement l'origine de la question que posait cet ami. Il affirme dans son journal que ce ne fut que de nombreuses années plus tard qu'il apprit l'existence de cette Tablette. Il peut sembler surprenant qu'une si importante Tablette ne fût pas connue en Orient. Nous devons cependant nous rappeler qu'a cette époque il n'y avait pratiquement aucun contact entre les baha'is d'Orient et d'Occident. Les Tablettes circulaient parmi les amis américains oralement ou par copie manuscrite.

Yunis Khan raconte:

" 'Abdu'l-Baha marchait devant le Khan (la maison qu'habitaient les pèlerins pendant leur séjour a 'Akka); je m'approchai et lui dis: "quelqu'un m'a écrit d'Amérique et nous avons appris que le Maître a déclaré: celui dont l'apparition me suivra est né récemment et il vit. Si cela est, nous avons notre réponse, sinon ... ?" Un instant après 'Abdu'l-Baha affirma, avec une mine significative et pleine d'exaltation secrète: "Oui, cela est vrai". Je me réjouis de cette bonne nouvelle. J'eus la certitude que les briseurs du Covenant échoueraient, que la Cause de Dieu triompherait et que le monde deviendrait le reflet du paradis. Cependant, il m'était difficile de comprendre le mot "apparition". L'acception baha'ie du terme laissait subsister un mystère dans mon esprit je demandai donc. "cela veut-il dire une révélation?" M'aurait-il répondu "oui" ou non" d'autre complications auraient surgi et d'autres questions auraient été soulevées. Sa réponse fut heureusement concluante: "le triomphe de la Cause de Dieu est entre ses mains!"

Yunis Khan poursuit qu'il écrivit cette réponse au croyant américain mais qu'il ne la communique a personne d'autre pendant plusieurs années. Il se refusa même d'y penser, d'en tirer des conclusions ou de demander si l'enfant vivait a 'Akka ou ailleurs. Il explique cette attitude réservée par les paroles de dans le livre de son Covenant: "tous les yeux doivent se concentrer sur le Centre du Covenant ('Abdu'l-Baha)"; et, par les défections, les machinations et les méchancetés qui, pendant deux générations, troublèrent la famille de la Manifestation de Dieu.

Yunis Khan décrit, dans une autre partie de son journal, son premier regard sur l'aîné des petits-enfants du Maître: "Les occupants de la Maison des Pèlerins prièrent Afnan (le père de Shoghi Effendi) pendant plusieurs jours afin de voir l'enfant. Un jour, sans que personne ne s'y attende, ce bébé de quatre mois fut amené dans le biruni (la salle de réception du Maître).

Les croyants s'approchèrent de lui avec joie. J'en fis autant, tout en me disant: regarde-le comme un simple enfant baha'i. Cependant, je ne pus me contrôler. Une force intérieure m'obligea a m'incliner devant lui. Je fus pendant un instant séduit par la beauté de ce nourrisson. J'embrassais ses doux cheveux et sentis un tel pouvoir en lui que je ne puis l'exprimer. Je peux simplement dire qu'il ressemblait au bébé que la Sainte Vierge tient dans ses bras. Plusieurs jours durant, le visage de cet enfant fut devant moi et puis, petit a petit, je l'oubliai. Ces mêmes sensations, je les ressentis deux autres fois: alors qu'il avait neuf ans et quand il en eut onze.

Yunis Khan rapporte encore qu'ayant observé les preuves évidentes de la grande spiritualité et du caractère unique de Shoghi Effendi dans sa tendre enfance, il ne put se taire davantage et confia a un croyant ancien et fidèle les paroles mémorables d'Abdu'l-Baha concernant un enfant dans les mains duquel reposait le triomphe de la Cause de Dieu.

Malgré ce qui précède, le fait demeure qu'aucune personne dans le monde baha'i, jusqu'à l'ascension du Maître, jusqu'à ce que son Testament fut trouvé dans son coffre, ouvert et lu, personne ne sut que Shoghi Effendi était cette perle unique. 'Abdu'l-Baha laissait derrière lui une perle si magnifique et unique que personne ne le comprit réellement jusqu'à son retour vers les Mers qui l'avaient engendrée, en novembre 1957.

Shoghi Effendi est né le 27 Ramadan 1314 selon le calendrier musulman. C'était le dimanche 1er mars 1897 du calendrier grégorien. Ces dates ont été trouvées dans un des carnets de notes de Shoghi Effendi enfant. Il était l'aîné des petits-enfants, le premier des petits-fils d'Abdu'l-Baha. Sa mère, Diya'iyyih Khanum, était la fille aînée du Maître; son père, Mirza Hadi Shirazi, un des Afnans de la parenté du Bab. 'Abdu'l-Baha l'appelait toujours Shoghi Effendi. En réalité, il avait donné des instructions pour qu'on ajoute toujours le mot Effendi: même son père devait l'appeler de cette manière et non simplement "Shoghi". Effendi signifie "Monsieur" et est ajouté au nom par respect. Pour les mêmes raisons le mot "Khanum" qui signifie "Madame" est ajouté au nom des femmes.

A la naissance de Shoghi Effendi, 'Abdu'l-Baha et sa famille étaient prisonniers du sultan de Turquie, 'Abdu'l-Hamid. Ce ne fut qu'en 1908, lors de la révolution Jeunes Turcs et la libération des prisonniers politiques qui en résulta, qu'ils furent libérés d'un exil et d'une captivité qui, du moins pour 'Abdu'l-Baha et sa soeur, avaient duré plus de 40 ans. En 1897, ils vivaient tous dans une maison connue comme étant celle d'Abdu'llah Pacha. Elle était a un jet de pierre de la grande caserne militaire turque où Baha'u'llah, 'Abdu'l-Baha et les croyants qui les accompagnaient, avaient été incarcérés lorsqu'ils débarquèrent en 1868. C'est dans cette maison que le premier groupe de pèlerins occidentaux rendit visite a 'Abdu'l-Baha pendant l'hiver 1898-99 ainsi que de nombreux autres par la suite. Ils venaient de Haifa, le long de la plage, dans une voiture tirée par trois chevaux, entraient a l'intérieur des murs fortifiés de la cité-prison et étaient accueillis comme ses invités, dans cette maison, pendant quelques jours.

'Abdu'l-Baha ne quitta cette demeure que pour résider librement a Haifa qui est a environ 19 Km. de l'autre côté de la baie d'Akka. On entrait ici par un passage qui traversait l'édifice et débouchait sur un jardin clos où poussaient des fleurs, des arbres fruitiers et quelques hauts palmiers. Dans un angle, un long escalier montait a l'étage finissant sur une cour a découvert sur laquelle s'ouvraient les différentes pièces et débouchait un couloir menant aux chambres.

Pour saisir, un tant soit peu, ce qu'Abdu'l-Baha, âgé alors de cinquante trois ans, ressentit a la naissance de son premier petit-fils, l'on doit se rappeler qu'Il avait déjà perdu plusieurs fils. Husayn, le plus aimé, le plus parfait, mourut quand il avait quelques années seulement.

Trois des quartes filles d'Abdu'l-Baha lui donneront treize petits-enfants; mais c'est l'aîné qui devait confirmer l'adage "l'enfant est l'essence secrète de son père". Dans son cas, il ne s'agissait pas de l'héritage de son propre père; il était né des Prophètes de Dieu et avait hérité de la noblesse de son grand-père, 'Abdu'l-Baha. La profondeur des sentiments d'Abdu'l-Baha, a cette époque se révèle dans ses propres paroles où il mentionne clairement que le nom de Shoghi (littéralement celui qui aspire) lui a été conféré par Dieu:

" ... 0 Dieu! c'est une branche de l'arbre de ta miséricorde. Par ta grâce et ta libéralité rends-le a même de grandir et par les ondées de ta générosité permets-lui de devenir une branche verdoyante, florissante, pleine de promesses et de fruits.
Réjouis les yeux de ses parents, Toi qui donnes ce que Tu veux a qui Tu veux, Toi qui lui as octroyé le nom de Shoghi afin qu'il aspire a ton royaume et s'élève au domaine de l'invisible."


Par des signes qu'il montra dans sa plus tendre enfance et par son caractère unique, Shoghi Effendi s'enracina dans le coeur d'Abdu'l-Baha. Nous avons vraiment la chance de posséder le récit d'Ella Goodal Cooper, une des premières croyantes occidentales, sur la rencontre dont elle fut témoin entre 'Abdu'l-Baha et Shoghi Effendi lors de son pèlerinage au mois de mars 1899, dans la maison d'Abdu'llah Pacha:

"Un jour... J'avais rejoint les dames de la famille dans la chambre de la Plus Sainte Feuille pour le premier thé du matin. Le bien-aimé Maître était assis sur le coin préféré de son divan; par la fenêtre a sa droite, il pouvait regarder pardessus les remparts et voir le bleu de la Méditerranée. Il était occupé a écrire des Tablettes, et la paix tranquille de la pièce n'était troublée que par le bouillonnement du samovar, alors qu'une des jeunes servantes, assise a même le plancher préparait le thé.

A ce moment, le Maître leva le regard de ses écrits et avec un sourire demanda a Ziyyih Khanum de chanter une prière. Alors qu'elle terminait, une petite figure apparut dans l'embrasure de la porte ouverte, directement opposée a 'Abdu'l-Baha. Ayant quitté ses souliers, l'enfant entra dans la pièce les yeux fixés sur le visage du Maître. 'Abdu'l-Baha tourna vers lui un regard empreint d'une telle affectueuse bienvenue qu'il semblait faire signe au petit de l'approcher.

Shoghi, ce beau petit garçon, avec son exquise face en camée et ses yeux noirs si expressifs, marcha lentement vers le divan, le Maître l'attirant comme par un fil invisible. Il s'arrêta juste devant lui. Il attendit un moment. 'Abdu'l-Baha ne s'offrit pas a l'embrasser, mais resta assis complètement silencieux, inclinant seulement deux ou trois fois la tête, lentement et d'une manière impressionnante comme s'il lui disait: Tu vois? Ce lien qui nous unit n'est pas seulement celui physique d'un grand-père mais quelque chose de plus profond et de plus important.

Pendant que nous observions tout en retenant notre souffle pour voir ce qu'il ferait, le petit garçon se pencha et prenant un pan de la robe d'Abdu'l-Baha, il le porta avec révérence a son front, l'embrassa et le reposa gentiment sans quitter des yeux la face adorée du Maître. L'instant d'après, il se retourna et détala a toutes jambes pour jouer comme tout autre enfant... A ce moment il était seulement le petit-fils d'Abdu'l-Baha... mais naturellement a ce titre, il présentait un grand intérêt pour les pèlerins."

Comme le grand-père a dû lutter fortement pour contenir son amour pour cet enfant. La moindre flamme de cet amour mettait en danger la vie de l'enfant: les ennemis haineux et envieux d'Abdu'l-Baha étaient toujours a l'affût d'un talon d'Achille pour l'abattre. Souvent, quand Shoghi Effendi me parlait du passé et d'Abdu'l-Baha je sentais non seulement a quel point son amour pour le Maître était ardent et illimité mais aussi qu'il avait compris qu'Abdu'l-Baha freinait et voilait la passion de son amour afin de le protéger et de sauvegarder la Cause de Dieu.

Shoghi Effendi était un enfant petit, sensible, intensément actif et espiègle. Les premières années, il n'était pas bien fort et sa mère s'inquiétait souvent pour sa santé. Plus tard, il eut une constitution de fer qui, conjuguée a une force de caractère et une puissance de volonté phénoménales, le rendirent a même de surmonter tous les obstacles.

Les premières photographies que nous possédons de son enfance montrent une petite face pointue, d'immenses yeux et un menton ferme et joliment taillé ce qui lui donnait une figure légèrement allongée en forme de coeur. Déjà, ces premières images dévoilent de la tristesse, de la mélancolie, une troublante prédilection pour la souffrance. C'est comme une ombre sur un mur, l'ombre d'un enfant grossie a la stature d'un homme. D'ossature fine (même a l'état adulte), moins grand que son grand-père, Shoghi Effendi ressemblait physiquement davantage a son arrière grand-père, Baha'u'llah. Il m'a dit lui-même que la soeur d'Abdu'l-Baha, la Plus Sainte Feuille, prenait quelquefois ses mains dans les siennes et disait: "elles ressemblent aux mains de mon père."


C'était, ce que j'appelle des mains d'intellectuel, plus carrées que longues, fortes, nerveuses, les veines apparentes, très expressives dans leurs gestes, très assurées dans leurs mouvements. Amélia Collins qui vécut a Haifa pendant de nombreuses années disait toujours que d'après elle toutes les souffrances de la vie du Gardien se reflétaient dans ses mains. Ses yeux étaient de cette couleur noisette trompeuse et paraissaient tantôt bruns tantôt bleus a ceux qui n'avaient pas l'occasion de les voir aussi souvent que moi. En réalité, ils étaient d'un noisette pâle qui viraient parfois en un gris chaud et lumineux.

Je n'ai jamais vu un visage et des yeux aussi expressifs que ceux du Gardien. Le moindre nuage, dans les sentiments ou la pensée, se reflétait sur son visage comme la lumière et l'ombre se reflètent dans l'eau. Quand il était heureux et enthousiaste, il avait l'habitude d'ouvrir tout grand ses yeux, laissant voir la partie supérieure de l'iris, ce qui me faisait toujours penser a deux soleils magnifiques se levant au-dessus de l'horizon, tellement leur expression était brillante et étincelante. L'indignation, la colère et la tristesse pouvaient également s'y lire. Hélas, il eut des motifs de les montrer dans sa vie assaillie de problèmes et de tristesses. Ses pieds étaient aussi beaux que ses mains, petits comme elles, très cambrés, donnant cette impression de force.

Il peut sembler irrespectueux de dire que le Gardien était un enfant espiègle. Il m'a dit lui-même qu'il était le meneur reconnu de tous les enfants. Plein d'esprit, faisant des bulles, enthousiaste et audacieux, rieur et vif, le petit garçon montrait la voie de mille tours. Derrière chaque histoire, on trouvait Shoghi Effendi! Cette grande énergie était souvent une source d'anxiété comme lorsqu'il se précipitait a monter ou a descendre le long escalier a hautes marches menant a l'étage supérieur de la maison, a la grande consternation des pèlerins attendant le Maître. L'exubérance de l'enfant était irrépressible. C'était la même force qui fit de Shoghi Effendi ce Commandant en Chef de l'armée de Baha'u'llah, infatigable, inflexible, remportant victoire après victoire et qui mena réellement cette armée a la conquête spirituelle du globe entier.

Nous avons un témoin digne de foi sur cet aspect du Gardien, 'Abdu'l-Baha lui-même qui a écrit sur une enveloppe usagée cette courte phrase: "Shoghi Effendi est un homme sage, mais il court trop". Il ne faut toutefois pas croire qui Shoghi Effendi était impoli.

En Orient, les enfants, et a plus forte raison les enfants d'Abdu'l-Baha, apprennent la courtoisie et la Politesse dès le berceau. La famille de Baha'u'llah descendait des rois; et, les traditions familiales seules, sans parler de ses divins enseignements qui enjoignent la courtoisie, assuraient cette noble conduite et politesse qui distinguaient Shoghi Effendi depuis son enfance.

Dans l'enfance de Shoghi Effendi, il était d'usage de se lever a l'aube et de consacrer la première heure de la journée a prier dans la chambre du Maître où toute la famille prenait son petit déjeuner. Les enfants s'asseyaient a même le plancher, les jambes repliées sous eux, les bras croisés sur la poitrine, avec beaucoup de respect. Ils chantaient des prières pour 'Abdu'l-Baha quand on le leur demandait. Il n'y avait ni bruit ni conduite inconvenante. Le petit déjeuner se composait de thé, préparé sur un samovar russe en bronze et servi dans de petits verres en cristal, très chaud et très sucré; de pain de blé et de fromage de chèvre. Le Dr Zia Baghdadi, un intime de la famille, dans ses récits concernant cette époque, rapporte que Shoghi Effendi était toujours le premier levé et exact, après qu'il eut reçu une bonne correction des mains de son grand-père!

Il narre également l'histoire de la première Tablette d'Abdu'l-Baha pour Shoghi Effendi. Shoghi Effendi avait cinq ans; il tourmentait le Maître pour qu'il lui écrive quelque chose. 'Abdu'l-Baha composa alors cette touchante et révélatrice Tablette autographe:

"Il est Dieu!
0 mon Shoghi, je n'ai pas le temps de parler laisse moi seul! Tu as dit "écris", j'ai écrit. Que faut-il, d'autre?
Ce n'est Pas pour toi le moment de lire et d'écrire, maintenant, c'est le temps de sauter et chanter "0 mon Dieu".
Apprends donc les prières de la Beauté Bénie et chante-les pour que je puisse les entendre, car il n'est point temps de faire autre chose."


Il parait que lorsque ce cadeau magnifique parvint a l'enfant, il se mit a apprendre par coeur un certain nombre des Prières de Baha'u'llah et a les chanter d'une voix si haute que tout le voisinage Pouvait l'entendre. Quand ses parents et les autres membres de la famille lui firent des remontrances, Shoghi Effendi répondit, selon le Dr. Baghdadi: "Le Maître m'a écrit de chanter pour qu'il les entende , je fais de mon mieux ! Et, il continua de chanter le plus fort qu'il pût plusieurs heures par jour. Finalement les parents prièrent le Maître de le faire taire, mais il leur répondit de laisser Shoghi Effendi tranquille.

C'est un aspect du petit enfant chantant. On nous dit qu'il y en a un autre: il avait appris par coeur certains passages écrits par 'Abdu'l-Baha après l'ascension de Baha'u'llah et quand il les chantait les larmes coulaient sur son ardente petite face. D'une autre source, nous apprenons qu'un ami occidental, vivant a cette époque chez le Maître, lui demanda de révéler une prière pour les enfants. Le Maître accéda a sa demande. La première personne a l'apprendre et a la chanter fut Shoghi Effendi qui l'aurait également récitée dans des réunions d'amis.

La nurse de Shoghi Effendi racontait que lorsqu'il était nourrisson, le Maître avait appelé un des musulmans qui chantaient a la mosquée pour qu'il vienne au moins une fois par semaine, faire entendre de sa voix mélodieuse les versets sublimes du Qur'an, a l'enfant. Le Maître lui-même, la mère du Gardien et bien d'autres personnes de la maison avaient eux aussi de très belles voix. Tout ceci a dû influencer Shoghi Effendi qui continua a chanter jusqu'à la fin de sa vie.

Il avait une voix pleine, indescriptible, ni trop haute ni trop basse, claire, avec une jolie cadence quand il parlait, que ce fut en anglais ou en persan; et bien plus belle lorsqu'il chantait en arabe ou en persan. Pour moi, elle avait cette qualité lancinante d'une colombe roucoulant pour elle-même sur un arbre. Elles me serraient le coeur, ces choses tristes et plaintives chantées sur un ton assuré et grave. Etrange était la différence qui marquait la tonalité de sa voix quand après avoir chanté au tombeau du Bab, il allait au tombeau du Maître et y récitait la prière d'Abdu'l-Baha: "Humble et larmoyant, je lève vers Toi des mains..." A la voix du Gardien se mêlaient une tendresse et une ardeur que l'on ne pouvait rencontrer nulle part ailleurs. Cette distinction ne faillit jamais, ne changea jamais, fut toujours présente.

Un baha'i rapporte qu'un jour Shoghi Effendi enfant entra dans la chambre du Maître, prit sa plume et essaya d'écrire.

'Abdu'l-Baha l'attira a lui, lui tapota gentiment l'épaule et lui dit: "Ce n'est pas le moment d'écrire, mais de jouer. Tu écriras beaucoup plus tard". Néanmoins, ce désir d'apprendre suscita la création, dans la maison d'Abdu'l-Baha, d'une classe pour enfants dirigée par un vieux croyant persan. Je sais qu'a un certain moment, plus probablement lorsqu'il vivait a 'Akka, Shoghi Effendi et les autres enfants reçurent une instruction dispensée par une gouvernante ou institutrice italienne. Elle nous rendit visite, âgée et grisonnante, peu après mon mariage.

La tendre enfance de Shoghi Effendi se passa a la cité-prison d'Akka, une ville entourée de murs et de fossés les deux seules portes gardées par des sentinelles. Il ne faut cependant pas croire qu'il ne pouvait se déplacer. Il devait souvent aller voir les baha'is vivant a l'intérieur de la cité.

Il se rendait parfois au Khan où séjournaient les baha'is, au jardin de Ridvan et a Bahji. Souvent, il était le compagnon heureux de son grand-père dans ces excursions. Parfois, nous dit-on, il passait la nuit a Bahji, dans la maison réservée maintenant aux pèlerins et Abdu'l-Baha serait venu le mettre au lit, déclarant: "j'ai besoin de lui".

On l'a également emmené a Beyrouth, la seule grande ville de toute la région. Une de ces visites eut lieu en compagnie de ses parents, de la Plus Sainte Feuille et d'autres membres de la famille. Selon le Dr. Baghdadi, Shoghi Effendi, âgé de cinq ou six ans, passa la plus grande partie de son temps dans la chambre de cet ami a regarder les livres de médecine et a poser des questions. Il semble qu'il ait désiré voir une vraie dissection ne se satisfaisant pas des seules images. Ce zèle pour la connaissance et sans doute ses grands yeux insistants et intelligents convainquirent le jeune étudiant en médecine qui prit pour victime un grand chat sauvage. L'enfant, une de ses tantes et le serviteur qui avait amené le chat assistèrent en silence a l'opération. Quand elle fut terminée, le Dr. Baghdadi s'interrogeait sur ce qu'un petit enfant pouvait comprendre a tout cela. Il fut fort étonné d'entendre Shoghi Effendi récapituler mot pour mot les points saillants des explications données au cours de la dissection. "je me suis dit", poursuit le Dr. Baghdadi, "ce n'est pas un enfant ordinaire, mais un ange précieux et cher".

Lors de ses cours de zoologie, en 1916, Shoghi Effendi s'est certainement remémoré sa première et précoce leçon d'anatomie. Le Dr. Baghdadi raconte encore que Shoghi Effendi, outre sa capacité d'apprendre, avait un coeur très tendre et une nature très douce. S'il avait offensé un de ses compagnons de jeu (et il ne l'aurait jamais fait si ce dernier n'avait triché ou intrigué) il ne serait pas allé dormir sans l'avoir embrassé et rendu heureux. Il incitait toujours ses petits camarades a régler leurs différends avant d'aller au lit.

Shoghi Effendi faisait parfois des rêves pénétrants et significatifs, tantôt agréables, tantôt désagréables. On rapporte qu'une fois, alors que Shoghi Effendi bébé s'était réveillé en pleurant, le Maître le fit emmener pour le consoler tout en disant a sa soeur, la Plus Sainte Feuille: "regarde, il rêve déjà."

Les récits relatant les impressions de non baha'is sur ce petit-fils d'Abdu'l-Baha sont très rares. Toutefois, il y en a un qui mérite d'être cité. Il s'agit des souvenirs du Dr. J. Fallscheer, une praticienne allemande qui vivait a Haifa et soignait les dames de la maison d'Abdu'l-Baha. Quoique l'événement qu'elle narre remonte a onze ans, son intéressant récit reste néanmoins fort significatif:

Le 6 août 1910, a mon retour d'une visite professionnelle sur le Mont Carmel, notre vieux serviteur, Hadschile, me prévint: "un serviteur d'Abbas Effendi vient de dire que leur docteur devait aller au quartier des dames de la maison du Maître cet "lasser" (a 3 H.). Une des servantes ayant un très vilain doigt". Il ne me plaisait guère de commencer mes visites si tôt un samedi après midi. Mais sachant que le maître ne m'aurait jamais appelée a une heure indue sans quelque motif urgent, je décidai d'y aller a l'heure dite...

A la fin, lorsque le doigt, la main et le bras eurent leur bandage et qu'une attelle fut mise, Behia Khanum envoya la petite souffrante au lit et m'invita a prendre un rafraîchissement avec les dames de la maison. Nous sirotions notre café et parlions en turc, ce qui m'était plus facile que l'arabe, lorsqu'un serviteur vint nous prévenir: "Abbas Effendi désire que le docteur aille le voir au Salamik (le salon) avant de partir."

Le Maître m'interrogea sur l'état du doigt de la jeune fille et du risque d'infection. Je lui fis un rapport rassurant. A cet instant, le gendre, (le mari de la fille aînée d'Abbas Effendi) entra, dans le but évident de prendre congé du Maître. Tout d'abord je ne remarquai pas, derrière la forte et grande stature de l'homme, son fils aîné Shoghi Effendi, qui avait pénétré dans la pièce et salué son vénérable grand père a l'oriental, en lui baisant la main. J'avais déjà aperçu quelques rares fois l'enfant.

Behia Khanum m'avait récemment dit que ce jeune homme d'environ douze ans était l'aîné des descendants mâles de la famille du prophète et qu'il était destiné a être l'unique successeur et représentant (vazir) du Maître. Pendant qu'Abbas Effendi parlait en persan avec Abu Shoghi (le père de Shoghi Effendi) qui se tenait debout devant lui, le petit-fils après nous avoir salué poliment et baisé la main de sa grand-tante, se tint près de la porte dans une attitude de très grand respect. A cet instant quelques persans entrèrent et les Salutations, les adieux, les allées et venues durèrent un quart d'heure.

Behia Khanum et moi nous nous retirâmes vers la droite et continuâmes a voix basse notre conversation en turc. Je ne quittai pas des yeux, toutefois, le Petit-fils d'Abbas Effendi. Il portait un habit estival européen: culotte courte, chaussettes montant jusqu'aux genoux et un veston. Par sa taille et sa constitution, on lui aurait donné treize ou quatorze ans... Dans ce visage encore enfantin, des yeux noirs, déjà adultes et mélancoliques me frappèrent du premier coup. L'enfant resta silencieux et dans une attitude soumise tout le temps.

Quand son père et l'homme qui l'accompagnait prirent congé du Maître, le premier lui murmura quelque chose en sortant et le jeune garçon, d'une manière lente et mesurée, s'approcha de son grand-père, attendît qu'il lui adressât la parole, répondit directement en persan et fut congédié par un sourire, après avoir eu la permission de lui baiser respectueusement la main. J'étais impressionnée par la manière de marcher a reculons de l'enfant sortant de la pièce, sans que ses yeux noirs quittent un seul instant ceux de son grand-père, bleus et magiques.

Abbas Effendi se leva alors et vint vers nous. Nous nous levâmes aussitôt; mais il nous pressa de reprendre nos sièges et s'assit lui même, sans façon sur un tabouret près de nous. Nous attendîmes comme a l'accoutumée qu'il nous parle: "Alors ma fille" commença-t-il, "comment trouvez vous mon futur Elisée?" "Maître si je puis parler ouvertement, je dois dire que dans son visage enfantin, il y a les yeux noirs d'une victime, de quelqu'un qui souffrira beaucoup". Le Maître regarda pensivement au loin, un long moment puis se tournant vers nous, il dit: "mon petit-fils n'a pas les yeux d'un éclaireur, ni ceux d'un conquérant ou d'un combattant. Mais, dans ses yeux l'on voit la loyauté, la persévérance et la droiture. Et savez-vous ma fille pourquoi il héritera de ma lourde succession et sera mon Vazir (celui qui a un haut rang, ministre)?" Sans attendre ma réponse et regardant davantage sa chère soeur que moi, comme s'il avait oublié ma présence, il continua: "Baha'u'llah, la Grande Perfection, bénie soit sa parole, dans le présent, le passé, et l'avenir a choisi cet être insignifiant pour successeur, non pas parce que j'étais le premier né, mais parce que par ses yeux intérieurs, il avait déjà discerné dans ma descendance le sceau de Dieu."

"Avant son ascension vers la Lumière éternelle, la Manifestation bénie me rappela que moi aussi, sans tenir compte de la primogéniture ou de l'âge, je devais observer parmi mes fils et petit-fils celui que Dieu désignera a son service. Mes fils passèrent a l'éternité dans leurs tendres années, dans ma descendance et dans ma parenté, seul le petit Shoghi a dans les profondeurs de ses yeux, l'ombre d'un grand appel." Une longue pause suivit, puis le Maître se tourna vers moi et dit: "Actuellement l'empire britannique est la grande puissance et il est encore en expansion et sa langue est une langue mondiale. Mon futur Vazir recevra une préparation a sa lourde charge en Angleterre même, après avoir acquis, ici en Palestine, les fondements des langues orientales et de la sagesse de l'Est. Je m'aventurai alors: "L'éducation occidentale, la discipline anglaise, ne remouleront elles pas sa nature, ne confineront elles pas son esprit souple dans les carcans rigides de l'intellectualisme, et n'étoufferont-elles pas par des dogmes et des conventions son intuition orientale de sorte qu'il ne soit plus un serviteur de Tout-Puissant mais un esclave du rationalisme, de l'opportunisme et (le la platitude de la vie quotidienne occidentale?" Une longue pause. Puis, Abbas Effendi 'Abdu'l-Baha se leva et dans une voix forte et solennelle dit: "Je ne donne pas mon Elisée aux Anglais pour qu'ils l'éduquent. Je le dédie et le donne au Tout Puissant. Dieu veillera aussi bien sur mon enfant a Oxford. Inchallah!"

Sans adieu et autres mots, le Maître quitta la pièce.

Je pris congé de Behia Khanum et alors que je sortais je vis le Maître debout dans le jardin, où apparemment plongé dans une profonde réflexion, il regardait un figuier chargé de fruits. En novembre 1921, alors que je séjournais a Lugano, j'appris l'ascension d'Abbas Effendi 'Abdu'l-Baha a Haïfa, et mes pensées et souvenirs s'envolèrent vers ce mois d'août 1910 lointain et je souhaitai pour Elisée-Shoghi tout le bien possible. Inchallah.

Comme quelques années plus tard, 'Abdu'l-Baha demanda a son ami, Lord Lamington, un honorable Pair Ecossais, un homme qui le respectait et l'admirait, d'user de ses bons offices pour obtenir l'admission de Shoghi Effendi dans un collège de l'Université d'Oxford, il n'est pas impossible qu'il ait parlé de ce plan au Dr. Fallscheer, mais, évidemment nous n'avons aucune preuve corroborant le récit de ce dernier.

Lorsqu'Abdu'l-Baha vint s'installer a Haïfa, toutes les pièces de la maison étaient occupées par toute sa famille. En fait certains membres y résidaient depuis février 1907 sinon avant. Plus tard, deux de ses filles et leurs familles déménagèrent dans des maisons voisines. La demeure d'Abdu'l-Baha était cependant toujours pleine de parents, enfants, pèlerins, serviteurs, invités. Quelques années plus tard, pendant ses vacances scolaires, Shoghi Effendi occupait une petite pièce attenante a la chambre d'Abdu'l-Baha. L'électricité n'étant installée qu'après l'ascension du Maître, la famille utilisait des lampes a huile. Maintes fois le Maître aurait aperçu la lumière briller fort tard chez Shoghi Effendi et serait venu a sa porte disant: "Assez, c'est assez, va dormir". Mais il aimait beaucoup ce sérieux chez Shoghi Effendi.

Le Gardien m'a raconté qu'une fois, le Maître vint auprès de lui au salon alors qu'il y travaillait et resta debout près de la fenêtre, regardant le jardin et tournant le dos a Shoghi Effendi. Ils entendaient les éclats de rires des membres de la famille réunis dans une autre pièce. 'Abdu'l-Baha se tourna alors vers lui et dit: "je ne veux pas que tu sois attaché a ce monde comme eux." Shoghi Effendi m'a encore dit qu'il se souvenait du Maître se tournant vers sa femme et lui disant: "regarde ses yeux, ils sont comme de l'eau claire". Il se rappelait également que le Maître, l'ayant probab1ement vu, a travers la fenêtre donnant sur l'entrée principale, monter vivement les escaliers, l'avait fait appeler et lui avait dit: "Ne marche pas ainsi, marche avec dignité."

C'était a l'époque où il servait le Maître a des titres divers. A cette époque, avant son départ pour l'Angleterre, il portait de longues tuniques, une longue écharpe en ceinture et un fez rouge. Les photos nous le montrent le plus souvent avec le fez un peu en arrière laissant voir une mèche ondulée de ses doux cheveux d'un brun sombre presque noir, un front haut et sans rides, un visage plein, un menton ferme et de grands yeux paraissant sombres. Sa bouche se particularisait par une lèvre inférieure paraissant être la réplique exacte de la lèvre supérieure et toutes deux franchement rouges. Il a toujours eu, depuis son adolescence, de jolies petites moustaches noires.

Avant les voyages du Maître en Occident, la famille avait des habitudes orientales. A son retour, certaines coutumes occidentales furent peu a peu introduites. Voici ce que j'ai noté dans mon journal:
"Shoghi Effendi vient de me donner une description très vivante du déjeuner au temps du Maître. Il a dit que vers les onze heures du matin, le Maître entrait dans le grand Hall et demandait a Am Quli: "Saat Chandeh" (Quelle heure est-il?). Am Quli avait pour fonction de donner l'heure. Les servantes étendaient une nappe sur le plancher de l'ancien salon de thé, plaçaient dessus une grande table basse et ronde, qui se trouvait dans le corridor. Elles disposaient sur cette table quelques assiettes métalliques anciennes (probablement en émail) et quelques cuillères (jamais en nombre suffisant, au hasard); elles mettaient également, ça et la, du pain et au bout de la table quelques serviettes... Le Maître venait alors s'asseoir et appelait ceux qui se trouvaient a la maison (gendres, oncles, cousins etc.) en disant "biyaïd benchinid" (venez vous asseoir) ... Il mangeait parfois a la cuillère parfois a la main. Quelques fois il servait du riz etc. aux autres de ses propres mains.

Vers le milieu du repas, Khanum (La Plus Sainte Feuille) quittait la cuisine, un plat pour la bonne bouche a la main, changeait ses pantoufles a l'entrée du corridor et s'asseyait a la place qui lui était toujours réservée, a côté du Maître. Peu a peu, le Maître et les hommes ayant fini quittaient la pièce, et les autres arrivaient: Invités, enfants, les filles du Maître etc. Shoghi Effendi dit que c'était alors un tumulte a tout casser: les enfants criaient, pleuraient, tout le monde parlait. Il raconte aussi que les petits-enfants (lui-même y compris) attendaient toujours après une bouchée du plat de Khanum car c'était d'un goût exquis. Elle la donnait a celui-ci ou celui-la; et, ils l'appelaient "la bouchée de Khanum". Le Gardien la recevait souvent, parce qu'il était son préféré!

Après les femmes et les enfants venait le tour des serviteurs de s'asseoir a la même table et de manger... A la suite des voyages en Occident du Maître, les façons occidentales de manger furent davantage introduites: la porcelaine, les chaises, l'argenterie etc..."


Mais retournons a 'Akka et aux premières années de Shoghi Effendi. Sans doute 'Abdu'l-Baha faisait-il tout pour assurer une enfance aussi heureuse et insouciante que possible a Shoghi Effendi. On ne pouvait cependant cacher a un enfant aussi sensible et intelligent les grands dangers qui menaçaient son grand-père bien-aimé, durant les années précédant la chute du Sultan de Turquie. Les visites des autorités envoyées pour enquêter sur les accusations empoisonnées des briseurs du Covenant contre 'Abdu'l-Baha, les complots incessants contre sa vie même, la menace d'une séparation et d'un nouvel exil en Libye, avaient certainement créé une atmosphère d'anxiété et de grande tension dans la famille du Maître et ne peuvent pas avoir laissé Shoghi Effendi insensible. C'était une époque de grande infidélité au Covenant.

La communauté des croyants venue en exil avec Baha'u'llah, mise a part une poignée de fidèles, était contaminée par cette maladie mortelle. Quelques uns avaient ouvertement rejoint le demi-frère rebelle d'Abdu'l-Baha, Muhammad 'Ali, d'autres sympathisaient non moins franchement avec lui. A cette époque, Shoghi Effendi me l'a dit lui-même, Abdu'l-Baha avait interdit de boire du café chez les baha'is; il craignait qu'on empoisonne ce précieux petit-fils. En nous rappelant que Shoghi Effendi n'était a ce moment la qu'un petit enfant, nous concevons les grands dangers qui les menaçaient tous. C'est peut-être a cause de cette situation, qui s'aggravait continuellement, qu'Abdu'l-Baha envoya Shoghi Effendi et sa nurse a Haïfa où résidaient déjà quelques croyants. Je ne sais a quelle date cela se passa; mais il était encore un petit enfant.

Le français fut la première langue étrangère qu'il apprit. Bien qu'il évitât, plus tard de le parler officiellement, pensant que son élocution était quelque peu rouillée par manque de pratique, il avait néanmoins, du moins a mes oreilles, une parfaite maîtrise de cette langue. II faisait invariablement ses additions en français et a toute vitesse. Vers 1907, il vivait dans la maison nouvellement construite d'Abdu'l-Baha a Haïfa avec Hajar Khatun, sa nurse depuis sa tendre enfance. Cette maison fut la dernière demeure du Maître et plus tard celle du Gardien. Il eut, a cette époque, un rêve très significatif, qu'il me raconta plus tard et que j'ai noté.

Il avait neuf ou dix ans, me dit-il, il vivait avec sa nurse dans cette maison et allait a l'école a Haïfa. Il rêva qu'il était avec un autre enfant, un camarade arabe de l'école dans la pièce où 'Abdu'l-Baha recevait ses hôtes dans la maison où vivait encore le Maître et où était né Shoghi Effendi. Le Bab pénétra dans la pièce puis apparut un homme avec un revolver qui tira sur lui; L'homme dit alors a Shoghi Effendi: "C'est ton tour maintenant" et il commença a le pourchasser a travers la pièce. A ce moment Shoghi Effendi se réveilla. Il raconta son rêve a sa nurse qui lui conseilla de le répéter a Mirza Assadullah en lui demandant de le rapporter au Maître. Mirza Assadullah nota par écrit le rêve et l'envoya au Maître qui révéla la tablette ci dessous pour Shoghi Effendi. Chose étrange, m'a dit Shoghi Effendi cela se passait a l'époque où 'Abdu'l-Baha était en grand danger et écrivait une des clauses de son Testament où il désigne Shoghi Effendi comme Gardien.

"Il est Dieu

Mon Shoghi
C'est un rêve excellent. Sois assuré car atteindre a la présence de sa Sainteté l'Exalté, que mon âme lui soit offerte en sacrifice, est une preuve de réception de la grâce de Dieu et d'obtention de sa plus grande bonté et de sa suprême faveur. Ceci est également vrai pour le reste du rêve. J'espère que tu manifesteras les dons de la Beauté d'Abha et que, jour après jour, tu grandiras en foi et connaissance. La nuit, prie et supplie; et, le jour, fais ce qui t'est demandé.
'Abdu'l-Baha "


Shoghi Effendi était très attaché a sa nurse. Dans une lettre a sa soeur 'Abdu'l-Baha dit: "Embrasse la fleur du jardin de la douceur, Shoghi Effendi, et transmet mes salutations a Hajar Khatun." J'ai noté dans mon journal: "Shoghi Effendi m'a raconté ce soir comme il avait été triste a la mort de la nurse qui l'avait élevé. Il m'a dit que sa mère décida de se défaire d'elle quand elle fut vieille. Il en fut amèrement touché et irrité, bien qu'il n'eut que neuf ou dix ans. Quand il apprit sa mort, il était a Carm (le verger de son père), il s'en alla dans l'obscurité et pleura. Il n'avait alors que neuf ou dix ans environ."

Shoghi Effendi fréquenta la meilleure école de Haïfa, le Collège des Frères, dirigé par des Jésuites. Il y fut très malheureux. Mais j'ai appris, auprès de lui, qu'il ne fut jamais heureux ni a l'école ni a l'université. Sa sensibilité et son origine (si différente des autres) ne pouvaient, malgré sa nature joyeuse, que l'isoler et lui occasionner beaucoup de peine.

En fait, il était de ceux dont l'innocence, l'esprit ouvert et pénétrant et la nature affectueuse semblent se combiner pour leur apporter plus de souffrances et de chocs que le lot habituel de la plupart des hommes. Comme il était malheureux dans cette école, 'Abdu'l-Baha décida de le mettre en pension dans une école catholique de Beyrouth. Il y fut également malheureux, apprenant cela, la famille envoya a Beyrouth une baha'ie de confiance pour louer une maison et prendre soin de Shoghi Effendi.

Peu après, elle écrivait au père du Gardien que Shoghi Effendi était très malheureux a l'école, qu'il refusait, parfois, d'y aller pendant des jours, qu'il maigrissait et dépérissait. Le père montra cette lettre a 'Abdu'l-Baha. Celui-ci prit les dispositions nécessaires pour que Shoghi Effendi entrât au collège protestant de Syrie, appelé plus tard collège américain de Beyrouth. Le Gardien fréquenta l'université de ce même collège, lorsqu'il termina ce qui était l'équivalent du lycée. Shoghi Effendi passait ses vacances a Haïfa et le plus possible auprès de son grand-père qu'il idolâtrait. Servir le Maître était l'objet de sa vie; les études n'étaient pour lui qu'une préparation a cela: être l'interprète d'Abdu'l-Baha et traduire ses lettres en anglais.

Shoghi Effendi m'a dit que c'est pendant ces premières années d'étude a Haïfa qu'il demanda un nom a 'Abdu'l-Baha. Il ne voulait plus qu'on le confonde avec ses cousins, tous s'appelant Afnan. Le Maître lui donna le nom de Rabbani qui veut dire "divin". Ce nom fut également adopté par ses frères et soeurs. En ce temps la, il n'y avait pas de nom de famille: les gens étaient connus d'après leur ville, leur fils aîné ou une personne éminente de leur famille.

Il est très difficile de retracer le cours exact des événements de cette époque. Tous les yeux étaient fixés sur 'Abdu'l-Baha et les gens avaient beau aimer et respecter l'aîné des petit-fils, quand le soleil brille on ignore la lampe! Quelques récits de pèlerins, comme celui de Thornton Chase, le premier baha'i américain, qui rendit visite au Maître en 1907 mentionnent avoir rencontré "Shoghi Afnan". Chase publia même une photo de Shoghi Effendi, le montrant avec ce qui devait être son costume d'alors: culotte courte, chaussettes sombres et longues, un fez sur la tête une veste et un grand col marin couvrant ses épaules. Mais il n'y a pas assez d'éléments disponibles actuellement pour remplir toutes les lacunes. Même ceux qui accompagnaient 'Abdu'l-Baha dans ses voyages en Occident, et qui tenaient un journal méticuleux, ne pensèrent pas a noter les allées et venues d'un enfant qui n'avait que treize ans lorsqu'Abdu'l-Baha entreprit ses visites historiques a travers l'Europe et l'Amérique.

Aussitôt qu'Abdu'l-Baha fut libéré de son long emprisonnement, il établit sa résidence permanente a Haïfa et commença a envisager ce voyage. Un rapport publié en Amérique, dans le "baha'is News", relate: "Vous avez demandé le récit du départ d'Abdu'l-Baha pour l'Egypte. 'Abdu'l-Baha m'informa personne qu'il allait quitter Haïfa... Il convoqua auprès de lui, en deux jours, M.N., Shoghi Effendi, K., et ce serviteur. "Un baha'i rapporte que peu avant le coucher du soleil, un après-midi de septembre alors que le bateau d'Abdu'l-Baha voguait vers Port Saïd, Shoghi Effendi était assis sur les marches de la demeure du Maître, triste et désespéré et disant: "Le Maître est maintenant a bord du bateau. Il m'a laissé derrière lui. Il y a sûrement une sagesse en cela" ou des paroles semblables.

Connaissant très bien ce qui se passait dans le coeur de son petit-fils, le Maître affectueux n'attendit pas pour envoyer chercher l'enfant afin d'adoucir le choc de cette première séparation sérieuse. Nous n'avons pu avoir plus de précisions sur cet événement. Nous savons que le Maître resta un mois a Port Saïd et partit pour Alexandrie et non pour l'Europe comme c'était son intention première. Nous ne savons pas combien de temps Shoghi Effendi resta avec lui a cette occasion. Mais comme l'école ouvrait début octobre, nous supposons qu'il rentra en Syrie. Nous savons aussi qu'en avril 1911, Shoghi Effendi était de nouveau avec le Maître, a Ramleh, dans la banlieue d'Alexandrie. En effet, un baha'i américain, Louis Grégory, le premier noir Main de la Cause, mentionne avoir rencontré "Shoghi" le 16 avril, un beau garçon, un petit-fils d'Abdu'l-Baha. Louis Gregory dit que Shoghi Effendi montrait une grande affection pour les pèlerins. En août de la même année le Maître entreprenait sa première visite en Europe, ne revenant qu'en décembre 1911. Combien de temps attendit-il avant de demander a son petit-fils de venir le rejoindre, nous ne le savons pas. Mais il avait maintenant un plan, influencé peut-être par ses propres impressions sur l'Europe, peut-être aussi parce que Shoghi Effendi lui avait manqué: emmener Shoghi Effendi avec lui en Amérique.

Le Gardien m'a raconté, lui-même, que le Maître avait commandé, pour lui, de longues tuniques, deux turbans (un vert et un blanc comme les siens) pour qu'il les porte en Occident.

Lorsque ses habits furent délivrés, Shoghi Effendi les mit pour les montrer a 'Abdu'l-Baha, et, m'a-t-il dit, les yeux du Maître brillaient de fierté et de plaisir. Il est impossible d'apprécier vraiment ce que représentait pour lui ce voyage avec 'Abdu'l-Baha en Occident. Mais il en fut empêché par les machinations du Dr. Amin Fareed, neveu de la femme d'Abdu'l-Baha, qui accompagna le Maître en Amérique et devint, plus tard, un briseur du Covenant, perfide et méprisable. Fareed suscita tant de gênes a 'Abdu'l-Baha, m'a dit Shoghi Effendi, que lorsque le Maître revint enfin, le 5 décembre 1913, il alla directement dans la chambre de sa femme, s'assit et tout en se pétrissant les mains, il dit d'une voix faible: "le Docteur Fareed m'a anéanti." Pour Shoghi Effendi, il n'y avait aucun doute, c'est a cause de Fareed qu'il ne put faire ce voyage historique.

Le 25 mars 1912, 'Abdu'l-Baha, Shoghi Effendi, des secrétaires et des serviteurs embarquèrent en Alexandrie a bord du SS. Cédric de la Compagnie White and Star Line. A Naples, les inspecteurs du service de santé italien déclarèrent les yeux d'un secrétaire, d'un serviteur et de Shoghi Effendi malades et ordonnèrent leur retour. Mirza Mahmud raconte dans son journal ces faits et ajoute que malgré les efforts d'Abdu'l-Baha, de ceux qui l'accompagnaient et des amis américains, ces trois personnes se virent refuser l'autorisation de débarquer.. Les autorités déclarèrent même que si elles les laissaient continuer le voyage, le service de santé américain les renverrait. 'Abdu'l-Baha s'efforça durant toute une journée de faire reporter cette décision, mais il dut, dans la soirée, embarquer pour l'Amérique, après de tristes adieux. Les paroles qu'il adressa cette nuit-là a ceux qui l'accompagnaient, marquent clairement qu'il ne croyait pas que Shoghi Effendi fut renvoyé pour d'autres motifs qu'un prétexte fallacieux: "Ces Italiens ont cru que nous étions des Turcs et ils nous ont traité comme tels. Ils ont renvoyé trois d'entre nous. L'un était cuisinier, l'autre secrétaire. Ce n'était pas bien grave. Mais cet enfant, Shoghi Effendi était sans défense. Pourquoi ont ils été si sévères envers lui? Ils nous ont mal traités. J'ai toujours porté aide et assistance a leur communauté de Haïfa ou d'Alexandrie...

Shoghi Effendi m'a dit qu'il n'avait rien aux yeux (il a toujours eu de très bons yeux). Mais le docteur Fareed avait insisté auprès d'Abdu'l-Baha pour qu'on renvoie Shoghi Effendi, soutenant par des arguties de toutes sortes les affirmations du docteur italien.

Le Gardien imputait toute l'affaire a Fareed et a ses interventions si typiques de son ambition sans limites et des intrigues sans fin dans les familles orientales. On imagine très bien la peine que cela provoqua chez un garçon de quinze ans entreprenant la première grande aventure de sa vie; combien plus chez Shoghi Effendi, si attaché a son grand-père, si excité a l'idée d'une traversée sur un grand bateau, d'une grande tournée en Occident a une époque où de tels voyages étaient relativement rares et constituaient un véritable événement! Il se souviendra toujours avec tristesse de cet épisode, mais avec ce touchant esprit de résignation qu'il montrait sous les coups qu'il reçut constamment toute sa vie. Il est facile de dire que c'est la Volonté de Dieu. Mais qui sait combien de fois la prochaine étape conçue par Dieu est déviée en une voie moins parfaite par les machinations des hommes? Il est indubitable que le Maître fut très peiné par cet événement. Mais il devait garder cette peine pour lui, de peur que le secret de l'avenir ne fut prématurément révélé et que le pire n'arrive par l'envie et la malice des autres.

Nous avons une lettre écrite par Shoghi Effendi environ six mois plus tard, a un des secrétaires d'Abdu'l-Baha disant qu'il avait souscrit un abonnement au Star of the West, mais que certains numéros ne lui étaient pas parvenus. Il priait son correspondant que tous les numéros relatant le voyage du Maître en Amérique lui soient bien envoyés. Il donne l'adresse du collège protestant de Syrie a Beyrouth où, écrit-il, il rentrera bientôt. Il signe "Choki Rabbani" il semble qu'il ait écrit son nom de cette façon pendant sa jeunesse. Il l'a également orthographié "Shawki" et "Shogi" pour finalement adopter "Shoghi" qui, en Anglais rend mieux sa prononciation exacte. Dans un carnet de notes datant de ces années de Beyrouth, il a aussi écrit son nom dans sa translitération complète: Shawqi Rabbani; ce qui montre qu'il connaissait cette méthode. Il ne l'a jamais utilisée pour son propre nom.

Abdu'l-Baha, malgré les pénibles préoccupations quotidiennes, dût souvent penser a son petit-fils bien-aimé pendant ces mois exténuants passés en Amérique et en Europe. Dans trois des lettres que le Maître écrivit a sa soeur, la Plus sainte Feuille, nous trouvons des références a Shoghi Effendi. Il y montre son inquiétude et révèle son grand amour: "Ecrivez moi sans délai sur la santé de Shoghi Effendi. Informez moi pleinement sans rien dissimuler. C'est mieux ainsi". "Embrassez la lumière des yeux de la compagnie des âmes spirituelles, Shoghi Effendi";

(Photo)

Embrassez la fraîche fleur du jardin de la douceur, Shoghi Effendi " Ces citations indiquent clairement l'inquiétude du Maître pour un enfant qui n'a pas toujours été bien portant et qui, il le savait très bien, regrettait son absence et en souffrait. Nous avons également une Tablette d'Abdu'l-Baha adressée a Shoghi Effendi, s'inquiétant de sa santé. Mais je ne sais a quelle période elle fut écrite :

"Il est Dieu

Shoghi Effendi, sur lui soit la gloire du Tout-glorieux! 0 toi qui est jeune en âge, radieux de visage, je comprends que vous ayez été malade et obligé de vous reposer. Peu importe, se reposer est parfois nécessaire. Sinon, comme Abdu'l-Baha, de fatigue excessive vous serez faible et sans force et incapable de travailler. Reposez-vous quelques jours; cela ne vous fera pas de mal. J'espère que vous serez sous la protection de la Beauté Bénie."


Le voyage se termine enfin. Le Maître, âgé, de soixante neuf ans, exténué par ses travaux herculéens revint en Egypte le 16 juin 1913. La famille se précipita auprès de lui et parmi elle,

Shoghi Effendi. Il rejoignit le Maître environ six semaines après son arrivée l'école ne fermant pas avant le 1er juillet. Shoghi Effendi dut probablement s'embarquer a Beyrouth pour Haifa (on pouvait également y aller en caravane, moyen de transport moins onéreux mais plus Pénible). A Haifa, Shoghi Effendi rejoignit les autres membres de la famille et embarqua avec eux pour l'Egypte. Ils arrivèrent en compagnie de la plus Sainte Feuille, le 1er août a Ramleh où Abdu'l-Baha avait loué une villa. Shoghi Effendi me disait souvent: "Le Maître était comme un océan" voulant dire par la qu'il pouvait tout recevoir et ne montrer aucun signe d'ennui. Cette grande maîtrise de soi est encore mieux illustrée par ce récit d'un chroniqueur: Abdu'l-Baha ayant appris l'arrivée des deux personnes qu'il aimait le plus au monde, resta encore une heure avec les amis et les baha'is avant de rentrer pour les saluer.

La chronique du 2 août ajoute. "Aujourd'hui le Bien-Aimé n'est pas venu nous voir dans la matinée; car il accueillait la Plus Sainte Feuille et les amis qui sont arrivés avec elle." Quand on imagine la joie de ces retrouvailles et qu'on lit cette indication banale on se rend compte de la dignité et de la réserve qui ont toujours marqué la famille d'Abdu'l-Baha. Toutefois, nous avons quelques renseignements sur la vie de Shoghi Effendi en Egypte. La vieille coutume de prière en présence du Maître était reprise et Shoghi Effendi chantait aussi de sa voix douce et jeune.

Parfois Abdu'l-Baha le corrigeait et lui apprenait. Il n'y a rien d'inhabituel a cela. J'ai moi-même entendu les membres les plus âgés de la famille corriger le ton ou la prononciation de quelqu'un qui récitait des prières ou des poèmes a haute voix. Le Maître sans doute dut faire de même envers Shoghi Effendi durant des années. Pendant les mois qu'il passa avec Abdu'l-Baha, avant de rentrer a Beyrouth, Shoghi Effendi servit le Maître et se rendit utile: écrivant aux croyants persans des lettres qu'Abdu'l-Baha lui dictait, assis, dans le jardin de sa villa où il prenait le thé et recevait ses hôtes; faisant ses commissions, allant avec d'autres accueillir les visiteurs ou les attendre a la gare. On nous raconte également qu'Abdu'l-Baha chargea Shoghi Effendi de faire visiter a quelques amis le fameux parc zoologique d'Alexandrie, l'envoya visiter le Caire

où, on l'imagine, il ne perdit point de temps pour aller visiter les Pyramides: d'esprit aventureux Shoghi Effendi aimait visiter les endroits les plus lointains, l'intérêt aigu qu'il montrait pour certains magazines de "voyages" en témoigne.

Un mouvement incessant entourait Abdu'l-Baha. Les pèlerins arrivaient d'Orient et d'Occident, parmi eux des baha'is aussi anciens et de renom que Lua Getsinger et Mirza Abul Fazl, qui des années plus tard devaient reposer sous la même pierre tombale, en Egypte; des croyants partaient pour l'Inde afin de propager le message de Baha'u'llah; des délégations de jeunes étudiants baha'is de Beyrouth et de Perse; des interviews accordées par le Maître aux représentants de la presse et aux notabilités. Un des secrétaires d'Abdu'l-Baha qui l'avait accompagné en Occident décrit que ces jours en présence du Maître étaient une joie, une grâce infinie. Si ces jours ont marqué l'esprit d'un secrétaire d'une manière si vivante, quels devaient être leurs effets sur Shoghi Effendi si désappointé lorsqu'il se vit refuser la grâce d'accompagner Abdu'l-Baha en Occident, si affamé de sa présence et de ses nouvelles pendant presque quinze mois? Le coeur, a seize ans, est capable d'une sorte de joie qui se renouvelle très rarement dans la vie. Malgré les années de guerre, je crois que cette période allant jusqu'à l'ascension du Maître en 1921, fut la plus heureuse de toute la vie de Shoghi Effendi.

je me souviens de deux histoires que Shoghi Effendi m'a racontées sur cette époque passée en Egypte avec le Maître. Un jour, après avoir pris un repas particulièrement riche, 'Abdu'l-Baha évoqua les temps où, a Bagdad, son père était revenu de sa retraite volontaire dans les montagnes de Sulaimaniya.

Ils étaient tous si pauvres! De la plume de Baha'u'llah coulaient, comme un torrent, des écrits si exaltants que nuit après nuit, et jusqu'à l'aube, les croyants se réunissaient pour chanter, dans un état d'extase, cette merveilleuse révélation. Et le Maître d'ajouter que le pain sec et les dattes de ces jours-là étaient plus délicieux que toutes les autres nourritures du monde. La seconde histoire que j'ai entendue plus d'une fois m'étonna et m'éclaira énormément. Un jour, Shoghi Effendi revenait d'Alexandrie a Ramleh dans un carrosse loué, en compagnie du Maître et d'un Pacha qui venait chez le Maître en tant qu'invité. Arrivés a destination, Abdu'l-Baha descendit et demanda au cocher, un grand gaillard, ce qu'il lui devait.

L'homme demanda un prix si exorbitant qu'Abdu'l-Baha refusa de payer. L'homme insista et devint si grossier qu'il attrapa le Maître par l'écharpe qui entourait sa taille et le repoussa avec rudesse. Shoghi Effendi disait que cette scène devant cet hôte distingué l'avait beaucoup embarrassé. Il était trop petit pour aider le Maître et il était a la fois horrifié et humilié. Mais, Abdu'l-Baha toujours parfaitement calme, refusa de payer le prix réclamé. Quand l'homme lâcha finalement prise, le Maître lui paya exactement ce qu'il lui devait et ajouta que sa conduite l'avait privé du bon pourboire qu'il lui destinait et il rentra a la maison suivi de Shoghi Effendi et du Pacha! Sans aucun doute, ces incidents marquèrent d'une manière durable le caractère du Gardien qui ne toléra jamais qu'on le trompe ou qu'on le dédaigne, peu importait si cette attitude embarrassait ou incommodait ses collaborateurs ou lui-même.

Le caractère que nous avons rencontré chez le Gardien était déjà celui de Shoghi Effendi jeune ou adolescent. Dans une lettre écrite de Beyrouth, le 8 mars 1914, a l'un des secrétaires du Maître qu'il connaissait bien, il lui reproche sa négligence: "Il y a longtemps que je n'ai aucune nouvelle de Haïfa ni un mot de vous. Je ne m'attendais vraiment pas a cela. J'espère que la rareté de correspondance se changera en de nombreuses lettres pleines de bonnes nouvelles de la Terre Sainte." Le garçon de dix sept ans est ferme et princier. Il poursuit en espérant que notre Seigneur et Maître est en parfaite santé" et demande que toutes les causeries et références données par le Maître et toutes les informations que son correspondant pourrait avoir concernant le Tribunal Suprême lui soient envoyées avant le 20 mars.

Cette lettre et celle où il demande tous les numéros du Star of the West concernant la visite d'Abdu'l-Baha en Amérique reflètent l'assiduité avec laquelle il suivait les causeries et les pensées du Maître. Mais cette lettre est aussi révélatrice d'un des aspects de la personnalité de Shoghi Effendi: "J'ai presque fini une carte des Etats-Unis d'Amérique. Elle est très pittoresque et belle. Je vous prie de m'envoyer la liste des villes visitées par notre Seigneur, dans l'ordre, l'une après l'autre. Je serai alors a même de les situer sur la carte." Le Grand planificateur du monde était déjà occupé!

Dans un de ses carnets de 1917, nous trouvons que Shoghi Effendi a noté les jours où la glace était livrée a son domicile a Beyrouth: détail si typique de sa nature méthodique. Jusqu'à la fin de sa vie, il se tenait au courant des événements en lisant The Times de Londres. Il prit l'habitude de s'y abonner, sans doute, depuis son séjour en Angleterre. C'est probablement le meilleur quotidien d'information de langue anglaise et le seul journal auquel Baha'u'llah se soit adressé, nominativement, dans une de ses Tablettes. Ces carnets contiennent également une énumération détaillée du calendrier baha'i, les principes fondamentaux de la Foi, des notes, en français, sur la période des prophètes hébreux, sur le calcul des années solaires et lunaires, sur les dimensions, le poids et le nombre des copies des Tablettes; ils contiennent également des détails montrant qu'il possédait a fond le système de numération Abjad et quantité d'autres choses. Shoghi Effendi avait déjà en lui les traits essentiels du Gardien.

Shoghi Effendi a toujours maintenu une correspondance active et privée avec les amis baha'is. Une de ces lettres écrite le 26 juillet 1914 de Haïfa a "Syed. Mustapha Roumie" de Birmanie, nous apprend qu'il est très heureux "des bonnes nouvelles du progrès rapide de la cause en Extrême-Orient", qu'il a communiqué cette lettre au Maître et "un sourire tendre a paru sur sa face radieuse et son coeur s'est rempli de joie. J'ai su, alors, que le Maître était en bonne santé car j'ai recueilli les paroles que je cite ici. "N'importe quand et n'importe où, que j'apprenne de bonnes nouvelles sur la Cause, et ma santé physique s'améliore et se bonifie". Je vous apprends donc que le Maître est heureux et se sent très bien. Transmettez ces bonnes nouvelles aux croyants Indiens. J'espère que cela doublera leur courage, leur fermeté et leur zèle dans la propagation de la Cause."

Shoghi Effendi joua également un rôle important dans les activités des étudiants baha'is de Beyrouth où passaient tant de pèlerins, d'Iran ou d'Extrême-Orient, en route pour Haïfa ou sur le chemin de retour. Dans une autre lettre au même correspondant, il écrit: "Collège Protestant Syrien, Beyrouth, Syrie, le 3 Mars 1914. De retour a nos activités de collèges, nos réunions baha'is, dont je vous ai déjà parlé, sont réorganisées et nous envoyons, aujourd'hui seulement, des lettres contenant les bonnes nouvelles de la Terre Sainte, aux Assemblées baha'ies dans différents pays."

En février 1915, Shoghi Effendi reçoit, (il n'est pas précisé a quel titre) le premier prix de Freshman Sophore Prise Contest attribué par l'Union des Etudiants. Il était un bon élève mais n'a jamais prétendu qu'on le considérât comme un fort en thème, brillant et hors série. Il y a une grande différence entre un esprit large, profond, pénétrant et un cerveau de bonne qualité, poussé le plus souvent par l'ambition et la vanité et qui reçoit les acclamations de la faculté et de ses condisciples. Shoghi Effendi n'a jamais été vaniteux ou ambitieux. Il était embrasé par un motif suprême: servir Abdu'l-Baha et enlever quelques uns des soucis et des charges qui pesaient sur ses épaules. Shoghi Effendi confirme ceci, dans une lettre adressée de Beyrouth a Abdu'l-Baha, le 15 janvier 1918, en ces termes: "J'ai repris mes études, y consacrant et concentrant tous mes efforts et faisant tout mon possible pour acquérir ce qui me sera bénéfique et me préparera a servir la Cause dans les jours qui viennent."

Shoghi Effendi venait de rentrer a Beyrouth, après les vacances de Noël: "je suis arrivé" écrit-il "sain et heureux a l'université ayant eu, en route, un temps pluvieux et froid." Il exhale dans chaque phrase de cette lettre "mon amour et ardent désir pour vous" et termine: "je vous ai envoyé par la poste un morceau de fromage, espérant qu'il sera agréé par toi". Il signe "Ton humble et modeste serviteur Shoghi". Quand on songe que pendant la guerre, des dizaines de milliers de gens sont morts de privation, ce cadeau d'un morceau de fromage prend une tout autre dimension.

Que ces années de guerre, durant lesquelles il étudiait a Beyrouth pour obtenir son diplôme de Bachelor of Arts de l'Université américaine, aient projeté une ombre épaisse d'anxiété sur Shoghi Effendi malgré son caractère joyeux et énergique, est démontré par une lettre écrite en avril 1919 où il se réfère aux longues années tristes de guerre, de famine, de carnage, de peste, quand la terre Sainte était isolée des différentes régions du monde et supportait l'ultime et la plus sévère répression, tyrannie et dévastation...

" C'étaient des années pleines de dangers pour son grand-père bien-aimé, des années terribles de famine pour la plus grande partie de la population, des années de privation pour tous, y compris sa propre famille. Alors que la guerre mondiale touchait a sa fin, la menace d'un bombardement de Haifa par les Alliés prit une telle consistance qu'Abdu'l-Baha envoya pour quelques mois sa famille dans un village au pied des collines, de l'autre côté de la baie d'Akka; et lui-même y resta quelque temps. Mais la plus grande menace pour la vie du Maître et pour sa famille apparut lorsque le Commandant en Chef turc, "le brutal, le tout-puissant et le sans scrupules Jamal Pacha, un ennemi invétéré de la Foi" comme le décrit Shoghi Effendi, décida de crucifier Abdu'l-Baha et toute sa famille.

Selon le Major Tudor Pole, un officier de l'armée victorieuse du général Allenby qui entra a Haifa en août 1918, cet acte hideux devait avoir lieu deux jours avant la prise de Haifa. Il échoua grâce a l'avance rapide des Britanniques et par conséquent au retrait précipité des forces turques. Comme Shoghi Effendi avait fini ses études nous supposons qu'il était avec Abdu'l-Baha a cette époque et partageait l'angoissante incertitude de ces jours. C'est étrange, en écrivant cela, je me rends compte comme Shoghi Effendi parlait peu des événements de sa propre vie. Il n'aimait pas les anecdotes et n'avait pas le temps de se souvenir lorsqu'il s'agissait de lui-même. Pendant toute la période que j'ai eu le privilège de passer avec lui, ses pensées et son esprit étaient totalement préoccupés par le travail de la Cause, la seule tâche immédiate a accomplir qui l'attendait chaque jour et pesait sur lui.

Shoghi Effendi obtint le diplôme de Bachelor of Arts, en 1918. Dans une lettre a un ami, datée du 19 novembre de cette même année, il écrit: "je suis si heureux et privilégié de pouvoir servir mon Bien-Aimé, après avoir terminé mes études d'Art et de Sciences a l'Université américaine de Beyrouth. Je suis impatient et j'attends les nouvelles de vos services a la Cause car en les transmettant au Bien-Aimé, je le rendrai heureux, joyeux et fort. Ces quatre dernières années furent des années d'une calamité inouïe, d'une oppression sans précédent, d'une misère indescriptible, d'une très grande famine et détresse, des années de luttes et de carnages sans parallèles. Maintenant que la colombe de la paix a regagné son nid et sa demeure, une occasion en or se présente pour la propagation de la Parole de Dieu.

Cela se fera maintenant et le message sera donné dans ces régions libérées, sans la moindre restriction. C'est vraiment l'Ere de Service." Rien ne peut mieux révéler le caractère du futur Gardien que ces lignes où apparaissent nettement son dévouement au travail du Maître, son ardent désir de rendre heureux. L'aperçu concis de ce que signifie maintenant sa vie en relation avec ce service, son analyse de ce que la fin de la guerre signifie pour le futur immédiat de travail baha'i. Le style rhétorique naissant, encore gêné par une maîtrise imparfaite de l'Anglais, mais possédant déjà l'ossature de sa grandeur future, apparaît dans des passages tels que celui-ci: "les amis... sont tous... grands et petits, jeunes et vieux, malades ou en pleine santé, chez eux ou a l'étranger, satisfaits des événements qui se sont récemment produits, ils sont une seule âme dans différents corps, unis, contents, servant et désirant l'unité de l'humanité."

Shoghi Effendi avait maintenant vingt et un ans. Sa parenté avec Abdu'l-Baha apparaissait clairement dans certaines des premières lettres écrites pour la plupart en 1919: "mon grand-père Abdu'l-Baha" et signe " Shoghi Rabbani" (petit-fils d'Abdu'l-Baha)". Il faut se rappeler que dans les mois qui suivirent la fin de la guerre, le contact fut rétabli entre le Maître et les croyants des nombreux pays qui étaient coupés de lui pendant les longues années de guerre et d'hostilité. Il était dès lors hautement désirable que les baha'is et les non baha'is connaissent ce "Shoghi Rabbani" qui agissait maintenant comme le secrétaire et le bras droit du Maître. Le Star of West, dans son numéro du 27 septembre 1919, publie une grande photo de Shoghi Effendi avec la légende: "Shoghi Rabbani, petit-fils d'Abdu'l-Baha" et affirme qu'il est le traducteur des tablettes récentes et que ses lettres de Chronique commencent a partir de ce numéro. Personnellement, connaissant par expérience, la minutie avec laquelle Shoghi Effendi agissait au Centre Mondial, je crois que c'est probablement le Maître lui-même qui lui avait ordonné de clarifier leur lien familial.

Le travail d'Abdu'l-Baha croissait de jour en jour avec le flot des lettres, des rapports et finalement des pèlerins. Ceci apparaît dans les lettres personnelles de Shoghi Effendi a certains amis baha'is: "... Cette interruption de ma part dans la correspondance est uniquement due a la grande intensité de travail de dictée et de traduction des Tablettes... Toute l'après midi a passé en traduction d'une partie des requêtes venant de Londres." Et il termine:

"Je joins, sans parler de mon affection baha'ie et particulièrement pour vous, deux photos." "J'ai la tête qui tourne, tellement la journée a été chargée. Pas moins d'une vingtaine de demandeurs allant des princes et pacha au simple soldat, ont recherché une entrevue avec 'Abdu'l-Baha"; "Du matin au soir, et même jusqu'à minuit, le Bien-Aimé est occupé a révéler des Tablettes, a répandre, dans un monde triste et désabusé, ses pensées constructives et dynamiques d'amour et les principes."; "Alors que j'écris ces lignes, je dois me rendre auprès de lui et noter ses paroles en réponse aux requêtes récemment reçues." Chaque terme révèle l'énergie indomptable, le dévouement et l'enthousiasme de ce prince qui se tient a côté du vieux roi, et qui le sert et le soutient avec toute la vitalité de sa jeunesse et de son ardeur singulière.

Shoghi Effendi accompagnait fréquemment le Maître aux cérémonies officielles où il était de plus en plus invité. Cela comportait aussi des visites au Gouverneur en Chef qui conduisit les forces Alliées en Palestine, Sir Edmond Allenby, promu plus tard Lord Allenby, et qui contribua largement a l'octroi par le Gouvernement britannique du titre de Chevalier a Abdu'l-Baha. Shoghi Effendi a écrit: "C'était la seconde fois qu'Abdu'l-Baha rendait visite au général et cette fois la conversation était centrée sur la Cause et ses progrès... C'est une figure aimable, modeste et impressionnante, il est affectueusement chaleureux, quoique imposant dans ses manières." Le petit-fils d'Abdu'l-Baha était maintenant connu dans ces milieux. Une lettre officielle du Gouverneur militaire a Abdu'l-Baha contient cette phrase: "Votre Eminence: j'ai reçu, ce jour, de votre petit-fils la somme de .. C'était a la suite de la visite que lui avait rendue Shoghi Effendi pour remettre une seconde contribution du Maître au "Fonds de Secours de Haïfa". Shoghi Effendi passait également beaucoup de temps avec les pèlerins, et pas seulement en présence Abdu'l-Baha, il leur demandait avec insistance des informations sur les progrès des activités baha'ies dans les différents pays.

Le travail du Maître avait maintenant augmenté a un tel point que de nombreuses personnes l'aidaient et le servaient constamment; aucune d'elles, cependant, ne pouvait être comparée a Shoghi Effendi. Le Gardien m'a raconté qu'un américain, croyant de longue date, envoya (je crois que c'était au début de 1920) un cadeau au Maître. C'était une automobile Cunnigham.

Le Maître reçut l'avis d'arrivée une fin de semaine et le donna a Shoghi Effendi avec des instructions pour qu'il veille a ce que la voiture soit dédouanée et livrée a la maison. Le lendemain, m'a dit Shoghi Effendi, était un jour férié et il n'y avait aucun haut fonctionnaire au port. Il réussit, cependant, a faire livrer la voiture et lorsque celle-ci arriva, il alla lui-même prévenir que la voiture attendait, a la porte. Surpris et heureux, le Maître lui demanda comment il s'y était pris. Shoghi Effendi lui dit qu'il avait porté les papiers aux domiciles des différents fonctionnaires leur demandent de signer les documents et de donner les ordres pour que la voiture de Sir Abdu'l-Baha 'Abbas soit livrée tout de suite. C'est caractéristique de la façon dont Shoghi Effendi a travaillé toute sa vie. Il voulait toujours que chaque chose se fasse tout de suite et plus tôt encore si possible. Et, toute chose sur laquelle il avait contrôle avançait a cette vitesse.

Le plus souvent et en tout lieu, Abdu'l-Baha et son petit-fils bien-aimé étaient ensemble. Ce compagnonnage constant, d'une durée de deux ans environ, dut leur procurer une profonde satisfaction et exerça une influence décisive sur Shoghi Effendi. Pendant ces années, alors que se levait l'étoile de la renommée locale et internationale Abdu'l-Baha, Shoghi Effendi put observer le comportement du Maître envers les hautes personnalités officielles et les nombreuses personnes de distinction attirées par celui que beaucoup considéraient comme rien de moins qu'un prophète oriental et la plus grande figure religieuse de l'Asie. Il put aussi observer le Maître face a la jalousie toujours présente et aux intrigues de ses ennemis. Les leçons apprises serviront la foi de Baha'u'llah pendant les trente-six années du ministère de Shoghi Effendi.

Dans une lettre a un ami datée du 18 février 1919, Shoghi Effendi écrit qu'il est a Baha'i avec le Maître. Cette lettre commence ainsi: "J'envoie mes salutations et mon plus doux souvenir a vous, ami lointain, de ce lieu sacré!" Il poursuit en décrivant la paix de Bahji après l'incessante activité de Haïfa et dit: "L'air, la bas est saturé de gaz et de vapeur que dégagent continuellement les engins motorisés et les bateaux; alors qu'ici, l'atmosphère est pure, aussi claire et parfumée que possible." Quand on se rappelle, qu'en 1923, je suis venue a Bahji dans la calèche d'Abdu'l-Baha et qu'en 1918 le trafic automobile était pratiquement inexistant dans la Palestine d'après guerre, nous devons supposer que Shoghi Effendi était d'une nature extraordinairement délicate; et il l'était effectivement!

Sa description du Maître visitant le Tombeau Sacré deux fois par jour, se promenant a travers la plaine fleurie, révèle sa joie en ces jours précieux, près de son Bien-Aimé. Mais le terme de félicité, approchait a grands pas. Il avait été décidé qu'il irait en Angleterre et entrerait a l'université d'Oxford, dans le but avoué de parfaire son anglais afin de mieux traduire les Tablettes et les autres écrits saints.

La décision de Shoghi Effendi de quitter Abdu'l-Baha, après avoir passé un peu moins de deux ans constamment a son service, et a un moment où l'énorme correspondance d'après guerre du Maître allait croissant, était basée sur un certain nombre de facteurs: s'il voulait poursuivre ses études le plus tôt serait le mieux; Abdu'l-Baha disposait maintenant de plusieurs secrétaires; le plus âgé des cousins de Shoghi Effendi avait fini ses études a Beyrouth et était de retour; les plans et la condition du Maître étaient propices et par-dessus tout, il était en parfaite santé.

En 1918, Tudor Pôle qui était en Palestine avec l'armée conquérante d'Allenby, écrivait: "Le Maître est vigoureux et d'une santé meilleure encore que lorsqu'il était a Londres." Shoghi Effendi lui-même dans des lettres écrites en avril et en août 1919, souligne: "Le Bien-Aimé est en parfaite santé, fort et vigoureux, heureux et joyeux..."; "Le Maître Bien-Aimé est vraiment au mieux de sa santé, physiquement fort, toujours actif, révélant des centaines de Tablettes par semaine, répondant a d'innombrables requêtes, recevant de nombreux visiteurs et pèlerins, se levant souvent a minuit pour prier et méditer." A cette époque, Shoghi Effendi transmet, par des lettres a des amis en Angleterre et en Birmanie, l'étonnante nouvelle qu'Abdu'l-Baha envisageait un très long voyage: "Ce qui est significatif et attrayant, c'est l'indication donnée par le Bien-Aimé lui-même, il projette et envisage un tel voyage a travers l'Océan Indien. Il a même déclaré que, si Dieu le veut, il aimerait entreprendre un voyage en Inde et continuer par l'Indochine, le Japon, les Iles Hawaii, puis traverser le continent américain et aller a votre aimable cité de Londres, en France et en Egypte. Oh! quelle est fervente, profonde et sincère notre espérance pour qu'un voyage dont il a fixé lui-même la durée a quatre ou cinq ans soit entrepris. Espérons et préparons-nous."; "Le Bien-Aimé a indiqué sa récente intention de voyager en Inde et nous espérons que cela se réalisera bientôt, et que l'Inde, grâce a l'unité et l'énergie des amis, acquerra la capacité de le recevoir."

Peu d'entre nous, et encore moins a vingt-trois ans, envisagent la mort de ceux qu'ils aiment, et encore moins lorsqu'ils sont en pleine santé et projettent un voyage de cette importance! Il n'est donc pas surprenant que Shoghi Effendi ait quitté Abdu'l-Baha un jour du printemps 1920, la conscience tranquille, croyant fermement qu'il reviendrait mieux équipé pour le servir. Confiant, je n'en doute pas, qu'il serait, cette fois, de ce merveilleux voyage avec son grand-père et qu'il aurait le privilège de le servir jour et nuit pendant de nombreuses années. En anticipant sur ces années qui paraissaient attendre Abdu'l-Baha, Shoghi Effendi négligeait l'âge du Maître (Il avait presque soixante seize ans) et il négligeait aussi ce facteur qui souvent brise nos coeurs et nos espérances: l'intervention obscure de la Providence dans nos plans et dans notre vie. Qu'il fût terrible le coup qui frappa soudain le jeune Gardien! Il le révèle lui-même en termes pleins de souffrances a un cousin éloigné, en février 1922, quelques mois après l'ascension de son grand-père: "Ah! l'amer remords de lui avoir manqué dans ses derniers jours sur cette terre; je l'emporterai avec moi dans la tombe, peu importe ce que je ferai pour lui, a l'avenir, peu importe a quel point mes études en Angleterre payeront de retour son merveilleux amour pour moi."

Voici un aspect significatif de la vie du Gardien et de sa mort prématurée a l'âge de soixante ans: Shoghi Effendi était un adolescent lorsqu'en 1920 Abdu'l-Baha l'envoya en Angleterre en compagnie de Lotfullah Hakim qui y retournait après son premier pèlerinage a Haïfa, pourtant le Maître insista pour que, en route, il aille d'abord dans un sanatorium et prenne un bon repos. Cela montre l'épuisement nerveux de Shoghi Effendi après les longues années de guerre et la tension qui en découla, suivies du lourd travail d'après guerre et de l'intense activité au service du Maître. Cela montre aussi la sollicitude de son grand-père pour sa santé. Shoghi Effendi prit le repos qui lui avait été ordonné dans un sanatorium de Neuilly, dans la banlieue de Paris. Il n'était pas malade, mais épuisé. Il y fréquenta les croyants, joua au tennis, se promena et se familiarisa avec une ville qui est si belle en elle-même et qui abrite un des plus grands musées du monde. Il rendit visite a quelques baha'is a Barbizon et y séjourna environ deux mois. Puis il gagna l'Angleterre en juillet.

Il y fut reçu avec une chaleur et une affection naturelles par de nombreux amis d'Abdu'l-Baha.

Il connaissait personnellement quelques uns de ceux-ci comme le Dr. J.E. Esslemont qui avait été récemment a Haïfa et qui avait collaboré avec lui et d'autres amis a la traduction d'une importante Tablette du Maître; le Major Tudor Pole qui avait rencontré 'Abdu'l-Baha a Londres, qui avait été en Palestine avec l'armée d'occupation britannique et qui apportait aux croyants toute aide en son pouvoir, ainsi que Lord Lamington.

Shoghi Effendi était porteur de quelques lettres de son grand-père a certains de ses amis anglais: en témoigne cette lettre écrite, peu après son arrivée, a la femme de Ali Kuli Khan, en France:

"28 juillet 1920

Très chère soeur baha'i,

J'ai été terriblement occupé depuis que j'ai foulé le sol britannique et jusque la le progrès de mon travail a été admirable. Muni des Tablettes du Maître pour Lady Blomfield, Lord Lamington et le Major Tudor Pole, j'ai pu, grâce a eux, entrer en contact avec d'éminents professeurs et orientalistes d'Oxford et de l'université de Londres. Ayant obtenu des instructions et des recommandations de Sir Denison Ross et du professeur Ker auprès de Sir Walter Raleigh, professeur et lecteur de la littérature anglaise a Oxford, et du professeur Margoliouth, savant remarquable de la civilisation arabe et Orientaliste a la même université, je suis allé a Oxford après avoir passé une semaine chargée a Londres. En fait avant mon départ pour Oxford, j'ai reçu une lettre de Margoliouth disant qu'il ferait tout en son pouvoir pour aider un parent d'Abdu'l-Baha. Avec cet homme et le Master de Balliol Collège - un collège où de grands hommes tels que Lord Grey, Earl Curzon, Lord Milner, Mrs Asquith, Swinburne et Sir Herbert Samuel ont obtenu leur diplôme - j'ai eu l'occasion de parler de la Cause et d'éclaircir certains points encore obscurs ou incertains pour ces savants trop occupés.

Priez pour moi, comme je vous l'ai demandé la veille de mon départ, pour que dans ce grand centre intellectuel, j'atteigne mon but et arrive a mes fins..."


La lettre écrite par Lord Lamington au Maître quelques jours plus tard est d'un intérêt tout particulier:

"8 août 1920
Mon cher ami,

J'ai été heureux de recevoir votre lettre des mains de Shoghi Rabbani et d'apprendre par lui que vous allez bien. Lui-même paraissait en bonne santé et j'ai été de nouveau impressionné par son intelligence et ses manières ouvertes et honnêtes.

J'espère qu'il arrivera a obtenir la formation qu'il cherche, a Oxford. Il est venu deux ou trois jours a la Chambre des Lords, mais, je le crains, aucune des occasions n'a été d'un grand intérêt...

La correspondance ci-dessus nous donne une indication sur l'époque où Shoghi Effendi se trouvait a Londres. Etant porteur d'une lettre d'Abdu'l-Baha pour Lord Lamington, nous devons admettre qu'il ne perdit pas de temps pour la lui porter. Nous pouvons également imaginer l'impatience du jeune homme d'assister aux travaux de la Mère des Parlements, impatience qu'il ne put cacher au pair expérimenté et aimable qui veilla a ce que Shoghi Effendi soit admis a certaines sessions de la Chambre. Le Gardien était toujours grandement intéressé par les affaires politiques, se tenait très au courant, et aimait le spectacle de la Chambre des Lords et de la Chambre des Communes. Je me rappelle qu'après notre mariage, quand pour la première fois nous allâmes ensemble a Londres, il m'emmena a la Chambre des Communes et nous prîmes place dans la galerie des visiteurs pendant toute une session. Ce fut une très grande expérience pour moi, encore étourdie et bouleversée par le récent honneur d'être admise si près du Signe de Dieu sur la terre, On peut, dès lors, imaginer comme le tout jeune Shoghi Effendi en fut saisi et impressionné, la première fois.

Il se familiarisa très vite avec Londres, durant ce premier séjour en Angleterre, et visita les sites les plus fameux. Souvent, quand nous visitions ensemble des lieux tels que Westminster Abbey, St. Paul, la Tour de Londres, le British Museum, la National Gallery, le Victoria and Albert Museum, la City, les Kew Gardens etc, je me rendais compte du nombre de souvenirs qu'il avait gardés en association avec ces lieux connus de son époque estudiantine. Il visita aussi beaucoup l'Angleterre, autant que la modeste allocation d'étudiant qu'il recevait d'Abdu'l-Baha le lui permettait. Il économisait beaucoup. Je le sais parce qu'il m'a raconté, par exemple qu'il avait acheté un fer a repasser électrique avec lequel il repassait lui-même ses vêtements!

Shoghi Effendi rendit plus d'une fois visite au Dr. Esslemont dans son sanatorium de Bournemouth. Une photo les montre ensemble, tête contre tête, devant la façade du sanatorium. Une lettre de Shoghi Effendi au Dr. Hall, lettre écrite après la mort d'Esslemont exprime éloquemment ce que ces visites signifiaient pour lui: "je me rappellerai toujours les jours reposants que j'ai passés a Bournemouth en compagnie de notre regretté ami John Esslemont. Je n'oublierai pas les heures plaisantes que nous avons passées ensemble lors de nos repas au sanatorium." Alors qu'il se trouvait dans cette partie de l'Angleterre, Shoghi Effendi visita aussi la station balnéaire de Torquay.

Nous y retournâmes ensemble, bien des années plus tard et le Gardien me montra les fameuses dunes de Babbacombe. Nous nous promenâmes dans le parc qu'il avait visité longtemps auparavant, un parc avec des sentiers colorés d'un rouge profond qui, je crois, imposèrent a son esprit la beauté des sentiers rouges, des pelouses vertes en conjonction avec des vases d'ornementation; beauté qui l'incita des années plus tard, a les reproduire dans ses magnifiques jardins a Bahji et sur le Mont Carmel.

Shoghi Effendi n'oublia jamais les souvenirs de cette époque estudiantine. Je me rappelle qu'une fois, pendant les dernières années de sa vie, il raconta a un pèlerin anglais qu'il avait trouvé bon les épaisses tranches de pain brun, la confiture de framboise et la crème du Devonshire.

Pendant son séjour en Angleterre, il était particulièrement fié avec un baha'i persan ancien et éprouvé, qui vivait a Londres, ainsi qu'avec le Dr. Esslemont, Lady Blomfield et quelques baha'is de Manchester. Il passait la plupart de son temps a Oxford et se consacrait a ses études. Cependant, il fréquentait la communauté baha'ie britannique et participait a ses activités. Un croyant indien résidant en Angleterre écrit dans une lettre du 5 mai 1921: "Le mercredi après-midi j'ai assisté a la réunion baha'ie habituelle, a Lindsay Hall. Mr. Shoghi Effendi lut un article sur les problèmes économiques et leur solution. Son article était très bien écrit et très bon..." Il semble que cette lecture d'articles ne se confinait pas seulement aux réunions baha'ies, car dans une lettre a un des croyants, écrite au Balliol Collège, il mentionne: "je vous enverrai aussi, un peu plus tard, un article sur le Mouvement, que j'ai lu, il y a quelque temps, a l'une des principales associations d'Oxford."


Aujourd'hui encore on jure par Oxford et Cambridge. En 1920, ils brillaient encore plus que de nos jours, dans un splendide isolement académique maintenant que les universités sont plus répandues. Balliol, où Shoghi Effendi était admis, avait une très haute renommée, étant un des collèges les plus anciens d'Oxford. Le Gardien m'emmena ici aussi, des années plus tard, pour voir les rues qu'il traversait jadis, la bibliothèque Bodleian, la calme rivière et ses alentours de pelouses vertes derrière les portes en fer forgé, Christ Church plus que millénaire avec sa vaste cuisine et sa parure d'arches gothiques, Magdalen et ses beautés, la calme cour carrée a l'intérieur des murs de Balliol que Shoghi Effendi traversait pour aller a ses cours, le réfectoire où il mangeait et la petite entrée qui donnait sur la chambre qu'il avait occupée étant étudiant.

Tout cela naturellement, réveillait en lui beaucoup de souvenirs, mais je crois que peu d'entre eux étaient agréables.

Il y a bien des années, un baha'i rapportait au Gardien une conversation avec A. D. Lindsay qui avait été le professeur de Shoghi Effendi et qui depuis était devenu Master of Balliol. J'ai gardé une copie de ce rapport. On doit cependant se rappeler que ces paroles ont été dites oralement, lors d'une conversation courte et familière et non a une entrevue spéciale. "L'idée de Shoghi Effendi sur l'éducation consistait a découvrir quelqu'un dont il appréciait les opinions et a le questionner. Lorsque Shoghi Effendi obtenait ses réponses, il les notait toutes sur un petit livre noir. J'avais affiché mon programme (schedule, comme nous disons en anglais et skedule comme vous dites en américain). Shoghi Effendi est venu me trouver me demandant:

que faites vous entre sept heures et huit heures et demi?" - "pourquoi donc ai-je dit?, je dîne!" - "Oh! a dit Shoghi Effendi vous faut-il donc tout ce temps? je n'avais pas vu tant de désir de connaissance a Oxford. Je lui donnai alors un autre quart d'heure et dînai moins. Il était ainsi - je souffrais pour lui." Cet incident avait surgi parce que Shoghi Effendi voulait que son professeur lui consacrât plus de temps qu'il ne lui en avait déjà alloué. Malgré ces remarques aimablement intentionnées, rien ne prouve que cet homme instruit ait jamais soupçonné le fait que sa vraie distinction pour la postérité serait d'avoir été, un jour, le professeur de Shoghi Effendi. Alors que tout le monde au collège et ce professeur en particulier, savaient pourquoi Shoghi Effendi avait abandonné ses études pour rentrer en Palestine, il n'y a, cependant, pas une seule lettre exprimant de sa part quelque sentiment personnel pour son élève.

Toutefois, il y eut un échange de lettres entre eux en 1927. Shoghi Effendi écrivit a Mr. Lindsay qu'il lui envoyait les Annales baha'ies "montrant la nature du travail auquel je me suis consacré depuis mon départ soudain et profondément regretté de Balliol." Il poursuit "l'aide inestimable que j'ai reçue sous votre direction m'a été très profitable dans ma tâche ardue et pleine de responsabilité et je profite de cette occasion pour exprimer ma reconnaissance pour tout ce que vous avez fait pour moi."

Deux ans plus tard, Lindsay, dans un appel général aux anciens pour un certain fonds du collège, le remerciait pour son livre. Shoghi Effendi répondit le lendemain, joignant une contribution de 20 livres Sterling, et le remercia pour sa lettre qui "a servi a rappeler les jours heureux et précieux que j'ai passés, sous votre direction, a Balliol." La grandeur du rang du Gardien, sa modestie, son sens de justice, et aussi sa courtoisie l'incitaient toujours a donner a chacun son dû. En 1923, dans une lettre au professeur Dodge de l'Université américaine de Beyrouth, il parle de "cette grande institution éducative du Proche-Orient, a laquelle je sens tant devoir.."

L'attitude du Professeur D.S. Margoliouth et celle de sa femme furent tout a fait différentes. En 1930, en remerciant Shoghi Effendi pour un livre qu'il leur avait envoyé, Mme Margoliouth écrit: "Nous aimons a nous rappeler le plaisir qui a été le nôtre de vous accueillir dans cette maison pendant votre trop court séjour a Oxford." Ce n'est pas le seul foyer qui ait reçu Shoghi Effendi. En effet, cinq ans après son départ d'Angleterre, dans une lettre a Mme White, il écrit: Je me rappellerai toujours, comme un souvenir vivant et agréable, de votre précieuse aide ainsi que de votre généreuse hospitalité pendant mon séjour a Oxford... Toujours votre ami reconnaissant et affectueux, Shoghi. "

Sur le registre de 1920 du collège nous découvrons que le Gardien s'est présenté lui même, et de sa propre main, comme Shawqi Hadi Rabbani, premier fils de Mirza Hadi Shirazi, âge 23 ans.

Nous trouvons sur un carnet de Shoghi Effendi la liste ci-dessous, soigneusement établie. Elle montre les dates auxquelles ses cours commençaient en 1920:

14 oct. 1920: Sciences politiques: - Rev. Carlyle

15 oct. 1920: Problèmes sociaux et politiques: - Mr. Smith (Master of Balliol)

13 oct. 1920: Questions Sociales et industrielles: - Rev. Carlyle 12 oct. 1920: Economie Politique - Sir T.H. Penson M.A.

16 oct. 1920: Histoire économique de l'Angleterre depuis 1688: - Sir Penson

11 oct. 1920: Logique: - Mr. Ross M.A.

12 oct. 1920: Question Orientale: - F. F. Urquhart M.A.

19 oct. 1920: Relation Capital - Travail: - Clay, New Collège.

Il prit des notes a certains cours, tout au moins pendant les premières séances. Le Gardien savait exactement pourquoi il fréquentait Oxford. Il le dit, fort heureusement pour nous, dans une lettre du 18 oct. 1920 a un ami oriental: "Mon cher ami spirituel... Grâce a Dieu je suis en bonne santé et plein d'espoir; j'essaie de toute ma capacité d'acquérir ce qui me sera nécessaire pour servir plus tard la Cause. J'espère en effet acquérir rapidement ce que ce pays et cette société offrent de mieux et retourner alors chez moi et revêtir les vérités de la foi sous une forme nouvelle et servir ainsi le Seuil Sacré." Il se réfère ici, sans aucun doute, a ses traductions futures des enseignements en un anglais parfait dont il posa les fondations pendant son séjour en Angleterre.

Dans une lettre du 22 nov. 1921, apparaissent clairement les progrès faits par Shoghi Effendi dans son travail a Oxford et l'on y sent la nouvelle maîtrise et la confiance en soi: " ... J'ai été ces derniers temps plongé dans le travail, révisant de nombreuses traductions et j'ai envoyé a Mr. Hall ma traduction de la Tablette a la Reine Victoria qui regorge des plus vitaux et des plus importants conseils dont ce monde triste et désillusionné ait un besoin urgent! Si vous n'en avez pas encore pris connaissance, obtenez la sans faute auprès de Mr. Hall car elle est a mon avis, l'une des déclarations les plus marquantes et les plus catégoriques de Baha'u'llah sur les affaires du monde." Il poursuit en joignant quelques extraits " certains nouveaux, d'autres anciens" qu'il avait faits "au cours de mes lectures a Bodleian, sur le Mouvement." Dans une lettre en persan, de cette même période, a un ami de Londres, il fait allusion au fait que "je suis engagé, dans ce pays, jour et nuit, a me perfectionner dans l'art de la traduction... Je n'ai pas un moment de repos. Dieu merci, a un certain degré au moins le résultat est bon." Il affirme que ses occupations, ses études et ses cours au collège, sont tels qu'il n'est libre que le dimanche et que son ami peut venir le voir le dimanche au 45 Broad Street.

Depuis Beyrouth et pratiquement jusqu'à la fin de sa vie, Shoghi Effendi avait l'habitude de noter sur un carnet des mots et des phrases typiquement anglaises. Des centaines de mots et de phrases avaient été ainsi relevés. Cela témoigne clairement des années d'études minutieuses pour maîtriser une langue qu'il aimait et dont il se délectait. Pour l'anglais, il ne cédait a personne.

Il était un grand lecteur de la version de la Bible qu'en avait donné King James et des historiens Carlyle et Gibbon dont il admirait le style, et tout particulièrement ce dernier. Il aimait tellement "le déclin et la chute de l'Empire Romain" de Gibbon que je ne me rappelle pas l'avoir jamais vu sans un volume de ce livre près de lui dans sa chambre, ou avec lui lorsqu'il voyageait. Lorsqu'il mourut, il y avait un petit volume, dans une édition populaire, près de son fit. C'était sa petite bible de la langue anglaise et souvent il m'en lisait des extraits, s'interrompant pour s'exclamer: '"Oh! quel style! quelle maîtrise de l'anglais! quelles phrases coulantes! écoute cela!" Avec sa belle voix et sa prononciation, (une prononciation qui ressemblait a ce que nous appelons "l'accent d'Oxford", mais pas aussi exagéré), les mots éclataient avec feu et couleur et leurs valeur et sens ressortaient tel un joyau brillant. Je me rappelle particulièrement une heure calme (si rare hélas), d'un après midi d'été où nous étions assis sur un banc face au lac dans le parc de St.-James a Londres; il lisait Gibbon pour moi a haute voix. L'influence de Gibbon apparaît clairement dans les écrits de Shoghi Effendi de même qu'apparaît le style biblique anglais dans ses traductions des Prières de Baha'u'llah, des Paroles Cachées et des Tablettes.

je sais que Shoghi Effendi était a Oxford en même temps qu'Antony Eden; ils se connaissaient sans être amis. En fait, je ne l'ai jamais entendu dire que quelqu'un avait été son ami. Il avait gardé quelques relations avec certains de ses professeurs et paraissait garder ses distances envers d'autres. Peut-être a cause d'une timidité difficile a détecter dans la majesté de Gardien et qui était pourtant un des traits dominants de son caractère. Il adhéra un moment a une association de discussions et il aimait jouer au tennis, mais des détails sur son séjour a Oxford manquent singulièrement. Toute cette période de sa vie fut éclipsée par l'ascension du Maître, qui dévasta complètement sa vie, par ses conséquences. En fait, la seule chose qui nous rappelle réellement ce séjour, c'est l'influence qu'il laissa sur ses écrits et sur son caractère. Un séjour, même aussi court, dans une université de la qualité d'Oxford, forma et aiguisa son esprit déjà logique, développa ses talents de critique, renforça son sens aigu de la justice et son pouvoir de raisonnement, ce séjour ajouta a la noblesse orientale qui caractérisait la famille de Baha'u'llah, cette touche de culture que nous associons au plus fin des gentlemen anglais.


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