Médiathèque baha'ie

Bloc-notes d'un enseignant itinérant

Par André BRUGIROUX


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Photo :
Causerie devant 850 participants au Centre Culturel de Shawinigan (Québec) lors du Symposium sur les Recherches et Expériences psychiques : l'Homme, Antenne du Cosmos. Les 14, 15 et 16 octobre 1977.

4. LE TERRAIN

"Qui va changer le monde ? Ceux à qui il ne plaît pas." (Bertold Brecht)

* Les conférences :

Il existe en France trois ou quatre grands circuits qui programment les ciné-conférenciers. Tous m'ont refusé pour les deux même raisons :

1) La première, qui peut se discuter : la qualité du film. Certes, mon film est loin d'avoir la qualité d'un 16 mm direct. Le gonflage occasionne une perte de définition et altère les couleurs. En plus, comble de malheur, la première bobine qui est l'agrandissement du 8 mm présente des abrasures qui le font ressembler à un vieux Charlot. Et moi qui croyais réaliser une affaire en achetant pas cher un lot de cent bobines 8 mm à Toronto avant de partir. On s'était débarrassé d'un lot de films abîmés ! C'est la qualité de la pellicule, le support qui est en question. L'image en soi est acceptable : pas d'effets de zoom intempestifs, de travellings insupportables, de cadrages ratés ou d'images tremblotantes. Le docteur Bombard, le fameux naufragé volontaire, était programmé avec un film tombé à l'eau à la limite du supportable, mais il avait un nom, lui.

2) La deuxième raison, que j'admets volontiers, est que (je cite) : "On ne veut surtout pas de votre sujet". Les baha'is, pas question ! Je les comprends, je n'entre pas dans leur cadre. En général, ces circuits ne programment que des films sur des pays qui correspondent au besoin touristique des Européens. Débat de fond, s'abstenir !

Le président de l'association "Ciné-reportage" de Sainte-Luce-sur-Loire qui m'avait programmé dans son cycle "Pour découvrir le monde" ne pu s'empêcher de constater dans un article de journal que : "Alors que le film est de qualité médiocre, l'aventure humaine du conférencier a passionné l'auditoire. D'évidence, au-delà de la qualité des documents projetés, c'est cette rencontre qui plaît."

Aujourd'hui, je suis connu des circuits comme "le mec qui a un film pourri, mais qui est bon sur scène". Car une ciné-conférence a trois aspects : la qualité du film, l'intérêt de l'histoire et la personnalité du conférencier. La qualité du film, nous venons d'en parler. Mais même si l'image est bien "léchée", ce qui est le cas des douzaines de films qu'offre la télé chaque soir, regarde-t-on si le scénario n'a aucun intérêt ? Non. Rien à craindre de ce côté-là en ce qui me concerne : l'histoire est forte et les idées solides. Quant au zèbre sur scène, apparemment il sait fasciner les gens. "C'est un bonheur de vous écouter", répète-t-on. Un directeur de Maison de Jeunes qui m'avait programmé en 1979 me fit cette confidence : "Je cherchais des "ponctuels" pour ma programmation de la rentrée. C'est un cinéaste de Royan qui vous a recommandé. Il m'avait prévenu que votre film était pourri, mais que vous, vous étiez bon sur scène. J'en tremblais dans mes bottes. Votre film n'est pas si pourri que ça. On comprend comment il a été réalisé. Quant à vous, sur scène, pas de problème." Le journal "Paris-Normandie", dans un article du 3 septembre 1991, en parlait comme "d'un condensé rythmé, rapide et intense de séquences recueillies lors d'un voyage en stop".

Les Français sont toujours en train de critiquer et de râler, on le sait. Et pourtant, en un quart de siècle de projections, je n'ai jamais entendu de remarques désobligeantes sur le film lui-même. Sur le côté technique. C'est un ensemble et l'on est visiblement vite captivé par l'histoire et les idées. Selon le journaliste de "L'Indépendant" à Floure, "Ce n'est pas deux heures qu'il faudrait passer avec André Brugiroux, mais des journées et des nuits entières, car il a l'art et la manière de faire parler son film." Aujourd'hui, son aspect vieillot lui donne même un lustre : documentaire des années 60 ! Le virtuel ne comble pas. Les gens cherchent aussi de l'authentique et du vécu dans le flot d'images qui désormais nous submergent et là, ils sont servis.

À la fin du film, personne ne se sauve dès le générique comme trop fréquemment. Non, un effet Nirvana s'est produit. Les spectateurs sont comme suspendus au-dessus de leur siège. Ils leur faut un certain temps pour redescendre et récupérer leur esprit. L'aventure les a emportés au loin et les paroles de Baha'u'llah transportés au pays des merveilles !

Ce qui me fait le plus chaud au coeur, c'est d'entendre dire régulièrement : "Eh bien là, au moins, c'est pas comme "Connaissance du Monde", on ne s'est pas ennuyés." Bien plus, beaucoup de spectateurs sensibilisés m'encouragent : "Il faut à tout prix continuer ce que vous faites", "Il en faudrait des centaines comme vous." Certains, émus, viennent me serrer la main ou même m'embrasser avant de quitter la salle ! Le responsable de l'animation du VVF de Super-Besse, un bougnat athée dévoreur de saucisson qui me programmait régulièrement, m'a avoué : "André, tu nous fais ch... avec tes histoires de religion, mais ton film plaît, les vacanciers sont enchantés de ton passage à chaque fois, alors je te fais revenir !"

Puisque les circuits me refusaient, je me suis donc retrouvé seul pour diffuser mon "son et lumière" comme l'appelle si joliment Laura Crevel.

Avant de posséder film et livres, je ne ratais aucun week-end d'enseignement avec les amis, bien entendu. À Sens, à La Celle-Saint-Cloud notamment à l'époque. C'était chouette d'être ensemble, on rigolait bien. Mais on ne voyait personne participer à nos soirées. J'ai vite remarqué que si, par exception, une demi-douzaine de curieux se présentaient, cinq sur six avaient été invités par mes soins. Dès que j'eus mis sur pied ma propre artillerie, j'ai préféré l'utiliser à plein temps, pour plus d'efficacité.

Ma première ciné-conférence, le mardi 3 février 1976, me fut demandée par un voisin pour les retraités de la SNCF, rue Traversière à Paris. Pour me mettre en selle. Mais c'est moi qui dus trouver la deuxième, au cinéma Palace de Brunoy, et depuis chercher la plupart des autres. Galère dont je parlerai plus loin.

En définitive, ce film est un peu comme un filet jeté à la mer. Pour prendre en maille et faire découvrir à l'âme préparée pour la Cause, "l'âme déjà convertie" qu'il existe une source à sa façon de penser. Ce qu'il fait régulièrement. J'ai remarqué que c'est souvent quand je suis le plus découragé à cause d'un public maigrichon qu'il fait naître des déclarations !

Le 24 mars 1996, à Roubaix, ville sinistre et sinistrée, je bouillais. Voiture fracturée pendant l'interview du journal. Affichage difficile. Salle de projection indigne (à cause du coût), triste, au fond d'un couloir et, pour clore le festival, huit pingouins dans la salle à vingt heures trente. Tout pour me plaire ! J'étais décidé à annuler s'il ne se pointait pas au moins douze personnes pour la séance. À vingt heures quarante, deux personnes de plus entrent. Cinq minutes plus tard, encore une. Ça faisait onze, mais rien à faire, j'en voulais douze. Les gens me suppliaient. À vingt heures cinquante, dépité, je me dirige vers le projecteur pour rembobiner le film. La grève, c'est pas seulement pour les ouvriers ! Je n'avais pas mis la main sur le bouton qu'une douzième personne fit son apparition ! Bien m'en prit de montrer le film ce soir-là. Quinze jours plus tard suivirent deux déclarations. Un jeune couple de Français, aujourd'hui pionniers en Belgique. Le plus beau, c'est que la femme n'était pas présente à la soirée, elle devait garder les enfants. Mais lorsqu'elle vit son mari rentrer avec deux livres sous le bras ("La Terre n'est qu'un seul pays" et "Le Prisonnier de Saint-Jean-d'Acre"), elle se douta que quelque chose d'inhabituel se passait. "Mon mari n'achète jamais rien. Alors, un livre passons, mais deux !"

Depuis la projection SNCF de la rue Traversière à Paris, en 1976, j'ai commenté ce film plus de mille cinq cents fois. Soit, en comptant une moyenne de cent spectateurs par séances, devant un minimum de cent cinquante mille personnes. Pas seulement en France, mais sous toutes les latitudes, dans plus d'une soixantaine de pays, de la Terre de Feu au Groenland (voir carte et liste des projections en annexe). Je l'ai commenté personnellement chaque fois au micro dans les cinq langues que je pratique (français, anglais, allemand, espagnol et italien). Sinon, j'ai fait lire la traduction du texte par un autochtone. En cadence avec l'image, bien entendu. Ce fut le cas en portugais, roumain, albanais, danois, grec et même en féroïen. Pour le débat, je trouve toujours quelqu'un qui parle une des langues de mon répertoire. À croire que je suis devenu aujourd'hui PDG d'une multinationale !

Le 16 juin 1976, au cours d'une radioscopie sur France-Inter, je fus surpris lorsque Jacques Chancel me traita de missionnaire. Missionnaire ? Aussitôt me sautèrent à l'esprit les bons pères blancs de mon enfance qui venaient me fasciner à l'église Saint-Médard de Brunoy avec leurs histoires de petits nègres ainsi que ceux qui, sous les tropiques, m'avaient parfois hébergé. Moi, me comparer à ces augustes personnages !

- Mais je n'ai pas de barbe blanche, une grande soutane et des négrillons autour de moi !

- Non, missionnaire, je veux dire celui qui a une mission, précisa-t-il de sa voix suave. Il avait mis le doigt sur ce que j'étais au fond de moi : celui qui est chargé d'une mission. Il avait raison et il avait compris que cette mission est de faire connaître le message de Baha'u'llah car il termina l'émission en prononçant lui-même le saint nom de "Baha'u'llah" avec dans la voix le sous-entendu "Quel beau programme".

"Des yeux de missionnaire pleins de douceur et de générosité dévorant un visage amaigri", constata aussi un journaliste du "Nouvelliste" de Port-au-Prince en Haïti, le 12 décembre 1976.

Dernièrement, le gardien d'un lycée de Dole me confirma cette évidence. Il me confia que, dès qu'il me vit sortir de ma 205, il a senti que j'étais quelqu'un qui avait une mission !

Missionnaire. C'est ma sainte mère qui doit se réjouir tout là-haut, elle qui désirait tant que son aîné soit prêtre ou missionnaire !

Pour éviter la confusion, toutefois, j'inscris sur les papiers officiels, les feuilles d'impôts, le passeport et autres paperasses administratives : auteur-conférencier.


* Les débuts :

1976, l'angoisse : j'étais endetté et je n'avais aucune garantie que ça marche et que je puisse durer. Mon livre serait-il lu ? Mon film plairait-il ? Trouverais-je des conférences ? Les gens viendraient-ils ? Et surtout cette façon d'enseigner était-elle correcte ? Cette artillerie allait-elle se montrer efficace ? J'essayai, je me jetai à l'eau, confiant dans le Munificent. À nouveau, comme on le voit, ma préoccupation principale n'était pas de savoir combien j'allais gagner. Et pourtant, il fallait aussi gagner sinon plus d'activité.

La réponse est vite arrivée, côté auditoire et côté finances. Première projection avec les retraités de la SNCF à Paris : trois cent cinquante spectateurs et un cachet de six cents francs. Deuxième, mille spectateurs ! Je dus même faire deux séances, le Palace de Brunoy n'ayant que cinq cents sièges. Le projecteur était remboursé. Olé ! C'était parti du feu de Dieu ! Ça marchait. Des lettres arrivaient au Centre et les conversions commençaient. Il n'y avait plus qu'à durer. Car la suite allait s'avérer moins tonitruante.

La vie m'a montré que la chance sourit aux audacieux. J'en ai mille preuves. Il faut faire le premier pas tout simplement et les choses arrivent. Comprenant mes préoccupations, Youssef Ghadimi offrit de me soutenir financièrement. On se souvient de lui, il m'avait déjà payé la traduction anglaise de "La Terre n'est qu'un seul pays". Il voulait maintenant me constituer un pécule de sécurité. J'ai toujours refusé, car je tenais à rester autonome. Mais l'idée d'avoir un mécène derrière moi me rasséréna. Il m'aida à l'achat de mon appartement de Quincy-sous-Sénart lorsque je dus quitter le pavillon familial de Brunoy. Je ne peux oublier qu'il signa le chèque sans que sa cadette présente dans le salon ne remarque rien. Ce qui me toucha à jamais, c'est que de cet appartement parisien très chic du Seizième - double blindage à la porte d'entrée, meubles de valeur, tapis rares, tableaux du Louvres aux murs..., il me reconduisit humblement à pied jusqu'à la bouche du métro ! Comme si c'était moi qui lui avais fait une faveur ! Denise m'avait donné la forme, Youssef m'assurait la trésorerie. Il voulait faire comme moi : enseigner à plein temps. Je l'en dissuadai : "Voyons, vous avez l'habileté de gagner de l'argent et vous l'utilisez pour les fonds (sa générosité est proverbiale). C'est comme enseigner directement, car il faut des fonds pour faire tourner la machine." On verra plus loin que, même après son martyre, il ne cessera pas le soutien qu'il m'avait accordé dès le début de notre rencontre. Sous une autre forme, bien sûr. J'écris tout ceci pour montrer que sans l'aide inestimable de toutes les âmes précieuses que j'ai nommées, il n'y aurait pas eu de Brugiroux sur la piste.

La mise au point de cette conférence filmée fut laborieuse, je me dois de le signaler. Techniquement, il fallut d'abord me familiariser avec les appareils car je manipule le magnétophone pendant que je parle. Il fallut m'habituer à m'exprimer en public. Et surtout perfectionner le commentaire. Au début, je lisais le texte. Aujourd'hui, je le débite de mémoire. À m'écouter, certains croient même qu'il est enregistré !

On peut affirmer désormais que chaque virgule et chaque point du commentaire ont été soigneusement pesés. Comme une pièce de théâtre qui nécessite plusieurs représentations en province avant d'être jouée dans la capitale, il fallut le roder. Un jeune me fit savoir un jour, par exemple, qu'il avait assisté à ma ciné-conférence cinq ans auparavant. Lorsque je lui demande ce qu'il en avait retenu, il me rétorque : "Eh bien, t'as dit que le chien n'a plus de poils à gratter." Édifiant ! Il avait retenu quelque chose, mais j'estime que ce n'est pas cela qui doit rester en mémoire. À cette époque, effectivement, sur les images d'un chien galeux traînant sur les ghats de Bénarès en Inde, je disais : "Cet animal est un chien qui n'a plus ni peau ni poils à gratter." Paf, "poils à gratter", c'est marrant ! J'ai modifié aussitôt ainsi : "Cet animal est un chien qui n'a plus ni poils ni peau à gratter." Peau à gratter, pas d'astuce possible. Ceci n'est qu'un petit exemple pour montrer comment fonctionne l'écoute des gens.

J'ai également rajouté dans le commentaire des choses qui ne me paraissaient pas intéressantes à entendre sous forme de questions, du genre : "Combien avez-vous d'heures de projection ?" et autres banalités. J'ai essayé de construire ce film pour amener un débat sur la Foi. Ce qui ne se produit pas automatiquement, car la plupart des gens soit sont imperméables à ce sujet, soit n'osent pas s'exprimer en public sur des convictions intimes. Délicat, en effet, je le conçois.

Le réglage le plus difficile à faire fut celui de l'introduction de la Foi à travers l'aventure. Garder le public jusqu'au bout, le faire réfléchir sans le faire sauter en l'air, c'était le défi !

Chaque nouveau baha'i n'est-il pas tout feu, tout flamme ? N'a-t-il pas envie de convertir tout ce qui entre dans son champ de vision ? De pondre le "catéchisme" de A à Z sans souffler dès que l'occasion se présente ? En tout cas, moi, je suis passé par cette période-là ! Mais l'expérience m'a vite appris à doser mon ardeur. Donner des coups d'épée dans l'eau ne sert à rien !

Mes premières projections soulevèrent des remous dans la salle. Il est clair que j'en disais trop sur la Foi et que Baha'u'llah arrivait trop dans le discours sans tambours ni trompettes. Heureusement que l'infatigable Denise se mit à écouter soigneusement les critiques à la sortie. À partir de là, nous avons pu aménager le texte petit à petit. Tout spectacle s'affine. Je rajoutais des réflexions dans la première bobine pour mieux préparer le spectateur au résultat de ma quête dans la deuxième. J'adaptais dans ce sens mes présentations avant chaque bobine et je finissais par expliquer clairement à l'entracte pourquoi j'allais parler de Baha'u'llah dans la deuxième partie. Le nom de Baha'u'llah n'était plus prononcé que trois fois en tout et le mot baha'i une seule fois au cours de la projection (ce mot peut toutefois se lire dans le générique de fin). Pour éviter toute confusion dans les esprits, les noms de 'Abdu'l-Baha et de Shoghi Effendi sont bannis de toute la séance. Pour désigner 'Abdu'l-Baha, par exemple, si j'ai à le faire dans le débat, je dis tout simplement "le fils de Baha'u'llah". Je ne prononce même pas son nom lorsque son portrait apparaît sur l'écran à la fin du film et je cite des extraits des Écrits sans en dire la source. Répéter "Baha'u'llah a dit que..." ou "'Abdu'l-Baha a dit que..." à chaque fois deviendrait vite insupportable et serait le meilleur moyen de faire fuir le monde. À la limite, les gens peuvent penser que ce sont des idées à moi que j'énonce. Pas tout à fait faux puisque ce sont aussi les miennes aujourd'hui. L'astuce du film est de réussir à accrocher le coeur par une pensée sans le déranger par des mots rebutants ou à consonance étrangère plus que déroutants au début. Il ne s'agit nullement de cacher quelque chose, mais d'y aller doucement. Le biberon d'abord. En fait, on peut tout dire, l'art de le dire résidant encore une fois dans le choix des mots. "Une nouvelle religion" fut vite remplacée par "un mouvement réformateur important", "manifestation divine" par "personnage au savoir et à la sagesse remarquables", etc.

Il est indéniable que ce film est une proclamation publique. Lori Feldstein y chante en plus des "Paroles Cachées" et Firouzé Nadéri une prière en persan. Certains amis me reprochent même de trop en dire sur la Foi. Ceci n'est pas ressenti par le public. Sur les images de la plage d'Acapulco au Mexique, par exemple, dès que je dis que "J'y rencontre les très riches et les très pauvres et que l'injustice me fait bondir car ces extrêmes sont néfastes au bien-être de la société", d'aucuns m'entendent parler de la Foi. Mais le public n'en sait strictement rien. Il est confronté à une idée, rien de plus. Avec ce film, personne ne sait que je suis baha'i. Ce qui me paraît important n'est pas de prôner fièrement ma position dès le départ pour faire recroqueviller tout un chacun dans ses retranchements, mais de faire entendre une mélodie nouvelle aux oreilles réceptives. Voilà.

Vous n'avez pas dit ça, la première fois, me répète-t-on fréquemment. Faux, je répète exactement la même chose. Mais sous un aspect facile, le contenu est dense et l'on ne peut tout engranger d'un coup. Et puis, lors de la première séance, on a plutôt tendance à ne s'intéresser qu'à la manière dont j'ai réalisé le parcours.

- Eh bien voilà une excellente façon de présenter la Foi baha'ie au public ! J'entends encore la voix traînante d'un journaliste suisse qui se leva instantanément après une projection à Nyon pour donner son opinion sans qu'on lui demande quoi que ce soit.

Que de chemin parcouru. Aujourd'hui, le film est au point. J'ai du plaisir à le présenter, je sais qu'il "passe" et je suis le premier à m'amuser. Et j'en vois les résultats.

Pour faire quelque chose dans la vie, quelque chose qui marche, il faut deux conditions : en avoir envie et y trouver du plaisir. Il en va de même pour l'enseignement !

Et le trac, me direz-vous ? La seule chose qui me file le trac, c'est de voir une salle vide.

"Pourquoi nous parlez-vous de religion ?" m'a-t-on quelquefois objecté. "Moi, j'étais venu voir de l'aventure !"

- Beau seigneur, vous l'avez eu aussi, mais le titre du film n'est pas "Le tour du monde en stop". C'est "La Terre n'est qu'un seul pays", alors j'explique le thème. Le sous-titre indique "400 000 km en stop", d'accord. J'en ai parlé. Et "la civilisation mondiale". Il me faut bien en parler également. Vous ne le saviez peut-être pas, mais il est impossible de parler de civilisation sans évoquer la religion...

En astrologie, la maison 9, celle qu'éclaire mon soleil de naissance, n'est pas seulement la maison du voyage, mais aussi celle de la philosophie. Difficile de séparer les deux, donc. Cependant, on ne peut empêcher d'en faire entrer quelques-uns en transe dès que l'on prononce le mot "spirituel". Eh oui, les chauve-souris dans l'obscurité de leurs grottes couinent de déplaisir au moindre rayon de lumière !

Le mot baha'i ne figure pas sur mes affiches. Hypocrisie ? Non, car le sujet de la conférence n'est pas les baha'is, mais l'expérience que j'ai vécue autour du monde. Il n'y a pas tricherie : la publicité que je fais parvenir aux organismes organisateurs ainsi que les tracts pour la presse et le public par contre mentionnent bien le nom de Baha'u'llah.

Bref, règle de bon sens, il faut s'en tenir au sujet annoncé : ce que je m'efforce de faire.

Une fois en Guyane, je fus très gêné d'entendre un éminent croyant invité à la radio pour parler de son métier de chirurgien ne parler que de la Foi, à la grande irritation de l'intervieweur. Vouloir fourguer la Foi à tout prix est du plus mauvais effet. Ruhiyyih Khanum le dit en termes plus choisis : "Vous ne pouvez pas vous introduire de force dans l'âme d'une autre personne, ou le marteler de vos arguments, du simple fait de votre profonde conviction de détenir la vérité(1)." Une autre fois, je m'étais mis d'accord avec un club de femmes à Strasbourg pour parler de mon expérience. "Surtout ne parlez pas de vos idées", m'avait ordonné la directrice au téléphone.

Au cours de la causerie, l'inévitable question me fut posée : "C'est bien beau tout ça, mais pourquoi avez-vous fait un tel périple ?"

- Pour apprendre, mesdames.
- Et qu'avez-vous donc appris ?
- Eh bien que... la terre n'est qu'un seul pays !
- Fort intéressant, pourriez-vous détailler cette idée ?
- Non !
- Comment non ?
- C'est que votre chère directrice qui est assise juste devant moi, là, m'a interdit de parler de mes idées. Alors, je m'en tiens au contrat ! Frustration dans la salle. Murmures. Plusieurs auditrices tentèrent de me tirer les vers du nez. Je refusai obstinément. Je leur indiquai finalement que mon troisième livre "Le Prisonnier de Saint-Jean-d'Acre" les expliquait. Je n'en ai jamais tant vendus que ce jour-là ! Sur le pas de la porte, certaines dames me questionnèrent directement sur la Foi, faisant la relation d'elles-mêmes entre "La terre n'est qu'un seul pays" et la doctrine baha'ie.


* La communauté :

Des amis m'ont compris, soutenu et encouragé dès le début. Qu'ils soient remerciés de tout coeur ici. Je ne veux pas les citer, mais ils se reconnaîtront, les braves de la première heure qui ont saisi ce que je voulais faire, qui m'ont accueilli dans leur ville et m'ont défendu. Ce sont eux qui m'ont évité de flancher. Je n'ai pas à ma disposition de "tablettes de chrysolithe pour y graver leurs actes en caractères explicites", mais ils restent néanmoins inscrits dans ma mémoire pour les mondes des mondes.

Oui, toute innovation fait naître des résistances.

Les méthodes nouvelles entraînent inévitablement à leur suite des critiques et des défis, aussi efficaces qu'elles puissent s'avérer être en fin de compte, écrit la Maison universelle de justice elle-même (dans un message adressé le 14 février 1972 à l'Assemblée spirituelle nationale des baha'is des États-Unis). Innocent que je suis. J'aurais dû m'y attendre. J'ai dû faire face à des réprobations tout aussi surprenantes qu'inattendues dans ma mission. Certains craignant de suite, par exemple, que je fasse de la Foi un fonds de commerce soulevèrent des objections :

- Tu parles de la Foi, il ne faut pas encaisser à l'entrée du film.
- Pourquoi fais-tu payer ton livre, André ?

En un quart de siècle, je n'ai jamais entendu un seul non-baha'i me faire de telles remarques. Je ne fais d'ailleurs jamais payer lorsque j'organise une causerie sur la Foi. Et je n'ai encore jamais vu de livres baha'is gratuits à la librairie ! Mes livres et mon film n'ont rien coûté à la communauté à ce que je sache. Plus tard, je refuserai même l'aide proposée par l'Assemblée spirituelle nationale lorsque celle-ci suggérera de me soutenir financièrement. Je préfère donner aux fonds que d'y puiser. Étant donné le mal fou que j'ai eu à faire publier "Le Prisonnier de Saint-Jean-d'Acre" comme on sait, je me suis longtemps posé la question de savoir comment l'éminent George Townshend avait fait, lui, pour faire publier ses propres livres sur la Foi, livres qui sont devenus des classiques : "Christ et Baha'u'llah", "La promesse de tous les âges", etc. D'après sa biographie, c'est la communauté anglaise qui s'est cotisée pour lui permettre de les imprimer. Belle entraide. Là, les amis y ont mis de leur poche. Instructif, n'est-il pas ?

La difficulté majeure fut donc de faire admettre à la communauté cette nouvelle façon de proclamer. Mes débuts soulevèrent des remous. Quelques irréductibles, il semble, n'avaient qu'une envie : bâillonner le barde et le ficeler au plus haut du plus grand chêne ! Si de braves âmes renâclaient à cause de l'aspect financier de l'affaire, d'autres encore s'offusquaient de ma façon de m'exprimer, loin du style, veuillez m'excuser, "murmures-messe-de-dix-heures" et "tasse-de-thé-petit-doigt-en-l'air" que je trouvais à mon retour en France. C'était apparemment "Du jamais vu, ni entendu" comme le titrera même un jour à Antibes, le quotidien "Nice-Matin".

"Pourquoi tu dis des gros mots" m'a même demandé de sa voix de stentor un jour un disciple oriental qui m'a organisé des causeries et qui aurait été d'ailleurs fort déçu de ne pas les entendre. Il faut savoir que les mots ont non seulement un sens, mais aussi des codes que les gens de même culture reconnaissent aisément Ce que constata la directrice d'une école d'hôtesse à Paris, une précieuse qui m'avait invité à déjeuner au George V, en me disant : "Monsieur, votre langage n'est pas le mien, mais mes élèves adorent vos interventions, voilà pourquoi je vous redemande." Ce qui est à bannir, ce sont les mots vulgaires. L'essentiel pour moi n'était pas de jouer au petit saint en échangeant des mondanités dans notre petit cercle, mais de trouver le langage qui permettrait d'élargir ce cercle. En mots clairs, de faire rentrer des gens dans la Foi. Avec un langage que tout le monde comprenne. Un langage qui n'effarouche ni n'endorme personne.

Avoir l'air normal. Cela rassure.

Le comble : un croyant craignit même un temps qu'André "foute la Foi par terre en France", selon sa propre expression. La controverse grimpa jusqu'aux plus hautes instances sans que je n'y puisse rien. L'Assemblée nationale de France, elle, de son côté se demanda pendant un certain temps quoi faire avec cet énergumène, le cas ne s'étant pas présenté auparavant.

Pardon d'avouer cela, mais à chacun ses images : à l'époque de mon retour, la Foi dans ce pays me faisait penser à un vieux château hanté plein de toiles d'araignée. Horrible vision, convenons-en !

Difficile à imaginer aujourd'hui dans un pays qui a pris son envol, dans une communauté qui s'est structurée et étendue, une communauté où les deux piliers sans lesquels il n'est pas d'élargissement possible, secrétariat et librairie, fonctionnent à merveille. Oui, le château a été dépoussiéré et il est devenu habitable et accueillant. Reste à inviter le monde au festin. Les obstacles de mon parcours peuvent surprendre en ce nouveau siècle où désormais l'entraide et la coopération sont de rigueur entre les amis. Où une certaine maturation se fait jour. Où l'Assemblée nationale remplit son rôle de façon estimable et où une enthousiaste et toute nouvelle deuxième génération de baha'is est enfin née. Mais ils montrent que tout début est difficile et qu'il ne faut pas baisser les bras. C'est dans ce sens-là et uniquement dans celui-là qu'il faut lire ces lignes. Personnellement, j'ai toujours considéré la religion comme quelque chose de joyeux, de vivant. Alors, c'est vrai aussi, je le confesse, je ne me suis pas gêné pour secouer le cocotier du conformisme d'alors, et faire tomber les toiles d'araignée dudit château de mon imagination. Certains s'en sont réjouis, d'autres s'en sont offusqués et ont préféré me tenir au large. Des Assemblées se sont mêmes plaintes du barde. J'en ai peut-être trop fait. Saint-glinglin n'est pas mon patron, qu'on m'absolve ! Mais il me fallait agir. Je voulais voir la Foi progresser. C'est tout.

Péché d'impatience ? Péché d'innovation ?

Devais-je rester les bras croisés ?

Je ne me suis guère posé la question. Je n'en avais pas le temps devant l'urgence de la tâche à accomplir, trop farouchement décidé à réveiller la France que j'étais, à l'éveiller au message rédempteur. "Qu'il n'attende pas de directives ni escompte d'encouragement spécial des représentants élus de sa communauté, ni ne se laisse détourner par un obstacle quelconque que ses parents ou ses concitoyens puissent être enclins à lui poser sur son chemin, et qu'il ne fasse pas attention à la censure de ses détracteurs ou de ses ennemis(2)..." N'est-ce pas cela que conseille Shoghi Effendi lui-même à celui qui décide d'agir ?

J'en ai entendu des vertes et des pas mûres, c'est certain. J'en ai eu gros sur la patate, comme on dit. C'est Youssef Ghadimi, encore lui, qui sut me rendre la sérénité en me citant un beau proverbe persan : "On ne lance des pierres qu'à l'arbre qui porte des fruits."

Et ce sont, avec les compagnons de ma table de chrysolithe, les lecteurs et les spectateurs eux-mêmes qui m'ont incité à continuer dans les toutes premières heures.

Pour présenter la Foi elle-même, je m'inspire du conseil de l'humoriste George Bernard Shaw : "Si tu veux dire la vérité aux gens, mieux vaut les faire rire sinon ils te tueront !"

Pesant sinon indigeste est le sujet de la religion aux yeux de la masse. La plupart des gens associent la religion avec l'enfer, la punition, la crainte, le feu qui brûle, la mort, le fanatisme, l'hypocrisie, l'obéissance aveugle, l'autorité, le conflit, la guerre, le conformisme, la pression, la faute, la pénitence, en un mot tout ce qui nous empêche de tourner en rond et de nous marrer ! C'est pour cela que j'ai toujours cherché à les faire rire, à les détendre d'abord, puis à essayer de garder de l'humour dans mes propos pour aller jusqu'au bout de ma présentation.

Le bonheur est communicatif.

À ce sujet, je ne peux oublier la remarque de la secrétaire nationale d'alors, qui me voyant sur scène dans mes débuts m'avoua que : "Avec toi, ça marche parce que tu as l'air joyeux."

Cependant, je suis toujours resté conscient que je représentais la Foi en public et que je me devais de rester digne.

Finalement la Maison de justice me dit de continuer comme je faisais.


* Point de vue :

Dans un article qu'il publia à Auxerre dans "L'Yonne Républicaine" le 18 mai 1988, voici comment le journaliste Philippe Thuru a exprimé ce que ma présentation lui avait fait ressentir : "Un sac à dos rond comme une mappemonde sanglée au revers d'une frêle silhouette. Tel un bébé sacré que l'on porte sur son dos. Tel une grossesse qui a duré dix-huit ans. Une longue gestation sur et sous tous les toits du monde ponctuée d'un cri d'espoir : après avoir effectué 400 000 kilomètres en stop, le sac à dos de Brugiroux a enfanté d'un acte de foi :

"la terre n'est qu'un seul pays et tous les hommes en sont les citoyens". Même au forceps "la paix est inévitable". Étrange personnage. Écrivain malgré lui, conférencier malgré lui. "Car ce que j'ai vécu, appris et compris, je ne pouvais pas le passer sous silence, je n'avais pas le droit de me taire." À 17 ans (c'était en 1955), il avait une faim indicible de géographie, une soif d'horizons. Marcher pour assouvir cette soif dans les talons. Routard avant l'heure, il a pointé sa jeunesse vers un cap d'espérance. Voyager, croquer la planète jusqu'au trognon. Epopée européenne, trois ans comme traducteur au Canada, histoire d'avoir un passeport financier et Brugiroux partait à la conquête des moulins à vent de l'universalité... Car avant tout André Brugiroux a effectué un formidable vol plané dans le coeur des hommes, s'est enrichi de leurs différences. Ce n'est pas tant une carte routière qu'il expose, mais une carte du tendre. Malgré sept séjours en prison, des bastonnades à la limite de la torture, il hurle haut et fort que toutes les religions ont la même base, que la paix est non pas au bout des fusils, mais au bout de l'amour. Voilà la conclusion essentielle d'un messager de l'espoir parti avec une fougue inconsciente et revenu pétri de cette seule certitude. Parisien sans accent, Français sans couleur de peau, il voyage aujourd'hui pour refaire à travers la projection de son film d'amateur (bien structuré) le chemin à l'envers d'un périple où il s'est aussi trouvé."

* Ma méthode :

Il me faut admettre que j'ai converti plus de gens à l'astrologie et au voyage qu'à la Foi. Mais ayant constaté que le premier livre "La Terre n'est qu'un seul pays" permet aussi d'amener des gens à la Foi, j'ai décidé d'en pousser la vente moi-même, car chez le libraire la vie

de tout nouveau livre est brève : trois mois. S'il n'est pas vendu, l'ouvrage est retourné au distributeur et il partira au pilon refaire de la pâte à papier (ce qui est le cas de la majorité des livres). Pour que Laffont réimprime un livre, j'ai découvert qu'il estime devoir en vendre un minimum de mille exemplaires par an pour couvrir ses frais de gestion et de stockage. À partir de cette découverte, j'ai pris grand soin de vendre moi-même ce minimum de mille exemplaires pour être sûr d'être réédité. Car je ne peux pas oeuvrer sans ce livre qui est mon cheval de bataille. Sans lui, je suis désarmé. Laffont continue à en vendre de son côté, bien sûr, mais de moins en moins. Malgré mes efforts, malheureusement, ce livre n'a pas été accepté par un club de livres comme France-Loisirs ni les éditions de poche. Il n'existe donc que sous la forme brochée. D'où ma vigilance à le garder en vie sous cette forme-là. Il est à noter que peu de livres connaissent comme le mien plus de vingt ans d'existence en broché.

Avant, je réussissais à vendre ce minimum de mille exemplaires dans la routine de l'année, sans même y penser. Mais aujourd'hui, je n'y arrive qu'avec difficulté, car le livre est vieux et moi avec : je n'ai plus la même pêche. Le livre n'étant pas un produit de première nécessité, la récession économique récente ne m'aide pas non plus.

En dehors des lieux de ventes conventionnels - à l'entracte de la ciné-conférence, à l'issue d'une causerie ou lors d'un salon de livres ou d'une foire quelconque, ou d'une signature en librairie - je le vends partout où je peux, même dans les trains, les bateaux et les avions. Cet homme est dangereux. Achtung, avec lui personne n'est à l'abri d'une vente !

J'ai découvert que l'affichage me permet d'en vendre dans les commerces. Je n'y avais pas pensé au début. Mais comment en suis-je arrivé là ? Je me suis d'abord présenté avec mes seules affiches sous le bras et du scotch pour les fixer. "Qu'est-ce que c'est ?" me demande invariablement le commerçant soucieux de ne voir ni politique ni religion saloper ses vitres ou ses murs. Moi de résumer en montrant l'affiche : "C'est un tour du monde. Je vais commenter un film en ville qui raconte les 400 000 kilomètres que j'ai parcourus en stop." Bien vite, j'ai compris qu'il me fallait rajouter "que j'ai parcourus moi-même", car je ne ressemble pas au cliché du stoppeur habituel et l'on me prend inévitablement pour le colleur d'affiches. Avec l'âge, j'ai de moins en moins l'air d'être l'auteur du voyage aussi je me dois de préciser "moi-même présentement". J'ajoute "un voyage qui a duré dix-huit ans sans rentrer à la maison". Ce qui ne manque pas de soulever des exclamations et d'ouvrir la conversation. Sauf les rares cas où le pauvre bonhomme est tellement noyé dans ses soucis qu'il a la tête ailleurs et me marmonne un distrait : "Oui, et alors ?" !

"Pas possible", "faut le faire", "moi aussi je voulais le faire", "mon fils le fait", "et qu'est-ce que vos parents ont dit", "vous êtes milliardaire ou quoi", "vous n'êtes pas passé à la télé", "vous avez bien voulu", "et votre femme alors", etc. La plus belle : "Dix-huit ans parti ! Eh bien, vous avez du temps à perdre, vous !", fulmina un boulanger irrité un beau matin et à qui j'ai répondu : "Monsieur le boulanger, chacun perd le temps comme il peut !"

Une fois les remarques passées, je termine mon explication en rajoutant : "Et j'en ai ramené une belle idée en conclusion, une idée d'actualité qui fait le débat et le titre du film : la terre n'est qu'un seul pays." C'est à ce moment-là précisément que les adhérents d'un parti xénophobe bien connu m'ordonnent de sortir ! Mais, en général, mon histoire sort le commerçant de sa routine et il s'octroie le temps d'un petit bavardage. Ou même d'un grand parfois.

"Mais vous n'avez pas écrit un livre là-dessus ?", me demanda- t-on bien vite. C'est ça qui me donna l'idée de le prendre avec moi.

Au début, j'en prenais une douzaine, l'épaule était solide. Aujourd'hui, je fatigue et j'en vends moins, aussi je n'en porte plus que quatre à la fois. Mais chacun ne pense pas à poser cette excellente question. Même si c'est un lecteur. Aussi dois-je m'ingénier à sortir le livre du sac pour montrer son existence sans effrayer le commerçant qui est assailli de quémandeurs à longueur de journée. Si j'arrive livre en main, je suis expulsé sans rémission, c'est évident. Je commence donc par montrer l'affiche comme je l'ai dit. L'astuce consiste ensuite à sortir le livre au moment opportun et de façon naturelle au cours de la conversation.

Le plus facile est lorsqu'on me demande si j'ai écrit un livre, mais ce n'est pas assez fréquent. Aussi ai-je dû trouver la phrase sésame qui est : "Est-ce que vous aimez voyager ?" Si j'entends oui, cela me facilite la tâche pour extraire le livre du sac à bretelle que je porte à l'épaule et lui mettre sous les yeux. En cas de non, je réponds invariablement : "Eh bien je voyage pour vous, dites donc" et j'en profite pour sortir le livre. Dans les deux cas, je reste prudent et ne montre en premier que la carte du parcours imprimé au dos de la couverture :

"Tenez, regardez le boulot, le trait noir, que du stop..." Et de blaguer sur les photos, de montrer, avec celle du Japon, comme j'étais jeune et beau avant la "ménopause". Ce dernier mot a pour effet de déclencher le rire sauf pour l'immanquable intellectuelle qui se doit de rectifier : "Monsieur, pour les hommes, ça s'appelle l'andropause." En un mot, j'essaye d'intéresser la personne de façon amusante. Règle principale : faire vite avant que n'apparaisse l'ennemi mortel qui a toujours priorité sur moi et peut faire capoter l'affaire, c'est-à-dire le client. Réussir à placer un livre entre une baguette et deux croissants chez le boulanger ou dix tranches de salami et du pâté en croûte chez le charcutier demande une certaine dextérité linguistique. Aucune profession n'a été à l'abri de mon baratin, même pas les croque-morts. Les boulangers sont de bons acheteurs, les pharmaciens parmi les pires : la boutique est toujours pleine et ils ont trop de paperasserie à se mettre sous les lorgnons. En vingt-cinq ans de démarchage, je n'ai malheureusement pas trouvé le profil type de l'acheteur. Pas plus que celui du futur baha'i d'ailleurs. On ne sait jamais à l'avance. Dommage ! Il y a toutefois plus de chance d'en placer un à la femme chic affichant la quarantaine dans un boutique de mode qu'au quincaillier à blouse grise et béret, pif rouge avec gitane maïs collée au coin de la lèvre ! Quand je veux vraiment essayer de vendre un livre, j'attends que la boutique soit vide et que le patron soit présent, car l'employé n'a pas le même pouvoir d'achat. Dans les salons de coiffure, ces dames étant clouées sous le casque, il suffit d'élever la voix et l'on peut faire plusieurs ventes d'un coup.

Après avoir sorti le livre et raconté une ou deux anecdotes, je demande finalement si je peux coller mon affiche. Je laisse traîner le livre à la portée du commerçant ou de l'employé (dans les bureaux) pendant que je m'exécute. Ceux que je préfère sont les rares inspirés qui me demandent tout de suite s'ils peuvent l'acheter. Pour les autres, au retour du collage, je leur demande s'ils aiment lire. Et seulement à ce moment-là, je propose de leur en vendre un. S'ils refusent, je n'insiste jamais. J'estime que ma brève présentation humoristique doit suffire. Je précise quand même que mon oeuvre immortelle est à vendre, que j'en ai d'autres dans le sac, car certains pensent que je n'ai qu'un exemplaire en démonstration. Facile à raconter ce manège, mais il faut y croire et être en forme pour faire des ventes. Être convaincant. Je n'ai pas l'âme d'un commerçant (même si d'aucuns m'ont assuré que je suis un bon vendeur) et tout ce marchandage me tue. Mais je suis motivé par le fait de savoir qu'à chaque livre vendu, cinq personnes vont lire quelque chose concernant Baha'u'llah. Je sais que ce livre plaît. Aussi n'ai-je aucun scrupule à le proposer. Record de vente avec ce système-là : une trentaine dans la journée à Martigues. C'était le 25 octobre 1982. J'ai toujours réussi à en placer au moins un dans la journée. J'ai horreur d'être bredouille. Au début, j'arrivais à en larguer une vingtaine par jour en moyenne. Aujourd'hui, la barre est tombée à dix. C'est mon minimum vital, comme j'aime le dire.

Dire cinquante fois par jour qu'on a la ménopause, on finit par y croire fermement le soir ! On peut comprendre pourquoi l'affichage m'épuise et prend du temps. Et aussi pourquoi il n'y a que moi qui puisse le faire comme ça. Je compte trois jours d'affichage dans ce style-là pour une ville de cinquante mille habitants, par exemple.

J'ai toujours le livre sous le bras et j'en ai donc vendu partout, je répète, dans toutes les circonstances et à tout le monde, du contrôleur de train qui me demande mon billet aux gens que je prends en stop et même à ceux qui me prennent ! Comme à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie. Je logeais au Centre national, hors de la ville, au km 6 précisément, juste après l'usine de traitement du nickel. Pendant une semaine complète, j'ai placardé la ville sans rémission. Je partais et rentrais en stop. Six kilomètres défilent vite et pourtant, trois voitures sur quatre m'achetaient le livre. Dans les vols long courrier, j'attends que les hôtesses aient fini le service. Je vais les trouver à la fin de leur repas et c'est rare quand je ne leur vends pas quelques livres. Elles me conduisent même dans la cabine de pilotage pour que j'en parle aux pilotes ! Sur les navires, je ne rate jamais le capitaine.


* Planning :

Jouer à l'impresario. Prospecter. Convaincre. Se vendre. Remplir la page blanche du planning mois après mois, année après année. Cette page blanche, c'est le point noir de toute l'action, si j'ose dire ! Combien de discussions, de coups de fil (faut voir les factures), de lettres, de rabâchages, d'attente, de vaines promesses, de refus, de déceptions... Casse-tête chinois que je déteste par-dessus tout, qui m'a effrayé au départ et qui me tue aujourd'hui !

Au cours de toutes ces années, j'ai réussi à trouver des organismes pour prendre en main ma ciné-conférence (mairies, centres culturels, maisons de jeunes, maisons de quartier, foyers ruraux, établissements scolaires, comités d'entreprise, maisons de retraite, Université pour Tous, clubs et associations de tous poils...), c'est-à-dire des gens qui font eux-mêmes la publicité et me garantissent un cachet. Je n'ai qu'à commenter le film et généralement il y a du monde, car ils sont en place, avec une structure déjà établie. C'est l'idéal. C'est ce que je préfère.

Mais les demandes de ces fameux organismes étant plutôt rares puisque je ne suis pas médiatisé, c'est à moi de me décarcasser pour les trouver. Je procède ainsi : j'appelle la mairie du lieu choisi pour demander si elle organise elle-même des activités culturelles, sinon si elle sait qui serait susceptible de le faire. Se méfier : la standardiste ou le responsable culturel n'est pas au courant de tout. Je trouve des organisateurs aussi dans les programmes de spectacles ramassés au hasard des déplacements. Des affiches m'avertissent. Des gens. Depuis des années, Vonny Morisse par exemple, à Nantes, épluche les journaux locaux et me communique toutes possibilités me concernant (et, important, lorsque je débarque, elle est là, pour me prêter main forte).

Dans les salons de livre, un de mes panneaux propose la ciné-con- férence.

Malheureusement, je n'en trouve pas assez desdits organismes, ce qui m'oblige à louer des salles directement pour survivre. Là, je demande aussi à la mairie ou à l'office du tourisme du coin. Je prends soin de réserver une salle centrale, connue de tous, mais à un prix raisonnable (en 1999, je n'ai pas dépassé 500 F dans les grandes villes). Car si je me retrouve avec dix spectateurs à 35 F chacun, faites le calcul... Sans oublier d'ajouter au montant de la location les frais de kilométrage, d'affiches, d'utilisation du film et du projecteur. Pas ceux d'hôtel, car je préfère dormir dehors même par zéro degré ! En passant, je ne me préoccupe jamais d'où je vais dormir quand je planifie.

Certains cinémas acceptent les conférenciers en gardant entre 10 et 30 % de la recette pour eux. Là, au moins, on est sûr d'avoir une salle connue et des affiches regardées. Au grand étonnement des directeurs, je leur demande de dormir dans la salle après le spectacle. Certains oublient de prévenir la femme de ménage qui me réveille par mégarde d'un grand coup de balai le matin suivant, en poussant un cri d'effroi. Les hôtels et les paroisses, des établissements scolaires, certains clubs offrent parfois des salles. Malgré cela, il est des villes où je n'ai jamais réussi à trouver ce qui me convenait. Évidemment, si je suis prêt à débourser pour le théâtre ou la salle des fêtes 5 000 F la soirée hors taxes...

La salle réservée, il ne reste plus qu'à afficher. Je l'ai raconté plus haut. Prévenir les médias. Et finalement, c'est le but de la manoeuvre, présenter le film ! Après avoir parfois balayé la salle, installé les chaises et obturé les carreaux et même fait le caissier à l'entrée si je ne connais personne d'autre en ville qui puisse le faire. Plus artisanal, tu meurs !

Pour illustrer la différence qui existe lorsqu'un organisme se charge de la conférence et lorsque je fais tout par moi-même, voici deux exemples. À Nancy en 1990, j'ai affiché dans la ville pendant une semaine pour ramasser trois fois soixante-dix spectateurs. Dans la même salle, un an plus tard sur simple coup de fil à l'Université du Temps Libre, je me suis retrouvé devant trois cent cinquante personnes.

Encore mieux. En 1995, à Saint-Nazaire, quatre jours d'affichage n'ont réussi à réunir que deux fois trente personnes. Une misère. Deux mois plus tard, sur simple courrier, l'Université Inter Âge locale groupait dans la même Maison du Peuple, mais dans une salle plus grande, huit cent cinquante adhérents.

On l'a compris, je suis obligé de faire beaucoup de villes à mes risques et périls, car je ne trouve pas assez de conférences chapeautées par des organisateurs. C'est ça l'aventure !

Mais j'y vais quand même, confiant dans le Protecteur. En me répétant souvent la devise de l'intrépide chevalier Bayard : "Tu trembles, carcasse, mais si tu savais où je te mène, tu tremblerais encore plus !"

En fait, ce film ne me rapporte pas assez à lui seul pour vivre, ni les livres de leur côté non plus. Je me dois donc de combiner les deux, vente de livres plus recettes du film, pour tenir. Et ne pas être malade dans le mois, comme tous les indépendants. À l'instar d'un chef d'entreprise, il me faut être constamment sur le qui-vive. Certains spectateurs qui ne me voient apparaître que deux heures sur scène me demandent sans malice : "À part ça, vous faites quoi ?" Je ne fais rien d'autre. La promotion du message m'occupe à plein temps. Mon Patron là-haut, le Bien Informé, ne semble pas avoir entendu parler de la loi des 35 heures !

Même si ledit Patron paye parfois un peu trop chichement à mon goût, Il reste néanmoins le Clément, car Il a toujours su me maintenir à flot. C'est l'essentiel pour me permettre de continuer. Le Très-Opulent a toujours su me fournir les moyens, même si c'est parfois à dose homéopathique. Ce soutien mystérieux a même quelque chose de miraculeux à mes yeux et à ceux de mon épouse. Le Très-Généreux a peut-être peur qu'en me payant trop, j'arrête la vendange prématurément ! De toute façon, je ne Lui ai pas demandé de devenir le plus riche du cimetière, mais seulement de pouvoir divulguer Sa parole.

Je ne peux clore ce chapitre sans signaler que des amis m'aident aussi à présenter le film. Et que d'autres encore, bien plus nombreux, me laisse étaler mon duvet sur leur tapis. D'aucuns me traitent même comme un roi. En France comme à l'étranger. Je dispose ainsi dans le monde d'un superbe réseau qui me soutient dans mon effort de proclamation, une véritable toile d'araignée d'amour. Que tous trouvent ici ma profonde gratitude. Quel bonheur d'ailleurs d'avoir pu retrouver nombre des membres de ce réseau mondial à Haïfa lors de l'inauguration officielle des terrasses.

Je ne considère pas ma ciné-conférence comme un spectacle solo et je préfère travailler en collaboration avec les croyants que seul, bien entendu. Encore faut-il qu'il y en ait dans le coin. Travailler ensemble décuple ma joie et permet souvent à ceux qui m'aident de faire de nouvelles rencontres. Mais je comprends parfaitement que certains soient pris par les tracas de la vie quotidienne, qu'ils n'aient pas le temps ou l'envie de me donner un coup de main pour une raison ou une autre. Je sais aussi que ma façon de faire est très personnelle. C'est l'expérience, en fait, qui m'a appris à ne compter que sur moi-même pour éviter les déboires. "Sur mes propres forces" comme le disait Mao. Ainsi, si ça ne marche pas je ne peux que me blâmer.

En février 1976, quand j'ai débuté, je n'y connaissais rien. Je n'avais pas encore les affiches ni les tracts ni les photos pour la presse. Encore moins la superbe banderole de cinq mètres de long que m'a offerte Jean-Loup Gasnier et que je fais apposer avec fierté par les services municipaux sur le fronton des mairies et autres bâtiments publics ou en travers des rues piétonnes :

FILM-DÉBAT - LA TERRE N'EST QU'UN SEUL PAYS (avec la date interchangeable).

Au début, sans connaître grand-chose, j'attirais tranquillement entre cent et cent cinquante personnes par séance en affichant moi-même. Mais depuis l'apparition de la cassette vidéo et la multiplication des chaînes de télé, les gens ne sortent guère. Et je me plante de temps à autre. Aujourd'hui, malgré un affichage de pro, il m'arrive de me retrouver avec dix pèlerins dans la salle. Ce qui m'oblige à louer, on le sait, des salles pas chères, donc qui sont moins attrayantes : cercle vicieux. Quand je pense qu'au début j'annulais la séance s'il n'y avait pas un minimum de vingt personnes ! J'ai annulé trois villes en tout : Sarlat, Cogolin et Béthune (cette dernière ville par deux fois avant d'y retourner une troisième où un club m'a finalement groupé soixante-dix de ses membres). Avant, je n'étais pas content si je n'avais que soixante-dix spectateurs. Aujourd'hui, j'en saute de joie. La loi de la relativité. J'ai connu aussi des salles de mille spectateurs. Ce qui me donne quand même, en gros, une moyenne de cent personnes par spectacle.

Bilan de la manoeuvre : 1 500 représentations ???100 personnes = 150 000 personnes.

Cent cinquante mille personnes qui ont entendu parler du sujet (car on ne sort pas de la salle sans savoir que la Foi existe). Et cela, sans coûter un centime aux fonds (à part certains projets que je n'ai pas demandés expressément, mais que les Assemblées spirituelles locales ou nationales de quelques pays m'ont proposés d'elles-mêmes).

En dehors des ciné-conférences, je fais des causeries, je participe à des salons de livre, des foires bio, des festivals de musique, des fêtes sportives, des brocantes, des défilés de templiers ou tout autre activité qui me permet d'être dans le pré.

Lorsque chez moi, le nez dans mes cartes, je planifie, je pense à Napoléon au bivouac. Quand je pose les affiches et vends mes livres sur le terrain, je vois le Che en train de balancer des grenades dans le maquis cubain. Excusez du peu, mais c'est stimulant de rêver. Le problème, c'est que je ne suis qu'André et que, comme je cherche à ouvrir de nouvelles villes ou villages partout, je me retrouve seul dans la plupart des cas. Et là, c'est plutôt la solitude du coureur de fond que j'éprouve et je pense à Mimoun, notre marathonien, médaillé d'or aux Jeux olympiques d'Australie.

La solitude. C'est dur d'être seul, même pour la plus belle Cause du monde. Ça fait presque peur. Je dois me motiver pour me donner du coeur à l'ouvrage quand je débarque. Je lance parfois un sonore Allah-u-Abha, style cri de judoka, dès le panneau d'entrée de la ville et je me susurre des réguliers "Vas-y Dédé" au cours de la journée ! Dans les rues que je découvre, je fredonne souvent un air qui semble avoir été écrit pour moi :

"Je suis le vagabond, le marchand de bonheur je n'ai que des chansons à mettre dans les coeurs. Vous me verrez passer, chacun à votre tour, passer au vent léger, au bon vent de l'amour..."

Le "militant du bonheur" titrera même un quotidien du Sénégal, "Le Soleil" de Dakar.

Il y a toutefois également un bonheur intense à fouler une ville vierge en premier, au service de Sa Sainteté Baha'u'llah. Essayez, vous verrez !

Il ne viendrait pas à l'idée du chevalier de partir sans sa cuirasse. Aussi, prudent, je ne gagne jamais le champ de bataille sans me fortifier par la prière suivante écrite par 'Abdu'l-Baha :

"O Dieu, fais de moi un enseignant de Ta Cause.

Rends-moi capable d'exprimer la sagesse de tes chemins.

Fais que mon esprit soit bon et compréhensif.

Donne-moi le courage de Tes martyrs, la patience de Tes saints et la connaissance de Tes élus.

Fais de moi un feu qui brûlera dans l'obscurité de l'ignorance de l'homme,

un drapeau qui flottera au-dessus de sa faiblesse,

et un chant qui résonnera en écho au travers de son désespoir. Père Bien-aimé, tout ce que je peux donner en échange de ces nombreux dons,

c'est un amour si grand qu'il risque de me déchirer.

Je T'aime du plus profond de mon âme.

Je Te supplie de m'envoyer la faveur inestimable d'être capable de Te servir.

Ce pourquoi mon coeur pleure, mes mots ne peuvent le dire ;

et je sais, Père Céleste, que Tu comprends que je n'en peux dire plus(3)."

C'est la seule prière que je connaisse par coeur en français. J'ai étudié la Foi en anglais. Je ne prends pas de risque. Good heavens, saint Pierre lui-même ne recevrait plus que dans cette langue de nos jours, paraît-il !

Cette supplique terminée, en bon tacticien, je demande ensuite à mon capitaine de cavalerie, Youssef Ghadimi qui a été martyrisé en 1980 comme je l'ai déjà dit et qui représente pour moi le modèle baha'i, d'aligner les bataillons des cohortes célestes, là-haut, avant de passer à l'attaque. Je suis sûr que ces bataillons ne demandent pas mieux que de se dégourdir un peu les jambes !


* Prosélytisme :

Attention, danger !

Ce soir-là, j'étais content : j'avais réussi à vendre mes quatre livres à la bibliothèque d'une jolie ville de la Côte avant d'y projeter le film. Les spectateurs pourraient ainsi lire sur la Foi après mon départ. La bibliothécaire qui m'avait demandé de ne pas parler "religion" dans son établissement, me les rendit, furieuse, à la sortie. Quelques jours plus tard, je reçus de sa part la lettre suivante : "Monsieur Brugiroux,

il n'y a rien à redire sur le contenu et la présentation de votre conférence, mais je ne peux pas tolérer l'attitude de vos coreligionnaires qui en ont profité pour faire une propagande abusive et déplacée à la bibliothèque."

Cette histoire est à ranger dans la rubrique : bien lire les recommandations de nos Écrits.

Un croyant zélé et chevronné, profitant de l'occasion, n'avait rien trouvé de mieux que de truffer à mon insu la bibliothèque de dépliants

et d'affiches baha'is. Il avait gagné : j'avais perdu une vente (une bonne, par dessus le marché) et les abonnés de la bibliothèque ne risquaient plus de lire sur Baha'u'llah. Sans compter que la bibliothécaire était furieuse. Dans son désir de vouloir faire quelque chose à tout prix, on veut parfois aller trop vite. Je l'admets, c'est humain. Mais gare au résultat !

"Il n'y a aucune objection à déposer de la littérature baha'ie dans un lieu public pour autant que ce ne soit pas abusif ou ne donne l'impression de prosélytisme"(4), avait pourtant déjà prévenu en 1947 Shoghi Effendi dans une lettre à un croyant.

Personnellement, je ressens très fort le fait qu'on distribue des tracts ou qu'on prenne des adresses sans me demander la permission lors de mes projections. Le rentre-dedans, non merci ! Je préfère guider moi-même les âmes qui sont intéressées vers les amis locaux (s'il y en a). La méthode douce, quoi. Le fleuret moucheté. Je veille toujours scrupuleusement à ne pas donner l'impression de "prendre à la gorge", parce que j'ai horreur moi-même d'être agressé. Les gens sont sensibles et ressentent le fait d'être "forcé".

D'autres âmes, tout aussi bien intentionnées encore, veulent me faire parler "baha'i'" mordicus comme ce fut le cas un soir à Évreux. Le théâtre était plein. Des jeunes en majorité, ce qui est plutôt rare car mon public n'a pas de groupe d'âge dominant. Puisque la conférence a deux facettes, le voyage et la Foi, il arrive que le débat ne se cantonne que sur l'une des deux. Ce fut sur le voyage, en l'occurrence, ce soir-là : les jeunes voulaient des tuyaux pour partir, rien de plus. J'ai pour logique de ne répondre qu'aux questions posées et s'il n'y en a pas sur la Foi, tant pis. Je n'essaye jamais de dévier dessus à tout prix. J'estime en avoir dit assez au cours du film. Quand il n'y a aucune question du tout (c'est rare), je n'essaye même pas d'en créer : je range mon matériel calmement et je m'en vais. Malheureusement, cela faisait bouillir un certain croyant, venu en spectateur et que je n'avais pas vu entrer. On ne parle pas du "sujet". "On perd son temps." "Ce n'est pas de l'enseignement." N'y tenant plus, il lève la main du fond de la salle. Je ne savais pas à qui j'avais affaire dans l'obscurité lorsque j'entendis planer au-dessus des têtes cette question sublime, prononcée d'une voix retentissante, avec un accent à couper au couteau (elle me résonne encore dans la tête) : "Mais vôô-là, môôsiô Andrééé, comment quôô vôos êtes devenou baha'iii ?"

La salle se figea et instinctivement les jeunes rentrèrent la tête dans les épaules comme si le ciel allait leur tomber sur la tête. Ça y est, on nous a piégés, il a mis un pote à lui au fond de la salle pour "en" parler, pouvais-je lire sur le derrière de leurs crânes. Drôle de question, car personne ne peut savoir que je suis baha'i à la fin de la séance, le film ne donnant pas ma position. La préciser serait le meilleur moyen de bloquer les auditeurs dès le départ ou de les voir quitter la salle avant la fin, comme je l'ai déjà dit. Quelques curieux me demandent parfois si "je suis là-dedans". Donc, aucun spectateur ne peut poser ce genre de question après le film s'il ne me connaît pas personnellement. Délicat. Que faire ? Devais-je mettre en péril un débat qui se déroulait de façon sympa jusque là ?

- Cher monsieur, ai-je répondu, si cela vous intéresse particulièrement, soyez aimable de m'attendre dans le hall après le débat. J'y répondrai avec plaisir.

Soulagement dans la salle. La tension retomba aussitôt, mais je m'étais fait un admirateur !

Des années plus tard à Castres, ce fut le contraire. Je peux me tromper, moi aussi. "Parlez-moi de Baha'u'llah", me lança abruptement une sorte de Castafiore d'une voix impérative dès que la lumière fut revenue. Ne voulant pas donner l'impression de me précipiter sur le "sujet", je minaudais, l'air détaché : "Est-ce que cette question intéresse toute la salle ?"

- Dites donc, tonitrua la dame en question, je vous ai posé une question, alors répondez ! Je m'en fous si ça n'intéresse pas les autres. Moi, je veux savoir !

Et une dernière dans le style mordicus, pour la fine bouche :

Un certain soir de janvier à Catane, en Sicile, une trentaine d'amis

s'étaient réunis au Centre pour m'écouter. Vu que les amis connaissaient déjà les Écrits, je décidai de leur conter quelques-unes des mes aventures pour se détendre. Se sentir bien, en effet, me paraît primordial. Je le faisais avec ma gouaille coutumière pour que chacun reparte l'âme légère et plein de courage. En italien de surcroît, madonna santa ! Ceci eût pour effet de mettre en transe le bien-pensant local. Et de le mettre d'autant plus en transe qu'il y avait trois non-baha'is dans la salle (ce que je savais pertinemment). Lorsqu'à la fin, je demande s'il y a des questions, je n'y coupe pas :

- Mais, signore, vous n'avez pas parlé de Baha'u'llah !

- En effet, je n'ai pas parlé de Baha'u'llah, mais vous, vous connaissez déjà, n'est-ce pas ?

- Oui, mais c'est pour vous "lancer" sur la Foi, surenchérit derrière un autre Savonarole.

Comme si je n'avais pas compris.

- Non, je ne l'ai pas fait, je ne pense pas que ce soit opportun.

Mais vous êtes libres, rien ne vous empêche d'organiser votre propre réunion pour le faire une prochaine fois.

Si l'un des non-baha'is avait posé cette question-là, il aurait été temps d'en parler. Ces trois jeunes se sentaient comme pris dans une trappe au milieu des croyants, je le sentais, et il eût été facile de les matraquer. C'est justement à cause d'eux que je n'en ai pas parlé. Je voulais qu'ils se sentent à l'aise. Ils étaient venus par amitié pour leur copain baha'i. Ils connaissaient donc déjà aussi l'existence de Baha'u'llah. S'ils voulaient en savoir plus, j'estime qu'ils étaient assez grands pour le demander eux-mêmes. Car enfin, est-ce brillant de poser une question dont on connaît déjà la réponse ? Alors pourquoi le faire ? Je ne comprends pas. Prononcer un beau discours sur la Foi pour me faire plaisir à moi ne m'intéresse pas, je m'occupe des auditeurs d'abord.

Le plus stupéfiant est d'arriver à tenir des propos devant une salle vide comme si elle était pleine ! Shoghi Ghadimi conte l'histoire de ce baha'i qui prononça un discours complet sur la Foi avec toute la gravité et les effets de rhétorique requis et cela devant une seule personne, dans une salle immense. "Y a-t-il une question dans la salle ?", osa-t-il conclure en scrutant lentement les chaises comme si c'était des visages avides de savoir. Par bonheur, le type leva la main.

- Oui, je vous en prie, fit le conférencier tout heureux de ne pas avoir perdu son temps.

- Dites-moi à quelle heure vous allez terminer, je suis le concierge, je dois fermer la salle !

Il y a enfin pour terminer le sujet "j'en-parle-à-tout-prix", l'histoire de ce pasteur qui avait rasé le monde pendant une heure avec son sermon. "Et maintenant, que pourrais-je dire de plus ?", articula-t-il. "Amen", lança spontanément une voix dans la congrégation !

L'art de parler consiste à savoir ce qu'il faut dire, quand il faut le dire et où s'arrêter. Je préfère laisser les gens sur leur faim que de leur rabattre les oreilles. "On vous écouterait toute la nuit" me dit-on souvent. Heureusement que je sais quand finir ! Le message que l'on a l'intention de transmettre a pour but d'élever l'âme, de la soulager, de la régénérer, il me semble, et non pas de l'assommer ou de l'étouffer.

Gaver développe le foie, pas la Foi !


* Cas délicat :

Parler en public, mener un débat demande du doigté. Surtout lorsqu'on parle de religion. Chacun a son opinion dans la salle et contenter tout le monde relève de la gageure. À l'évidence, on ne peut éviter de tomber sur des casse-pieds qui peuvent torpiller la soirée. Mais comment faire pour désamorcer la chose tout en restant poli et aimable ? Chacun sa méthode. La fermeté peut parfois payer. Ce fut le cas à Cholet, en 1987, où j'essayais de présenter la Foi à cent vingt personnes groupées dans une jolie salle de la mairie par les soins du service culturel. Une personne au fond n'arrêtait pas de m'interrompre pour me questionner sur les prophéties de la Bible.

- Écoutez, lui dis-je au bout d'un moment, ce sujet me passionne également. J'aurai du plaisir à en parler avec vous en détails. Mais je suis en train de faire un exposé d'ordre général et les prophéties sont un sujet qui n'intéresse que peu de gens. Alors d'accord pour en parler, mais après, attendez s'il vous plaît.

Rien à faire, il continuait à me chauffer les oreilles et à perturber la salle. Mes gentillets "Taisez-vous, s'il vous plaît", n'avaient aucun effet. Il fallait un remède de cheval, car je ne pouvais plus continuer sereinement.

- Ça suffit maintenant, vous nous fatiguez, fermez-la, FERMEZ- LA, vous m'entendez ! lui lançai-je soudain lorsque je compris que la salle était excédée. J'en connais une plus forte, mais respectabilité oblige... Les deux baha'is qui étaient venus me soutenir le moral disparurent pratiquement sous leur chaise. "C'est pas baha'i." Je ne sais, mais j'ai eu la paix et j'ai terminé la présentation au soulagement de tous. Sans rancune, le zozo a discuté sur les prophéties tranquillement après.

Aucun discours n'est à l'abri d'un innocent. Et je ne peux oublier, toujours dans le style, le brave garçon qui un jour, à Sens, conclut le magistral exposé sur l'administration de Ezzat Zahraï par un "voilà, voilà, voilà" destructeur.


* La bénédiction !

Je garde de ces années d'enseignement des souvenirs exaltants et merveilleux.

J'ai "plané", comme on dit.

Mais, c'est inévitable et dans notre optique nécessaire, quelques-uns de pénibles aussi. Car, en effet, comme le disent "Les Paroles cachées", sans les tribulations qu'ils ont supportées dans ton sentier, comment les vrais amants pourraient-ils être distingués ?

Il y a des imperfections dans chaque être humain(5). Il ne faut pas se voiler la face, ce sont parfois les croyants qui constituent le test le plus redoutable pour notre propre croissance. Ceci est dû au simple fait que nous rentrons dans la Cause avec notre sac à dos du passé (je veux parler de ceux qui ne sont pas issus de familles baha'ies). Et qu'exorciser les vieux démons est une tâche des plus ardues. J'en sais quelque chose ! À ce test, nous connaissons toutefois la réponse : Vous serez toujours malheureux si vous tournez votre regard vers les gens eux-mêmes. Mais si vous le tournez vers Dieu, vous les aimerez...(6)


* C'est l'épreuve qui fait reconnaître les sincères :

Je vais relater des histoires de toutes sortes à la fin de ce compte-rendu, mais avant je voudrais évoquer les deux qui m'ont le plus marqué : côté idéal et côté cauchemar. Je vais d'abord évoquer la pire, c'est-à-dire ma plus belle bénédiction puisqu'on sait que les épreuves sont la plupart du temps des bénédictions déguisées. Si bien déguisées parfois que lorsqu'elles vous tombent sur la tête, on a du mal à en comprendre le pourquoi. En tout cas, moi, j'ai du mal !

Vive l'épreuve !

Il manque une tour à la cathédrale d'une certaine grande ville de notre beau royaume (ne cherchez pas !). Je m'étais promis d'y aller en coller une deuxième ! À l'aide de ma ciné-conférence. En accord avec la communauté d'alors, je débarque donc dans cette ville par un beau soir de fin novembre pour tomber en pleine Fête des dix-neuf jours. Fatigué par des kilomètres de route, je n'ai qu'une hâte, aller dormir. Surprise, pendant la soirée, pas un mot sur le film qui doit être projeté la semaine suivante. Un moment, je crois même m'être trompé de date.

Et pas un mot sur le logement promis. On n'était plus d'accord visiblement. Je n'ai jamais exigé que les baha'is m'aident, mais j'estime que lorsqu'on s'entend sur un projet, si l'on change d'avis, mieux vaut en avertir l'intéressé. Dilemme donc. Le plus sage eût été de rentrer à la maison car ce genre de ville est si grand à afficher que le faire seul relève de l'auto flagellation. Mais je ne suis pas homme à abandonner et mon caractère est ainsi fait que tout défi le stimule. D'autre part, l'enseignement peut-il attendre ? Je suis allé me coucher ce soir-là, écoeuré, mais décidé à poursuivre quand même. On peut s'imaginer dans quel état d'esprit j'ai commencé à afficher le lendemain. Aucune prière ne semblait pouvoir lever la chape de plomb qui m'écrasait. Même si tout ce qui tombe du ciel est béni, par Toutatis, le coeur n'était pas à l'ouvrage. J'avais l'impression de ne pas être dans mon corps. Malgré le brouillard de la ville et celui de ma tête, ce jour-là, je réussis quand même à vendre quatre livres en affichant. De plus, il y avait tellement de médias à contacter que, pour n'en rater aucun, je dus même me mettre à courir dans les rues. Et comme si cela ne suffisait pas, la Maison des Jeunes où je devais montrer le film et qui m'avait promis son soutien lors de la location refusa, elle aussi, de faire quoi que ce soit. Les malheurs de Sophie, en somme. La bénédiction totale, quoi ! J'aurais dû tout laisser tomber. Chaque soir, j'étais épuisé et déprimé. Être seul est mon lot sur la route et je l'assume. Mais se sentir rejeté triture le tréfonds de l'âme. Les épreuves sont un remède salutaire, est-il écrit. C'est le dimanche que j'allais avaler ce remède à dose de cheval pour mon salut. Qui aime bien, châtie bien ! J'avais tant bien que mal fini de visiter la majorité des boutiques et vu les médias et je voulais profiter de ce jour pour coller mes grandes affiches sur des panneaux extérieurs. Car le dimanche, il y a moins de trafic.

Pour faciliter ce genre de travail, mieux vaut être deux. Un pour conduire, l'autre pour coller. Sinon, c'est la galère : on conduit les mains pleine de colle et on est souvent obligé de se garer loin de la surface à afficher. Ce dimanche, je ne l'oublierai jamais. De neuf heures du matin à minuit, j'ai collé seul par un vent glacial et dans la neige qui virevoltait. Cela, en soi, n'est pas un exploit, mais ce qui me torturait, c'est de savoir qu'en même temps une trentaine de disciples de toute la province parlaient d'enseignement bien au chaud et fort civilement autour d'une fameuse spécialité locale.

Malgré tout, j'ai rempli la salle quatre fois en tout. Deo gratias ! Trois cents spectateurs à chaque fois. Heureusement qu'une cousine était venue me donner un coup de main pour faire la caisse !

En fait, je n'avais fait que tenir ma parole. Au début de cet apostolat, j'avais prévenu la congrégation lors d'une Convention où la discussion chauffait au sujet de mes activités toutes nouvelles : personne ne m'empêchera d'enseigner !


* L'idéal :

Nantes fut le contraire. Lorsque Fariba et Yves Le Maoût me demandèrent de venir présenter le film chez eux, à Nantes, autre grosse ville de France, j'hésitai bien que je les connaissais de longue date et que j'avais confiance en eux. Échaudé par trop de magnifiques promesses qui m'avaient laissé sur le carreau, je me demandai si je n'allais pas courir une nouvelle fois à l'échafaud.

- Je veux bien venir, mais cela demande du travail de préparation. Il faut être sérieux. J'ai subi trop de contretemps. Je me méfie. Ce film n'est pas un petit "coin-de-feu" ordinaire. Il faut louer une salle publique, afficher, contacter les médias... Cela demande du travail.

Le soir où je suis arrivé chez les Le Maoût, rue du Fezzan, tous les membres de la communauté m'attendaient. Je dis bien tous, il n'en manquait pas un à l'appel. Unique dans les annales. Je n'en demandais pas tant. On a d'abord pris le thé. Fariba est Iranienne. Et cela m'a enlevé les dernières traces de fatigue de la route, car le fait de voir tout le monde réuni, prêt à m'aider, m'avait déjà gonflé à bloc. J'ai sorti mes affiches et mes tracts. Chacun a choisi son quartier, celui qu'il connaissait le mieux pour afficher, et pris le nombre d'affiches qu'il pouvait poser avec un modèle pour les remplir proprement. Pas plus d'une heure de travail chacun et la ville était entièrement couverte. Je me suis réservé le plus difficile, le centre ville, là où les boutiques refusent le plus souvent et sont les plus nombreuses, ainsi que les médias que je suis le seul à pouvoir assumer dans le cas de mon spectacle. Un appartement m'attendait, pour moi tout seul. C'était trop beau. Je me pinçais pour y croire. Le dimanche, pour coller les grandes affiches, ce n'est pas une voiture qui s'est présentée, mais quatre ! Il a fallu trouver quatre pots de colle et quatre brosses. Trois heures à tourner en ville et par beau temps, s'il vous plaît, et l'on s'est tous retrouvés pour le thé à quatre heures, rue du Fezzan, heureux d'avoir tous travaillé ensemble. Salle Coligny, les 24, 25 et 26 septembre 1981, on a accueilli trois fois cent cinquante personnes. Et quatre-vingts, Salle Henri Cochard, à la réunion d'information sur la Foi que nous avions prévue après les projections pour ceux qui étaient intéressés.


* L'âge d'or :

C'est au Québec en 1976 que j'ai rôdé ma ciné-conférence. Mais c'est en Suisse qu'elle a connu son apogée. Grâce à la petite-fille d'une main de la Cause (le général Shu'a'u'llah'Ala'i) qui était mariée à l'époque avec l'un des deux fils d'un milliardaire baha'i du temps du Shah. Je veux parler de Nika Ramzi. J'avais déjà failli la rencontrer en 1970 à Téhéran lors de mon tour du monde en stop. À Elahiéh précisément, le quartier chic de Téhéran, où se dressait un palais bâti sur le modèle du Trianon. En longeant les hauts murs de ce palais pour aller chez Youssef Ghadimi qui m'hébergeait un peu plus loin, je me demandais à chaque fois quelle belle princesse pouvait y résider. Youssef avait même voulu me la faire rencontrer à l'époque. C'était prématuré.

Ce n'est que dix ans plus tard, au nord de Saint-Louis, un soir au cours duquel j'avais présenté le film grâce à Aziz Mesbah, le premier baha'i qui m'a organisé des conférences, que j'ai vu apparaître cette fort jolie femme, comme dans un conte des Mille et Une Nuits. Elle était venue spécialement de Genève avec son mari. La rumeur qui courait en Suisse à l'époque, c'était qu'André ne parlait pas de la Foi dans son film. Il racontait seulement le voyage. Elle voulait en avoir le coeur net. La salle de la paroisse était archicomble ce 10 mai 1980. Lorsqu'elle eut vu le film et assisté au débat qui s'ensuivit, elle se jeta littéralement sur moi pour me demander d'aller le présenter en Suisse. Déjà victime de mésaventures, je ne pus m'empêcher de la mettre en garde :

- Vous savez, ce n'est pas si facile que cela, il faut d'abord trouver une salle, pas n'importe laquelle, placer des affiches, pas n'importe comment, bien les remplir, pas avec des gribouillis, contacter les médias, tout cela demande du travail et du temps...

Je cherchais franchement à la décourager, mais rien ne semblait freiner son enthousiasme. Pour me débarrasser d'elle, je lui fis comprendre qu'en définitive, c'était impossible car la confédération helvétique exige un permis de travail même pour une seule conférence et un permis de séjour même pour un seul jour et que je ne pouvais pas les obtenir à partir de la France.

- Je "va" faire ! me coupa-t-elle.

Elle voulait commencer par Genève. Peur de rien, la Schéhérazade.

Là, je refusai carrément. Je ne tenais pas à me planter, surtout qu'à l'époque je ne m'étais encore jamais frotté à une grande ville en solo.

Je lui suggérai de faire d'abord un essai avec une petite ville et, tout en doutant encore, je lui expliquai précisément comment procéder.

Ça n'a pas tardé. Un mois après, je me retrouvais à Délemont, une petite bourgade du Jura suisse, subjugué. Les affiches étaient remplies proprement, visibles partout, la salle bien choisie, d'un coût modeste, les journaux avaient publié l'information et la radio annonçait la conférence. J'avais mes permis en poche. Tout en Suisse est sujet à une législation tatillonne : Nika avait dû obtenir une assurance pour la salle, aller chercher des billets officiels à la mairie, remplir une feuille d'impôts pour reverser 12 % de la recette aux pauvres du pays, trouver une caissière et une ouvreuse que la loi exige. Moi, par contre, j'avais oublié ma cassette de sons et musiques qui accompagne le film. Qu'à cela ne tienne, elle me prêta une des cassettes qui traînaient dans sa Mercedes. Soixante-dix spectateurs se présentèrent ce 27 juin. Au moment où j'allais parler de Baha'u'llah sur les images de Persépolis, on entendit Edith Piaf chanter "La vie en rose" à la place de la prière de Nadéri Firouzé !

Avant Délemont, le Comité d'enseignement de la Suisse m'avait déjà demandé de venir à plusieurs reprises, mais à condition que je fasse tout moi-même. D'aucuns me prennent pour l'agent 009 ! Le problème est que je ne peux pas rentrer dans ce pays avec le film, sans permis de séjour et de travail comme je l'ai dit plus haut. Et personne ne voulait se mouiller pour les obtenir. Pour mettre la cerise sur le gâteau, la Suisse exige enfin un carnet ATA à la frontière, une espèce de passeport pour laisser entrer le matériel de projection et le film. Par la suite, les démarches pour obtenir cet affreux carnet allaient me rendre dingue chaque année. Deux voyages à la Chambre de Commerce de Corbeil, à vingt kilomètres de chez moi : un pour obtenir le formulaire de dix-sept feuilles en quatre couleurs où je dois inscrire vingt fois le même renseignement en écriture microscopique et un autre pour aller le faire tamponner une fois rempli, après des queues d'attente pas possibles. À noter que cette Chambre de Commerce a déménagé trois fois en huit ans et qu'il me fallait à chaque fois chercher les nouveaux bureaux. Ah, et j'oubliais le voyage à ma banque pour obtenir un certificat attestant que j'avais déposé la somme correspondante à la valeur des appareils. Somme qui ne m'était remboursée que si je rentrais avec ledit matériel. En dehors d'avoir inscrit trois fois la liste des appareils avec tous les détails possibles et imaginables dans le formulaire, je devais en faire une liste séparée et à tout cela je devais rajouter une déclaration sur l'honneur pour je ne sais plus quoi ! Je devais parfois me payer en plus une inspection à la douane locale de Corbeil lorsque je tombais sur une employée de la Chambre de Commerce particulièrement pinailleuse. Ai-je maudit ces démarches chaque année ! Fallait-il que j'aie envie d'enseigner pour me lancer pendant huit ans dans ces tracasseries d'un autre âge. C'était Kafka. Avec mon équipement, je passais toujours à la même douane. On me connaissait. Le plus beau, c'est que la huitième année, il y avait encore un papier mal rempli. Rappelons que ce pays qui lave plus blanc (selon Ziegler) ne fait ni partie de l'Union Européenne ni même des Nations-Unies.

Admiratif après ce premier essai, j'ai donc acquiescé pour tenter ma première grande ville avec elle : Genève. Je "va" faire, répétait Nika à l'envi. En plus d'être agréable et d'avoir une tête de financier, Nika avait le sens des relations publiques. Dès mon arrivée sur le lac Léman, le 1er novembre 1980, m'attendait une conférence de presse. Rien de moins ! Je tournai pendant une semaine dans cette grande ville pour coller les petites affiches dans les magasins. Quant aux grandes, obligation m'était faite de passer par une agence officielle qui demandait cinq fois le prix de l'affiche pour la coller sur les colonnes de spectacles. À signaler que toutes mes affiches, petites et grandes, devaient arborer un joli timbre fiscal pas gratuit. Des maniaques, je vous dis ! À cogner ! La salle choisie était la plus belle de la ville, la Salle Centrale, là où se produisait également "Connaissance du Monde". À l'époque, j'avais investi dix mille francs (français) dans l'affaire sans avoir vendu un seul billet. J'en transpirais. Pas de croyant pour nous aider. Des excuses : "André fait payer l'entrée, il n'y aura personne", "C'est pas baha'i ce qu'il fait", "L'entrée est trop chère" et j'en passe. Nika qui travaillait pour une banque et vivait dans un bel appartement sur les hauteurs de Florissant, par contre, a toujours vérifié combien je gagnais et disait souvent : "C'est pas assez". Trois séances, les 7, 8 et 9 novembre 1980. La salle pleine à chaque fois. Plus de sept cents spectateurs en tout. Il est des Suisses impressionnés qui me demandent encore aujourd'hui quel imprésario m'a organisé Genève.

Tout en se faisant parfaitement comprendre, le français de Nika reste surprenant. Pendant huit ans, elle n'a pas arrêté de présenter mon film aux gens en disant "la terre n'est pas qu'un seul pays". Rien à faire pour la corriger. "Tou es ma langue", répétait-elle. Ce qui ne l'empêchait pas de me réprimander si je disais quelque chose de travers. Eh oui, ça m'arrive. Même plus souvent qu'à mon tour !

Enseigner a toujours été un plaisir pour moi, mais le faire avec elle devenait du rêve ! Nous nous entendions comme larrons en foire. On s'amusait follement et ça marchait. Ces merveilleuses tournées en Mercedes avaient quelque chose de comique. Avec elle dans des tailleurs chics, foulard Cardin autour du cou et diamant de dix mille dollars brillant au doigt et moi, en tenue de kibboutz effrangée et vieilles godasses, on aurait dit une nouvelle version de "La belle et le clochard". Duvets, pots de colles, brosses, affiches, vêtements, petits biscuits, appareils de projections, bobines, micros, gamelles de riz, sacs divers et bouquins encombraient la voiture. Ces tournées à deux ne manquèrent pas de faire jaser, on s'en doute.

Jamais, par exemple, je n'oublierai Nika en train de coller elle- même à trois heures du matin, dans la neige qui tombait, en manteau de vison et talons aiguille, l'une de mes grandes affiches sur un des arrêts d'autobus de Genève malgré mes récriminations. C'est interdit et dans ce pays, on risque facilement l'amende. Mais insistait-elle : "Il y a beaucôô de monde qui attend ici !"

Son audace me stupéfiait. Preuve en est à Lausanne quelques jours plus tard, toujours au mois de novembre 1980. Nous avions trois jours de battement entre les projections de Renens et Bienne. "On va faire Lausanne", me lança-t-elle subitement. J'objectai aussitôt : "Nika, sois raisonnable, Lausanne est une grande ville, on n'a pas le temps d'afficher correctement en deux jours, c'est trop court pour publier dans les journaux, il faut faire les choses sérieusement, bla-bla-bla." Rien à faire. "La communauté en a besoin", rétorqua-t-elle. Malgré ma confiance en elle, je savais que ce projet relevait de la folie la plus pure. Mais impossible de la décrocher de son idée.

- Écoute, c'est pas possible, on n'a même pas de salle, on va se planter. Si tu veux faire ici, alors tu fais sans moi. Tu fais tout toi- même : trouver la salle, coller les affiches... À la limite, je veux bien aller voir les journaux pour me distraire...

Elle me débarqua sur le champ devant "La Gazette de Lausanne" et disparut en souriant. Et en trombe ! Elle loua une des deux salles du Petit Théâtre au-dessus d'un restaurant italien de renommée. Le soir de la projection, dans l'autre salle devait se tenir à la même heure la réunion d'un grand parti politique. Pendant que nous étions en train de déguster de délicieuses pâtes à la Carbonara dans ledit restaurant, une heure avant le spectacle, par la porte vitrée sur mon côté droit, je voyais monter des gens régulièrement à l'étage. Malgré cela, je ne pouvais toujours pas y croire. À mes yeux, il était impossible de réunir du monde en si peu de temps.

- Écoute, Nika, on n'aura pas un chat. T'es folle. Tous ces gens qui montent vont à la réunion politique, c'est clair...

La projection doit commencer dans vingt minutes. Soudain, après avoir jeté un bref coup d'oeil sur sa montre Cartier, elle se lève sans avoir terminé le repas pour courir faire la caisse.

- Te presse pas, ma jolie, finis de manger tranquillement, il n'y aura personne pour nous, je te dis...

Elle disparaît de son pas rapide et décidé. Soudain, elle réapparaît dans le restaurant toute essoufflée et crie joyeuse par-dessus les tables : "André, prends le dessert tout seul, il y a déjà "dou" monde, j'y reste !"

Comment a-t-elle pu grouper cent cinquante personnes aussi rapidement ? Je n'ai toujours pas compris. La madone à Lourdes n'aurait pas fait aussi bien !

Une autre fois, elle me ramassa cent vingt malades dont certains étaient allongés sur leur lit dans un grand hall d'hôpital. Elle me fit aussi projeter chez les fous à Prilly-Lausanne (voir dernier chapitre).

Et le coup du Grand Saconnex, j'allais l'oublier, le 16 novembre 1983 : le grand truc officiel organisé par la mairie. Place illuminée le soir, flics en gants blancs pour le trafic, pompiers aux casques rutilants dans le théâtre, le maire, les autorités au premier rang et une salle pleine à craquer. Et ce calicot en lettres de feu à l'entrée de la ville, rue principale, clamant depuis quinze jours que "la terre n'est qu'un seul pays". Il y en a d'autres. Mais comment faisait-elle ?

Une dernière image. Nous avons fait d'autres projections à Lausanne depuis. Un jour que nous étions bloqués par un feu rouge sur un des ponts de la ville, elle s'avisa de m'envoyer coller une affiche au bas de l'un des piliers, ce qui est naturellement strictement interdit. C'était trop, mais impossible d'hésiter, car elle aurait été capable de lâcher le volant et d'y courir elle-même. Je bondis de la Mercedes, pot de colle et brosse à la main et en un rien de temps, je collai l'affiche sous les yeux ahuris des placides Helvètes qui n'en revenaient pas d'une telle audace. Et je ressautai dans la voiture à temps pour redémarrer avec le trafic !

Enseigner avec Nika n'était que bonheur, on l'a compris. Chaque novembre, pendant huit ans, je partais faire une cure de jouvence en Suisse. En 1987, elle dut quitter ce pays. Depuis, je n'y suis pas retourné.




Photo :
En plein commentaire lors de l'une des projections du film. Givry (Saône-et-Loire), le 12 juin 1989.

5. BILAN

Je voudrais maintenant livrer quelques observations glanées au hasard de l'action à travers le monde entier. Observations qui n'ont d'autre prétention que d'inciter à la réflexion ou au débat. Certaines pourront étonner, mais il ne faut pas oublier que le monde évolue vite et que cette action s'étale sur un quart de siècle (1975-2001). Et que des choses ont pu changé depuis.

* Sur quel pied danser ?

Ce jour-là, la plupart des invités au déjeuner n'avaient pas idée de ce qu'avait été la vie d''Abdu'l-Baha et s'attendaient de sa part à une magistrale dissertation sur la Cause baha'ie. L'hôtesse avait même suggéré au Maître de parler de l'immortalité. Cependant, comme le repas progressait sans que ne soit mentionné autre chose que les habituelles politesses de société, l'hôtesse se permit de faire une ouverture, pensa-t-elle, pour permettre à 'Abdu'l-Baha de parler enfin de choses spirituelles. Sa réponse à ceci fut de demander s'il pouvait raconter une histoire et il narra un des nombreux contes orientaux qu'il connaissait. Ce qui fit rire de bon coeur toute l'assistance. La glace était brisée. Et il continua à raconter une histoire humoristique après l'autre, le visage rayonnant, à la grande joie de tous.

Le rire est une relaxation spirituelle.

En 1970, dès que je suis devenu officiellement baha'i en Thaïlande, à mi-parcours de mon épopée, les différentes communautés que je rencontrais me demandaient de leur parler. La première fois, c'était aux Philippines, à Manille. J'étais fort embarrassé. Quel discours attendait-on de moi ? Que devais-je raconter ? Des histoires de voyage pour rigoler ou des trucs sérieux sur la Foi ? Quand on est nouveau "déclaré", on hésite avant de savoir sur quel pied danser, avant de savoir quelle attitude tenir dans la communauté et de trouver sa place.

C'est légitime. Doit-on s'affirmer, s'effacer ? Il est un temps de sevrage et d'adaptation.

Chez les boy-scouts, on m'avait décerné le badge de boute-entrain, de comique de la troupe, en somme. Je décidai de rester dans mon registre. La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a, après tout ! Et depuis j'ai tenté d'amuser, de détendre et de rendre heureux mes auditoires à travers le monde. Cela me paraît primordial. La communauté a besoin de se sentir bien, n'est-ce pas ? J'entends encore cette pionnière australienne en Biélorussie m'avouer tout récemment : "Ah, ça fait du bien de vous écouter, voilà cinq ans que je n'avais pas ri comme ça."

Bien sûr, à travers le rire, j'exprime aussi des idées. "La plupart des gens sont graves, mais pas sérieux, remarquait Maurice Esmiol, un expert en la matière. Toi, c'est le contraire, tu es sérieux, mais pas grave."

Mon rôle, si j'ose croire en avoir un, n'est pas de parler aux baha'is, je n'ai ni les connaissances requises ni cette capacité-là. Ils en savent autant que moi, sinon plus. J'estime que mon rôle est plutôt de parler aux non-baha'is et là, je me sens à l'aise et je me régale.

À chacun le sien !


* Le moule :

Force est de constater qu'il se développe dans le monde baha'i, en plus de la naissance de grandes familles, ce que j'appelle le moule puritanotaroff, traduisez, américano-persan, héritage des deux grandes nations fondatrices de cette religion. Si encore, c'était les qualités réunies de ces deux peuples, la finesse et l'hospitalité imbattables des Iraniens combinées au dynamisme et à l'efficacité américaines, passe encore. Mais non. Ce moule voudrait créer inconsciemment une espèce d'automate teinté du puritanisme anglo-saxon et imbibé des manières alambiquées persanes. Non merci, je rejette ce modèle. Le but de la Foi n'est pas de créer des clones pour le meilleur des mondes à la Aldous Huxley, mais de permettre à chacun de libérer son potentiel de qualités et de vertus et à chaque peuple d'offrir le meilleur de sa différence culturelle.

La religion n'a pas pour but de moutonner les gens, la vie s'en charge. Elle a, au contraire, pour but de lutter contre cet atavisme de l'humanité. Alors, vigilance !

Au diable, l'uniformité qui se répand de nos jours. Pas de bouillie anonyme et tiédasse. Unité n'a jamais voulu dire "uniformité".

La petite pierre que j'apporte à l'édifice est d'origine gauloise, qu'on se le dise !

Cette attitude m'a attiré moult froncements de sourcils, mais aussi des encouragements comme au cours de l'été 1997. C'était dans le Caucase, où les amis locaux ne connaissent de l'extérieur que des pionniers issus de la sombre péninsule arabique. Ils soufflaient d'aise en me rencontrant : "Ah, ça fait du bien de voir un autre style !" Dans un pays où cela est coutumier, les pauvres baha'is géorgiens n'osaient même plus enfiler de short en plein été.

Une religion qui gêne aux entournures est pour le moins suspecte, ou alors mal digérée. Le grand problème, c'est d'assimiler les Écrits.

Il faut dire qu'il y a de quoi faire ! Le menu est copieux. Pour prendre un petit exemple : lorsque Baha'u'llah, à juste titre, interdit de baiser la main des dignitaires, bague du Pape et compagnie, cela ne veut pas dire, à mon avis, qu'un doux bisou sur la main de son aimée est un péché.

Comprenons les choses.

Mais il est vrai que, même si l'on peut saisir instantanément la vérité nouvelle, "on ne devient baha'i que lentement et graduellement"(1) selon Shoghi Effendi lui-même. Nous ne sommes tous que des baha'is en devenir. Mais, par pitié, ne restons pas comme le boa qui vient juste d'ingurgiter l'éléphant et se fige dans la forme d'un chapeau ! Être bien dans sa peau, en accord avec soi-même, donc heureux et à l'aise, attirera plus d'âmes à cette Cause sublime que tous les discours du monde. Et être en accord avec ce que l'on prêche est peut-être une lapalissade, mais c'est primordial. Les gens vous sentent venir. Personnellement, il est des sujets que je préfère ne pas aborder ! On comprend, je ne suis pas parfait. C'est pour cela qu'il est demandé dans les Écrits d'améliorer d'abord son caractère (pas de la tarte) et de purifier son coeur (pas de la tarte non plus !) avant de se lever. Car finalement, "Le triomphe ultime de la cause sera assuré par une chose et uniquement une, affirme le Gardien, c'est-à-dire, la mesure dans laquelle notre vie intérieure et notre caractère personnel reflètent dans leurs nombreux aspects la splendeur de ces principes éternels proclamés par Baha'u'llah(2)."

Je me permettrai d'illustrer ce propos par un exemple qui me parle : une mère éplorée vint un jour trouver Gandhi pour lui demander d'interdire à son fils de manger du sucre. Celui-ci resta silencieux un instant, puis lui proposa de revenir dans une semaine avec son fils. Il lui donna alors seulement l'ordre de ne plus prendre de sucre. "Comment se fait-il que vous ayez attendu une semaine pour le dire", questionna la mère, quelque peu surprise.

- J'attendais de cesser d'en prendre moi-même, répondit-il !


* Attitude :

Ce qui touche le plus les gens, je l'ai constaté tant de fois et je le répète, ce ne sont pas les beaux discours, mais plutôt l'attitude que l'on dégage. L'impression que l'on donne. C'est ce qui reste en mémoire. Des réunions, les gens se rappellent surtout d'avoir passé un bon moment ou non, ils se souviennent de la qualité de l'accueil, du goût des gâteaux et du café, de la décoration de la salle ou du charme de l'hôtesse plus que de tout autre chose. L'Homme est d'abord un être émotionnel. L'esprit dans lequel les mots sont prononcés est plus vital que les mots eux-mêmes.

"C'est en parlant à l'âme qu'on électrise l'homme", constatait Napoléon.

Combien de fois, ne m'a-t-on pas fait cette remarque : "Je ne sais pas si ce que vous dites est juste, mais vous en avez tellement l'air convaincu."

Les gens se méfient de tout ce qui est "religion" en Occident. N'en rajoutons pas en se présentant avec une tête de curé ou d'ayatollah ou avec des murmures de messe basse. En France, affirmer d'entrée de jeu que l'on est baha'i est hautement risqué et peut bloquer le déroulement de la conversation, car les gens se méfient de ce qu'ils ne connaissent pas, d'une part, et de ce qui est étranger, d'autre part.

Le Maître déclare dans une de ses tablettes que si nous voulons avoir une influence quelconque sur les chercheurs, il faut d'abord faire sauter l'appréhension : les âmes connaissent l'appréhension. Pour que la Parole ait de l'effet, les amis doivent d'abord essayer d'éliminer toute appréhension chez ceux qu'ils veulent enseigner(3). Rire ensemble est un excellent moyen de faire sauter cette appréhension, car cela fait naître un sens d'unité spirituelle.

Le meilleur discours n'est pas celui qui est le mieux brossé, mais celui dont on retient quelque chose. Ne serait-ce qu'un mot après des années. Pour preuve, la conférence internationale baha'ie qui s'est tenue à Paris en août 1976. Le deuxième soir, il fut décidé de faire revenir les participants au Palais des Congrès pour profiter de l'exceptionnelle présence de huit "Mains de la Cause". Malgré la fatigue, la moitié des sept mille revinrent. Et chacune de ces "Mains" de délivrer un remarquable speech. Il faut reconnaître qu'elles sont rodées à ce jeu-là. Le premier discours dura vingt minutes. Il était déjà tard et deux jours d'attention ininterrompue avaient affaibli la concentration des esprits les plus coriaces. Dès le deuxième discours qui ne semblait pas finir non plus, j'en voyais certains dans la salle qui se prenait la tête dans les mains de désespoir. Mais le public baha'i est patientissime. Le cinquième orateur, John Robarts du Canada, ayant enfin saisi qu'il y avait saturation, dit ceci :

- Ce soir, je vais faire le discours le plus populaire de ma carrière : "Au suivant !"

Et il tendit le micro à la "Main" suivante sous les applaudissements de la foule soulagée.

"Au suivant." Voilà la seule chose que j'ai retenue de cette soirée d'éloquence.

Belle leçon dont j'ai toujours essayé de tenir compte par la suite. Règle d'or que je me suis fixée : terminer mes débats avant que l'attention ne tombe. Laisser les gens en suspens. Ne pas fatiguer. Je peux même être féroce : j'estime que lorsqu'une personne tente lentement de changer de fesse sur sa chaise ou commence discrètement à bailler, c'est que j'ai été trop loin. J'arrête. C'est l'enfance de l'art.

On ne sait jamais si un mot de son exposé sera retenu et encore moins lequel, mais cela ne veut pas dire qu'il faut en négliger la préparation. Cela s'appelle du respect. Finalement, tout discours ne devrait-il pas être comme une mini-jupe ? C'est-à-dire assez long pour couvrir le sujet tout en restant assez court pour retenir l'attention !

Je sais bien qu'on désespère parfois, c'est si difficile dans ce pays de propager le message, et on est tenté d'essayer tous les trucs, évidemment. Mais je trouve bizarre néanmoins d'oser se présenter à un inconnu en claironnant : "Je suis baha'i." Je n'ai jamais entendu de Français se présenter à moi en m'annonçant de but en blanc qu'il est catholique ou juif ! 'Abdu'l-Baha conseille avec sa mansuétude coutumière de faire comprendre à ceux que nous rencontrons que nous sommes bien des baha'is, mais sans en proclamer le fait(4).

"Jamais ils ne doivent laisser passer un jour sans enseigner une âme(5)."

Ah, la belle phrase ! Faut-il en déduire que si l'on n'est pas allé tarauder au moins une fois dans la journée le premier inconnu que l'on a réussi à coincer avec le mot "baha'i" ou "Baha'u'llah", on manque à son devoir de croyant ? Doit-on voir dans chaque nouvelle tête que l'on croise une future proie pour la Foi ?

Pitié !

Ne serait-ce pas malsain de se lier avec des gens dans l'unique but de leur parler de la Foi ? Si l'on a cela derrière la tête, il y a peu de chance pour que ça réussisse. On doit se faire des amis pour la beauté de la chose, me semble-t-il, pour son plaisir personnel, pour ne pas se retrouver seul dans les mondes suivants, pour l'amour du Créateur, mais pas avec un traquenard derrière la tête. On n'est pas à la chasse ! Cela n'exclut pas le fait que pour pouvoir partager le message avec quiconque, mieux vaut être sur la même longueur d'onde, en amitié. Rappelons-nous la loi de la similitude de saint Paul dont nous avons déjà parlé.

'Abdu'l-Baha explique ainsi l'attitude à adopter : la nourriture doit être offerte uniquement pour l'amour de Dieu, pas pour l'amour de celui qui écoute, pas pour votre propre bénéfice, mais simplement parce que Dieu désire que sa Manifestation soit connue...(6) Est-il possible à celui qui a compris la Foi de se taire ? Non, il désire partager la "nourriture". Tous les jours évidemment, si possible. Donc tout réside dans la manière de la partager. À chacun de trouver la méthode et les mots pour le faire. Mais attention à ce que l'on dit ! Je me souviens d'un adepte mauricien des plus actifs qui assura à un pâlichon descendant de Vercingétorix du côté des arènes de Nîmes que "Nous (sous-entendu les baha'is), on a la solution." La réponse ne se fit pas attendre.

- Qu'est-ce que tu me racontes, toi le Négro ! Dans ton pays, tu crèves de faim et maintenant tu viens me chanter que tu as la solution !

Ami de couleur (excuse-moi d'utiliser cette désignation discriminatoire si courante), quelle fermeté d'âme ne te faut-il pas pour encaisser les vexations d'un esprit colonial qui a du mal à mourir et d'une ignorance imbécile peu flatteuse ! Je n'exagère pas. Les Blancs ici ne se rendent pas compte que leur parler ordinaire est foncièrement raciste, mais ceux qui le subissent au quotidien le savent. Le problème est chez les Dupont-Lajoie, pas chez toi, bien entendu. Les Européens s'imaginent que leur puissance industrielle et leurs découvertes technologiques légitiment leur prétendue supériorité sur les autres peuples. Tu peux leur montrer qu'un bon caractère, de belles manières et un coeur chaleureux comptent aussi. Aujourd'hui où je prends beaucoup le train pour moins me fatiguer qu'avec la voiture, je me retrouve dans le métro parisien à faire un véritable parcours du combattant avec caddie, cartons de livres, films et projecteur. Ça pèse, c'est encombrant et ça passe mal dans les tourniquets ; il y a des escaliers partout et les rames ne sont pas à la hauteur du quai. Autrement dit, je m'amuse (c'est un autre mot que je veux dire, mais il est trop parfumé). Les rares personnes qui me proposent de me donner un coup de main dans le rush perpétuel sont la plupart du temps les Maghrébins et les Noirs. Les autres m'insultent pratiquement, car je freine leur course de rat !

Tous les Hommes de toutes les races ont un coeur et des sentiments. Des "vibrations", pour parler hippie. Réalité qui ne semble pas toujours bien perçue ici quand on voit l'attitude de certains mangeurs de grenouilles. J'ai parcouru le monde entier avec deux yeux qui voient très bien et je n'ai vu qu'une seule espèce humaine. Il est des corsaires qui, avec un seul oeil, semble en voir deux ! J'ai trouvé des gens merveilleux partout, des gens qui m'ont touché au plus profond de moi (voir mes livres d'aventures). J'ai pris des leçons de savoir-vivre et de générosité à en avoir honte dans le soi-disant "monde sous-développé". C'est ça la réalité réelle. Toi, l'Africain, par exemple, tu m'as fait comprendre ce que le mot "frère" signifie, ce que partager veut dire. En tout cas, à vous tous, amis de couleurs, merci d'être venu égayer la grisaille de ma banlieue et de nos villes frileuses, et de mettre plus de chaleur dans les relations humaines de l'hexagone. Votre présence est ici réconfortante.

Oui, à ce sujet-là, relisons Jean de La Bruyère (Les Caractères) :

"J'appelle mondains, terrestres ou grossiers ceux dont l'esprit et le coeur sont attachés à une petite portion de ce monde qu'ils habitent, qui est la terre ; qui n'estiment rien, qui n'aiment rien au-delà : gens aussi limités que ce qu'ils appellent leurs possessions ou leur domaine, que l'on mesure, dont on compte les arpents, et dont on montre les bornes."

Pour revenir à notre brave Mauricien, il m'a personnellement estomaqué en 1980. À l'époque ne vivait qu'un seul croyant à Nîmes, c'était lui. Tailleur par profession, Toolan se remuait comme un beau diable, faisant croire à la mairie qu'une importante communauté baha'ie s'était développée dans cette grande ville. Cette année-là, il avait réussi à l'afficher à lui tout seul pour me faire présenter le film.

Il s'était fait offrir par la municipalité pour la séance publique le Centre Pablo Neruda, rien que ça ! Il avait réussi, de plus, à y faire venir un établissement scolaire le matin et un club de seniors l'après-midi. Il avait remué les médias de sa propre initiative. Son enthousiasme ne connaissait pas de limite. Je n'en revenais pas, je n'avais plus rien à faire. Ya Baha'u'l-Abha !

Tu vois, qui veut peut. On oscille tous entre la joie et la peine. Peu importe, la couleur, la nationalité ou la croyance. Les sentiments sont communs à tous les peuples. Mais ce qu'il faut saisir, c'est qu'ils s'expriment à travers le filtre de la culture, ce qui peut donner à l'arrivée des gestes différents et déroutants. Même si l'impulsion est identique. Deux exemples pour m'expliquer : en France, on a pour habitude d'offrir les fleurs dans un bel emballage. En Allemagne, pays pourtant voisin, c'est malpoli d'agir ainsi. On les offre nues ! Fleurs avec emballage, fleurs sans emballage, c'est différent, oui. Mais le geste d'offrir à la base est identique. C'est un geste de générosité. Il a seulement été filtré autrement. Le deuxième exemple, toujours en France, lorsqu'un individu reçoit une brique sur le pied, il se met à gueuler. Il le fait d'ailleurs sans que la brique tombe (pour que ça marche, il faut gueuler, n'est-ce pas ?) ! En Asie, le type, lui, va rire. On dit bien "rire jaune". La douleur n'en reste pas moins la même. Mais la culture aura donné une réaction différente pour la même souffrance. Le sourire du Dalaï-Lama trompe les Européens. Rien ne peut pousser un chef d'état à sourire quand son pays est martyrisé, si l'on réfléchit une seconde. En passant, on peut méditer sur l'exemple qu'offre ce dignitaire dans notre monde de violence. S'il est facile de jouer au non-violent dans un pays libre, le rester lorsqu'on est menacé de disparition relève de l'héroïsme. Pourtant, c'est lui qui a raison. La paix amène la paix. N'est-il pas en train d'appliquer un de nos principes avec grande fermeté d'âme ?


* Ouverture :

Si quelqu'un vous parle d'astrologie et que vous lui dites que c'est bidon, dur. Si, par contre, vous pouvez lui démontrer la relation entre l'apparition de Baha'u'llah et celle de l'ère du Verseau à laquelle nous assistons, vous aurez son oreille.

- Trouver l'ouverture.

Voici une histoire qui montre comment j'essaye de le faire. Dans les années 80 passait sur les ondes de la RTBF une émission d'une heure, fort populaire, une sorte de radioscopie version belge avec Jacques Bofford, intitulée : "En Question". Depuis deux ans, les amis belges tentaient vainement d'y participer. Rien à faire, le sujet baha'i n'intéressait pas l'émission. Soi-disant. J'eus le bonheur d'y être invité lors de la parution de "La Route et ses chemins". Et comme à chaque fois, mon petit piège fonctionna. Mon stratagème disons, car je ne cherche pas à "piéger" les gens ni à gagner à tout prix. Patient comme l'araignée qui attend la mouche au fond de sa toile, je laisse venir la question fatale :

- Mais enfin, pourquoi avez-vous fait ce voyage ?
- Pour apprendre !

À part une lumière qui osa me rétorquer un jour "À quoi ça sert d'apprendre ?", la question suivante est toujours la même :

- Et vous avez appris quoi ?
- Ce qui fait le titre de mon premier livre et de mon film, que "la terre n'est qu'un seul pays".
- Ça veut dire quoi exactement ?
- Il n'y a plus de distances.
- ...
- On est tous frères...
- Vous pourriez développer un peu plus, s'il vous plaît.
- Oui, mais laissez-moi vous dire, avant, que si cette idée est la conclusion de mon voyage, elle n'est pas de moi.

Et au lieu de sauter sur l'occasion pour placer qui on sait, je feins l'indifférence et attends l'inévitable question suivante.

- Ah bon, et c'est qui l'auteur ?
- Il n'est pas très connu. C'est un Persan.
- Dites toujours.
- C'est un nom difficile pour nos oreilles francophones. - Peu importe.
- Vous voulez le savoir quand même ?
- Certainement, allez-y.
- Baha'u'llah !

Et de répéter le nom une deuxième fois en articulant clairement pour bien me faire comprendre du monsieur et des auditeurs. Et d'attendre les questions suivantes qui donnent l'impression aux auditeurs que c'est l'intervieweur qui veut savoir et pas moi qui veut faire passer quelque chose ! La sagesse n'interdit pas l'astuce. Comme je l'ai déjà dit, je prends soin de rester dans les domaines civilisation, justice sociale, paix dans le monde pour parler de nos idées. J'évite le mot religion tant que je n'ai pas pu donner une petite explication du processus de l'Histoire ou expliquer ce que j'entends exactement sous ce vocable tant décrié de par chez nous. Et quand j'en parle, c'est en évitant de faire renifler une odeur de presbytère. Mais pour qui sait patienter tout arrive en son temps. Ce jour-là, après l'émission, Jacques Bofford m'invita à prendre un café.

- C'est passionnant ce que vous dites. J'aimerais faire une émission là-dessus.

- Bah, pourquoi perdre votre temps ?

- Mais enfin, il y a encore plein de choses à dire là-dessus.

- Oui, mais moi j'habite à Paris, pas ici...

- Vous ne connaîtriez personne en Belgique qui pourrait en parler par hasard ?

C'est ainsi que Louis Hénuzet et Léa Nys purent passer à l'émission.


* Encouragements :

Cette histoire belge me fait revenir en mémoire ce que m'avait dit à Paris même l'un des membres de la Maison universelle de justice, Ali Nakhjavani (mon autre modèle dans la Foi), pour m'encourager lors de mes débuts d'enseignant. J'avais le coeur lourd en ces jours de voir les controverses que mes tentatives d'activités soulevaient. Je doutais. "André, tu dois poursuivre ton action. Il te faut comprendre que toi, tu es comme le fil du couteau, la communauté, c'est la lame et l'Assemblée spirituelle nationale le manche." Cette belle image m'a insufflé un courage énorme et m'a toujours accompagné. Elle m'a galvanisé. "Le fil du couteau", c'est ce qui entre en contact d'abord. Ceci s'est avéré tellement vrai depuis. Combien d'endroits où les amis n'avaient pas accès et où j'ai pu pénétrer sans difficulté.

Deux autres phrases prononcées de façon anodine par leurs auteurs m'ont également soutenu le moral dans ce difficile apostolat. "Tu as des talents de conteur", remarqua la perspicace Denise Brenner après ma première séance. Il est vrai qu'elle était bon public, mais cela me mit en confiance. Surtout venant de sa part, une intellectuelle. "Fonce", me dit Jean-Marc Mongellaz avec son air de paysan savoyard matois que j'adore, après avoir assisté à la projection du film à Chambéry, "C'est du béton ton truc." Ces phrases m'accompagnent toujours et partout. Elles me stimulent, me donnent de la force. Le nom de leur auteur est aussi gravé à jamais dans mes propres tablettes de chrysolithe ainsi que le nom de tous ceux qui m'ont aidé dans la tâche le long du parcours.


* On a tous besoin d'encouragement :


Eh bien, encourageons-nous les uns les autres.

La communauté n'en progressera que mieux !

Je ne suis pas un morceau de bois et il m'arrive, devant l'insignifiance de mon action et la fatigue et les difficultés qu'elle soulève, d'avoir envie de crier pouce. Mais j'ai constaté qu'à chaque fois que le découragement m'envahit, la lettre d'un lecteur enthousiaste ou le coup de fil d'un spectateur subjugué m'arrive comme par miracle, le mot d'un ami tombe par bonheur pour me redonner le moral et me relancer de plus belle !

Je constate que les baha'is exigent trop les uns des autres. Soyons indulgents.

Dès qu'un ami se remue quelque peu, il se retrouve en un tournemain dans une demi-douzaine de comités à la fois, au risque d'étouffer. Je dois ici remercier l'Assemblée spirituelle nationale de France qui a eu l'intelligence de ne pas m'entraver de responsabilités pour que je puisse me dévouer totalement à la propagation directe.

'Abdu'l-Baha a trouvé l'astuce pour nous encourager. Il aurait dit que si chacun amenait une seule âme à la Foi par an, cela suffirait. On ne peut se permettre de taxer le Maître de plaisantin, mais si l'on part sur une base de mille croyants aujourd'hui, en moins de dix-sept ans le monde entier serait entièrement baha'i ! Chacun peut faire le calcul. Une déclaration par an par tête de pipe, cela paraît facile, et pourtant !


* Savoir de quoi on parle :

Pour parler de la Foi en public ou en privé, vérité de La Palisse, il faut savoir de quoi l'on parle. Il faut mettre au point un laïus. Ceci ne peut se faire qu'en pratiquant sur le terrain. Et en acquérant des connaissances. J'entends encore me résonner dans l'oreille cette explication fournie aux passants par un ami dans les rues de Sens : "Baha'u'llah, c'est le père, 'Abdu'l-Baha, c'est le fils et Shoghi Effendi, le Saint-Esprit !" À quoi, j'avais presque envie de répondre "amen" et de me signer en bon acolyte que j'ai été au temps des scouts !

Il n'existe pas trente-six solutions : il faut d'abord étudier les Écrits sérieusement.

Non pas parce qu'on nous serine de nous approfondir ou pour nous mettre en accord avec notre conscience de baha'i, mais tout simplement pour nous aider, pour élargir notre compréhension et y chercher ce qui va nous servir à étayer notre présentation. Oui, il faut étudier les textes sacrés à des fins pratiques. Sinon, à quoi ça sert ! On ne peut pas parler de ce qu'on ne connaît pas. Les écoles d'été sont excellentes pour apprendre. Je n'en ratais pas une au début. Aujourd'hui, nous avons la chance d'avoir en plus des instituts d'une grande utilité pour cela. Toutes ces réunions ont pour louable effet, en dehors d'étoffer les connaissances, de stimuler et gonfler à bloc tout un chacun. L'art consiste à ne pas laisser retomber le soufflé après. Et l'honnêteté à ne pas y voir qu'un agréable passe-temps. Le terrain, le terrain, le terrain, voilà le but, saperlipopette !

Personnellement, lire les Écrits me requinquent. Ça me recharge la batterie !

Il faut non seulement étudier nos textes sacrés, mais se cultiver dans tous les domaines. Pour pouvoir bien présenter la Foi et être capable de répondre à toutes sortes d'interrogations.

Lorsque je suis incapable de répondre à une question, première chose en rentrant à la maison, je vais me documenter jusqu'à ce que je trouve une réponse adéquate pour le coup suivant. Désolé, on ne me piège pas deux fois. Et si ma réponse ne convient pas, je la travaille jusqu'à ce qu'elle satisfasse. Si quelqu'un me demande ce que je pense d'un gourou, d'un fait historique ou d'un événement dont je n'ai jamais entendu parler, je ne vais pas dormir tant que je ne sais pas quoi en penser. Je n'aime pas rester le bec dans l'eau. Pas besoin de tout apprendre sur le bonhomme ou le fait en question, mais en avoir une idée permet de dialoguer à la prochaine occasion. Dernièrement, je viens de me taper "La révélation d'Arès" et le livre de "Raël", par exemple, pour ne pas rester sec devant leurs adeptes. Shoghi Effendi écrivait ceci à un croyant en juillet 1949 : "Si les baha'is désirent être vraiment efficaces dans l'enseignement de la Cause, il leur faut être mieux informés et capables de discuter intelligiblement, intellectuellement, de la condition actuelle du monde et de ses problèmes(7)."

Nous ne devrions jamais craindre la discussion, car nous avons des réponses. Gardons à l'esprit les mémorables "dispoutes" (joli mot russe, du français dispute) qu'organisaient les bolcheviques dans les années 20 à Ishqabad au Turkménistan pour convaincre les baha'is de leurs idées révolutionnaires en public. Ce sont eux, les rois de la dialectique, qui s'y faisaient confondre à chaque fois !


* À l'usine :

- Johnny a "fait" cent baha'is sur la côte et moi deux cents dans la capitale, claironnait un enseignant itinérant dans un pays que je me garderai de nommer en cette fin d'été 90. Et toi, André, dans tes montagnes, combien ?

- Euh, moi, zéro.

Je ne suis pas aux pièces !

Il m'est avis qu'à la seconde même où l'on croit avoir "fait" un baha'i, on est cuit !

Car à bien y regarder, ce n'est pas nous, mais Dieu qui prépare les coeurs, ce n'est pas nous, mais encore Lui qui donne le pouvoir de le reconnaître. Je l'ai dit plus haut, nous tombons sur des "convertis" d'avance. Notre rôle est insignifiant : il consiste simplement à faire une épissure, c'est-à-dire à connecter l'âme préparée à la source de sa croyance. Rien de plus. Et même là, c'est encore Dieu qui nous guide vers cette âme-là ! En fait, la seule chose que nous "faisons", c'est la volonté de Dieu. Le critère est la mesure dans laquelle nous sommes prêts à laisser la volonté de Dieu agir à travers nous(8). CQFD. Ne tirons donc pas gloire de ce qui ne dépend pas de nous. L'instrument que je suis n'éprouve aucun sentiment de mérite à ce qu'il fait, bien au contraire. J'ai plutôt l'impression de ne jamais en faire assez. Je garde toujours en tête, à ce sujet-là, la réponse édifiante d'une jeune Ukrainienne à qui j'avais demandé depuis combien de temps elle était baha'ie : "J'ai toujours été baha'ie, mais je ne le savais pas avant !"

Et une lettre reçue en avril 76 que je me permets de citer : "Votre livre m'a "converti" au "Baha'isme" dont j'ignorais l'existence jusqu'à aujourd'hui comme tout Français moyen qui se respecte. Converti d'emblée au "Baha'isme", car votre livre prêchait à un converti de naissance, vous m'avez fait découvrir que mes idées les plus ancrées et personnelles de toujours étaient aussi celles d'une religion née au XIXe siècle en Iran."

Pourquoi certains ont-ils le privilège d'en connecter plus que les autres reste, à mes yeux, un mystère de Celui qui soumet tout !

Mais, je le répète, c'est pas Boulogne-Billancourt, nous ne sommes pas aux pièces les gars ! Personnellement je suis détaché du résultat de mon action. Que les gens deviennent baha'is ou pas ne relève pas de moi. J'ai une aveugle confiance en Dieu et, dans le domaine de la proclamation, je ne me blâme que si je n'ai pas agi ou si j'ai mal agi.

Mieux vaut avoir un seul baha'i qui comprenne les enseignements, convaincu de tout coeur de leur véracité et bien ancré dans l'Alliance, plutôt qu'un grand nombre peu versés dans la Cause. Cette affirmation n'est pas de moi, mais tout bonnement du Gardien (lettre à un croyant en date du 22 janvier 1955)(9). Une seule perle vaut mieux que mille déserts de sable(10). Ce n'est pas de moi, non plus !

Je revois encore cette jeune Roumaine, par exemple, qui me demanda de devenir baha'ie après m'avoir aidé pendant trois jours à Iasi pour mettre sur pied la projection du film. Qui n'eût été content de faire signer une carte ? Au lieu de sauter sur l'occasion pour justifier de ma présence dans son pays et crier victoire, je lui tins ce propos :

"Pas de problème Tania, si tu veux t'enrôler. Mais je vais d'abord t'offrir un livre en roumain appelé "Baha'u'llah et l'ère nouvelle". Tu n'es pas obligée de tout lire, mais feuillette-le à ta guise et regarde si c'est bien ce que tu veux. Si oui, tu trouveras l'adresse du secrétariat à Bucarest à la fin du livre. Tu leur écriras pour leur demander de t'inscrire et tu seras enregistrée sans histoire. Mais vérifie d'abord."

Elle était si sincère sur l'instant. Bien m'en prit. Cette jeune fille n'est jamais devenue baha'ie. Je l'ai su cinq ans après par un coup de fil qu'elle me passa lors d'un séjour en France. Certes, on pourrait argumenter que si elle avait été enrôlée sur le champ, les amis auraient pu l'aider à se fortifier par la suite.

Pourquoi, en effet, vouloir à tout prix "gonfler" nos listes ? N'est-il pas désopilant de trouver sur celles-ci des gens qui n'ont jamais entendu parler de Baha'u'llah ? Et encore mieux, d'en rencontrer qui se sauvent par la fenêtre quand je frappe à leur porte. J'en ai entendu de toutes les couleurs à ce sujet, du style :

- Je ne veux plus y être. Ils m'avaient promis du boulot en Amérique. Je n'ai rien vu venir !

- Lâchez-moi, je croyais que c'était un club de rock quand "ils" ont débarqué avec leurs guitares et j'ai jamais reçu d'invitation au concert !

Ce genre d'abus sert-il la Cause ? Qu'y pouvons-nous si Dieu a pour méthode de faire progresser ses religions lentement. C'est pour cela que je ne pousse pas à la roue. Quelqu'un a fait remarquer que l'on a tendance à enseigner comme l'on a été enseigné soi-même. Moi, on m'a laissé libre. De toute façon, je n'étais que de passage avec le stop, on ne risquait pas de me harceler. C'est pour cela peut-être que je laisse les gens libres. J'estime que l'on ne pourra jamais empêcher celui qui est prêt à entrer dans la Foi. Alors pourquoi s'escrimer ? Violer des consciences pour obtenir du résultat, quelle honte ! Et violer la conscience de ses propres enfants en passant, quelle horreur aussi !

Je ne me suis jamais permis de rabâcher à Natascha, ma fille, qu'elle doit se "faire" baha'ie. C'est son choix. Ma femme et moi lui avons seulement donné les éléments pour qu'elle puisse juger. Elle a accepté de son propre gré. Et de cela, je suis fier. On sait bien que c'est dans les séminaires catholiques que l'on forme les athées les plus acharnés ou les ennemis de la calotte les plus virulents.

J'ai vu "ouvrir" des villages en Afrique ou dans les Caraïbes en faisant lever des mains après vingt minutes de boniment. Bon. Je ne sais que penser de l'enseignement de masse. Ce n'est pas ma tasse de thé, en tout cas. Pour soutenir cette façon de faire, Ruhiyyih Khanum fait remarquer qu'il faut beaucoup de petit lait pour faire du beurre. Certes oui. En tant que fils de paysan j'ai battu le beurre à la baratte et je le sais. Mais je me permettrais de préciser qu'il faut vraiment du petit lait et pas de la flotte !

L'enseignement ressenti comme un devoir ou une obligation ne peut porter de fruits.

Il est pour moi plaisir, art de vivre, défi. Je m'amuse et je plane. Essaye, tu verras !

Malheureusement, il m'est arrivé plusieurs fois de me présenter épuisé à une causerie ou à la ciné-conférence. Il faut savoir que courir une ville pendant des jours par toutes sortes de climats pour afficher, baratiner à longueur de journée dans les boutiques afin d'essayer de vendre un livre et coucher dehors pour clore la journée sapent les forces. Alors que je devrais être frais et dispos pour présenter le message, partager l'amitié et la chaleur humaine, ce qui est mon but, j'arrive souvent comme un zombie et, même parfois, à ne pas à prendre avec des pincettes ! C'est regrettable. J'ai écrit dans "La Route et ses chemins" : "La fatigue est le plus grand ennemi de l'homme." Oui, quand on est fatigué, on a plus envie d'aller récupérer que d'aimer. Un comble : la conférence, la chose la plus importante de mon activité devient parfois une corvée. Combien de conférences n'ai-je pas commencées la tête dans le brouillard, les jambes molles et en tirant sur mes dernières forces !

Malgré cela, à la fin de chaque prestation, il se passe un phénomène extraordinaire : je me sens rafraîchi et en pleine forme. J'ai oublié soucis et fatigue. Comme par un coup de baguette magique. Je vous recommande cet élixir. Il soigne tout !


* Proclamer :

Pour être précis, ce que je fais n'est pas de l'enseignement, mais de la proclamation.

Mais ne faut-il pas d'abord proclamer afin de pouvoir enseigner ? Proclamer c'est faire connaître, enseigner c'est faire comprendre. J'ai seulement essayé d'avertir les gens, de les rendre curieux, de les intéresser à cet idéal nouveau. Pas de leur expliquer tout. Beaucoup d'amis bien plus doués que moi sont là pour le faire, pour prendre le relais, car il est ensuite nécessaire de soutenir toute nouvelle âme touchée par la lumière. À chacun son rôle. Le wagon peut-il être tiré s'il n'a pas d'abord été accroché ? L'art de l'enseignement si l'on veut revenir à ce mot qui, de fait, englobe les deux sens précédents, consiste à accrocher le wagon. Ou, pour prendre une autre image, à piquer la banderille au bon endroit. Olé. Ensuite tout suivra. Rappelez-vous, je suis la "lame du couteau". Trancher dans le vif, voilà mon objectif.

Une astuce en France consiste à laisser les gens se sentir libres. Plus on les laisse se sentir libres, c'est mon expérience, plus ils ont tendance à développer de la sympathie pour la Cause.

- Qu'est-ce qui prouve que Baha'u'llah a raison ? me demande- t-on régulièrement.

- Rien du tout, monsieur. C'est seulement vous qui pouvez le prouver !

Et le type, surpris, de se sentir soudain responsabilisé.

Lorsque je parle du plan de Baha'u'llah pour la première fois, j'en parle avec enthousiasme certes, mais il ne me vient pas à l'esprit de dire que c'est la solution. J'invite plutôt les spectateurs à l'étudier pour juger par eux-mêmes s'il peut leur convenir individuellement et s'il peut servir l'humanité dans son ensemble. C'est à eux de déterminer si c'est la solution. Moi, je le sais déjà. Et d'ajouter pour mettre en confiance : "Je n'ai pas trouvé personnellement d'idéal plus élevé ni de réponse plus adéquate à nos besoins du jour que ce plan, mais je vous promets que si, au cours de mes futurs voyages, j'en découvre un meilleur, je n'hésiterai à revenir pour vous prévenir !"

- Servez-vous de votre tête pour comprendre, chacun en a une. Voilà le type d'exhortation qui fait honneur à tout le monde. On a tous lu et relu cette phrase : "Recherche personnelle et indépendante de la vérité". Et si on l'appliquait aux autres aussi !

À son grand soulagement et dans les formes, bien entendu, j'ai fait rayer de la liste un jour une brave dame qui s'y trouvait par mégarde ou par excès de zèle de la part de quelque prêcheur talentueux, que sais-je. Le but de l'enseignement n'est pas d'établir des listes factices, on le sait.

Inutile de se tuer bêtement, donc.

J'ai sursauté dernièrement en entendant un couple de baha'is outre-Atlantique me dire au sujet d'un voisin à qui ils parlaient de la Foi : "On le cuisine !" Même si le pragmatisme de cette langue excuse la tournure et même si des Tablettes et des lettres du Maître et du Gardien nous exhortent à suivre nos sympathisants pour leur montrer le chemin, ça m'a fait drôle !


* Un mot ou un geste :

Ce ne sont pas les grands projets qui sont nécessairement les plus efficaces.

Un seul mot ou un petit geste peuvent suffire à la conversion de quelqu'un.

Et chacun peut dire un simple mot ou faire ce geste. Il n'est pas demandé à tout un chacun de jouer à l'orateur, de pianoter, de chanter ou de danser. Rappelons-nous que ce qui nous a attirés dans la Foi a rarement été quelque chose de grandiose. J'ai gardé en mémoire pour ma propre gouverne les trois premières choses qui m'ont aiguillé sur le chemin de la conversion. Souvenez-vous, on les trouve dans l'histoire de mon cheminement. Les deux premières ne sont que deux simples phrases anonymes : "Je crois qu'ils ne font pas de politique" et "On travaille pour l'unité du monde." Et la troisième est un geste : le cadeau d'une bouteille de rosé et d'un camembert.

Le plus cocasse dans l'enseignement est que le déclic qui peut provoquer l'ouverture chez celui qui nous écoute ne peut être ni provoqué sciemment ni même détecté de notre part.

On navigue à vue. C'est ça, l'aventure !

Et l'aventure est d'autant plus grande que l'on ne sait jamais à l'avance qui peut accepter la Foi. Je dois me surveiller moi-même à ce sujet-là. J'ai parfois tendance à me dire "Tiens, celui-là, il est bourré de qualités, il ferait un bon baha'i" ou "Tiens, celui-là, avec la trogne qu'il se paye, mieux vaut ne pas le voir dans les rangs !" C'est cela qu'on appelle un préjugé. Le choix de Dieu nous est inconnu. Cela signifie, en clair, qu'il faut parler du message à tous, sans à priori.

L'expérience personnelle que l'on jette dans la balance n'en reste pas moins une aide précieuse pour le faire. Vrai, on écoute plus volontiers celui qui est connu pour son expertise ou qui a vécu ce qu'il raconte. Lorsque j'affirme en public que la paix se fera, mal placé est celui qui veut me rétorquer que je n'ai pas vu le monde. Quand je confirme qu'il n'y a qu'une espèce humaine, que j'ai trouvé des gens merveilleux partout, qui peut me contredire ? Mais c'est plus l'enthousiasme ou la conviction à le dire que ce que je dis qui marque les esprits. Je le sais. L'enthousiasme est non seulement entraînant, il est contagieux. C'est la quatrième chose dont parle le Maître, souvenons- nous, pour être efficace.


* Charabia :

"Ce langage ne passe pas en France", tonitruait à l'envi un ancien professeur de philosophie qui avait accepté la Foi. Il parlait de nos Écrits.

Oui, il faut s'y faire !

Les formules alambiquées et fantasmagoriques des langues persane et arabe sont à mille lieues de la sobriété cartésienne de la pensée française. Il m'a fallu des années avant de découvrir dans cette jungle que les branches étaient des hommes et les feuilles des femmes. Vieille branche, je devais être dur de la feuille ! Il me fallut aussi du temps pour m'habituer à "Main de la Cause". Je sais bien que les Italiens causent avec les mains, mais tout de même !

Vrai, le langage religieux n'a jamais été facile. Mais nous, on est vernis ! Plus de quatre-vingt-dix noms désignent Baha'u'llah dans les textes, de "La plume de l'Ancien des jours", "La Langue de Grandeur, de Pouvoir ou de Puissance" à "l'Étoile du Matin qui brille au-dessus de la source de la volonté de votre Seigneur"(11), ce qui ne simplifie pas la lecture.

En plus, par manque de bons traducteurs dans le passé, nous avons souvent affaire à des textes français peu orthodoxes où Baha'u'llah a même eu la malchance de se faire traiter de "Cloche" dans l'un d'eux (lettre à Napoléon III dans "La Proclamation de Baha'u'llah", cru 1967). On est gâté ! Et pour épicer le tout apparaissent des mots à torturer Champollion comme "Kawthar", "Salsabil", "Mustaghath", "Qayyumu'l-Asma'" ou "Sadratu'l-Muntaha"(*) et j'en passe.

(*) Nota : Il s'agit de l'arbre sacré dont parle le Coran, l'arbre au-delà duquel il n'y a point de passage. C'est un symbole de la Manifestation de Dieu.

Il faut avoir envie de lire !

Tout ceci n'est pas une excuse pour en rajouter avec notre jargon anglicisé qui laisse le profane encore plus perplexe. Restons français ! Parlons une langue accessible. Pour ce que j'en sais, Shoghi Effendi n'a pas truffé ses traductions de persianismes. Au contraire, il a écrit dans un anglais superbe qui enthousiasme le puriste. Et quand on pense qu'il a dû passer des fioritures des langues orientales à la langue la plus sèche de l'Occident et que l'on dirait des originaux ! N'a-t-on pas là l'exemple à suivre ?

J'entends encore un ami à mon retour demander avec son superbe accent marseillais lors d'une Convention : "Té, peuchère, mais ce mot de "fir'side (fire-side prononcé à la française), fir'side que je vois partout dans les boulletings", qu'est-ce que ça veut dire ?" Ça veut dire "coin-de-feu", lui fut-il répondu sans rire. Et pourtant, on peut rire quand on connaît la définition qu'en donne le dictionnaire : "siège carré à dossier angulaire" ! Chacun le sait, il s'agit d'une causerie au coin du feu. Le vocabulaire français ne manque pas de mots à ce sujet-là : réunion d'information, soirée amicale, conférence, réunion privée, réunion intime, rencontre, débat, etc.

Non, je n'emploierai pas "meeting". Le magazine "Objectifs" no 58 par erreur typographique a peut-être trouvé le terme à utiliser :

"soir de jeu" (coin de feu) ! Les baha'is de langue espagnole n'utilisent jamais le mot fire-side ni sa drôle de traduction de "coin-de-feu". Ils ont un mot qui n'a pas de connotation avec le feu. Le comble est que Anglais et Français même s'il n'y a pas de feu s'en servent allègrement ! Ruhiyyih Khanum fustige elle-même ce mot : "Je voudrais bien qu'ils n'appellent pas cela "coin-de-feu" en Afrique avec cette chaleur", m'a-t-elle confié à Lusaka en Zambie. Le seul que j'ai connu véritablement a eu lieu à Coulommiers, à mes débuts. Une douzaine de jeunes m'avait invité un soir à leur parler de la Foi auprès de leur feu de camp.

Quant à l'indéracinable "covenant" (pacte, alliance), ne convenant pas, il n'est tout simplement pas convenable. Pas plus que "pamphlet". D'après le dictionnaire, le pamphlet est un court écrit satirique qui attaque avec violence la religion. Est-ce vraiment cela que l'on veut distribuer ? Et guidage pour l'anglais "guidance", quand on n'emploie pas "guidance" directement. Guidance n'existe pas en français. Quant à guidage, ce mot concerne les fusées. Ne voudrait-on pas plutôt parler d'orientation, de gouverne, de conseils ? Je ne suis pas linguiste, mais tout cela me choque. Je recommande la lecture du livre de Christian Cannuyer "Les Baha'is" aux éditions Brépois (Belgique) qui même s'il contient des erreurs a au moins le mérite de parler français en ce qui concerne la religion.

Un modèle à suivre pour le choix de mots appropriés est l'article de Bill Hatcher paru dans "Le Monde diplomatique" de juillet 99 ou celui de Philippe Fanise sur la culture baha'ie dans "Objectifs" no 74.

Je t'amène mon "contact". Et le pauvre étranger à notre club de se sentir comme une pièce de tableau de bord ou un agent d'espionnage.

Et n'appelons "sympathisant" que celui qui sympathise sinon on pourrait le transformer en "antagonisant" (antagoniste). Connaissance, ami, relation, collègue...

Je passe sur les salutations Allah'u'Abha (Dieu est glorieux) échangées en public. Elles ne peuvent que faire dresser l'oreille du nouveau venu. Quoi, "Allah voit pas" ?

Pourquoi s'exprimer de façon aussi incongrue devant l'homme de la rue ? Surtout si notre but est d'entrer en "contact" avec lui. La communication exige le respect de la langue et de ses codes. Notre charabia est donc à proscrire. Déjà qu'on a l'air bizarre avec de simples mots comme "baha'i" et "Baha'u'llah", n'en rajoutons pas.

"Un nom comme Baha'u'llah, t'arriveras jamais à le vendre en France", me fit remarquer un représentant de commerce. À quoi j'ai rétorqué : "Tu sais, moi, quand j'étais gamin, j'entendais dire que le nom de Gina Lollobrigida ne passerait jamais à Hollywood. Et pourtant, elle y fit un tabac !"

Important : les mots propres à la Foi ne doivent pas arriver comme des cheveux sur la soupe. Je me souviens d'un croyant qui avait eu la chance de mettre les pieds en Chine avant que ce pays ne soit vraiment ouvert. Son programme de diapos intitulé "La Chine" attirait naturellement des curieux. Et tout d'un coup, sans crier gare, entre une vue de champ de riz et une autre de pagode, apparaissait une diapo montrant quelques personnes sagement assises autour d'une table, avec ce commentaire : "Et ça, c'est l'Assemblée spirituelle nationale des baha'is de Hong Kong" ! Pour le moins stupéfiant pour le néophyte.

Je passerai sur l'incongruité d'une photo de Hong Kong égarée en plein Sichuan. Mais le verbiage ! Il est impératif de se mettre dans la peau du nouveau venu et de choisir un vocabulaire qu'il peut comprendre. "Baha'i" ne veut rien dire à personne s'il n'est pas précédé ou suivi d'une explication. Quant à "Assemblée spirituelle nationale", utiliser réunion dirigeante ou conseil administratif n'aurait-il pas été plus approprié pour un premier soir ? Et le conférencier fier de lui, tout sourire après la projection. Il avait réussi à placer le mot "baha'i". Personne n'est parfait, certes.

De même, on ne peut pas parler de "La Maison universelle de justice" de but en blanc. Si on a besoin de la mentionner pour expliquer le fonctionnement administratif des baha'is à un nouvel auditoire, plus compréhensibles apparaîtront les mots "instance internationale", "assemblée mondiale", "parlement universel"... Le Maître en a parlé comme du "parlement du peuple". À ce sujet, je sais bien que la France adore les abréviations mais un peu de respect : la "muge" (MUJ), non ! La Maison de justice, si l'on veut raccourcir, à la limite. Les anglophones peuvent se permettre de dire la "Maison" (The House), mais en français cela ne marche pas.

La liste n'est pas exhaustive, mais passons au pompon : le mot "dispensation". Il n'existe pas en français, ni même en anglais d'ailleurs (dans ce sens-là). Il s'agit d'un américanisme, on est vernis ! Dispensation ? Chouette, mais de quoi pourrions-nous bien être dispensés ?

Enfin, à savoir que le mot "Akka" qui saupoudre nos bulletins n'existe pas en français. Il s'agit de la ville d'Acre. Avec notre manie de vouloir coller des mots étrangers, il serait plus approprié de mettre "Akko" qui est le nom juif de ce lieu. Saint-Jean-d'Acre désigne, lui, l'ancienne forteresse des croisés où fut interné Baha'u'llah, à l'intérieur des murs de cette ville d'Acre.

Je sais que la consultation est de prime importance dans la vie baha'ie. Mais de grâce, si on consulte un document, un médecin ou même le peuple, on ne "se" consulte pas.

Le mot concertation serait souvent plus approprié. Consulter consiste à délibérer sur une affaire, à prendre avis. Se concerter, c'est s'entendre pour agir de concert, c'est-à-dire en accord et ensemble. C'est plutôt cela que l'on veut dire, n'est-ce pas ?

J'insiste, parlons français.


* Littérature :

Cessons de nous gargariser dans nos rapports, bulletins et autres feuilles imprimées.

Juste un exemple, au hasard. Je relève dans une de nos revues qu'une soirée musicale qui n'a réuni que quatre "sympathisants" et une douzaine de baha'is est qualifiée d'apothéose ! Non, ce n'est pas une apothéose, ça fait même plutôt pitié pour l'artiste.

La communication est l'essence même de l'enseignement. Commençons donc par balayer devant notre porte et assainissons notre façon d'écrire aussi si l'on veut avoir l'air crédible.

On nage dans l'angélisme. Est-il vraiment noble et utile d'employer un langage rosâtre, parfois pompeux, cucul-la-praline pour tout dire, qui émaille nombre de nos rapports ? C'est toujours parfait et... plein d'amour. On ne sait jamais vraiment ce qui se passe. Les politiques auraient-ils perdu l'apanage de la langue de bois ?

Ah, appelez un chat un chat ! Il est vrai qu'éviter toute forme de médisance lorsqu'on veut dire la vérité est un art nouveau, difficile à maîtriser. Et, qu'au fond, toute vérité n'est pas forcément bonne à dire ! Mais j'aimerais quand même être informé correctement sur ce qui se passe.

Bannissons déjà trois mots dans le contexte actuel : "historique", "succès" et "merveilleux", et je n'aurai plus honte. En effet, qu'y a-t-il d'historique dans nos piètres tentatives ? De succès, dans nos réunions qui n'attirent pas un chat ? De merveilleux, dans des activités où, souvent, les amis ne s'amusent qu'entre eux ! À part le petit groupe des premiers croyants à Paris autour de 1900 et le passage du Maître en France, je ne vois pas grand-chose d'historique dans l'histoire centenaire de notre Foi balbutiante. Quant à nos conférences, commémorations, colloques et projets plus récents, laissons plutôt à l'Histoire elle-même, le soin de déterminer ce qui est vraiment historique, ce qui est merveilleux et ce qui a été un succès.


* Secte :

Certes le mot a pris un sens péjoratif, mais pourquoi s'offusquer ou se braquer lorsqu'on se fait traiter de secte puisque nous savons pertinemment que nous avons une révélation propre à nous et que nous n'en sommes pas une. Se braquer rend encore plus suspect.

Après tout, toute minorité apparaît comme une secte aux yeux de la majorité. Les premiers chrétiens ne se firent-ils pas aussi traiter de secte, la secte nazaréenne ? Au lieu de bondir, je préfère expliquer calmement pourquoi nous sommes à l'opposé d'une secte comme ceci : "Dans les sectes, on cherche à laver le cerveau des adeptes pour en faire des zombies prêts à se soumettre aux caprices du gourou. Chez les baha'is, c'est le contraire : il est demandé expressément à chacun de se prendre en main et de réfléchir avec sa propre tête, d'être adulte."

"Être adulte" : voilà à mon avis ce qui freine la progression de la Foi dans ce pays. La plupart des gens préfèrent suivre. Onze mois à écouter les directives du patron à l'usine ou au bureau, chaque dimanche celles du curé, tous les soirs les diktats de la publicité à la télévision et le douzième mois où l'on pourrait enfin être libre de décider quelque chose par soi-même, voilà qu'on choisit un tour "organisé" pour ses vacances. Bravo l'initiative ! Personnellement, j'adore les voyages organisés, mais organisés par moi !

Oui, les gens se méfient des petits groupes, des minorités agissantes. Non sans raison aujourd'hui. Jamais l'avertissement de l'Évangile n'a été autant d'actualité : "Méfiez-vous des faux prophètes."

Récemment, une dame très bien de sa personne à qui je proposais une causerie pour son club, craignant que je fasse partie d'une secte, me demanda si je n'étais pas un "recruteur" ! Une véritable psychose des sectes est en train de se développer sous nos yeux, notamment sous l'impulsion des médias. On en arrive presque à la paranoïa dans ce domaine ! Dès que l'on parle différemment, on est suspecté !

Néanmoins, sans se braquer ni s'offusquer, nous nous devons d'affirmer calmement que nous ne sommes pas une secte.


* Sympathisant :

Il existe des amis qui se gardent le "sympathisant" pour eux. On peut comprendre. Bonne mère, la denrée est rare. Il en est même - pas des croyants européens, à coup sûr ! - qui les nourrissent pendant des années dans l'espoir de les voir signer la fameuse carte d'abdication.

Dans mes voyages, on me présente souvent le "sympathisant" de service, celui qui depuis des lustres tourne autour du pot et en sait plus que moi. Je le laisse en paix. Je ne tiens pas à passer pour l'énième rasoir qui vient le tarabuster.

Par contre, si je sens une hésitation chez quelqu'un qui est prêt à faire le saut, je me permets de lui demander la raison de cette hésitation. Simple bon sens. L'obstacle peut être futile. Un mot juste, une seule phrase peuvent parfois débloquer la situation. Ce fut mon cas avec Shirin Fozdar à Bangkok, on se rappelle. La réponse la plus astucieuse que je reçus à ce genre de question fut : "Je n'accepte pas de m'enrôler, car je ne suis pas encore assez amoureuse des écrits de Baha'u'llah." Diantre !


* Blocages :

Lorsque je présente la Foi, j'entends des objections types qui bloquent le déroulement de la conversation. Elles varient selon l'appartenance religieuse. Je voudrais en dire un mot maintenant, même si les vétérans en connaissent déjà les réponses.

Dans le doux royaume de France, le Christ est le "Fils de Dieu".

Et il n'y en a eu qu'un, paraît-il ! Chez les musulmans, Mahomet est le dernier des prophètes. Donc, il ne peut plus en venir d'autres. À noter que toutes les religions ont le même réflexe. On admet les prédécesseurs, mais pas les successeurs. Les juifs attendent toujours le Messie. Mais si. Il peut s'en présenter autant qu'on veut, ils préfèrent attendre : c'est le sport national ! Les bouddhistes ne croient pas en Dieu. Quant aux hindous, ils admettent toute nouvelle figure spirituelle sans difficulté. Une de plus dans le placard aux esprits, il y a de la place. Pour eux le plus difficile c'est de comprendre que Baha'u'llah est le seul canal de grâce pour aujourd'hui.

À chacun de se forger des réponses.

En ce qui concerne le Christ, il est facile d'expliquer que chaque envoyé de Dieu a un titre comme les écrivains un nom de plume. Moïse était "le confident de Dieu", Mahomet "l'ami de Dieu"... Sinon comment comprendre que la Bible nous traite aussi tous de "fils de Dieu" ? Le titre de "Fils" est attribué au Christ, on le sait, parce qu'un de ses rôles était de nous faire connaître "le Père", titre de Baha'u'llah aujourd'hui. "Fils unique" : oui, car il était la seule source de vérité pour son temps. L'Histoire l'a d'ailleurs prouvé. Tous les autres qui se prétendaient prophète à l'époque ont été oubliés.

Pour les musulmans. Mahomet est bien le dernier des prophètes.

Pas la peine de se disputer là-dessus, c'est juste. Mais des prophètes qui prophétisent (nabi) et non pas de ceux qui donnent des lois (rasoul). Il y a deux noms en arabe. Baha'u'llah ne prophétise plus, mais Il donne des lois. Il n'est donc pas correct de le désigner sous le nom de prophète. C'est un rasoul, un Apôtre de Dieu pour prendre le terme du Coran ou une Manifestation divine pour se servir du nôtre.

Les bouddhistes ne croient pas en Dieu. Pourtant, Bouddha a beaucoup parlé de la loi de "cause et effet". Et il a dit clairement qu'il y a une "Première Cause". Qu'il y a un Absolu et que c'est cet Absolu qui lui a donné sa tâche à accomplir. "Il y a, ô moines, un Non-né, un Non-créé, un Non-formé, un Sans-origine..."

Il faut savoir qu'aucune explication, même la plus simple ou la plus lumineuse, n'a d'effet sur des oreilles intégristes.


* Retour :

Les gens attendent tous quelque chose : la paye à la fin du mois pour ceux qui bossent, les vacances pour ceux qui sont fatigués, le gros lot pour ceux qui jouent ou l'arrivée du prince charmant pour les célibataires... Mais qui attend le retour du Christ ?

Parler du retour : encore une façon périlleuse d'aborder la Foi. Ou plutôt inutile. C'est l'indifférence générale, personne ne l'attend plus ! Personnellement, j'étais tellement convaincu que Baha'u'llah était le porte-parole de Dieu pour aujourd'hui que même si Il n'avait pas correspondu au retour du Christ, je L'aurais suivi. C'est ma chance, Il correspond.

J'ai plusieurs fois essayé de montrer que le Christ est revenu en me basant sur une des indications toute simple qu'il donne lui-même quant à l'époque de son retour : "Je reviendrai à la fin du temps des gentils." Les gentils sont les non-juifs de son temps. Après la crucifixion, les juifs furent évincés peu à peu du pays par des batailles romaines. Ils en furent définitivement chassés par la conquête arabe au VIIe siècle. À toute fin pratique, ce sont les gentils qui gérèrent la Terre Sainte à partir de ce moment-là. On peut donc parler de cette période comme celle du temps des gentils. Avec la proclamation officielle de l'état d'Israël en 1948, ce sont les juifs qui gouvernent à nouveau ce qui signifie que ce temps des gentils est terminé. Donc, selon l'évangile, que le Christ a dû revenir quelque part ! Cette simple démonstration est pourtant facile à comprendre, mais je ne sais pas pourquoi, elle ne marche jamais.

À ce propos, je ne peux manquer de raconter la savoureuse anecdote d'un ami qui était pionnier en Roumanie au temps de Ceausescu et qui fait monter dans sa Dacia un type faisant du stop. La conversation s'engage aussitôt.

- Qui êtes-vous ? lui demande-t-il.
- Je suis un homme de Dieu, répond celui-ci.
- Ah bon, ça existe dans ce régime un homme de Dieu ?
- Parfaitement, je vais visiter mes paroissiens au nord du pays.

Ma voiture est tombée en panne, c'est pour cela que je fais du stop. Je suis même leur évêque !

Interloqué, le conducteur garde le silence un long moment. Pas possible, un évêque au temps du communisme triomphant. Le stoppeur reprend alors le dialogue.

- Et vous monsieur le chauffeur, qui êtes-vous ?
- Je suis aussi un homme de Dieu.
- Enchanté. Vous êtes évêque comme moi ?
- Non, pas du tout, je suis un pionnier baha'i et dans notre religion, il n'y a pas de prêtres...

Et d'expliquer la Foi à son passager. La campagne défilait. Le silence s'installa.

- Vous êtes un évêque chrétien, je suppose, reprit le pionnier après un temps.

- Oui.
- Donc, vous attendez le retour du Christ.
- Voilà deux mille ans que nous prions pour cela, cher monsieur. - Eh bien, j'ai une excellente nouvelle pour vous.
- ... ?
- Le Christ est revenu.
- Ah les salauds, et ils nous ont même caché ça ! ne put s'empêcher de rétorquer l'évêque.


* Réticences :

C'est bien beau tout ça, mais je ne veux pas perdre ma religion ! Psychologiquement il est en effet difficile de changer de cheval en pleine course. Je réponds à tout chrétien que le baha'i n'est qu'un chrétien moderne. Qu'il ne s'agit nullement de perdre "sa" religion mais de l'appliquer. Et de préciser que Baha'u'llah n'a rien dit de nouveau au niveau spirituel. C'est toujours "Aimez-vous les uns les autres." Je fais remarquer que si cette superbe idée, qui est le fil conducteur de toutes les religions et la clé pour s'en sortir, ne reste qu'à l'état de notion, elle ne sert pas l'humanité. L'important aujourd'hui est donc de la mettre en pratique. Mais malheureusement, force est de constater que ce n'est pas de cette pratique-là dont parle le catholique lorsqu'il se dit pratiquant.

À ceux qui me soutiennent que le christianisme a la solution, je réponds invariablement : "Eh bien, appliquons-la !"

Baha'u'llah est justement venu pour nous expliquer comment mettre en pratique toutes ces belles notions du passé. Mais il est vrai que les idées doivent d'abord prendre racine avant de pouvoir germer et qu'il y a un temps pour chaque chose.

Je cite mon propre cheminement : "En tant que catholique, j'avais du mal à aimer le Christ car je ne le comprenais pas. Pour aimer, il faut comprendre. Était-il Dieu ? Était-il un homme ? Était-il les deux ?

Était-il un bout d'hostie ? Pourquoi faisait-il partie d'un triumvirat (la Trinité) ? Personne ne glorifie le Christ autant que Baha'u'llah à ma connaissance. Personne n'explique sa position plus clairement. Depuis que j'ai étudié les écrits de Baha'u'llah, j'ai compris qui était vraiment le Christ, quels étaient son rôle et sa valeur et je l'aime cent fois plus !"

Est-ce négatif ?

- Le Christ me suffit !

À ceux qui s'accroche à la lampe et pas à la lumière, rien ne sert de tenter de démontrer que le soleil du Christ s'est couché, que ses rayons ne peuvent plus chauffer la terre aujourd'hui, que c'est un jour nouveau. Ils n'écoutent pas. Je préfère les laisser réfléchir tout en les rassurant : "C'est formidable, au moins vous, vous avez un idéal, si peu de gens en ont un aujourd'hui."

Bien sûr, on peut toujours faire remarquer à celui qui ne veut écouter que le Christ, que dans ce cas-là, il doit obéir à tout ce qu'il a dit et qu'il a aussi affirmer : "J'ai encore des choses à dire."

Il faudra bien les écouter un jour !

- Moi je suis chrétien, ça me suffit !

Argumenter dans le domaine de la religion ne sert strictement à rien. Tout ce qui est nouveau effraie. Je préfère rassurer. Et garder la personne heureuse.

- Eh bien, soyez bon chrétien.


* Réincarnation :

Dans notre pays d'intellectuels patentés, il est de bon ton de suivre des modes de pensée.

Après la guerre, si l'on n'était pas existentialiste, on passait pour un demeuré. Puis, il eût fallu être communiste. Ensuite, maoïste. Pendant que le Grand Timonier cassait le pays avec sa Révolution culturelle comme personne ne l'a fait auparavant, nos élites ne voyaient que par lui. On est gâté ! Aujourd'hui, on se doit de se réincarner, c'est la toute dernière. "J'ai pas le temps de te parler maintenant, me lançait un Parisien pressé, on le fera dans notre prochaine vie."

En tout cas, nous sommes confrontés à la question. Si j'essaye de raconter le coup du lait que propose 'Abdu'l-Baha dans "Les Leçons de Saint-Jean-d'Acre" pour prouver que la réincarnation n'a aucun sens du point de vue scientifique, je n'arrive à rien. Sourd est celui qui est déjà convaincu d'une idée. Aussi je préfère m'en sortir par une pirouette (surtout en public, pour ne pas bloquer la suite du débat) : "Non merci beaucoup, pas pour moi. J'en ai assez bavé ici-bas, une fois ça me suffit. Alors, vous, si vous voulez revenir et recommencer tout ce cirque, je vous souhaite bon courage !"

Et de rester amis.


* Le plan :

"De toute façon, on ne peut rien faire !"

Autre glorieuse affirmation.

Les baha'is sont en droit d'affirmer que oui, on peut faire quelque chose pour changer le monde, qu'ils possèdent pour cela un programme pratique, un plan administratif pour gérer la terre entière comme une seule entité. Je n'essaie jamais d'en faire la démonstration, j'invite plutôt ceux qui sont intéressés à l'étudier par eux-mêmes. Chaque croyant est capable d'en dire un mot : élection de conseils locaux et régionaux chaque année et d'un conseil mondial tous les cinq ans, conseils composés de neufs individus chacun. Il n'y a plus de liste électorale, plus de propagande permise, tout le monde est éligible, on se concerte, etc. Trois points me semblent importants à souligner pour attiser l'intérêt du Français, à ce sujet-là :

1) Plus de pouvoir personnel.

Pouvoir qui a créé tant de maux dans le passé. Le pouvoir n'est pas éliminé, bien sûr, sinon comment régler les affaires de la société ? Il n'est tout simplement plus investi dans un seul bonhomme. Personne ne peut se l'accaparer. Il est là, seulement lorsque les neuf membres du conseil se réunissent pour pouvoir prendre des décisions. Lorsqu'ils se séparent, aucun d'eux ne l'emporte avec lui ! On le laisse au bureau. L'assoiffé de pouvoir existera toujours, mais dans ce système il ne pourra pas fonctionner. Oui, c'est très nouveau et ça peut faire écarquiller les yeux. Encore plus fort, la décision doit être obéie. Tout aussi inouï. En France, les nouvelles nous en apprennent de bonnes : "Le décret a été voté au Parlement hier mais il ne sera pas appliqué" ! À quoi sert de le voter alors ? Mais, pas de panique, le plan baha'i n'est pas la dictature, il y a recours aux décisions de ces conseils...

2) L'équilibre entre la liberté de l'individu et le bien-être de la société a enfin été trouvé.

Nos tentatives d'organisation de la société au XXe siècle se sont avérées désastreuses. Dans le communisme, la société écrasait l'individu à un point tel qu'il ne pouvait plus s'exprimer. Dans le capitalisme, l'individu peut perturber la société avec son fric ou le pouvoir. Révolutionnaire : avec le système baha'i, non seulement l'individu peut s'exprimer, mais il doit le faire. Plus besoin de détourner de Boeing ou de faire exploser des bombes sur les Champs pour se faire entendre et l'on pourra enfin écouter l'avis des Indiens du fin fond de la jungle. Le rêve ! Quand je pense que j'ai un député qui parle pour moi. Comment fait-il ? Il ne m'a jamais vu !

3) Autorité et pouvoir sont remis à leur juste place.

Il y a une distinction à faire entre les deux : l'autorité, c'est le droit de commander, d'imposer l'obéissance, et le pouvoir, la capacité d'agir sur quelqu'un ou sur quelque chose. Dans notre démocratie tant vantée, le pouvoir appartient aux gouvernants pour leur donner la possibilité d'agir, mais la souveraineté reste au peuple. En fait, ils se trouvent placés à l'envers par rapport au système baha'i dans lequel ce sont les institutions qui détiennent l'autorité et les individus le pouvoir. Pas beau, ça !

À ce genre de propos, on s'entend répondre invariablement que tout ça est bien joli, mais que c'est utopique. Utopique, le mot est lâché.

Le pandit Nehru, lui, disait : "Des gens de bonne volonté se rencontrent, discutent d'un brave monde, ou de toutes les nations n'en faisant qu'une, ou de coopération et d'amitié. Cette bonne volonté est vaine parce qu'elle est coupée de l'action réelle qui devrait résoudre les problèmes réels. Nous ne pouvons pas penser sur les ailes du vent."

Il constatait toutefois que "s'il est essentiel que nous ayons les pieds par terre, il l'est également que nos têtes ne restent pas au niveau du sol".

Oui, l'idéal baha'i peut sembler utopique, car il ne pourra être mis en place que par des individus d'une autre trempe.

Toutes les révolutions ont été faites sauf la principale : la révolution personnelle.

L'utopie, c'est plutôt de vouloir faire un monde meilleur en en oubliant le composant de base, c'est-à-dire l'Homme. Un monde de justice et de paix exige un Homme de justice et de paix. Un Homme à l'esprit universel. Un esprit universel est celui qui comprend qu'il n'y a qu'une seule espèce humaine. Pas sorcier, mais encore faut-il bousculer tabous et préjugés. Programme ardu certes, mais auquel chacun peut s'atteler sans attendre.

On doit donc agir sur soi pour commencer.

À ce beau discours beaucoup font la moue. "Avec le nombre de détraqués et de branquignols que génère le genre humain, on n'y arrivera jamais !"

- Tu sais ce que l'on dit, me susurra lors d'un Salon du Livre à Saint-Étienne un copain écrivain : "Dieu créa l'homme le sixième jour et Il montra des signes de fatigue évidents !"

Les philosophes ne sont d'ailleurs pas d'accord au sujet de la nature de l'Homme. Certains soutiennent que l'Homme est bon, d'autres mauvais et d'autres encore les deux. Si Dieu est amour, il serait illogique qu'il crée un être mauvais. L'Homme est créé bon, mais potentiellement seulement. Voilà le hic. Il est perfectible et c'est à lui de développer son potentiel de qualités et de vertus. C'est là où entre en jeu la religion, pluie divine qui permettra aux germes du coeur de pousser. Les baha'is le savent, mais peu de gens comprennent que l'Homme a besoin de cette pluie-là pour s'améliorer.

On ne peut nier que le genre humain sécrétera toujours des détraqués et des assoiffés de pouvoir et d'argent. L'astuce est donc de mettre sur pied un système qui en tient compte, mais qui les empêchera d'être nuisibles. Ce que propose le plan baha'i.

"On ne verse pas le vin nouveau dans les vieilles outres", souligne l'Évangile. Le vin nouveau, c'est l'esprit universel et oecuménique qui souffle sur le monde contemporain. Les vieilles outres, c'est nous malheureusement, moi le premier. Des êtres bourrés de préjugés et de défauts de toutes sortes. Il faudra des outres nouvelles pour capter l'esprit nouveau.

Pour prendre une autre image, j'explique qu'on ne construit pas une maison neuve avec des briques pourries et qu'un tas de briques même d'excellente qualité ne constitue pas la maison. Ce n'est que grâce au plan de l'architecte qu'on pourra la bâtir. J'annonce alors à mes interlocuteurs qu'un tel plan dort dans les tiroirs de l'histoire pour l'instant, le plan signé au XIXe siècle par un persan du nom de Baha'u'llah. Que ce plan s'adresse à l'individu comme à la collectivité. Et qu'il n'est pas si utopique que cela, puisque je le vois personnellement se développer à travers le monde entier. Aux défaitistes qui objectent "qu'on ne peut rien faire", je les invite donc à étudier en toute liberté ce plan pour voir s'il ne pourrait pas les aider à devenir eux- mêmes ces briques nouvelles dont on a tant besoin, c'est-à-dire de véritable citoyens du monde, et les guider pour bâtir le monde de paix et de justice auquel chacun aspire.


* La paix :

Dans mes salles de conférences, lorsque je claironne joyeusement que la paix se fera, les visages s'assombrissent comme s'il s'agissait d'une mauvaise nouvelle. L'incrédulité est totale. On me prendrait presque pour un provocateur !

On serait toutefois mal venu de me dire que je ne sais pas de quoi je parle, que je n'ai pas vu le monde ! Il a peut-être vu le monde, constatent certains, mais il a fait du stop par plus de cinquante degrés à l'ombre dans le désert australien sans chapeau, alors voilà le résultat ! Restent les pessimistes invétérés qui ne peuvent admettre la paix que lorsqu'il n'y aura plus aucun habitant sur terre. Et pas avant des millions d'années, s'il vous plaît. J'appellerais cela plutôt le désert.

Le 3 septembre 91, à Dieppe, le quotidien "Paris-Normandie" partageait ce pessimisme : "André Brugiroux prophétise la fin des marchands de canon. Pendant ce temps-là, le monde flamboie !" Et quelques semaines plus tard, à Raon-l'Étape, les "Dernières Nouvelles d'Alsace" en faisaient autant : "André Brugiroux témoigne d'un futur porteur d'espoir et de paix. Mais le présent n'est-il pas déjà le contraire ?"

Cette affirmation m'entraîne dans des discussions sans fin. Et pourtant qui ne désire pas la paix ? Les hommes ne prient-ils pas depuis des siècles pour son avènement ? C'est vrai qu'au premier regard, rien ne porte à sourire aujourd'hui et, qu'en définitive, croire à l'établissement de la paix universelle reste sans doute une question de foi.

Les baha'is doivent-ils garder le secret pour eux ?

Aux athées, j'essaye de faire comprendre que la paix est inscrite depuis le début dans les gênes ou les chromosomes de l'Histoire, dans sa trajectoire. Et que le moment est maintenant proche de la voir s'établir. J'utilise la comparaison qui nous est familière entre la croissance de l'Homme-individu et celle de l'Homme-collectif (l'humanité). On n'arrive pas sur cette terre à l'état adulte. Il y a quelques couches à changer et quelques fessées à recevoir avant ! J'aime particulièrement citer l'exemple que nous donne Baha'u'llah : l'humanité atteint aujourd'hui ses vingt ans. Nous quittons la période irrationnelle et turbulente de l'adolescence, période remplie de guerres, période où a dominé la loi du plus fort, pour entrer au seuil de la maturité, c'est-à-dire un temps où l'on va commencer à raisonner de façon plus mature. Ces guerres ne sont peut-être que des crises pubertaires de croissance, pas très ragoûtantes il faut en convenir, mais nécessaires au processus de croissance. Tout le monde sait que l'homo sapiens, à vingt ans, est en pleine force physique, mais que la tête n'a pas toujours suivi le développement des muscles. Et qu'il manifeste sa force toute nouvelle de manière incongrue : en cassant quelques vitrines ou en faisant pétarader la mobylette, par exemple. De même, l'humanité grâce aux récentes découvertes de la science a développé sa puissance comme jamais auparavant, elle a plein de jus dans les biscotos, mais le petit pois de la raison n'a pas suivi là non plus et elle s'en sert à des fins négatives. C'est toujours la loi du plus fort. La loi du coup de gourdin. Le problème est que ce coup de gourdin peut désormais être définitif ! Mort (de l'adolescence) comme naissance (de la maturité) sont des phénomènes accompagnés de douleur. Manque de chance, nous sommes en plein dans cette période charnière. En un mot, un temps de rattrapage s'avère nécessaire dans les deux cas. Et de citer un exemple flagrant qui n'a pourtant pas l'air de sauter aux yeux de mes contemporains : la construction de l'Europe. Tous ces pays n'ont fait que se battre sans rémission l'un contre l'autre au cours de l'Histoire et voilà qu'aujourd'hui ces mêmes pays n'en ont plus du tout envie et tentent de bâtir ensemble une entité plus vaste avec monnaie et lois communes. Impensable il y a cinquante ans, l'entente franco- allemande. Je suis né avant la guerre. Et si j'avais osé mentionner une telle relation en 1945, je me serais fait assommer sur le champ ! Encore mieux : plus de coup de canon avec l'Anglais depuis un siècle. Le miracle total ! Et d'expliquer que la marche de l'humanité est celle d'une unité sans cesse grandissante. C'est un fait que les provinces n'ont pas relâché particularismes, oriflammes et pouvoirs sans farouche résistance. Les nations ne veulent pas non plus aujourd'hui abandonner privilèges et chauvinisme. Mais qui peut empêcher la nature de suivre son cours ?

Ce que l'on observe aujourd'hui, c'est comme la fin de l'hiver où tout se décompose. Les anciens systèmes qui ont joué leur rôle ne servent plus et s'effondrent. Cette décomposition qui déboussole les gens et les rend pessimistes est nécessaire pour donner naissance au printemps suivant. Dans ce cas, la civilisation mondiale (puisque tout est planétaire). Patience. L'orage gronde, tout est noir en ce moment, mais le soleil brille quand même au-dessus des nuages. L'hiver n'est pas tout à fait terminé, l'orage gronde encore certes. Le balancier n'a pas encore touché le fond et un troisième conflit mondial ne peut s'exclure. Mais c'est une loi, le printemps reviendra, l'orage se terminera et le balancier remontera.

Oui, mais la Yougoslavie ? me rétorquent certains. Drôle, mais j'y vois là aussi un signe de paix ! En 1919 et 1920, des traités signés en France ont voulu regrouper dans les Balkans des peuples antagonistes, sans leur demander leur avis. Les Serbes qui avaient mis la main sur l'administration et l'armée n'entendaient ni relâcher leur domination ni perdre les richesses des autres provinces de cette Fédération. D'où la guerre qu'on a vu dès que le vent du séparatisme a soufflé. Trop tard, Messieurs les Serbes, le fait colonial est terminé, aucun peuple ne veut demeurer une colonie. Cette révolte pour l'indépendance va donc dans le sens de l'Histoire.

Si l'on regarde de près ce qui se passe depuis la deuxième guerre mondiale, on voit que les guerres ne solutionnent plus. On aplatit la Tchétchénie en quinze jours en 96 certes, mais avait-on réglé le problème pour autant ? Non, puisqu'il recommence de plus belle à nouveau. Et pis, on voit que les petits battent les gros (Viêt-nam, Afghanistan, Algérie, etc.). L'Homme ne semble motiver que par son intérêt. Eh bien, justement, les choses vont lui faire comprendre qu'aujourd'hui son intérêt n'est plus de sortir le canon dès qu'il y a conflit, mais de se concerter et de discuter d'abord. On n'empêchera pas les problèmes, c'est le propre de la vie ici-bas. Le tout est de savoir comment les régler de façon intelligente !

La paix n'est plus un idéal, elle est devenue une nécessité. Pour la simple raison qu'il n'y a plus de recul. Tous les habitants de la terre sont désormais regroupés dans le même village. Le village global, comme on l'appelle. Ils sont condamnés par les faits, qu'ils s'aiment ou non, à trouver une relation viable.

Redéfinir les frontières selon le voeu des peuples n'est pas obligé de se faire dans le sang et les larmes. Le divorce tchécoslovaque ne l'a-t-il pas montré ?

N'est-ce pas un signe de santé de l'humanité d'ailleurs que de voir des peuples lutter pour conserver leurs différences ? Unité versus diversité, voilà l'esprit de notre époque. Cela ne veut pas dire que j'approuve la guerre et ses atrocités pour régler ce problème essentiel du choix administratif de chaque peuple sur terre. Choix vital pour une paix durable. Tant que les Kurdes n'auront pas le droit de gérer leur Kurdistan, les Tibétains le Tibet, les Québécois de vivre en français (la liste est longue), c'est vrai, on ne pourra pas parler de paix.

Les deux autres points majeurs à régler maintenant après celui des zones d'administration, si l'on veut que la paix s'établisse et dure, sont ceux de l'économie et des religions.

Puisse cette argumentation sur la paix servir à quelques-uns. Mais il ne faut pas se leurrer, elle n'atteint que des oreilles prêtes à écouter.

Ce que, pour les incroyants, je dénomme pudiquement la trajectoire inéluctable de l'humanité, je l'appelle par son nom pour les croyants : le plan de Dieu. "Que ton règne arrive." La paix sur terre n'est-elle pas une promesse formelle de Dieu faite aux hommes, et l'objet de nombreuses prophéties dans les textes sacrés du passé ? Certaines se sont déjà réalisées, alors pourquoi pas celle-là.

Dieu serait-il un menteur ?


* Premier tabou :

Tout baha'i un tant soit peu averti sait qu'il existe deux sujets par lesquels il vaut mieux ne pas entamer la conversation sur la Foi dans ce pays de l'hédonisme si l'on ne veut pas tomber dans des discussions stériles : l'alcool et le sexe.

Heureux celui qui aura bu le vin de la Foi(12)

Commençons par le premier : l'alcool. Qui n'a pas entendu ces affirmations :

- Le vin, c'est pas de l'alcool.
- Un petit verre, ça peut pas faire de mal.
- Un peu de vin, c'est bon pour la santé. C'est Pasteur qui l'affirme.

Pas de vin. Dans un pays où ce précieux nectar représente le suc même de la culture et constitue une industrie majeure des plus renommées à travers le monde ! Pas de vin du tout. Quelle menace pour les héritiers des inventeurs du tonneau ! "Si le vin n'est pas bon, me fait-on observer, pourquoi le Christ a-t-il changé l'eau en vin aux noces de Cana ?" Voilà donc un principe révolutionnaire dans le pays du Champagne et du Cognac !

Chacun sait pourtant que le fléau numéro un de l'Occident, c'est l'alcoolisme et que cet alcoolisme est la cause la plus importante des dépenses de la Sécurité sociale en France. D'ailleurs, dans ce pays, lorsque l'on dit que quelqu'un boit, on est loin du premier sens du mot : avaler un liquide quelconque, se désaltérer. On entend aussi sec (sic) par là qu'il picole, siffle, sirote, pompe, suce, biberonne, écluse et j'en passe.

Cette interdiction de consommer de l'alcool n'est pas nouvelle puisqu'on la trouve déjà dans l'Islam. Boire un verre de vin par jour n'a jamais tué personne à ma connaissance. Le problème est que beaucoup ont du mal à se cantonner à un seul verre. D'où, à l'évidence, cette loi sociale nécessaire pour tenter de stopper le fléau. Loi qui exige de l'héroïsme dans les terroirs et va contre tous les us. Celui qui ne boit pas s'exclut du groupe et fait naître un malaise dans la moindre soirée. Mais sache avec certitude que la volonté de Dieu n'est pas limitée par les normes des peuples(13).

Exit les chevaliers du taste-vin. Vive les chevaliers de Baha'u'llah ! Ce qui est difficile d'abandonner ce n'est pas le vin en soi, c'est l'habitude de boire. Et comment a-t-elle été donnée cette habitude ? Qu'aperçoit l'enfant qui grandit en France lorsque sa tête émerge au- dessus de la table ? Comme par hasard, en son centre, la divine bouteille. Bien entendu, il veut faire aussitôt comme papa et maman, c'est-à-dire en consommer lui aussi, mais aucun parent sensé ne va verser un verre de vin plein à l'enfant du premier coup, sachant que cela lui serait nuisible. Il lui mettra d'abord une goutte, puis deux, puis trois pour "rosir" l'eau. Et l'habituer. Jusqu'à ce beau jour où les gouttes de vin auront totalement remplacé les gouttes d'eau. Bref, on aura habitué l'enfant à une chose que l'on sait nocive pour lui au départ. Et avec l'accoutumance, il absorbera gaiement. Il se créera des associations de goût. La France s'enorgueillit de la variété de sa cuisine et de ses coteaux. Trois ans d'oenologie à l'école hôtelière de Paris m'ont appris qu'il existe pratiquement un vin différent pour chaque plat. J'y ai même appris à composer des menus rien qu'avec du Champagne. Mon vin préféré dans le passé était le Châteauneuf-du-Pape. N'allons pas en déduire que cette appellation m'a mis sur le chemin de la quête religieuse ! Tout ça, c'est comme un premier whisky, on aime rarement, mais l'on s'y fait vite ! Si vous voulez vous dégoûter du vin, c'est simple, allez renifler une cave avec ses grandes cuves ou un banquet terminé avec ses verres vides...

Conclusion : ne pas habituer l'enfant à l'alcool, ne pas le former à une habitude douteuse, voilà l'astuce. Ma fille fait la grimace si on lui colle le moindre verre de vin sous le nez. Normal, elle n'y est pas habituée du tout. Aucun sacrifice de sa part.

Owen Battrick, Conseiller dans le Pacifique, tomba un jour sur trois joyeux croyants tahitiens en train d'avaler tranquillement leur hinano (bière locale) au cours d'une réunion.

- Chers amis, demanda-t-il quelque peu surpris et avec tout le tact possible en se frottant doucement les mains et en inclinant la tête, avez-vous lu les écrits de Baha'u'llah ?

- Certainement, répliqua l'un des buveurs en réajustant son paréo. - Ah bon, et vous n'avez pas vu que l'alcool est interdit aux baha'is ?

- Si, fit un autre en levant sa canette allègrement, mais vous savez, entre nous, Baha'u'llah n'a vraiment pas compris les Français !

Il est connu qu'au début de la Foi aux États-Unis des disciples ont reçu leurs sympathisants avec des cocktails raffinés. Ils ignoraient encore cette loi. L'Américain ne consomme de l'alcool qu'en dehors des repas, mais est-ce que cela lui rend la tâche plus facile pour arrêter ?

Je me suis toujours demandé combien d'iraniens resteraient dans leur Foi bien-aimée si le thé y était interdit. Car pour les Français, l'alcool n'est pas quelque chose que l'on consomme uniquement pour faire la fête ou oublier ses soucis. Il fait partie intégrante du repas de tous les jours, du savoir-vivre, de la convivialité : petit apéro au départ pour ouvrir l'appétit, vins divers pendant pour corser ce repas et pousse-café à la fin pour le digérer. Quand il n'y a pas le trou normand entre les plats et d'alcool dans la préparation des plats eux-mêmes pour compléter la panoplie.

S'attaquer au fleuron de la culture, faut oser !

Heureusement que Baha'u'llah, dans sa sagesse infinie, a prescrit "du travail pour tous", car la disparition du litron en France (et dans quelques autres pays vinicoles des alentours) va en mettre bon nombre au chômage !

Les Écrits sont clairs : pas d'alcool du tout (sauf pour médication). Il n'est pas stipulé d'arrêter net. Beaucoup ne peuvent y arriver que progressivement. L'important est d'y parvenir. La Foi baha'ie ne demande pas de coups de baguette magique, mais un effort. Celui qui descendait un litre avant et se contente d'un verre a déjà fait du progrès. Et si ses enfants ne boivent pas du tout, c'est gagné ! La meilleure façon de cesser de s'imbiber est de saisir que Baha'u'llah nous a fait le cadeau d'un cru supérieur. Il précise : Ne croyez pas que nous avons révélé un simple code de lois. Non, c'est plutôt le vin choisi que, des doigts de la Puissance et du Pouvoir, nous avons décacheté pour vous(14). D'après mes études post-hôtelières, deux millésimes sont particulièrement à recommander : les années 1844 et 1863 (à consommer avec modération, mais régulièrement).

Alors pourquoi se contenter de la piquette terrestre ?

Ce sujet n'est à aborder qu'avec le chercheur déjà harponné. Mais lorsque la personne souhaite entrer dans la Foi pour de bon, elle doit en être avertie.

À table, en France, on vous verse à boire sans même demander. Surprise générale si l'on refuse. "Pourquoi tu ne bois pas ?" Si je n'ai pas envie de discuter, j'annonce que, suite à des maladies tropicales, le médecin m'a formellement interdit tout alcool. Là, ça fait sérieux et personne n'argumente. Si je suis d'humeur à en parler, je balance que le vin n'est pas bon à l'organisme. Pavé dans la mare qui déclenche automatiquement une argumentation des plus vives. Discussion qui se termine souvent par reconnaître que c'est vrai ! Et si je veux faire rire l'assemblée, je déclare que ma religion me l'interdit. On a du mal à y croire et c'est en général là que j'entends : "Ah bon, alors, comme ça, tu ne manges pas de cochon ?" Il m'est arrivé de tremper mes lèvres dans quelques coupes de champagne pour avoir la paix lorsqu'on a débouché la bouteille en mon honneur, sans me le demander. Tremper n'est pas boire mais évite d'insulter. Compromis ?

Ruhiyyih Khanum ne badinait pas à ce sujet-là. Témoin, cette histoire en Nouvelle-Calédonie, France d'outre-mer faut-il le rappeler, où elle se fit servir un soir du poulet dans un restaurant. Lorsqu'elle s'aperçut que la sauce avait été concoctée avec du vin rouge, elle renvoya aussitôt le plat et demanda du poisson à la place. Lorsqu'elle comprit que la sauce du poisson fleurait le vin blanc, contrariée, elle redemanda le menu. Il n'y avait rien d'autre. "Eh bien, tant pis, je vais passer au dessert directement. Servez-moi la salade de fruit", dit-elle fâchée au garçon. La salade de fruit contenait du kirsch. Elle se leva aussitôt et quitta le restaurant.

La Maison universelle de justice va très loin. Un cuisinier baha'i de Guyane, reçut un jour une lettre de sa part lui recommandant d'utiliser le jus de citron pour les vinaigrettes à la place du vinaigre. Fallait y penser : le vinaigre contient huit degrés d'alcool par litre. Le bon peuple pourra objecter qu'il faut avaler une quantité phénoménale de salade pour s'enivrer. Oui, pourtant certains chercheurs soutiennent que l'alcool même en quantité minime peut détruire des cellules irremplaçables du cerveau.

Je n'ai jamais été un buveur. Un demi verre de rouge sur le fromage et une "bonne" bouteille de derrière les fagots les jours d'anniversaire comme tout le monde. Sans plus. Je me suis toujours méfié des alcools forts et j'abhorre les ivrognes. Mais même un demi verre, faut arriver à l'arrêter. J'ai compris que c'était possible quand j'ai vu un Allemand laisser tomber la bière ! Et je suis arrivé à le faire parce que j'avais trouvé la motivation, un vin de qualité supérieure : les Écrits.

L'apparition récente de bières, apéritifs et vins sans alcool n'est- elle pas un signe des temps ? Selon un récent sondage, 11 % des Français s'abstiendraient déjà d'alcool. Y'a de l'espoir !

Il s'agit tout bonnement de changer de cave et désormais de boire à longs traits le vin choisi que Nous avons décacheté par la puissance de Notre nom(15).

Il y a beaucoup de crus, pour n'en citer que quatre :

le vin de ma parole au calice de ma connaissance
le vin de la réunion versé de la main de la munificence
le vin scellé des mains de la générosité
le vin choisi de l'honnêteté des mains de ma faveur généreuse
Ami, le vin nouveau est arrivé !


* Deuxième tabou :

Deuxième sujet épineux : "le boogie-woogie après la prière du soir". Le sexe. "La petite chose" selon Napoléon, la "grande" pour beaucoup, semble-t-il. La Foi ne le condamne nulle part, au contraire, mais elle recommande comme toutes les religions précédentes qu'il soit canalisé par les lois du mariage. Rien de nouveau donc sous les cieux. Jusqu'à maintenant, force est de constater que les exhortations des prophètes n'ont pas réussi à discipliner l'Homme pour de bon dans ce domaine-là. Il est à noter à ce propos que les chrétiens qui se croient si libres dans leur société permissive restent encore traumatisés par l'histoire du péché originel et que pour eux le rapport sexuel est toujours plus ou moins entaché de l'idée de faute. Les catholiques ont même élevé l'abstinence sexuelle totale au niveau de vertu cardinale ! Les femmes musulmanes planquées sous le voile et parquées à la maison ont l'esprit bien plus libre à ce sujet-là.

J'ai encore en tête une réunion de jeunes dont la moitié n'était pas des baha'is. Un pionnier d'un certain âge et pontifiant (eh oui, il arrive que la Foi monte à la tête !) se mit à crier soudain sans raison apparente comme ayatollah en mosquée : "La Foi baha'ie, c'est d'abord la chasteté, la chasteté et la chasteté." La "tasse de thé", comme dirait l'autre. Il en était rouge de colère. Tête médusée des jeunes. Silence. Embarras général. Je me permis de lui faire remarquer que la Foi, ce n'était pas d'abord la chasteté et qu'à son âge canonique, il était facile d'en parler... Ce qui me valut de regagner mon domicile à pied, pour impertinence !

La chasteté avant le mariage n'est pas un exploit dans beaucoup de pays, question d'ambiance et d'éducation comme je l'ai constaté, mais comme pour la sobriété, cela peut relever de l'héroïsme du côté de chez nous. La provocation est constante, des tenues vestimentaires aux photos de magazines en passant par ce que véhiculent films et conversations. "Ils ne pensent qu'à ça." À mon avis, ce qui sera très dur dans le monde baha'i du futur, ce sera de ne pas être chaste, car l'atmosphère aura changé.

L'important dans la Foi, la première chose, ce n'est pas l'abstinence, mais le fait de comprendre qu'il n'y a qu'une seule espèce humaine. Car il est évident que le racisme et les préjugés bloquent plus l'avènement de la civilisation mondiale que le gros rouge qui tache ou l'acte le plus naturel du monde, nécessaire à la survie de l'espèce. Mais il reste clair que pour une société viable et des familles solides, il faudra aussi tenir compte de ces beaux principes.

Pas facile-facile d'adopter une conduite qui va à l'encontre de la pratique environnante ou de la vie de certains bourlingueurs de ma connaissance. Tout aussi dur que d'éviter la médisance ou de se débarrasser de ses préjugés, d'ailleurs. Comment imaginer aujourd'hui, à moins d'appartenir à l'autre bord, qu'un homme s'il vient en contact avec la plus belle, la plus avenante et la plus séduisante des femmes, ne ressente pas en son coeur, pour sa beauté, l'ombre même d'un désir !(16)

'Abdu'l-Baha, qui connaît nos faiblesses, conseille adroitement de ne pas s'attaquer à tous ses défauts en même temps. D'en choisir un à la fois. Il n'a pas précisé lequel est prioritaire !

- Heureusement que je suis marié ! m'avoua un baha'i américain dès ma découverte de la Foi en Amérique !

Baha'u'llah recommande donc de se marier. De se marier "jeune et en pleine possession de la vigueur physique", conseille même le Gardien.

Être chaste passé la soixantaine a moins de mérite, effectivement. Je le vérifie aujourd'hui !

Mais si ça s'arrêtait là. Les Écrits parlent aussi de "fidélité dans le mariage". La barre ne peut pas être placée plus haut. Force est d'admettre qu'il n'est pas aisé de vivre de tels principes dans l'atmosphère du jour si l'on n'est pas d'abord fortement ancré aux paroles de la "Beauté Bénie".

Dans le domaine du sexe, prenons tout simplement exemple sur les albatros, ces magnifiques oiseaux des mers australes que je viens de découvrir aux Kerguelen : monsieur fait la cour à son élue pendant deux ans sans passer à l'acte (les lois baha'ies limitent le supplice à trois mois) et ensuite ne change plus de partenaire. Oui, ça existe. Dans la nature, en tout cas !


Ces lois baha'ies sont prévues pour le monde entier. Ce qui fait bondir les uns paraît normal aux autres. Se choisir mutuellement avant le mariage ne choque pas les Occidentaux qui le font déjà mais surprend l'Orient où les parents arrangent l'union. La femme asiatique, elle, bénit cette loi. Le fait de demander la permission de se marier aux parents vivants soulève, par contre, des réprobations en France. Mais cela peut se comprendre car la famille est l'unité de base de la société. Comment bâtir un monde de paix avec des belles-familles qui s'étripent ?

Verra-t-on un jour la fin du Vaudeville ?

Pour conclure, il faut reconnaître que le plus beau cadeau qu'offre la Foi à l'Occident dans le domaine du sexe, c'est d'enlever à l'individu un poids énorme : le poids du péché héréditaire de la faute originelle. Voilà la liberté.

Il me faut rajouter pour être plus complet que le concept de chasteté dans la Foi ne s'arrête pas à l'histoire de la relation sexuelle, il va plus loin : il s'applique également aux comportements, aux actes, aux pensées mêmes de la vie de tous les jours. Il se conjugue aussi avec la notion de pureté, mais là n'était pas mon propos. Je ne visais que le pic de l'iceberg, ce qui est le plus visible.



6. LES MÉDIAS

Être ou ne pas être médiatisé. Là est la question, si l'on veut se faire entendre.

Si le Christ revenait parler aujourd'hui sous les oliviers, j'aurais presque envie d'aller le trouver et de lui suggérer de passer d'abord chez Pivot pour être écouté ! J'aurais aimé être médiatisé. J'ai toujours pensé que cela m'aurait aidé dans ma tâche. J'ai raconté plus haut comment j'ai raté le coche, ce qui m'a fait ramer à l'ombre. Mais il existe certainement une sagesse à cet anonymat que ma myopie terrestre m'empêche de distinguer. Il fait ce qu'Il veut. De toute façon. Lorsque saint Pierre fera tinter ses clés à nos oreilles, il m'est avis qu'il ne demandera pas si l'on était médiatisé ou pas ici-bas...

Je reste toutefois persuadé que même si les baha'is pouvaient obtenir aujourd'hui dix minutes de télévision à l'heure de la plus grande écoute pour présenter leur credo, le nombre des recrues n'augmenterait guère. La progression de la religion n'est pas liée au tintamarre. Cependant, les médias restent le moyen de diffusion le plus important qui existe sur terre et ce sont eux qui façonnent les opinions.

Depuis ma première interview, publiée le 18 janvier 1968 au Pérou dans le journal EL COMERCIO, j'ai été en contact constant avec les médias : presse, radio et télévision. Ils m'ont donné un coup de main appréciable pendant le voyage. Un article m'a même sorti de prison ! Ils me servent indéniablement depuis dans mon apostolat. J'ai déjà montré comment j'utilise les interviews pour faire connaître le saint nom de Baha'u'llah en donnant l'impression que c'est le reporter qui cherche à savoir.

C'est moi qui dois les contacter pratiquement à chaque fois. Si j'étais médiatisé, c'est eux qui me contacteraient, bien entendu.

Des gens qui ont comme objectif premier de réformer leur caractère ne sont "folklo" pour personne, admettons-le ! Je ne peux oublier cette soirée au Centre à Paris où FR3 était venu enquêter sur les sectes. Les baha'is endimanchés et pomponnés, tout contents d'avoir enfin attiré l'oeil d'une caméra, attendaient sagement assis autour d'une table. Lorsque les techniciens eurent installés leurs projecteurs et leur matériel pour filmer, le chef de l'équipe nous lança d'un ton sérieux :

"Bon, maintenant vous pouvez commencer !"

Les médias cherchent du matériel à publier, moi j'ai une histoire, ça tombe bien!

Oui, pour les intéresser, il faut avoir une raison. À nous de la fournir. L'événement du moment en est une bonne. La célébration du Centenaire et l'inauguration des terrasses à Haïfa ont permis une floraison d'articles et d'émissions, on l'a bien vu. Les persécutions dans le monde musulman, les Écoles d'été, la course des étoiles de l'unité, nos groupes de danse, que sais-je encore, peuvent servir à contacter les médias. Il leur faut de l'activité et de l'actualité. La présentation de mon film ou ma participation dans un Salon quelconque me permet de les rencontrer, car j'ai une raison. Un alibi. C'est ma chance. Sinon, rien à faire.

En février 97, lors de mon passage en Argentine, les amis de Cordoba me firent savoir qu'ils cherchaient à rencontrer les médias depuis quelque temps, mais qu'ils n'arrivaient pas à le faire ! En trois jours, j'ai eu la chance d'obtenir deux articles de journaux, dont un avec LA VOZ DEL INTERIOR (voir l'une des conséquences de cette interview tout de suite), deux émissions de radio et deux de télévision, pouvant ainsi les mettre en contact avec ces médias. Je n'ai pu le faire que parce que j'ai une histoire, je le répète.

On ne peut évaluer l'impact des médias, mais leur influence est à prendre en compte.

Ils peuvent faire mouche dans des coins inimaginables. Pour preuve, ce que me relate le dernier courrier électronique que les croyants argentins dont je viens juste de parler viennent de m'envoyer : "Un certain détenu de la grande prison de Cordoue, isolé depuis plusieurs jours dans une cellule à régime sévère par suite d'indiscipline, mourait d'envie de lire. Malheureusement, toute lecture lui était interdite. Par un beau soir où il trônait aux toilettes, il aperçut sur le sol un misérable bout de journal qui traînait dans la saleté. Dès que le gardien qui l'avait conduit eut la tête tournée, il le ramassa et le cacha sous sa chemise. L'article sur lequel il tomba relatait l'histoire d'un Français "givré" qui avait fait le tour du monde en stop et avait découvert les baha'is... C'est comme ça que cette âme, cachée sous terre et interdite de lecture, a découvert l'existence de la Foi. Depuis sa prison, il a réussi à rentrer en contact avec la communauté locale..."

Tu as le pouvoir d'agir comme il te plaît !

Remarque : pour être efficace avec les médias, mieux vaut se présenter avec un "papier" tout fait sur le sujet qu'on leur propose. S'ils l'impriment directement, on est au moins sûr qu'il n'y aura pas d'erreur. Il peut être lu sur les ondes ou à l'écran éventuellement mais, surtout, ça leur évite du travail. S'ils veulent développer le sujet proposé, cela leur servira de référence. À chaque fois que je rentre dans une rédaction pour parler de ma ciné-conférence, on me demande si je n'ai pas "quelque chose" là-dessus. Je donne le programme du film. Certains journalistes pris dans leurs histoires de chiens écrasés ne relèvent même pas le nez lorsque je leur annonce gaillardement que j'ai fait le tour du monde en stop en dix-huit ans. "Eh bien collez votre "papier" sur la pile, je verrai ça plus tard !"

Proposez une photo en plus est une excellente idée pour la presse écrite. C'est ce qui attire le regard en premier dans n'importe quelle feuille de chou.


* La presse écrite :

Je n'ai pas compté les journaux qui ont parlé de mon voyage, de mes livres ou de mes conférences. Ni les alphabets, ni les langues, ni les pays de la terre qui ont publié sur ma petite personne. Il est, en fait, peu de pays où je n'ai bénéficié de quelques articles. Des îles Salomon à la Terre de Feu. Il est à noter que l'on m'a rarement interviewé pour la Foi, même si j'en ai parlé pratiquement à chaque fois !

Et avec conviction, s'il vous plaît. Au point qu'un jeune reporter du quotidien MADAGASCAR-MATIN en conclut son article par cette réflexion : "C'est dire que de nombreux chefs d'état pourraient méditer sur les écrits de Baha'u'llah."

Quand on est public, mieux vaut avoir le dos rond. Dans les articles qui parlent de mon sacerdoce, tout y est affirmé et son contraire ! La grande majorité d'entre eux sont bienveillants, je dois le reconnaître, enthousiastes même. Mais le fait de vouloir parler de Baha'u'llah m'a attiré des foudres. Combien de fois n'ai-je pas vu l'oeil admiratif du journaliste se ternir ou même se fermer dès que j'abordais le sujet ! Ce fut le cas à Laon où, le 21 septembre 91, dans LA VOIX DE L'AISNE, la belle Françoise T. note : "Mais au milieu de ce discours pragmatique, on a la surprise de s'apercevoir qu'André Brugiroux roule pour un certain Baha'u'llah... Si on lui rappelle toutes les belles idées généreuses qui ont mal tourné, il ne voit là que scepticisme un peu infantile d'un esprit cartésien étroitement français..."

Si elle avait su combien je roule pour Baha'u'llah, elle aurait mis le mot en gras et elle l'aurait souligné trois fois !

Les critiques sur le premier livre "La Terre n'est qu'un seul pays" ont été favorables, sinon élogieuses. Je n'en ai trouvé que trois contre. D'une grande virulence, ce sont celles qui m'amusent le plus. Aussi, même s'il est recommandé de parler d'abord des choses positives, je ne peux résister au plaisir de les livrer en premier :

"Qui est André Brugiroux ? Un globe-trotter tenace. Parti de Brunoy en 1955, revenu en octobre 1973, mais sans passer par Montfavet(*), il a connu dix-huit ans de vaines aventures... Tout lui fut donné pour qu'il se polisse et s'éclaire, pour qu'il apprenne à véritablement écouter...

(*) Nota : Montfavet est un bled près d'Avignon dont on a beaucoup parlé un temps : le Christ y serait réapparu dans les oripeaux d'un Français.

Il a ignoré que le miracle d'amour est là à sa portée, dans son propre pays, engendré par Dieu directement à Montfavet. Très loin, bien inutilement (c'est moi qui souligne à chaque fois), il est allé chercher l'annonce de Son retour", se lamente LE TÉMOIN DE LA VIE (Mensuel du Christ de Montfavet) en date du 7 novembre 1975.

"C'est chez les sous-développés qu'il a pu le plus piquer l'assiette... Méprisant à l'égard des touristes, il s'empresse de tous les classer dans la catégorie des béotiens... Tous les clichés concernant les pauvres rampants retenus dans leur pays abondent... Vers la fin du livre, son prosélytisme agace quelque peu, égoïste, exacerbé. Était-il nécessaire de faire 400 000 km pour redécouvrir des vérités premières ? Il doit certainement exister d'autres moyens de connaître notre terre que de s'y traîner en minable...", constate la revue INFORMATION PARAMÉDICALE, à Montréal au Canada, le 2 décembre 1975.

La critique est à la hauteur du "critiqueux", comme on dit au Québec.

"L'univers est contemplé à travers un prisme étroit, à travers des anecdotes interminables. Solitude qui confine à la pathologie, tous les poncifs, tous les clichés y passent. Si c'est tout ce qu'André a glané, c'est un peu maigre. Mais, au fond, il ne faut pas être méchant avec les naïfs, leurs problèmes se réduisent à la dimension de l'estomac à remplir, au prochain véhicule qui le prendra pour s'enfoncer plus avant dans le néant, etc.", crache enfin le journaliste de L'UNION, à Libreville au Gabon, le 14 janvier 1979. Et, pour couronner ce chef-d'oeuvre d'une demi-page, sous la photo où je fais du stop en Alaska, il offre en prime cette perle : "Au Canada par moins 45o, André Brugiroux, ce célibataire déraciné n'a pas froid aux yeux !"

Je revois encore cette plantureuse Gabonaise, agitant ce journal à bout de bras, me crier, furieuse, depuis sa terrasse : "Vous avez vu ce torchon, Monsieur. Je vais aller lui casser la gueule au journaliste. C'est tout ce qu'il mérite ce salopard !"

LE RÉPUBLICAIN DU VAL-DE-MARNE du 2 novembre 1978, lui, se veut plus drôle :
"Son livre : c'est l'oeuvre d'un drôle de bonhomme qui, avec un drôle de sac, a fait un drôle de voyage et qui nous enseigne de drôles de choses."

Voici maintenant des extraits de journaux (ils ne manquent pas, j'en ai bourré quatre gros classeurs) en ce qui concerne les conférences. D'abord quelques titres (parfois à la une) :

"Il a trouvé la vérité : Baha'u'llah"
LE PROGRÈS-DIMANCHE (31-10-76), Chicoutimi, province de Québec (À noter que le journaliste ne m'a posé aucune question : il a seulement assisté à l'une des réunions d'information que je donnais régulièrement au Québec le lendemain de la projection du film pour ceux qui voulaient "en savoir plus".)

"Le pèlerin du Silence"
JOURNAL DU JURA (25-6-79), Bienne, Suisse

"André Brugiroux : témoin, "missionnaire" et "étudiant" du genre humain."
NOUVELLISTE (14-11-80), Sion, Suisse

"Penseur et marcheur"
MADAGASCAR-MATIN (8-1-81), Tananarive, Madagascar

"L'universitaire de la route"
JOURNAL DE L'ILE DE LA RÉUNION (19-1-81), Saint- Denis, île de la Réunion.

"André Brugiroux, prophète de l'universalité" (Ah bon !) PRESSE-OCÉAN (24-9-81), Nantes

"L'unité du monde, notre seul espoir - une croisade personnelle" FIJI SUN (15-2-83), Suva, île de Fiji

"400 000 km autour du monde en stop et une foi : celle des baha'is"
PARIS-NORMANDIE (22-7-83), Caen

"La terre n'est qu'un seul pays, le film-profession de foi d'un arpenteur du monde"
VAR-CÔTE D'AZUR (9-2-84), Hyères

"André Brugiroux, le globe-trotter au message d'espoir" L'UNION (5-12-85), Reims

"Arrêt du self-made messager"
LUXEMBOURG WORT (18-2-92), Luxembourg

"L'homme qui marche avec son coeur"
LE PROGRÈS (26-11-86), Bourg-en-Bresse

"Le bourlingueur de l'infini soutient les restos du coeur" LE PARISIEN (5-3-92), Meaux

"André Brugiroux, ou les voyages forment la conscience" AVENIR DE L'ARTOIS (15-10-93), Lens

"Au commencement était la route" LE PAYS (1-11-93), Montbéliard

"L'aventure nourrit le philosophe" (Hum !) OUEST-FRANCE (13-2-94), Brest

Dans l'ensemble, j'ai surpris les journalistes qui n'imaginent dans l'auto-stoppeur qu'une espèce de clochard aux idées anarchiques. L'un d'eux, sur un ton sarcastique, me demanda même un jour combien de fois j'avais fait la manche. À quoi, je répondis sans sourciller : "Une fois seulement, pour aller en Angleterre !"

Une Suissesse du JOURNAL DU JURA se demanda, de son côté, si elle devait se déranger à Bienne lorsqu'on lui proposa d'aller couvrir la conférence d'un Français qui avait fait le tour du monde en stop. Bref, le sujet bateau, dans sa tête. Force lui fut pourtant faite d'écrire :

"Erreur ! Après avoir fait connaissance de mon interlocuteur, j'ai dû reconnaître que...." (et elle en remplit une page entière de son quotidien). Un de ses compatriotes, à L'EXPRESS de Neuchâtel, réticent au début, s'étonna : "Un homme, un destin. La sincérité séduit autant qu'elle irrite... On peut suivre ou non André Brugiroux, mais il est sûr que 'sa' foi lui a déjà fait soulever des montagnes." Un journaliste de L'ÉCHO DE LA TUQUE au Québec finit par reconnaître : "Donc pour cet homme qui nous parle de ses misères sur le ton artificiel des badineries de salon, il faut s'attendre au pire pour venir au meilleur."

Ensuite, voici quelques commentaires à l'intérieur du journal ou de la revue :
"André Brugiroux donne à son film deux dimensions essentielles : le goût du rêve et le sens de la réflexion. Après un tel document, il sera difficile de condamner les autres."
NICE-MATIN (7-4-77), Bastia, Corse

Remarque, avant de citer plus avant : le journaliste était présent ce soir-là. Mais parfois il rédige son article sans participer à la séance ! Il vient seulement prendre une photo des spectateurs en vitesse afin de faire vendre son canard. Même pas la mienne. Je ne suis pourtant pas si moche ! De ces papiers-là, je ne tiendrai pas compte, bien entendu. L'article de celui qui a assisté au spectacle, lui, par contre, dépendra à chaque fois de sa réaction par rapport à la Foi. S'il a apprécié le contenu spirituel du commentaire, l'article sera positif. Sinon, il s'en prendra au film, ce qui est facile pour un gonflage de format amateur tourné dans les conditions que l'on sait, et il me descendra en flamme. Témoin, les commentaires suivants grattés dans l'obscurité de la salle par deux journalistes qui assistèrent en même temps à la séance d'Ambérieu-en-Bugey :

"Le reportage d'André Brugiroux a connu un vif intérêt auprès des spectateurs ambarrois... attentifs aux explications, heureux de découvrir la séquence suivante... des images plus émouvantes et extraordinaires les unes que les autres... Il faut suivre l'idée d'une foi basée sur la pensée du persan Baha'u'llah... Les hommes sont appelés à s'unir... De quoi faire méditer beaucoup d'entre nous."
Voilà ce qu'en a tiré le premier journaliste dans un article paru le 13 novembre 1983 dans le DAUPHINÉ LIBÉRÉ.

Son confrère du PROGRÈS DE L'AIN (paru trois jours plus tard) y a vu, par contre, ceci : "Ce film pourtant n'est pas à la hauteur des dimensions de cette aventure passionnante... L'essentiel dans l'esprit d'André Brugiroux réside dans les conclusions pseudo-philosophiques qu'il tire de son périple. Ce qui est agaçant, c'est que durant toute la seconde partie, au détour de chaque image, il professe des affirmations mystiques du genre "le coeur de l'homme a besoin de dévotion", "le labeur est un acte d'adoration", "l'homme ne peut vivre sans spiritualité". Des propos devenant lancinants, faisant penser à l'enseignement doctrinal d'une quelconque secte. A-t-on le droit de se servir du récit de telles aventures pour faire passer un tel message sans en avertir, préalablement, le spectateur ?"

Voici d'autres commentaires, au hasard, toujours rédigés selon la réaction du gratte-papier de service envers ma présentation de la Foi :

"Si le sujet de cette conférence était captivant, le film présenté, lui, a un peu déçu, d'une part de par sa qualité et d'autre part du fait qu'il a été tourné comme n'importe quel touriste aurait pu le faire."
LA DÉPÊCHE DU MIDI (18-4-77), Decazeville

"Plus qu'une projection de très jolies images, plus qu'un très brillant commentaire, une multitude de choses dans la parole d'André Brugiroux."
LE RÉPUBLICAIN DU VAL DE MARNE (2-11-78), Villecresnes

"Une soirée bien agréable où chacun était de bonne humeur à entendre le sympathique auto-stoppeur commenter son voyage. Peut- être devrions nous dire cependant que André Brugiroux aurait intérêt à axer son récit sur l'anecdote que tout le monde attend plutôt que discuter un peu longuement parfois sur une philosophie..."
MAROC-SOIR (2-11-79), Casablanca, Maroc

"Malheureusement, André Brugiroux a eu à son retour la mauvaise idée de se reconvertir en conférencier... La centaine de specta-teurs attirée par sa belle aventure a eu très vite envie de crier pouce au récit des exploits du héros au pouce levé. De son voyage extraordinaire, André Brugiroux n'a su rapporter qu'une monotone collection de cartes postales filmées en 8 mm, surexposées et scintillantes... Et comme le commentaire était du même tonneau, alignant les clichés les plus éculés, la prestation d'André Brugiroux tenait finalement d'un spectacle de café-théâtre qu'aurait joué une impitoyable parodie de Connaissance du Monde." (J'ai envie de dire : Pousse pas !)
PARIS-NORMANDIE (avril 1980), Évreux

"Autre chose qu'un simple documentaire. "Rentré" depuis 7 ans, André Brugiroux continue sa route, avec une lumière dans le regard." LA MONTAGNE (octobre 1980), Clermont-Ferrand

"André, l'homme-aux-kilomètres-d'amour, est simple, net, vrai... Pas d'oripeaux, directement la révélation profonde. Après nous avoir écoutés, il se fait à son tour narrateur (quel don !). Il se présente (l'humour est la clé qui allume le contact), il rayonne, il fascine... le message est passé."
ART-QUIVI (1982), Saint-Denis, île de la Réunion

"Utopiste, André Brugiroux ? Peut-être pour le moment. Mais les messages de paix et d'amour ne restent jamais sans écho." L'YONNE RÉPUBLICAINE (17-5-82), Sens

"Forcément, quand on parle de soi et de son apprentissage de la condition humaine à travers le monde, que l'on veut expliquer aux autres le pourquoi et le comment de sa perception philosophique à la faveur de nombreuses conférences réparties dans l'année, on émousse sa façon d'être naturel. On devient, plus que la chaleur humaine incarnée, le vendeur et le promoteur de sa propre existence... Cette gêne mise à part, écouter André Brugiroux tisser les maillons de sa vie et de son espoir en l'homme est intéressant. Instructif, parce qu'il laisse tomber parfois un prosélytisme, agaçant à plus d'un titre."
L'IMPARTIAL (14-10-82), La Chaux-de-Fonds, Suisse

"André a la charpente mince, sèche et nerveuse de ceux qui n'ont pas toujours mangé à leur faim, qui ont traversé les déserts et les glaciers, de tous ceux qui ont fait des séjours en prison. Il raconte bien grâce à un vocabulaire imagé, juste et rapide, et surtout, il est possédé d'une rage. Celle de convaincre. Sa théorie est simple, belle comme une utopie..."
LES NOUVELLES DE TAHITI (20-4-83), Papeete, Polynésie française

"Le Cro-magnon du stop, ce grand échalas de 48 ans, continue à sillonner les routes avec un film qui date de l'ère glaciaire, et ses trois bouquins sous le bras..."
NOUVELLE-RÉPUBLIQUE (23-1-84), Poitiers

"Avec son blouson de nylon, il a plus l'air d'un moniteur de voile que d'un routard... André Brugiroux serait plutôt du genre philosophe ambulant."
VAR-CÔTE D'AZUR (9-2-84), Hyères

"Car là est ce qui lui tient le plus à coeur : j'ai découvert la pensée du Persan Baha'u'llah."
LE DAUPHINÉ LIBÉRÉ (28-3-84), Grenoble

"André Brugiroux : philosophe des lendemains paisibles. La terre est notre patrie. Son film est une sorte de message d'amitié aux humains, un espoir de paix, un grand film dont le seul défaut, s'il en est un, est de survoler trop rapidement... Le cinéaste sait regarder au fond des choses... Ne le prenez surtout pas pour un marginal : c'est un philosophe, l'un des rares de notre temps."
VAR-MATIN (9-2-84), Ollioules

"Dans son récit, à travers de belles images, André Brugiroux ne veut rien prouver, pas plus qu'il ne souhaite être un précurseur, mais simplement témoigner pour faire lever le regard des hommes et les faire sortir, dit-il, de leur sectarisme."
NICE-MATIN (15-1-85), Sainte-Maxime

"André Brugiroux ne donne pas l'image de casse-cou que l'on attribue parfois à l'aventurier... Il a retiré de tout ce qu'il a vu une sagesse, une philosophie qu'il veut faire partager aux autres, ne se sentant pas le droit de garder pour lui seul cette riche expérience."
LE DAUPHINÉ LIBÉRÉ (6-5-85), Annecy

"De ce tour du monde enrichissant, il a retenu une conclusion. Il en a fait son cheval de bataille : la terre n'est qu'un seul pays. Une vision personnelle que certains contestent."
LA GAZETTE INDÉPENDANTE (24-9-86), Autun

"Routard jusqu'au bout des baskets, véritable citoyen du monde en marche, pèlerin de la planète... ethnologue par la force des choses et des voyages, André Brugiroux n'est pourtant pas blasé. Il croit en l'avenir de l'homme."
L'EST RÉPUBLICAIN (6-4-88), Besançon

"Au départ un rêve, en chemin des rencontres, à l'arrivée la connaissance."
LE DAUPHINÉ LIBÉRÉ (29-6-88), Chambéry

"André Brugiroux, un Parisien de 52 ans, globe-trotter par vocation n'a rien de ces utopistes que l'on croise parfois sur les routes à la limite de la misère... Car cet homme passionnant présente une thèse optimiste quant à l'avenir de l'humanité."
LA DÉPÊCHE DU MIDI (3-11-89), Castres

"Une pêche d'enfer, une langue bien pendue et un style impayable."
LUXEMBOURG WORT (18-2-92), Luxembourg

"D'un naturel très spontané et décontracté, André Brugiroux exposa son cheminement intellectuel. Tout au long de ces années, il ne chercha pas l'exploit sportif, mais à répondre à une question fondamentale : à quoi tient le bonheur ? André Brugiroux a compris qu'il tendait vers une révélation spirituelle et c'est sur ce thème de la spiritualité que s'est porté le débat qui a suivi la projection."
AVENIR DE L'ARTOIS (15-10-93), Lens

"André Brugiroux est un conférencier atypique. Son air policé,son extrême courtoisie, son sérieux teinté d'humour britannique (sic) ne sont pas les traits habituels d'un auto-stoppeur. La nature nous a donné dix doigts, mais le pouce en l'air suffit amplement à conquérir
le monde."
L'EST RÉPUBLICAIN (1-11-93), Montbéliard

En tout cas, pour ou contre, tout le monde a pigé que j'avais un message à partager. C'est l'essentiel... Dans cette énumération, j'ai équilibré articles favorables et antagonistes. Que cela ne donne pas une fausse impression, car dans l'ensemble ce sont les articles positifs qui dominent de loin. Incontestablement.

On ne se voit pas soi-même. Aussi, pour terminer sur les impression de ces messieurs-dames de la presse écrite et pour s'amuser un peu, voici maintenant quelques descriptions plus personnelles :

"André Brugiroux est grand, mince et d'un abord aisé. La qualité la plus visible chez lui, dès le premier instant, est la gentillesse, la douceur. Toujours souriant et conciliant, il ne s'anime vraiment que quand il exprime ses idées."
PARTIR (no 25 - septembre 1975), Paris

(C'est l'auteur de ces lignes qui a aidé à mettre sur pied les conférences de presse de la Conférence internationale baha'ie de Paris en août 1976. Il tombait à pic, on cherchait désespérément un professionnel. Lui et son épouse sont devenus baha'is peu après et sont partis depuis travailler pour VSD à Los Angeles.)

"André Brugiroux le dit spontanément avec un franc sourire et des étoiles dans les yeux. Il a atteint la sérénité qui couronne les belles âmes."
AUVERGNE-MAGAZINE (février 1981), Riom

"André Brugiroux a le calme, l'assurance et la tranquille volubilité des gens qui ont beaucoup vu..." VAR-MATIN (9-2-84), Ollioules

"Il y a de l'apôtre dans ce grand garçon au visage amaigri, mais à l'oeil brillant d'enthousiasme et de sincérité sous la courte toison brune."
LES DÉPÊCHES (13-1-78), Dijon

Avant de clore ce chapitre, je ne peux passer sous silence l'interview parue dans L'EXPRESS du 10-16 janvier 1991. Sous le titre "Le XXIe siècle se décide maintenant", Sylvaine Pasquier qui est venue me questionner tout un après-midi chez moi, après avoir parlé du New Age, des sectes et de l'ère du Verseau avec ses ésotérismes ambiants, écrit ceci :

"Mais la majeure partie de la nébuleuse est toujours à la recherche, comme l'écrit Edgar Morin, d'un type de religion qui ne ressemble pas aux autres, une religion sans vérité première ni vérité finale, ni salut. Une sorte de lien universel entre les hommes, qui réconcilie les différences et les cultures.

Cette religion existe. Les aquariens n'auraient-ils rien inventé ? Dans les années 60, un certain André Brugiroux commence un incroyable périple en stop autour de la planète, qui l'amène à passer une semaine à Lambaréné auprès d'Albert Schweitzer et le transporte ensuite jusqu'en Alaska, par - 45. Il y rencontre les adeptes d'une religion inconnue de lui, des gens qui le séduisent par "leur générosité, leur ouverture d'esprit". Il s'informe : il s'agit de la foi baha'ie, qui se présente elle-même comme celle de l'ère nouvelle. Son principal commandement : La terre n'est qu'un seul pays. Titre sous lequel Brugiroux racontera ses pérégrinations, un best-seller 14 fois réédité (Laffont). Le fondateur du mouvement baha'i, Mirza Husayn-'Ali, né à Téhéran en 1817, mort à Saint-Jean-d'Acre en 1892, est passé dans l'Histoire sous le nom de Baha'u'llah (Gloire de Dieu). Ses adeptes, considérés comme schismatiques par les musulmans, ont subi depuis cent cinquante ans plusieurs vagues de persécutions. La dernière, et sans doute la pire : celle qu'exerça contre eux, en Iran, l'ayatollah Khomeyni. Cette foi - 5 millions de croyants de par le monde - gouvernée par le principe de justice et de paix intègre l'ensemble des révélations connues à ce jour, de Moïse à Mahomet. Baha'u'llah,

"l'Éducateur suprême" réconcilie passé et présent, pour le meilleur des mondes à venir. Inutile, désormais, d'attendre un quelconque Messie."

Suite à ces propos, la belle Sylvaine se serait fait vertement tancer par la rédaction !

J'ai moi-même écrit quelques articles sur la Foi dont un est paru dans QUESTION DE..., la revue qui succéda à PLANÈTE, en octobre 1980.


* La radio :

C'est en Terre de Feu que je connus ma première émission de radio. En 1968. Depuis, j'en ai fait plus de cinq cents partout sur la planète. Aujourd'hui, plus de tremblements de genoux ni de mains moites : je pose calmement ma montre sur la table en arrivant et je demande : "Combien de temps avons-nous exactement pour cette émission ?" Ça impressionne. (Pour se décontracter à la radio, c'est simple : il s'agit de discuter comme s'il n'y avait pas de micro. Cela s'apprend très rapidement.)

En un quart de siècle, j'ai eu le temps de mettre au point mon petit laïus et je peux dire ce que j'ai à dire en une minute, cinq minutes, un quart d'heure, une demi-heure, une heure ou même plus à l'occasion. Et j'ai appris à présenter mon histoire de telle manière que l'interviewer vienne lui-même sur les idées comme je l'ai déjà raconté avec l'histoire de la RTBF puisque je suis rarement invité pour elles.

Je ne cherche pas non plus à amener l'interview coûte que coûte sur les idées. Non, je cherche d'abord et avant tout l'ouverture. Balancer le nom de Baha'u'llah comme un cheveu sur la soupe pour me faire plaisir à moi ne fait pas partie de ma technique. J'ai plutôt le souci de deviner si c'est le moment opportun pour en parler et si cela sonnera juste. Parfois, je ne le prononce même pas car j'estime que ce n'est pas le moment. Mais, par contre, personne n'échappe à l'idée principale : "La terre n'est qu'un seul pays". Je ne vais tout de même pas me déplacer pour rien !

J'ai eu l'honneur d'être interviewé par une pléiade de noms connus, des vedettes du micro, mais de toutes les émissions c'est la radioscopie de Jacques Chancel qui me restera dans le coeur. Pas facile à obtenir. Il y avait de la demande. C'est en le coinçant dans son bureau, tout au sommet de la maison de la radio, après un incroyable jeu de piste et plusieurs tentatives avortées que je pus l'obtenir. Il me proposa le 16 juin 1976. Il ne pose aucune question avant l'émission, ce qui donne un entretien plus spontané. Je préfère car je suis très mauvais pour répéter. Je ne suis pas acteur de théâtre. Leçon apprise : aujourd'hui, je refuse de me présenter avant l'émission. Je laisse un tract. À lui, j'avais offert mon premier livre "La Terre n'est qu'un seul pays". Comme convenu, je le retrouvai donc juste avant l'émission. J'ai cru qu'elle n'aurait pas lieu quand je le vis étalé de tout son long, sur un divan, en chemise et chaussettes, la cravate défaite, l'air hagard.

- Je viens juste de terminer la téléscopie de Giscard d'Estaing. Pas facile. Je souffle un peu..., me fit-il en souriant pour me rassurer.

Malheureusement, c'étaient mes débuts, je n'étais pas encore au point. Je voulais tout dire et en même temps ! Jacques Chancel est le meilleur homme de radio que je connaisse. Même s'il est pertinent, il reste bienveillant et met en confiance. Avant d'entrer dans le studio, il m'a seulement dit : "Ce qui m'intéresse dans votre démarche, ce n'est pas le voyage, mais les idées." Ainsi pendant une heure, nous parlâmes de la Foi. Je l'ai déjà dit plus haut : c'est lui qui m'a fait prendre conscience de ma position - vous êtes un missionnaire, celui qui a une mission à accomplir. Un ton digne, serein. C'est lui qui prononça le dernier mot de l'émission, mot qui m'emmena au ciel : "Baha'u'llah" ! Son qui vibre encore aujourd'hui dans tout mon être.

Quant au dénommé Pivot, il pivota sur ses talons et refusa de me serrer la main au Salon du livre à Nice. Dommage. Ça change une vente de passer chez lui.

Une des rares émissions "spirituelles" à laquelle j'eus le bonheur de participer fut celle des Rosecroix à Paris sur Radio-Amorc : "Les sentiers de la Connaissance", le 4 mars 1985. Pour une fois, le sujet c'était la Foi. Deux heures, entrecoupées de musiques adéquates et d'appels téléphoniques. Là aussi, j'ai plané.

J'ai eu plusieurs fois les honneurs de Radio-France International, de la BBC International et de la Voix de l'Amérique, radios qui couvrent le monde entier. Une fois même, Radio-France International m'a interviewé par téléphone depuis Paris, alors que je me trouvais sur l'île Sainte-Hélène (où est mort Napoléon). J'ai fait des interviews dans les cinq langues que je connais et même dans une que je ne connais pas : le portugais. À Hong Kong et autres pays où je ne connaissais pas la langue, il y avait un traducteur.

Au Togo en 1976, Radio-Lomé m'enregistra pendant neuf heures, oui, neuf heures pour la série "Visa pour l'étranger". Série qui fut diffusée pendant trois mois de suite dans le pays. Et tout ça, pour des prunes ou plutôt une bouteille de champagne !

Radio-France-Normandie à Caen, par contre, se montra plus généreuse. Elle m'offrit un cachet pour plus de quatre heures d'enregistrement. Une série qui, elle, fut diffusée du 27 juin au 31 août 1988 dans le pays du cidre et du calvados.

C'est en Afrique où je me régale le plus avec les médias, avec les hommes tout court, devrais-je dire. L'Africain a le sens de la formule et de l'image. À Buéa, le 5 janvier 1979, le Camerounais de service qui me questionnait en direct, après un temps de réflexion, me dit : "Alors, si je comprends bien, comme ça, vous ne faites pas partie de 'l'écurie' des grands conférenciers." Le joli mot ! Avait-il flairé d'autres parfums dans mes propos ? À Dakar, l'homme de radio me demande si je suis venu mettre mes idées en jeu ! Celui d'Abidjan me taxe de "promeneur" et celui de Ouagadougou démarre l'émission ainsi : "André, l'homme qu'on ne peut pas présenter !"

Lorsque mon premier livre est sorti, il n'existait qu'un seul salon de livre en France, celui de Nice. Je devais passer sur le podium de RTL, juste après Ulla, la prostituée qui défrayait la chronique en 1976. Un opportuniste avait trouvé le moyen de publier la vie de cette charmante demoiselle. La foule s'agglutinait autour du podium. On peut comprendre : elle était venue en tenue de combat, shorts blancs moulés, décolleté avantageux et mouche peinte sur la joue. Dès que je me suis hissé sur l'estrade pour faire l'interview suivante, les gogos ont commencé à partir. Brugiroux, triste inconnu. Ça ne me vexe pas, mais il me fallait retenir l'attention. Je débutai en annonçant bien fort que moi aussi, j'avais commencé comme Ulla, ce qui eut pour effet d'arrêter la foule. Quand je précisai que c'était sur le trottoir, comme elle, chacun se retourna et me fixa pour savoir.

- Mais moi, je faisais du stop !

Pas toujours si dur de passer après des vedettes. Un cas me vient en mémoire. La pauvre dame de Radio-France-Creuse, qui m'avait convié dans le studio de Guéret, était blanche comme linge à mon arrivée. Verte même, prête à défaillir. J'ai cru un instant qu'il n'y aurait pas d'émission.

- Que se passe-t-il, madame, vous êtes malade ?

- M'en parlez pas, monsieur, je viens de faire une demi-heure avec Johnny !

En nous quittant, elle avait retrouvé ses couleurs.

- Au moins, avec vous, ça marche !

Ça a marché souvent si bien que j'ai vu des hommes de radio rester bouche bée devant mes propos, fascinés par l'ampleur des idées qu'ils me laissaient développer. Les idées baha'ies sont chargées d'un fabuleux pouvoir, c'est indéniable. Certains même en oubliaient de poser leurs questions. Un journaliste à la Jamaïque et un autre sur l'île de Guam en ont même oublié de passer les nouvelles à l'heure ! Je me marre. On ne s'attend guère à ce qu'un auto-stoppeur se mette à philosopher. On n'attend que des anecdotes de sa part. Vouloir parler de la Foi en se présentant sous l'étiquette du stop est une gageure !

En fait, la difficulté majeure que j'ai rencontrée au cours de ces vingt-cinq années, est que je me trouve toujours en porte-à-faux. J'enseigne la Foi, sujet des plus sérieux, à travers une histoire de stop, sujet considéré des moins sérieux ! Serait-ce la position de ma lune en verseau qui me transforme en original ? Je suis classé comme professionnel avec mon film, car j'en vis. Mais ce n'est qu'un film d'amateur, on le sait. Dans les salons de livres, je me retrouve toujours dans les stands des écrivains auto édités ou indépendants, alors que mes livres ont été publiés par des éditeurs ayant pignon sur rue (ces derniers ne m'envoyant plus car mes livres ne sont pas récents).

En octobre 1976 à Montréal, au cours d'une émission populaire pendant laquelle les auditeurs peuvent intervenir par téléphone, je fus très peiné d'entendre l'homme de radio discréditer pour je ne sais plus quelle raison les Africains avec les poncifs habituels. Je me permis de redresser la barre en présentant un portrait correct et chaleureux de mon frère noir. Rien ne me fait plus bouillir que le racisme. Le téléphone sonna. À l'accent, c'était un Africain :

- Monsieur le reporter, excusez-moi, mais permettez-moi de vous dire une seule chose : lorsque vous avez un visiteur comme ça en face de vous, vous feriez mieux de vous taire et de l'écouter. Lui, au moins, il connaît !

Dans le taxi qui me ramenait chez moi par les rues enneigées de cette métropole francophone, le chauffeur qui n'avait aucune idée de qui j'étais, me raconta l'altercation en se délectant :

- Ah, j'en reviens pas, vous n'avez pas entendu à la radio ? Calice de bean ! Y a à peine dix minutes. Tabernacle ! Qu'est-ce qu'il lui a mis le "maudit" Français au chum de la radio !

Mon problème est aussi que je n'ai pas l'air d'un aventurier et encore moins celui d'un auto-stoppeur. Pour preuve, ce qui se passa à la BBC de Londres, le 6 mars 1991, où j'avais été invité pour l'émission "Midweek". Je patientais dans le hall avec une vingtaine de personnes dont un pseudo-hippie avachi dans un fauteuil, les doigts de pieds en éventail. L'air dégoûté, boucle piquée dans l'oreille, il ne lui manquait que la marguerite dans la tignasse pour faire plus vrai. Le gentleman qui venait chercher le routard de son émission, arriva à la dernière minute. Il se précipita d'instinct sur ce qu'il prit pour le portrait craché d'un auto-stoppeur.

- Allez, venez vite, lui intima-t-il.
- Moi, pourquoi ? répondit celui-ci fort surpris, sans bouger d'un pouce.
- L'émission commence dans trois minutes, je suis en retard.
- Quelle émission ?
- Le tour du monde en stop.
- Mais je n'ai jamais fait de tour du monde en...
- Allez, dépêchez-vous, je vous dis, on n'a pas de temps à perdre... - Mais je vous assure, ce n'est pas moi, je n'ai jamais voyagé ! Dubitatif, encore étonné d'avoir commis une telle bévue, l'homme de la radio se mit à scruter lentement le petit groupe de personnes qui attendait debout. D'un coup d'oeil, il me jaugea et jugeant que je ne présentais pas les caractéristiques requises, il passa au suivant. Le jeu m'amusait follement. Appuyé contre un pilier à trois mètres de là, raide comme un piquet à cause d'une hernie discale qui me faisait souffrir l'enfer, je savourais malgré tout la scène. Au troisième tour de piste, sachant que le temps était compté, je me présentais finalement à lui.

- Pas possible, c'est vous le hitch-hiker !


* La télévision :

La boîte magique !

La première fois que l'objectif se braqua sur moi fut au Carnaval de Rio en février 1968. Peu après, je connus ma première véritable émission télévisée, le show de Pipo Mansera, le show le plus populaire de l'Argentine à l'époque. Je m'en souviens comme si c'était aujourd'hui. Nous étions arrivés sur le plateau avec le fameux taxi londonien qui nous avait conduit, moi et mes deux Canadiens, de Toronto jusqu'à Buenos Aires. Le tacot avait de l'allure et suscitait de la curiosité. Il n'en existait que quatre comme celui-ci dans toute l'Amérique latine. Le fin du fin, c'est que l'animal ne voulut jamais redémarrer à la fin de l'émission. Aussi fallut-il le pousser à la main hors de la scène, toute honte bue, sous les vociférations du public !

Depuis, j'ai fréquenté le petit écran plus de cent cinquante fois. Une émission de télévision est toujours plus difficile à décrocher qu'une émission de radio : c'est le saint des saints. Et rester naturel devant une caméra n'est pas facile non plus lorsqu'on n'a pas l'habitude. Chacun sait combien il est difficile de prendre la pose devant un simple appareil photo. Alors, lorsque l'objectif vous fixe en permanence, il y a de quoi être nerveux. J'ai vite compris que j'avais une gueule qui passait à l'écran, cela m'a aidé à me décontracter. Je me fais un devoir de regarder chacune de mes émissions pour essayer de corriger mes tics et mes défauts.

J'ai dialogué avec du beau monde sur les plateaux, des professionnels prestigieux. Sans grands effets malheureusement, car toutes ces émissions se sont effilochées au cours des ans. Pour avoir un impact avec la télé, il faut être vu partout, sur toutes les chaînes, dans la même semaine. Sans matraquage, pas d'espoir ! Mais, à moins d'avoir des copains ou de tomber pile dans l'actualité, pour obtenir des interviews, c'est carrément la tête contre les murs dans ce milieu ! Les télévisions locales restent toutefois plus accessibles que les nationales.

Pour obtenir des émissions de télé comme de radio, les amis doivent se tenir au courant de la grille du programme des radios et télévisions. Et se proposer lorsque le thème porte sur un sujet où ils peuvent participer : religion, spiritualité, paix mondiale, etc. Avec des dossiers bien ficelés comme sait le faire avec bonheur la belle Brenda et son bureau de presse.

Le 4 novembre 1973, à mon retour du stop, les nouvelles nationales parlèrent de mon odyssée à "24 heures sur la Une" pendant six minutes. Il n'y avait qu'une chaîne à l'époque, ce qui déclencha une pluie de coups de fil chez... mon frère, le pavillon de mon père où je résidais, n'ayant pas de téléphone. Je l'ai déjà dit plus haut, je ne sus pas en profiter. Je l'ai toujours regretté, car la télévision est une véritable boîte magique. Mais Il fait ce qu'il veut, pas forcément ce que j'ambitionne. Moi, c'est sûr, je ne ferais pas comme Lui. Mais je doute que le résultat en soit meilleur ! À Tahiti, grâce à la télévision, je pus faire le tour des îles en bateau-stop : "Ah, c'est toi qu'on a vu à la télé, super ton truc, allez viens, je t'embarque, j'ai de la place..." À Montréal, en 1976, après quelques bonnes émissions pour le lancement du livre, j'entendais discuter de moi partout, dans le métro comme dans les rues. À l'île de la Réunion comme à l'île Maurice, j'étais devenu la causerie des chaumières en un tournemain. Aux Açores, le lendemain d'une l'émission, chaque chauffeur voulait à tout prix faire parcourir au moins cent mètres dans sa voiture au "roi du stop" !

La télévision n'est pas toujours une sinécure. Au Gabon, j'avais réussi à décrocher une émission sur la chaîne privée de monsieur Omar Bongo, le président de la République. Dans un bunker à cinquante mètres sous terre. J'y avais accédé après avoir longé d'affreux couloirs de béton et passé une demi-douzaine de contrôles militaires, bondés de gardes du corps de son Excellence. Les gorilles n'étaient pas que dans la forêt ! Ma seule intention était d'inciter les téléspectateurs à venir assister à la ciné-conférence que j'avais organisée en fin de semaine. Mais les deux jeunes Gabonais qui étaient supposés m'interviewer là-dessus n'avaient qu'une idée en tête : m'attaquer sur l'Apartheid. L'un d'eux me soufflait sa cigarette dans la face. Je développai mon argumentation sans me laisser désarçonner par leurs piques. Dame, j'avais loué la grande salle Saint-Exupéry, il me fallait la remplir. Un quart d'heure permet de bien présenter un sujet à l'écran. Au bout d'un moment, je demandai à ce que l'une des deux caméras fasse un travelling sur la carte de mes voyages que j'avais soigneusement épinglée sur l'un des murs avant de commencer. Le cameraman en question sortit soudain sa tête crépue de derrière l'objectif, l'air médusé :

- Dis donc, pâââtron, elle est où, la carte ?

Et moi de lui désigner du doigt le mur par deux fois. Cinq minutes plus tard, je demandai à ce que l'on montre mes livres à l'écran. L'autre cameraman sortit une tête tout aussi ébahie de derrière sa caméra à lui pour me demander où se trouvaient les livres. Décidément ! Je lui montrai la table devant moi. Et tout cela, en direct, s'il vous plaît. Quelle soirée ! Je faisais l'interviewer, l'interviewé et le directeur de régie en même temps. J'ai souffert. Après l'émission, les deux cameramen sont venus me serrer la main, hilares :

- Alors là, lui vrâiiiiiment, le muzungu, il connaît trop bien le travail pour lui-même seul !

À Montréal, en 1976, j'avais été prévenu. La femme qui devait me recevoir s'était promis de me descendre en quelques minutes. Elle détestait les auto-stoppeurs. Elle n'avait d'ailleurs prévu qu'une simple caméra fixe derrière elle, sans opérateur. De quoi régler l'affaire promptement ! J'étais tellement épuisé par une harassante semaine de promotion du livre que je me présentai à elle l'air livide et allai m'affaler dans le premier fauteuil que m'offrait la "Canadian Broadcasting Corporation", sans mot dire.

Ébranlée par cette situation imprévue et quelque peu inquiète, tout en se maquillant, l'adversaire vint s'enquérir de mon degré de fatigue :

- Êtes-vous en état de pouvoir parler au moins, monsieur ?

- Branchez votre lumière rouge, chère madame, et vous verrez bien...

Elle débuta l'enregistrement, peu rassurée sur ce qui allait se passer. Comme dans les autres interviews que m'accordent les médias, elle n'attendait de moi que quelques anecdotes de voyage. Mais comme beaucoup de ses collègues, elle aussi se fit surprendre par la vision des choses que je développais. Elle en resta bouche bée, oubliant le temps et les questions. Les cinq minutes prévues se transformèrent en une demi-heure. La prise de vue dut cesser parce qu'il n'y avait plus de pellicule dans la caméra ! Tout fut diffusé intégralement. Et, je le répète avec un seul plan fixe sur moi ! Le pouvoir des paroles de Baha'u'llah est extraordinaire, je le vérifie constamment.

À Strasbourg, le 19 décembre 1983, autre registre. Je passais à une émission de FR3-Alsace pour parler du voyage et présenter la ciné-conférence. Une demi-heure de direct, de quoi s'étaler. Une nouvelle fois, j'avais réussi à élever le débat et j'étais en train de parler de l'état du monde. Au moment où je disais qu'une catastrophe imminente menace notre crâne, un énorme panneau du décor se décrocha sans prévenir et vint s'écraser juste derrière le mien dans un fracas des plus effrayants qui me fit faire une grimace fort comique. Séquence qui fait aujourd'hui régulièrement le bonheur du bêtisier national. Mais même là, je ne perds pas mon temps, car sur l'écran s'inscrit à chaque fois : La terre n'est qu'un seul pays !

Un autre tour du monde. Par écran interposé ! Le 26 janvier 1995, je traînais mes bottes ou plutôt mes tongues du côté de l'île Saïpan, une île américaine du Pacifique sud (je vous aide). Pour promouvoir ma ciné-conférence, sur le coup de midi, je me présentai à la télévision locale KMVC juste au moment où le directeur fermait sa porte pour aller au Macdo.

- On va becqueter, me fit-il, revenez cet après-midi.
- Bien, vers quelle heure, mister ?
- Euh..., au fait, c'est quoi votre truc ?
- Un tour du monde que j'ai fait en stop pendant dix-huit ans sans rentrer à la maison.
- Quoi ? Dix-huit ans. Attendez une seconde...

Et de rappeler dare-dare son cameraman qui était déjà en bas de l'escalier pour me filmer sur le champ ou plutôt sur la plage. Là, on me fait marcher sur le sable de long en large, en short, pendant cinq bonnes minutes. On zoome sur ma carte du monde, mes photos, le livre en anglais. Et l'on termine par une superbe interview sous les cocotiers. En vingt minutes, tout est en boîte. KMVC en tire sept minutes qui résument comme personne ne l'a fait auparavant mon expérience autour de la planète et me permettent de parler du plan de Baha'u'llah. Du grand art. Je n'en reviens pas. Cette magnifique interview passa deux fois aux nouvelles de Saïpan. Le soir même et le matin suivant. J'avais oublié l'affaire lorsque les amis des îles Marshall lors de mon deuxième passage chez eux me firent savoir qu'ils m'avaient vu sur l'écran.

- Ça m'étonnerait, je n'ai jamais fait de télé dans vos îles. J'ai décroché une seule émission dans le Pacifique, mais c'est à Saïpan, à cinq mille kilomètres d'ici. Vous ne pouvez pas la capter, c'est trop loin.

Plus tard, lorsque les amis des îles Hawaii me firent la même remarque, je compris enfin ce qui s'était passé. La grande chaîne américaine CNN avait repris ce reportage et l'avait diffusé dans le monde entier. De fait, Rinia, ma tendre épouse, recevait pendant ce temps-là à la maison des coups de fil du monde entier. "On a vu André à la télé..."

La boîte magique, je dis bien !

Il reste indéniable que, grâce aux médias (presse - radio - télévision), j'ai eu la chance et la possibilité de pouvoir porter à la connaissance de millions de gens, et de par le vaste monde, le nom de la Beauté Bénie.

* * *

Mais, soeur Marianne, dis-moi, ne vois-tu rien venir ?

Depuis que je trime dans le vignoble, les déclarations n'y ont été distillées qu'au compte-gouttes et le manque de bras fait toujours cruellement défaut. Dénicher des âmes réceptives en France s'apparente encore trop au ramassage des cèpes dans un bois où il n'a pas plu ! Même si le mot spirituel y est mieux admis (pas encore autant que spiritueux), l'autochtone dans son ensemble reste foncièrement sceptique sinon pessimiste quant au futur. Il reste indifférent sinon adverse à la religion. En tout cas, il ne l'imagine pas comme solution. Même le soi-disant "pratiquant" ne semble pas deviner que c'est la religion qui fait naître les vertus humaines et que c'est ces vertus qui sont les lampes de la civilisation(1).

"Il n'y a qu'une manière d'avoir des moeurs, disait un Français célèbre, c'est de rétablir la religion..." C'était l'empereur Napoléon 1er en constatant que "L'athéisme est un principe destructeur de toute organisation sociale qui ôte à l'homme toutes ses consolations et toutes ses espérances."

La belle Marianne est aujourd'hui à l'image des Flamandes du grand Brel : "pas frémissante !" Mais elle est loin d'être frigide. Elle me semble plutôt souffrir d'un profond chagrin d'amour. Sa rupture avec son fiancé officiel (l'Église catholique) a laissé des traces. Ses sentiments ont été profondément déçus. Elle est en convalescence. Mais, au fond d'elle-même, elle n'a jamais cessé de rêver au Prince charmant. À nous donc de savoir le lui présenter.

L'entrée en troupe dans ce contexte est-il envisageable chez Vercingétorix ?

On voit dans cette image la déferlante de hordes barbaresques dans nos plaines. Oui, cette déferlante viendra et il faut désormais y réfléchir. Elle est toujours arrivée dans le passé. Je n'ai aucun doute que ce pays va frémir, que les vannes célestes un jour s'ouvriront en grand, car de tous ceux qui sont au ciel et sur la terre, aucun ne peut résister à l'action de Ta volonté souveraine. L'ouverture des vannes dépend du plan de l'Ordonnateur suprême. Ce qui dépend de nous, c'est de se tenir prêt pour ne pas se trouver submergés le moment venu. Se tenir prêt, veut dire, selon Lucien Crevel, d'avoir entre autre une communauté véritablement unie et des individus qui vivent vraiment selon les normes définies par Baha'u'llah. La confiance inébranlable en Dieu et l'obéissance à ses enseignements sont essentielles pour cela. Il est clair que certaines régions du globe connaîtront ces entrées en troupe avant d'autres. Souhaitons tout simplement de ne pas nous retrouver lanterne rouge dans le processus !

L'entrée en troupe ne pourrait-elle pas être envisagée comme cette époque bénie où les âmes se rendront vers nous en nombre de leur propre gré sans que l'on ait à partir péniblement à la pêche comme aujourd'hui ?

En attendant, il faut s'en tenir aux réalités : au début du troisième millénaire chrétien, les baha'is ne représentent, en gros, que le millième (un pour mille) de la population mondiale, même s'ils sont bien répartis sur le globe. En France, le six millième (un pour six mille) seulement. Aucune religion ne s'est imposée en un siècle et demi dans le passé. Il en a même fallu plus de trois au christianisme pour y arriver dans le seul Empire romain.

Donc, restons zen.

Faut-il s'attaquer aux intellectuels pour nous aider à accroître nos effectifs ?

Il est indéniable qu'ils ont du prestige et une certaine influence dans ce pays. Et que si quelques plumes renommées écrivaient sur la Foi, cela attirerait le regard du public. Mais je doute que cela change le degré de réceptivité du pays. À ce sujet, il faut reconnaître que notre communauté donne une fausse image de la communauté mondiale dans son ensemble, car elle est dominée par des intellectuels justement, des gens de professions libérales. Elle a un besoin urgent de se diversifier dans le monde ouvrier, rural et artisanal.

Faut-il brancher les vedettes pour réussir à nous sortir de l'anonymat ?

Il est certain que si quelques disques d'or chantaient la Foi, cela donnerait un beau coup de projecteur sur la Cause. Mais écouter ne signifie pas entendre. Il serait intéressant de connaître l'impact qu'a eu sur le public le célèbre Dizzy Gillespie en ce qui concerne la Foi.

Enfin, est-il judicieux de payer des non-baha'is pour écrire sur la Foi en pensant que cela aura plus de portée ? Ceci reste à vérifier. Ce qui convainc, à mon humble avis, c'est quelqu'un de convaincu, pas quelqu'un de payé ! Il est certes méritoire d'essayer...

Donc, pour l'instant, c'est Verdun. On est encore englué dans la tranchée. Mais, préparons nous pour l'assaut, car l'heure de la charge sonnera.

Indubitablement !



7. LE COMPTE-RENDU

Si la tâche des amis de Dieu se limite à la bonne conduite et de bons conseils, rien ne sera accompli(1), selon 'Abdu'l-Baha.

Autrement dit, les bons sentiments suffisent-ils ?

Je voudrais maintenant terminer ce compte-rendu en contant des histoires de terrain. Car j'ai préféré le terrain aux discours de salon. Écolier, j'avais assisté une fois à un film qui racontait la vie d'un héros national : Du Guesclin. L'image de sa visite au roi m'est restée en mémoire. Je n'avais d'yeux que pour ce rude combattant plein de cicatrices et je l'enviais plus que tous les beaux costumes et ors de la cour. Car lui, il agissait.

En effet, comme le formule l'apôtre Jacques (2 :14) : "Que sert-il à quelqu'un de dire qu'il a la foi, s'il n'a pas les oeuvres ?"

Je préfère ferrailler dans le pré, c'est plus marrant.

Le bonheur ne s'y trouverait-il pas ?

J'ai trouvé grâce à la Foi une réponse à mes plus hautes aspirations et une raison de vivre. J'en ai fait mon unique occupation. J'ai découvert, grâce à elle, des êtres qui vibrent à l'unisson sous toutes les latitudes. Elle m'a permis de bâtir une superbe toile d'araignée d'amour autour de la planète. Dans de nombreux coeurs, j'ai trouvé un avant-goût du paradis. Combien de petits gestes des amis ne m'ont-ils pas propulsé au septième ciel ! Une nouvelle humanité est en train de naître. Les premières pousses du printemps nouveau sont bien là. Aujourd'hui, je me sens plus proche d'un croyant du Zanzibar que d'un Gaulois de ma plaine (c'est là qu'on les trouve, paraît-il).

À ce propos, il me faut rapporter le mot d'un Africain de Lusaka (cherchez pas, c'est en Zambie) qui réparait des télévisions dans la boutique d'un baha'i iranien. Lorsqu'il me vit enveloppé dans les bras de son patron et embrassé chaudement dès mon arrivée, il ne put s'empêcher de lui demander : "Vous le connaissez depuis longtemps, ce gars-là ?" "Non, comme vous, lui répondit-il, c'est la première fois que je le vois." L'Africain, un être qui n'est certainement pas dépourvu du sens de la fraternité, en secoua la tête d'incrédulité : "Alors, ça, vraiment, c'est impossible !"

Oui, cela tient du miracle dans le monde contemporain.

Il y a une similitude entre mon tour du monde en stop et ce quart de siècle de proclamation permanente : les deux relevaient de l'impossible. Pourtant, le Seigneur des Mondes m'a permis de les réaliser.

Enseigner à plein temps n'est-il pas le rêve de tout croyant ?

Il est difficile de décrire les sentiments que fait naître la propagation de la parole de Dieu. L'intensité intérieure est immense. On se consume en flammes brillantes. On se sent prêt à éclater. J'ai vécu une forme d'extase terrestre permanente. Puisse-t-elle inspirer ceux qui hésitent.

Mais pour entretenir un feu, il faut des bûches. On va le voir, les bûches, ou plutôt les embûches n'ont pas manqué. J'en ai bavé des rondelles. L'amoureux sincère désire ardemment les tribulations(2), paraît-il. Moi, j'aurais préféré les éviter, mais elles sont offertes en prime. Car, après tout, n'est-il pas écrit que si l'adversité ne t'atteint pas sur mon chemin, comment pourras-tu suivre la voie de ceux qui sont heureux de mon plaisir ?(3)

Les deux objections que j'ai le plus entendues au cours de ces années d'activité sont :

- On ne peut rien faire.
- Ce n'est pas baha'i ce que tu fais.

Les histoires qui suivent (par ordre chronologique) me semblent montrer, qu'au contraire, on peut faire. Il va de soi qu'elles n'ont aucune intention de blâmer quiconque ni encore moins de prouver, ô sacrilège, que ma méthode est la seule valable. Honni soit qui mal y pense ! Elles n'ont pour but que de montrer que, malgré l'incompréhension et les inévitables difficultés que soulèvent toute initiative et toute chose nouvelle, il ne faut pas se démoraliser, quels que soient les obstacles. Certaines pourront surprendre dans le contexte actuel, mais il ne faut pas oublier que tout change, que tout évolue, me faut-il le répéter.

Quant à savoir ce qui est baha'i... Je ne connais pas d'autres "serviteurs de la Gloire" dans le monde qui ont cette veine de pouvoir proclamer en se racontant avec un film d'aventure. Donc, je comprends l'objection devant l'inédit. Il eût été plus correct de dire : "Ce n'est pas classique, ce que tu fais."

Dès mon retour, j'étais décidé à réveiller la France, coûte que coûte, et à promouvoir la Cause partout où la fortune me conduirait. Même seul. Je me dois de dire toutefois que, sans l'aide de nombreux croyants de tous horizons, je n'aurais jamais pu en faire autant.

Contre vents et marées, j'ai vogué.


* BRUNOY : Malveillance

13 avril 1976. La vaste salle du Cinéma Palace, près de la gare, est encore déserte. C'est ma grande première. Voilà plus d'un an que je m'obstine à monter le film. Ce soir, je me lance. Le projecteur est en cabine, le micro au pied de l'écran. À côté, sur une table m'attend le magnétophone. Je suis fin prêt certes, mais je scrute avec anxiété les cinq cents sièges en velours cramoisi : ils sont horriblement vides.

Je ne peux éviter une certaine forme de nervosité. Peut-il venir quelqu'un à un tel spectacle ? Et de blaguer à voix haute pour me donner du courage : "Venez, entrez, mesdames et messieurs, entrez, le spectacle va commencer. Surtout ne vous bousculez pas, il y aura de la place pour tout le monde. Voyons, n'hésitez pas, approchez, on ne refuse personne..."

Vingt heures. L'incroyable se produit. Les guichets sont pris d'assaut et une queue impressionnante noircit la rue de la République jusqu'au pont du chemin de fer. Bousculades. Cris. Bagarres. Un bon millier de personnes veulent voir à tout prix le concitoyen qui a osé faire le tour du monde en stop. La moitié restera finalement dehors et il me faudra refaire une deuxième séance à la demande générale le mois suivant ! Dans la salle pleine à craquer où plus aucune consigne de sécurité n'est respectée, il n'y a que six membres de ma famille et cinq baha'is, en tout et pour tout.

Une première époustouflante !

Voici comment, en date du 22 avril 1976, le journaliste du RÉPUBLICAIN DE L'ESSONNE la relate :
"La soirée d'André Brugiroux : une fête de famille ! Une soirée dédiée aux Brunoyens mais où les trois-quarts de la salle du Palace furent occupées par des personnes venues en autocars de Saint-Cloud, de Boulogne, etc. Enfin, souhaitons néanmoins qu'une autre projection du film sera (sic) organisée, une soirée dans la cité du Val d'Yerres réservée aux riverains et non aux membres de la secte ou de la famille." Les journaux sont comme un miroir doué de l'entendement, de la vue et de la parole(4). J'ai dû tomber sur un miroir déformant !

D'abord, la soirée n'était nullement réservée aux habitants de la commune et puis quel mal y aurait-il à recevoir des spectateurs de l'extérieur ? Ensuite, je le répète, les membres de ma famille étaient au nombre de six et ceux de ma supposée secte au nombre de cinq. Quant aux fameux autocars, ils sont là en permanence, ce sont ceux qui attendent les banlieusards à la descente du train. Le cinéma se trouvant en face de la gare. Je ne savais pas que je possédais une si grande famille. Cette séance m'enseigna deux choses : premièrement, que mes conférences pouvaient marcher et deuxièmement, que les journaux peuvent être malveillants.

Quand j'y repense, c'était tout de même flatteur de faire croire aux lecteurs de l'Essonne qu'il existe tant de baha'is en région parisienne !


* LA BELLE PROVINCE : Problème linguistique

Le jour approche où tous les peuples du monde adopteront une langue universelle commune(5). Oui, mais en attendant...

Le Canada est un pays qui a indéniablement joué un rôle majeur dans ma vie. C'est d'abord celui où j'ai séjourné le plus longtemps hors de France (plus de trois ans et demi) et ce n'est pas fini, car il me reste encore quelques arpents de sa neige à découvrir. C'est le pays qui m'a permis d'économiser pour réaliser le tour du monde, celui où j'ai pris la décision de devenir baha'i, et c'est enfin le pays qui m'a permis de roder ma ciné-conférence : au Québec, précisément. C'est, en effet, le Comité d'enseignement du Canada qui a su utiliser mes possibilités en premier, en me faisant tourner du 6 août au 7 décembre 1976, sans arrêt. Quatre mois pleins. En tout, trente-huit présentations du film et quarante réunions d'information. Mais aussi, en quelques chiffres : 44 interviews de radio, 21 émissions de télévision, 61 articles de journaux, 18 trajets en avion et quelques 42 000 kilomètres de parcourus. Pour tout dire, c'est là où j'ai décidé d'aller faire mon "adieu aux armes", en hommage, c'est-à-dire mes dernières projections.

On pourrait en conclure que j'adore le Canada. Pas vraiment, car la friction quotidienne entre le français et l'anglais que l'on y rencontre m'exaspère. Malheureusement, ce problème perturbait aussi la communauté baha'ie lorsque j'y suis passé en 1976. Il faut savoir que les deux langues sont officielles et que l'anglais n'y fut officialisé que pour le protéger du français, car il était minoritaire à ses débuts. Pendant les quatre mois de l'éprouvante tournée qui m'a mené des îles de la Madeleine aux bords du lac Saint-Jean, j'ai entendu constamment la même remarque de la part des croyants québécois francophones : "On ne va pas aux réunions parce que ça ne parle qu'anglais là-dedans, hostie !" Et moi qui me crevait la paillasse à recruter ! C'est vrai, il se trouve des anglophones qui ont résidé toute leur vie au Québec et ne peuvent pas ou ne veulent pas articuler un seul mot de français dans cette province francophone. Mais le pire, c'est que la moindre réunion baha'ie où se trouve un seul anglophone était conduite automatiquement en anglais. Sous prétexte de respect. Quel respect ? Car ce respect ne joue pas dans le sens inverse, bien entendu (lorsqu'un seul francophone se retrouve isolé parmi des anglophones). À mes yeux, la chose préférée est la justice(6). N'aurait-il pas été plus juste de conduire la soirée dans la langue de cette province (celle de la majorité des participants) et de mettre un traducteur à la disposition de celui qui ne comprenait pas, comme le veut le simple bon sens ?

Le Québécois serait-il quantité négligeable ?

Le Kitab-i-Aqdas a-t-il prôné l'anglais ?

Je me le suis demandé encore une fois lorsque je vis ce qui se passait lors d'une réunion d'enseignement à laquelle j'assistais vers la fin de mon séjour. Ça se déroulait à Montréal. Cette journée-là, d'excellents traducteurs avaient été prévus pour les deux communautés. Mais les vieux réflexes ont vite refait surface ! Suite à un discours de vingt minutes en anglais, sans aucune traduction, et à la grande exaspération des francophones, le président de séance, un charmant homme tout sourire qui parlait couramment ces deux langues en plus du persan mit le feu aux poudres. Il déclara pour gagner du temps, et toujours en anglais : "Bon, maintenant y a plus qu'à résumer ça en deux minutes pour les francophones !" Quant je pense que, pour le moindre débat, la communauté de Hong Kong passe des heures à tout traduire en quatre langues. Les baha'is francophones qui comprenaient l'anglais, outrés, se levèrent comme un seul homme ! Une ancienne secrétaire du parti indépendantiste de la belle Province récemment convertie, laissa exploser sa colère devant ce qu'elle ressentit comme une insulte. Personnellement, mon sang ne fit qu'un tour parce que j'ai horreur de l'injustice. J'ai demandé la parole.

- Je ne suis pas venu me tuer à enseigner pendant quatre mois dans cette province pour entendre ça, ai-je enfin pu placer dans le pandémonium. Car c'est cette façon de faire, à mes yeux, qui freine le plus la propagation de la Foi ici. C'est effectivement intolérable. C'est même une honte tout court...

La séance se termina en un pugilat de bilingues, les autres ne pouvant pas suivre. Elle fut rapidement levée et la vivacité de mes propos me firent convoquer à Toronto par l'Assemblée spirituelle nationale du Canada comme agitateur et séparatiste !

Dame !

J'ai rappelé d'abord à cette auguste Assemblée, composée alors uniquement d'anglophones, que le pays avait deux langues reconnues officiellement par la Constitution. Puis, j'ai fait remarquer, qu'à mon grand regret, personne chez eux ne connaissait l'une d'elles : le français. Ils étaient, bien sûr, conscients de ce handicap. Mais que moi, par contre, j'avais la chance de le connaître, et qu'ainsi je pouvais comprendre ce que disaient les francophones.

- Il serait temps d'ouvrir les yeux, me suis-je permis de dire. Moi, j'en ai par-dessus la tête d'avoir entendu les croyants francophones rabâcher pendant quatre mois au Québec qu'on est "tanné" de ces réunions où ça ne parle qu'anglais. Qu'on n'y vient plus, parce que ça nous décourage...

J'ai essayé de leur expliquer patiemment qu'avec un tel état d'esprit, une telle façon d'agir de la part de la communauté anglophone, même si c'est fait inconsciemment et sans méchanceté, on ne pouvait espérer aucun progrès de la Cause du côté francophone. Le temps de la colonie, c'est fini ! concluais-je pour bien marquer le point.

Devais-je me taire ?

On peut me traiter de ce que l'on veut. Ce qui m'intéresse, c'est l'avancement de la Cause et rien d'autre. Mais j'estime que lorsqu'il y a abcès, il faut le crever. Rien ne sert de se voiler la face, de faire des ronds de jambe, d'arborer des sourires de façade ou de se mettre la tête sous le sable lorsqu'il faut opérer. Mon souci premier est l'unité de la communauté. La vraie unité, pas un semblant d'unité enrobé de paroles doucereuses. La courtoisie ne veut pas dire se taire. La justice a des exigences. À mon avis, les baha'is ne devraient jamais hésiter à s'exprimer, à parler ouvertement de leurs problèmes pour la simple raison qu'ils ont les moyens d'y remédier et que cela est prôné dans leurs Écrits. Avec courtoisie, bien sûr. Vociférer ne sert à rien, mais esquiver la vérité est-il plus vertueux ?

Ce problème des langues empoisonne le monde. Quand je pense que j'ai consacré plus de sept ans de ma vie pour en apprendre quatre en plus de la mienne et qu'avec ça, j'ai encore l'air d'un nigaud de par le monde ! Les Nations Unies en ont dénombré plus de six mille. Comment apprendre six mille langues ? C'est là où l'on voit la justesse de ce que prônait Baha'u'llah, il y a plus d'un siècle et demi, et qui paraissait des plus farfelus à une époque où l'on ne se déplaçait encore qu'à dos d'âne : se mettre d'accord sur une langue commune. Mais à ce que je sache, il n'a pas prôné l'anglais. Aux hommes de se décider.

Le "séparatiste" que j'étais a eu la satisfaction de voir apparaître quelques mois plus tard dans le "Baha'i Canada" un éditorial allant dans le sens de ce que j'avais essayé d'expliquer à l'Assemblée nationale de ce pays.

Il me faut dire, pour être équitable, que cette même Assemblée m'a soutenu dans quelques-unes de mes activités à travers le monde par la suite (sans que je le demande), même financièrement. Thank you very much !


* HAÏTI : On ne peut rien faire

5 décembre 1976. Le téléphone me tire du sommeil sur le coup des dix heures du soir. Je m'étais couché tôt pour ne pas rater l'avion du lendemain qui devait décoller de Montréal de très bonne heure.

- André, annule ton voyage en Haïti, on vient de recevoir un télégramme des amis, ils soutiennent qu'on ne peut rien faire avec ton film là-bas, me conseille le secrétaire de l'Assemblée spirituelle nationale d'alors.

- Voyons, lui répondis-je à moitié endormi, soyons sérieux, t'as vu l'heure. On ne peut plus annuler ce billet au milieu de la nuit, c'est trop tard. L'avion décolle dans quelques heures... Peut-être qu'ils ne peuvent rien faire, eux, ils ne connaissent pas mon film, mais moi je peux toujours essayer de faire quelque chose. Laisse-moi partir. On verra bien...

- D'accord, mais je t'aurai prévenu...

J'avais, bien sûr, une folle envie de mettre les pieds dans une région que je ne connaissais pas encore. Suite à ma tournée au Québec, l'Assemblée avait eu la grâce de m'offrir un billet pour les Antilles. Pas question de le perdre.

Le lendemain, en un coup d'aile, je passe de la froide neige de l'hiver à l'étuve de la chaleur tropicale. Paf, sans transition ! Là règne un certain Baby Doc'. Un air de suspicion imprègne l'aéroport où rôdent, l'air sinistre, des Tontons macoutes à lunettes de soleil et machettes au flanc. Le mot terreur prend tout son sens. Peu de voyageurs. Je ne me sens pas rassuré. Et personne à l'aéroport pour m'accueillir, bien entendu. Je gagne le coeur de Port-au-Prince en stop, sur une vieille camionnette déglinguée, avec mon sac à dos, les bobines de film et quelques copies de mes livres. La ville n'a pas l'air plus joyeuse. Tout est cassé. Deux heures plus tard, place du Nègre marron, je tombe enfin sur un adepte, un pionnier américain blanc, fort surpris :

- Mais, Andy, on t'a dit de ne pas venir. On a même envoyé un télégramme exprès au Canada pour te prévenir. Vraiment, ici, on ne peut rien faire, you understand...

- On ne peut rien faire. Bon, je vais voir. J'ai un film, des livres et une belle histoire. Dites-moi seulement où je peux dormir...

Je passerai sous silence où j'ai atterri. Dans l'errance, il faut savoir avaler et se contenter.

C'étaient mes débuts. J'avais commis l'erreur avec cette tournée caraïbe (après Haïti, je devais me rendre en Guadeloupe et Martinique) de n'avoir qu'une semaine de prévue par île. Ce qui, en ôtant le jour d'arrivée et celui du départ, ne me laissait que cinq jours d'action. Cela convient peut-être à l'enseignant itinérant qui ne propose qu'une causerie, mais le film, lui, demande une mise en place importante. Je l'ai déjà expliqué : il faut trouver la salle, le projecteur, l'écran, le micro, un magnétophone, remplir et poser des affiches, contacter les médias... Je devais faire tout cela seul, en plus, et dans un coin où je ne connaissais pas un matou ! Une semaine, c'était franchement ridicule, je m'en suis rendu compte tout de suite, mais c'était la première fois.

"On ne peut rien faire."

Résultat des courses, le cinquième jour, le 13 décembre 1976 exactement : plus de mille personnes assiègent joyeusement le Centre Culturel Français. Le directeur s'en arrache les tifs, car il n'a que cinq cents places à l'intérieur. Il barricade aussitôt les portes. Qu'à cela ne tienne, on se précipite par les fenêtres. La bâtisse est littéralement prise d'assaut. "Plus jamais ça", gémit le bonhomme affolé devant la foule qui gronde et menace. La situation devient explosive. Pour éviter la destruction de son Centre, il finit par faire annoncer au haut-parleur qu'il y aura une deuxième séance tout de suite après.

Pour la petite histoire, la police secrète était dans la salle. Aussi avais-je prudemment retiré du commentaire un de nos beaux principes : "liberté politique".

Les deux séances connurent un vif succès. La première question du débat, question que l'on me posera régulièrement par la suite dans tous les pays du Tiers Monde, me surprit, mais ne me prit pas de court :

- Est-ce que tu es marié ?

- Non, mon frère (c'était vrai en 1976), mais si tu as une soeur à me présenter, attends-moi dans le hall, je suis intéressé. L'explosion fut... de rire !


* GUADELOUPE : C'est pas baha'i

"C'est pas baha'i ce que tu fais", l'autre refrain. Je peux l'admettre de la part de ceux qui ne savent pas ce que je fais. C'est vrai que c'est inhabituel. Mais là, cela me coupa le souffle en l'entendant tomber des lèvres de quelqu'un qui me connaissait.

- Bon alors, tant pis, je vais me débrouiller seul. Je ne dois pas perdre de temps si je veux réussir à faire quelque chose, je n'ai que quatre jours ici et le film demande de la préparation.

- Tu comprends, surenchérit-il, le Canada m'a demandé, mais je n'ai pas cherché de salle pour toi, il faut que je m'occupe d'une grande enseignante itinérante qui va "faire un coin-de-feu" au Centre en même temps. C'est plus important !

Le lundi 20 décembre, à dix-huit heures trente, quatre jours plus tard, la salle de la vieille poste en bois de Pointe-à-Pitre est comble. Cent cinquante personnes. Le lendemain, le "coin-de-feu" n'en attire que deux.

Entendre constamment répéter au début que ma façon de proclamer n'est pas "baha'ie" était démoralisant. Comment devais-je donc m'y prendre ? Devais-je abandonner ? J'ai douté et je me suis posé de sérieuses questions sur ce que je devais faire jusqu'au jour où le clin d'oeil du destin me réconforta et me rassura. Il le fit par l'intermédiaire d'un commentaire du journal local sur ma projection. C'est uniquement pour cela que je me permets de le citer : "André Brugiroux est devenu un pigeon voyageur de la pensée baha'ie. Un de plus. Mais peut-être l'un des plus efficaces. En tout cas, au terme d'un débat qui suivit la projection de son film, il nous éclaira davantage sur cette religion que le professeur itinérant de la Foi baha'ie..."

"Dans l'enseignement de la Cause, beaucoup dépend de la personnalité de l'enseignant et de la méthode qu'il choisit pour présenter le message. Il n'existe pas qu'une seule méthode", confirme le Gardien dans une lettre datée du 31 mai 1934, écrite de sa part à un croyant(7).

Au cours de mon deuxième passage à la Guadeloupe, par contre, tout se passa bien. Le beau Louis Luce, lui, ne me connaissait pas. Mais, une fois que je lui eus expliqué ce que j'avais l'intention de faire dans son île, il eut le sympathique réflexe de me dire : "Bien, qu'est-ce qu'on peut faire pour t'aider." Les amis me trouvèrent même deux projections en plus des miennes. Même s'ils n'avaient rien trouvé et rien fait, l'important était d'avoir leur soutien moral et surtout leur approbation. Ce qui donne évidemment du coeur à l'ouvrage et me décuple les forces. Voici, pour mémoire, la liste de ce qui a eu lieu cette deuxième fois :

20 décembre 1988 : Causerie à la MJC de Grand-Anse, sur l'île de la Désirade

27 décembre 1988 : Causerie dans la mairie de Terre-de-Haut, sur l'île
des Saintes

20 janvier 1989 : Deux projections du film au Centre des Arts de Pointe-à-Pitre

21 janvier 1989 : Causerie à l'UCPA de Saint-François

22 janvier 1989 : Projection du film au Village Vacances Famille de Saint-François

24 janvier 1989 : Projection du film au Collège Valette de Sainte- Anne

24 janvier 1989 : Projection du film à la salle des fêtes des Abymes Plus interviews journaux, radios et télévision.


* QUÉBEC : Sorcellerie

Les 14, 15 et 16 octobre 1977 se tenait à Shawinigan, en Mauricie, le premier symposium de langue française d'Amérique du Nord sur les recherches et expériences psychiques : "L'homme, antenne du Cosmos". À 1 000 F l'entrée par personne, s'il vous plaît. Étaient présents des conférenciers prestigieux comme le grand voyant-géomancien, magnétiseur, Joseph Dessuart, le "docteur Freud belge" des universités de Mons et de Bruxelles, Jean Dierkens, le président d'honneur de la société française de sophrologie, Jacques Donnars, un diplômé en génie électrique de l'université de Stanford aux USA, philosophe de surcroît, Léon Gérinckx, un médium qui pouvait tordre des barres de fer par la seule force de son esprit, Jean-Pierre Girard, un ésotériste issu tout droit de Polytechnique, Jacques Weiss... À se demander ce que je fais là, moi, vulgaire auto-stoppeur !

L'Assemblée spirituelle nationale du Canada que j'avais avertie, toujours extrêmement prudente, m'avait suggéré de renoncer à ce projet :

- C'est peut-être de la sorcellerie. Tu ne peux tout de même pas mêler le saint nom de Baha'u'llah avec ce genre de parapsychologie douteuse et cet ésotérisme sans queue ni tête, voyons.

- Je m'excuse, mais vous m'avez déjà conseillé de ne pas me rendre en Haïti... Laissez-moi faire, je verrai comment le vent tourne ; mais pouvoir parler à huit cent cinquante personnes d'un coup ne se présente pas tous les jours, alors je ne peux pas en rater une comme ça...

Renoncer à trois jours de conférences à guichets fermés dans un superbe amphithéâtre ! Impensable dans ma tête ! De fait, j'étais le seul des conférenciers à me présenter sans texte soigneusement préparé, ni besicles, ni noeud papillon d'ailleurs. Je n'étais pas encore remis de mon tour du monde à l'époque, je me sentais très fatigué, aussi j'écoutais le discours des autres, allongé sur les planches de la scène derrière le rideau en me demandant ce que j'allais bien pouvoir raconter. J'étais, bien sûr, déterminé à ne pas parler de la Foi si le vent tournait de travers. Comme je ne devais intervenir qu'en cinquième position, j'avais le temps de voir venir, de tâter le terrain et surtout d'essayer de récupérer.

Le premier soir, lorsque chaque conférencier avait dû se présenter à l'auditoire, je n'avais pu aligner aucun titre ronflant, mais l'assistance avait compris tout de suite que j'étais le seul à connaître le Québec. J'avais seulement exhibé bien haut un pouce tendu pour me faire comprendre et j'avais débuté ainsi : "Eh ben moué, j'suis un "pouceux" (auto-stoppeur en québécois), mais faut pas confondre 'pouceux' et poussiéreux, c'est pas la même chôoose !" Et, pour sourire, j'avais ajouté, suite au discours de mon prédécesseur monsieur le docteur Dierkens qui nous avait présenté toute sa famille en détail, que j'étais célibataire : "Alors, avis dans la salle, s'il y a des filles à caser, c'est le moment ou jamais !" L'éclat de rire général m'avait gagné les faveurs du public.

Quand on est débutant, huit cent cinquante personnes qui vous fixent alors que vous êtes seul avec un micro et pas diplômé dans un parterre de diplômés, ça fout les chocottes. Oui, le micro me tremblait dans les mains. Les doigts étaient moites. J'avais une heure pour développer mon thème : la fraternité cosmique. Comme je l'ai dit plus haut, je n'avais rien préparé sur papier. De derrière le rideau, en entendant un de mes prédécesseurs parler des bienfaits de la science et l'autre de la nécessité de la prière, j'avais trouvé de quoi parler : du fameux oiseau qui bat des deux ailes. Cet oiseau qui planera sur la salle pendant le restant du symposium. "Le bel oiseau de l'humanité" comme le titrera un quotidien le lendemain. J'ouvris mon exposé en pensant à 'Abdu'l-Baha et en parlant de lui : "Savez-vous, mesdames et messieurs, qu'au début de ce siècle, dans votre belle province, est venu un sage persan au savoir remarquable. Vous pouvez visiter sa maison à Montréal près de l'Hôpital..." Ainsi, huit cent cinquante personnes entendirent parler de la Foi d'un coup et ma cassette fut la deuxième la plus vendue suite à cette improvisation. Je signai une montagne de livres. Le conférencier suivant, le docteur Gerinckx se permit devant le public de qualifier mon expérience de "voyage historique pour trouver la clé cosmique".

Devinez le dernier mot prononcé au cours de ce fantastique symposium ? Il fut demandé à chaque conférencier d'en tirer la conclusion avant de se séparer. Il se trouve que j'étais le dernier de la liste en bout de scène. Je fis ressortir que ces trois journées avaient été des journées d'amour et d'unité. Je remerciai vivement l'organisatrice, et je suggérai que nous nous quittions en méditant une dernière pensée :

Si puissante est la lumière de l'unité qu'elle peut illuminer la terre entière(8). Et de conclure devant une salle attentive et recueillie : "N'oublions jamais le nom de l'auteur : Baha'u'llah."

De l'audace, voilà ce qu'il faut !


* PARIS 15e : Situation périlleuse

Le 19 janvier 1978, à l'invitation du Club Initia, s'entassaient deux cent cinquante spectateurs au Cinéma Saint-Lambert dans le 15e à Paris pour assister à ma ciné-conférence. Beau cinéma rococo à tentures pourpres et angelots dorés. Cette fois-ci, cas unique, j'avais affaire à des gens qui s'intéressaient aux religions et au domaine spirituel. Certains étaient orthodoxes, d'autres initiés au bouddhisme, d'autres encore docteurs en islam... Du monde inhabituel, quoi !

Il n'est jamais facile de mener un débat en public mais lorsque celui-ci touche au domaine de la religion, on marche carrément sur des oeufs. Chacun a des convictions et des tabous en la matière. Le public québécois te donne ta chance, il est bienveillant. Le français, lui, vient assister aux conférences en se demandant comment il va pouvoir démolir le conférencier. Il s'y rend comme à un pugilat, j'exagère à peine.

Lumières rallumées, j'avais à peine eu le temps de demander au public s'il y avait des questions, qu'un ersatz d'ayatollah se mit à vociférer depuis l'un des balcons, le poing décrivant des moulinets rageurs dans l'air :

- Baha'u'llah est un menteur ! Qu'est-ce que c'est que cette hérésie ? Baha'u'llah est un menteur...

Cinq minutes d'invectives violentes se déversèrent sur mon crâne comme giboulées au printemps, sur un ton qui interdisait toute réplique et avec un débit qui n'offrait pas de parenthèses ! À la surprise du public qui ne comprenait pas cette véhémence, mais aussi à sa délectation. Il savourait déjà le match d'avance !

Que faire ? Je ne pouvais pas en placer une, d'ailleurs. Ça peut paraître invraisemblable quand on me connaît, mais c'est la stricte vérité. Je laissai donc le type s'essouffler. Mes débats ont pour but de partager de l'amitié ou d'informer, pas de gagner. De toute façon, répliquer à un excité ne sert à rien. L'homme finalement se rassit. Bavant. Tout rouge. Lourd silence dans la salle. Chacun dans l'expectative. Si je ne réussissais pas répondre à la première question, j'étais coulé. Inutile de poursuivre. Mais si j'essayais de calmer mon Ostrogoth, c'était la guerre. Alors ?

Suspense. Je balayai lentement des yeux la foule qui retenait son souffle, puis tranquillement j'arrêtai mon regard sur le provocateur en lui disant :

- Merci beaucoup monsieur, question suivante !


* GUINÉE-BISSAU : Première fois

Du 1er novembre 1978 au 21 avril 1979, j'ai sillonné l'Afrique pendant six mois ininterrompus avec le film sous le bras. Ce fut ma tournée la plus longue à l'étranger : une dizaine de pays visités, une quinzaine d'avions minimum pour couvrir ce parcours gigantesque, des tas de conférences et de multiples rencontres avec les médias. Un travail énorme de préparation, une logistique diabolique également à assurer, car il a fallu envoyer les livres avant par bateau (question de coût) pour les trouver à l'arrivée et prévenir les amis de mon passage, au cas où ils pourraient m'épauler et pour qu'ils soient au courant de ma présence. Je ne cherche à faire de one man show nulle part. Je préfère travailler avec eux, je le répète. Mais il est clair que j'ai tout prévu pour agir même s'il ne leur est pas possible de me soutenir C'est l'urgence qui me pousse. Il est dit : Ne t'afflige point si tu te trouves seul à le faire. Que Dieu te suffise(9). Je n'en tire aucune gloire, mais il m'a fallu, dans chaque pays, me décarcasser pour trouver des salles et un projecteur, coller les affiches et contacter les médias par mes propres moyens. Assurer la routine, en somme. Les valeureux combattants de l'armée de lumière me regardaient souvent passer comme Tarzan au bout de sa liane. Ils m'ont toutefois aidé à me loger presque partout, c'était l'essentiel. Beaucoup m'ont encouragé moralement et, pour tout cela, je leur suis reconnaissant.

Heureux le fidèle qui est revêtu de l'habit de l'effort soutenu(10).

Je veux porter le message partout. Peu importe quoi et comment, je m'y rends quand même. Car j'ai vite compris que la récompense est au bout du chemin. Les obstacles stimulent. C'est au cours de cette tournée que j'ai réussi à gagner la lointaine Bissau. En stop, par-dessus le marché ! C'est la capitale de la Guinée-Bissau, petite enclave portugaise située au sud du Sénégal.

J'y suis arrivé assoiffé, exténué et couvert de boue. La mustang qui m'avait pris à bord s'était enlisée sur la piste détrempée. J'avais dû pousser. Le directeur du Centre Culturel Français me reprocha de ne

pas avoir apporté le film. Pour compenser, je lui proposai de réunir du monde pour une causerie le lendemain. Soixante-dix personnes se présentèrent. À la fin de mon exposé, un homme d'une certaine prestance se leva : "Je suis ambassadeur, j'ai vu le monde entier et je comprends parfaitement de quoi vous parlez, mais il a fallu que je vienne ici, en Guinée-Bissau, dans ce pays abandonné de tous, pour entendre parler de Baha'u'llah. C'est la première fois..."


* CÔTE D'IVOIRE : Peu de foi

Bouaké, au nord d'Abidjan. J'y débarque un beau soir de moiteur, par le tortillard de la brousse. Là, j'ai le film sous le bras. Malheureusement les amis ont annulé la projection, ils n'ont pas trouvé de projecteur. Je suis désolé et d'autant plus désolé que je réussis à en trouver un presque aussitôt, mais il est trop tard pour mettre sur pied la ciné-conférence pour le lendemain. Comme j'ai horreur de me tourner les pouces et que je notai la déception des amis, je finis par en décider un à m'aider à faire le tour de la ville sur le porte-bagages arrière de sa mobylette pour coller quelques affiches en catastrophe, afin d'inviter la population à une causerie, en remplacement. Quel rodéo, ce soir-là sous les lampadaires bourdonnant d'archiptères ! Soixante-dix personnes me firent l'honneur de se déplacer dans le hall du marché. Il est facile de réunir du monde en Afrique, mais tout de même !


* CAMEROUN : C'est pas baha'i

Pas de chance, le couple de pionniers sur lequel je tombe dans cette grande ville du Cameroun, me fait comprendre que ce que je me propose de faire dans leur fief n'est pas "baha'i". Même si le refrain m'est familier, il me peine à chaque fois. Comme je n'arrive pas à les convaincre, conciliant, je leur demande :

- Mais enfin, qu'appelez-vous une activité baha'ie ? Je suis prêt à donner n'importe quelle causerie, si vous jugez que cela est plus "baha'i" que la présentation de mon film...

- Dans ce cas, nous allons t'organiser une réunion au Centre pour parler de la Foi.

Billet d'avion oblige, je n'avais que trois jours pour mettre ma projection sur pied. Avec tout ce que cela comporte, pas de quoi chômer ! Et c'est reparti comme en 14... Heureusement, le climat est frais dans les hauteurs et l'on court mieux. Car en Afrique la télévision aime s'isoler à des kilomètres du centre. La radio et les journaux aussi, mais de l'autre côté en général. Et pas de bus dans ces coins-là, évidemment. Comme si cela ne suffisait pas pour gagner du temps, la mairie de cette ville ayant interdit les affiches à fond blanc (c'est réservé à l'administration !), il me faut colorier les miennes avec un fond de craie ocre ! Heureusement qu'un nouveau déclaré, trouvant là une occasion d'agir, m'a offert l'arrière de sa pétrolette pour foncer. Finalement, trois jours de transpiration plus tard, le 30 décembre 1978, trois cent cinquante spectateurs s'entassent au Centre Culturel Français pour assister à la projection de l'après-midi. Le soir, ils ne seront que cent vingt. Et dans les débats, de quoi parle-t-on ? Sinon de la Foi.

Le lendemain, arrive l'activité baha'ie au Centre. Strictement personne ! Sauf le gardien qui m'ouvre la porte et mon frère de la pétrolette.

Sans commentaire.


* CAMEROUN : Briseur d'Alliance

Dans une autre grande ville, toujours au Cameroun, les amis locaux me soupçonnent cette fois d'être un briseur d'Alliance. Rien que ça ! C'est une bonne leçon pour moi, je n'avais qu'à les prévenir de mon arrivée par courrier, en fournissant la recommandation de mon Assemblée comme il se pratique... Ce que je n'ai pas pris le temps de faire. Certes, j'ai tout pour plaire : le sac à dos, l'air fatigué, les histoires de stop, etc. Des jeunes sont réunis pour une campagne d'enseignement.

J'ai beau essayé de leur expliquer mon projet, ses possibilités, que ce projet tombe à pic pour leur campagne, rien à faire. J'ai dû mal m'expliquer. Pas d'autre solution donc, sauf d'agir seul si je veux utiliser mon film et mes livres et faire quelque chose. Bon d'accord, il est écrit : ne t'afflige point si tu te trouves seul à le faire. Que Dieu te suffise(11). Mais, quand même ! Trois jours de haute voltige à nouveau, mais cette fois-ci dans un véritable sauna dans l'une des villes la plus chaude et la plus humide d'Afrique. Fini la fraîcheur des montagnes, nous nous trouvons sur la côte. Mes pieds glissent tellement de sueur dans les tongues que je finis par les quitter et cavaler pieds nus ! Je dors sous les arbres, ils sont grands en Afrique. Le 4 janvier 1979, cent cinquante personnes emplissent la salle du Foyer de la Jeunesse protestante.

Dommage de n'avoir vu aucun croyant dans la salle, car des spectateurs se sont intéressés à la Foi, ce soir-là.


* CONGO : Censure

Toujours pendant cette tournée de six mois. J'atterris à Pointe- Noire avec l'unique avion de la compagnie Air Congo. Le deuxième a été réquisitionné par le président pour aller faire ses courses et le troisième est "gâté". J'ai donc de la chance. Pointe-Noire, un port que je connais bien pour y avoir effectué mon service militaire comme gérant du mess officiers. En fait, c'était pour éviter la guerre d'Algérie. Je ne peux m'empêcher de retourner sur la base de l'armée de l'air où j'ai vécu en 1958 et 1959, au gracieux temps de la colonie. Vingt ans se sont écoulés depuis, et aujourd'hui, en 1979, d'énormes portraits du Che et de Fidel ornent les deux grandes casernes ; les matitis n'ayant plus été coupés s'élèvent à quelques trois mètres de haut, les grillages sont rouillés et traînent au sol, et mon beau mess est en ruine.

Ici, ces messieurs de la censure gouvernementale (car à l'époque un pays sur deux en Afrique pratiquait ce genre de sport) veulent s'offrir mon film gratuitement. C'est quand même à moi de trouver le projecteur. Ils se sont réunis à une bonne douzaine dans une salle du ministère, endimanchés et cravatés comme il se doit pour l'occasion. Ils s'en frottent les mains d'avance. Inutile de dire que j'ai horreur de ces simagrées et de toutes les tracasseries que les administrations du monde me font subir. Sans dire un mot, j'éteins la lumière et je démarre le film. Je le fais défiler à 24 images/seconde au lieu de 18 comme il conviendrait, pour gagner du temps. Cinq minutes s'écoulent dans le silence. On n'entend que le ronronnement du projecteur au fond de la salle.

- Dis donc, il est "môô" ton film, remarque soudain l'un des apprentis ministre.

- Qu'est-ce que vous voulez dire par là, monsieur ?

- Ben, il ne parle pas !

- Non, il n'est pas mort, il est muet tout simplement. Comme je vous l'ai dit avant de commencer.

Ces messieurs laissent échapper un soupir d'impatience.


- Bon, alors comme ça, il faut parler toi...

- À quoi bon ? À quoi ça sert de parler maintenant ? Ce que je vais dire, je peux le changer ce soir, n'est-ce pas ? Regardez les images. Vous avez voulu voir le film et bien, vous le voyez.

Ils quittèrent la salle tranquillement mais, pas rancuniers, je les retrouvai le soir, billet en main, au Club 7 avec cent cinquante autres spectateurs.


* CENTRAFRIQUE : Km 6


Toujours, cette même tournée. À Bangui, du temps de l'empereur Bokassa. Ici, chouette, on m'a soutenu le moral. J'y ai noué des liens solides et les amis m'ont même demandé de revenir quelques années plus tard pour convaincre un ministre de redonner l'antenne aux baha'is.

Les pionniers de l'époque y faisaient merveille. Joan Lincoln, entre autres, chantait sur les ondes chaque dimanche et toute la brousse reprenait ses chansons baha'ies en choeur. J'ai une grande admiration pour les pionniers, j'en ai rencontré partout. Quelle force d'âme ! Je n'aurais jamais pu être pionnier : trop d'abnégation, de vertus et de patience sont exigées ! Mais les pionniers, qui portent leur effort sur les autochtones comme il se doit, ont souvent beaucoup de mal à toucher les Français et autres Européens qui travaillent toujours en Afrique. Atteindre ces derniers était le but que je m'étais fixé en premier.

De toute façon, le prix du billet au centre ville éliminait automatiquement l'Africain de base.

Au centre de Bangui, ce soir-là, je ne vois donc que des blancs et l'élite noire parmi les quelques cent vingt personnes qui se groupent dans le beau cinéma moderne, climatisé, et à fauteuils de velours où je présente mon spectacle. Un vieux pionnier d'origine jordanienne me suggère alors d'aller faire profiter aussi les Africains de mon expérience en montrant le film au cinéma du km 6, près de la pharmacie

où il travaille, à la sortie de la ville. Je suis enchanté par l'idée. Le prix d'entrée sera de 300 F CFA au lieu de 4 500F CFA. Donc accessible à tous. Au km 6, fini le goudron et les belles villas ombragées de bougainvillées. Plus de lampadaires. Changement de décor total. Ça fleure la poussière et la charogne. Ici, des cabanes en pisé à toit de tôle ondulée, des chiens galeux et des myriades de mouches qui vrombissent sur des tas d'ordures permanents.

Je n'oublierai jamais. Ce 10 février 1979, mille personnes s'entassent joyeusement dans le Rex pour voir l'homme qui a fait le "contour" de la Terre avec son pouce. Et mon micro qui lâche ! J'ai dû gueuler pendant une heure et demie pour dominer le bruit de fond perpétuel et l'inévitable ahan rythmique qui accompagnent tout spectacle dans les salles africaines. Mais tous ces visages heureux dansent encore dans ma tête et dans mon coeur.


* UN PAYS MUSULMAN : L'affaire N

- André, tu sais que je n'aime pas les auto-stoppeurs ! tonitrue Fouad Ahmadpour au cours d'un déjeuner chic dans la villa d'un pays où depuis l'affaire N, les adeptes du Plus Grand Nom sont contraints de garder le profil bas.

C'est pourtant lui qui me donna l'idée à l'heure du café d'aller contacter les Centres Culturels Français locaux pour essayer d'y présenter mon film. Dans ce pays dont je dois taire le nom par mesure de prudence, pas question de réunions publiques, ni de réunions tout court pour les amis. Alors, y faire une proclamation publique, quelle gageure ! Je n'avais jamais osé y penser personnellement. Quand je voyage, je fais toujours attention à la situation de la Foi dans le pays où je veux me rendre pour éviter tout faux pas. C'est dire que sa proposition me prit de court. En signe d'encouragement, mon hôte balaya l'air d'un grand revers de la main devant les convives comme pour chasser mes doutes. C'est un homme qui n'a peur de rien.

Incroyable mais vrai : les Centres Culturels Français décident de me programmer pour l'année suivante ! Gros conciliabule aussitôt dans la communauté qui est divisée sur l'opportunité de ma venue. Toujours les colombes et les faucons. Monsieur Ahmadpour emporte la décision en faisant remarquer que sous l'égide des Français, elle se trouve à l'abri.

Je prends donc le risque.

1979 : six villes principales m'accueillent dans leur meilleure salle.

Des salles pleines, entre deux cents et quatre cent cinquante personnes chaque soir. Pour augmenter le suspense, avant chaque projection je suis mis au parfum par les responsables du lieu : "Nous avons lu votre livre, monsieur Brugiroux et vous savez que chez nous, il est interdit de parler de politique et de religion, alors faites attention à ce que vous allez raconter. Faites d'autant plus attention que la police secrète est présente dans la salle à chacune de nos manifestations."

Le pari était risqué. Je décidai néanmoins de garder le même commentaire qu'en Europe. Mais de ne mentionner qu'une fois le saint nom de Baha'u'llah au lieu de trois et de remplacer le mot "Israël", tabou à l'époque dans le coin, par un neutre "Terre Sainte". Je n'avais nullement l'intention de coupailler mon film, aussi j'y laissai les images litigieuses des tombeaux sacrés à Haïfa, de la maison du Bab à Shiraz et le mot "baha'i" du générique de fin. On verrait bien !

J'avais fait prévenir les croyants qui désiraient assister à la projection de ne poser aucune question pour éviter tout embarras. Mais, à la fin de chaque séance, je n'avais aucun mal à les reconnaître : une rangée d'hommes, de femmes et d'enfants s'essuyaient les larmes des yeux, touchés par l'émotion. Certains ne purent s'empêcher de venir m'embrasser. On peut comprendre. Après quinze ans de silence forcé, comment rester de marbre devant le portrait géant et crevant l'écran du Maître, la vue des lieux sacrés de notre religion, comment ne pas s'émouvoir d'entendre lancer nos beaux principes à un vaste auditoire alors qu'il leur est interdit à eux de parler ?

Il n'y eut pas de suite fâcheuse à mon passage. Ce qui m'incita à accepter de montrer le film quelques années plus tard dans un autre pays à risques du même acabit où la censure gouvernementale se permit de me piquer deux bouquins pour vérification !

Lorsque mon premier ouvrage parut en 1975, la librairie la plus en vue de la capitale du premier pays en question en fit sa vitrine. Une baha'ie belge qui m'avait connu à l'époque du stop et qui passait innocemment devant la librairie ce jour-là, tomba sur ce bel étalage. Quoi, pensa-t-elle, "La Terre n'est qu'un seul pays", on a piqué notre idée pour en faire le titre d'un livre. Puis en regardant de plus près le nom de l'auteur, elle comprit. Coups de fil, tam-tam et téléphone arabe. En un clin d'oeil, le stock disparut de la boutique au grand étonnement de la libraire, une jeune et jolie femme qui passe la moitié de son temps à Paris et que j'eus le bonheur de rencontrer lors de la tournée mentionnée ci-dessus. Étant au courant de ma venue, elle avait refait une vitrine de ce livre, sans hésiter. À l'intérieur, elle n'avait rien trouvé de mieux que de l'empiler à côté de celui que venait de publier un haut dignitaire de l'État, un livre dans lequel est condamnée sévèrement la secte dite des bahayyins. Le nom étant inconnu au bataillon, l'éditeur tente de le préciser dans une note en bas de page comme suit : "Bahayyin, secte qui reconnaît le christianisme, l'islam et le judaïsme et qui a pour but de détruire les lieux saints musulmans dans le monde." Bonjour la cohérence ! Je fis donc aimablement remarquer à la beauté qu'il me semblait incongru de coller ces deux piles de livres côte à côte.

- Vous n'avez pas lu mon livre, je suppose, il ne dit pas les mêmes choses que son voisin.

- Monsieur Brugiroux, je connais très bien le contenu de votre livre et je sais parfaitement ce qu'il y a dans l'autre. Je suis une familière des gens qui dirigent ce pays, et croyez-moi, l'affaire N, je suis au courant.

- Mais alors ?
- Vous savez, votre livre se vend très bien ici !


* SÉNÉGAL : Certitude

L'avion s'est immobilisé depuis quelque temps sur le tarmac. Je le quitte en retard, suite à un rangement dans mes affaires. Les passagers sont descendus depuis longtemps. Malgré cela, dans le hall d'arrivée de l'aéroport à Dakar m'attend toujours patiemment madame Marion qui m'accueille de son sourire tranquille.

- Je m'excuse d'être autant en retard, vous avez dû penser que j'avais raté le vol...

- Pas du tout, André, j'étais sûre que vous étiez dans l'avion.

- Comment ça, vous étiez sûre ?

- Ah, vous savez, en vous attendant, j'ai vu passé le pilote, le

co-pilote, le mécanicien, le chef steward et chaque hôtesse, enfin tout l'équipage d'Air Maroc avec votre livre sous le bras !

Il faut dire qu'à l'escale de Nouakchott en Mauritanie, j'avais même demandé la permission de descendre dans les soutes de l'avion pour aller y chercher quelques livres de plus. Et quand on connaît le travail qu'il faut faire là-dedans, l'amas de valises à remuer pour en trouver une...

Ne recherchez pas la quiétude !(12)


* SUISSE : Une histoire de fou

J'ai déjà beaucoup parlé de la belle Nika Ramzi qui m'a fait connaître l'âge d'or de mon apostolat. Je voudrais narrer ici une dernière histoire qui m'est arrivée en sa compagnie. Femme intrépide, elle tirait sur tout ce qui bougeait, comme on dit. Je ne sais pas ce qui lui avait pris cette fois-là, mais elle avait programmé mon film dans un hôpital psychiatrique. Sans me prévenir. À Prilly-Lausanne, précisément. Je n'en croyais pas mes oreilles et ce soir-là, le 12 novembre 1980, je m'y rendis en traînant les pieds.

- Mais enfin, Nika, dans quelle galère tu m'entraînes maintenant... À quoi ça sert cette projection ? Des fous !

- Il faut faire, il faut faire, m'assénait-elle comme à son habitude, il faut leur expliquer à eux aussi que la terre n'est "pas" (sic) qu'un seul pays. Baha'u'llah est venu pour tout le monde !

À la fin de l'entracte, avant de projeter la deuxième bobine du film, l'expérience m'a fait comprendre qu'il était plus sage de présenter aux spectateurs le nom de Baha'u'llah par quelques brèves explications avant de redémarrer. Pour ne surprendre personne avec le commentaire qui allait suivre. Par curiosité personnelle, je demande à chaque fois que je le fais, si quelqu'un a déjà entendu prononcer ce nom. Il est rare qu'une main se lève. Ce soir-là, devant mon parterre de dérangés mentaux, je jugeai évidemment ridicule de poser la question. À quoi bon ? Mais entraîné par l'élan de ma verve, je le fis malgré moi. Je m'en mordis aussitôt les lèvres. "Quelqu'un ici a-t-il déjà entendu parler de Baha'u'llah ?" À ma grande stupéfaction, toutes les mains se levèrent sans hésiter en même temps dans un joyeux plébiscite. J'écarquillai les yeux ? Je me demandais si je voyais bien ce que je voyais, si ce n'était pas moi qui étais devenu fou ! "Moi je connais, moi aussi, moi, moi..." Et chacun de se contorsionner, de baver, de grimacer pour se faire entendre. J'hallucinais. Nika resta bouche bée au fond de la salle. Nous échangeâmes un coup d'oeil incrédule. Mais l'enthousiasme était là. "Moi, moi, moi..."

C'était vrai. Le roi Parsifal était passé par là ! Rien à voir avec une quelconque légende bretonne. Il s'agit d'un baha'i, disons pudiquement "malade", qui avait réussi à faire un tour d'Afrique à vélo avec un passeport fabriqué de sa main dans une boîte de corn-flakes, je crois, au nom de "Roi Parsifal" et qui avait terminé son errance dans cet établissement. C'est lui qui avait mis tout le monde au parfum !


* SUISSE : Détracteur

Toujours à l'époque de Nika, cette fois-ci à Nyon, sur le bord du lac Léman. Après la projection, un seul spectateur quitte la salle. Un jeune qui traîne paresseusement ses chaussures cloutées sur le parquet : cric, cric, cric. Dès la première question, on me demande d'expliquer qui est Baha'u'llah. Pendant que j'essaye de répondre, voilà le jeune qui revient en faisant crisser lentement ses clous à nouveau. Il retraverse toute la salle interrompant le discours et vient s'affaler devant moi en écartant les jambes. Sans savoir de quoi il retourne, il se permet de me lancer : "Oui, je suis revenu comme détracteur puisqu'il y a débat !" "Vous avez raison, monsieur, pour avancer il faut des tracteurs !" ai-je répondu, au sourire des spectateurs. Il a aussitôt replié ses longues jambes et toujours en faisant crisser le parquet, il est reparti. Toujours à la même vitesse. Celle d'un tracteur !


* DRAGUIGNAN : Dur à cuire

École d'application de l'Artillerie, le 25 novembre 1980. Une petite centaine de paras s'est offert mon spectacle dans le bel amphithéâtre de la base militaire. Je les regarde entrer fièrement dans leur tenue camouflage, l'air martial, épaules en armoire, mâchoires carrées, biceps gonflés, décolleté sur poils luisants... Impressionnant le défilé, je me sens comme une ablette. Et surtout, je me fais du mouron : comment ces gros-bras, ces Artabans, vont-ils recevoir le message ? Peu importe, dans la vie d'enseignant, faut pas mollir. Je débite donc mon commentaire sans en changer une virgule. Dès que la lumière revient, ça ne rate pas, j'entends aussitôt claquer un ordre :

- Brugiroux, dans mon bureau !

- Oui, mon capitaine, à vos ordres. Une réponse réflexe, rien de plus, mais trente-quatre mois de service militaire, ça vous marque un bonhomme. Aïe, aïe, aïe, je vais me ramasser le savon de ma vie...

Dans le bureau, le capitaine se plante devant moi et me fixe du regard:

- Ouais, Brugiroux, je vais vous dire, moi, je ne suis pas une mauviette, je suis un dur de dur, un dur à cuire, j'ai beaucoup sauté en parachute, j'ai connu le danger, la bagarre, le feu... Mais franchement, ce que vous avez fait là, je n'aurais pas pu le faire !

Soulagement de l'interpellé, puis surprise :

- Bon, maintenant, asseyez-vous et parlez-moi de Baha'u'llah !


* L'OCÉAN INDIEN : Cyclones


Nouvelle croisade : du 18 décembre 1980 au 10 mai 1981. Cette fois-ci, dans les îles de l'Océan Indien, Seychelles, Madagascar, Réunion, Maurice, Rodrigues, Mayotte, Comores, et en Afrique de l'Est, Rwanda, Burundi et Kenya. Une logistique d'enfer à nouveau. Et cinq mois de terrain : 30 000 km parcourus, neuf pays visités, 16 trajets en avion, 33 projections du film, des causeries et les médias à gogo.

Djibouti était aussi au programme : huit projections m'y attendaient. Malheureusement, le détachement de l'armée de lumière locale m'a fait tout annuler à la dernière minute par je ne sais quelle crainte de sa part. Certes, en tout temps, le commandement T'appartient, mais je le regrette encore aujourd'hui. Pourquoi cette annulation ? Je dois avouer avoir des difficultés à discerner la sagesse en toutes choses.

Néanmoins, que d'événements !

Quand je relis les rapports de cette tournée, j'ai du mal à croire que j'ai pu en faire autant. Où ai-je trouvé la force ? Je me contenterai de citer ici quelques extraits du rapport que j'ai envoyé au Comité national des pionniers du Canada qui me parrainait :

"Je me méfie des rapports à tendance triomphaliste, mais je ne peux m'empêcher de dire que cette tournée dans l'océan Indien a atteint des sommets ! Combien est loin cette première tournée chez vous au Canada, en 1976, où je fourbissais mes armes. Que de chemin parcouru depuis ! Votre pays me porte chance et, grâce à lui, j'ai atteint maintenant le niveau "professionnel". Ma ciné-conférence est désormais au point. Mes causeries aussi. J'ai trouvé enfin le dosage adéquat pour faire connaître la Foi sans faire frétiller l'auditoire ni les directeurs des Centre Culturels Français qui doivent faire respecter la laïcité de leur établissement.

Je suis rarement satisfait de moi : je voudrais toujours en faire plus, mais je ne peux m'empêcher ici de vous dire toute la joie que je retire de ce voyage, d'un travail ciselé. Succès donc, jamais égalé. Depuis le premier commentaire prononcé par l'adjoint au ministre de l'information des Seychelles : "Monsieur, j'espère que votre message sera entendu" jusqu'au dernier par le conseiller culturel de l'ambassade de France à Nairobi : "Il faut continuer à faire connaître votre message ; je vais personnellement chercher à approfondir les écrits de Baha'u'llah", les témoignages d'appréciation ne manquent pas.

Ce voyage m'a demandé un an de préparation à cause des difficultés de visas, de change, de coordination de vols et d'envois de bouquins dans neuf pays différents. Sur place, il fallait à chaque fois, comme d'habitude, me remuer pour trouver la salle adéquate, le projecteur et les appareils de son, coller les affiches et rencontrer les médias. À part l'île Maurice qui m'a épaulé, j'ai agi seul. Non, pas tout à fait, car pendant tout ce parcours je me suis senti littéralement porté par les "cohortes célestes". Il soutient quiconque se lèvera pour propager sa Cause(13). Jamais phrase n'a été plus vraie. En dehors des milliers de gens à qui j'ai pu faire connaître la Foi, j'ai souvent senti que mon passage avait été également un stimulant pour les amis eux- mêmes."

Le rapport continue : "Du 11 janvier au 14 février 81, j'ai déclenché un véritable cyclone baha'i sur l'île de la Réunion. Les quelques amis qui y résident n'avaient jamais connu une telle proclamation. Les médias ont sauté sur l'affaire si bien que j'étais devenu la discussion des chaumières et que je me retrouvais dans les croquis des gazettes... Cinq semaines se sont avérées insuffisantes, car la dernière, j'ai malheureusement dû refuser de nombreuses demandes... J'ai constaté que ce cyclone parti de la Réunion a continué sa course vers l'île Maurice du 16 février au 13 mars... Dans cette île, j'ai été soutenu tout du long par une communauté vibrante. Malheureusement, cette même communauté m'avait écrit en France pour me prévenir qu'on ne pouvait rien faire avec mon film sur leur île. À s'en mordre les doigts ! Le succès a dépassé toute attente. Et j'aurai pu faire un mois de conférences de plus tant la demande était grande de la part des villes, clubs, écoles et associations ! Les amis me suppliaient de rester, mais il était trop tard pour changer l'itinéraire global. Les médias ont collaboré là avec un enthousiasme sans pareil. Des premières pages de journaux, des pages entières d'articles... Sur l'île, tout le monde me connaissait et m'interpellait dans la rue. "Même un chef d'État n'a jamais eu autant de commentaires dans la presse", m'a fait remarquer un vieillard éberlué. Le ministère de l'Éducation voulait m'embaucher... Même topo, plus tard, au Rwanda où des clubs me demandaient de rester..."

Quand j'y repense, que d'occasions perdues ! Cependant, l'île de la Réunion et l'île Maurice resteront à jamais les deux mamelles de mes années d'activités. Cinq mois menés tambour battant. Cinq mois que j'ai aimés et où j'ai aimé.

De cette tournée qui m'est restée dans le coeur, je ne citerai que quelques histoires qui ne sont pas le reflet de ce qui s'est passé dans l'ensemble, mais que je trouve cocasses.


* MADAGASCAR : Allah-u-Abha !

Le marxisme ambiant des années 80 m'interdisant toute initiative intempestive, je dois me contenter de quelques discrètes causeries à Tananarive. Il faut savoir que cette capitale a deux Clubs Rotary. Je devais parler au Club numéro 2 le mercredi 7 janvier. Le club numéro 1 m'avait invité à dîner deux jours avant pour que je puisse en faire part à ses propres membres. Chacun sait que les Rotarys et autres clubs de ce type ne soupent pas dans les bouis-bouis. Pourquoi refuser ? Et voilà votre serviteur dans un restaurant "classe" au Hilton. Climatisation, ambiance feutrée et beaux costumes. C'était le dîner du mois, celui où les épouses ont le droit de participer. Européens et Malgaches y fraternisent. Dès son apparition, l'un des Malgaches claironne à la ronde : "Aujourd'hui, c'est mon anniversaire, champagne pour tout le monde !" Comme on le voit, ça démarre en fanfare. À table, je me trouve séparé de lui par une dame. Une dame, un monsieur, les convives ont été répartis à la française. Entre la poire et le fromage, le président m'invite à me lever pour présenter la causerie du mercredi et inviter ses membres à y participer. En quelques mots, j'explique que j'ai parcouru le monde en stop et que j'en ai rapporté une conclusion intéressante qui fera l'objet du débat : la terre n'est qu'un seul pays.

Au moment où je me rassois, le Malgache qui fête son anniversaire, saisit sa flûte de champagne, se penche vers moi et la lève dans ma direction avec un large sourire en criant : "André, Allah-u-Abha !"

La situation ne manque pas d'humour. Je reconnais alors le rotarien en question. Un ancien membre de l'Assemblée spirituelle nationale du pays qui a quitté la Foi à cause d'événements peu savoureux et qui se souvenait de moi avec mon sac à dos et mes cheveux longs lorsque nous nous étions rencontrés en mai 1972, juste après la révolution !


* MAURICE : Apothéose

Du parterre au poulailler, le vieux théâtre de Port-Louis craquait ce matin-là de jeunes filles à la fleur de l'âge. De quoi mettre du coeur à l'ouvrage. Huit cents minettes des collèges catholiques de la capitale étaient venues entendre l'homme qui pondait des oeufs ! J'en avais pondu quelques-uns à la télévision pour expliquer comment s'en faire servir à l'étranger quand on ne parle pas la langue et depuis on exigeait ce morceau de bravoure à chaque intervention. À chaque balcon, comme des albatros géants posés sur le nid, les cornettes amidonnées de bonnes soeurs donnaient à ce décor vieillot un aspect surréaliste. Une heure et demie et un micro pour plaire. C'est le Rotary Club qui avait organisé cette réunion de famille. J'avais seulement demandé qu'on installe un tableau derrière moi et qu'on me donne un morceau de craie. L'ambiance était plus que joyeuse. On me connaissait, on venait passer un bon moment.

Je commence la séance par ma question rituelle : "Combien de pays y a-t-il dans le monde ?" Comme d'habitude, les chiffres fusent mais ne concordent pas. Lorsque le brouhaha cesse, j'affirme ceci : "Il n'y en a qu'un. Oui, la terre n'est qu'un seul pays !" Le moment de surprise passé, je poursuis : "Voilà, c'est la seule chose qu'il faut se rappeler de ce que je vais vous raconter. La terre n'est qu'un seul pays, c'est pas bien compliqué, n'est-ce pas ?" Et de l'inscrire en belles lettres capitales, à la craie, sur le tableau. Puis j'ajoute : "Je vais vous poser une dernière question avant de commencer et après, je vous raconte mes aventures. Voyons voir, qui est l'auteur de cette pensée ?" Tout défile, du Christ à Jules Verne en passant par Shakespeare, sauf la bonne réponse. Pour faire monter l'ambiance d'un cran, je lance alors : "Bon, puisque personne ne sait, je vais demander à vos professeurs." Et les cornettes d'onduler, mais sans fournir de réponse non plus.

- Ouh, ouh, ouh ! la huée monte.

- Taisez-vous, les filles, vous ne le savez pas vous-mêmes. Mais alors, dites-moi, qu'est-ce que vous apprenez à l'école ?

- Riiien, m'sieur ! Le choeur est parfait. Et c'est parti !

- Silence, s'il vous plaît, je vais maintenant vous donner le nom de l'auteur, faites bien attention, car il est difficile pour des oreilles francophones. Ce sera la seule chose à retenir de cette matinée, une pensée et son auteur. Pas compliqué, d'accord ? J'ai trouvé cette pensée dans les écrits d'un Persan, un sage qui a vécu au siècle dernier.

Il a écrit une centaine de livres et il est désormais traduit en plus de huit cents langues. Je vous en parle parce qu'il a expliqué aux hommes comment établir la paix sur terre. Je suppose que vous cherchez la paix aussi, n'est-ce pas ? Y en a-t-il qui veulent faire la guerre ici par hasard ? Rares sont les téméraires qui osent lever le doigt à cette question-là. Un "Non, monsieur" collectif emplit les murs. Et d'insister :

"Non, parce que s'il y en a qui veulent faire la guerre parmi vous, venez me voir après, j'ai des adresses... Je vais donc vous donner le nom de l'auteur, car je suis sûr que vous aurez l'occasion d'étudier ses livres plus tard. Il est difficile, écoutez bien, c'est : Baha'u'llah."

Je le prononce une deuxième fois en articulant clairement et lentement et, pour être sûr d'avoir été bien entendu, je leur demande même de le répéter. Et de l'inscrire en gros avec date de naissance et de mort sous "La terre n'est qu'un seul pays." J'estime que si les scolaires retiennent déjà cela, je n'ai pas perdu mon temps. Inutile de les assommer. Je préfère les distraire. Mais pendant que je les distrais, sous leurs yeux se trouve inscrit l'essentiel. Et de commencer mes histoires. Et, bien sûr, de pondre une demi-douzaine d'oeufs dans la rigolade générale. Mais c'est ainsi que j'essaye de faire passer quelques points intéressants de notre credo comme l'adoption d'une langue commune (là, je ne manque pas de pitreries pour enfoncer le clou), l'égalité de l'homme et de la femme (c'est pas juste, les filles partent d'abord en stop), etc. Le temps passe très vite. J'en aperçois certaines qui ont des larmes de rire aux yeux. Tout a une fin, je me dois de conclure. Ce matin-là, je me suis tellement remué que je ruisselle de sueur. La chaleur tropicale n'y est pas étrangère non plus.

- Bien, c'est l'heure, je dois arrêter maintenant. Avant de nous quitter, dites-moi, mesdemoiselles, qu'avez-vous appris aujourd'hui ?

- La terre n'est qu'un seul pays, monsieur.

- Et qui est l'auteur de cette pensée, s'il vous plaît ?

Et là, huit cents gorges enthousiastes, d'une seule voix, font monter, du parterre jusqu'à la coupole, faisant vibrer la bâtisse, ce nom sublime : "Baha'u'llah".

Le président du Rotary, lui, souriait aux anges.

Baha'u'llah. Je l'entends encore résonner dans mes oreilles.

Comme celui de la radioscopie de Jacques Chancel, je veux espérer qu'il est monté très haut jusqu'aux oreilles du "Concours céleste". Pour la petite histoire, les filles et les cornettes ont ensuite applaudi debout pendant cinq minutes et j'ai attendu que tout le monde soit parti pour quitter la scène afin d'éviter de voir ma chemise partir en trophée !


* RODRIGUES : Sortez !

Rodrigues est une petite île, dépendante de l'île Maurice, que le curé du coin noyautait encore. Il filtre soigneusement chaque arrivée de bateau, ainsi Témoins de Jéhovah, Mormons et autres indésirables sont vite rembarqués. Comme il est également le directeur du seul collège de l'île, le collège Saint-Barnabas, c'est à lui que je m'adresse en cette belle matinée ensoleillée du 11 mars 1981, en termes pesés, pour lui proposer une causerie à ses élèves :

- Je peux leur raconter mon expérience autour du monde et j'aimerais leur faire comprendre la conclusion fraternelle que j'en ai tiré : la terre n'est qu'un seul pays, on est tous frères...

En un tournemain, il me groupe deux cents enfants dans une des grandes salles du collège et m'abandonne à mon laïus. Je procède comme à mon habitude, faisant répéter en choeur le nom de Baha'u'llah et l'inscrivant sur le tableau à la craie, sous le sujet proposé : "la terre n'est qu'un seul pays". L'homme en soutane m'a donné une heure. Cinq minutes avant la fin, il réapparaît pour récupérer ses protégés.

Un coup d'oeil rapide sur le tableau. Il devient pourpre, manque de s'étrangler et me crie, au grand étonnement des enfants qui s'étaient follement divertis : "Pourquoi avez-vous écrit ce nom au tableau (Baha'u'llah, bien entendu) ?"

- Père, je vous ai dit que j'expliquerai le thème "la terre n'est qu'un seul pays". Je l'ai donc inscrit au tableau. Mais cette pensée n'étant pas de moi, je me suis donc permis d'y inscrire aussi le nom de l'auteur. Vous êtes directeur d'école. Quand vous citez la pensée d'un auteur, je suppose que vous en donnez le nom, n'est-ce pas ? Vous ne prétendez pas que c'est de vous. C'est ce que j'ai fait.

- Dehors les enfants. Et, vous, hors de l'île !

Moins sympa tout de même que le brave curé de la plaine des palmistes (à la Réunion) qui avait collé mon affiche dans l'entrée de son église et invité ses propres paroissiens, du haut de la chaire, à venir m'écouter !


* COMORES : Craintes

Après trois projections sur l'île française de Mayotte, j'atterris à Anjouan, l'île principale de l'archipel des Comores. Pays musulman strict. Le couple de pionniers local, affolé par l'ambiance qui règne dans le pays, me déconseille toute activité. Les craintes à la Djibouti, ça suffit. Je décide de passer outre. Je viens de loin et je suis sûr que mon film ne fera pas de vagues. En trois jours, je trouve le moyen de faire une émission de radio où je parle de notre sujet favori, j'arrive à me loger gratuitement dans un beau chalet et à grouper finalement deux cent quatre-vingt-cinq personnes au cinéma Al Kamar, le plus grand de Moroni. Et même à vendre une quinzaine de livres.

C'était le 27 mars 1981. L'agent 009 avait sévi et personne n'a jamais été inquiété.


* BURUNDI : Jésuite

Bujumbura, le 24 avril 1981, entre le premier et le deuxième grand génocide. Causerie au Collège Saint-Esprit. Chez les jésuites. Dans la salle, les professeurs et une centaine d'étudiants et sur scène mézigue, sans micro. Délicat de parler dans les institutions catholiques. Ça craint. Dame, Dieu n'a eu qu'un fils et apparemment, c'était pour eux. Je fais attention à ce que je dis, je choisis mes mots. Je refrène ma pensée.

Pour présenter la Foi devant ce genre d'auditoire, il ne me reste plus qu'une solution : la casuistique, c'est-à-dire, le jargon des... jésuites !

Malgré mes précautions, après l'exposé, le directeur me convoque dans son bureau.

- Eh bien, vous, au moins, vous dîtes ce que vous pensez !


* ZAÏRE : Niamkoko

Niamkoko, c'est le nom du charmant petit village de brousse qui m'a filé le frisson de ma vie d'enseignant itinérant.

Que vois-je, en arrivant sur la place centrale ? Sous les palmiers, au milieu des villageois en liesse, un énorme pot où mijotent avec du riz, du manioc, des bananes et autres délicatesses tropicales, deux pionniers ! Seules leurs têtes vermeilles émergent de l'eau frémissante. En m'approchant, horrifié, j'entends l'une des victimes souffler à l'autre :

- Dis donc, Bob, est-ce que tu crois qu'ils ont bien compris la partie sociale de la Fête des dix-neuf jours ?

Bien sûr, c'est une blague. Elle n'est pas de moi, mais d'un joyeux drille qui répondait au nom de William Sears. Celui-là même qui m'a ouvert les yeux sur les prophéties bibliques grâce à son livre : "Le Voleur dans la nuit". Il racontait également volontiers l'histoire de ces deux Africains qui marchent à travers la jungle, en portant un troisième, ligoté à une tige de bambou comme du gibier. Le premier porteur se retourne vers son camarade, l'oeil malin :

- Eh, Mamadou, encore un comme ça, et l'on va pouvoir former l'Assemblée spirituelle locale !


* TOULOUSE : Pas si rose que ça !

Dans quels draps, vais-je parfois me coller ? À se le demander ! Un ami des plus entreprenants et "pavé" des meilleures intentions m'avait incité à venir projeter à Toulouse. Il n'habitait pas cette ville-

là, mais y avait séjourné quelques semaines pour son travail : "Tu verras, les jeunes sont formidables à Toulouse ; je les connais bien, ils sont prêts à t'aider." Il avait loué une salle. Je rentrais d'un long voyage, je n'avais rien sur l'agenda, alors, pourquoi pas ? Mais de jeunes, je n'en vis aucun. L'un avait des examens à passer, l'autre était malade, le troisième amoureux et les autres en voyage ! Et là était le problème car Toulouse est une grande ville et elle demande naturellement beaucoup de préparation. Le promoteur de l'idée s'était excusé à la dernière minute, lui aussi, si bien que je me retrouvais seul au pied du mur dans la ville rose. J'aurais dû abandonner le projet sur le champ. Question de bon sens. Mais j'étais venu de Paris avec tout le matériel, les affiches, les livres... Comptant sur du soutien, évidemment, je n'avais pas prévu assez de temps pour tout faire moi-même.

Je m'étais fait piéger. En plus, la salle qui m'avait été réservée ne convenait pas. C'était une arrière-salle de restaurant poussiéreuse et tristounette qui puait la vinasse et servait d'entrepôt à des bouteilles vides et à des piles de linge sale : la salle du restaurant du Clocher de Rodez ! Dès que je la vis, au premier coup d'oeil, un haut le coeur me saisit et les bras m'en tombèrent. De plus, des piliers au milieu de la salle gênaient la vue. Pas le temps d'en chercher une meilleure. C'est clair, je le répète, j'aurais dû renoncer et revenir dans des circonstances plus correctes. Reculer pour mieux sauter. Mais mon obstination et mon sens de l'urgence sont indécrottables.

Le plus beau, c'est que personne en ville ne connaissait cette salle du Clocher de Rodez. Je me sentais être la cloche de ce clocher. Un croyant m'avait logé. Mais pris par son commerce, il ne pouvait pas en faire plus, de toute évidence. Et, je m'excuse pour lui, mais on ne pouvait pas non plus le classer parmi les jeunes en question ! On ne trouva personne qui puisse m'aider. Même pas pour dégoter un écran pendant que je courais comme un forcené. Je le trouvais finalement moi-même et, en trois journées folles, je réussissais à faire trois interviews de journaux, deux de radio et même une de télévision sur FR3-Toulouse et à afficher les boutiques à fond la caisse. Du Lucky Luke, l'homme qui tire plus vite que son ombre, version améliorée !

Les 4 et 5 juin 1981, par je ne sais quel miracle, je remplissais trois fois la salle de Toulousains, après l'avoir débarrassée des litrons, du linge sale, des pots de moutarde séchée et après l'avoir balayée de fond en comble, lavée et proprement installée. Le projecteur projetait de biais pour éviter les piliers, mais qu'importe !

À nouveau, cette histoire n'a pas d'autre but que de montrer qu'on peut tirer dans les coins en toutes circonstances ! Qu'il ne faut pas se décourager.


* GUYAN : E Batman

Cayenne, pas loin de la place des palmiers, le 18 décembre 1981. Le cinéma Rex est bondé. Plus de quatre cents élèves du collège El- dorado suivent la projection de mon film dans un brouhaha général. À la fin, un jeune Chinois d'une dizaine d'années, les yeux émerveillés, me tire par la manche :

- Hein que c'est pas vrai tout ça, m'sieur !

J'ai préféré cette remarque touchante à celle d'un gringalet parisien qui, ne faisant plus la différence entre virtuel et réalité, m'apostropha tout autrement : "Eh Brugiroux, alors, 400 000 km en stop, eh, t'es un c... Batman, lui, il a des ailes et toi t'as pas d'ailes !"

Il me faut admettre qu'à côté de Batman, Superman, Gueule de Raque (ou son frère) qui flinguent au laser à cent mètres, voire James Bond, je fais pâle figure.


* NOUVELLE-CALÉDONIE : Crosse d'évêque

Sur le "Caillou", comme la nomme affectueusement Canaques et Caldoches, réside un phénomène, le seul Chevalier de Baha'u'llah français en exercice : Jean Sévin, qui a acquis son titre de gloire en ayant été le premier baha'i à se rendre à Tahiti. En fait, il y en a eu trois en tout avec William Danjeon et M. Aumont. Jean est un personnage haut en couleur avec qui j'étais fait pour m'entendre comme larrons en foire. Ayant assisté à la projection de mon film à la Fédération des OEuvres Laïques de Nouméa, un beau jour de décembre 1982, il décide de m'emmener dans sa vieille Buick pourrie pour le montrer tout autour de son île.

La conduite de Jean est légendaire : elle oscille entre celle du kamikaze en mal d'exploits et celle du fêtard éméché (pardon !) de la foire du Trône au volant d'une auto tamponneuse. Il faut s'accrocher. Avec lui, mieux vaut se placer sous la protection de saint Christophe.

À l'époque, je n'avais pas encore charge d'âmes, alors pourquoi pas ! Certes, on en reviendra de cette virée : le pare-chocs en moins, quelques bosses en plus dans la carrosserie, sans parler des frayeurs, mais on en reviendra !

Ce fut du grand art. Mis à part le projecteur et un écran embarqués dans la voiture, rien n'était prévu. On débarquait chaque matin dans un village, comme des maraudeurs, avec le même rituel. Premièrement, trouver une salle en cinq sec ; deuxièmement, coller des affiches en un tournemain ; troisièmement, avertir la population qu'un "grand" événement allait avoir lieu le soir même chez eux, en tournant les rues de la ville dans la fameuse Buick et en braillant dans un haut-parleur comme les gens du cirque : "Oyez, braves gens, ce soir grand film en couleurs, présenté par l'auteur en personne : André Brugiroux, le roi du stop. La terre n'est qu'un seul pays, 400 000 km autour du monde en stop, bla-bla-bla... Un spectacle pour toute le famille, venez nombreux..." Quelle rigolade ! Les mômes couraient derrière la voiture. On s'est vraiment amusés. Et chaque soir, ô bénédiction divine, la salle était pleine. Le problème, c'est que je n'avais pas de micro. À la septième et dernière ville, je n'avais plus de voix non plus ! Les deux premières nuits, Jean s'embêta à chercher un hôtel ou du moins une chambre pour la nuit ; puis il adopta ma méthode : on étale le duvet là où l'on peut.

Dès mon arrivée sur le caillou, Jean m'avait mis en garde : "Fais attention à ce que tu dis, les prêtres ont encore du pouvoir ici. Sinon, nous les baha'is, on risque de se faire vider. Surtout pas d'allusion à l'Église !"

Lors d'une émission de radio, on me demanda de parler de mes péripéties chez les Papous de la Nouvelle Guinée. Et comme les mots ne me venaient pas pour décrire la forme que prennent certains étuis à pénis, je lançai gaillardement sur les ondes : "Il y en a qui se terminent... euh... en forme de... euh... de crosse d'évêque !"

C'est à ce moment-là précis que Jean qui écoutait négligemment le programme en roulant, vit rouge ! Il fit demi-tour sur le champ, direction la radio en question (FR3). Et je le revois encore les bras levés vers le ciel au bout du parking en train de hurler : "Crosse d'évêque, crosse d'évêque, t'es complètement fou, André, qu'est-ce qui t'a pris ? On va tous se faire foutre dehors !"


* WALLIS ET FUTUNA : Précaution


Les disciples de la Beauté Bénie en Océanie, par crainte d'éveiller des soupçons de la part de ladite Église catholique, m'interdirent d'enseigner à Wallis et Futuna, les îles que je partais visiter. Et pourtant à Futuna, le docteur en place était en train de lire mon premier livre au vu et au su de tous sur son balcon lorsque je suis arrivé. Je ne pouvais tout de même pas le lui interdire !

J'ai déjà parlé de plusieurs de ces craintes de la part des croyants. Étaient-elles justifiées ? Ne sommes-nous pas parfois un peu trop timorés ? Je me pose la question.

Alors que les amis sont constamment encouragés à enseigner, je trouve une douce ironie au fait que l'on m'ait interdit de le faire à plusieurs reprises. Même la Maison universelle de justice me demanda de garder le silence une fois lorsqu'elle apprit que je partais en Chine. Je m'y rendais seulement pour cause de voyage de noces !


* LIFU (ILES LOYAUTÉ)

Mais qu'est-ce qui peut faire courir André Brugiroux comme ça ?

Voilà la question qui taraudait le pionnier local.

- Tu vois, André, j'ai lu ton livre. Je suis devenu baha'i et regarde maintenant où ça m'a conduit ! fit-il d'un sourire complice en désignant les cocotiers alentour et le ciel bleu. Mais, dis-moi, toi, depuis le temps que tu tournes, tu n'as pas encore trouvé ton paradis terrestre ?

En observant son attendrissante épouse canaque et les quatre joyeux bambini qui l'entouraient, je ne pus m'empêcher de lui répondre :

- Apparemment toi, tu as trouvé le tien ! Mais vois-tu, mon paradis à moi c'est justement de tourner.


* SAMOA : Roi

Quelques mois avant l'inauguration du Temple. Je me retrouve à l'arrière d'un camion qui m'emmène de l'aéroport au centre ville en compagnie de trois jeunes filles locales qui veulent savoir ce qu'un Français peut bien venir faire sur leur île. Je m'empresse de leur expliquer que je suis venu chez elles pour visiter le temple baha'i.

- Le quoi ?

- Le temple baha'i. Vous ne connaissez pas ? C'est étonnant, votre roi est baha'i.

- Comment ça, notre roi est baha'i ? Qu'est-ce ce que cela veut dire ? Ici, nous n'avons pas de roi et le représentant de notre pays est chef de l'Église congrégationaliste !

Ça sert de sortir, on apprend des choses ! En effet, les Samoa occidentales ne sont plus un royaume depuis 1962. Ce pays est aujourd'hui une démocratie parlementaire. Malietoa Tanumafili II, le soit-disant roi qui fait la fierté de notre communauté est, en réalité, un chef d'État, tout simplement, même s'il est nommé à vie. Et à l'époque, en 1983, il n'avait pas encore annoncé officiellement son appartenance à la Foi. D'où la surprise de mes passagères !

À noter, en passant, que les Samoa occidentales auraient le taux d'églises le plus élevé du monde (selon Atlaseco). Le taux de suicides aussi. Les jeunes préfèrent s'expatrier plutôt que de rester dans ce pays où ils sont étouffés par leurs parents, leurs curés ou leurs pasteurs. Cet archipel se compose de neuf îles, si cela peut en consoler certains.


* POLYNÉSIE FRANÇAISE : Marxisme

Papeete, avril 1983. Les cyclones sont plutôt rares en Polynésie. Comme un fait exprès, cette année-là, six cyclones consécutifs viennent la dévaster. Dans les îles, mon aventure me gagne souvent la faveur des premières pages de la presse, comme je l'ai déjà signalé. Dame, elle n'a pas grand-chose à se mettre sous la dent. Mais là, pas de chance, ce sont les photos du cyclone qui firent la une et remplirent les pages des feuilles de chou locales. L'interview qui présentait ma ciné-conférence occupa l'importance de la publicité d'une pommade pour hémorroïdes, en bas de dernière page. Ce qui n'aide pas des masses. Et afficher dans les décombres non plus.

Plus d'eau, plus d'électricité, routes barrées, des débris partout, ça promettait.

- Eh, monsieur, vous venez voir mon film vendredi soir ?

- P'tit gars, pas le temps, j'ai autre chose à faire que ça, je recloue d'abord ma toiture !

Malgré tout, deux cent cinquante personnes se déplacèrent pour venir assister à la séance dans la salle des Congrès du Parlement. Là aussi, il manquait un morceau de toiture. Qu'importe ! C'était le soir, il faisait nuit et il ne pleuvait plus. Au débat, l'un des participants se leva aussitôt.

- On ne peut être que d'accord avec vos objectifs de paix et de justice sociale, mais moi je ne suis pas d'accord avec votre façon d'y parvenir.

- Bien cher monsieur, j'ai exposé la mienne, j'écoute la vôtre. - C'est simple : il faut continuer la lutte des classes, il faut tuer les capitalistes, éliminer les oppresseurs du peuple, etc.

Je le laisse terminer tranquillement. Mais pendant sa diatribe, je note que les gens font la moue ou hochent de la tête en signe de désapprobation. Je me permets donc de lui répondre ceci :

- Monsieur, j'ai déjà entendu ce refrain-là maintes fois. Il est d'inspiration marxiste. C'est votre point de vue. Si vous pensez que la violence amène la paix, c'est à vous de voir... Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais ce Karl Marx appartenait au signe du taureau en astrologie. Ce signe est le plus matérialiste des douze. D'où la théorie qu'il nous a pondue... Je ne sais pas non plus si vous avez déjà observé des bovins dans les champs. Leur mufle est toujours au niveau des pâquerettes, ils ne lèvent jamais le regard... Eh bien, lui, il a fait pareil !


* SAINT-PIERRE-ET-MIQUELON : Les paroles du Christ

Du 24 septembre au 1er octobre 1984, je sévis dans ces petites îles françaises au large de Terre-Neuve, îles qui furent un haut lieu de la contrebande d'alcool du temps de la prohibition aux États-Unis, soit dit en passant. Le vent y souffle en permanence. Je me suis arrangé avec le Centre Culturel Français par courrier. Il a tout pris en main et m'organise une projection par jour. Chaque jour, je commente. Sept projections en sept jours. J'ai vu défiler mille habitants sur six mille.

Un sur six, ce qui à l'échelle de la France donnerait dix millions de spectateurs ! Apparemment, ici, comme en Nouvelle-Calédonie et autres îles, l'Église livre sa dernière bataille et le curé surveille de près ses ouailles et le territoire. Loescha et Bernard, les pionniers québécois qui me logent m'avaient prévenu : "Tu va voir, André, ton histoire fait trop de bruit, le curé va en parler au sermon du dimanche." Et le dimanche en question tous trois de brancher le transistor pour vérifier, car chaque messe est intégralement retransmise sur les ondes. Le sermon défile et se termine. Pas une allusion. On se regarde, l'air penaud. Soudain la voix du curé s'élève à nouveau : "Ah, au fait, j'oubliais, la terre n'est qu'un seul pays, oui, oui, oui, ça ce sont des paroles du Christ !"

Le curé ainsi que le maire ont tout de même délégué des sbires pour venir acheter mes livres.


* TOULON : Quartier arabe

Quand je loue une salle pour le film, je l'ai dit, je joue au poker, car je ne suis pas sûr de pouvoir rentrer dans mes frais. Je ne connais pas le nombre de spectateurs à l'avance. Aussi, pour minimiser les risques, je loue souvent à bas prix. Ce qui fut le cas à Toulon où j'avais obtenu pour presque rien la salle du Foyer "La Marquisanne". Pas terrible, certes, mais elle avait l'avantage d'être connue et surtout de se trouver en plein coeur de la vieille ville. L'affichage est plutôt relax en France, mais ici attention ! L'affichage dit "sauvage" n'y est aucunement toléré sous peine de fortes amendes. La mairie m'avait averti par lettre. Malgré cela, je réussissais quand même à bien placarder la ville. Et même si je réussis à obtenir en plus des articles dans les journaux, peu de monde se présenta aux trois séances, les 23 et 24 janvier 1985. Une vingtaine d'âmes à chaque fois, pas plus. Désolant, avouons-le. Le lendemain, j'eus le fin mot de l'histoire lorsqu'un vieux Toulonnais me fit la remarque suivante : "C'est formidable votre aventure. Je l'ai lu dans le journal. Moi, par exemple, je voulais venir voir le film avec mes copains, mais vous ne vous rendiez pas compte où vous le projetiez... C'est en plein dans le quartier arabe !"


* BOUSSY-SAINT-ANTOINE : Surprise

Le téléphone sonne dans mon appartement de banlieue, dans la pièce qui me sert de bureau. Au bout du fil, une voix chevrotante :

- Allô, monsieur Brugiroux, je suis monsieur Hoveïda.


- Ça m'étonnerait, les ayatollahs l'ont flingué avec la Révolution ! J'ai tout de suite pensé au fameux Hoveïda, le premier ministre du Shah d'Iran, l'homme à l'oeillet comme on l'appelait naguère. Le grand-père de ce premier ministre avait été baha'i (c'est lui qui avait conduit à Bagdad en plein hiver la mule de Baha'u'llah, lors du premier exil). Mais le premier ministre, lui, n'avait jamais accepté la Foi. Ses ennemis, toutefois, ne se gênaient pas pour le taxer de baha'i afin de le discréditer. Il fût fusillé à l'arrivée de Khomeyni.

- Mais non, je suis son frère !

- Et que me vaut cet honneur ?

- Je viens de finir de lire votre livre "Le Prisonnier de Saint-Jean-d'Acre" et j'aimerais bien vous rencontrer. En effet, je suis né moi-même dans cette ville. Je vis maintenant en exil à Paris.

On s'est rencontré dans un bistrot de la capitale, lui et l'un de ses frères, des hommes âgés. Ils m'ont rappelé l'histoire du grand-père qui conduisait la mule et précisé que eux n'étaient pas baha'is. Aimable conversation au cours de laquelle ils m'ont aussi raconté qu'ils étaient encore en procès à Haïfa pour des lopins de terre qu'on leur aurait volés sur le Mont Carmel. Nous nous séparâmes en bons termes.

- Continuez votre combat, monsieur Brugiroux, le monde a besoin du message de Baha'u'llah !


* CENTRAFRIQUE : La terre n'est qu'un seul pays

Bangui, juin 1985. Assis sur une pierre au chaud soleil de l'équateur, j'attends que le directeur du Lycée Saint-Exupéry me reçoive dans son bureau. Une jeune étudiante qui passe par là en balançant des hanches s'arrête, interloquée, en m'apercevant : "Vous là !"

- Comment "moi là", belle enfant ?

- Monsieur, vous êtes déjà venu nous parler dans mon école au Togo.

- Oui, effectivement, ce devait être à Lomé. Une grande école peinte en vert à la sortie de la ville, de l'autre côté d'une rivière, n'est-ce pas ?

- Exact.

- Oui, je m'en souviens encore. Mais ça fait longtemps, mademoiselle. C'était quand ?

- En 1979. Il y a plus de six ans, m'sieur.

- Comme le temps passe. Vous avez bien poussé depuis, dîtes donc. Et, au fait, qu'est-ce que vous vous rappelez de tout ce que je vous avais raconté à l'époque.

- (Sans hésiter) Ben, voyons m'sieur, la terre n'est qu'un seul pays !


* LOUISIANE : Extase

Efforcez-vous de réjouir chaque âme(14).

Les amis doivent savoir se faire plaisir aussi entre eux si l'on veut qu'un jour la Cause explose. Je n'y suis pas pour grand-chose dans la présente histoire, mais la vue du bonheur d'un coreligionnaire mérite d'être contée.

Depuis le succès de "Louisiane", le best-seller de Denuzière, la plantation de Bagatelle, près de Saint-Francisville sur les bords du Mississippi, voit affluer les curieux. Enthousiasmé par ce roman moi- même, je profitais de ma tournée en pays cajun pour m'y rendre également J'y suis arrivé sur le coup de midi en compagnie d'un jeune baha'i afro-américain. On m'avait averti que les écrivains français n'étaient pas les bienvenus. Les descendants du premier marquis de Damvilliers n'ayant pas apprécié que le roman dévoile comment la plantation de leurs ancêtres a été sauvée de la destruction au cours de la guerre de Sécession : la maîtresse des lieux de l'époque (la deuxième épouse du marquis), la belle et ambitieuse Virginie, aurait réussi ce tour de force en offrant ses faveurs d'abord au général du nord, puis à celui du sud. Il n'y a que la vérité qui blesse, dit-on. En tout cas, j'étais des plus méfiants en entrant dans la splendide bâtisse de ces planteurs de coton. Après nous avoir fait visiter les lieux (en français, oui, monsieur), notre hôtesse m'a demandé ce que je faisais dans la vie. Je ne voulais pas faire savoir que j'écrivais, bien entendu, aussi me contentai-je de lui répondre vaguement que je voyageais. Mais de fil en aiguille, elle sut me tirer les vers du nez et je fus conduit à avouer ma culpabilité : oui, j'étais français et j'écrivais ! Finalement, je n'eus plus d'autre remède que de montrer mes ouvrages (qui ne quittent pas mon épaule comme chacun sait).

- Attendez, je vais en parler au marquis, me fit-elle et elle disparut sans crier gare.

Un aristocrate d'un certain âge à qui il ne manquait que les bas de soie et le jabot pour faire plus vrai apparut quelques minutes plus tard sur le balcon où j'attendais dans la plus grande appréhension.

- Alors, comme ça, vous êtes français et vous écrivez !

Je craignais le pire. Mais le gentilhomme se montra aimable et curieux de mon expérience. Finalement, il m'acheta les quatre livres. Puis il me demanda à brûle-pourpoint où j'allais.

- Bien, avec mon ami, et je le désignai du regard car il était resté prudemment à l'autre bout du balcon, nous allons chercher un coin pour déjeuner, c'est l'heure...

- Êtes-vous pressés, tous les deux ?

- Pas spécialement, nous sommes en train de visiter les plantations.

- Cela vous plairait-il de déguster une bonne soupe de gombos faite maison et des crevettes du bayou voisin, ici sur mon propre balcon. Il n'y a plus personne à cette heure-là...

Et mon imagination de replonger dans le roman et ce noble marquis de nous servir lui-même. Vraiment émouvant !

Je ne pourrai jamais oublier l'image de mon accompagnateur, le descendant d'esclave, en train de se faire servir royalement par le descendant du maître de la plantation. Et dans le propre rocking-chair du marquis de jadis, s'il vous plaît. Il n'en revenait pas. Un sourire lui fendait le visage d'oreille à oreille, sourire qui ne le quitta plus pour le restant de la journée. Ses yeux brillaient.

Ai-je jamais réussi à faire autant réjouir une âme sur terre ?


* JAMAÏQUE : Sagesse

Le 22 octobre 85, soirée d'information à l'université des "West Indies".

Trois pionniers occidentaux me font traverser toute la ville de Kingston pour une seule invitée. Les salles vides me dépriment, mais comme il ne faut négliger aucune âme, je fais contre mauvaise fortune bon coeur et je reste souriant pour l'occasion. Je ne sais comment cette dame est arrivée là d'ailleurs, car elle a plutôt l'air de se méfier. Je décide donc de tâter le terrain avec mes petites histoires d'aventures avant de me lancer dans de grandes tirades. La femme écoute sans piper mot ni sourire, comme si elle attendait que ça se termine. Pas d'ouverture. Lassé, je termine ma petite causerie au bout d'une demie heure. L'un des pionniers, outré, me fait remarquer que je n'ai pas parlé de la Foi à madame, en pointant son index tendu sous le nez de la pauvrette comme si je n'avais pas vu où elle était. La honte. J'ai envie de disparaître à cinquante mètres sous terre. Je réponds au pionnier que je ne l'ai pas fait, mais que je vais le faire de suite. Je me tourne donc vers la personne traquée que je soupçonne d'être témoin de Jéhovah.

- Bien, alors chère madame, je suppose que vous avez une religion.

- Oui monsieur, répond-elle, le regard appelant au secours.

- Êtes-vous satisfaite de votre religion ?

- Oui, monsieur.

- Êtes-vous heureuse, madame ?

- Oui, monsieur

- Bien, les amis, mon entretien est terminé, vous pouvez apporter le thé !

Les sages parmi les hommes sont ceux qui ne parlent que lorsqu'on les écoute(15).


* ITALIE : Culture et culture

Bologne, le 16 janvier 1986. Associazione Italo-Francese. Le local de l'alliance franco-italienne est très beau, digne de cette ville de l'art : splendides colonnes de marbre veiné, dorures, tapisseries et rideaux pourpres. Salle pleine. La directrice de la maison, une Française d'âge moyen, bon chic, bon genre, me présente : "Eh bien aujourd'hui, nous allons avoir la culture avec un petit "c"" ! Il est vrai qu'aux yeux des héritiers de Bossuet, tout ce qui n'est pas rasoir n'est pas de la culture. Ma pensée ne fit qu'un tour et ce n'est pas l'envie qui m'a manqué de répliquer du tac au tac : "Eh bien aujourd'hui à côté de moi, vous avez une co... avec un grand "C"." Toutefois, je me suis abstenu de relever, non pas par souci des vertus baha'ies (je n'ai pas atteint ce degré de sainteté-là) mais tout simplement parce que je n'avais pas encore le chèque en poche.

La diplomatie a ses lois !


* ANNECY : Patience

Cette histoire me paraît édifiante. Le 4 août 1980, après le dîner, je présente ma ciné-conférence dans un Village de Vacances du Finistère. Des familles s'entassent joyeusement devant l'écran, le spectacle est offert par la maison. Quelques huit cent cinquante personnes en tout, enfants compris. Le directeur est surpris de me voir maîtriser l'inévitable brouhaha de ce genre de soirée. Je ne peux toutefois éviter que lors du débat, au fond de la salle, un personnage quelque peu aviné lance des imprécations contre ma personne en particulier et la religion en général : "Brugiroux, c'est un c..., hic, la religion, c'est de la m..., hic, et j'en passe."

Le 11 mars 1986, six ans plus tard, j'avais depuis longtemps oublié cet incident lorsque je me retrouve de nouveau face à ce joyeux luron dans la salle de la MJC "Les Marquisats" à Annecy. Il me raconte que quelques mois après ma projection, il décida de voyager. Se souvenant de mon histoire et du livre, il se mit donc le nez dans "La Terre n'est qu'un seul pays", ce qui le conforta dans son idée de partir. Cette fois-ci, il était venu revoir mon film, sobre, et avec sa compagne. Le voyage avait indubitablement créé une ouverture chez lui et il voyait maintenant les choses différemment. C'est comme cela que ce jeune homme est devenu baha'i (ainsi que sa compagne).

Il ne faut jamais dire jamais.


* FLORIDE : Administration

Suite à mes activités en Louisiane, l'année précédente, où j'avais essayé de toucher les Américains de langue française (les Cajuns), les instances baha'ies de Wilmette m'avaient offert un billet d'avion pour revenir faire quelque chose du même genre en Floride. Ils se proposaient de me mitonner, eux, un programme aux petits oignons. Pas de problème, un an : cela donne le temps de préparer. Et, de fait, durant douze mois, j'ai été abreuvé de courrier, de lettres bien tournées, bourrées de formules chaleureuses et encourageantes, lettres envoyées en double à des conseillers, des Assemblées locales, à l'Assemblée spirituelle nationale, à des comités et j'en passe. L'une d'elles a même été dupliquée en huit exemplaires. Fort beau toute cette procédure administrative bien huilée, mais je ne voyais, sister Anne, rien sortir de concret de ce flot de paperasseries et de belles paroles. D'autant plus étonnant tout ce tralala que l'Amérique est connue pour son côté pratique et son sens de l'organisation. En vétéran du champ de bataille, je me suis donc méfié. Bien m'en prit. Lorsque j'atterris finalement à Jacksonville, en Floride, par un bel après-midi ensoleillé, ce 3 janvier 1987, et que je demande à l'ami de poids raisonnable qui m'accueille gentiment à l'aéroport ce qui est au programme, car je ne le sais toujours pas malgré ce déluge épistolaire, je crois m'évanouir.

- Eh bien, il y a une petite réunion chez moi demain soir et après, on verra !

Authentique !

J'avais senti venir le coup mais j'étais quand même choqué.

L'argent des baha'is est précieux. Je ne suis pas un employé des grandes instances nationales ou internationales qui gaspille volontiers, pour le plaisir, en billets d'avion, restaurants fins et hôtels de luxe. M'offrir sur les fonds un billet d'avion pour la Floride depuis Paris pour une simple soirée d'information que tout un chacun peut tenir, est-ce raisonnable ? Heureusement que de mon côté, sans rien dire et en coopération avec les Alliances Françaises de Floride, j'avais réussi à mettre sur pied un programme sérieux. En tout six projections : Tampa, Tallahassee, Sainte-Augustine, Jacksonville (la ville où j'ai atterri), Clearwater et Miami. Plus d'une centaine de participants se présentèrent à chacune de mes séances. À cela, je pus ajouter sur place d'autres activités qu'il serait fastidieux d'énumérer ici. Bon, d'accord, les voies de Dieu sont impénétrables et le billet avait quand même servi finalement à quelque chose !

La bureaucratie et le terrain.

Chacun connaît la fine réponse d'un membre d'une Assemblée spirituelle locale qui, dérangé par une personne venue frapper à sa porte pour obtenir des renseignements sur la Foi, la renvoya en disant : "Écoutez, on n'a pas le temps de s'occuper de vous, vous voyez bien qu'on est en pleine réunion d'enseignement !"


* INDE : Raté

Été 1987. Beau tir groupé. L'Alliance Française de l'Inde a programmé mon film à la Nouvelle Delhi, Pondicherry, Hyderabad et Bengalore. Dans cette dernière ville, quelques sept cents billets sont déjà vendus. Je suis attendu. J'en saute de joie ! Avant, comme j'ai le temps, j'en profite pour aller faire un saut au Ladakh, avec Rinia, mon épouse.

Ce vendredi 28 août 1987, nous attendons donc à l'aéroport de Leh, la capitale du Ladakh, l'avion qui doit nous reconduire à Delhi pour commencer la tournée de l'Alliance Française. J'ai eu tant de mal à obtenir les billets que je me sens privilégié d'être dans l'aéroport. Dans la chaîne himalayenne, les vols dépendent du climat. Le ciel est bleu ce matin-là, donc pas de souci. Une trentaine de passagers attendent sereinement autour de nous, l'air détendu. Seul un petit nuage blanc de rien du tout coiffe la montagne qui se dresse en bout de piste. Personne n'y prend garde. Pourtant à cause de lui, l'avion ne viendra pas. Pas possible de prendre un autre avion, il n'y en a qu'un par jour et, en plus, il est plein pour les trois mois qui viennent ! Et impossible de prévenir l'Alliance Française de ce contretemps : il y a plus de douze heures d'attente au téléphone de la poste ! Comme je n'ai pas pour habitude d'abandonner facilement, on le sait déjà, je décide de retourner à New Delhi par la route sans attendre. Dans cette partie du monde, avec seulement trois jours devant soi, ce n'est pas gagné. Malgré tout, nous sommes arrivés à temps à Delhi après un parcours éreintant, contents de notre exploit. Mais le directeur, entre-temps, n'ayant plus de nouvelles de nous, avait tout annulé. J'ai du mal à trouver de la sagesse dans de telles décisions.

Le signe de l'amour est l'endurance face à mes décrets(16).


* AUBIGNY-SUR-NÈRE : Zigotto

Petit village dormant du Cher. Là, venait de s'installer un jeune couple de baha'is fraîchement recrutés : Tahar Slimani et l'aimable Laurette, son épouse, qui venait juste d'accoucher d'un futur pionnier. Tahar, beur révolté issu d'une chaude banlieue méditerranéenne (révolté qui ne crachait pas sur le pétard ni le pastis et brisait volontiers de la vitrine et de la bagnole, confesse-t-il) était un jour tombé en arrêt devant une banderole bleutée apposée à l'arrière d'une voiture : "La terre n'est qu'un seul pays." La banderole conçue avec bonheur par Michel Bonnet. La phrase avait fait tilt dans son esprit et il s'était précipité sur Bruno Vernay, le chauffeur.

- Qu'est-ce que ça veut dire "la terre n'est qu'un seul pays", au juste ?

- Tu veux vraiment savoir ? Tu aimes voyager ? Est-ce que tu aimes lire ?

Et de lui prêter dare-dare le livre du même nom : "La Terre n'est qu'un seul pays." Trois jours plus tard, Tahar réapparaît, tout excité :

"Qui est ce Baha'u'llah exactement ?" Bruno lui passe alors "Le Prisonnier de Saint-Jean-d'Acre". Conversion immédiate et coeur enflammé depuis le temps. (En passant, notons que sans l'opportune collaboration de divers amis mes livres n'auraient pu jouer leur rôle.)

Il m'avait donc invité à venir sévir dans son bled. Aucune boutique n'avait échappé à mes affiches et mes livres circulaient déjà en ville.

25 septembre 1987 : quatre-vingts personnes attendent sagement dans la belle salle rénovée du cinéma Atomic. J'avais demandé à Tahar de me démarrer le projecteur en haut de cette salle en forme d'amphithéâtre, car je me trouve toujours au pied de l'écran pour commenter et je n'ai pas le temps de courir de l'un à l'autre. Alors que ce dernier grimpe tranquillement vers le projecteur sur l'aile droite, je me présente devant les spectateurs. Pour effacer ma petite personne et démontrer que je ne suis pas le clou de la soirée, je débute ainsi :

- Regardez bien ! Ce soir, dans la salle, vous avez un drôle de zigoto!

Un bruit sourd. Le pauvre Tahar, timide et complexé à l'époque, se jette à terre et disparaît derrière les strapontins. Après la séance, encore tout surpris, je lui demande la raison de son plongeon.

- J'ai eu honte, j'ai cru que tu parlais de moi !


* CAP VERT : Mauvaise réputation

Par courrier, je m'étais mis d'accord avec le directeur du Centre Culturel Français de Praia, la capitale des îles du Cap Vert, au large du Sénégal, pour présenter la ciné-conférence dans son établissement. Fin décembre, dès mon arrivée par avion, je viens lui rendre visite. Je déplie devant lui la carte de mes parcours et pose sur son bureau une copie de chacun de mes livres. Comme aimantée, sa main se plaque sur le seul qui peut m'attirer des litiges : "Le Prisonnier de Saint-Jean-d'Acre". Il le retourne et le premier mot qu'il bigle est le mot "baha'i", mot qui figure dans le résumé de présentation au dos de la couverture.

- On ne peut pas passer votre film, lâche-t-il aussitôt, de but en blanc.

- Et pourquoi donc ? lui demandé-je, comme si je n'avais pas compris.

- Vous parlez des baha'is.

- Certes, mais qu'en savez-vous ?

- Je sais.

- Vous savez quoi, plus exactement ?

- Écoutez, monsieur Brugiroux, il est interdit de parler politique et religion dans les Centres Culturels Français, donc je ne peux pas accepter votre prestation.

- Voyons, monsieur le directeur, il m'est impossible de parler d'un tour du monde sans mentionner le phénomène de la religion... Il n'y a pas de civilisation sans religion, après tout. Comment voulez- vous que je parle de mon séjour chez les bonzes sans mentionner le bouddhisme, par exemple ?

- Non, pas de religion chez nous. Vous vous rendez compte ? On vient juste de retaper le Centre, on est nouveau et on va débuter avec vous. Pas question de se coller une mauvaise étiquette !

- Mais enfin, attendez, je parle de religion, oui, mais pas dans le sens où vous l'entendez. Je n'en parle pas sous l'angle catéchisme mais dans le sens civilisation...

- Non, je ne suis pas d'accord, j'annule.

- Écoutez, j'ai montré ce film dans tous les Centres Culturels d'Afrique francophone et dans de nombreuses Alliances Françaises à travers le monde, et cela, sans problème. Pourquoi y en aurait-il un ici ?

- Vous allez essuyer les plâtres, je vous ai dit, ça ne convient pas. Je ne veux prendre aucun risque. Vraiment désolé...

- Bigre ! Vous étiez pourtant d'accord par courrier. Le nom de Baha'u'llah était bien mentionné dans ma publicité, vous auriez pu le voir. Vous me faites perdre un billet d'avion...

Tant pis pour moi ! Et de remballer carte et livres avant de gagner la sortie, plutôt dépité. Soudain, avant de refermer la porte, une idée me traverse l'esprit ; je me retourne vers le bonhomme toujours assis à son bureau et lui lance en ultime recours :

- Mais enfin, monsieur le directeur, ce film n'est pas un film baha'i, il raconte une aventure, mon expérience autour du monde. Il est muet. Je vous propose la chose suivante : je vais vous donner le commentaire, vous le lisez, et tout ce que vous jugez inacceptable, vous le biffez. Je vous jure que je ne le dirai pas. J'arrive de Paris, c'est pas à côté, vous comprenez...

- Bien, alors dans ce cas, faites-le d'abord traduire en portugais et je le lirai ensuite.

Ouf ! Je l'avais échappé belle. Mais le faire traduire par qui ? Je ne connaissais personne.

Pendant mon séjour sur ces îles, je n'ai pas eu le bonheur de rencontrer de baha'is, sauf celui qui m'ouvrit la porte du Centre pour me loger et celui que le hasard ou la main divine, qui a parfois de remarquables intuitions, m'envoya le soir même sur le coup des onze heures sous les traits d'un brave Angolais que sa femme venait opportunément de flanquer à la porte ! Malheureusement, je savais presque autant de portugais que lui et de simples mots le faisaient trébucher. On y a passé des heures et des heures sur cette traduction. Une nuit même. J'ai souffert ! Finalement, je l'ai rendue très en retard au directeur qui fut obligé de coller trois secrétaires d'un coup sur le texte pour le faire taper à la machine afin qu'il soit prêt à être lu à l'heure. Entre-temps, il avait réservé la salle du Théâtre en plein coeur de la ville et s'était occupé de la publicité. Pas évident de rassembler du monde après les fêtes de Noël et du nouvel an quand le whisky a coulé à flots. Pourtant, ce 4 janvier 1988, la salle est pleine. Le directeur n'ayant pas eu le temps de le censurer, le texte fut lu tel quel par un autochtone obligeant. Applaudissements soutenus à la fin.

Première question (en portugais) :

- Monsieur André, pouvez-vous expliquer exactement qui est le senhor Baha'u'llah ?

Aïe, au fond de la salle, la tête du directeur s'enfonce d'un cran.

Je me dois pourtant de répondre. Pendant ce temps-là, le ministre de la Jeunesse et des Sports des îles en personne s'approche de lui tout excité :

- Je vous félicite, monsieur le directeur, votre conférencier est formidable. Voilà exactement le genre de film qu'il me faut pour éduquer la jeunesse de ce pays. Pourriez-vous me prêter votre homme. Je souhaiterais lui organiser une tournée sous l'égide du ministère.

Après la séance, le directeur est tout miel et grand sourire. "Monsieur Brugiroux, puis-je vous offrir un café ? Monsieur Brugiroux, puis-je vous véhiculer ? Monsieur Brugiroux..." Baha'i ou pas !


* BESANÇON : Beaujolais

Salle Battant, au centre ville. Ce 9 avril 1989, un vendredi soir, la salle est pleine.

Il est 20 h 45. Je n'ai pas proféré deux mots au micro qu'un poivrot entre inopinément en vociférant des incohérences. Les "chuts !" répétés des spectateurs n'y peuvent rien pour le calmer et mes arguments n'arrivent pas à le faire taire. Force m'est faite d'appeler la police. "On le connaît celui-là, il perturbe régulièrement le quartier, on vient vous l'embarquer." Aussitôt dit, aussitôt fait.

Le lendemain soir, mon épouse assure de nouveau la caisse, assise paisiblement derrière une table dans le hall, lorsque l'éthylique en question réapparaît en braillant encore plus fort. Rien à faire pour le raisonner et lui faire quitter les lieux. J'appelle donc la police une nouvelle fois. La réponse est différente : "Nous regrettons de ne pouvoir venir vous aider, mais c'est samedi soir, et nous sommes débordés d'appels ; débrouillez-vous seul avec lui." Les gens font la queue devant la caisse et le perturbateur s'en prend à eux directement. Aux grands maux, les grands remèdes. Une bonne clé de judo apprise dans mes jeunes années et le type se retrouve dans le caniveau contre sa volonté. Ouf ! Cinq minutes s'écoulent, j'ai déjà oublié l'incident, lorsque je le vois refaire surface dans le hall d'entrée en m'invectivant, un litre de vin à la main. Sans crier gare, il le fait tourner en l'air comme un lasso et soudain le lâche dans ma direction. J'ai le réflexe de me baisser à temps, il me passe juste au-dessus de la tête et va s'écraser derrière moi, faisant voler une vitre en éclats. Le picrate se répand naturellement dans le hall et ma femme, ainsi que les spectateurs, se mettent à patauger gaiement dans le liquide rouge qui se met à embaumer les lieux.

Grisant, en vérité, cette conférence aux effluves de beaujolais !


* CAEN : On a gagné !

Le film est programmé au "Café des Images" d'Hérouville-Saint- Clair, à la sortie de Caen, un centre culturel bien connu dans la région pour son dynamisme. J'ai passé ma semaine à afficher les boutiques.

Il ne reste plus qu'à coller les grandes affiches sur des panneaux que j'ai eu tout loisir de repérer dans l'action. Je l'ai déjà dit, pour cette opération, mieux vaut être à deux : un qui conduit et l'autre qui colle.

Ça va plus vite. L'ami qui m'héberge est prêt à conduire. Parfait. Nous décidons d'attendre la nuit, que le trafic se calme, pour faire ça peinardement. Vers 22 h 30, heure que nous avons jugée la plus propice, nous quittons son appartement situé à côté du stade. Malheur ! Nous sommes le 10 juin 1988 et, c'est justement ce soir-là, que l'équipe de football de Caen vient de se qualifier pour monter en première division. L'événement est de taille. Un flot de voitures klaxonnant gaiement essaye de se frayer un chemin au milieu d'une foule en liesse qui sort du stade voisin en criant et chantant à tue-tête : On a ga-gné ! On a ga-gné ! Les drapeaux flottent, c'est le délire. Aussitôt, nous sommes entourés d'une meute de gens excités : impossible de bouger. La ville est en fête, c'est parti pour la nuit. Colle et pinceaux retournent piteusement à l'appartement.

Nous, on a perdu !


* MADÈRE : Belle leçon

- Salut, André, c'est Alain, je veux te remercier...

Ce coup de fil me prend au dépourvu en avril 95 dans mon bureau de Boussy-Saint-Antoine alors que je suis en train de faire le planning de mes futures escarmouches. Je ne connais pas d'Alain, à dire la vérité.

- Mais si, rappelle-toi, à Madère...

- Non, je ne me souviens plus. Alain qui ?

- Mais si, voyons, l'agence de voyage à Funchal ; tu te rappelles de Madère au moins ?

- Certes, j'y suis passé une fois, il y a longtemps, mais je ne vois pas.

- Et le petit restaurant sur le port, ça ne te dit plus rien non plus ? - Ah si, ça me revient tout d'un coup... Et tu veux me remercier de quoi, au juste ?

- Eh bien, j'arrive de Terre Sainte où j'étais en pèlerinage avec mon épouse. Voilà, je suis baha'i, ma femme est baha'ie ainsi que trois de nos amis.

Le lendemain, comme par hasard, je reçois une lettre de l'Assemblée spirituelle nationale des baha'is du Portugal me faisant savoir que suite à mon passage à Madère, en septembre 88, un jeune couple de Français s'est déclaré et enflamme l'île. De fait, lors de nos retrouvailles aux fêtes du Centenaire à Paris, dix ans plus tard, Alain et Corinne Glacet m'avoueront que leur communauté compte désormais quelques trente croyants. Et pourtant...

J'avais cru avoir perdu mon temps. C'est la beauté de la proclamation : on ne sait jamais ce qui va arriver. Parfois je jubile, j'ai eu du monde, le débat a été fantastique, mais rien n'en résulte. Parfois je peste, j'ai ramassé trois pelés et un tondu, le débat a mal tourné et c'est pourtant de là que sortiront des déclarations. Mais le coup de Madère dépasse tout entendement.

Que s'est il passé ?

Après l'archipel des Açores, le 22 septembre 1988, j'atterris sur l'île de Madère où des pionniers démoralisés tentent de me dissuader d'entreprendre la moindre activité. "On ne peut rien faire." Comme je connais déjà le refrain et qu'il ne me bloque toujours pas, je me jette tête première dans la bataille. Incroyable mais vrai, ces amis avaient raison. Pour la seule et unique fois au cours de mes expéditions, je n'ai rien pu faire. Impossible de trouver la moindre salle de projection, impossible d'intéresser le moindre journal, la moindre radio à mon histoire. L'échec total et pourtant Dieu sait si je me suis remué sous les palmiers de Funchal !

Combien de temps resteras-tu assoupi sur ton lit ?(17) questionne Baha'u'llah. Là, je me suis franchement demandé si je n'aurais pas mieux fait d'y rester !

Pour ne pas regretter complètement mon séjour, je décide néanmoins d'aller explorer l'île en stop pendant quelques jours, en dormant n'importe où comme à l'habitude. Histoire de faire contre mauvaise fortune bon coeur. L'île est magnifique avec ses routes bordées d'hortensias de toutes les couleurs. Voilà, il ne me reste plus qu'à confirmer mon vol de retour et à oublier cette île où je me suis planté. Première agence, je rentre et tombe sur un Français. On discute.

- Mais c'est passionnant ce que vous dites. Attendez, j'aimerais que mon épouse vous écoute aussi... Hum, seriez-vous prêt à venir déjeuner avec nous sur le port, à midi ? Je vous invite, je connais un très bon restaurant tenu par des Français. Vous n'avez rien contre les fruits de mer au moins ?

L'enseignement a parfois de ces servitudes ! Nous y sommes restés trois heures. Trois heures de bonheur. Le soleil dorait l'écume des vagues, l'air embaumait. Le poisson local était délicieux. Corinne est charmante, Alain disert. La conversation est venue sur la Foi avec une étonnante facilité. Alain m'a acheté mes quatre livres...

J'ai quitté l'île, certain de n'avoir rien fait !


* MARTINIQUE : Dur dur

Dans l'adversité, ne cesse de rendre grâce(18).

En voilà un bon conseil !

En décembre 1976, lors de mon premier passage dans l'île de Joséphine, je n'avais disposé que de trois jours. Ce qui est suffisant pour l'enseignant itinérant aux mains nues, mais pas pour moi et mon artillerie lourde qui demande du temps pour se mettre en place, comme on sait. Je débutais alors et le Comité des Pionniers du Canada qui m'avait envoyé, n'en savait pas plus que moi à ce sujet-là. Malgré ce laps de temps trop court, j'avais quand même réussi à rassembler dans une misérable cabane de bord de mer quelques cent vingt personnes pour le film et cela, en pleine fête de Noël. Je n'oublierai jamais le sable mouillé jonché de rames cassées et les longs bancs de bois pourri de ce Club nautique désaffecté et poussiéreux, paumé à la sortie de Fort-de-France.

J'ai tout connu !

Lors de cette première visite, les amis m'avaient fait visiter avec fierté leur nouveau Centre en construction et m'avaient demandé de revenir hors des fêtes dès qu'il serait terminé. Ils avaient insisté : "Il y a plein de chambres vides, tu seras bien logé, viens, on t'attend."

J'atterris donc innocemment à la Martinique une deuxième fois, treize ans plus tard, par une belle fin de journée de janvier 89. Trois amis m'attendent à l'aéroport dont deux me connaissent déjà. Dans la voiture qui file vers le centre ville, je flaire comme une gêne. Soudain la question tombe, plutôt inattendue :

- André, où vas-tu te loger ?

- Tiens, comme promis, au Centre, pardi ! Vous m'aviez dit la dernière fois que les chambres ne manquaient pas et que j'y serais bien.

- Oui, mais maintenant, tu ne peux plus !

- Ah bon, et en quel honneur ?

- La semaine dernière, l'Assemblée nationale a pris la décision que personne ne doit résider au Centre, sauf le gardien. Alors ?

- Écoutez, vous me prenez de court, je n'avais pas prévu ce coup-là. Peut-être qu'un ami me laissera déposer mon sac de couchage dans son jardin ou son garage pour le moins. Je ne viens pas faire du tourisme, je connais déjà votre île et ses plages. Je viens enseigner...

En plus de cela, je découvre au fil de la conversation que le carnaval débute dans trois jours. Décidément, j'ai l'art de choisir les fêtes pour débarquer à la Martinique ! Il est clair qu'à partir de ce moment- là, aucune autre activité n'est possible. Je n'ai donc que trois jours devant moi pour agir. Comme la première fois !

À nouveau, on va pouvoir juger de l'opiniâtreté du mec... ou de sa bêtise.

Vers les dix heures du soir, je me suis donc retrouvé seul sur le trottoir, devant le Centre fermé à double tour, avec film, cartons de livres et bagages au pied. Bonjour l'accueil ! Trois heures de palabres, de coups de fil tous azimuts n'avaient rien donné. Je ne suis pas toujours certain de savoir où commence la médisance, et je veux l'éviter, mais j'oserai quand même rajouter pour le piquant de l'histoire qu'un Conseiller follement inspiré (d'une île voisine), ce soir-là, ne trouva rien de mieux que d'applaudir à cette mise à la rue pensant qu'un peu d'entraînement supplémentaire ne pouvait que fortifier l'aventurier ! Heureusement, il ne pleuvait pas et la nuit caraïbe était délicieusement chaude.

J'avais les nerfs en pot de fleurs, pour tout dire. L'expression correcte est "à fleur de peau", mais en tant que disciple vigilant de la Beauté bénie, je me dois de positiver.

La musique d'un troquet voisin encore ouvert attire alors mon attention. Je réussis à persuader le tôlier de garder mes affaires et je pars, duvet sous le bras, à la recherche d'un coin pour étaler ma carcasse. Pour dormir tranquille dehors, mieux vaut bien se cacher. Et savoir s'abriter quand il y a des risques de pluie. Je m'allonge finalement au bas d'un escalier derrière les poubelles d'une HLM proche.

Ça tombait bien ce refus au fond, pour moi qui aime barouder. Ça me rappelait mon tour du monde !

Au tout petit matin, un conciliabule me réveille. La femme de ménage qui vide les poubelles a découvert, à sa grande frayeur, un corps gisant à moitié nu sur une natte de paille. Mon corps endormi. Prise de panique, comme piquée par un taon, la pauvre a couru à tous les étages ameuter les locataires. Et chacun y va maintenant de son commentaire :

- Il est p'tète mô' (mort), conclut doctement l'un d'eux en soupirant.

C'est à ce moment-là que je me suis redressé.

- Non, il n'est pas mort, mais avec vos parlotes, il ne peut plus dormir !

Soulagement général. On s'esclaffe. Après quelques explications, chacun se retire en traînant de la savate et j'essaye de me rendormir. Soudain, près de mon oreille, sur le carrelage, cliquette de la vaisselle.

- Je vous ai apporté une tasse de café, m'sieur. J'habite la po'te d'en face !

Avant même de savoir où j'allais passer la prochaine nuit, je quitte mes poubelles, je dépose le duvet chez le locataire qui m'a apporté la tasse de café, et je fonce à la recherche d'une salle de projection et d'un projecteur. Pas une minute à perdre. Je n'ai que trois jours devant moi avant que "Vava", le roi du Carnaval, ne vienne briser mon élan. Je cours ensuite hors de la ville voir le journal local. La veille, les trois jeunes qui étaient venus me chercher à l'aéroport m'avaient assuré qu'ils ne pouvaient pas m'y conduire, car ils étaient trop occupés. À mon énorme surprise, au moment de quitter la rédaction, je tombe sur qui ? Sur eux, justement.

- Que faites-vous là ?

- On est venu remercier le journal d'avoir publier notre encart publicitaire !

Venir remercier pour une publicité payée. Il n'y a que les baha'is pour penser à cela ! Dehors, la voiture attend. Ils n'avaient pas le temps de me conduire au journal. Apparemment, ils n'ont pas le temps non plus de me raccompagner en ville. Ça tombe bien, la marche est mon sport favori ! Le problème est que je n'avais même pas le temps de rendre grâce à l'adversité car il m'a fallu courir de suite à l'opposé de la ville vers la télévision et les radios. Ceux qui connaissent Fort-de- France savent les distances que cela représente. Courir, en plus, baigné de sueur dans la moiteur tropicale et avec un nez qui pèle misérablement au soleil. Il me fallait encore afficher, bon sang... Quelle course ! J'aime les défis. Cette fois, j'étais servi.

Ce soir-là, je me suis retrouvé à la SERMAC, logé chez des étudiants, à l'endroit même où j'avais trouvé la salle pour y présenter ma ciné-conférence. Belle bâtisse coloniale entourée d'un superbe parc. De l'autre côté du mur de ce parc, à quelques pas, le Centre baha'i.

Trois jours plus tard, une centaine de personnes remplissent la salle. Débat. Remarque d'un spectateur : "M'sieur, vous parlez de Baha'u'llah dans votre film. Mais savez-vous, au moins, qu'il y a des baha'is juste à côté ?"


* SAUMUR : Rendez-vous

Partout où je passe, je prends soin de vendre mes livres dans les bibliothèques, les comités d'entreprise et les CDI (Centres de Documentation et d'Information) des établissements scolaires pour que la proclamation continue après mon départ. Et ça marche. Mais que d'escaliers grimpés, que d'allers et retours et que d'aventures avec les bibliothécaires, les conservateurs et autres documentalistes ! J'arrive à l'improviste, il faut l'admettre, mais quatre livres sont vite présentés. Dans la majorité des cas, je suis reçu sur le champ et l'affaire se règle sans même me faire asseoir. D'aucuns se disant très occupés, me reçoivent quand même "une seconde" et discutent encore avec moi une heure après. D'autres, ça existe, refusent catégoriquement de recevoir les auteurs ! Toutefois, ceux que je préfère sont les personnages "importants", qui ne reçoivent que sur rendez-vous formel.

Ce fut le cas à Saumur, en 1989, où je tombe justement sur l'une de ces bibliothécaires imbue d'importance. Lorsque j'arrive, la dame musarde dans le hall, mais refuse de me recevoir sous prétexte que je n'ai pas pris rendez-vous au téléphone. "C'est la règle. Vous comprenez, on ne peut pas faire n'importe quoi ici !" Le temps qu'elle prend pour expliquer son refus aurait largement suffi à jeter un coup d'oeil sur mes livres. Qu'importe, chacun exerce l'autorité à sa façon.

Trois ans plus tard, les hasards de la route me font traverser à nouveau cette jolie ville en bord de Loire. Je me souviens de la fameuse bibliothèque. Comme je crois important de mettre des bouquins qui parlent de la Foi sur les étagères publiques, je décide d'y retourner. On ne sait jamais. Première constatation, la bibliothèque n'est plus. Cette fois-ci, une splendide médiathèque m'accueille dans une autre partie de la ville. Bonne nouvelle, il y a eu aussi changement de direction. Un homme arrive sans histoire, sourire aux lèvres. Je sors mes livres et commence à lui débiter ma petite présentation sans perdre de temps. Il m'interrompt presque aussitôt.

- Monsieur Brugiroux, pitié, vous m'avez déjà raconté tout ça il

y a deux ans, dans une autre bibliothèque que je tenais pas loin d'ici ; alors ne vous fatiguez pas, mettez-moi les quatre livres et faites la facture !

Je n'ai malheureusement pas fait la liste des bibliothèques contactées. Parce que je n'avais jamais imaginé que je sillonnerais à ce point la France et que j'en visiterais autant. Aujourd'hui, il m'arrive de retourner par mégarde dans certaines bibliothèques dans lesquelles je suis déjà passé. J'ai l'air malin ! Cela me permet parfois de pouvoir placer les livres qui n'avaient pas été acceptés la première fois ou de remplacer ceux qui sont trop usagés, car mes livres sont fort empruntés.

Le livre que j'ai le plus de mal à placer, on peut le comprendre, c'est "Le Prisonnier de Saint-Jean-d'Acre". Je n'ai pas trouvé de formule pour le présenter. Mais comment faire ? Si je dis, tout de go, que ce livre a pour objectif de faire connaître la Foi baha'ie aux Français, soit le type fronce les sourcils comme s'il avait entendu de l'hébreu, soit il me dit non automatiquement, sans savoir. Il me faut jongler pour en résumer le contenu sans le dévoiler et essayer de lui faire atteindre les rayons de la maison. Je dis que ce livre contient ce que j'ai appris en voyageant, qu'il présente une vison différente de l'histoire et qu'il veut répondre aux questions d'angoisses de notre époque. Si j'ose ajouter que ce livre démontre que la paix se fera, je m'entends répliquer une fois sur deux : "Oh ça, ça n'intéresse personne !"

Il existe, bien sûr, des bibliothécaires qui aiment la religion et on discute de la Foi. Mais je ne prends pas le prétexte du livre pour le faire. Je ne réponds qu'aux questions posées. Curieusement, quelques- uns ont conclu l'aimable entretien ainsi : "Ce livre-là, je ne le prends pas pour la bibliothèque, mais je vais l'acheter pour moi personnellement !"


* CURAÇAO : C'est pas baha'i

Sur l'aéroport de cette ancienne colonie hollandaise des Caraïbes où ma femme est née, je ne suis pas sitôt sorti de l'avion que la dynamique pionnière locale me saute dessus pour m'entraîner pendant trois jours dans un tourbillon d'interviews et de causeries à me couper le souffle. Je ne me plains pas, c'est ça que j'aime. Plus il y a à faire, plus je jubile. Toutefois, le quatrième jour, je désire souffler un peu et jeter un coup d'oeil plus tranquillement sur Willemstad, la capitale du pays où je n'ai cessé de virevolter. La belle et grande maison de mon hôtesse se trouvant loin du centre ville et située dans une banlieue difficile d'accès, je lui demande si elle a l'intention d'aller en ville avec sa voiture. Pour m'y déposer, car j'aimerais faire un brin de tourisme. La réponse fuse :

- Ça, c'est pas baha'i, faire du tourisme, alors, débrouillez-vous !


* SAINT-MARTIN : Souffrance

Dans les Caraïbes existe une île divisée entre administrations française et hollandaise : l'île de Saint-Martin. En 1989, elle était placée sous la juridiction des baha'is d'une autre île, nommée Antigua. Une île anglophone qui ne savait trop comment s'occuper de ce lambeau de terre française. En réponse à ma proposition d'y présenter mon film côté français, je reçus une notice de quatre pages en anglais (of course) m'expliquant la façon de me conduire et de me vêtir dans les Caraïbes. Tout juste s'il ne fallait pas enfiler la cravate sous les tropiques ! Dans ce petit monde plus britannique que les Britanniques, je peux comprendre leur lassitude de voir débarquer des enseignants yankees en tenue de base-ball et chewing-gum à la bouche. Mais cela ne me servait pas à préparer mes conférences. Finalement, je me suis retrouvé logé dans la brousse, côté hollandais, dans une bicoque perchée en haut d'une montagne et située à deux heures de la ville française de Marigot où je voulais montrer le film. Impossible de travailler sérieusement dans ces conditions-là. Même avec la tenue prescrite ! Le 2 janvier, je me contentais donc d'une maigre causerie dans la mairie de cette ville où s'égarèrent six personnes. Mais, ayant tâté le terrain et voyant les possibilités d'action, je me jurais de revenir.

En septembre de la même année, me voici donc de retour. Cette fois-ci, je réussis à me loger pas trop loin de Marigot, chez une Américaine rencontrée au cours du premier séjour. Je peux donc agir. La mairie, à nouveau, me prête une salle. Je placarde les commerces sans perdre un instant et annonce l'événement sur les ondes et dans le canard local. Le 29 septembre 1989, plus de deux cents personnes s'agglomèrent devant la mairie de Marigot pour assister au spectacle. Le problème, c'est que la porte est fermée ! La mairie est revenue sur sa décision à la dernière minute. De quoi s'arracher les cheveux ! J'invite la foule qui grogne à se rendre à 15 km de là au centre culturel de Grand Case qui a accepté de me sauver la mise. Ce qui me fait perdre les clients qui ne sont pas motorisés. Cent cinquante personnes trépignent maintenant devant le centre culturel de Grand Case car, là aussi, la porte est fermée ! Il y a judo à l'intérieur jusqu'à neuf heures, et, bien entendu, le professeur ne veut pas libérer la salle une minute avant pour me permettre d'installer. Une heure et demie de retard. Dingue, cette histoire. Et les chaises qui manquent ; et la caissière qui n'a pas suivi ; et les prises électriques qui ne correspondent pas ; et le projecteur qui ne défile pas à la bonne vitesse ; et la chaleur étouffante et les moustiques... La séance a eu lieu.

Mais que d'occasions de rendre grâce !


* MALI : Poussière

Ô, fils de poussière..., les amis africains lisent des "Paroles cachées" pour meubler les kilomètres qui défilent en cahotant. Ce 3 février 1990, nous rentrons en taxi-brousse de Bougouni où le village entier est venu assister à ma projection à la Maison du Peuple. L'antique Peugeot brinquebalante soulève un nuage de poussière si dense que, malgré la chaleur, nous avons dû fermer toutes les vitres. Le feuillage en bord de route est saupoudré de cette maudite poussière qui le rend tout rouge. À chaque croisement de camion, on disparaît dans un nuage qui nous cache la lumière du jour pour quelques minutes ! Ô, fils de poussière..., Ô, enfant de poussière..., Ô, rejeton de poussière..., la litanie continue. À en donner soif ! Soudain, la piste fait place au goudron. La poussière s'arrête. On respire et je ne peux m'empêcher d'interrompre la récitation :

- Eh les amis, arrêtez de dire, fils de poussière, on est sur le goudron !


* SAINTES : Casquettes

J'ai parlé trop vite !

Base militaire aérienne 722, à la sortie de la ville de Saintes. Plus de cinq cents élèves remplissent le cinéma ce soir du 29 mars 1990. Devant, comme à la parade, les officiers. En bel uniforme. Au cours du débat, j'essaye d'expliquer combien il est difficile de franchir les frontières de nos jours. Après plus de six cents frontières traversées, j'ai personnellement développé une allergie totale à tout ce qui est consul ou douanier. Et je ne trouve rien de mieux à affirmer que les douaniers sachant que leur casquette brille pensent que ce qui est en dessous brille aussi ! Un bref silence dans la salle est suivi d'un énorme éclat de rire. Je m'arrête, interloqué, et j'essaye de comprendre. Soudain, je réalise que devant moi, chaque officier porte une casquette galonnée qui brille !


* ALLEMAGNE DE L'EST : Prématuré

Le mur de Berlin vient de tomber, l'Allemagne de l'Est vit ses derniers soubresauts. Les amis de l'autre Allemagne, celle de l'Ouest, m'ont invité à venir y présenter le film dans quatre villes et cela dans le cadre d'une "grande" campagne d'enseignement, minutieusement élaborée. Plus de cent disciples vigilants de la Beauté bénie y participent. J'ai perdu mon allemand depuis belle lurette, mais qu'importe.

À Weimar, la ville de Goethe et de Schiller, la ville du premier parlement allemand, cela ne m'empêche pas de courir la presse pour faire annoncer la projection. Pas de problème avec les deux premiers quotidiens qui m'interviewent sur le champ. Le troisième, le "Thüringer Tageblatt" trop occupé en fin de matinée quand je me présente me demande de repasser dans l'après-midi pour rédiger l'article. "Laissez vos photos là, en attendant."

J'y retourne donc à l'heure fixée, l'âme sereine. Raus, schnell ! Changement d'ambiance ! Je reçois mes photos pratiquement dans la face et me fais expulser sans ménagement. Que s'est-il donc passé ?

Ce journal est catholique et entre temps, un commando baha'i, plein d'enthousiasme et débordant d'amour naturellement, y est venu présenter la Foi sans ménagement. Ils ont étalé leur confession comme en pays conquis et ils n'ont rien trouvé de mieux pour enfoncer le clou que de claironner que l'auto-stoppeur français en fait partie, lui aussi. Ils sont repartis tous contents d'avoir pu s'exprimer en long et en large. Ces auxiliaires de la Beauté d'Abha croyaient avoir rempli leur devoir. Résultat de cette action d'éclat : pas d'article ni pour eux... ni pour moi !

Non seulement pas d'article dans cette gazette, mais le lendemain, en place, un violent éditorial en première page contre la Foi... et moi !

Cent cinquante Allemands remplirent quand même la salle du Jugendzentrum de Weimar le soir du 17 avril 1990. Mais je suis persuadé qu'on aurait pu en avoir plus car ce journal était le plus lu de la ville.

Manque de jugeote ou manque de concertation ?


* ÎLES ANDAMAN : Bienvenue

Le grand ferry glisse lentement le long du quai à Port-Blair, la capitale des îles Andaman. Iles qui, quoique gisant près des côtes birmanes, appartiennent à l'Inde. On y retrouve en concentré toute la diversité culturelle de ce sous-continent. Malheureusement une grande partie de ces îles restent interdites aux touristes.

Comme je n'arrive pas dans le cadre d'une Campagne officielle ou mandaté pour une raison quelconque, je ne m'attends pas à être accueilli. En me demandant comment je vais faire pour trouver les amis en ville, du haut du bastingage, je jette un coup d'oeil distrait sur le quai. Sur ma droite, un petit groupe qui s'agite attire mon attention. Des manifestants quelconques, j'imagine. Des grévistes, peut-être. Une banderole flotte au-dessus de leurs têtes. Je n'y prête pas attention et me mets à fouiller maintenant la cohue du regard au cas où un ami aurait eu quand même la bonne idée de venir me chercher. Machinalement mon regard se porte à nouveau sur la banderole. À mon grand étonnement, j'y lis en caractères argentés sur fond bleu : "LES BAHA'IS SOUHAITENT LA BIENVENUE À ANDRÉ BRUGIROUX, GLOBE-TROTTER." Incrédule, ahuri même, je la relis par trois fois. Dès que les amis m'aperçoivent, ils agitent les bras encore plus fort et poussent des hourras. Sans attendre, une flûte et un tambourin se mettent à jouer. Et derrière eux, que vois-je ? Une limousine blanche qui m'attend pour me conduire en ville.

Ce jour-là, je me suis senti accueilli comme Ruhiyyih Khanum ! Quel honneur d'être traité en "Main de la Cause", moi qui ne suis qu'une "Petite main de la baroude" comme vient de le titrer récemment l'Huma-Hebdo à mon sujet. Ou plutôt un "Pied de la Cause" comme me l'a fait remarquer malicieusement un jour un croyant en souriant. Je le soupçonne d'avoir osé cette métaphore plus pour ma bêtise (bête comme un pied) que parce que je marche beaucoup !

À Port-Blair, les amis profitèrent au maximum de ma présence. Ils me mirent à contribution chaque jour au Centre pour que je leur raconte des histoires et me firent parler dans tous les établissements scolaires de la capitale, tous sans exception. À l'École normale, les futurs enseignants passionnés par ma causerie me demandèrent de revenir la semaine suivante, mais cette fois avec le film. Ils voulaient le voir. À nouveau, assis en tailleur sur le sol, m'attendent d'un côté, soixante-quinze hommes et de l'autre, soixante-quinze femmes. Je commente en anglais. L'attention est maximale dans la salle, on pourrait entendre voler une mouche. Lorsqu'au cours du récit, je cite la phrase de Baha'u'llah qui dit : La lumière est bonne quelle que soit la lampe dans laquelle elle brille(19), j'entend s'élever dans le silence sépulcral ce mot sublime : "correct", suivi de l'inévitable "atcha" (dodelinement de la tête qui ponctue chaque phrase chez les Indiens).

Cette approbation spontanée n'a plus jamais quitté ma pensée. Après le débat, le directeur m'entraîne dans son bureau pour m'offrir un thé et pour que je puisse m'entretenir avec les professeurs. On a des manières en Orient. Il m'avait déjà accueilli avec un thé et présenté à tous les professeurs, un par un, avant de commencer. Ce n'est pas la France où, en général, après la projection, les professeurs m'ignorent superbement et où les élèves sont retirés sans remerciements. Le directeur me remet alors un sac en plastique rempli de paisas, les centimes de la monnaie indienne.

- Les élèves se sont cotisés de leur propre gré pour vous remercier et vous aider à continuer votre action en faveur de la paix, m'explique-t-il. Je vous jure que l'initiative ne vient pas de moi !

La somme s'élevait à 28 F 50 mais le geste, lui, s'élevait jusqu'au ciel.

Pour être complet, je me dois de dire que j'ai connu beaucoup d'autres gestes généreux à mon égard. Partout, sous toutes les latitudes. Récemment, à Kansas City, dans le Missouri, Anthony Metzler, un baha'i âgé de dix ans, a cassé sa tirelire après avoir vu mon film afin de m'aider, lui aussi, à poursuivre ma mission...


* PARIS : Un jardin de roses

21 mai 1981. Qui ne se souvient de l'arrivée du président Mitterrand au pouvoir ?

Le 27, une semaine plus tard, je présente ma ciné-conférence à Paris et je ne sais pas pourquoi, au cours du débat, j'annonce que le Maître a séjourné dans cette ville et a dit qu'un jour elle deviendrait un jardin de roses. Que n'ai-je pas dit là ! Spontanément, un spectateur me lance : "Vous avez raison, monsieur, on en a déjà une !"


* ROUMANIE : Sinécure

En Europe, plus réceptif que le pays de la première reine baha'ie, tu meurs.

Les Roumains m'ont fait fondre le coeur. Je recommande à tous les frustrés de l'enseignement d'aller y faire un tour. C'est un bain de jouvence garanti. Je croyais que les plus latins des Latins étaient les Italiens. Faux, ce sont les Roumains ! Parmi eux, je me suis senti comme un poisson dans l'eau. Ils me l'ont bien rendu.

Et pourtant, j'y ai connu les malheurs de Sophie !

Je m'y suis rendu pour l'occasion avec ma voiture personnelle ainsi que mon propre matériel de projection. Parrainé par l'Assemblée spirituelle nationale de France, la Roumanie étant alors son objectif prioritaire.

En ce bel été de l'an de grâce 1991, trois campagnes d'enseignement y sont prévues : une à Constanza, sur le bord de la mer Noire où se regroupent une centaine de baha'is, une autre à Bucarest, la capitale, qui en réunit une trentaine et enfin le projet "Andréa", le mien, près de la frontière moldave, au-delà des Carpates, où ne vit pratiquement aucun dévot et plane le souvenir de Dracula. Pour m'aider dans cette opération suicide, deux adolescents, qui, en définitive, me créèrent plus de soucis qu'ils ne m'offrirent de soutien. De plus, et là mes deux accompagnateurs ne sont pas en cause, le nombre de villes prévues au programme (Oradea, Satu Mare, Negresti Oas, Baia Mare, Bistrita, Suceava, Iasi, Vaslui et Bacaù) ne me laissait pas le temps de faire du bon travail. Cela m'a donné l'occasion, au moins, de bien visiter le nord du pays ! Enfin, pour corser l'affaire, et j'en ignore le pourquoi, pas de contact avec les responsables de cette programmation. On avait largué Tarzan dans la jungle. Il n'avait plus qu'à pousser son cri tout seul au bout de sa liane, comme un grand. J'ai failli le pousser trois fois, pour le moins :

La première à Bistrita, lorsqu'un voyou trouva le moyen de débrancher mon projecteur en pleine séance pendant que quatre des ses acolytes tentaient de crever les pneus de ma voiture avec un poignard devant la porte même du cinéma sous les yeux goguenards d'un flic éméché. Ce sont les spectateurs qui ont dû faire la police.

La deuxième, lorsque je dus monter tout mon matériel de projection (une cinquantaine de kilos) plus les essuie-glaces de la voiture (sécurité oblige) au dix-septième étage d'une tour sans l'aide de l'ascenseur. En panne, depuis le changement de régime. Pour me loger, il est vrai, chez un charmant couple de Roumains.

Et la troisième, lorsque mon cinquième pneu creva en un mois - faut voir les routes ! - et que le vulcanizator me demanda une ultime fois en l'ouvrant à l'aide de dos de fourchettes : "Mais, où est la chambre à air !"

Le signe de l'amour est la patience dans mes épreuves(20).

Oui, et cette patience porte récompense.

Un rayon de soleil apparut avec Rodica qui résidait à Satu Mare, la deuxième ville du circuit. Cette aimable baha'ie eut été parfaite pour la tournée car elle avait compris exactement ce que je faisais et me seconda à merveille. Elle m'aida également dans la troisième ville du circuit, Negresti Oas. Malheureusement, elle dut repartir travailler et ne put me suivre plus avant.

Un autre apparut à Baia Mare où deux ravissantes chrétiennes orthodoxes rencontrées au hasard de la ville m'aidèrent à trouver la salle et le logement, à placarder et même à faire la caisse (car j'exigeais un leu symbolique pour responsabiliser le spectateur - bien sûr, on n'empêchait personne de rentrer). Ce qui me sauva la situation dans cette ville.

Et un dernier à Suceava, la ville suivante sur le programme, où l'ancienne secrétaire du parti communiste me donna un sacré coup de main. Elle parlait un français digne de l'Académie. Georgeta Rata me mit tout de suite à disposition la salle de la Maison des enseignants, c'est-à-dire l'ancien Centre idéologique du parti communiste roumain, là où se réunissaient en secret les grands pontes au glorieux temps de Ceausescu. Une salle magnifique, cela va sans dire : parquet vernis, tapis rouge, boiseries remarquables, chandeliers et grand écran immaculé. À dix-huit heures, la centaine de confortables fauteuils était remplie pour la séance. Georgeta qui avait fait la publicité elle-même, traduira mon introduction et mènera le débat avec chaleur et enthousiasme.

Quelle ironie de parler de la Foi dans cet ancien centre de l'idéologie communiste !

Et quel superbe cadeau pour ma millième projection car ce soir-là, c'est la millième fois que je montre le film.

À Iasi, capitale de la province moldave, je me retrouve à errer seul dans les rues de cette grande ville polluée, le coeur attristé par suite de nouvelles histoires avec mes deux acolytes que la pudeur m'interdit à nouveau de relater ici. Les cohortes célestes vont-elles aussi me lâcher ? Je n'ai que trois jours pour tout faire. Et je vois tout en noir devant moi. Dans une situation aussi désespérante, il ne reste plus que la prière. Dans ces cas-là, je sais pouvoir compter sur Youssef Ghadimi là-haut, l'ami martyr qui m'a déjà secouru tant de fois. C'est mon capitaine d'armée céleste. La réponse ne se fait pas attendre et, je ne me rappelle plus exactement par quels détours, je me retrouve en plein milieu de la réunion d'un parti politique, le Partidul National Terenesc (Parti National Paysan). J'explique mon problème. Je leur dis que j'ai l'intention d'offrir à la ville une activité culturelle sous forme de film commenté racontant mon expérience autour du monde mais que je suis seul pour tout faire, que la ville est grande, qu'il me faut une salle, que je ne connais personne... Vasile Lupu, le jeune et dynamique président me prend aussitôt en sympathie et décide de me secourir. Trois coups de fil et il m'offre la salle des écrivains de la ville pour la projection. Elle est munie d'un grand écran. En un jour, il fait remplir et coller mes affiches par son équipe de colleurs chevronnés et il me branche sur deux radios et un journal. Du travail efficace. Trois jours plus tard, le soir de la projection, une quarantaine de Roumains se présentent. Dès que la lumière revient dans la salle, Vasile Lupu se lève, comme poussé par un ressort, et harangue la salle en vrai politicien :

- Ce film est formidable, voilà de vraies valeurs pour la société, voilà l'idéal qu'il nous faut. C'est une honte que la salle ne soit pas pleine. Demain, j'exige que la salle soit pleine, vous m'entendez tous. Pleine !

Le lendemain soir, les sièges sont pris d'assaut. Deux cents personnes se bousculent pour essayer d'entrer. Les allées sont bondées. Des gens restent debout. On a refusé du monde si bien qu'à sa demande, le jour suivant, je dus faire une troisième séance et retarder mon départ d'un jour ! Cette glorieuse soirée se termina par un débat sur la Foi et deux déclarations sur le champ. Le rêve, quoi ! Béni soit Youssef là-haut et Vasile Lupu ici-bas. En homme influent, ce dernier me rendit un autre service de taille. En un tournemain, il réussit à faire renouveler mon visa (en enfonçant quelques portes par derrière et en tapant du poing sur quelques tables, il est vrai) alors que j'y aurai perdu la semaine, des dollars et mes nerfs. Grâce à lui, j'ai pu terminer les deux dernières villes de cette invraisemblable tournée : Vaslui et Bacau.

Je ne tire aucune vanité de la tournure miraculeuse que prennent certains de mes déboires. On doit le savoir. J'en suis même le premier surpris. Je n'y vois personnellement que la main mystérieuse de Dieu en action, secourable au dévot et au suppliant, rien de plus.


* BILLY : Coup de maître

Même isolé, on peut agir.

Jacqueline Godet en est un exemple. Cette ancienne monitrice d'auto-école qui, par suite d'un accident de la route, a dû se reconvertir dans la culture de légumes biologiques, trime dans une petite ferme paumée au coeur de la Sologne, loin de tous croyants. Elle vivote grâce à ses légumes et une petite pension. Elle m'a beaucoup aidé à secouer sa campagne. Pour comprendre l'énergie de ce bout de femme, il faut la voir trottiner derrière son motoculteur.

Le 17 novembre 1991, après moult autres exploits, elle a réussi à réunir pour ma ciné-conférence cent cinquante personnes dans la salle de la mairie de Billy, son trou, dont les neuf maires des communes environnantes. À elle seule. Je n'ai encore pas compris comment elle a fait !

Je me souviens de mes débuts avec elle, dans sa masure en torchis. Il fallait avoir le coeur bien accroché pour résister. Pas de salle de bains, je me lavais les pieds au milieu de bottes de poireaux dans l'unique lavabo de la cuisine. Pas de toilettes non plus. Il me fallait enfiler des bottes pour gagner le fond du jardin. Mais, par contre, des chats qui patrouillaient sans rémission sur la table du repas et sautaient sur mon lit en plein sommeil, des rats qui trottaient par régiments sous le toit de nuit pour me réveiller et un chien qui perdait ses poils partout. Et sa mère acariâtre grommelant sans cesse dans la pièce qui lui servait de chambre à coucher et de cabinet et qui faisait aussi office de salon et de salle à manger pour avaler les délices culinaires que Jacqueline ne manquait jamais de préparer. Inutile de décrire certaines situations !

Depuis, les choses se sont grandement améliorées.

Jacqueline est isolée. Au lieu de se lamenter sur son éloignement, c'est elle qui fait venir les amis chez elle, une fois l'an, pour déguster les légumes nouveaux. Elle est la preuve qu'on peut toujours s'ingénier à faire quelque chose. Même isolé, et même avec des moyens limités.

Quand on veut, on peut !


* PAPOUASIE : Toujours prêt

En août 92, à Jayapura, la capitale de la partie de la Papouasie occupée par les Indonésiens, je tombe sur Donatus Steven Moiwend, artiste de son état, le seul baha'i du pays à l'époque. Il est plus qu'heureux de rencontrer un coreligionnaire. Ses yeux brillent de plaisir. Il y a de quoi. Car ce beau Papou me confie avec un sourire éclatant que depuis qu'il a accepté la Foi, en vingt ans, je suis le premier baha'i à passer lui rendre visite chez lui ! Je l'admire : vingt ans isolé et il a gardé la flamme comme au premier jour. Avec une femme catholique activiste de surcroît ! Mais le plus admirable ne tarde pas à venir. Après quelques politesses de présentation, il m'interrompt :

- André, excuse-moi, mais faut pas perdre le temps entre nous ; j'ai un excellent ami à qui il faut à tout prix qu'on aille parler de la Foi. Viens, on fonce !


* ALBANIE : Autre sinécure

Septembre 1992. L'Albanie vient enfin d'ouvrir ses portes. Je m'y engouffre. Le pays des aigles est le seul au monde à s'être déclaré athée au cours du fabuleux XXe siècle. Officiellement, dans la Constitution. Résultat, quand je débarque, chacun se dit catholique, musulman ou orthodoxe et discute... religion !

L'Assemblée spirituelle nationale du pays, tout comme celle de Roumanie avant elle, m'a prévu trop de villes à sillonner et pas assez de temps dans chacune d'elles pour y faire un travail sérieux. Sans me consulter, à nouveau. Mais ici, ce sont d'abord les conditions du pays, le pays le plus pauvre d'Europe, qui vont m'occasionner des aventures. Le délabrement est inimaginable, tout est kaput ! Pour donner une idée de l'état des choses, j'ai même été viré de deux restaurants le même jour. Le serveur m'assurant à chaque fois que chez lui la bouffe était dégueulasse et qu'il ne pouvait pas décemment me la servir ! Oui, monsieur, c'est vrai.

Je m'y suis rendu cette fois pour le compte de l'Italie. En passant à Rome, les amici m'ont confié un énorme projecteur de vingt-cinq kilos. Avec les deux bobines du film, je me suis retrouvé ainsi chargé de plus de trente kilos, en dehors de mes affaires personnelles. Ce qui me rendait peu mobile. Ces mêmes baha'is italiens ont eu l'idée d'offrir trois Fiat aux Albanais pour les aider dans l'enseignement. Il eut été pratique d'avoir l'une de ces voitures pour transporter mon barnum.

Malheureusement, elles étaient déjà réquisitionnées. Soi-disant. Donc, André, "Vas-y en autocar". Le bon conseil ! Quand on connaît la situation du trafic dans le pays, il y a de quoi pâlir. Pour prendre l'autocar, il n'y a pas d'horaire. On se pointe place du marché, à la fraîche, et on patiente. Si, par chance, une de ces pièces de musée ambulantes se présente, on s'enquiert de sa direction. Et si, par double chance, c'est la bonne, on s'assoit dedans et on attend qu'il se remplisse. S'il ne fait pas le plein de passagers, il ne part pas. Il faut revenir le lendemain mais il n'y a aucune garantie que lui se représente. L'autre cas de figure, c'est lorsqu'il y a trop de passagers : pour grimper à bord, c'est alors l'empoignade. Vieillards et femmes enceintes, s'abstenir. Projecteurs aussi ! Avec l'énorme appareil que l'on m'avait confié à Rome, pas la peine d'essayer de lutter. Il faut s'imaginer d'affreux cars chinois d'un autre âge, usés jusqu'à la corde. Avec une seule porte d'accès des plus étroites et, à l'intérieur, des rangées de sièges en bois (à angle droit) si serrées l'une contre l'autre que l'on a du mal à y passer la grosseur d'un genou ! Vouloir y introduire un projecteur de la taille du mien relève de l'inconscience. Enfin, il faut savoir en plus que sur les trois routes qui relient le nord au sud, seule celle du centre reste peu ou prou utilisable.

Le signe de l'amour est l'endurance face à mes décrets(21). C'est bon à savoir !

Par bonheur cette fois-ci, Olsi, le jeune Albanais qui se propose de m'accompagner, se révèle être des plus serviables. Il est supposé porter le fameux projecteur. À Shkoder, dans la première ville au nord, il le chargera sur un vélo pour le mener jusqu'au "Kinema Republika", lieu de la conférence. Pas moyen de dégoter une quelconque voiture à l'arrivée du car. Le pauvre Olsi s'arrache ensuite presque le bras pour la même raison afin de le porter jusqu'au Centre Culturel de la deuxième ville, Lesja. Ce projecteur nous rend vite fous. Il nous fait rater des cars et une fois dedans, on a un mal inouï à le caser comme je l'ai déjà expliqué, et des voyageurs grimpent dessus au risque de le voir écraser. C'est intenable. De retour à Tirana, je plaide à nouveau pour obtenir l'une des Fiat. En vain. Devant le désarroi justifié de mon compagnon et à son grand soulagement, à Fieri, la ville suivante, je décide d'abandonner le "bestiau". À l'impossible, nul n'est tenu. Tant pis, je me cantonnerai à faire des causeries.

Berat, la ville suivante sur le programme ne nous attendait pas. Pas avertie. On pardonne quand on comprend la difficulté des moyens de communication du pays.

Par contre, Permet, celle d'après, nous attendait de pied ferme. Elle avait bien préparé les choses. Six cents personnes avaient réservé pour voir le film au Centre Culturel. Le responsable local du spectacle, furieux de voir que nous n'avions plus de film, nous planta, sans autre cérémonie, sous les platanes de la place centrale et disparut en vociférant. Et pour dormir alors ?

Au sud, les baha'is de Samanda firent contre mauvaise fortune bon coeur : ils groupèrent une cinquantaine de personnes pour la causerie.

C'est à Girokaster, la ville du célèbre écrivain Ismaël Kadaré, que l'aventure faillit tourner court pour votre humble serviteur. Le matin du 19 septembre, comme de coutume, avant le lever du soleil j'attends avec Olsi place du marché pour savoir si quelque chose va bouger dans la journée. Je suis à moitié endormi, la tête plaquée contre un autocar fermé qui semble abandonné. Le chauffeur arrive de l'autre côté dans l'obscurité. Ne soupçonnant pas ma présence, il passe machinalement la main par le carreau cassé de la cabine et appuie sur un bouton pour ouvrir la porte. D'habitude, l'hydraulique permet une ouverture en souplesse. Mais là, le système étant cassé, celle-ci s'ouvre violemment et vient me percuter le visage de plein fouet. Je vois immédiatement des étoiles tourbillonner. Puis je perds un instant connaissance. Mille excuses, mais là je ne suis pas en état de rendre grâce ! Je porte instinctivement la main à ma tête. Poisseux. Du sang partout.

Il faut dire que la moindre coupure sur le visage saigne abondamment.

Je crains un instant pour mon arcade sourcilière. Heureusement qu'elle n'a pas été ouverte car je vois mal comment on aurait pu la recoudre dans un pays qui n'a plus ni fil ni aiguille ! Le chauffeur, en me voyant tituber, éclate de rire et me laisse à ma détresse. Par je ne sais quel miracle, le brave Olsi sort un peu de coton de son sac pour arrêter l'hémorragie. Mon pull est maculé. C'est avec un oeil au beurre noir que je terminerai la tournée.

À Fieri, encore à moitié groggy, je retrouve donc film et projecteur. En passant la première fois, j'avais expliqué aux amis locaux comment préparer le spectacle. Formidable, ils ont collé des affiches et réussi à faire rouvrir le dimanche 20 septembre 1992 un vieux "kinema" poussiéreux. Il était fermé depuis la chute du dictateur, Enver Hodja, quatre ans auparavant. Des toiles d'araignées tapissent les coins et le plafond, l'écran est piqué de moisissures, de vieux draps jaunis sur les meubles se dressent comme des fantômes, les murs craquent... on dirait un château hanté ! Le fil du micro étant trop court, je me vois obligé de faire lire le commentaire du fond de la salle. J'installe donc une table derrière les spectateurs avec une lampe pour permettre à mon compère de lire le texte traduit en albanais. D'ordinaire, je fais taper la traduction à la machine pour plus de lisibilité. Mais là, en Albanie, pas de machine à écrire. Le pauvre se retrouve avec un griffonnage fait au crayon sous les yeux. Le film démarre. Épique ! Inoubliable ! Olsi essaye de déchiffrer le texte tant bien que mal à la lueur d'une lumière trop faible pendant que je le harcèle du coude pour suivre le rythme de l'image. Le comble, c'est que la loupiote fait des caprices et, pour des raisons inconnues, s'éteint de temps à autre. Ce qui, par moment, rend le film muet. Lorsque la lumière revient, il faut retrouver la ligne du commentaire correspondante. Mais horreur, cette lumière attire aussi d'énormes frelons qui descendent en piqué sur la table, nous frôlant bruyamment les oreilles. Si bien que le commentaire s'interrompt à nouveau pour cause de self-défense. Il faut voir leur taille. Je ne me sens pas rassuré et il m'arrive d'en écraser un ou deux, d'un coup de poing rageur, lorsqu'ils ont l'imprudence de se poser sur la table. Ce coup résonne dans le silence mortuaire de la salle et a parfois pour conséquence d'éteindre la lumière à nouveau ! Infernal. En professionnel que je suis, j'ai souffert (le mot est faible). Pourtant les cent cinquante spectateurs avaient l'air enchanté à la sortie du film et le maire en personne ainsi que les autorités locales sont venus me féliciter chaleureusement.

À Durres, le port où sont déchargées les pâtes de l'aide alimentaire italienne, rien de prévu. Finalement, nous sommes de retour à Tirana, la capitale, vers le 22 septembre. Le comité d'enseignement n'ayant pas jugé utile de se servir de mon film, pour me consoler, m'envoie au Centre rencontrer une trentaine de jeunes Albanais. La moitié n'est pas baha'ie. J'ai surtout essayé de leur montrer que la Foi est quelque chose d'heureux et pas un truc de pope ou d'ayatollah. En italien, car ici tout le monde comprend cette langue, l'Albanie captant toutes les chaînes de télévision qui émettent de l'autre côté de la mer Adriatique. C'est vrai qu'on a passé un bon moment ensemble. Je les ai particulièrement amusés, en leur faisant remarquer que dans leur pays, c'était comme en Iran : les hommes embrassent les hommes et les femmes les femmes. Et qu'en France, c'est tout de même plus sympa : hommes et femmes s'embrassent entre eux. Leçon retenue. À la fin de la soirée, avant de nous séparer, une jeune étudiante fort avenante s'approche de moi, visiblement enchantée :

- Monsieur André, j'ai très aimé cette soirée, puis-je vous remercier à la française ?

L'enseignement a de ces obligations ! Mais je préfère un bisou à un coup de portière !


* SÀO TOMÉ ET PRINCIPE : Générateur

Mal m'en prend de vouloir dormir à l'aéroport. La police m'arrête sur le coup de minuit, me fouille à plusieurs reprises et me questionne jusqu'à deux heures du matin avant de m'enfermer dans une pièce pleine de moustiques qui sent le moisi. Sans l'intervention du directeur de l'Institut technologique français, j'y serais encore. Les abrutis !

Le soir du 17 décembre 1992, la salle de l'Institut est pleine. Juste au début de la projection, le responsable de la centrale électrique ne trouve rien de mieux que de couper le courant dans le quartier de la ville où nous opérons. Économie oblige.

Je me demande parfois si Baha'u'llah ne s'amuse pas à me mettre des bâtons dans les roues exprès ! Me prendrait-il pour un coureur d'obstacles ? Qu'à cela ne tienne, le directeur me sauve la mise une deuxième fois. Il court chez lui chercher un générateur portatif et l'installe carrément sur le trottoir. Et c'est accompagné des pétarades d'un moteur à explosion que le commentaire en portugais se déroulera ce soir-là !


* FLEURANCE : Voleur

J'ai passé ma journée à afficher cette petite ville du Gers et le soir venu, comme d'habitude, je cherche dans quel coin je vais reposer mes os. Première chose à faire lorsqu'on a l'intention de dormir à la belle étoile, c'est justement de vérifier, en scrutant le ciel, si elle va être belle. Il est vingt et une heures. Des nuages gris noir promettent des gouttes d'eau, aussi la prudence me dicte de trouver un abri pour la nuit. Nous sommes dans le sud de la France, alors pourquoi pas le stade de rugby ? La plupart du temps dans les stades, les tribunes sont abritées et même si la place entre les sièges n'est pas énorme, j'y tiens. Malheureusement, par cette douce soirée d'un mois de juin, la tribune est peuplée de couples d'amoureux. Je redoute que ça ne gémisse toute la nuit. Il me faut le silence pour dormir, mieux vaut donc chercher un autre endroit. Je quitte Fleurance en voiture et quelques kilomètres plus loin, j'aperçois une chapelle sur le haut d'une colline. En général, leur toit déborde et forme ainsi un abri contre la pluie. Il doit être onze heures quand je gare la voiture devant le porche de ladite chapelle. Il fait nuit. Bénédiction ! Le toit déborde tellement devant, qu'on l'a fermé et que cela forme une pièce avec du beau marbre propre comme tapis de sol : le Hilton ! J'allonge donc mon duvet sur le seuil de la maisonnette de Dieu, je place mon transistor à la tête pour écouter les nouvelles du matin, je forme un oreiller avec pull et pantalon (mieux vaut les avoir sous la tête pour les retrouver le lendemain) et j'enfile mon pyjama. On n'est pas des sauvages. Même dans les bois ou les décharges, j'enfile le pyjama. J'ai parfois du mal à m'endormir. C'est le cas ce soir. De mon parvis, j'entends des volets qui grincent, des portes qui s'entrouvrent, des papotages dans le village alentour.

Quelque chose me dit que la soirée n'est pas terminée. Soudain, sur le coup de minuit, le gravier qui entoure la chapelle se met à crisser. C'est pour moi, aucun doute. Je me lève d'un bond et j'aperçois deux gaillards qui arpentent la petite montée dans ma direction. Dans le faisceau de la lampe de poche tenue par le plus costaud se balance un gourdin de taille respectable. Pas de doute, c'est pour moi ! Je les devance :

- Bonsoir, messieurs. Voilà, je suis venu passer la nuit ici, à l'abri. - Non, vous êtes venu pour voler la chapelle !

Diantre, je connais peu de voleurs qui enfilent un pyjama pour voler et laissent sur le parvis un duvet boudiné pour tromper l'ennemi. Mais enfin, dans ce bas monde... Le faisceau lumineux se dirige vers la porte d'entrée d'où émerge la clé.

- Je vous en prie, vérifiez que je n'ai rien pris. Mais, entre nous, si vous ne voulez pas qu'on vole votre chapelle, ce serait plus prudent de ne pas laisser la clé dans la serrure. Allez-y tranquillement. Je ne bouge pas et je vous attends.

Quelques minutes plus tard, mes deux inspecteurs ressortent et soudain, le plus petit des deux, un vieux couronné d'une casquette, me braque son fusil de chasse à deux coups sur le coeur.

- Haut les mains, parce qu'on n'est pas venu ici pour rigoler ! L'homme croit m'effrayer. Il ne sait visiblement pas à qui il a affaire. Soudain, d'un geste éclair et sans crier gare, je détourne l'arme de mes côtes, et je lui dis ceci :

- Monsieur, vous ne me faites pas peur avec votre joujou pour flinguer les moineaux. Savez-vous qu'une fois au Venezuela, je me suis retrouvé avec dix mitraillettes dans les côtes et qu'au bout de ces mitraillettes, ce n'était pas des petits vieux de votre espèce qui s'y trouvaient mais de jeunes têtes brûlées de militaires qui ont la fâcheuse habitude de tirer avant de questionner. Alors, vous, avec votre pétoire de cirque, vous me faites plutôt sourire !

Le type n'en revenait pas. Je leur expliquais alors ce que je faisais et j'essayais même de leur vendre un livre. Je les invitais aussi au film. Le lendemain matin, le monsieur au fusil de chasse, repentant, vint me chercher pour le café.


* LETTONIE : Leçon de chose

Depuis la décomposition de l'Union Soviétique, je me fais un plaisir d'aller visiter chacun de ses morceaux séparément et ainsi, en juillet 93, je me retrouve au bord d'une plage ventée de la mer du Nord dans une datcha des plus typiques où se tient la première École d'été des pays baltes. Il y a quelque chose de touchant à voir arriver ces nouveaux disciples plutôt timides, mais dont le regard brille : "Moi, je suis baha'i depuis dix jours, et moi depuis une semaine et moi trois jours !" Ce matin-là, la madame qui explique les faits baha'is aux nouvelles recrues porte encore béret et moustache et martèle ses mots. On n'a pas été secrétaire du Parti pendant des années pour rien. C'est une Russe. Son pays a l'invraisemblable don de produire tout autant

des créatures romantiques de rêve que ce genre de matrone redoutable. Chacun dans la salle, désireux d'apprendre, boit attentivement ses paroles dans un silence respectueux.

- Quant au divorce, rugit-elle soudain, c'est un an de patience. - En définitive, c'est mieux que le mariage (n'ai-je pu m'empêcher de lancer), parce que là, c'est toute une vie de patience !


* CHILI : On ne peut rien faire

Le jeune couple qui m'accueille à Punta Arenas en ce mois de janvier 94 (malheureusement décédé depuis dans un accident de voiture) hoche la tête : "André, ici on ne peut rien faire et, en plus, nous

on a trop de travail." Peu importe, je tiens quand même à agir dans cette ville où en 1969, un quart de siècle auparavant, j'avais appris à connaître Mex et Genny lors de mon tour du monde en stop. La petite ville tranquille d'alors a bourgeonné grâce au pétrole et des constructions anarchiques sans fin enlaidissent les collines environnantes. Des agences de voyages et des hôtels ont fleuri partout. L'impression "bout du monde" s'est transformée en impression "Côte d'azur au mois d'août". Les trois autres croyants du lieu ne voient pas non plus ce qu'on peut faire. Bien sûr, ils ne peuvent imaginer les moyens que j'ai entre les mains.

Tarzan seul sur la piste, une nouvelle fois.

Quatre jours plus tard, la salle de l'Université de Magallanes est pleine à craquer pour entendre parler du message nouveau.


* SAINTE-HÉLÈNE : Chronique ordinaire

Oui, l'île de Napoléon.

Le voyage a duré presque deux mois en tout, du 4 juillet au 31 août 1994. Un unique cargo y fait escale une fois par mois. C'est le seul lien que possède cette île avec le reste du monde. Je m'y suis rendu avec Rinia et Natascha, une fois n'est pas coutume.

Ici, tout s'est déroulé comme sur un tapis magique.

Les croyants, une dizaine à l'époque, prévenus par télécopie, nous ont chaleureusement accueillis sur le quai. Ils nous ont logés dans une belle maison de bois sur les hauteurs et prêté une voiture. Nous nous sommes réunis pour discuter de la tenue de cette campagne et, ensemble, nous en avons arrêté les détails. Je me suis réservé l'affichage pour pouvoir vendre mes livres (en anglais) et motiver les gens comme à l'ordinaire. J'ai fait quatre projections (j'avais trimbalé le projecteur avec moi depuis la France), quatre causeries, une réunion d'information chez Délia et Cliff Huxtable, un coup de radio et une interview dans l'imprimé local. Pour la seule et unique fois, j'ai projeté dans un tribunal de justice, il n'y avait pas d'autre salle à Jamestown, et je me suis fait copain avec un gouverneur, oui, le successeur du terrible Hudson Lowe. Les amis nous ont littéralement choyés et l'un d'eux, Basil George, a même pris le temps de nous faire découvrir son île qui est fort belle. Nous nous sommes sentis comme chez nous dès la première minute. Indeed. Nous étions tous au service d'une même Cause. Notre séjour n'eut rien d'un exil, bien au contraire. Beaucoup d'émotion et même des larmes au départ. Rinia et Natascha voulaient même que j'achète la maison du général Bertrand pour rester sur l'île ! Nous nous étions fait de véritables amis et nous en sommes repartis enchantés.

Cette histoire a quelque chose d'idyllique. Elle n'est pas isolée. Je la raconte pour montrer que tout n'a pas été galère au cours de ces vingt-cinq ans. Qui en aurait douté ? Mais raconter que tout est toujours merveilleux deviendrait vite fastidieux et ne pourrait être cru...


* ÎLE DE GUAM : À bout de souffle

D'un ton ferme, la secrétaire de direction de l'énorme Lycée George Washington me répond, pour la deuxième fois, que le directeur est trop occupé pour me recevoir, ne serait-ce que cinq minutes. J'insiste une dernière fois, prêt à partir. Finalement, elle cède et va l'avertir.

- Alors, comme ça, vous voulez donner une conférence dans mon établissement pour raconter votre tour du monde. Très bien, jeune homme. Êtes-vous libre vendredi ? Eh bien, je vais vous soigner : je peux faire venir quatre classes de suite : une de sept heures à huit heures, une de huit heures à neuf heures, une de neuf heures à dix heures et enfin une de dix heures à onze heures. Deux cents lycéens à chaque fois. Ça vous suffit, Frenchman ?

Je n'en demandais pas tant !

C'est comme ça que j'ai entretenu par tranches huit cents élèves pendant quatre heures de temps sans souffler ni boire, ce matin du 19 janvier 1995, sur l'île de Guam, dans le Pacifique. Avec, sous des drapeaux français dessinés en mon honneur, s'il vous plaît, Baha'u'llah et "la terre n'est qu'un seul pays" inscrits en gros sur le tableau derrière comme d'habitude.

Comme si cette harangue à la Castro ne suffisait pas pour la journée, j'avais une cinquième causerie à l'école John F. Kennedy une heure après. Et le soir, pour clore le débit, une rencontre au Centre baha'i.

Heureusement que le seul muscle du corps qui ne se fatigue jamais serait celui de la langue !


* ÎLES FÉROÉ : Incompréhension

À classer Rubrique des occasions gâchées.

Au mois d'août 95, je tombe dans les îles Féroés (près de l'Islande) en même temps que la Conférence des jeunes baha'is d'Europe. Super, on va pouvoir collaborer et faire du bon boulot, je pense aussitôt.

Une trentaine de jeunes baha'is de plusieurs nationalités s'étaient donc donné rendez-vous à Torshaven pour une autre "grande" campagne d'enseignement. Chaque jour, après avoir passé une matinée en prières et en discussions pour se motiver et chercher quoi faire, je les voyais errer par petits groupes jusqu'à la nuit dans les quelques rues en pente de ce port venté, bavarder entre eux sur les bancs du parc ou consommer dans les bars à la recherche de quelques oreilles compatissantes.

De mon côté, je trouve vite une salle de projection, le cinéma de la ville en l'occurrence, et je réussis à intéresser la presse qui publie sans sourciller des pages entières sur moi. Je fais même plusieurs émissions de radio. La routine, en somme. Un matin, notant que les adolescents avec qui je partage le même parquet durant la nuit, se montrent découragés et cherchent quoi inventer de nouveau à faire au cours de leur coutumière réunion de mise en esprit, je me permets de leur présenter mon film et de leur proposer d'en parler autour d'eux et de distribuer mes tracts. Je pensais que ma proposition était une bonne idée puisqu'ils avouaient eux-mêmes ne pas savoir comment aborder les gens dans la rue. Dans ma naïveté incurable, je croyais que cela les aiderait à le faire, leur fournirait un alibi sympathique pour établir le contact. Malheureusement, j'ai dû mal m'exprimer car ce projet ne trouva pas grâce à leurs yeux.

Je ne peux m'empêcher de trouver cela dommage.

Le 19 et le 20 août 95, les deux projections n'attirèrent qu'une centaine de personnes (et aucun de ces jeunes). Je suis persuadé qu'avec leur aide, on aurait pu doublé la mise. Toutefois, le père de l'un d'entre eux, établi de longue date sur ces îles, en voyant le film, décida de m'inviter à le présenter aussi dans sa ville, en face de Torshaven, de l'autre côté du fjord.

Et maintenant rubrique des promesses oubliées.

Le centre culturel local est un bateau : le Hoganes Boat. Dès mon arrivée, je vais y jeter un coup d'oeil avec le fils du monsieur qui m'a fait venir et qui doit s'occuper de moi. Nous nous donnons alors rendez-vous à quatorze heures chez moi pour revenir installer le matériel et disposer la salle. Je réside à trois kilomètres du bateau. Il doit me prendre en voiture, pour m'aider à porter le projecteur (20 kg) que j'ai amené de France. Et venir avec les rallonges, le lecteur de cassette et surtout la clé du bateau. Et là, nouvelle incompréhension. Quatorze heures arrivent, personne. Le temps s'écoule... Vers seize heures, je commence à m'inquiéter et je téléphone à droite et à gauche pour essayer de repérer le gars en question. Lorsque je le localise enfin et que je lui rappelle notre rendez-vous, il avait changé d'avis et me fait des remontrances !

Le soir, il ne n'est pas présenté non plus pour lire le texte en danois comme promis. Toute honte bue, je dus demander à un spectateur serviable de le faire à sa place, ce qui l'empêcha de voir le film. Car le bateau était plein ce 22 août 95.

Cela ne me dérange pas que l'on ne m'aide pas. Mon propos n'est pas de blâmer quiconque ici mais j'estime que si l'on s'engage à le faire, il faut tenir sa parole.

S'il en faut une, la morale de cette anecdote, est évidente : Garde la sainteté de tes promesse !(22)


* ISSOIRE : Faute professionnelle

La bibliothèque municipale avait mis sur pied deux séances en ce jour du 9 novembre 1995. La bibliothécaire présente l'après-midi avait allumé et éteint les lumières. Je ne lui avais donc pas demandé où se trouvaient les boutons électriques, pensant la revoir le soir. Mal m'en prit. Je me suis retrouvé seul devant un incroyable tableau d'au moins deux cents boutons ! Quand je réussissais à faire le noir dans la salle,

je n'avais plus de courant pour les appareils et vice versa. Tous les spectateurs ont défilé derrière le rideau pour essayer de trouver la solution. Coups de fil à droite, coups de fil à gauche. La bibliothécaire

et le régisseur de la scène, eux, restaient évidemment introuvables. Mea-culpa. Il fallut une heure avant de pouvoir enfin démarrer.

La morale ici, c'est que personne n'est infaillible !

Je ne peux raconter tous les à-côtés de mes tournées mais, on s'en doute, il s'en passe de belles dans les coulisses aussi. Je ne veux pas jouer au martyr mais puisque je parle d'Issoire, je me permettrai d'en citer une que cette ville me ramène aussitôt en tête. J'y ai passé deux nuits dehors sur un parking glacé et détrempé avec une fièvre de cheval. Je n'avais pas trouvé la pissotière de service ni ma décharge favorite pour me réfugier. Ce genre de vie peut expliquer quelques péricardites.

Ne recherchez point les conforts matériels(23), admoneste le Façonneur des cieux.


* UN PAYS DU GOLFE : Boute-en-train

Par mesure de sécurité, je me dois de taire le nom du pays ainsi que celui de l'ami qui m'accueille très aimablement à l'aéroport en ce début de janvier 96.

Tel un tapis volant dans un conte des Mille et Une Nuits, sa rutilante Cadillac glisse maintenant dans la nuit chaude sur un velours de route entre de splendides palais illuminés. Malgré l'émerveillement, je n'ai qu'une envie : aller prendre une douche et dormir. Je suis collé de sable et j'ai la tête dans le brouillard. Il faut dire que j'avais passé la nuit précédente dehors, à Bahreïn. Au coquin de douanier qui m'avait demandé dans quel hôtel j'allais dormir (encore un qui ne savait pas à qui il avait affaire), j'avais répondu au hasard "Hôtel Sahara". Après quelques hésitations, il l'avait inscrit dans son registre. Je n'avais pas menti, puisque je m'étais allongé sur du sable et sous des palmiers devant l'aéroport ! Mais la pluie m'avait surpris en pleine nuit et je n'avais pas assez dormi.

- André, nous filons au Centre, les amis sont réunis et veulent t'entendre.

C'est là qu'il faut savoir puiser dans ses réserves !

Cent cinquante Iraniens entassés dans une salle déjà chauffée par l'ambiance attendaient bien un orateur, en l'occurrence mézigue. Il devait être dix heures du soir. De toute évidence, ils ne s'étaient pas réunis pour moi. Néanmoins, je commençais à narrer. Et tout le monde de rire de bon coeur et d'en redemander.

Le lendemain, j'eus le fin mot de l'histoire. J'appris que la soirée avait été organisée pour madame Gloria Faizi, l'épouse de la Main de la Cause, qui était venue expliquer des choses autrement plus importantes à cette communauté que mes âneries. Je n'avais fait que la clôture de la soirée, mais cette clôture avait tellement plu qu'à chaque causerie de cette noble dame, les amis exigeaient ma présence !


* DERVAL : Perse ?

Nous sommes en février et le mois a son importance.

Le 21 février 1996, exactement. Dans le lycée professionnel d'agriculture de Derval, dans les Deux-Sèvres, selon ma bonne habitude, je présente Baha'u'llah d'abord comme un vénérable sage originaire de Perse. Et, ce soir-là, étant donné que je me trouve devant des scolaires, pour m'amuser à vérifier leurs connaissances, je leur demande comment s'appelle la Perse aujourd'hui, puisque ce pays a changé de nom.

- La perception, me rétorque un lycéen sans hésitation. En février, on peut comprendre !


* BAYONNE : Secte

À peine croyable !

Au téléphone, le sieur directeur est d'accord pour me mettre à disposition sa salle de cinéma, et cela pour deux séances à fixer durant la dernière semaine de janvier 1999 : une l'après-midi et l'autre, le soir. Il propose même de me chercher des écoles. Parfait. Il arrêtera la date exacte avec un croyant retraité qui se trouve sur place et me sert de relais. Nous sommes à la mi-novembre 98. Je pars donc l'âme tranquille fureter du côté des îles Kerguelen. À mon retour, une dizaine de jours avant de descendre à Bayonne donc, mon relais m'appelle pour me faire savoir qu'il a intéressé, lui, une centaine d'élèves d'un collège pour une projection en plus le matin et mis sur pied trois projections supplémentaires dans des Maisons de quartier. Il précise que c'est le jeudi 28 janvier qui a été arrêté pour la projection grand public. Le problème, c'est que la séance du soir a sauté. C'est malheureux car c'est la séance la plus importante, mais je ne peux plus reculer. Tout est programmé, les affiches posées. Journal, radio et télévision m'attendent.

La veille de la projection, le mercredi 27 janvier, la télévision me propose de faire une interview dans le hall du cinéma qui me programme, à cause du mauvais temps. D'une pierre je pense faire deux coups. Cela me donnera, en même temps, l'opportunité de voir la salle et le projectionniste. En arrivant, première chose que j'aperçois, c'est ma grande affiche qui trône dans le hall. Parfait, c'est bien écrit : Film de André Brugiroux, jeudi 28 janvier à 15 h. Je sors mes livres, quelques photos et déplie ma carte pour donner de l'image au cameraman de FR3-Pays Basque. Celui-ci a presque terminé ses prises de vue et s'apprête à me filmer personnellement lorsque ledit directeur débarque, l'air fumace. Sans saluer ni mes deux accompagnateurs ni moi, il plante un doigt accusateur sur le macaron bleu portant le nom de Baha'u'llah qui orne le bas de ma carte et crie :

- Qu'est-ce que c'est que ça ! Je ne veux pas de secte ici ! J'annule les projections ! Pas question de venir ici demain après-midi. Je vais appeler le directeur du collège pour faire sauter sa matinée. Je ne veux pas de secte !

Pas moyen de le raisonner. C'est un comble. Pendant des années, je me suis toujours plaint que personne ne voit le nom de Baha'u'llah sur le bas de ma carte. Pour une fois que quelqu'un le remarque ! Je lui rappelle que ce nom figure clairement dans la publicité que je lui avais envoyée dès novembre, qu'il aurait pu s'en apercevoir avant, qu'il était d'accord jusqu'à maintenant et qu'il me laisse venir de Paris pour rien. Il ne veut rien savoir. Rouge de colère, il expulse sèchement la télévision. C'est la première fois que j'ai une émission interrompue. Par contre, ce n'est pas la première fois que le nom de Baha'u'llah me cause problème...

Mes deux aides n'ont rien senti venir. Pourtant, trois indices auraient pu leur mettre la puce à l'oreille : un, que je ne sois pas sur le programme du cinéma, deux, que ce directeur tergiverse tant pour arrêter la date avec eux pendant mon tour des Kerguelen et trois, qu'il élimine la séance du soir sans fournir de raison. Il est vrai que trois jours avant il leur assurait encore d'avoir le micro pour mon commentaire. Le fin mot de l'histoire, je le découvris le lendemain, c'est que ce directeur avait programmé un autre film à la même heure.

Il avait trouvé l'alibi parfait !

Et les spectateurs qui se sont déplacés dans tout ça ? En catastrophe, j'ai quand même réussi à les caser dans une salle proche dudit cinéma, à l'hôtel Frantour.

Je n'en reviens pas encore de toute cette histoire. Unique en un quart de siècle. J'aurais pu soulever un scandale. Déjà que ledit directeur n'était pas en odeur de sainteté auprès de la mairie. Mais après consultation et en accord avec les membres de la "secte" locale, il a été décidé plutôt d'arranger les choses à l'amiable. Ce qui, apparemment, fut fait à la satisfaction générale.

Dans cette affaire, j'ai perdu une belle galette. Mais, comme le dit le Très-Bienfaisant, sachez vous contenter de votre sort !(24) Et de vos revenus, je suppose.


* PARIS : Chef

Un croyant iranien ne peut manquer de s'esclaffer à chaque fois qu'il me voit. Un jour, dans le bureau où il travaille, sur le coup de midi, il était en train de taper à l'ordinateur une lettre pour l'Assemblée spirituelle nationale des baha'is de France. L'un de ses collègues qui passait derrière son dos par inadvertance, après avoir jeté un rapide coup d'oeil sur l'écran, lui demanda sur le ton de la surprise :

- Alors, comme ça, tu connais les baha'is ?

- Bien, euh, oui, je suis baha'i moi-même.

- Ah bon, je ne le savais pas. Et bien moi, je connais leur chef.

- Tu connais leur chef ? Pas possible. Et c'est qui leur chef ?

- Eh bien, André Brugiroux, j'ai lu son livre !

Quelques spectateurs m'ont parfois demandé à la fin du film si j'étais le nouveau prophète. J'ai toujours coupé court à ce genre d'ineptie en répondant que les prophètes terminent mal leur carrière et que je n'ai nullement envie de finir comme eux ! Quant à la spectatrice enthousiaste à Rennes qui m'avait traité d'apôtre, je lui ai tout de suite fait savoir que je n'étais "qu'un drôle d'apôtre" ! Comme le lecteur aura pu le constater avec ce compte-rendu.

À chacun sa place.

* * *

Pour conclure, quatre anecdotes que j'adore mais où je n'entre pas en jeu.


* ÉTHIOPIE : Racisme

Un enseignant itinérant anglais, blanc lavabo, croit bien dire lors d'une tournée d'enseignement en faisant remarquer aux pauvres villageois d'un bled perdu dans les sommets éthiopiens que "les Blancs ne sont pas supérieurs aux Noirs". Principe baha'i par excellence, n'est-ce pas ? Pourtant un grand berger longiligne, les deux mains accrochées au bâton qu'il porte sur les épaules, s'étonne au plus haut point : "Mais, mister, qui a dit ça, que les Blancs sont supérieurs aux Noirs ?"


* SOUDAN : Craintes

Pays gouverné par un régime musulman qui, même s'il était moins radical qu'aujourd'hui à l'époque, n'en posait pas moins de sérieux problèmes aux membres de la communauté baha'ie. Mais ces derniers n'avaient pas froid aux yeux, comme en témoigne cette anecdote.

En 1972, lors de mon passage à Khartoum, la capitale du Soudan, ils m'emmènent à l'aéroport chercher un pionnier qui doit s'installer dans le sud du pays, du côté de Juba, zone chrétienne-animiste dont les malheurs défraient la chronique depuis des années. En passant à Nairobi, ce jeune Yankee avait rencontré monsieur Yazdi qui l'avait fortement mis en garde

- Surtout faites très attention lors de votre escale à Khartoum ; vous tombez dans un régime musulman sévère, les amis y sont en danger permanent, alors pas question de crier Allah-u-Abha sur les toits ni de taper amicalement sur l'épaule du premier bédouin qui passe en déclarant votre appartenance religieuse. Motus et bouche cousue. Pour votre protection et celle des amis. OK ? Rappelez-vous, vous n'êtes plus aux États-Unis. Encore une fois, la discrétion la plus absolue est de rigueur. Bien, je vais les prévenir de votre arrivée, ils vous attendront à l'aéroport et vous conduiront discrètement au train pour le sud...

Voilà pourquoi nous attendons dans le hall de l'aérogare. Les passagers commencent à se présenter, tous en djellaba d'une blancheur immaculée, petite coiffe musulmane vissée sur le crâne. Salamalecs par ci, salamalecs par là. Soudain au milieu d'eux, s'avance un jeune homme en costume cravate, cheveux courts, joues roses rasées de près, le déodorant s'échappant encore en volutes de dessous les aisselles. Il marche précautionneusement, deux belles valises de cuir à la main, le visage apeuré, les yeux aux aguets... Dès que les amis soudanais l'aperçoivent au loin, ils lèvent joyeusement les bras en l'air pour attirer son attention et dès que celui-ci les remarque, ils lancent en choeur pour s'identifier un retentissant Allah'u'Abha qui se met à résonner à travers le hall. Le pauvre pionnier, apeuré, traumatisé même par la mise en garde de Nairobi, lâche aussitôt ses valises, baisse la tête et place un index devant ses lèvres pour les faire taire par un discret et appuyé "chuuut !"


* MASCAREIGNES : Spiritualité

Les amis de ces îles de rêve se sont réunis récemment sur l'une d'elles que le comité de révision m'a demandé de taire aussi, pour une "grande" campagne d'enseignement (mais y en aurait-il de petite ?). Après une matinée de prières, de méditations et de concertations, ils partent sur le sentier de corail à la recherche d'oreilles réceptives, le coeur dans l'expectative. Mais sous le soleil qui tape, rien ne bouge, pas âme qui vive n'apparaît sauf un chien maigrichon et pelé qui les suit en boitillant, queue basse et oeil méfiant. L'un des croyants d'une île voisine se retourne soudain et dit aux autres dans son créole savoureux : "Ici, zanimaux plus spirituels que lé zens !"


* AUTRE PAYS MUSULMAN : Enseigner

En 1972, une croyante résidant dans un pays d'Afrique du nord me fait savoir que plusieurs membres de sa famille viennent de subir six mois de prison dans un pays voisin à cause de la Foi. Elle me recommande d'aller leur rendre visite dans leur maison dès que j'y serai :

- Ils sortent juste de prison, insiste-t-elle. Ça leur fera plaisir de voir un baha'i et tu pourras leur donner de mes nouvelles... Mais attention, ils sont surveillés par la police jour et nuit. Mon père est tailleur, je vais te donner un bout de tissu et tu prendras l'excuse que tu as quelque chose à recoudre pour le contacter. Voici son adresse, il travaille à domicile.

Ça tombe pile, mon duvet craque de partout, je vais pouvoir le faire réparer. Dans ce port, je localise facilement l'atelier en question. Dans un quartier où résida un temps le Maître. Sur le sol, trois hommes s'affairent avec fils et ciseaux au milieu d'un amoncellement de tissus. Je demande qui est monsieur Sabri Elias. Un homme âgé au regard paisible se lève aussitôt et se dirige calmement vers moi.

- Monsieur, j'ai rencontré Floria dernièrement, votre chère fille. Elle vous fait dire qu'elle et sa famille se portent bien. Elle m'a également fait savoir que vous étiez un excellent tailleur. J'ai justement un sac de couchage à rafistoler, je fais le tour du monde, je me demande si vous pourriez le réparer...

Et de sortir le sac de couchage en question et d'exhiber le bout de tissu offert par ladite Floria. Au moment où il tourne le dos à ses collègues qui ne se doutent de rien, et pendant qu'il observe les coutures à réparer, je tapote sur ma bague où brille le plus grand nom en me raclant doucement la gorge pour attirer son attention. D'un coup ses yeux brillent de joie, ses lèvres s'articulent autour d'un silencieux Allah-u-Abha et je ne sais pas par quelle opération du Saint-Esprit, je me trouve happé dans la cuisine, à l'arrière de l'atelier, où me rejoignent aussitôt sa femme et son fils aîné. L'émotion est palpable. Monsieur Sabri Elias, aujourd'hui décédé, est très connu pour avoir ouvert plusieurs pays à la Foi en Afrique. C'est un héros de l'enseignement en comparaison duquel je fais figure de marionnette. C'est l'heure de fermeture de l'atelier. Nous nous retrouvons entre nous. Je leur rappelle de ne pas me garder longtemps à cause de la situation, mais ils sont trop heureux, après des mois d'une affreuse captivité, de retrouver un amoureux de la Beauté bénie à qui parler et qui, de plus, est étranger. Dix heures du soir arrivent sans prévenir et je ne peux m'empêcher de leur dire :

- C'est fou ce que vous avez dû souffrir en prison...
- Pas du tout, me répond Sabri, radieux, là on n'a jamais été aussi heureux.
- Comment cela ?
- Oui, parce que là, au moins, on pouvait enseigner !


CONCLUSION

Heureux l'homme qui se lève pour servir ma Cause !(25)

Nota Bene : "Nous ne sommes pas des êtres humains qui vivons une expérience spirituelle, mais des êtres spirituels qui vivons des expériences humaines." Un sage Amérindien



ANNEXE 1 - Carte du Champ d'Honneur


Photo : Lieux des ciné-conférences et causeries et dédicaces (salons du livre, festivals, fêtes diverses, foires bio, clubs, comités d'entreprise, établissements scolaires, universités, etc.)
Le cercle noir de la ciné-conférence peut englober des causeries et dédicaces faites en même lieu : - à savoir qu'un certain nombre des lieux représentés en noir comme en blanc ont été visités plusieurs fois ; - à noter enfin que tous les départements et tous les territoires d'outre-mer français sans exception ont connu des activités de proclamation.




ANNEXE 2 - Liste des pays où le film a été présenté (avec l'année) :

France (et Corse) 1976-2001 Guadeloupe 76, 88 Islande 77 Luxembourg 78, 92 Haute-Volta 78 Cameroun 78 Centrafrique 79 Mali 79, 90
Maurice 81
Rwanda 81
Guyane française 81 Vanuatu 83
Tunisie 84 Groenland 85
La Dominique 88 Saint-Martin 89 Allemagne de l'Ouest 90, 91, 98
Andaman 91 Albanie 92
Lituanie 93 Malouines 93
Ile de Sainte-Hélène 94
Guam 95
Shetlands 95 Bermudes 98 Canada 76, 77, 84
Martinique 76, 88 Belgique 77, 79, 86, 92, 97, 00
Sénégal 78, 79 Togo 78
Gabon 79
Suisse 79, 80, 81, 82, 83, 86, 89, 90 Seychelles 80 Mayotte 81
Burundi 81 Birmanie 82
Fiji 83
Hong Kong 84
Cap Vert 88
Aruba 89
Guinée 90 Angleterre 91, 94 Sao Tomé 92 Lettonie 93
Chili 93
Île de Man 94 Saïpan 95
Féroé 95
Grèce 98
Haïti 76
États-Unis 76, 85, 87, 98
Italie, Sicile 78, 82, 86, 92
Côte d'Ivoire 78 Bénin 78
Congo 79
Maroc 79
Réunion 80 Comores 81
Kenya 81 Nlle-Calédonie 82 Polynésie française 83
St-Pierre et Miquelon 84
Açores 88
Iles Vierges américaines 89 Allemagne de l'Est 90
Maldives 91 Roumanie 94 Guinée équatoriale 92 Îles Anglo- Normandes 93 Océan Atlantique 94 Hawaii 94
Orcades 95 Moldavie 96

Note : Il y a eu des activités d'enseignement dans une autre bonne centaine de pays, hors le film. Les dernières en date eurent lieu au Kazakhstan et au Tadjikistan en août 2000 et au Nunavut et au Labrador en août 2001. En tout, France et étranger, toutes activités confondues, j'ai répertorié quelque 2 350 interventions qui prendraient une quarantaine de pages à énumérer.



NOTES

Chapitre 1 : Le cheminement
(1) Les Tablettes de Baha'u'llah, éd. 1994, p. 245.
(2) Livre de Prières en français, éd. 1973, p. 18. De connaissance notoire, les nombreuses autres citations extraites de ce livre ne seront pas répertoriées.
(3) Extraits des Écrits de Baha'u'llah, éd. 1979, p. 163, 187 et 191.
(4) Paroles Cachées, éd. 1997, deuxième partie, no 5, p. 24.
(5) Paroles Cachées, éd. 1997, première partie, no 27, p. 9.

Chapitre 2 : L'Apostolat
(1) Psaumes 96 : 5.
(2) Les Tablettes de Baha'u'llah, éd. 1994, p. 206.
(3) Extraits des Écrits de Baha'u'llah, éd. 1979, p. 216.
(4) Paroles Cachées, éd. 1997, première partie, no 43, p. 12.
(5) Les Tablettes de Baha'u'llah, éd. 1994, p. 208.
(6) Traduction libre : Selections from the Writings of the Bab, éd. 1976, p. 77.
(7) Gleanings from the Writings of Baha'u'llah, p. 278.
(8) Les Tablettes de Baha'u'llah, éd. 1994, p. 210.
(9) Extraits des Écrits de Baha'u'llah, éd. 1979, p. 92.
(10) Extraits des Écrits de Baha'u'llah, éd. 1979, p. 200.
(11) Ruhiyyih Khanum, Enseigner avec sagesse et efficacité, p. 12. Également, Teaching, the Crown of Immortal Glory.
(12) Les Tablettes de Baha'u'llah, éd. 1994, p. 251.
(13) Les Tablettes de Baha'u'llah, éd. 1994, p. 143.
(14) Saint Matthieu 7 : 6.
(15) Paroles Cachées, éd. 1997, deuxième partie, no 36, p. 34.
(16) Traduction libre : 'Abdu'l-Baha, Baha'i World Faith, éd. 1966, p. 364.
(17) Les Tablettes de Baha'u'llah, éd. 1994, p. 273.
(18) Idem, p. 273.
(19) Kitab-i-Aqdas, no 39, p. 34.
(20) La Foi baha'ie en France, brochure du Centenaire.
(21) 'Abdu'l-Baha, The Secret of divine Civilization, éd. 1970, p. 10.
(22) Les Tablettes de Baha'u'llah, éd. 1994, p. 156.
(23) Celui qui ne sait pas où ça se trouve, va au piquet !
(Causeries d''Abdu'l-Baha à Paris, éd. 1961, p. 207) .
(24) La Foi baha'ie en France, brochure du Centenaire.
(25) Les Tablettes de Baha'u'llah, éd. 1994, p. 143.
(26) Idem, p. 271.
(27) Les Tablettes de Baha'u'llah, éd. 1994, p. 157.
(28) Idem, p. 152.
(29) La Proclamation de Baha'u'llah, éd. 1967, p. 106.
(30) Les Tablettes de Baha'u'llah, éd. 1994, p. 66.
(31) Traduction libre : Stories of Baha'u'llah, A. Furutan, p. 54.
(32) Paroles Cachées, éd. 1997, deuxième partie, no 36, p. 34.
(33) Extraits des Écrits de Baha'u'llah, éd. 1979, p. 48.

Chapitre 3 : Que faire ?
(1) Les Tablettes de Baha'u'llah, éd. 1994, p. 208.
(2) Traduction libre : 'Abdu'l-Baha, Daybook, éd. 1996, p. 221.
(3) Paroles Cachées, éd. 1997, deuxième partie, no 40, p. 35.
(4) Extraits des Écrits de Baha'u'llah, éd. 1979, p. 94.
(5) Traduction libre : 'Abdu'l-Baha, Baha'i World Faith, éd. 1966, p. 364.
(6) Traduction libre.
(7) Baha'u'llah.
(8) Extraits des Écrits de Baha'u'llah, éd. 1979, p. 206.

Chapitre 4 : Le Terrain
(1) Ruhiyyih Khanum, Enseigner avec sagesse et efficacité, p. 12.
(2) Cité sur la couverture de Pari Baha'i no 122.
(3) Cette prière m'a été donnée par une pionnière américaine à Paris : Debbie Reynolds.
(4) Manuel d'enseignement (traduction : Janine Lenoir) , p. 35.
(5) Traduction libre : 'Abdu'l-Baha, Day Book, éd. 1996, p. 164.
(6) Idem.

Chapitre 5 : Le Bilan
(1) Shoghi Effendi.
(2) Ruhiyyih Khanum, Enseigner avec sagesse et efficacité, p. 24.
(3) Traduction libre : The Individual and Teaching, no 27, p. 12.
(4) 'Abdu'l-Baha.
(5) Shoghi Effendi, Manuel d'enseignement (traduction : Janine Lenoir) , p. 47.
(6) The American Baha'i, Octobre 86, p. 77.
(7) Manuel d'enseignement (traduction : Janine Lenoir) , p. 36.
(8) Shoghi Effendi, lettre du 31 mars 1932 à un croyant dans Le Pouvoir de l'Assistance divine, p. 23.
(9) Manuel d'enseignement (traduction : Janine Lenoir) , p. 44.
(10) Idem, p. 6 ('Abdu'l-Baha) .
(11) Extraits des Écrits de Baha'u'llah, éd. 1979, p. 178.
(12) Idem, p. 113.
(13) Baha'u'llah.
(14) Extraits des Écrits de Baha'u'llah, éd. 1979, p. 219 ; La Proclamation de Baha'u'llah, éd. 1976, p. 114.
(15) Les Tablettes de Baha'u'llah, éd. 1994, p. 219.
(16) Extraits des Écrits de Baha'u'llah, éd. 1979, p. 79.

Chapitre 6 : Les Médias
(1) Traduction li
bre, 'Abdu'l-Baha, Divine Civilization, pp. 71-2.

Chapitre 7 : Le Compte-Rendu
(1) Manuel d'enseignement (traduction : Janine Lenoir) , p. 10.
(2) Paroles Cachées, éd. 1997, première partie, no 49, p. 14.
(3) Idem, no 50.
(4) Les Tablettes de Baha'u'llah, éd. 1994, p. 39.
(5) Extraits des Écrits de Baha'u'llah, éd. 1979, p. 164.
(6) Paroles Cachées, éd. 1997, première partie, no 2, p. 3.
(7) Manuel d'enseignement (traduction : Janine Lenoir) , p. 17.
(8) Baha'u'llah, Epistle to the Son of the Wolf, p. 14.
(9) Extraits des Écrits de Baha'u'llah, éd. 1979, p. 184.
(10) Les Tablettes de Baha'u'llah, éd. 1994, p. 267.
(11) Extraits des Écrits de Baha'u'llah, éd. 1979, p. 184.
(12) Baha'u'llah, Tablettes du Plan divin.
(13) Extraits des Écrits de Baha'u'llah, éd. 1979, p. 92.
(14) Traduction libre : Selections from the Writings of 'Abdu'l-Baha, éd. 1978,p. 245.
(15) Paroles Cachées, éd. 1997, deuxième partie, no 36, p. 34.
(16) Idem, première partie, no 48, p. 14.
(17) Idem, no 62, p. 17.
(18) Extraits des Écrits de Baha'u'llah, éd. 1979, p. 188.
(19) 'Abdu'l-Baha, Causerie aux États-Unis.
(20) Paroles Cachées, éd. 1997, première partie, no 48, p. 14.
(21) Idem.
(22) Extraits des Écrits de Baha'u'llah, éd. 1979, p. 188.
(23) Idem, p. 111.
(24) Paroles Cachées, éd. 1997, deuxième partie, no 50, p. 39.
(25) Extraits des Écrits de Baha'u'llah, éd. 1979, p. 4.

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