La perle inestimable
Par Ruhiyyih Rabbani


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Chapitre 6. Facettes de la personnalité de Shoghi Effendi

L'intransigeance de Shoghi Effendi dans toute les matières affectant la protection de la foi ne veut pas dire qu'il ne pouvait pas être doux et aimable. Il était fondamentalement. très tendre de coeur. Quand on le laissait suffisamment en paix, il manifestait de mille manières non seulement a ceux qui l'entouraient mais aux croyants individuellement cette amabilité et cette tendresse innées. Très souvent quand une calamité frappait un pays où il y avait des baha'is, il demandait des renseignements, exemple ce câble a l'Iran: "Télégraphiez sécurité amis. Anxieux rapports tremblement de terre Iran Turkistan". Très souvent aussi, ces demandes de renseignements étaient suivies d'aides financières a ceux qui en avaient désespérément besoin.

Quand un baha'i américain frappé par la paralysie infantile en Iran, retourna avec sa femme aux Etats-Unis, Shoghi Effendi télégraphia aux amis de Beyrouth, d'Alexandrie et de New-York, leur demandant de les rencontrer sur le bateau et de les aider de toutes les manières possibles. Le Gardien envoya, en peu de temps, sept câbles au sujet d'une baha'ie qui avait eu des difficultés pour arriver a Haïfa et repartir après son pèlerinage. Sa précision et sa considération apparaissent lumineusement dans ce câble envoyé a l'Egypte: "Dewing Baha'i Nouvelle Zélande arrive ce soir au Caire pour un jour. Prie le rencontrer gare. Si manqué rencontrez matin suivant a neuf heures bureau Cook. Offrez la plus grande amabilité". Une autre fois, Shoghi Effendi télégraphiait au sujet d'un baha'i qui pour quelque raison n'avait pu débarquer a Haïfa: "Réconfortez-le de ma part". Apprenant par le moyen d'un câble qu'un mari dont la femme complètement déséquilibrée le croit perdu: "votre message amour la calmerait", Shoghi Effendi télégraphia immédiatement: "Assure... amour confiance non diminué".

A un croyant du Proche-Orient dont les parents vivaient en Palestine, il câblait: "Très bienvenu conseille emmener enfants avec vous soulage languissamment leur grand-mère." Dans un télégramme a un nouveau baha'i éminent, il disait: "Câblez princesse mes meilleurs voeux affectueux. Que les bras tout-puissants de Baha'u'llah la soutiennent a jamais."

Dogmar Dole, une pionnière dévouée, mourut et fut enterrée en Suisse. Je me rappelle ma surprise et mon émotion, lorsqu'une fois, alors que je gardais le lit depuis quelques jours, Shoghi Effendi vint me voir et me dit qu'il était allé visiter la tombe de Dogmar Pole, un court voyage en train du lieu de notre séjour.

Il intervenait souvent, par-dessus et au dela de ses encouragements usuels et ses instructions générales aux baha'is, de manière directe dans leurs projets. Un garçon de dix-sept ans, au cours du premier plan de Sept Ans, voulait aller en Amérique latine. On lui avait conseillé d'attendre, qu'il était trop jeune, qu'il devait finir ses études et être plus âgé. Shoghi Effendi câbla a l'Assemblée Nationale d'Amérique lui demandant de reconsidérer la question et de le laisser partir. Et Shoghi Effendi mentionnait avec fierté la réponse de ce jeune homme aux besoins de pionniers. Une vieille dame infirme aspirait a être pionnière en Afrique du Nord, Shoghi Effendi l'encouragea et le lieu où mourut Ella Baily est marqué d'une étoile dorée sur une de ses cartes! je me rappelle qu'une femme en pèlerinage dit a Shoghi Effendi, a table, qu'elle avait la permission de son mari de s'offrir comme pionnière. Elle lui demanda s'il avait une suggestion sur l'endroit où ils devraient aller. "L'Afrique" répondit-il immédiatement. "N'importe quel pays de l'Afrique?" demanda-t-elle. "l'Afrique du Sud" répondit-il. Quelques instants après cet échange rapide de monosyllabes, elle demanda "N'importe quelle ville?" et il répondit "Johannesburg". Ainsi, en quatre mots, sa destinée et celle de sa famille étaient-elles fixées.

Parfois, l'esprit qui animait un baha'i était tel qu'il persuadait Shoghi Effendi de changer ses propres instructions. Le cas de Marion jack en est un exemple. 'Abdu'l-Baha l'avait appelé "général jack" et le gardien l'appela "héroïne immortelle" disant d'elle, qu'elle était un exemple brillant de pionnier pour les générations présentes et futures de l'Orient et de l'Occident et que personne ne l'avait surpassée en ~1 constance, dévouement, abnégation, courage", sauf, "l'incomparable Martha Root".

Jacky, comme on l'appelait communément, vivait a Sofia en Bulgarie lorsque la guerre éclata. Shoghi Effendi soucieux de sa situation dangereuse lui câbla: "Conseille retourner Canada, télégraphiez si financièrement capable". Elle répondit: "... et la Suisse?" tout en l'assurant de son obéissance implicite. Shoghi Effendi répondit: "approuve Suisse". Mais elle ne voulait pas quitter son poste de pionnier et demanda l'autorisation de rester en Bulgarie. Le Gardien répondit: "Conseille rester Bulgarie. Affection".

Les niveaux de service sont un grand mystère. Shoghi Effendi conseillait toujours aux amis la modération et la sagesse. Mais s'ils ne le suivaient pas et choisissaient de monter au sommet de l'héroïsme et du sacrifice, il était immensément fier d'eux. Après tout il n'est ni sage ni modéré d'être martyrisé. Et pourtant, notre couronne de gloire, en tant que religion, est que notre premier prophète a été martyrisé et que vingt mille personnes suivirent son exemple. J'ai essayé de comprendre ce mystère: d'un côté la modération, de l'autre les paroles de Baha'u1lah: "... Alors écris avec cette encre cramoisie qui a été répandue sur mon sentier. Cela est plus doux que tout, en vérité..."

Il me semble, l'avion en donne le meilleur exemple: a terre, roulant sur ses roues, il est a la dimension du terrain, allant sans a coup sur une surface plane terrestre. Mais quand il prend son envol, monte dans les airs, retire ses roues et avance a des vitesses vertigineuses, il est dans le domaine céleste et les valeurs sont différentes. Quand nous sommes sur terre, nous trouvons bons les conseils terrestres, mais si nous choisissons de dédaigner le sol et de monter vers les domaines de services et de sacrifices plus grands, nous n'écouterons plus ces sortes de conseils, nous gagnerons un royaume immortel et deviendrons les héros de la Cause de Dieu.

Shoghi Effendi ne dédaignait rien. Toute chose qu'il trouvait, individu, objet ou lopin de terre pouvant servir avantageusement la foi, il la saisissait et l'employait. Il travaillait généralement avec les Assemblées, les Comités et aussi directement avec les individus. Un exemple en est Victoria Bedekian, alias "Tante Victoria". Elle écrivit, pendant des années, des lettres circulaires en Orient et en Occident et le Gardien l'encourageait dans cette activité et il lui disait même ce qu'elle devrait développer dans ses communications.

Il n'était pas tatillon sur ses sources d'information. Je veux dire qu'il n'attendait pas toujours que les canaux officiels corroborent l'arrivée d'un pionnier a son poste ou quelque autre bonne nouvelle qui lui avait été transmise par une lettre individuelle ou par un pèlerin. Il incorporait cette information encourageante dans ses messages. Cette latitude que se permettait Shoghi Effendi signifiait aussi que le travail de la Cause avançait sans a coups, a une vitesse bien plus grande que s'il avait agi autrement. Comme tous les grands Chefs, il avait quelque chose de cette qualité de journaliste qui se rend compte que le facteur temps dans la transmission des informations est très important et que la vitesse elle-même a son impact et stimule l'imagination. Cette pratique ne doit cependant pas nous faire croire qu'il n'était pas extraordinairement précis et méticuleux. Il compilait ses statistiques, cherchait les faits historiques, travaillait les moindres détails de ses plans et projets avec une exactitude étonnante.

Le Gardien avait quelques rares relations personnelles, en dehors de son affection et bonne volonté envers les croyants réellement dignes du nom de baha'i. Une fois, étant malade, Shoghi Effendi reçut un câble de Philip Sprague exprimant son chagrin a ce sujet et se terminant par: "coeur plein d'amour". Shoghi Effendi répondit: "Suis rétabli. Réponds pleinement a votre grand amour". Il eut fréquemment l'occasion de télégraphier a son agent en Italie, le Dr. Giacheri, pour diverses choses nécessaires au Centre Mondial. Beaucoup de ces câbles ressemblent a celui-ci: "Prière commander vingt-quatre lampadaires supplémentaires identiques ceux commandés - Amour." De tels câbles étaient loin d'être une pratique courante du Gardien.

Mais il y a un autre aspect de ses télégrammes. Si certains étaient affectueux, la plupart routiniers, d'autres pouvaient être extrêmement vifs. De nombreux télégrammes aux Assemblées Nationales ressemblent a celui-ci envoyé en 1923 a l'Amérique: "Attends rapports fréquents compréhensifs..." On trouve des termes encore plus forts dans beaucoup de ses télégrammes a des individus: "Prenez garde désobéir mes volontés"; "Vous avertis a nouveau"; "Prenez garde négliger" etc. Il est impossible de trouver des télégrammes prolixes ou peu explicites. "Envoyez avec soeur dix rubans Corona couleur noire" câblait-il a son frère a Beyrouth. Au premier baha'i demandant l'autorisation du pèlerinage, après la fin de la guerre, il télégraphia simplement ce mot: "Bienvenu".

Les télégrammes de Shoghi Effendi reflètent en miniature toute son activité, son esprit, ses sentiments, ses réactions et ses instructions tout au long de sa vie. Ils sont souvent plus approfondis, plus puissants, plus révélateurs que les milliers de lettres qu'il envoya aux individus, car dans ses lettres, ses secrétaires traitaient habituellement des détails et les mots n'étaient pas ceux du Gardien, sauf pour les post-scriptum qu'il écrivait lui-même et qui transmettaient le plus souvent l'assurance de ses prières, ses encouragements et ses déclarations sur les grands principes,

A l'instar de son grand-père et de son arrière-grand-père, Shoghi Effendi avait un sens très poussé de l'humour, qui se manifestait s'il avait la chance d'être heureux ou de jouir d'une petite tranquillité d'esprit. En s'amusant ses yeux dansaient littéralement, il riait sous cape délicieusement et quelquefois il éclatait d'un rire franc. A un jeune pèlerin qui disait vouloir se marier, Shoghi Effendi fit cette remarque: "n'attendez pas trop longtemps et n'attendez pas que quelqu'un tombe du ciel!" Dans un télégramme de 1923, il dit a quelques jeunes parents: et quand mes deux secrétaires indociles termineront-ils leurs périodes de traitement médical. Télégraphiez".

Il aimait taquiner ceux qui lui étaient familiers ou qui étaient de la famille: j'étais souvent la victime. Sachant que je croyais tout ce qu'il disait il en profitait et s'amusait a me duper. Par exemple, je me rappelle, une fois pendant la guerre, entrant dans sa chambre je le trouvai solennel et le regard soucieux. Je m'en inquiétai. Il me dit que quelque chose de terrible venait d'arriver. Naturellement je devins encore plus anxieuse et demandai plus d'explications. Il m'informa, l'air très soucieux et solennellement que Churchill était mort. C'était la période la plus dangereuse de la guerre. J'étais très agitée et renversée par cette nouvelle et lui demandai ce qu'il arriverait aux Alliés maintenant, après la mort de leur grand leader etc. Shoghi Effendi soutint mon inquiétude aussi longtemps qu'il put puis éclata de rire! Il me jouait de tels tours très souvent, car il trouvait en moi un sujet idéal. Mais je perdis peu a peu ma crédulité, vingt ans après il me disait que me duper devenait très difficile. Quelques fois, j'essayai faiblement de lui jouer ce tour, mais je ne pus jamais faire aussi bien que lui et ne parvins jamais a l'attraper.

D'une part si majestueux, et d'autre part si confiant et engageant, le coeur innocent et jeune, tel a été notre Gardien!

Quand Shoghi Effendi apprit que je savais quelque peu peindre, il me demanda diverses choses a colorier pour lui, par exemple le plan montrant les terrains acquis sur le Mont Carmel par les baha'is. Un jour comme je coloriais quelques domaines nouvellement acquis Shoghi Effendi me dit de les peindre en plus clair. J'en demandai la raison. "Pour montrer que c'est une nouvelle acquisition" me dit-il. C'était une expression de joie qu'il éprouvait a l'achat de ces nouveaux morceaux. Je me rappelle une autre occasion où je passai des heures a colorier des photographies, de dimensions différentes, montrant le dessin du monument de la Très Sainte Feuille et les deux monuments marquant les tombes de sa mère et de son frère.

Cela amène un autre trait de caractère de la riche personnalité de Shoghi Effendi. Il était très tenace dans ses objectifs, très déterminé, mais jamais irraisonnable. Il ne changeait jamais ses objectifs, mais il modifiait parfois ses plans pour pouvoir les atteindre. Le dessin du monument que j'ai colorié en est un exemple frappant. Dès qu'il conçut le transfert des restes de la mère et du frère de Bahiyyih Khanum sur le Mont Carmel, il commanda immédiatement en Italie, deux beaux monuments identiques a celui de la tombe de la Plus Sainte Feuille. Ces monuments arrivèrent pendant son absence de Haïfa. Il avait l'intention de les mettre de part et d'autre du Tombeau de la Plus Sainte Feuille. Il fit faire un dessin montrant ce que cela donnerait. Lorsqu'il revint a Haïfa, il étudia son plan sur le champ et décida que cela ne serait pas aussi beau que s'il mettait ces monuments, comme une paire, plus loin sur le même axe, ce qu'il fit finalement.

Tout au long du ministère du Gardien, nous voyons la lumière de la Direction divine briller sur son chemin, confirmer ses décisions, inspirer ses choix. Mais chaque plan comporte des facteurs imprévisibles. Des actions de Dieu et l'ensemble de la conduite humaine modifient peu ou prou mais constamment nos plans. Cela arrive toujours, au plus grands comme aux plus petits et les paroles des prophètes l'attestent. Shoghi Effendi était aussi sujet a ces forces, mais il modifiait en conséquence et fréquemment ses projets. Nous avons de nombreux exemples intéressants dans ce domaine: Il conçut, un moment, le projet de transférer le mausolée de Baha'u'llah sur le Mont Carmel. Mais il abandonna cette idée et fixa sa place permanente a Bahji.

La croisade mondiale ou le Plan de Dix Ans, fut d'abord annoncé comme un Plan de Sept Ans; a l'origine il y avait un temple a construire et huit pays buts dans ce plan, ce devint trois temples et dix pays, etc. Quand les forces extérieures, sur lesquelles il n'avait aucun contrôle, le frustraient de quelque projet, il y opposait des modifications et des extensions d'autres plans, il en compensait ainsi immédiatement la perte. Finalement, la Cause qui avait subi une défaite ou humiliation temporaire sortait en fin de compte avec une victoire plus grande, plus richement dotée.

Shoghi Effendi pouvait être détourné de sa route, mais n'abandonnait jamais son objectif. Son ingéniosité était remarquable. La façon dont il réalisa et organisa la construction des trois nouveaux temples continentaux baha'is du Plan de Dix Ans en est un exemple. De l'architecte qu'il avait sous la main, il prit les plans qu'il trouvait convenables pour les maisons d'adoration de Sydney et de Kampala. Ces plans étaient dignes, de proportions plaisantes, de style conservateur et d'un prix relativement bas. Mais l'architecte ne pouvait pas conduire ses plans dans les détails, ni superviser effectivement les travaux. Shoghi Effendi, ne faisant pas grand cas de cette circonstance qui aurait arrêté, comme un obstacle insurmontable, un homme aux vues étroites, ordonna aux deux Assemblées Nationales responsables de confier a des entreprises locales le soin de la construction. Il modifia lui-même les suggestions onéreuses que ces entreprises firent d'abord et fit construire ces deux temples a un prix qu'il trouvait raisonnable pour la Cause. Sa sagacité et son solide jugement sauvèrent maintes fois l'argent de la foi de sorte que de nombreuses et importantes tâches furent réalisées sans créer un déficit temporaire par l'exécution imprudente d'un seul projet.

L'économie était un principe très rigide chez Shoghi Effendi. Il était très austère en matière d'argent. Plus d'une fois il refusa l'autorisation de pèlerinage a une personne, la sachant endettée et disant qu'elle devait d'abord payer ses dettes. Je ne l'ai jamais vu payer une facture, que ce soit celle d'un repas ou une autre de plusieurs milliers de dollars, sans vérifier soigneusement l'addition! S'il y avait une surcharge ou un manque il le signalait. Souvent j'allais vers les gens étonnés pour leur signaler que leur addition était fausse et qu'ils devaient la refaire sinon ils seraient perdants. Il était également un marchandeur résolu, ne payant jamais ce qui lui paraissait excessif pour une chose donnée.

Plus d'une fois, il renonça d'acheter un bel ornement pour le mausolée ou les archives ou les jardins parce qu'il était trop cher et que le marchand ne pouvait ou ne voulait pas accepter le prix du Gardien. Et ce, même s'il voulait l'objet et s'il en avait l'argent, simplement parce qu'il considérait comme une erreur de dépenser une telle somme. Comme 'Abdu'l-Baha, Shoghi Effendi eut pendant toute une période une auto et un chauffeur. Mais pendant les pires années de la guerre, les pièces détachées manquaient. Il vendit alors l'automobile et utilisa des taxis. Je ne doute pas qu'habituellement on peut tout acheter avec suffisamment d'argent. Il aurait pu se procurer une autre voiture mais il n'y songea pas. Il était contre l'extravagance, l'ostentation, le luxe et il se refusait beaucoup de choses et les refusait aux autres parce qu'il les trouvait soit injustifiables, soit impropres.

La franchise était un autre trait de caractère et fortement marquée chez Shoghi Effendi. Les croyants étaient ses confidents. Librement, majestueusement distant, mais avec une confiance attachante et captivante, il communiquait aux pèlerins, qui étaient ses invités, non seulement ses idées et ses interprétations des enseignements, mais aussi ses projets et ses plans. Il n'avait pas de confidents privilégiés de droit recevant ses pensées. Les Assemblées Nationales étaient des canaux par lesquels il transmettait ses grands plans, elles étaient aussi des corps qui réalisaient ces plans. Mais il avait l'habitude de partager ces plans, dans presque tous leurs détails, avec ceux qu'il rencontrait. De sorte que de nombreux pèlerins, au retour de la Terre Sainte, étaient en possession de tous les détails qui seraient bientôt communiqués officiellement au monde baha'i. Il en était de même pour le travail au Centre Mondial. Sa franchise était si complète que parfois il dessinait une petite esquisse a table pour illustrer ce qu'il allait faire dans les jardins sur le Mont Carmel, comment serait "l'Arc", quels seraient les édifices qui devaient être érigés la ou la etc.

En toute chose nouvelle qu'il entreprenait, nationalement ou internationalement, on pouvait presque le suivre sur le même modèle que le lever du jour: on décernait la première lumière dans ses paroles aux pèlerins ou a demi-cachée dans ses communications au monde baha'i; puis venait la lueur des buts commençant a prendre forme, alors que le soleil de son concept s'élevait et qu'il centralisait sur ces buts l'énergie brillante de sa raison arrivait enfin l'idée finale dans son ensemble et toute sa splendeur, c'était un Plan de Sept Ans, un Plan de Dix Ans, les avertissements et les promesses contenues dans une nouvelle et magnifique lettre générale, des instructions complètes concernant tel projet important comme la finition du mausolée du Bab, les Archives internationales, l'une des nouvelles maisons d'adoration ou l'exposition de certains thèmes principaux dans des livres tels que "LE SECRET DE LA CIVILISATION DIVINE" ou "VOICI VENU LE JOUR PROMIS".

Les rapports entre Shoghi Effendi et les pèlerins, sa courtoisie en tant qu'hôte, sa gentillesse montre par mille petites choses, les sujets dont il discutait avec eux, avaient un grand effet sur le travail accompli par les baha'is dans de si nombreux pays. Car ces croyants privilégiés rentraient dans leurs communautés et agissaient comme un levier en encourageant leurs amis baha'is a un effort encore plus grand, ils faisaient apparaître le Gardien comme une personne beaucoup plus réelle a ceux qui n'avaient pas eu le privilège de le rencontrer face a face, ils créaient un sentiment de proximité avec lui et avec le Centre mondial qui aurait difficilement pu être réalisé autrement. Il pouvait communiquer, lors de ses conversations avec les pèlerins, dans un langage plus courant et plus énergique qu'il n'employait dans ses écrits, ses sentiments sur certains sujets. J'ai eu le privilège de noter par écrit, lors de notre pèlerinage en 1937, ce qu'il nous disait a table a ma mère et a moi. Plus tard, j'ai rarement fait cela.

Toutefois, a quelques occasions j'ai noté ce qu'il disait, comment il le disait, c'était par exemple le cas en 1954, quand il parlait aux pèlerins très énergiquement des besoins urgents de la Croisade mondiale et de l'attitude des baha'is envers le problème de pionnier: "je peux les avertir, je peux les pousser, mais je ne peux créer l'esprit il en résulte réellement pour moi un malheur et pour les croyants un danger"; "Ils doivent plier bagage et s'en aller, personne n'a le droit de les en empêcher, quand ils sont indépendants; qu'ils prennent leur passeport et partent"; La Cause triomphe malgré l'inaction d'un grand nombre de ses adeptes, elle travaille d'une manière mystérieuse". Parlant des amis qui travaillaient comme professeurs dans les écoles, dans certains endroits: "Ils apportent dans l'école le mode de vie américain au lieu de s'en débarrasser et d'établir le mode de vie baha'i".

Malgré tous les bienfaits dont il accablait les pèlerins, veillant sur leur confort matériel en tant qu'hôte, déchirant les voiles de leurs yeux et les éduquant dans leur foi, néanmoins quand quelqu'un cherchait a exprimer sa gratitude pour l'honneur de l'avoir rencontré, il se détournait immédiatement disant que le but du pèlerinage c'était de visiter les Tombeaux sacrés.

Il me revient tant de souvenirs, quand je pense aux pèlerins, moi-même y compris. Comme par exemple ce matin de 1923. J'étais une enfant. Nous revenions de Bahji, où nous avions commémoré l'ascension de Baha'u'llah. Nous étions dans l'automobile du Gardien. J'avais insisté pour m'asseoir sur le bord de la capote pliée de la torpédo, a l'arrière de la voiture, au lieu de m'asseoir sur le siège, malgré les remontrances et les mises en garde du Gardien. Mais je lui avais assuré que je ne tomberais pas. J'étais trop ivre par le lever du jour et les grâces qui s'étaient déversées sur moi, pour avoir peur. A cette époque il n'y avait pas de vraie route entre Haïfa et 'Akka et nous longions une bande étroite de sable mouillé sur la plage, entre la mer et les dunes. Une ondulation sans fin formée de centaines de petits crabes blancs s'enfuyant devant la voiture, s'étendait devant nous. Le soleil venait de se lever et le monde entier était frais, rose, propre. Et Shoghi Effendi me disait comme il aimerait voir les Montagnes Rocheuses du Canada, et parlait de son amour de la montagne et de l'alpinisme. Il suivit toujours avec le plus grand intérêt et jusqu'à la fin de sa vie tous les récits des assauts contre l'Everest. Son amour pour les beautés scéniques était si grand que s'il avait été un homme libre, il aurait passé, j'en suis sûre, le plus clair de son temps a visiter les beaux paysages naturels du monde.

Deux pèlerins suisses vinrent a Haïfa la dernière année de la vie du Gardien. Leur présence remua tous ses souvenirs de la Suisse et il y donna libre cours ce qui ne ressemblait pas du tout a sa réserve habituelle sur sa vie et ses sentiments personnels. J'étais malade et absente du dîner de la Maison des Pèlerins. Mais quand il rentra, Shoghi Effendi me dit qu'il avait tout dit sur les montagnes qu'il avait escaladées, les promenades qu'il avait effectuées, les paysages qu'il avait aimés. Cela ne lui ressemblait pas, c'était un phénomène rare et une indication claire de quelque chose de profond qui se passait dans son coeur.

je me rappelle un autre événement qui arriva en Suisse même alors que nous quittions, un après midi, Zermatt.

Pendant les nombreuses années où nous avions voyagé ensemble, Shoghi Effendi ne s'était jamais lié avec personne et ne parlait que très rarement avec les étrangers. Ce n'était pas mon cas. Je glissais, quelque fois, hors de notre compartiment, dans le train ou a d'autres occasions et j'entrais en conversation animée avec les autres passagers. Il le savait toujours quand cela m'arrivait et n'y attachait pas d'importance. Je crois qu'il pouvait le lire dans l'expression éclatante mais hésitante de mon visage et il me demandait ce que j'avais fait avec un scintillement dans les yeux. Cet après midi, cependant, ce fut lui qui tint une longue conversation, alors que nous étions assis sur les durs sièges en bois de notre compartiment de 3ème classe, avec un jeune homme, un très aimable garçon, fils de Russes blancs vivant en Amérique, assis en face de nous. Il voyageait pour la première fois en Suisse. Le Gardien, avec cette gentillesse et animation qui caractérisait si souvent sa conversation, le conseillait avec force détails, sur les endroits qu'il ne devrait pas manquer de voir dans le peu de temps dont il disposait. Il sortit même son guide des chemins de fer suisses et lui indiqua quels trains il devait prendre, où et quand il devait y aller. Je me rassis et écoutai. J'observais les traits fins du jeune homme, si courtois, si heureux de l'attention que lui portait cet étranger et naturelle ment je priais dans mon coeur que cette grâce qu'il recevait et que je ne pouvais d'aucune manière lui révéler, puisse, de quel que façon, quelque jour, le conduire a la foi dont cet étranger était le Chef!

Mais retournons aux remarques de Shoghi Effendi aux pèlerins suisses a Haïfa. Il les informa qu'il désirait que la Suisse ait son terrain de Temple. Que ce terrain devait être situé près de la capitale, Berne, avec vue sur les Alpes bernoises où il avait passé tant de mois a les escalader et a s'y promener. Le 12 août 1957, il communiqua a ce qui étaient alors l'Assemblée Spirituelle Nationale des baha'is de l'Italie et de la Suisse, ses désirs a ce sujet. Son secrétaire écrivait: "Comme il l'a expliqué a..., il désire vivement que la Suisse achète un morceau de terrain, si modeste soit-il au début, pour le futur Mashriqu'l-Adhkar de ce pays. Il pense que ce terrain devrait être aux environs de Berne, avec vue sur l'Oberland bernois, et il est très heureux de pouvoir offrir lui-même ce terrain a la Communauté suisse. Aucune publicité, cependant, ne doit être donnée a cette affaire afin qu'aucune opposition ressemblant a ce qui s'est passé en Allemagne ne soit provoquée par les éléments orthodoxes de Berne.

Dès que votre comité responsable de trouver le terrain aura localisé un morceau convenable, il aimerait que votre Assemblée l'en informe en détail." C'était un cadeau unique. Aucune communauté baha'ie au monde n'a été ainsi honorée. Le morceau de terrain, de presque 2000 mètres carrés, aux environs de Berne, avec vue sur le Gürberthal, d'où on peut voir les fameuses montagnes Finsteraarhorn, Mönch, Eiger et Jungfraü, théâtre des nombreux exploits alpinistes du Gardien, mais aussi la scène des heures les plus sombres qu'il traversa après l'ascension de son grand-père.

Une autre fois, un pèlerin canadien dit au Gardien qu'en enseignant les Esquimaux, il lui était difficile de leur faire comprendre la signification de comparaisons telles que le rossignol et la rose. Car ces choses leur étaient complètement inconnues. La réaction du Gardien fut typique. En disant adieu a cette amie, il lui donna une petite fiole d'essence de rose d'Iran, la quintessence de la rose, et lui dit d'en imprégner les Esquimaux: ce serait peut-être une façon de leur faire entrevoir ce que Baha'u1lah voulait dire en parlant de la rose.

Un autre incident me vient a l'esprit. Parmi les derniers pèlerins a quitter Haïfa avant que lui-même ne parte en juin 1957 pour ne plus revenir, il y avait deux croyants américains noirs. Tant que je vivrai, je n'oublierai jamais le regard de cette noire, assise en face du Gardien a la table de la Maison des Pèlerins. Shoghi Effendi rencontrait les hommes en tant que créations de Dieu et n'avait d'autre sentiment envers eux que le plaisir de les voir comme Dieu les avait faits. On pouvait lire sur le visage de cette amie qu'en le rencontrant, elle avait oublié les blessures et les tristesses d'une vie. Elle le regardait avec ce mélange fait de grand amour d'une mère et de la révérence due a son glorieux rang. Ce doit être, je crois, le regard des anges au paradis, quand ils contemplent leur Seigneur.

Ceux qui avaient le privilège d'être près du Gardien, peu importe leur expérience passée, peu importe depuis combien de temps ils étaient baha'is (certains comme moi l'étaient depuis la naissance), voyaient leur vision de la grandeur de la Cause s'agrandir constamment par les paroles, les réactions et l'exemple de Shoghi Effendi. Je me souviens de ma surprise lorsqu'en Ridvan 1957, il mentionna, dans son long message au monde baha'i "les pensionnaires récemment convertis" de la prison Kitalya en Ouganda. Il en était de toute évidence fier, sinon il ne l'aurait pas mentionné.

Il ne m'était jamais venu a l'esprit qu'on puisse parler sans honte des baha'is en prison! Et voici qu'il proclamait que nous avions un groupe d'adeptes de Baha'u'llah en prison. Il faisait souvent allusion a ce fait dans ses conversations avec les pèlerins. Je me rendis compte, en réfléchissant a ce qu'il disait a ce sujet, que la foi était pour tous les hommes, saints et pécheurs. Il y avait deux principes en jeu. Le premier veut que la société soit gouvernée par des lois, protégée par des lois et que les hommes soient punis par des lois. Le second principe voulait que la croyance dans la Manifestation de Dieu soit universelle, qu'elle englobe tout le monde. Car l'acte de foi, c'est l'étincelle qui éclaire l'âme et lui donne la conscience éternelle de son Dieu. Toute âme y a droit, peu importe ses péchés. A des époques différentes, dans plus d'une lettre a différentes personnes, Shoghi Effendi encourage les baha'is a enseigner dans les prisons.

La sympathie que tous les prophètes de Dieu ont montré envers les piétinés, les résignés, les pauvres et les parias, les signalant, particulièrement, a notre secours, notre protection et notre encouragement affectueux, se manifestait toujours dans les paroles et les actes du Gardien. Mais il ne faut pas confondre cette attitude avec cette vérité fondamentale selon laquelle les nombreux groupes qui, aujourd'hui, tombent dans ces catégories non seulement méritent notre attention particulière mais ont aussi une réserve de puissance et de grandeur spirituelles indispensables au monde entier. Prenez par exemple les Indiens de l'Hémisphère Occidental.

'Abdu'l-Baha a écrit: "Vous devez attacher une grande importance aux Indiens, les habitants originels de l'Amérique. Car ces âmes peuvent être comparées aux anciens habitants de la Péninsule Arabique qui, avant la révélation de Muhammad, étaient comme des sauvages. Quand la lumière de Muhammad brilla parmi eux, ils devinrent si enflammés qu'ils illuminèrent le monde. Ainsi, si les Indiens étaient guidés et éduqués correctement, il ne peut y avoir de doute que par les enseignements divins, ils deviendraient si illuminés que la terre entière en serait éclairée." Shoghi Effendi tout au long de son ministère n'oublia jamais ces paroles. Il pressa de manière répétée les croyants du Canada et des Amériques d'enrôler ces âmes sous la bannière de Baha'u'llah. Quelques unes de ses dernières lettres, écrites en juillet 1957, a diverses Assemblées Nationales de l'Hémisphère occidental, soulignaient une nouvelle fois et vigoureusement ce fait et parlaient du "grand retard dans la conversion des Indiens américains".

Je cite quelques extraits de ses instructions écrites par son secrétaire:

"La tâche la plus importante est, naturellement, le travail de l'enseignement: a chaque session, votre assemblée doit y consacrer une attention particulière et considérer toutes les autres choses d'une importance secondaire. Non seulement de nombreuses nouvelles assemblées doivent être développées, ainsi que les groupes et les centres, mais aussi une attention particulière doit être localisée sur la conversion des Indiens a la foi. Le but doit être de former des Assemblées composées d'Indiens, afin que ces habitants originels du pays, si exploités, si réprimés, puissent se rendre compte qu'ils sont égaux et partenaires dans les affaires de la Cause de Dieu et que Baha'u'llah est la manifestation de Dieu pour eux".

"Il était particulièrement heureux de voir que certains croyants Indiens étaient présents a la Convention. Il attache la plus grande importance a l'enseignement de la foi aux habitants originels des Amériques. 'Abdu'l-Baha lui-même a affirmé combien grandes sont leurs potentialités et c'est leurs droits et le devoir des baha'is non indiens, de voir qu'ils reçoivent le Message de Dieu pour ce jour. L'un des objectifs les plus méritoires de votre Assemblée doit être l'établissement d'Assemblées spirituelles toutes indiennes. Les autres minorités également doivent être particulièrement recherchées et enseignées. Les amis doivent se rappeler que dans notre foi, contrairement a toute autre société, la minorité, afin de compenser ce qu'on peut appeler un statut inférieur, reçoive une attention, un amour et une considération particulière..."

"Alors que vous formulez les buts qui doivent recevoir votre entière attention pendant les années a venir, il vous presse d'avoir en vue le plus important de tous, nommément la multiplication des Assemblées spirituelles, des groupes et des centres isolés. Cela vous assurera largeur et profondeur dans les fondations que vous établissez pour les institutions futures. Les croyants devraient être instamment invités a considérer individuellement les besoins de leurs régions immédiates et partir comme pionniers dans les cités et les villes proches ou lointaines. Ils doivent être encouragés par votre Assemblée a se rappeler que les petites gens, souvent pauvres et obscurs, ont changé le cours de l'histoire humaine plus que les gens qui commencèrent avec la richesse, le renom et la sécurité."


Ce fut "le cribleur de blé qui, aux premiers jours de notre foi, se leva et devint un héros et un martyr et non les savants prêtres de sa ville!"

"Il exprimait des sentiments identiques au sujet d'autres races. Dans une lettre datée du 27 juin 1957, il écrivait a l'Assemblée Spirituelle Nationale nouvellement formée de la Nouvelle Zélande: "alors que vous formulez vos plans et les appliquez pour accomplir la tâche qui vous est confiée, pour les six prochaines années, il désire que vous ayez particulièrement en vue la nécessité d'enseigner les Maoris. Ces gens qui, les premiers, ont découvert la Nouvelle Zélande sont d'une race très fine et forment un peuple longtemps admiré pour ses nobles qualités; un effort spécial doit être fait, non seulement pour contacter les Maoris dans les villes, et les attirer au sein de la foi, mais aussi pour aller dans leurs villes, vivre parmi eux et établir des Assemblées dans lesquelles la majorité, sinon la totalité des croyants serait des Maoris. Ce serait vraiment une réalisation méritoire".


A un pèlerin appartenant a la race mongole, le Gardien déclara que la majorité des habitants de la terre n'étant pas de race blanche il n'y avait aucune raison pour que la majorité des gens a l'intérieur de la foi le soit. Au contraire la Cause doit refléter la situation existante dans le monde. Pour Shoghi Effendi, les différences n'étaient pas a éliminer, elles étaient plutôt des ingrédients légitimes, nécessaires et vraiment fascinants qui rendaient l'ensemble encore plus beau et plus parfait.

Shoghi Effendi n'inculqua pas seulement et constamment aux baha'is le respect dû aux gens d'origines éthiques différentes, il leur enseigna également le vrai respect et par-dessus tout la révérence comme qualités indispensables a un caractère humain noble. La révérence pour les choses saintes manque tristement au monde occidental d'aujourd'hui. A une époque où une fausse idée de l'égalité parait impliquer que chaque brin d'herbe doit avoir la même longueur, le profond respect du Gardien pour ceux dont le rang était supérieur au sien est le meilleur exemple qu'on puisse trouver. L'extrême révérence qu'il montrait aux deux Manifestations de Dieu et a 'Abdu'l-Baha, dans ses écrits, ses paroles et dans la manière dont il approchait leurs lieux de repos fournit aux baha'is un modèle permanent a suivre. Chaque fois que Shoghi Effendi était 'près d'un des Mausolées, on pouvait sentir la conscience qu'il avait de ce fait dans tout son être.

Sa façon de marcher quand il s'en approchait, son attitude tranquille et de grande dignité et sa révérence quand il avançait vers le seuil, s'agenouillait et y posait son front, sa façon de ne jamais tourner le dos, a l'intérieur du Mausolée, vers le point où l'un de ces êtres infiniment saints et précieux était enterré, le ton de sa voix, sa dignité et son manque de légèreté en ces occasions, tout portait témoignage de la manière dont l'homme doit approcher un saint des saints, marcher sans bruit sur une terre sacrée. C'est vraiment avec l'âme que l'homme doit tout faire en ce monde, car c'est la seule chose qu'il emporte avec lui quand il le quitte. C'est cette conception fondamentale, si obscure et oubliée par les philosophies contemporaines, qui dote la poussière même des êtres nobles d'un pouvoir mystique. Le parfum de certaines roses est si fort que, des années après qu'elles se soient fanées et desséchées, on peut encore sentir la rose en eux. C'est un petit exemple de la puissance qui demeure dans la poussière même qui avait été associée aux esprits élevés des âmes divines quand elles étaient de ce monde.

Cette émotion magnifique de révérence, qui semble balayer au loin, quand elle souffle sur nous, les impuretés de nos natures insuffisamment mûries, étaient un des traits marquants du Gardien. Il l'avait apprise dès son enfance quand il s'asseyait a genoux, les bras croisés sur la poitrine devant son grand-père. Je me souviens d'un incident qui survint après le retour de mes parents au Canada, en 1937. Ils m'expédièrent mes livres, ma bibliothèque et d'autres objets. Je rangeai soigneusement mes livres dans la position qu'ils avaient par rapport a mon lit auparavant, c'est-a-dire parallèle au pied du lit. Je plaçais la même photographie d'Abdu'l-Baha sur mes livres. Quand Shoghi Effendi vit cela il s'exclama: "Vous mettez le Maître a vos pieds." je sursautai, pour le moins, par l'intensité de cette remarque et lui dis que je l'avais toujours mise a cet endroit, de sorte qu'en me réveillant je peux voir son visage. Shoghi Effendi répondit que ce n'était pas convenable. Je devais mettre le Maître a ma tête, par respect, et non a mes pieds. Avant cet incident il ne m'était jamais venu a l'esprit qu'une chambre avait un haut et un bas, et que les associations avec des objets tels que la photographie du Centre du Covenant de la Manifestation suprême de Dieu et la reproduction du Plus Grand Nom sont si sacrées, que leur place même dans une chambre, doit être élevée. Les paroles écrites par son secrétaire de sa part a l'Assemblée Nationale d'Amérique en 1933 sont un exemple de cette attitude du Gardien:

"En ce qui concerne les Tablettes de Baha'u'llah a la Plus Sainte Feuille, Shoghi Effendi croit qu'il serait plutôt irrespectueux de reproduire en fac-similé la Tablette de l'écriture de Baha'u'llah dans la brochure proposée. Ils les avaient reproduites pour les enluminer et les envoyer comme cadeaux aux différentes Assemblées Nationales afin qu'elles soient vénérées et placées dans leurs archives nationales".

Il y a d'autres exemples sur ce sujet. En 1923, Shoghi Effendi télégraphiait a la même Assemblée Nationale: "Dignité de Cause exige utilisation et circulation restreintes enregistrement voix du Maître". Ce câble fait allusion a l'enregistrement d'une prière chantée par 'Abdu'l-Baha lors de son voyage aux Etats-Unis. Une autre fois Shoghi Effendi écrivit a cette même Assemblée: "Toutefois, dans la conduite de toute activité sociale, un grand soin doit être apporté au maintien strict de la dignité du lieu, par égard en particulier a sa proximité de la Maison d'Adoration qui rend doublement essentiel pour les croyants de se conformer aux modes de conduite et de rapports sociaux établis par les enseignements baha'is".

Ici, il ne s'agit plus d'un rite. Il n'y a pas de rites dans la foi baha'ie. Le Gardien avait l'habitude de se prosterner aux seuils des Tombeaux Sacrés, mais il prenait la peine d'expliquer aux pèlerins qu'ils étaient libres de le faire ou non. Il le faisait parce que c'était la coutume dans le pays oriental d'où venaient ses ancêtres. Mais la révérence était autre chose: la forme d'expression que pouvait choisir un individu était une chose, l'esprit qui devait habiter le coeur d'un dévot en approchant ces objets qui sont les plus sacrés en ce monde en était une autre.

Le Gardien avait l'habitude, suivant en cela l'exemple du Maître qui revendiquait pour lui-même le rang du Serviteur des serviteurs de Dieu, de se tenir debout a côté de la porte du Mausolée et d'oindre, avec l'eau de rose ou l'essence de rose, les croyants qui passaient et entraient dans le Mausolée. Il entrait le dernier. Cependant, malgré cette humilité et servitude sincères, la hiérarchie, les différences inhérentes aux rangs qui font partie de la société humaine, n'étaient pas négligées. C'est lui qui conduisait la prière des fidèles, ce sont ceux dont le rang était le plus élevé a Haïfa qui le suivaient de près quand il marchait ou qui avaient le privilège de monter dans sa voiture lorsqu'il allait pour les commémorations a Bahji, ou ouvraient la voie pour aller au Mausolée.

La courtoisie, le respect, la révérence, chaque chose avait sa place propre dans l'ordre des choses.

Shoghi Effendi, avec ce sens profond de révérence due aux figures centrales de notre foi, était très vigilant a les défendre contre la moindre insulte. En janvier 1941, par exemple, la municipalité appela une petite rue face a la Maison d'Abdu'l-Baha et a la Maison des pèlerins Occidentaux, "la rue Baha". Shoghi Effendi fut très indigné, il envoya immédiatement sa secrétaire voir le Maire et protester, disant que, comme c'était le nom du Fondateur de notre foi, nous considérons cette appellation comme peu appropriée et insultante. Les autorités municipales se réunirent et changèrent l'appellation en "Rue de l'Iran". Je me rappelle que le Gardien était si bouleversé par cet événement qu'il me dit que si les autorités n'avaient pas enlevé la plaque, il y serait allé lui-même et l'aurait jetée bas de ses propres mains, au besoin; même si cela devait le conduire en geôle. J'étais très bouleversée par cette perspective, car je ne voulais pas qu'il aille en prison sans moi et je ne voyais pas ce que je pouvais faire pour l'y accompagner.

Aucune description de la personnalité de Shoghi Effendi ne serait complète si elle passait sous silence son extraordinaire sens artistique. Cela ne veut pas dire qu'il aurait pu être un peintre, il était un écrivain par excellence. Mais il avait certainement les yeux d'un peintre ou d'un architecte. Cela allait de pair avec cette qualité fondamentale sans laquelle je ne vois pas comment on pourrait réaliser quelque chose de grand dans n'importe quel art ou science, je veux parler de ce sens parfait des proportions, un sens de proportions mesuré en millimètres plutôt qu'en centimètres. Ce fut lui qui fixa le style du Mausolée du Bab par ses instructions a mon père, concernant pour la plupart non pas les détails mais les grandes lignes. Ce fut lui qui établit le dessin de l'édifice des Archives internationales, a tel point que l'architecte affirmait invariablement que c'était le dessin de Shoghi Effendi et non le sien. Le Gardien sans aucune aide ni conseil réalisa les superbes jardins de Bahji! et de Haïfa, toutes les dimensions étaient siennes, Mais ce qu'ignorent peut-être la plupart des gens, c'est que les intérieurs du Mausolée, du Manoir de Baha'u'llah, de la Maison d'Abbud, du manoir de Mazra'ih n'ont été créés par personne d'autre que le Gardien. Non seulement il ajouta constamment aux ornements photographies, lampes et meubles qui rendent ces lieux si beaux, mais encore toute chose fut placée où elle est, sous sa supervision.

Pas une photo n'est pendue aux murs qui ne soit placée par lui exactement où elle devait l'être au centimètre près. Non seulement il créa ce bel effet d'ensemble, quand on entre dans ces lieux, mais encore il le fit avec le moindre coût, achetant les objets non pas tellement pour leur style ou leur époque, mais parce qu'ils n'étaient pas chers et pouvaient achever un effet, sans égard a leur valeur intrinsèque. Ses visites aux Mausolées et aux jardins étaient les seules occasions me permettant de nettoyer sa chambre. Malgré mes efforts et ceux de la femme de chambre de replacer les nombreux objets de son bureau a leurs positions exactes, néanmoins quand il rentrait dans sa chambre, où il accomplissait tout son travail, il allait vers le bureau, jetait un coup d'oeil automatique, étendait la main et déplaçait d'une distance presqu'infinitésimale, les différents objets qu'il détectait légèrement déplacés de leur position antérieure. Je suis sûre que la différence était pratiquement invisible a tout autre oeil que le sien. Il est inutile d'ajouter que tout cela s'alliait a un bon goût et un ordre que c'en était phénoménal.

Shoghi Effendi aimait les ornements, les ornements qui étaient beaux et proportionnés et non parce qu'ils étaient des ornements. J'ai appris au fil des ans, a connaître ses édifices favoris et ses styles architecturaux: il aimait beaucoup le style grec, illustré en particulier par les proportions inégalées du Panthéon, il aimait aussi l'architecture gothique, quoique entièrement différente de la forme d'expression grecque. Il admirait leurs arches montantes et leurs croisillons en pierres. Nous visitâmes souvent les cathédrales gothiques d'Angleterre et dans sa chambre il avait placé une photo de la cathédrale de Milan. Il avait aussi des photos, quelques unes dans sa propre maison d'autres au Manoir de Bahji, de l'Alhambra de Grenade, qu'il considérait comme très beau. Il y avait un autre édifice très différent des autres dans sa sensibilité et ses proportions, que Shoghi Effendi aimait, c'était la Signoria de Florence. Rien ne pouvait mieux indiquer la profondeur de sa sensibilité artistique et la solidité de son instinct en ces matières, que cet édifice massif italien si différent de ses autres favoris et qui le réjouissait si profondément et qu'il appréciait tant.

Libre de toute tradition en matière de goût, Shoghi Effendi était très original et ingénieux pour réaliser ses effets.

Prenez par exemple la décoration intérieure de l'édifice de style grec des archives. Afin d'obtenir plus d'espace qu'un simple hall géant où il exposerait les nombreux objets, sacrés ou non, qu'il avait l'intention d'y mettre, Shoghi Effendi fit construire deux balcons étroits de chaque côté de la grande salle. Ils étaient protégés par une balustrade en bois d'un beau style renaissance. La plupart des meubles a tiroirs qu'il choisit pour mettre contre les murs dans la salle étaient japonais vernis ou chinois en bois de teck sculptés. Les six chandeliers suspendus étaient en cristal taillé et de pur style européen. Quand je demandai au Gardien quels étaient les meubles qu'il mettrait sur le balcon, il me dit qu'il utiliserait quelques uns de ceux des anciennes Archives. Ils n'étaient réellement d'aucun style mais juste des meubles modernes en bois plaqué comme on en a chez soi. Et pourtant cet étrange assortiment de choses d'époque et de pays différents, comprenant d'innombrables objets d'art' créait une impression de beauté, de dignité, de richesse et de splendeur qu'on peut difficilement trouver ailleurs.

Un autre exemple de l'extrême ingéniosité du Gardien, c'était le petit jardin qu'il construisit, a deux étages du sol, dans une petite cour découverte de la Maison d'Abbud a 'Akka. Sans demander conseil, et par conséquent sans qu'on le conseille, il procéda avec des tuiles, un peu de ciment, un vieux piédestal en bois, un paon métallique et quelques plantes, a la création d'un petit carré de jardin qui n'était pas seulement charmant mais qui attirait aussi la curiosité des habitants d'Akka qui visitaient la maison le jour où elle était ouverte au public. Ils regardaient une chose nouvelle et inouïe et un autre pourvoyeur du renom de la Communauté baha'ie.

Le Gardien était vraiment un homme extraordinaire. Il n'y a pas de fin aux exemples qui vous viennent a l'esprit quand on pense a son caractère et a ses réalisations. Il était si fidèle a ceux qui lui étaient fidèles qu'on pourrait rarement trouver son pareil. Dans les jardins du Mausolée, sur la terrasse face au Tombeau, il y a une petite pièce en ciment, un peu plus grande qu'un box. C'était la chambre d'Abu'l Kasim, un gardien du Tombeau que Shoghi Effendi aimait beaucoup pour son dévouement et son caractère. La nuit précédant la mort de cet homme, Shoghi Effendi, me dit qu'il avait eu un rêve étrange, a deux reprises, dans lequel le vert du Mausolée était parti comme s'il avait brûlé.

Il était très perplexe a ce sujet, car il sentait que cela devait avoir une signification. Quand il apprit quelques heures plus tard la mort du gardien du Mausolée, il comprit aussitôt le sens de son rêve. A plusieurs reprises, sur une période de plusieurs années, en construisant le Mausolée et en développant la terrasse, le Gardien détruisit cette pièce mais il la reconstruisit chaque fois un peu plus loin a l'ouest, par fidélité a a cette âme dévouée.


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