La chronique de Nabil
Nabil-i-A'zam


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CHAPITRE XVI : la conférence de Badasht

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Peu après le départ de Tahirih pour le Khurasan, Baha'u'llah chargea Aqayi-i-Kalim de faire les préparatifs nécessaires au départ qu'il envisageait pour cette province. Il lui confia sa famille et lui demanda de pourvoir à tout ce qui pourrait contribuer à assurer sa sécurité et son bien-être.

Lorsque Baha'u'llah arriva à Shah-Rud, il y rencontra Quddus qui avait quitté Mashhad, ville où il avait résidé, dès qu'il avait appris sa venue pour aller lui souhaiter la bienvenue. La province de Khurasan tout entière était en ce temps-là en proie à une violente agitation. Les activités de Quddus et de Mulla Husayn, leur zèle, leur courage, leur langage franc, avaient sorti les gens de leur léthargie, avaient allumé dans le coeur de certains d'entre eux les plus nobles sentiments de foi et de dévotion, et suscité chez d'autres un fanatisme et une malveillance passionnés. Une foule de chercheurs affluaient sans cesse de partout vers Mashhad, cherchant impatiemment la résidence de Mulla Husayn et, par ce dernier, étaient introduits auprès de Quddus.

Leur nombre atteignit bientôt des proportions telles qu'il suscita l'appréhension des autorités. L'officier de paix voyait d'un oeil soucieux des multitudes de personnes agitées affluer continuellement vers tous les quartiers de la ville sainte. Désireux d'affirmer ses droits, d'intimider Mulla Husayn, et d'amener celui-ci à limiter le champ de ses activités, il décréta l'ordre d'arrêter aussitôt l'assistant personnel de ce dernier, un nommé Hasan, et de le soumettre à un traitement cruel et ignoble. On lui perça le nez, puis on passa à travers l'orifice une corde par laquelle on le tira pour le promener à travers les rues.

Mulla Husayn se trouvait auprès de Quddus lorsqu'il apprit la nouvelle du traitement ignominieux qui frappait son serviteur. De peur que cette triste nouvelle ne brisât le coeur de son chef bien-aimé, il se leva et se retira en silence. Ses compagnons se rassemblèrent bientôt autour de lui, lui exprimèrent leur indignation devant l'attaque atroce portée contre un disciple de leur foi aussi innocent, et le prièrent de venger l'affront. Mulla Husayn tenta de calmer leur colère.

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"Ne vous laissez pas affliger ni troubler, plaida-t-il, par l'indigne traitement dont a été victime notre Hasan, car Husayn est encore parmi vous, il va le libérer et vous le ramener sain et sauf dès demain."

Devant une assurance aussi solennelle, ses compagnons n'osèrent plus faire aucune remarque. Leurs coeurs, cependant, brûlaient de réparer ce tort cruel. Certains d'entre eux décidèrent finalement de s'unir et de lancer très haut le cri de "Ya Sahibu'z-Zaman !" (16.1) à travers les rues de Mashhad, pour protester contre ce brusque affront porté à la dignité de leur foi. Ce cri fut le premier en son genre à être lancé dans le Khurasan au nom de la cause de Dieu. La ville retentit du son de ces voix. L'écho de leurs cris atteignit même les régions les plus lointaines de la province, souleva un grand tumulte dans le coeur des habitants et fut le signal de départ de formidables événements ni qui devaient voir le jour ultérieurement.

Au milieu de la confusion qui s'ensuivit, ceux qui tenaient la corde par laquelle Hasan était traîné à travers les rues périrent par l'épée. Les compagnons de Mulla Husayn conduisirent le prisonnier relâché chez leur chef et informèrent celui-ci du sort qu'avait subi l'oppresseur. "Vous avez refusé", aurait observé Mulla Husayn "de tolérer les épreuves auxquelles Hasan a été soumis; comment pourriez-vous vous résigner au martyre de Husayn ?" (16.2)

La ville de Mashhad qui venait de retrouver la paix et le calme après la rébellion que le Salar avait provoquée, fut plongée à nouveau dans la confusion et la détresse. Le prince Hamzih Mirza se tenait

avec ses hommes et ses munitions à une distance d'environ 4 farsangs (16.3) de la ville, prêt à faire face à tout danger, lorsque soudain lui parvint la nouvelle des troubles qui venaient d'éclater. Il envoya aussitôt vers la ville un détachement chargé d'obtenir l'aide du gouverneur pour l'arrestation de Mulla Husayn et d'amener ce dernier auprès de lui. 'Abdu'l-'Ali Khan-i-Maraghiyi, capitaine de l'artillerie du prince, intervint aussitôt. "Je me considère, fit-il valoir, comme l'un de ceux qui aiment et admirent Mulla Husayn. Si vous avez l'intention de lui faire le moindre mal, je vous prie de m'ôter d'abord la vie et de procéder ensuite à l'exécution de votre plan, car je ne puis, aussi longtemps que je suis en vie, tolérer le moindre irrespect envers cet homme."

Le prince, qui savait parfaitement combien il avait besoin de cet officier, fut fort embarrassé par cette déclaration inattendue. "Moi aussi, j'ai rencontré Mulla Husayn", répondit-il en essayant de dissiper l'appréhension d'Abdu'l-'Ali Khan.

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"Moi aussi, je nourris la plus grande dévotion à son égard. En l'appelant dans mon camp, j'espère réduire l'ampleur des méfaits qui ont été suscités, et sauvegarder sa personne." Le prince adressa alors de sa propre main une lettre à Mulla Husayn, dans laquelle il exprimait le caractère hautement souhaitable du transfert de sa résidence, pour quelques jours, à son quartier général, et l'assura de son désir sincère de le protéger contre les attaques de ses adversaires exaspérés. Il donna l'ordre de dresser sa propre tente richement ornée à proximité de son camp et de la réserver à la réception de son hôte attendu.

Dès qu'il reçut cette lettre, Mulla Husayn la présenta à Quddus qui lui conseilla de répondre à l'invitation du prince. "Aucun mal ne vous sera fait", lui assura Quddus. "Quant à moi, je partirai cette nuit même en compagnie de Mirza Muhammad 'Aliy-i-Qazvini, l'une des Lettres du Vivant, pour le Mazindaran. Plût à Dieu que vous aussi, vous puissiez par après, à la tête d'un grand groupe de fidèles, et précédé par les "étendards noirs", quitter Mashhad et me rejoindre. Nous nous rencontrerons alors à l'endroit que le Tout-Puissant aura décrété."

Mulla Husayn accepta joyeusement ces projets. Il se jeta aux pieds de Quddus et l'assura de sa ferme détermination de mener à bien avec fidélité les obligations dont il l'avait chargé. Quddus le prit affectueusement dans ses bras et, après lui avoir baisé les yeux et le front, le confia à la protection infaillible du Tout-Puissant. Tôt cet après-midi-là, Mulla Husayn prit sa monture et se rendit à cheval, calme et digne, au camp du prince Hamzih Mirza et fut conduit, avec cérémonie, par 'Abdu'l-'Ali Khan qui, avec quelques officiers, avait été désigné par le prince pour aller souhaiter la bienvenue à son hôte, dans la tente qui avait été spécialement dressée à son intention.

Cette nuit-là, Quddus appela auprès de lui Mirza Muhammad Baqir-i-Qa'ini, qui avait construit le Babiyyih, ainsi que certains de ses compagnons les plus éminents, leur enjoignit d'obéir inconditionnellement à Mulla Husayn et d'exécuter tout ce qu'il pût être amené à leur demander. "Des tempêtes orageuses nous attendent", leur dit-il. "Des journées de tension et d'agitation violentes sont imminentes. Restez attachés à lui, car seule l'obéissance à ses ordres peut vous sauver."

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Par ces paroles, Quddus dit adieu à ses compagnons et, suivi de Mirza Muhammad 'Aliy-i-Qazvini, quitta Mashhad. Quelques jours après, il rencontra Mirza Sulayman-i-Nuri, qui le mit au courant des circonstances relatives à la libération de Tahirih de son emprisonnement à Qazvin, de son voyage vers le Khurasan et du départ ultérieur de Baha'u'llah de la capitale. Mirza Sulayman, ainsi que Mirza Muhammad-'Ali, restèrent en compagnie de Quddus jusqu'à leur arrivée à Badasht. Ils atteignirent ce hameau à l'aube et y trouvèrent un grand rassemblement de personnes qu'ils reconnurent comme étant leurs frères dans la foi. Ils décidèrent cependant de reprendre leur voyage et de se rendre directement à Shah-Rud. A proximité de ce village, Mirza Sulayman, qui les suivait à quelque distance, rencontra Muhammad-i-Hana-Sab qui faisait route vers Badasht. En réponse à sa question concernant l'objet de ce rassemblement, Mirza Sulayman apprit que Baha'u'llah et Tahirih avaient, quelques jours auparavant, quitté Shah-Rud pour ce hameau, qu'un grand nombre de croyants étaient déjà arrivés d'Isfahan, de Qazvin et d'autres villes de la Perse, et attendaient Baha'u'llah pour l'accompagner dans son voyage prévu vers le Khurasan. "Dites à Mulla Ahmad-iIbdal, qui est à présent à Badasht", remarqua Mirza Sulayman, "que ce matin même une lumière a brillé sur vous, lumière dont vous n'avez pas reconnu l'éclat." (16.4)

PHOTO: village de Shah-Rud

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Dès que Baha'u'llah apprit, par l'intermédiaire de Muhammad-i-Hana-Sab, que Quddus était arrivé à Shah-Rud, il décida d'aller le rejoindre. Assisté de Mulla Muhammad-i-Mu'allim-i-Nuri, il partit à cheval, le même soir, vers ce village et retourna avec Quddus à Badasht le lendemain au lever du soleil.

C'était alors le début de l'été. A son arrivée, Baha'u'llah loua trois jardins; il en mit un à la disposition exclusive de Quddus, un autre à celle de Tahirih et de son assistante, et réserva le troisième pour lui-même. Ceux qui s'étaient réunis à Badasht étaient au nombre de quatre-vingt-un; ils furent tous, depuis leur arrivée jusqu'à la conclusion de la réunion, les hôtes de Baha'u'llah. Chaque jour, celui-ci révélait une Tablette que Mirza Sulayman-i-Nuri psalmodiait en présence des croyants réunis. A chacun de ceux-ci, il conféra un nouveau nom. Il fut lui-même désormais désigné sous le nom de Baha ; à la dernière Lettre du Vivant fut attribué le nom de Quddus et à Qurratu'l-'Ayn celui de Tahirih. A l'intention de chacun de ceux qui s'étaient réunis à Badasht, le Bab devait révéler une Tablette spéciale dans laquelle il les appelait par le nom qui leur avait été récemment octroyé. Lorsque, plus tard, quelques-uns des condisciples parmi les plus stricts et les plus conservateurs décidèrent d'accuser Tahirih de rejeter inconsidérément les traditions de tout temps respectées dans le passé, le Bab, à qui ces plaintes avaient été adressées, répondit: "Que puis-je dire de celle que la Langue de puissance et de gloire a surnommée Tahirih (la pure)?"

Chaque journée de cette mémorable réunion vit l'abrogation d'une nouvelle loi et le rejet d'une tradition établie de longue date. Les voiles qui protégeaient la sainteté des rites de l'islam furent impitoyablement déchirés, et les idoles qui avaient si longtemps été l'objet de l'adoration de leurs fidèles aveugles furent brutalement brisées.

PHOTO: hameau de Badasht

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Personne ne sut, cependant, de quelle source procédaient ces innovations hardies et provocatrices; personne ne soupçonna la main qui dirigeait si fermement et si inébranlablement leurs cours. Même l'identité de celui qui avait conféré un nouveau nom à chacun de ceux qui s'étaient réunis dans ce hameau resta ignorée de ceux qui les avaient pro reçus. Chacun fit des suppositions suivant son propre degré de compréhension. Peu de gens, s'il en fut, soupçonnèrent que Baha'u'llah était l'auteur des réformes de grande portée qui venaient d'être introduites avec tant de courage.

Shaykh Abu-Turab, l'un des mieux informés quant à la nature événements de Badasht, aurait raconté l'incident suivant: "La maladie avait un jour obligé Baha'u'llah à garder le lit. Dès que Quddus apprit son indisposition, il se hâta d'aller lui rendre visite. Il s'assit, lorsqu'il fut introduit auprès de lui, à la droite de Baha'u'llah. Les autres compagnons vinrent petit à petit se grouper autour de lui. A peine s'étaient-ils réunis que Muhammad Hasan-i-Qazvini, le messager de Tahirih, à qui venait d"être donné le surnom de Fata'l-Qazvini, entra soudain et transmit à Quddus une invitation pressante de Tahirih à venir lui rendre visite dans son propre jardin. "Je me suis totalement séparé d'elle", répondit Quddus avec hardiesse et d'un ton résolu. "Je refuse de la rencontrer." (16.5) Le messager se retira aussitôt, puis revint peu après renouveler la même demande et presser Quddus de se conformer à l'appel urgent de Tahirih. "Elle insiste pour que vous lui rendiez visite, furent ses paroles. Si vous persistez dans votre refus, elle viendra elle-même vous voir." Voyant l'attitude intransigeante de Quddus, le messager dégaina son épée, la posa aux pieds de celui-ci et dit: "Je refuse de partir sans vous. Ou bien vous m'accompagnez chez Tahirih, ou bien vous me coupez la tête avec cette épée." "J'ai déjà exprimé mon intention de ne pas aller voir Tahirih", répondit Quddus en colère. "Je suis prêt à me conformer au choix que vous me proposez."

"Muhammad-Hasan, qui s'était assis aux pieds de Quddus, avait tendu son cou pour recevoir le coup fatal lorsque soudain la figure de Tahirih, parée et sans voile, apparut aux yeux des compagnons

assemblés. La consternation s'empara aussitôt de tous. (16.6) Tous furent frappés de stupeur devant cette apparition soudaine et des plus inattendues. Contempler son visage dévoilé leur paraissait chose inconcevable. Même regarder son ombre était considéré par eux comme un acte impur étant donné qu'ils voyaient en elle l'incarnation même de Fatimih (16.7) l'emblème de chasteté le plus noble à leurs yeux.

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"Tranquillement, en silence et avec une dignité extrême, Tahirih s'avança vers Quddus et alla s'asseoir à sa droite. Sa sérénité imperturbable contrastait vivement avec les traits effrayés de ceux qui regardaient son visage. La peur, la colère et l'étonnement remuaient les profondeurs de leur âme. Cette révélation soudaine semblait avoir paralysé leurs facultés. 'Abdu'l-Khaliq-i-Isfahani fut si gravement bouleversé qu'il se coupa la gorge de ses propres mains. Couvert de sang et hurlant d'émotion, il s'enfuit de la vue de Tahirih. Quelques-uns, suivant son exemple, abandonnèrent leurs compagnons et délaissèrent la foi. On vit certains d'entre eux rester muets devant Tahirih, tout ébahis. Quddus, pendant ce temps, était resté assis à sa place, tenant dans sa main l'épée nue, sa face trahissant un sentiment de colère inexprimable. C'était comme s'il attendait le moment où il pourrait porter son coup fatal à Tahirih.

"Son attitude menaçante ne parvint toutefois pas à émouvoir Tahirih. Son expression gardait la même dignité et la même confiance qu'elle révélait depuis le moment de son apparition devant les croyants assemblés. Un sentiment de joie et de triomphe éclairait à présent son visage. Elle se leva de son siège et, nullement troublée par le tumulte qu'elle avait provoqué chez ses compagnons, commença à s'adresser au reste de l'assemblée. Sans la moindre préméditation et dans un langage qui ressemblait de manière frappante à celui du Qur'an, elle lança son appel avec une inégalable éloquence et une profonde ferveur. Elle conclut par le verset suivant du Qur'an: "En vérité, au milieu de jardins et de rivières, les âmes pieuses demeureront sur le siège de vérité, en présence du puissant Roi." En prononçant ces paroles, elle jeta un regard furtif à la fois sur Quddus et sur Baha'u'llah, de sorte que ceux qui la regardaient ne purent savoir auquel d'entre eux elle faisait allusion. Aussitôt après, elle déclara: "Je suis la parole que le Qa'im doit prononcer, la parole qui fera fuir les chefs et les nobles de la terre!" (16.8)

"Elle se tourna ensuite vers Quddus et le blâma d'avoir manqué d'accomplir dans le Khurasan ce qui lui semblait à elle essentiel à la sauvegarde de la foi. "Je suis libre de suivre l'aiguillon de ma propre conscience, rétorqua Quddus. Je ne suis pas soumis à la volonté et au bon plaisir de mes condisciples." Se détournant alors de lui, Tahirih invita ceux qui étaient présents à célébrer d'une manière digne cette grande rencontre. "Ce jour est le jour de festivité et de réjouissance universelles, ajouta-t-elle, le jour où les entraves du passé sont brisées. Que ceux qui ont participé à cette grande réalisation se lèvent et s'embrassent."

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Cette journée mémorable, ainsi que celles qui la suivirent immédiatement, virent naître les réformes les plus révolutionnaires dans la vie et les habitudes des disciples du Bab réunis. La manière cultuelle de ceux-ci subit une transformation soudaine et fondamentale. Les prières et les rites auxquels ces adorateurs dévots avaient été formés furent irrévocablement abandonnés. Une grande Confusion régna cependant parmi ceux qui s'étaient levés avec tant de zèle pour défendre ces réformes. Quelques-uns condamnèrent un changement si radical car ils y voyaient l'essence de l'hérésie, et refusèrent d'annuler ce qu'ils considéraient comme les préceptes inviolables de l'islam. Certains considérèrent Tahirih comme l'unique juge en de telles affaires et la seule personne qualifiée pour exiger une obéissance inconditionnelle de la part des fidèles. D'autres, qui dénoncèrent son comportement, s'en tinrent à Quddus en qui ils voyaient l'unique représentant du Bab, la seule personne habilitée à se prononcer sur des sujets aussi importants. D'autres encore, qui reconnurent aussi bien l'autorité de Tahirih que celle de Quddus, ne virent dans tout cet épisode qu'une épreuve envoyée par Dieu et destinée à séparer le vrai du faux et à distinguer le fidèle du perfide.

Tahirih elle-même se hasarda en quelques occasions à rejeter l'autorité de Quddus. "Je le considère, aurait-elle déclaré, comme un élève que le Bab m'a envoyé pour que je l'édifie et l'instruise. Je ne le vois pas sous un autre angle." Quddus ne manqua pas, de son côté, de dénoncer Tahirih comme "l'auteur d'hérésie" et stigmatisa l'attitude de ceux qui soutenaient ses vues en les traitant de "victimes de l'erreur". Cet état de tension persista pendant quelques jours jusqu'au moment où Baha'u'llah intervint et que de sa manière magistrale, il réalisa entre eux une réconciliation complète. Il guérit les plaies que cette vive controverse avait causées et dirigea les efforts des deux adversaires sur le chemin du service constructif. (16.9)

Le but de cette mémorable réunion avait été atteint. (16.10) L'appel du nouvel ordre avait été lancé. Les conventions surannées qui avaient entravé la conscience des hommes furent hardiment défiées et balayées avec intrépidité. La voie était libre pour la proclamation des lois et des préceptes qui étaient destinés à introduire la nouvelle dispensation. Le reste des compagnons qui s'étaient réunis à Badasht décida par conséquent de partir pour le Mazindaran. Quddus et Tahirih prirent place dans le même howdah, (16.11) que Baha'u'llah avait préparé en vue de leur voyage. Chemin faisant, Tahirih composa chaque jour une ode et pria ceux qui l'accompagnaient de la psalmodier en suivant son howdah.

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Les montagnes et les vallées résonnaient des cris par lesquels ce groupe enthousiaste annonçait, tout en allant vers le Mazindaran, l'extinction du jour ancien et la naissance du jour nouveau.

Le séjour de Baha'u'llah à Badasht dura vingt-deux jours. Au cours de leur voyage vers le Mazindaran, quelques disciples du Bab tentèrent d'abuser de la liberté que la répudiation des lois et des préceptes d'une foi surannée leur avait conférée. Ils voyaient dans le geste sans précédent de Tahirih, qui avait consisté à ôter le voile, un signal pour transgresser les limites de la modération et satisfaire leurs désirs égoïstes. Les excès dans lesquels tombèrent quelques-uns provoquèrent la colère du Tout-Puissant et entraînèrent leur dispersion immédiate. Dans le village de Niyala, ils furent cruellement éprouvés et subirent de graves dommages des mains de leurs ennemis. Cet éparpillement étouffa les méfaits que quelques irresponsables parmi les adeptes de la foi avaient cherché à provoquer, et préserva l'honneur et la dignité de celle-ci.

J'ai entendu Baha'u'llah lui-même décrire cet incident: "Nous étions tous réunis dans le village de Niyala et nous reposions au pied d'une montagne, lorsqu'à l'aube nous fûmes soudain réveillés par les pierres que les gens du voisinage lançaient sur nous du sommet de la montagne.

PHOTO: le howdah persan

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La férocité de leur attaque incita nos compagnons à s'enfuir, terrifiés et consternés. J'habillai Quddus de mes propres vêtements et l'envoyai vers un endroit sûr où j'entendais le rejoindre. Lorsque j'y parvins, je découvris qu'il était parti. Personne parmi nos compagnons n'était resté à Niyala, hormis Tahirih et un jeune homme de Shiraz, Mirza 'Abdu'llah. La violence de l'attaque menée contre nous avait semé la désolation dans notre camp. Je ne trouvai personne à qui je puisse Confier Tahirih, personne à part ce jeune homme qui fit preuve a cette occasion d'un courage et d'une détermination vraiment surprenants. L'épée à la main, indompté malgré le sauvage assaut des habitants de ce village qui s'étaient rués pour piller nos biens, il bondissait en avant pour arrêter la main de l'assaillant. Bien qu'il fût lui-même blessé à plusieurs endroits du corps, il risqua sa vie pour protéger nos biens. Je le priai de renoncer à son acte. Lorsque le tumulte se fut apaisé, je m'approchai de quelques-uns des habitants du village et je pus les persuader de la cruauté et de l'ignominie de leur comportement. Je parvins ensuite à recouvrer une partie de nos biens pillés."

Baha'u'llah se rendit à Nur en compagnie de Tahirih et de l'assistant de celle-ci. Il désigna Shaykh Abu-Turab pour veiller sur elle et assurer sa protection et sa sécurité. Pendant ce temps, les fauteurs de troubles s'efforçaient d'exciter la colère de Muhammad Shah contre Baha'u'llah et, en présentant celui-ci comme le premier auteur des troubles de Shah-Rud et du Mazindaran, parvinrent enfin à persuader le souverain de le faire arrêter. "J'ai jusqu'à présent", aurait remarqué le Shah avec colère, "refusé de prêter attention à ce qu'on racontait contre lui. Mon indulgence était motivée par ma reconnaissance pour les services que son père a rendus à mon pays. Cette fois-ci, cependant, je suis décidé à le mettre à mort."

Il donna en conséquence l'ordre à l'un de ses officiers qui se trouvait à Tihran d'envoyer à son fils, qui résidait au Mazindarin, les instructions nécessaires pour arrêter Baha'u'llah et l'emmener à la capitale. Le fils de cet officier reçut la communication le jour précédant la réception qu'il avait préparée à l'intention de Baha'u'llah, auquel il était profondément attaché. Il fut fort affligé et ne divulgua la nouvelle à personne. Baha'u'llah, cependant, s'aperçut de sa tristesse et lui conseilla de mettre sa confiance en Dieu. Le jour suivant, alors que son ami l'accompagnait chez lui, ils rencontrèrent un cavalier qui venait de Tihran. "Muhammad Shah est mort!" s'exclama l'hôte dans le dialecte de Mazindaran en se hâtant d'aller rejoindre Baha'u'llah, après une brève conversation avec le messager.

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Il tira de sa poche l'ordre impérial et le montra à Baha'u'llah. Le document avait perdu son efficacité. Cette nuit-là, Baha'u'llah la passa en compagnie de son hôte dans une atmosphère de joie et de calme que rien ne vint troubler.

Quddus était, pendant ce temps, tombé aux mains de ses adversaires et avait été emprisonné à Sari chez Mirza Muhammad-Taqi, le principal mujtahid de cette ville. Le reste de ses compagnons, après leur dispersion à Niyala, s'étaient éparpillés en tous sens, chacun apportant à ses condisciples la nouvelle des importants événements de Badasht.

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NOTE DU CHAPITRE 16:

(16.1) "Ô seigneur de l'Age!" l'un des titres du Qa'im promis.

(16.2) Allusion à son propre martyre.

(16.3) Voir glossaire.

(16.4) Allusion à Quddus.

(16.5) D'après le "Kashfu'l-Ghita", une décision avait été prise auparavant par Quddus et Tahirih, décision selon laquelle cette dernière devait proclamer publiquement le caractère indépendant de la Révélation du Bab et insister sur l'abrogation des lois et ordonnances de la Dispensation précédente. Quddus, d'autre part, devait s'opposer à ses affirmations et rejeter avec force ses vues. Cet arrangement avait été mis sur pied dans le but d'atténuer les effets d'une proclamation aussi défiante et d'aussi grande portée, afin d'écarter les dangers et les périls qu'une innovation aussi foudroyante devait à coup sûr entraîner (p. 211). Baha'u'llah semble avoir pris une attitude neutre dans cette controverse quoiqu'en réalité, il en fût le promoteur, et qu'il contrôlât et dirigeât les différentes phases de cet épisode mémorable.

(16.6) "Mais l'effet produit avait été foudroyant. Les uns se cachèrent la face avec leurs mains, d'autres se prosternèrent, d'autres s'enveloppèrent la tête de leur vêtement pour ne point voir le visage de Son Altesse la Pure. Si regarder le visage d'une femme inconnue et qui passe est un grave péché, quel crime n'était-ce pas que de porter les yeux sur la sainte qu'elle était ... La séance fut levée au milieu d'un tumulte indescriptible. Les injures pleuvaient à l'adresse de la femme assez indécente pour se montrer ainsi à visage découvert, les uns affirmèrent qu'elle était devenue subitement folle, les autres que c'était une dévergondée, quelques-uns bien rares prirent sa défense." (A.L.M. Nicolas, "Siyyid 'Ali-Muhammad dit le Bab," pp. 283-4)

(16.7) Fille de Muhammad, et femme de l'Imam'Ali.

(16.8) Se référer à la page 15.

(16.9) "Ce fut cet acte hardi de Qurratu'l-'Ayn qui secoua les fondements d'une croyance littérale aux doctrines islamiques parmi les Persans. L'on pourrait ajouter que le premier fruit de l'enseignement de Qurratu'l-'Ayn ne fut autre que l'héroïque Quddus, et que l'éloquent professeur devait probablement elle-même sa perspicacité à Baha'u'llah. En fait, l'hypothèse selon laquelle son plus grand ami aurait censuré son acte n'est qu'une amusante ironie." ("The Reconciliation of Races and Religions", pp. 103-4).

(16.10) 'On a suggéré que le véritable motif de la convocation de cette assemblée était l'anxiété qu'on avait pour le sort du Bab et un désir d'amener celui-ci vers un lieu sûr . Mais l'opinion la plus admise - celle selon laquelle le problème posé devant le concile était la relation des Babis avec les lois islamiques - est également la plus probable (Ibid, p. 80). "L'objectif de la conférence était de corriger un malentendu fort répandu. Il y avait beaucoup de gens qui pensaient que le nouveau chef venait accomplir, dans le sens le plus littéral, la Loi islamique. Ils se rendaient compte, en fait, que l'objectif de Muhammad était d'apporter un royaume universel de droiture et de paix, usais ils pensaient que ceci devait se faire en avançant à travers des courants de sang, et grâce aux jugements divins. Le Bab, d'autre part, quoique n'étant pas toujours d'accord, commençait à pencher, avec quelques-uns de ses disciples, pour une persuasion morale; son arme unique était "l'épée de l'Esprit, qui est le Verbe de Dieu." A l'apparition du Qa'im, toutes choses seraient renouvelées. Mais le Qa'im était sur le point d'apparaître, et tout ce qui restait à faire était de préparer sa venue. Il ne devait plus y avoir de distinction entre races supérieures et inférieures, ou entre homme et femme. Désormais, le long voile enveloppant ne devait plus être le signe distinctif de l'infériorité de la femme.

La femme douée de talent dont nous parlons avait sa solution propre et caractéristique du problème... On dit, sous forme de tradition, que Qurratu'l-'Ain elle-même assista voilée à la conférence. S'il en est ainsi, elle ne doit pas avoir perdu de temps pour s'en débarrasser et s'exclamer (on nous le dit) avec ardeur: "Je suis le sou de la trompette, je suis l'appel du clairon", "Gabriel, je réveillerais des âmes endormies." On dit également que ce bref exposé de la femme intrépide fut suivi de la récitation par Baha'u'llah de la Surih de la Résurrection (75). De telles lectures ont souvent un effet écrasant. Le sens profond de tout ceci était que l'humanité était en passe d'entrer dans un nouveau cycle cosmique, pour lequel un nouvel ensemble de lois et de coutumes serait indispensable. "(Dr. T.K. Cheyne, The Reconciliation of Races and Religions", pp. 101-3).

(16.11) Voir glossaire.


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