L'ordre mondial de Baha'u'llah

Shoghi Effendi

Chapitre précédent Chapitre précédent Retour au sommaire Chapitre suivant Chapitre suivant


Chapitre 3. Le but d'un nouvel ordre mondial

Compagnons adeptes de la foi de Baha'u'llah

La marche inexorable des récents événements a mené l'humanité si près du but annoncé par Baha'u'llah qu'aucun disciple responsable de sa foi, voyant partout les signes affligeants des douleurs de l'enfantement qui ont saisi le monde, ne peut rester insensible à la pensée de sa délivrance prochaine.

Il ne serait pas inapproprié, à l'heure où nous célébrons dans le monde entier la fin de la première décennie depuis que 'Abdu'l-Baha nous fut soudainement enlevé, de réfléchir, à la lumière des enseignements qu'il a légués au monde, aux événements qui ont contribué à accélérer l'émergence progressive de l'ordre mondial prévu par Baha'u'llah.

Il y a dix ans aujourd'hui que se répandait comme un éclair dans le monde la nouvelle du décès de celui qui, seul, par l'influence de son amour, de sa force et de sa sagesse qui ennoblissent, aurait pu lui apporter, dans les multiples afflictions qu'il allait subir, son soutien et sa consolation.

Comme nous nous rappelons bien, nous la petite troupe de ses adeptes déclarés, qui affirmons avoir reconnu la lumière qui brillait en lui, ses allusions réitérées, au soir de sa vie terrestre, à l'affliction et aux troubles dont souffrirait de plus en plus une humanité obstinée. Qu'il est poignant, pour certains d'entre nous, le souvenir des remarques lourdes de sens qu'il fit en présence des pèlerins et des visiteurs qui se pressaient à sa porte au lendemain des réjouissances qui saluèrent la fin de la guerre mondiale - une guerre qui, par les horreurs qu'elle provoqua, les pertes qu'elle entraîna et les complications qu'elle engendra, devait exercer sur les destinées de l'humanité une influence d'une si grande portée. Comme il insista sereinement, mais pourtant vigoureusement, sur la duperie cruelle qu'un pacte - salué par les peuples et les nations comme l'incarnation de la justice triomphante et l'instrument infaillible d'une paix durable - gardait en réserve pour une humanité impénitente. La paix ! la paix ! - combien de fois l'entendîmes-nous faire cette remarque - les lèvres des peuples et des potentats la proclament sans cesse, tandis que le feu de haines inassouvies couve toujours dans leur coeur. Combien de fois l'entendîmes-nous élever la voix pour déclarer avec assurance - alors que le tumulte d'un enthousiasme triomphant était encore à son apogée, et longtemps avant même que l'inquiétude la plus vague eût été ressentie ou exprimée - que le document prôné comme la charte de libération de l'humanité contenait en lui-même les germes d'une supercherie amère qui allait davantage asservir le monde. Comme elles sont abondantes à présent les preuves qui attestent de la perspicacité de son jugement infaillible !

Dix ans de troubles incessants, si chargés d'angoisse, si lourds de conséquences incalculables pour l'avenir de la civilisation, ont amené le monde au bord d'un désastre trop terrible pour qu'on veuille y réfléchir. Il est, en effet, malheureux le contraste entre les manifestations d'enthousiasme confiant auxquelles se livraient si volontiers les plénipotentiaires à Versailles, et le cri de détresse avouée que vainqueurs et vaincus élèvent ensemble aujourd'hui, à l'heure de la désillusion amère.


3.1. Un monde las de la guerre

Ni les forces rassemblées par les artisans et les garants des traités de paix, ni les nobles idéaux qui animaient initialement l'auteur du pacte de la Société des Nations ne furent un rempart suffisant contre les forces de désorganisation interne qui par conséquent assaillirent une structure si laborieusement échafaudée. Ni les dispositions d'un prétendu règlement que les puissances victorieuses tentèrent d'imposer, ni le mécanisme de l'institution que conçut l'illustre et clairvoyant président d'Amérique ne s'avérèrent, en théorie comme en pratique, des instruments capables d'assurer l'intégrité de l'ordre qu'ils s'étaient efforcés d'établir. Les maux dont souffre maintenant le monde, écrivait 'Abdu'l-Baha en janvier 1920, se multiplieront; l'obscurité qui l'enveloppe s'épaissira. Les Balkans resteront mécontents. Leur effervescence augmentera. Les puissances vaincues continueront à entretenir l'agitation. Elles auront recours à toutes les mesures qui pourraient ranimer la flamme de la guerre. Des mouvements, récents et de portée mondiale, feront tout leur possible pour faire avancer leurs desseins. Le mouvement de la gauche prendra une grande importance. Son influence s'étendra.

Depuis que ces mots furent écrits, le désarroi économique, associé à la confusion politique, aux bouleversements financiers, à l'agitation religieuse et à l'animosité raciale ont, semble-t-il, conspiré pour accroître démesurément le fardeau sous lequel gémit un monde appauvri et las de la guerre. L'effet cumulatif de ces crises, qui se sont succédées avec une rapidité si effarante, a été tel que les fondements mêmes de la société se sont mis à trembler. Le monde, quel que soit le continent vers lequel nous tournions notre regard, si éloignées que puissent être les régions sur lesquelles notre vue s'étend, est partout assailli par des forces qu'il ne peut ni expliquer ni contrôler.

L'Europe, tenue jusqu'ici pour le berceau d'une civilisation hautement vantée, pour le porte-flambeau de la liberté et pour la principale source des forces du commerce mondial et de l'industrie, se trouve désorientée et paralysée à la vue d'un si formidable bouleversement. Des idéaux depuis longtemps en faveur dans la sphère tant politique qu'économique de l'activité humaine sont mis à rude épreuve sous la pression de forces réactionnaires d'une part, et d'un radicalisme insidieux et tenace de l'autre. Du coeur de l'Asie, de lointains grondements, sinistres et insistants, laissent présager l'attaque rangée d'une doctrine qui, par sa négation de Dieu, de ses lois et de ses principes, menace de désorganiser les assises de la société humaine. La clameur d'un nationalisme naissant, doublée d'une recrudescence du scepticisme et de l'incroyance, s'abat comme un surcroît de calamités sur un continent considéré jusque-là comme le symbole de la stabilité séculaire et de la résignation paisible. Du fond de l'Afrique noire, les premiers remous d'une révolte consciente et résolue contre les buts et les méthodes de l'impérialisme politique et économique se font de plus en plus distincts, apportant leur contribution aux vicissitudes croissantes d'un âge troublé. Même l'Amérique - qui tout récemment encore se targuait de sa politique traditionnelle de réserve, du caractère autarcique de son économie, de l'invulnérabilité de ses institutions et des signes de sa prospérité et de son prestige grandissants - n'a pu résister à la poussée des forces qui l'ont entraînée dans l'oeil d'un cyclone économique qui menace à présent d'affaiblir les bases de sa propre vie économique et industrielle. Même la lointaine Australie qui, par son éloignement des foyers d'agitation européens, aurait pu se croire à l'abri des épreuves et des tourments d'un continent malade, a été happée par ce tourbillon de passions et de luttes, impuissante qu'elle fut à se dégager du piège de leur influence pernicieuse.


3.2. Les signes d'un chaos imminent

Jamais, en vérité, ne se produisirent - dans les domaines aussi bien social qu'économique ou politique de l'activité humaine - des bouleversements d'une ampleur et d'une profondeur telles que ceux qui se développent actuellement en différentes parties du monde. Jamais les sources de danger ne furent aussi nombreuses et variées que celles qui menacent à présent la structure de la société. Les paroles suivantes de Baha'u'llah prennent tout leur sens lorsque nous nous arrêtons un instant pour méditer sur l'état actuel d'un monde étrangement désordonné : Pendant combien de temps l'humanité persistera-t-elle dans son obstination ? Pendant combien de temps l'injustice se perpétuera-t-elle ? Pendant combien de temps encore la confusion et le chaos régneront-ils parmi les hommes ? Pendant combien de temps encore la discorde agitera-t-elle la face de la société ? Les vents du désespoir, hélas, soufflent de tous côtés, et les différends qui divisent et affligent la race humaine s'aggravent de jour en jour. Les signes des bouleversements et du chaos imminents peuvent à présent être discernés, d'autant que l'ordre qui règne actuellement s'avère lamentablement défectueux.

L'inquiétante influence de plus de trente millions d'âmes vivant dans les conditions dévolues aux minorités sur tout le continent européen; l'armée énorme et grandissante des sans-emplois, avec son poids écrasant et son influence démoralisante sur les gouvernements et sur les peuples; la course aux armements, effrénée et perverse, qui engloutit une part toujours plus grande des richesses de nations déjà appauvries; la démoralisation extrême dont souffrent, de plus en plus, les marchés financiers internationaux; l'assaut de la laïcité qui envahit ce qui était regardé autrefois comme les bastions inexpugnables de l'orthodoxie chrétienne et musulmane; tout ceci ressort comme autant de symptômes les plus graves qui ne présagent rien de bon quant à la stabilité future des structures de la civilisation moderne. Il n'est guère étonnant qu'un des plus éminents penseurs d'Europe, honoré pour sa sagesse et sa modération, ait été contraint d'énoncer une affirmation aussi hardie : Le monde traverse la crise la plus grave de l'histoire de la civilisation. Nous sommes, écrit un autre, soit devant une catastrophe mondiale, soit, peut-être, à l'aube d'une ère plus grande, de sagesse et de vérité. C'est en de telles époques, ajoute-t-il, que des religions ont péri et sont nées.

Ne pouvons-nous déjà discerner, en scrutant l'horizon politique, l'alignement de ces forces qui divisent de nouveau le continent européen en camps de combattants virtuels, déterminés à une confrontation qui, à la différence de la dernière guerre, peut marquer la fin d'une époque, d'une très longue et importante époque dans l'histoire de l'évolution humaine ? Nous, les gardiens privilégiés d'une foi inestimable, sommes-nous appelés à être les témoins d'un changement cataclysmique, aussi fondamental politiquement et, spirituellement, aussi bénéfique que celui qui précipita la chute de l'Empire romain en Occident ? Ne se pourrait-il - et tout adepte vigilant de la foi de Baha'u'llah devrait prendre le temps d'y réfléchir - que de cette éruption mondiale pussent jaillir des forces d'une telle énergie spirituelle qu'elles rappelleront, et même éclipseront, la splendeur des signes et des merveilles qui accompagnèrent l'établissement de la foi de Jésus-Christ ? Ne se pourrait-il que, de l'agonie d'un monde ébranlé, émergeât un renouveau religieux d'une telle portée et d'une telle vigueur qu'il surpasserait même la puissance de ces forces guidant le monde par lesquelles les religions du passé ont, à intervalles déterminés et selon une sagesse impénétrable, redressé le destin des âges et des peuples sur le déclin ? Ne se pourrait-il que la faillite actuelle de cette civilisation matérialiste tant vantée exterminât d'elle-même l'ivraie qui étouffe à présent le déploiement et la floraison future de la foi militante de Dieu ?

Laissons Baha'u'llah lui-même répandre sur notre route la lumière de ses paroles, tandis que nous naviguons parmi les embûches et les malheurs de cet âge troublé ! Il y a plus de cinquante ans, dans un monde qui était encore loin des maux et des épreuves qui le tourmentent aujourd'hui, ces paroles prophétiques coulèrent de sa plume : Le monde est en travail, et son agitation croît de jour en jour. Sa face est tournée vers l'incroyance et l'obstination. Sa condition sera telle qu'il ne serait ni convenable ni décent de la dévoiler à présent. Il s'obstinera longtemps encore dans sa perversité. Et, quand l'heure fixée sera venue, apparaîtra soudain ce qui fera trembler l'humanité de tous ses membres. Alors, et alors seulement, l'étendard divin sera déployé, et le Rossignol du paradis chantera sa mélodie.


3.3. L'impuissance des hommes d'État

Amis chèrement aimés ! Vue sous l'angle de la conduite individuelle de l'homme ou sous celui des relations entre les nations et les communautés organisées, l'humanité, hélas, s'est égarée trop loin et a subi un trop grand déclin pour être rachetée par les seuls efforts des meilleurs d'entre ses hommes d'État et ses dirigeants officiels, quelque désintéressés que soient leurs mobiles, quelque concertée que soit leur action, quelque prodigues qu'ils soient de leur zèle et de leur dévouement envers sa cause. Aucun projet que les calculs de la politique la plus altruiste puissent encore imaginer; aucune doctrine que le plus distingué des théoriciens économiques puisse espérer avancer; aucun principe que le plus ardent des moralistes s'efforcerait d'inculquer ne pourra, en dernier ressort, fournir les bases appropriées sur lesquelles puisse être édifié l'avenir d'un monde éperdu. Aucun appel à la tolérance mutuelle que pourraient lancer des personnes sages et expérimentées - si impérieux et insistant soit-il - ne pourra calmer ses passions ni contribuer à rétablir sa vigueur. Aucun plan général de simple coopération internationale organisée, dans quelque sphère que ce soit de l'activité humaine, si ingénieux qu'il soit dans sa conception, si vaste dans sa portée, ne pourra réussir à extirper la racine du mal qui a si rudement bouleversé l'équilibre de la société contemporaine. Même pas, j'ose l'affirmer, la planification effective des instances nécessaires en vue de l'unification politique et économique du monde - un principe prôné de plus en plus ces derniers temps - ne pourra à elle seule procurer l'antidote au poison qui mine sans répit la vitalité des nations et des peuples organisés. Rien d'autre - ne pouvons-nous l'affirmer avec confiance ? - si ce n'est l'adhésion sans réserve au divin programme qu'a énoncé Baha'u'llah avec tant de simplicité et de force il y a soixante ans déjà - programme qui incorpore, dans ses traits essentiels, le plan arrêté par Dieu en vue de l'unification de l'humanité en cet âge -, liée à une confiance inébranlable en l'efficacité infaillible de toutes ses dispositions sans exception, ne sera capable, en fin de compte, de résister aux forces de désintégration interne qui, si on les laisse agir, continueront inexorablement à ronger les organes vitaux d'une société désespérée. C'est ce but, celui d'un nouvel ordre mondial - divin dans son origine, universel dans sa portée, équitable dans son principe et provocateur dans son caractère - qu'une humanité harcelée doit s'efforcer d'atteindre.

Prétendre avoir saisi toutes les implications du plan prodigieux de Baha'u'llah pour organiser la solidarité humaine à l'échelle mondiale, ou en avoir mesuré toute la portée, serait présomptueux, même de la part des adeptes déclarés de sa foi. Tenter d'en imaginer toutes les possibilités, d'en évaluer les bienfaits futurs et d'en dépeindre la gloire serait prématuré, même à un stade aussi avancé de l'évolution de l'humanité.


3.4. Les principes directeurs de l'ordre mondial

Tout ce que nous pouvons raisonnablement oser entreprendre, c'est d'essayer d'entrevoir la première lueur de l'aube promise qui, lorsque les temps seront venus, doit chasser les ténèbres qui enveloppent l'humanité. Tout ce que nous pouvons faire, c'est indiquer, dans leurs très grandes lignes, ce qui nous apparaît comme les principes directeurs qui sous-tendent l'ordre mondial de Baha'u'llah, tels qu'ils furent annoncés et développés par 'Abdu'l-Baha, le centre de son alliance avec toute l'humanité, l'interprète attitré et le commentateur de sa parole.

Que l'inquiétude et les souffrances qui affligent la masse de l'humanité soient, pour une grande part, les conséquences directes de la guerre mondiale, et qu'elles soient imputables au manque de sagesse et à la vue courte des artisans des traités de paix, seul un esprit partial peut se refuser à l'admettre. Que les obligations financières contractées au cours de la guerre ainsi que le fait d'imposer aux vaincus le fardeau écrasant des réparations aient été, pour une très grande part, responsables de la mauvaise répartition des réserves mondiales en or monétaire et de la pénurie qui s'ensuivit, laquelle, à son tour, accentua dans une très large mesure la phénoménale chute des prix, ce qui augmenta impitoyablement les charges des pays appauvris; tout cela, aucun esprit équitable ne le mettrait en doute. Que les dettes intergouvernementales aient imposé une lourde contrainte aux masses populaires d'Europe, qu'elles aient bouleversé l'équilibre des budgets nationaux, qu'elles aient paralysé les industries nationales et contribué à accroître le nombre des chômeurs, cela n'est pas moins évident pour un observateur sans préjugés. Que l'esprit de revanche, de suspicion, de crainte et de rivalité qu'a engendré la guerre, et que les clauses des traités de paix ont perpétué et nourri, ait conduit à une augmentation considérable de la compétition dans la course nationale aux armements - qui a entraîné, l'année dernière, des dépenses totales d'au moins mille millions de livres, dépenses qui, à leur tour, ont accentué les effets de la dépression mondiale - tout ceci encore constitue une vérité que même le plus superficiel des observateurs admettra aisément. Qu'un nationalisme brutal et borné, que les théories d'après-guerre sur l'autodétermination ont servi à renforcer, ait été le principal responsable de la politique des tarifs douaniers élevés et prohibitifs, si nuisibles au flux du commerce international et aux mécanismes de la finance internationale, est un fait que peu de gens s'aviseraient de contester.

Il serait vain, toutefois, de prétendre que la guerre - avec toutes les pertes qu'elle a occasionnées, les passions qu'elle a soulevées et les amertumes qu'elle a laissées derrière elle - ait été responsable à elle seule de la confusion sans précédent où sont actuellement plongées presque toutes les parties du monde civilisé. N'est-il pas manifeste - et c'est l'idée centrale sur laquelle je désire mettre l'accent - que la cause fondamentale du malaise universel est attribuable, non point tellement aux conséquences de ce qui en viendra, tôt ou tard, à être considéré comme une désorganisation temporaire des affaires d'un monde en perpétuel changement, mais surtout à l'échec de ceux qui, s'étant vu confier les destinées immédiates des peuples et des nations, s'avérèrent incapables d'adapter l'ensemble de leurs institutions économiques et politiques aux besoins impérieux d'une époque en rapide évolution ? Ces crises intermittentes qui convulsionnent la société actuelle ne sont-elles pas dues, en premier lieu, à l'incapacité lamentable des dirigeants officiels du monde d'interpréter correctement les signes du temps, de s'affranchir, une fois pour toutes, de leurs idées préconçues et des croyances qui les paralysent, et de remanier l'organisation de leurs gouvernements respectifs selon des normes implicitement contenues dans la déclaration suprême de l'unité de l'humanité de Baha'u'llah - le trait distinctif et principal de la foi qu'il a proclamée ? Car le principe de l'unité du genre humain, pierre angulaire de l'empire universel de Baha'u'llah, n'implique ni plus ni moins que la mise en application de son plan d'unification du monde - un plan dont nous avons déjà fait mention. Dans chaque dispensation, écrit 'Abdu'l-Baha, la lumière de la direction divine a été concentrée sur un thème central... En cette révélation merveilleuse, en ce siècle glorieux, le fondement de la foi de Dieu et le caractère distinctif de sa loi, c'est la conscience de l'unité de l'humanité.

Qu'ils sont pathétiques, en vérité, les efforts de ces dirigeants d'institutions humaines qui, avec la plus profonde méconnaissance de l'esprit de leur époque, s'efforcent d'adapter des méthodes nationales appropriées aux temps passés - lorsque les nations se suffisaient à elles-mêmes - à un âge qui doit ou bien réaliser l'unité du monde telle que l'a esquissée Baha'u'llah, ou bien périr. À une heure aussi critique de l'histoire de la civilisation, il appartient aux dirigeants de toutes les nations du monde, grandes et petites, de l'Est ou de l'Ouest, aussi bien victorieuses que vaincues, de prêter attention à l'appel clair et puissant de Baha'u'llah et, imprégnés d'un sentiment de solidarité mondiale - condition sine qua non de la loyauté envers sa cause - de se lever hardiment pour appliquer intégralement le seul traitement curatif que lui, le divin médecin, a prescrit à une humanité souffrante. Qu'ils bannissent définitivement toute idée préconçue, tout préjugé nationaliste, et tiennent compte du conseil sublime de 'Abdu'l-Baha, l'interprète autorisé de ses enseignements. Vous servirez le mieux votre pays, répondit 'Abdu'l-Baha à un haut fonctionnaire au service du gouvernement fédéral des États-Unis d'Amérique qui l'avait questionné sur la meilleure manière de promouvoir les intérêts de son gouvernement et du peuple, si vous vous efforcez, en votre qualité de citoyen du monde, de collaborer à l'application définitive du principe fédéraliste - base du gouvernement de votre propre pays - aux relations qui existent à l'heure actuelle entre les peuples et les nations du monde.

Dans Le Secret de la civilisation divine (Les Forces mystérieuses de civilisation), éminente contribution de 'Abdu'l-Baha à la future réorganisation du monde, nous lisons ce qui suit :

La vraie civilisation déploiera son drapeau au centre même du monde aussitôt qu'un certain nombre de ses souverains éminents et altruistes - exemples insignes de dévouement et de détermination - se lèveront, animés d'une ferme résolution et d'une vision claire, pour le bien et le bonheur de toute l'humanité, afin de servir la cause de la paix universelle. Ils auront à faire de la cause de la paix l'objet d'une consultation générale et à chercher, par tous les moyens en leur pouvoir, à établir une union des nations du monde. Ils devront conclure un traité à caractère obligatoire et instituer une alliance dont les clauses seront solides, inviolables et bien définies. Ils devront la proclamer au monde entier et lui obtenir la sanction de toute la race humaine. Cette suprême et noble entreprise - la véritable source de la paix et du bien-être du monde entier - devra être tenue pour sacrée par tous les habitants de la terre. Toutes les forces de l'humanité devront se mobiliser pour assurer la stabilité et la permanence de cette très grande alliance. Dans ce pacte universel, les limites et les frontières de tous les pays devront être clairement fixées, les principes régissant les relations réciproques entre gouvernements exactement stipulés, et toutes les obligations et tous les accords internationaux dûment précisés. De même, l'importance des armements de chaque gouvernement devra être strictement limitée car, si l'on permettait à une nation d'augmenter ses préparatifs de guerre et ses forces militaires, la suspicion des autres États s'éveillerait aussitôt. Le principe fondamental à la base de ce pacte solennel devrait être établi de telle sorte que si, par la suite, un gouvernement violait l'une de ces dispositions, tous les gouvernements de la terre devraient se lever pour le réduire à la plus complète soumission ou, mieux encore, l'ensemble de la race humaine devrait se résoudre à détruire ce gouvernement par tous les moyens en son pouvoir. Que ce remède, le plus grand de tous, soit appliqué au corps malade du monde, et il guérira assurément de ses maux et restera éternellement à l'abri de tout danger.

Quelques-uns, ajoute plus loin 'Abdu'l-Baha, ignorant la puissance latente de l'effort humain, considèrent cette question comme hautement irréaliste, et même hors de portée des efforts les plus acharnés de l'homme. Tel n'est pourtant pas le cas. Au contraire, grâce à l'infaillible clémence de Dieu, à la bonté de ses élus, aux efforts incomparables d'âmes capables et sages, aux pensées et aux idées des dirigeants hors pair de cette époque, absolument rien ne peut être regardé comme inaccessible. L'effort, un effort incessant, est nécessaire. Seule une détermination indomptable pourra le produire. Bien des objectifs qui, autrefois, étaient tenus pour chimériques, sont devenus, de nos jours, faciles et réalisables. Pourquoi faudrait-il que cette sublime et noble cause - l'étoile matinale au firmament de la vraie civilisation et la source de la gloire, du progrès, du bien-être et du succès pour toute l'humanité - soit regardée comme impossible à réaliser ? Assurément, le jour viendra où sa très belle lumière illuminera l'assemblée des hommes.


3.5. Les sept lumières de l'unité

Dans une de ses tablettes, 'Abdu'l-Baha, clarifiant plus amplement son noble sujet, révèle ce qui suit :

Dans les cycles passés, bien que l'harmonie fût établie, l'unité de toute l'humanité n'avait cependant pu être accomplie en raison de l'absence de moyens. Les continents demeuraient largement divisés et, même entre les peuples d'un seul et même continent, l'association et l'échange de pensées étaient pour ainsi dire impossibles. Par conséquent, la communication, la compréhension et l'unité parmi tous les peuples et toutes les familles de la terre étaient inaccessibles. En ce jour, par contre, les moyens de communication se sont multipliés et les cinq continents de la terre se sont virtuellement fondus en un seul... De même, tous les membres de la famille humaine, peuples ou gouvernements, villes ou villages, sont devenus de plus en plus interdépendants; l'autarcie n'est plus possible pour personne, dans la mesure où des liens politiques unissent tous les peuples et toutes les nations, et où ceux tissés par le commerce et l'industrie, l'agriculture et l'éducation se renforcent chaque jour. C'est pourquoi, en ce jour, l'unité de toute l'humanité peut être réalisée. En vérité, ceci n'est rien d'autre qu'une des merveilles de cet âge prodigieux, de ce siècle glorieux. De cela, les temps anciens ont été privés, car ce siècle - le siècle de la lumière - a été doté d'une gloire, d'une puissance et d'un éclat uniques et sans précédent. De là, cette éclosion miraculeuse d'une nouvelle merveille chaque jour. Et à la fin, l'on verra de quel éclat brilleront ses flambeaux sur l'assemblée des hommes.

Voyez comme sa lumière se lève à l'horizon assombri du monde. Le premier flambeau est l'unité dans l'ordre politique, dont les premières lueurs sont déjà discernables. Le deuxième flambeau est l'unité de pensée dans les entreprises mondiales, à l'accomplissement de laquelle on assistera avant peu. Le troisième flambeau est l'unité dans la liberté, qui assurément se réalisera. Le quatrième flambeau est l'unité dans la religion, qui est la pierre angulaire de la fondation même et qui, par le pouvoir de Dieu, sera révélée dans toute sa splendeur. Le cinquième flambeau est l'unité des nations - une unité qui sera fermement établie dans le courant de ce siècle et qui entraînera tous les peuples du monde à se considérer comme les citoyens d'une même patrie. Le sixième flambeau est l'unité des races qui fera, de tous les habitants de la terre, des peuples et des tribus, une seule race. Le septième flambeau est l'unité de langage, c'est-à-dire le choix d'une langue universelle que tous les peuples apprendront, et dans laquelle ils converseront. Tout ceci s'accomplira inévitablement, car la puissance du royaume de Dieu portera aide et assistance à sa réalisation.


3.6. Un super État mondial

Il y a plus de soixante ans, dans sa tablette à la reine Victoria, Baha'u'llah, s'adressant à "l'assemblée des souverains de la terre", révélait ce qui suit :

Consultez-vous, et que votre seul souci soit ce qui profite au genre humain et en améliore la condition... Considérez le monde comme le corps humain qui, bien que créé complet et parfait, a été affligé, pour des causes diverses, de maux et de souffrances graves. Loin de lui laisser le moindre répit, ses maladies n'ont fait que croître en gravité, car il a été livré au traitement de médecins incapables qui ont éperonné le coursier de leurs désirs terrestres et se sont cruellement trompés. Et s'il arriva que, grâce aux soins d'un médecin compétent, un des membres de ce corps fût guéri, le reste en demeura aussi souffrant qu'auparavant... Voici ce que vous annonce l'Omniscient, le Très-Sage... Ce que le Seigneur a ordonné comme le remède souverain et l'instrument le plus puissant pour la guérison du monde entier est l'union de tous ses peuples en une cause universelle, en une foi commune. Ceci ne peut être atteint que par le pouvoir d'un médecin habile, tout-puissant et inspiré. Ceci, vraiment, est la vérité, et tout le reste n'est qu'erreur.

Dans un autre passage, Baha'u'llah ajoute ces paroles :

Nous vous voyons augmenter chaque année vos dépenses et en reporter le fardeau sur le peuple que vous gouvernez; ceci, en vérité, n'est rien d'autre qu'une grave injustice. Craignez les soupirs et les larmes de cet Opprimé, et n'accablez pas vos peuples au-delà de ce qu'ils peuvent supporter... Réconciliez-vous, afin de n'avoir besoin d'autres armements que ceux qui sont nécessaires à la sauvegarde de vos territoires et de vos possessions. Soyez unie, ô assemblée de souverains du monde, car ainsi sera apaisée la tempête de discorde qui souffle parmi vous, et vos peuples trouveront le repos... Si l'un d'entre vous prend les armes contre un autre, levez-vous tous contre lui, car ce n'est là que justice manifeste.

Quelle autre signification pourraient avoir ces graves paroles si ce n'est d'indiquer que la réduction inévitable d'une souveraineté nationale libre de toute contrainte est le prélude indispensable à la formation de la future fédération de toutes les nations du monde ? Une certaine forme de super État mondial devra absolument être élaborée, un super État en faveur duquel toutes les nations du monde auront volontairement abandonné toute prétention à faire la guerre, certains droits à lever des impôts et tout droit à maintenir des armements, si ce n'est pour le maintien de l'ordre dans les territoires relevant de leurs autorités respectives. Un tel État devra inclure dans son orbite un pouvoir exécutif international capable d'imposer son autorité suprême et incontestable à tout membre récalcitrant de la Fédération; un parlement mondial dont les membres seront élus par les peuples dans leurs pays respectifs, avec ratification de cette élection par leurs gouvernements respectifs; et un tribunal suprême dont les jugements auront force de loi, même dans l'éventualité où les parties concernées n'auraient pas volontairement consenti à soumettre leur cas à son examen. Une communauté mondiale dans laquelle toutes les barrières économiques auront été définitivement abattues, et l'interdépendance du capital et du travail explicitement reconnue; dans laquelle les clameurs des luttes et du fanatisme religieux auront été apaisées pour toujours; dans laquelle la flamme de l'animosité raciale aura été définitivement éteinte; dans laquelle un seul code de droit international - issu du jugement réfléchi des représentants fédérés du monde - disposera, pour appliquer sa sanction, de l'intervention immédiate et coercitive des forces conjuguées des unités fédérées; et finalement une communauté mondiale dans laquelle l'acharnement d'un nationalisme militant et capricieux aura été converti en une conscience permanente de la citoyenneté mondiale; voici, en vérité, comment se présente dans ses très grandes lignes l'ordre prévu par Baha'u'llah, un ordre qui en viendra à être considéré comme le fruit le plus beau d'un âge qui arrive lentement à maturité.

Dans son message à tout le genre humain, Baha'u'llah proclame : Le tabernacle de l'unité a été élevé; ne vous considérez pas les uns les autres comme des étrangers... Vous êtes tous les fruits d'un même arbre, les feuilles d'une même branche... La terre n'est qu'un seul pays et tous les hommes en sont les citoyens... Qu'un homme ne se fasse pas gloire d'aimer son pays, qu'il se glorifie plutôt d'aimer ses semblables.


3.7. Unité dans la diversité

Qu'il n'y ait aucun doute quant au but qui anime la loi universelle de Baha'u'llah. Loin de viser à la subversion des fondements existants de la société, elle cherche à en élargir les bases et à en remodeler les institutions pour les adapter aux besoins d'un monde en évolution constante. Elle ne peut entrer en conflit avec aucune allégeance légitime, pas plus qu'elle ne peut ébranler les loyalismes fondamentaux. Son objet n'est point d'étouffer la flamme d'un patriotisme sain et intelligent dans le coeur des hommes, ni d'abolir le système de l'autonomie nationale, qui est si indispensable si l'on veut éviter les maux liés à une centralisation excessive. Elle n'ignore pas, ni ne veut supprimer, la diversité due aux origines ethniques, au climat, à l'histoire, aux langues et aux traditions, aux manières de penser et aux coutumes qui différencient les nations et les peuples du monde. Elle en appelle à une loyauté plus large, à une aspiration plus vaste que celles qui ont jamais animé la race humaine; elle insiste sur la nécessité de subordonner les impulsions et les intérêts nationaux aux revendications impérieuses d'un monde unifié; elle refuse une centralisation excessive, d'une part, et rejette toute tentative d'uniformité, de l'autre. Son mot d'ordre est : l'unité dans la diversité, ainsi que 'Abdu'l-Baha lui-même l'a expliqué : Observez les fleurs d'un jardin. Bien qu'elles diffèrent par leur espèce, leur couleur, leur forme et leur aspect, pourtant, parce qu'elles sont rafraîchies par les eaux d'une même source, revivifiées par les souffles d'une même brise et tonifiées par les rayons d'un même soleil, cette diversité augmente leur charme et ajoute à leur beauté. Comme il serait peu agréable à l'oeil que toutes les fleurs et les plantes, les feuilles et les bourgeons, les fruits, les branches et les arbres de ce jardin aient la même forme et la même couleur ! La diversité des tons, des tailles et des formes enrichit et pare le jardin, rehaussant l'impression qu'il produit. Ainsi, quand diverses nuances de pensée, de tempérament et de caractère se trouveront réunies grâce au pouvoir et à l'influence d'un même agent central, la gloire et la beauté de la perfection humaine seront révélées et rendues manifestes. Seule la puissance céleste du Verbe de Dieu, qui gouverne et transcende les réalités de toutes choses, peut harmoniser les pensées, les sentiments, les idées et les convictions divergentes des enfants des hommes.

L'appel de Baha'u'llah est, en premier lieu, dirigé contre toute forme d'esprit de clocher, d'étroitesse d'esprit et de préjugés. Si des idéaux longtemps chéris, si des institutions vénérées, si certains postulats sociaux et certaines formules religieuses ont cessé de promouvoir le bien-être de la grande majorité des hommes, s'ils ne contribuent plus aux besoins d'une humanité en développement continuel, alors, qu'ils soient balayés et relégués dans les oubliettes des doctrines abandonnées et dépassées. Pourquoi, dans un monde soumis à la loi immuable du changement et du déclin, seraient-ils exempts de la détérioration qui doit gagner toute institution humaine ? Car les normes légales, les théories politiques et économiques ont pour seul but la sauvegarde des intérêts de l'humanité dans son ensemble, et l'humanité n'a pas à être crucifiée pour préserver l'intégrité d'une loi ou d'une doctrine particulière.


3.8. Le principe d'unité

Qu'il n'y ait point de malentendu. Le principe de l'unité de l'humanité - pivot autour duquel gravitent tous les enseignements de Baha'u'llah - n'est pas le simple élan d'une sentimentalité ignorante ou l'expression d'un espoir vague et pieux. L'appel qu'il lance ne doit pas simplement être assimilé au réveil de l'esprit de fraternité et de bonne volonté parmi les hommes, et il ne vise pas seulement à entretenir une coopération harmonieuse entre des peuples de différentes ethnies et nations. Ses implications sont plus profondes, ses revendications sont plus importantes qu'aucune de celles que les prophètes du passé furent autorisés à avancer. Son message ne vaut pas seulement pour l'individu, il vise avant tout la nature des rapports essentiels qui doivent lier tous les États et toutes les nations comme les membres d'une même famille humaine. Il ne constitue pas simplement l'énoncé d'un idéal, mais il est inséparablement associé à une institution propre à incarner sa vérité, à démontrer sa validité et à perpétuer son influence. Il suppose un changement organique dans la structure de la société contemporaine, un changement tel que le monde n'en a jamais connu. Il constitue un défi à la fois audacieux et universel aux mots d'ordre désuets des credos nationaux - credos qui ont fait leur temps et qui, selon le cours normal des événements réglés et contrôlés par la Providence, doivent céder la place à un nouvel Évangile foncièrement différent et infiniment supérieur à ce que, jusqu'ici, il a été donné au monde de concevoir. Ce principe de l'unité n'implique rien de moins que la reconstruction et la démilitarisation du monde civilisé tout entier - un monde qui sera organiquement unifié dans tous les aspects essentiels de sa vie, dans son système politique, son aspiration spirituelle, son commerce et sa finance, son écriture et son langage, et pourtant d'une infinie diversité par les particularités nationales de ses unités fédérées.

Il représentera le couronnement de l'évolution humaine - une évolution dont les prémices ont été la naissance de la vie familiale, dont le développement suivant fut la réalisation de la solidarité tribale, celle-ci conduisant à son tour à la constitution de la cité État, qui s'est élargie plus tard dans l'institution de nations souveraines et indépendantes.

Le principe de l'unité de l'humanité, tel que l'a proclamé Baha'u'llah, apporte avec lui ni plus ni moins que l'affirmation solennelle selon laquelle, dans cette prodigieuse évolution, l'accession à ce stade final est non seulement nécessaire mais inéluctable, que sa réalisation approche à grands pas, et que rien si ce n'est un pouvoir né de Dieu ne peut réussir à l'établir.

Une conception si merveilleuse trouve ses premières manifestations dans les efforts sciemment déployés et les modestes débuts déjà réalisés par les adeptes déclarés de la foi de Baha'u'llah qui, conscients de la sublimité de leur vocation et initiés aux principes de son administration qui les ennoblissent, progressent dans l'établissement de son royaume sur cette terre. Elle se révèle aussi, indirectement, par la diffusion progressive de l'esprit de solidarité mondiale qui émerge spontanément de l'agitation d'une société désorganisée.

Il serait stimulant de suivre l'histoire de la croissance et du développement de cette conception sublime qui attirera de plus en plus l'attention des gardiens responsables du destin des peuples et des nations. Aux États et aux principautés qui venaient de sortir du chaos provoqué par le grand bouleversement napoléonien, et dont la principale préoccupation était de recouvrer leurs droits à une existence indépendante ou de réaliser leur unité nationale, l'idée d'une solidarité mondiale ne semblait pas seulement éloignée, elle était inconcevable. Il faudra attendre que les forces du nationalisme soient parvenues à renverser les fondements de la Sainte-Alliance - qui avait essayé de brider leur pouvoir grandissant - pour que la possibilité d'un ordre mondial, surpassant en portée les institutions politiques établies par ces nations, en arrive à être envisagée sérieusement. Il faudra la fin de la guerre mondiale pour que ces tenants d'un nationalisme arrogant en viennent à regarder un tel ordre comme le but d'une doctrine pernicieuse visant à saper ce loyalisme essentiel dont dépend le maintien de la vie de leur nation. Avec une vigueur qui rappelait l'énergie avec laquelle les membres de la Sainte-Alliance cherchaient à étouffer l'esprit d'un nationalisme montant parmi les peuples libérés du joug napoléonien, ces champions d'une souveraineté nationale absolue se sont à leur tour mis à travailler - et travaillent encore - à discréditer les principes desquels dépendra finalement leur propre salut.

L'opposition violente qui salua le projet mort-né du protocole de Genève, la manière accablante dont fut ridiculisée la proposition avancée par la suite pour des États-Unis d'Europe, et l'insuccès du projet général pour l'union économique européenne peuvent apparaître comme autant d'échecs aux efforts qu'une poignée de gens clairvoyants déploient avec ardeur pour qu'avance ce noble idéal. Et pourtant, n'avons-nous pas raison de sentir notre courage renouvelé lorsque nous voyons que la seule prise en considération de tels projets est en elle-même un signe de leur progrès régulier dans l'esprit et le coeur des hommes ? Avec les tentatives organisées pour discréditer une si haute conception, n'assistons-nous pas à la répétition, à plus grande échelle, de ces luttes mouvementées et de ces controverses véhémentes qui précédèrent la naissance et aidèrent à la reconstruction des nations unifiées d'Occident?


3.9. La fédération de l'humanité

Prenons un seul exemple : avec quelle assurance n'affirmait-on pas, au cours des journées précédant l'unification des États d'Amérique du Nord, que des barrières insurmontables se dressaient sur la voie de leur fédération finale ! Ne déclarait-on pas partout, et avec insistance, que les intérêts opposés, la méfiance mutuelle, les différences de coutumes et de gouvernements divisant les États étaient tels qu'aucune force, tant spirituelle que temporelle, ne pourrait jamais espérer les harmoniser ou les maîtriser ? Et pourtant, comme la situation qui prédominait il y a cent cinquante ans était différente de celle qui caractérise notre société actuelle ! Il ne serait vraiment pas exagéré de dire que l'absence des moyens que le progrès scientifique moderne a mis à présent au service de l'humanité faisait du problème de souder en une fédération unique les États américains - aussi semblables qu'ils aient pu être par certaines traditions - une tâche infiniment plus complexe que celle à laquelle se trouve confrontée, dans ses efforts pour réaliser l'unification de tout le genre humain, une humanité divisée.

Qui sait si, pour qu'une conception aussi élevée puisse prendre forme, une souffrance plus intense qu'aucune de celles qu'elle a jamais connues ne devra pas être infligée à l'humanité ? Hormis le feu d'une guerre civile, avec toutes ses violences et ses vicissitudes - une guerre qui a failli déchirer la grande République américaine - qu'est-ce qui aurait pu souder ces États, non seulement en une union d'unités indépendantes, mais en une nation, malgré toutes les différences ethniques caractérisant ses parties composantes ? Qu'une révolution aussi fondamentale, entraînant des changements d'une telle portée dans la structure de la société, puisse s'obtenir par le recours aux processus habituels de la diplomatie et de l'éducation semble hautement improbable. Nous n'avons qu'à tourner nos regards vers l'histoire sanglante de l'humanité pour bien comprendre que rien, hormis une intense souffrance, mentale autant que physique, n'a pu précipiter ces changements déterminants qui constituent les jalons les plus marquants de l'histoire de la civilisation humaine.


3.10. Le feu de l'épreuve

Si grands et si influents qu'aient pu être autrefois ces changements, une fois placés dans leur juste perspective, ils ne peuvent apparaître que comme des ajustements secondaires préludant à cette transformation d'une envergure et d'une majesté sans parallèle que l'humanité, en cet âge, est obligée de subir. Que rien, hormis les forces d'une catastrophe mondiale, ne puisse précipiter la venue de cette nouvelle phase de la pensée humaine, cela devient, hélas, de plus en plus apparent. Qu'il ne faille rien de moins que le feu d'une épreuve douloureuse, d'une intensité sans égale, pour fondre et souder les entités en désaccord qui constituent les éléments de la civilisation actuelle, et faire d'elles les parties intégrantes de la fédération mondiale de l'avenir, c'est là une vérité que les événements futurs démontreront de manière croissante.

La voix prophétique de Baha'u'llah, avertissant les peuples du monde, dans les derniers passages des Paroles cachées, qu'une calamité imprévue les poursuit et qu'un châtiment douloureux les attend, projette, en effet, une lumière sinistre sur le destin immédiat d'une humanité souffrante. Seule une terrible épreuve du feu, d'où l'humanité sortira châtiée et prête, peut réussir à implanter ce sens de la responsabilité que les dirigeants d'un âge nouveau devront assumer.

Et je voudrais à nouveau attirer votre attention sur ces paroles inquiétantes de Baha'u'llah, déjà citées : Et, quand l'heure fixée sera venue, apparaîtra soudain ce qui fera trembler l'humanité de tous ses membres.

'Abdu'l-Baha lui-même n'a-t-il pas déclaré en un langage sans équivoque qu'une autre guerre plus acharnée que la dernière éclaterait assurément ?

De l'accomplissement de cette entreprise colossale, de cette entreprise indiciblement glorieuse, celle qui confondit les ressources de la diplomatie romaine, et que les efforts désespérés de Napoléon ne purent mener à bien, dépendra l'ultime réalisation de ce millenium chanté par les poètes de tous les temps et dont les inspirés rêvèrent longtemps. D'elle dépendra l'accomplissement des prophéties énoncées par les prophètes d'autrefois, où il est dit que les épées seront transformées en socs de charrues, et que le lion et l'agneau dormiront côte à côte. Elle seule peut inaugurer le royaume du Père des cieux comme le promettait la foi de Jésus-Christ. Elle seule peut fonder les bases du nouvel ordre mondial évoqué par Baha'u'llah - ordre mondial qui réfléchira, si faiblement que ce soit dans ce monde terrestre, les splendeurs ineffables du royaume d'Abha.

Un mot encore pour conclure. La proclamation de l'unité de l'humanité - pierre angulaire de l'empire universel de Baha'u'llah - ne peut, en aucun cas, se comparer aux expressions d'espoir pieux proférées autrefois. Sa proclamation n'est pas simplement cet appel qu'il lança, seul et sans soutien, à la face de l'opposition implacable et combinée de deux des plus puissants potentats orientaux de son temps - alors qu'il était lui-même un exilé et un prisonnier entre leurs mains. Cette proclamation suppose à la fois un avertissement et une promesse : l'avertissement qu'en elle réside la seule voie de salut d'un monde plongé dans de grandes souffrances, la promesse que sa réalisation est à portée de main.

Prononcée à une époque où l'éventualité de sa réalisation n'avait encore été sérieusement envisagée nulle part au monde, cette proclamation en est venue, grâce à cette force céleste que lui a insufflée l'esprit de Baha'u'llah, à être enfin considérée, par un nombre croissant d'hommes avisés, non seulement comme une éventualité prochaine, mais comme l'aboutissement nécessaire des forces agissant maintenant dans le monde.


3.11. Le porte-parole de Dieu

Assurément, le monde - resserré et transformé en un seul organisme extrêmement complexe grâce aux merveilleux progrès accomplis dans le domaine de la science physique, et grâce à l'expansion mondiale du commerce et de l'industrie, et occupé à se débattre, sous la pression des forces économiques mondiales, parmi les pièges d'une civilisation matérialiste - a grand besoin d'un rappel de cette vérité qui est à la base de toutes les révélations du passé, reformulée dans un langage approprié à ses besoins essentiels. Et quelle autre voix que celle de Baha'u'llah - le porte-parole de Dieu pour cette époque - est capable d'effectuer une transformation de la société aussi radicale que celle qu'il a déjà accomplie dans le coeur de ces hommes et de ces femmes, si divers et apparemment si implacablement hostiles, qui constituent l'effectif de ses adeptes déclarés à travers le monde ?

Que cette conception puissante soit en train de germer rapidement dans l'esprit des hommes, que des voix s'élèvent pour la soutenir, que ses traits saillants doivent bientôt se cristalliser dans la conscience de ceux qui détiennent l'autorité, rares, en vérité, sont ceux qui pourraient en douter. Que ses débuts modestes aient déjà pris la forme d'une administration mondiale, à laquelle les adeptes de la foi de Baha'u'llah demeurent associés, seuls ceux dont le coeur est corrompu par les préjugés peuvent ne pas s'en rendre compte.

C'est à nous, mes chers collaborateurs, qu'incombe le devoir souverain de continuer à aider, avec une vision claire et un zèle qui ne tiédit pas, à la construction finale de cet édifice dont Baha'u'llah a posé les fondements dans nos coeurs, de tirer une force et un espoir accrus de la tendance générale des événements récents - quelque sombres que soient leurs effets immédiats - et de prier, avec une ferveur incessante, pour qu'il puisse hâter l'approche de la réalisation de cette vision merveilleuse qui constitue l'émanation la plus brillante de son esprit et le plus beau fruit de la plus belle civilisation que le monde ait jamais vue.

Le centième anniversaire de la déclaration de la foi de Baha'u'llah ne pourrait-il marquer le commencement d'une ère aussi vaste de l'histoire humaine ?

Votre frère fidèle, Shoghi.
Haïfa, Palestine,
le 28 novembre 1931.

Chapitre précédent Chapitre précédent Retour au sommaire Chapitre suivant Chapitre suivant