La chronique de Nabil
Nabil-i-A'zam


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CHAPITRE XV : voyage de Tahirih de Karbila au Khurasan

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Comme approchait l'heure fixée à laquelle, suivant les dispensations de la Providence, le voile qui cachait encore les vérités fondamentales de la foi devait être déchiré, brûla au coeur du Khurasan une flamme d'une intensité si dévorante que les obstacles les plus formidables jonchant la voie qui menait à la reconnaissance ultime de la cause disparurent sans laisser de trace. (15.1) Ce feu causa un tel embrasement dans le coeur des hommes que les effets de son pouvoir vivifiant se firent sentir dans les provinces les plus reculées de la Perse. Il fit disparaître toute trace des malentendus et des doutes qui avaient jusqu'alors accaparé le coeur des croyants et les avaient empêchés de saisir dans toute sa mesure la gloire de la cause. L'ennemi avait condamné à une réclusion perpétuelle celui qui était l'incarnation de la beauté de Dieu, et avait cherché ainsi à éteindre pour toujours la flamme de son amour. La main d'Omnipotence, cependant, était activement occupée, à un moment où la cohorte des malfaiteurs complotait dans l'ombre contre lui, à confondre leurs desseins et à anéantir leurs efforts. Dans la province la plus orientale de la Perse, le Tout-Puissant avait, grâce à Quddus, allumé un feu qui brillait de la flamme la plus ardente dans le coeur des habitants du Khurasan. Et à Karbila, au-delà des confins occidentaux de cette terre, il avait engendré la lumière de Tahirih, lumière qui était destinée à répandre son éclat sur la Perse tout entière. De l'est comme de l'ouest de ce pays, la voix de l'Invisible invita ces deux grandes lumières à se précipiter vers la terre de Ta (15.2) l'étoile de gloire, la maison de Baha'u'llah. Elle pria chacun d'eux de rechercher et de graviter autour de la personne de cette étoile de vérité, de chercher ses conseils, de seconder ses efforts et de préparer la voie pour sa révélation prochaine.

Conformément au décret divin, alors que Quddus résidait encore à Mashhad, une Tablette révélée par la plume du Bab fut adressée à tous les croyants de la Perse, Tablette dans laquelle tout adhérent loyal de la foi était appelé à "partir en hâte vers la terre de Kha", la province de Khurasan (15.3).

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La nouvelle de cette importante injonction se répandit avec une prodigieuse rapidité et souleva l'enthousiasme de tous. Elle parvint aux oreilles de Tahirih, qui se trouvait alors à Karbila et déployait tous ses efforts pour propager la foi qu'elle avait embrassée. (15.4) Elle avait quitté sa ville natale de Qazvin et était arrivée dans cette ville sainte après le décès de Siyyid Kazim, impatiente qu'elle était de témoigner des signes qu'avait prédits le regretté Siyyid. Dans les pages précédentes, nous avons vu comment elle avait été instinctivement amenée à découvrir la révélation du Bab et avec quelle spontanéité elle avait accepté sa vérité. Sans avoir été avertie ni invitée, elle perçut la lumière naissante de la révélation promise se levant sur la ville de Shiraz et fut appelée à rédiger son message pour prêter serment de fidélité à celui qui était le révélateur de cette lumière.

La réponse immédiate du Bab à la déclaration de foi qu'elle avait faite sans être parvenue en sa présence, avait ranimé son zèle et accru considérablement son courage. Elle se leva pour propager au loin ses enseignements, dénoncer avec véhémence la corruption et la perversité de sa génération et préconiser avec intrépidité une révolution fondamentale dans les habitudes et les moeurs de son peuple. (15.5) Son esprit indomptable fut ranimé par le feu de son amour pour le Bab, et la gloire de sa vision fut encore rehaussée par la découverte des bénédictions inestimables latentes dans sa révélation. L'intrépidité innée et la force de son caractère furent centuplées par la conviction inébranlable de l'ultime victoire de la cause qu'elle avait embrassée; son énergie illimitée fut revitalisée par sa reconnaissance de la valeur latente de la mission qu'elle avait décidé de défendre. Tous ceux qui la rencontrèrent à Karbila furent charmés par son éloquence ensorcelante et sentirent la fascination de ses paroles. Personne ne put résister à son charme; seuls quelques-uns purent se soustraire à la contagion de sa croyance. Tous témoignèrent des traits extraordinaires de son caractère, s'émerveillèrent devant son étonnante personnalité et furent convaincus de la sincérité de ses convictions.

Elle put amener à la foi la veuve révérée de Siyyid Kazim, qui était née à Shiraz et qui fut la première femme de Karbila à reconnaître sa vérité. J'ai entendu Shaykh Sultan décrire l'extrême dévotion de cette femme envers Tahirih, qu'elle considérait comme son guide spirituel et estimait comme sa compagne bien-aimée. Shaykh Sultan était aussi un admirateur fervent du caractère de la veuve du siyyid dont il exaltait souvent la gentillesse et la douceur: "Son attachement envers Tahirih était tel", entendait-on souvent Shaykh Sultan faire remarquer, "qu'elle se montrait extrêmement réticente à autoriser l'héroïne, qui était son hôte, à s'absenter, ne fût-ce que pour une heure.

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Un si grand attachement de sa part ne manquait pas d'exciter la curiosité et de ranimer la foi de ses amies persanes et arabes qui venaient constamment lui rendre visite. Au cours de la première année qui suivit son acceptation du message, elle tomba soudain malade et, après trois jours, quitta ce monde comme l'avait fait Siyyid Kazim."

Parmi les hommes de Karbila qui, grâce aux efforts de Tahirih, acceptèrent avec empressement la cause du Bab, il y eut un certain Shaykh Salih, un Arabe résidant dans cette ville et qui fut le premier à répandre son sang dans le sentier de la foi à Tihran. Tahirih vantait tellement les vertus de Shaykh Salih, que quelques-uns le suspectèrent d'être, en rang, l'égal de Quddus. Shaykh Sultan fut, lui aussi, de ceux qui tombèrent victimes du charme de Tahirih. A son retour de Shiraz, il s'identifia à la foi, promut avec courage et assiduité ses intérêts, et fit de son mieux pour exécuter les instructions et les voeux de Tahirih. Un autre admirateur de cette dernière fut Shaykh Muhammad-i-Shibl, père de Muhammad Mustafa, un Arabe natif de Baghdad et qui passait pour l'un des plus grands 'ulamas de cette ville. Grâce à l'aide de ce groupe de disciples choisis, capables et fermes, Tahirih put embraser l'imagination d'un nombre considérable des habitants arabes et perses de 1' 'Iraq et se gagner leur appui; la majorité de ces habitants furent amenés par elle à joindre leurs forces à celles de leurs frères de la Perse qui devaient peu apres être appelés à façonner par leurs actes la destinée de la cause de Dieu et à sceller son triomphe de leur sang.

L'appel du Bab, qui s'adressait originellement à ses disciples de la Perse, fut bientôt transmis aux adeptes de sa foi en 'Iraq Tahirih y répondit glorieusement. Son exemple fut immédiatement suivi par un grand nombre de ses fidèles admirateurs qui se déclarèrent tous prêts à partir aussitôt pour le Khurasan. Les 'ulamas de Karbila cherchèrent à la dissuader d'entreprendre ce voyage. Percevant d'emblée le motif qui les poussait à lui donner un tel conseil, et consciente de leurs desseins malveillants, elle adressa à chacun de ces sophistes un long message dans lequel elle exposait ses raisons et mettait à nu leur dissimulation. (15.6)

De Karbila, elle se rendit à Baghdad. (15.7) Une délégation représentative, comprenant les chefs les plus capables des shi`ahs, des sunnis, des chrétiens et des juifs de cette ville, rechercha sa présence et s'efforça de la convaincre de la folie de ses actes.

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Elle put cependant repousser leurs protestations et les étonna par la force de ses arguments. Déçus et confus, ils se retirèrent, profondément conscients de leur propre impuissance. (15.8)

Les 'ulamas de Kirmanshah la reçurent avec respect et lui présentèrent l'expression de leur estime et de leur admiration. (15.9) À Hamadan, (15.10) cependant, les chefs religieux de la ville furent divisés quant à leur attitude vis-à-vis de Tahirih. Quelques-uns cherchèrent en cachette à inciter le peuple contre elle et à miner son prestige; d'autres furent portés à chanter ouvertement ses vertus et à applaudir son courage. "Il est de notre devoir", déclarèrent ces amis du haut de la chaire, "de suivre son noble exemple et de lui demander respectueusement de nous révéler les mystères du Qur'àn et de résoudre les points obscurs de ce Livre saint. Car nos plus hautes connaissances ne sont que gouttes comparées à l'immensité de son savoir." Lors de son séjour à Hamadan, Tahirih rencontra ceux que son père, Haji Mulla Salih, avait envoyés de Qazvin pour l'accueillir et la supplier de sa part d'aller visiter sa ville natale et de prolonger son séjour parmi eux. (15.11) Elle y consentit à contrecoeur. Avant son départ, elle pria ceux qui l'avaient accompagnée depuis 1' 'Iraq de partir pour leur pays natal. Parmi ceux-ci se trouvaient Shaykh Sultan, Shaykh Muhammad-i-Shibl et son jeune fils, Muhammad Mustafa, 'Abid et son fils Nasir, à qui fut donné ultérieurement le surnom de Haji 'Abbas. Ceux de ses compagnons qui avaient vécu en Perse, tels que Siyyid Muhammad-i-Gulpayigani, dont le nom de plume était Ta'ir, et que Tahirih avait surnommé Fata'l-Malih, et d'autres encore reçurent également l'ordre de retourner chez eux. Seuls deux de ses compagnons restèrent avec elle: Shaykh Salih et Mulla Ibrahim-i-Gulpayigani qui, tous deux, burent à la coupe du martyre, le premier à Tihran et le second à Qazvin. De ses propres parents, Mirza Muhammad-'Ali, l'une des Lettres du Vivant et son beau-frère, et Siyyid 'Abdu'l-Hadi, qui avait été fiancé à sa fille, voyagèrent en sa compagnie durant tout le trajet de Karbila à Qazvin.

A son arrivée chez son père, son cousin, l'orgueilleux et faux Mulla Muhammad, fils de Mulla Taqi, qui se croyait, après son père et son oncle, le plus accompli de tous les mujtahids de la Perse, envoya quelques femmes choisies de parmi sa propre maisonnée auprès de Tahirih pour la persuader de transférer sa résidence de chez son père à sa propre maison.

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PHOTO: vue 1 de la maison dans lesquelles vécut Tahirih à Qazvin

PHOTO: vue 2 de la maison dans lesquelles vécut Tahirih à Qazvin

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"Répondez à mon arrogant et présomptueux parent", déclara-t-elle courageusement aux messagers, "que s'il avait vraiment voulu être mon compagnon fidèle, il se serait hâté de venir me rencontrer à Karbila et aurait, à pied, guidé mon howdah (15.12) pendant tout le voyage jusqu'à Qazvin. Je l'aurais, durant ce voyage, tiré de son sommeil de négligence et lui aurais montré la voie de la vérité. Mais il ne devait pas en être ainsi. Trois années se sont écoulées depuis notre séparation. Ni dans ce monde, ni dans le prochain, je ne pourrai jamais le fréquenter. Je l'ai exclu pour toujours de ma vie."

Une réponse aussi sèche et inflexible fit entrer Mulla Muhammad et son père dans une colère monstre. Ils la déclarèrent aussitôt hérétique et s efforcèrent, jour et nuit, de miner sa position et de souiller son nom. Tahirih se défendit avec véhémence et persista à exposer la corruption de leur caractère. (15.13) Son père, homme pacifique et impartial, déplora ce conflit acrimonieux et tenta de réconcilier les adversaires et d'harmoniser leurs rapports, mais ses efforts demeurèrent vains.

Cet état de tension dura jusqu'au jour où un certain Mulla 'Abdu'llah, natif de Shiraz et fervent admirateur de Shaykh Ahmad et de Siyyid Kàzim, arriva à Qazvin au début du mois de ramadan de l'an 1263 après l'hégire. (15.14)

PHOTO: bibliothèque de Tahirih dans la maison de son père à Qazvin

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Par la suite, au cours de son jugement à Tihran en présence du Sahib Divan, ce même Mulla 'Abdu'llah devait raconter ce qui suit: "Je n'ai jamais été un Babi convaincu. Lorsque j'arrivai à Qazvin, j'étais sur le chemin de Mah-Ku, ayant l'intention de rendre visite au Bab et de m'informer de la nature de sa cause. Le jour de mon arrivée à Qazvin, j'appris que la ville était dans un état de grand tumulte. En traversant la place du marché, je vis une foule de malfaiteurs qui avaient ôté à un homme sa coiffure et ses souliers, lui avaient attaché son turban autour du cou et étaient en train de le tirer ainsi à travers les rues. Une multitude en colère proférait des menaces envers lui, le frappait de coups et le maudissait. "Sa faute impardonnable", me dit-on en réponse à ma question, "est d'avoir osé exalter en public les vertus de Shaykh Ahmad et de Siyyid Kazim. En conséquence, Haji Mulla Taqi, le hujjatu'l-islam, l'a condamné comme hérétique et a décrété son expulsion de la ville."

"Je fus stupéfait d'entendre l'explication qu'on me donnait. Comment, me dis-je, peut-on considérer un shaykhi comme hérétique et le juger digne d'un si cruel traitement? Désireux d'aller vérifier auprès de Mulla Taqi l'authenticité de ce rapport, je me rendis à l'école de ce dernier et demandai s'il avait effectivement prononcé une telle sentence contre le pauvre homme. "Oui, répondit-il brusquement, le dieu qu'adorait feu Shaykh Ahmad-i-Bahrayni est un dieu auquel je ne pourrai jamais croire. Je les considère, lui ainsi que ses disciples, comme les incarnations mêmes de l'erreur." Je voulus, à ce moment-là, le frapper au visage en présence de ses disciples réunis. Je me retins cependant et jurai de transpercer un jour, avec la permission de Dieu, ses lèvres au moyen de mon épée, afin qu'il ne fût plus jamais capable de proférer un tel blasphème.

"Je quittai aussitôt Mulla Taqi et me dirigeai vers le marché, où j'achetai un poignard et un fer de lance fabriqué avec un acier des plus tranchants et des plus fins. Je les cachai en mon sein, prêt à satisfaire la passion qui dévorait mon âme. J'étais dans l'attente de cette opportunité lorsqu'une nuit, j'entrai dans le masjid où il avait l'habitude de diriger la prière en commun. J'attendis jusqu'à l'aube et vis alors une vieille femme entrer dans le masjid portant avec elle une couverture qu'elle étendit sur le sol du mihrab. (15.15) Peu après, je vis Mulla Taqi entrer seul, aller vers le mihrab et y faire sa prière. Avec précaution et sans faire de bruit, je le suivis et me tins debout derrière lui. Il se prosternait à terre lorsque je me ruai sur lui, tirai ma lance de fer et la lui plongeai dans la nuque.

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Il lança un grand cri. Je le renversai sur le dos et, dégainant mon poignard, je le frappai plusieurs endroits dans la poitrine et dans les côtes, et le laissai saignant dans le mihrab.

"Je montai aussitôt sur le toit du masjid et me mis à observer la fureur et l'agitation de la multitude. Une foule se rua à l'intérieur et, plaçant le Mulla sur une litière, le transporta chez lui. Ne pouvant identifier le meurtrier, les habitants saisirent l'occasion pour satisfaire leurs plus vils instincts. Ils se précipitèrent l'un sur l'autre, s'attaquèrent avec violence et s'accusèrent mutuellement en présence du gouverneur. Voyant qu'un grand nombre d'innocents avaient été sérieusement molestés et jetés en prison, je fus porté par la voix de ma conscience à confesser mon acte. J'allai donc chez le gouverneur et lui dis: "Si je vous livre l'auteur de ce meurtre, promettrez-vous de libérer tous les innocents qui sont en train de souffrir à sa place?" Dès que j'eus obtenu de lui l'assurance indispensable, je lui confessai que c'était moi qui avais commis le meurtre. Il ne voulut pas me croire tout d'abord. A ma demande, il fit appeler la vieille femme qui avait étendu son tapis dans le mihrab, mais refusa de se laisser convaincre par le témoignage que celle-ci apporta. Je fus finalement conduit au chevet de Mulla Taqi, qui était sur le point de rendre l'âme. Dès qu'il me vit, il reconnut mon visage. Dans son agitation, il me montra du doigt, indiquant par là que je l'avais attaqué. Il signifia son désir qu'on m'éloignât de sa présence. Peu après, il expira. Je fus aussitôt arrêté, accusé de meurtre et jeté en prison. Le gouverneur, cependant, ne tint pas sa promesse et refusa de relâcher les prisonniers."

La candeur et la sincérité de Mulla 'Abdu'llah plurent beaucoup au Sahib-Divan, qui donna, en secret, l'ordre à ses assistants de l'aider à fuir de sa prison. A minuit, le prisonnier alla se réfugier chez Ridà Khan-i-Sardar qui s'était, peu de temps auparavant, marié à la soeur du Sipah-Salar, et resta caché dans cette maison jusqu'à la grande bataille de Shaykh Tabarsi, époque à laquelle il se décida à partager le sort des héroïques défenseurs de la forteresse. Il but finalement, comme Rida Khan, qui l'avait suivi au Mazindaran, la coupe du martyre.

Les circonstances du meurtre firent éclater la colère des héritiers légaux de Mulla Taqi qui décidèrent, à partir de ce moment-là, de se venger sur Tahirih. Ils réussirent à la faire placer en réclusion chez son père et dirent aux femmes qu'ils avaient choisies pour la surveiller de ne permettre à leur captive de quitter sa chambre que pour ses ablutions quotidiennes.

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Ils l'accusèrent d'être la véritable instigatrice du crime. "Personne d'autre que vous, affirmèrent-ils, n'est coupable du meurtre de notre père. C'est vous qui avez donné l'ordre de l'assassiner." Ceux qu'ils avaient arrêtés et mis en prison furent emmenés par eux à Tihran et incarcérés chez l'un des kad-khudas (15.16) de la capitale. Les amis et les héritiers de Mulla Taqi se dispersèrent de tous côtés, accusant leurs prisonniers d'avoir désavoué la loi islamique et demandant qu'ils fussent immédiatement mis à mort.

Baha'u'llah, qui vivait en ce temps-là à Tihran, fut informé de l'état de ces prisonniers qui avaient été les compagnons et les partisans de Tahirih. Comme il connaissait déjà le kad-khuda chez qui ces hommes étaient incarcérés, il décida d'aller rendre visite à ceux-ci et d'intervenir en leur faveur. Ce fonctionnaire cupide et fourbe, qui connaissait l'extrême générosité de Baha'u'llah, exagéra grandement la misère qui avait frappé les malheureux prisonniers, espérant par là tirer un important profit pécuniaire pour lui-même. "Ils sont privés des nécessités les plus élémentaires de la vie", dit le kad-khudà. "Ils sont affamés et misérablement habillés." Baha'u'llah envoya aussitôt une aide financière à leur intention et pria le kad-khuda de relâcher la sévérité du règlement auquel étaient soumis les prisonniers. Ce dernier consentit à libérer ceux d'entre eux qui étaient incapables de supporter le poids de leurs chaînes et, pour les autres, fit ce qu'il pouvait pour atténuer la rigueur de l'emprisonnement. Poussé par la cupidité, il informa ses supérieurs de la situation et mit l'accent sur le fait que Baha'u'llah fournissait régulièrement de la nourriture et de l'argent à l'intention de ceux qui se trouvaient emprisonnés chez lui.

Ces fonctionnaires essayèrent à leur tour de tirer le meilleur profit de la libéralité de Baha'u'llah. Ils le convoquèrent, protestèrent contre son action et l'accusèrent de complicité dans l'affaire pour laquelle les prisonniers avaient été condamnés. "Le kad-khuda répondit Baha'u'llah, a plaidé leur cause auprès de moi et s'est longuement étendu sur leurs souffrances et leurs besoins. Il a lui-même témoigné de leur innocence et fait appel à moi pour leur venir en aide. Au lieu de me remercier pour l'aide que j'ai envoyée à sa demande, vous m'accusez à présent d'un crime que je n'ai pas commis." Espérant intimider Baha'u'llah par des menaces de châtiment immédiat, ils refusèrent de lui permettre de retourner chez lui.

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L'incarcération à laquelle il fut soumis marqua la première affliction qui frappa Baha'u'llah sur le sentier de la cause de Dieu, le premier emprisonnement qu'il endura pour l'amour de ceux qu'il aimait. Il resta en prison deux jours, après quoi Ja'far-Quli Khan, frère de Mirza Aqa Khan-i-Nuri, qui devait ultérieurement être nommé Grand vazir du Shah, et un certain nombre d'autres amis intervinrent en sa faveur et, menaçant le kad-khuda en termes très durs, purent parvenir à le faire libérer. Ceux qui avaient été responsables de son incarcération caressaient l'espoir de recevoir, en échange de sa libération, la somme de mille tuman, (15.17) mais ils devaient bientôt découvrir qu'ils n'avaient qu'à se conformer aux désirs de Ja'far-Quli Khan sans espérer la moindre récompense ni de ce dernier ni de Baha'u'llah. Ils durent livrer leur prisonnier entre ses mains, avec toutes leurs excuses et l'expression de leurs plus grands regrets.

Les héritiers de Mulla Taqi déployaient entre-temps tous leurs efforts pour venger le sang de leur distingué parent. Non satisfaits de ce qu'ils avaient déjà accompli, ils lancèrent un appel à Muhammad Shah en personne et s'efforcèrent de gagner sa sympathie à leur cause. Le shah, dit-on, leur aurait envoyé cette réponse: "Votre père, Mulla Taqi, ne pouvait assurément se prétendre supérieur à 1'Imam'Ali, le Commandeur des croyants. Ce dernier n'avait-il pas dit à ses disciples que, s'il tombait victime de l'épée d'Ibn-i-Muljam, seul le meurtrier devait payer de sa vie son acte, que personne d'autre que lui ne devait être exécuté? Pourquoi le meurtrier de votre père ne devrait-il pas être puni de la même façon? Dénoncez-moi son assassin, et j'ordonnerai qu'il soit livré entre vos mains afin que vous puissiez lui infliger le châtiment qu'il mérite."

L'attitude sans équivoque du shah les incita à renoncer aux espoirs qu'ils avaient caressés. Ils déclarèrent Shaykh Salih meurtrier de leur père, obtinrent son arrestation et l'exécutèrent ignominieusement. Shaykh Salib fut le premier à verser son sang sur le sol persan dans le sentier de la cause de Dieu, le premier de ce groupe glorieux qui était destiné à sceller de son sang le triomphe de la sainte foi de Dieu. Alors qu'on l'emmenait vers la scène de son martyre, sa face rayonnait de joie et d'ardeur. Ils se précipita au pied de la potence et rencontra son bourreau comme s'il souhaitait la bienvenue à un cher et vieil ami. Il proférait sans cesse des paroles de triomphe et d'espoir. "J'ai abandonné" , s'écria-t-il au moment où sa fin était imminente, "les espoirs et les croyances des hommes à partir de l'instant où je t'ai reconnu, toi qui es mon espoir et ma croyance!"

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Ses restes furent enterrés dans la cour du tombeau de l'Imam-Zadih Zayd à Tihran.

La haine insatiable qui animait ceux qui avaient été responsables du martyre de Shaykh Salil porta ceux-ci à chercher d'autres moyens propres à servir leur desseins. Haji Mirza Aqasi, que le SahibDivan avait réussi à convaincre de la conduite perfide des héritiers de Mulla Taqi, refusa de donner suite à leur appel. Nullement découragés par ce refus, ils soumirent leur cas au Sadr-i-Ardibili, homme bien connu pour son orgueil et l'un des plus arrogants de tous les dirigeants ecclésiastiques de la Perse. "Voyez", affirmèrent-ils, "l'outrage dont furent l'objet ceux qui avaient pour fonction suprême la défense de l'intégrité de la loi. Comment pouvez-vous, vous qui êtes le représentant principal et illustre de celle-ci, laisser impuni un affront aussi grave à sa dignité? Êtes-vous réellement incapable de venger le sang de ce ministre du Prophète de Dieu que l'on vient de massacrer? Ne réalisez-vous pas que tolérer un crime aussi odieux laisserait la porte ouverte à un flot de calomnies contre ceux qui sont les principaux dépositaires des enseignements et des principes de notre foi? Votre silence n'encouragera-t-il pas les ennemis de l'islam à briser la structure que vos propres mains ont forgée? En conséquence, votre propre vie ne sera-t-elle pas mise en péril ?"

Le Sadr-i-Ardibili eut très peur et, dans son impuissance, chercha à séduire son souverain. Il adressa la requête suivante à Muhammad Shah: "J'implore humblement Votre Majesté de permettre que les prisonniers accompagnent les héritiers de ce chef martyr lors du retour de ceux-ci à Qazvin, afin que ces derniers puissent, de leur propre gré, pardonner publiquement leur action et leur permettre de recouvrer la liberté. Un tel geste de leur part renforcera considérablement leur position et leur gagnera l'estime de leurs. concitoyens." Le shah, qui ignorait totalement les vils desseins de cet habile comploteur, accéda aussitôt à sa demande, sous la condition expresse qu'une déclaration écrite lui fût envoyée de Qazvin, déclaration l'assurant de la condition satisfaisante des prisonniers après leur libération et du fait qu'aucun mal n'était susceptible de les frapper à l'avenir.

Dès que les prisonniers furent livrés aux mains des malfaiteurs, ceux-ci se mirent à assouvir la haine implacable qu'ils leur portaient. La première nuit après que les prisonniers fussent remis à leurs ennemis, Haji Asadu'llah, frère de Haji Allah Vardi et oncle paternel de Muhammad-Hadi et de Muhammad-Javad-i-Farhadi, marchand notoire à Qazvin, qui s'était fait un renom par sa piété et sa droiture, égalant celui de son illustre frère, fut impitoyablement exécuté.

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Sachant parfaitement que, dans sa propre ville natale, ils seraient incapables de lui infliger le châtiment désiré, ses ennemis décidèrent de lui ôter la vie lors de son séjour à Tihran de manière telle qu'ils restassent à l'abri de toute suspicion de meurtre. A minuit, ils perpétrèrent l'acte ignoble et, le matin suivant, annoncèrent que la maladie l'avait emporté. Ses amis et connaissances, pour la plupart natifs de Qazvin, et dont aucun n'avait pu découvrir le crime qui avait mis fin à une si noble vie, lui firent des funérailles dignes de son rang.

Le reste de ses compagnons, parmi lesquels se trouvaient Mulla Tahir-i-Shirazi et Mulla Ibrahim-i-Mahallati, qui étaient tous deux tenus en grande estime pour leur savoir et leur caractère, furent sauvagement assassinés aussitôt après leur arrivée à Qazvin. La population tout entière, qu'on s'était empressé d'inciter à commettre le crime, exigea leur exécution immédiate. Une bande de scélérats sans scrupule, armée de couteaux, d'épées, de lances et de haches, les assaillirent et les mirent en pièces. Ils mutilèrent leurs corps avec une sauvagerie gratuite, si barbare, qu'on ne put trouver, pour les enterrer, aucune partie de leurs membres éparpillés.

Bonté divine! Des actes d'une si incroyable cruauté furent perpétrés dans une ville comme Qazvin, qui se glorifie de compter pas moins d'une centaine de chefs ecclésiastiques musulmans parmi ses habitants et, malgré cela, on ne put trouver personne parmi ceux-ci pour élever la voix et protester contre des meurtres aussi révoltants! Personne ne sembla mettre en cause leur droit de perpétrer des actes aussi iniques. Personne ne sembla réaliser la totale incompatibilité entre de tels actes féroces, commis par ceux qui se prétendaient les uniques dépositaires des mystères de l'islam, et la conduite exemplaire de ceux qui furent les premiers à manifester sa lumière au monde. Personne ne fut porté à s'exclamer avec indignation: "O génération mauvaise et perverse! Dans quels abîmes d'infamie et de honte as-tu sombré! Les abominations que tu as commises n'ont-elles pas surpassé, par leur caractère impitoyable, les actes des hommes les plus abjects? N'admettras-tu pas que ni les bêtes des champs ni aucun être vivant sur terre ne t'a jamais égalée dans la férocité de tes actes? Combien de temps encore durera ta négligence? Ne crois-tu pas que l'efficacité de toute prière en commun dépend de l'intégrité de celui qui la dirige? N'as-tu pas, à maintes reprises, déclaré qu'une telle prière n'est acceptable aux yeux e Dieu que si l'Imam qui la conduit a purifié son coeur de toute trace de malveillance? Et, cependant, tu considères ceux qui sont les instigateurs et les complices de telles atrocités comme les véritables chefs de ta foi, les incarnations mêmes de la justice et de l'équité.

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Ne leur as-tu pas confié les rênes de ta cause et n'estimes-tu pas qu'ils sont les maîtres de ta destinée?"

La nouvelle de ce carnage parvint à Tihran et se répandit avec une rapidité déconcertante à travers la ville. Haji Mirza Aqasi protesta avec véhémence. "Dans quel passage du Qur'an", se serait-il exclamé, "dans quelle tradition de Muhammad, le massacre d'un groupe de personnes a-t-il été justifié pour venger le meurtre d'un seul être?" Muhammad Shah exprima lui aussi sa désapprobation catégorique du comportement perfide du Sadr-i-Ardibili et de ses complices. Il dénonça sa couardise, le bannit de la capitale et le condamna à une vie obscure à Qum. Sa dégradation plut immensément au Grand vazir qui s'était efforcé en vain jusqu'alors de provoquer sa chute; son bannissement soudain de Tihran libérait le Grand vazir des appréhensions qu'il avait eues quant à l'extension de l'autorité du Sadr-i-Ardibili. Sa propre dénonciation du massacre de Qazvin était motivée non pas tant par sa sympathie pour la cause et les victimes sans défense, que par son espoir de mettre le Sadr-i-Ardibili dans une situation telle, qu'il tomberait inévitablement en disgrâce aux yeux de son souverain.

Le fait que le shah et son gouvernement n'avaient pas infligé un châtiment immédiat aux malfaiteurs incita ceux-ci à chercher d'autres moyens de satisfaire leur haine inassouvie envers leurs adversaires. Ils dirigèrent alors leur attention contre la personne même de Tahirih et se décidèrent à lui faire subir, de leurs propres mains, le même sort que celui de ses compagnons. Alors qu'elle se trouvait encore incarcérée, Tahirih, dès qu'elle fut informée des plans de ses ennemis, adressa le message suivant à Mulla Muhammad qui était parvenu à occuper la position de son père et qui était maintenant reconnu comme l'imam-jum'ih de Qazvin: "Ils éteindraient volontiers la lumière de Dieu avec leurs bouches: mais Dieu ne désire que perfectionner sa lumière, bien que les infidèles l'abhorrent." (15.18) Si ma cause est celle de la Vérité, si le Seigneur que j'adore n'est autre que le seul vrai Dieu, il me délivrera du joug de votre tyrannie avant que neuf jours se soient écoulés. S'il ne réalise pas ma libération vous êtes libre d'agir selon votre désir. Vous aurez irrévocablement prouvé la fausseté de ma croyance." Mulla Muhammad, reconnaissant son impuissance à accepter un défi aussi hardi, décida d'ignorer totalement le message de Tahirih et chercha, par tous les artifices, à accomplir son dessein.

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En ces jours, avant que l'heure fixée par Tahirih pour sa libération ait sonné, Baha'u'llah signifia son désir de la voir libérée de la prison et emmenée à Tihran. Il décida d'établir, aux yeux de l'adversaire, la vérité de ses paroles, et de déjouer les plans que ses ennemis avaient conçus en vue de sa mort. Il convoqua donc Muhammad Hadiy-i-Farhadi et lui confia la tâche de réaliser le transfert immédiat de Tahirih à son domicile à Tihran. Muhammad-Hadi fut chargé de remettre une lettre cachetée à sa femme, Khatun-Jan, de lui dire de se rendre, déguisée en mendiante, à la maison où Tahirih était incarcérée, de lui remettre la lettre en mains propres, d'attendre quelque temps à l'entrée de sa maison jusqu'à ce que Tahirih vînt la rejoindre, et de se hâter de venir ensemble auprès de Muhammad-Hadi pour la confier à ses soins. "Dès que Tahirih vous aura rejoint", dit Baha'u'llah à l'émissaire, "partez aussitôt pour Tihran. Cette nuit même, je dépêcherai un domestique aux alentours de la porte de Qazvin avec trois chevaux que vous prendrez et attacherez à un endroit désigné en dehors des murs de Qazvin. Vous conduirez Tahirih à cet endroit-là; vous monterez les chevaux et vous vous efforcerez de rejoindre à l'aube, par une route déserte, les faubourgs de la capitale. Dès qu'on aura ouvert les portes, vous devrez entrer dans la ville et vous rendre aussitôt chez moi. Vous devrez agir avec la plus extrême prudence, de peur qu'on ne reconnaisse son identité. Le Tout-Puissant guidera assurément vos pas et vous entourera de son infaillible protection.

Raffermi par l'assurance de Baha'u'llah, Muhammad-Hadi partit aussitôt exécuter les instructions qu'il avait reçues. Ne se laissant point arrêter par les obstacles, il s'acquitta de sa tâche magistralement avec fidélité, et put conduire Tahirih saine et sauve, à l'heure fixée, chez son maître. Le départ de Tahirih de Qazvin, départ à la fois soudain et mystérieux, mit ses amis comme ses ennemis dans la consternation. Toute la nuit, ceux-ci fouillèrent les maisons, mais leurs efforts pour la trouver demeurèrent vains. La réalisation de la prédiction qu'elle avait faite étonna même les plus sceptiques de ses adversaires. Quelques-uns en vinrent à percevoir le caractère surnaturel de la foi qu'elle avait embrassée, et acceptèrent volontiers les revendications de celle-ci. Mirza 'Abdu'l Vahhab, son propre frère, reconnut, ce jour-là, la vérité de la révélation mais prouva ultérieurement, par ses actes, le manque de sincérité de sa foi. (15.19)

L'heure que Tahirih avait fixée pour sa mise en liberté la trouva déjà installée en sécurité à l'ombre protectrice de Baha'u'llah.

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Elle savait fort bien auprès de qui elle avait été introduite; elle était parfaitement consciente du caractère sacré de l'hospitalité qui lui avait été si gracieusement offerte. (15.20) Comme pour son acceptation de la foi proclamée par le Bab, lorsqu'elle avait, sans être avertie ni appelée, salué son message et reconnu sa vérité, elle discerna, grâce à son savoir intuitif, la future gloire de Baha'u'llah. Ce fut en l'an 60, alors qu'elle se trouvait à Karbila, qu'elle fit allusion dans ses odes à son acceptation de la Vérité que celui-ci devait révéler. J'ai moi-même vu à Tihran, chez Siyyid Muhammad, à qui Tahirih avait donné le surnom de Fata'l-Malih, les versets qu'elle avait écrits de sa propre main et dont chaque lettre porte un témoignage éloquent de sa foi dans les missions exaltées du Bab et de Baha'u'llah. Dans cette ode, on trouve le verset suivant: "L'éclat de la beauté d'Abha a percé le voile de la nuit; regarde les âmes de ceux qui l'aiment, danser, semblables à des grains de poussière, dans la lumière qui a jailli de sa face." Ce fut sa ferme conviction en la puissance irrésistible de Baha'u'llah qui la poussa à faire sa prédiction avec autant de confiance et à lancer son défi de façon si téméraire à la face de ses ennemis. Seule une foi inébranlable en l'efficacité infaillible de cette puissance pouvait l'avoir incitée, aux heures les plus sombres de sa captivité, à affirmer avec un tel courage et une telle assurance l'imminence de sa victoire.

Quelques jours après l'arrivée de Tahirih à Tihran, Baha'u'llah décida de l'envoyer au Khurasan en compagnie des croyants qui se préparaient à partir pour cette province. Il avait, lui aussi, pris la décision de quitter la capitale et d'aller dans la même direction quelques jours plus tard. Il appela donc Aqay-i-Kalim auprès de lui et le chargea de prendre aussitôt les mesures nécessaires en vue du départ de Tahirih, ainsi que de son assistante Qanitih, vers un lieu situé en dehors des murs de la capitale, d'où elles devaient ensuite se rendre au Khurasan. Aqay-i-Kalim devait faire preuve d'une attention et d'une vigilance extrêmes, afin que les gardes qui se trouvaient à l'entrée de la ville, et qui avaient reçu l'ordre de refuser le passage aux femmes n'ayant pas d'autorisation, ne pussent découvrir l'identité de Tahirih et interdire son départ.

J'ai entendu Aqay-i-Kalim raconter ce qui suit: "Plaçant notre confiance en Dieu, nous sortîmes à cheval, Tahirih, son assistante et moi, vers un lieu se trouvant à proximité de la capitale. Aucun des gardes qui se trouvaient à la porte de Shimiran ne fit la moindre objection et ne demanda de renseignement quant à notre destination. A une distance de deux farsangs (15.21) de la capitale, nous fîmes halte au milieu d'un verger abondamment irrigué et situé au pied d'une montagne, au milieu duquel se trouvait une maison apparemment déserte.

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En allant à la recherche du propriétaire, je rencontrai un vieillard qui arrosait ses plantes. En réponse à ma question, il m'expliqua qu'un différend avait éclaté entre le propriétaire et ses locataires à l'issue duquel ceux qui occupaient la maison l'avaient désertée. "Le propriétaire m'a demandé, ajouta-t-il, de surveiller son domaine jusqu'au moment où une solution au différend serait trouvée." Je me réjouis fort de cette information et demandai au vieil homme de venir partager notre déjeuner. Lorsque, plus tard dans la journée, je voulus partir pour Tihran, je vis qu'il était disposé à surveiller Tahirih et son assistante et à prendre soin d'elles. En confiant celles-ci à ses soins, je lui assurai que je reviendrais le soir même ou enverrais un domestique et que, dans ce dernier cas, je serais là le lendemain matin avec tout ce qui était nécessaire à notre voyage au Khurasan.

A mon arrivée à Tihran j'envoyai Mulla Baqir, l'une des Lettres du Vivant, accompagné d'un assistant, rejoindre Tahirih. Je mis Baha'u'llah au courant de notre départ sans encombres de la capitale. Il fut très heureux de cette nouvelle et donna à ce verger le nom de "Bagh-i-Jannat". (15.22) "Cette maison, observa-t-il, a été aménagée par la Providence pour vous accueillir et pour que vous puissiez y recevoir les bien-aimés de Dieu."

Tahirih demeura sept jours en ce lieu, après quoi elle partit, accompagnée de Muhammad-Hasan-i-Qazvini, surnommée Fata, et de quelques autres amis, en direction du Khurasan. Baha'u'llah me donna l'ordre de préparer son départ et de pourvoir à tout ce dont elle aurait besoin au cours de son voyage.

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NOTE DU CHAPITRE 15:

(15.1) "On n'étonnera personne", écrit Clément Huart, "en faisant remarquer que la nouvelle secte se répandit dans le Khurasan plus rapidement que partout ailleurs. Le Khurasan a eu cette fortune singulière que les idées nouvelles y ont toujours trouvé le champ le plus approprié; c'est de cette province que sont parties bien des révolutions qui ont changé la face des choses dans l'Orient musulman; il suffit de rappeler que c'est dans le Khurasan que débuta l'idée de la rénovation persane après la conquête arabe, et, que c'est là que se forma l'armée qui, sous les ordres d' 'Abu-Muslim, alla porter les Abbassides sur le trône des Khalifes en renversant l'aristocratie mecquoise qui l'occupait depuis l'avènement des Umayyads". ("La Religion de Bab," pp. 18-19.)

(15.2) Tihran.

(15.3) "On croit", écrit le lieut-col. P.M. Sykes, "que le douzième Imam ne mourut jamais, mais qu'il disparût en l'an 260 après l'hégire (873 ap. 1.-C.) dans une retraite miraculeuse, de laquelle il réapparaîtra au Jour du Jugement dans la mosquée de Gawhar-Shad à Mashhad, pour être salué en tant que Mihdi ou "Guide" et pour emplir la terre de justice." ("A History of Persia", vol Il, p. 45.)

(15.4) D'après Muhammad Mustafa (p. 108), Tahirih arriva à Karbila en l'an 1263 après l'hégire. Elle visita Kufih et le district avoisinant, et s'occupa à répandre les enseignements du Bab. Elle communiqua aux gens qu'elle rencontra les Ecrits de son Maître, parmi lesquels se trouvait son commentaire sur la surih de Kawthar.

(15.5) "Ce fut dans sa famille qu'elle entendit parler pour la première fois des prédications du Bab à Shiraz et de la nature des doctrines qu'il prêchait. Ce qu'elle en apprit, tout incomplet et imparfait que ce fût, lui plut extrêmement. Elle se mit en correspondance avec le Bab, et bientôt embrassa toutes ses idées. Elle ne se contenta pas d'une sympathie passive; elle confessa en public la foi de son maître; elle s'éleva non seulement contre la polygamie, mais contre l'usage du voile, et se montra à visage découvert sur les places publiques, au grand effroi et au grand scandale des siens et de tous les musulmans sincères, mais aux applaudissements des personnes déjà nombreuses qu partageaient son enthousiasme et dont ses prédications publiques augmentèrent de beaucoup le cercle. Son oncle, le docteur, son père, le juriste, son mari, épuisèrent tout pour la ramener au m ms à une conduite plus placide et plus réservée. Elle les repoussa par ces arguments sans réplique d la foi impatiente du repos." (Comte de Gobineau, "Les Religions et les Philosophies dans l'Asie centrale", pp. 137-8.)

(15.6) D'après Samandar (manuscrit, p. 9), le principal motif de l'agitation des habitants de Karbila, motif qui les décida à accuser Tahirih devant le gouverneur de Baghdad, fut son acte hardi de négliger l'anniversaire du martyre de Husayn que l'on commémorait aux premiers jours du mois de muharram chez feu Siyyid Kazim à Karbila, et de célébrer à la place l'anniversaire de la naissance du Bab qui tombait le premier de ce même mois. On dit même qu'elle aurait prié ses soeurs et ses parents de quitter leurs habits de deuil et de porter à leur place un vêtement de couleur gaie, défiant ainsi ouvertement les coutumes et les traditions des gens à cette occasion.

(15.7) D'après Muhammad Mustafa (pp. 108-9), les disciples et les compagnons suivants accompagnaient Tahirih lorsque celle-ci arriva à Baghdad: Mulla Ibrahim-i-Mahallati, Shaykh Salih-iKarimi, Siyyid Ahmad-i-Yazdi (père de Siyyid Husayn, le secrétaire du Bab), Siyyid Muhammad-iBayigani, Shaykh Sultan-i-Karbila'i, la mère de Mulla Husayn et sa fille, l'épouse de Mirza Hadiy-i-Nahri et sa mère. D'après le "Kashfu'l-Ghita" (p. 94), la mère et la soeur de Mulla Husayn se trouvaient parmi les femmes et les disciples qui accompagnèrent Tahirih dans son voyage de Karbila à Baghdad. À leur arrivée, ils s'installèrent tous chez Shaykh Muhammad-Ibn-i-Shiblu'l-'Araqi, après quoi ils furent, par ordre du gouverneur de Baghdad, transférés à la maison du mufti, Siyyid Mahmud-i-Alusi, le célèbre auteur du non moins fameux commentaire qui a pour titre "Ruhu'l-Ma'ani", en attendant la réception de nouvelles instructions du sultan à Constantinople. Le "Kashfu'l-Ghita" ajoute plus loin (p. 96) qu'on aurait trouvé dans le "Ruhu'l-Ma'ani" des références aux conversations que le mufti avait eues avec Tahirih, à qui il aurait adressé ces paroles: Ô Qurratu'l-'Ayn! Je jure par Dieu que je partage ta croyance. Je crains cependant les épées de la famille d' Uthman." "Elle se rendit directement chez le mufti en chef, devant qui elle défendit sa croyance et sa conduite avec un grand talent. La question de savoir si on devait lui permettre de continuer son enseignement fut d'abord soumise au Pasha de Baghdad, puis au gouvernement central; en conséquence, elle reçut l'ordre de quitter le territoire turc." Ç 'A Traveller's Narrative", note Q, p. 310.)

(15.8) D'après Muhammad Mustafa (p. 111), les personnes suivantes accompagnèrent Tahirih de Khaniqin (sur la frontière persane) à Kirmanshah: Shaykh Salih-i-Karimi, Shaykh Muhammad-i-Shibl, Shaykh Sultan-i-Karbila'i, Siyyid Ahmad-i-Yazdi, Siyyid Muhammad-i-Bayigani, Siyyid Muhsin-i-Kazimi, Mulla Ibrahim-i-Mahallati, et environ trente croyants arabes. Ils passèrent trois jours dans le village de Karand, où Tahirih proclama avec hardiesse les enseignements du Bab et réussit largement à susciter l'intérêt pour la nouvelle révélation parmi toutes les classes de la population. Douze cents personnes se seraient, dit-on, déclarées prêtes à la suivre et a obéir à ses ordres.

(15.9) D'après Muhammad Mustafa (p. 112), on réserva à Tahirih un accueil enthousiaste à son arrivée à Kirmanshah. Princes, 'Ulamas et officiels du gouvernement se hâtèrent d'aller lui rendre visite et furent fort impressionnés par son éloquence, sa hardiesse, son vaste savoir et la force de son caractère. Le commentaire sur la surih de Kawthar, révélé par le Bab, fut lu en public et traduit. La femme de l'amir, le gouverneur de Kirmanshah, fut de celles qui rencontrèrent Tahirih et l'entendirent exposer les enseignements sacrés. L'amir lui-même, ainsi que sa famille, reconnurent la vérité de la cause et témoignèrent de leur admiration et de leur amour pour Tahirih. D'après Muhammad Mustafa (p. 116), Tahirih passa deux jours dans le village de Sahnih, sur le chemin de Hamadan, où elle reçut un accueil non moins enthousiaste que celui qu'on lui avait réservé au village de Karand. Les habitants du village la prièrent de leur permettre de réunir les membres de leur communauté et de prêter main forte au corps de ses disciples dans la propagation et la promotion de la cause. Elle leur conseilla cependant de rester sur place, loua et bénit leurs efforts et partit pour Hamadan.

(15.10) D'après "Memorials of the Faithful" (p. 275), Tahirih passa deux mois à Hamadan.

(15.11) " D'après Muhammad Mustafa (p. 117), parmi ceux qui avaient été envoyés de Qazvin se trouvaient les frères de Tahirih.

(15.12) Voir glossaire.

(15.13) "Comme une femme, créature si faible en Perse, et surtout dans une ville comme Qazvin, où le clergé possède une si grande influence, où les 'Ulamas, par leur nombre et leur importance, attirent l'attention du gouvernement et du peuple, comment se peut-il que là, justement, dans des conditions si peu favorables, une femme ait pu organiser un parti si puissant d'hérétiques? C'est là une question qui déconcerte quelque peu même l'historien de la Perse, Sipihr; c'était en effet sans exemple dans le passé." (Journal Asiatique, 1866, tome VII, p. 474)

(15.14) 13 août - 12 septembre 1847 ap. J-C.

(15.15) Voir glossaire.

(15.16) Voir glossaire.

(15.17) Voir glossaire.

(15.18) Qur'an, 9: 33.

(15.19) D'après le "Kashfu'l Ghita" (p. 110), Mulla Husayn aurait, selon les dires de Mulla Ja'far-i-Va'iz-i-Qazvini, rencontré Tahirih à Qazvin, chez Aqa Hadi, qui n'est probablement autre que Muhammad Hadiy-i-Farhadi, qui fut chargé par Baha'u'llah d'amener Tahirih à Tihran. La rencontre, y déclare-t-on, aurait eu lieu avant le meurtre de Mulla Taqi.

(15.20) 'Abdu'l-Baha raconte, dans "Memorials of the Faithful" (p. 306), les circonstances relatives à une visite rendue par Vahid à Tahirih au moment où celle-ci résidait chez Baha'u'llah à Tihran. "Tahirih, écrit-il, écoutait, voilée, les paroles de Vahid, qui discourait avec ferveur et éloquence sur les signes et les versets qui témoignaient de l'avènement de la nouvelle Manifestation. J'étais alors un enfant, et j'étais assis sur ses genoux tandis qu'elle suivait le récit des remarquables témoignages qui jaillissaient sans cesse de la bouche de cet homme érudit. Je me rappelle très bien comment elle l'interrompit soudain et, élevant la voix, déclara avec véhémence: Ô Yahya! Que les actes, et non les paroles, témoignent de ta foi, si tu es on homme de savoir authentique. Cesse de répéter vainement les traditions du passé, car le jour du service, de l'action soutenue, est venu. Il est temps, à présent, de manifester les véritables signes de Dieu, de déchirer les voiles des vaines imaginations, de promouvoir le Verbe de Dieu, et de nous sacrifier dans son sentier. Ornons-nous d'actes, et non de paroles."

(15.21) Voir glossaire.

(15.22) "Jardin du paradis".


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