Archéologie du royaume de dieu
Par Jean-Marc Lepain


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Conclusion

Notre étude a été essentiellement orientée vers des questions d'ordre métaphysique, de ce fait nous avons dû appliquer aux Écrits de Baha'u'llah les méthodes de la critique historique et philosophique. Cette approche pose un réel problème parce que Baha'u'llah ne se présente pas comme un penseur et un philosophe, mais comme un Prophète et une Manifestation divine. Sa pensée a donc une fonction fondatrice; et elle ne se laisse pas réduire à ces seuls éléments philosophiques et métaphysiques.

Les Écrits de Baha'u'llah visent moins à communiquer un message qu'à produire dans la conscience du lecteur un choc qui soit le point de départ d'un processus de transformation spirituelle. Il y a donc un contenu sémantique qui ne correspond pas forcément au sens spirituel (ma'ani) qui doit être extrait du texte comme la pierre précieuse doit être extraite de sa gangue. De plus, ce sens spirituel n'est pas un sens universel. Ce sens s'individualise en chaque chercheur mystique et dépend d'une sorte de résonance personnelle. C'est la recherche de ce sens individualisé qui constitue la finalité de l'herméneutique psychologique dont nous avons parlé dans l'introduction.

Le terme "psychologique" indique que nous ne sommes pas ici en présence d'une science cognitive, mais d'un savoir de l'âme dont l'acquisition dépend étroitement d'une ascèse personnelle dont nous avons esquissé la propédeutique dans le chapitre que nous avons consacré aux "conditions du vrai chercheur", et aux trois types de gnose. Cette gnoséologie, comme nous l'avons appelée, est bien une herméneutique, nous dirions même une herméneutique à caractère phénoménologique. C'est son aspect gnostique qui fait que la pensée de Baha'u'llah n'est pas réductible à une simple philosophie et c'est pour cette raison que nous avons proposé de parler de théosophie. Alors que la philosophie recherche un savoir rationnel et universel, la théosophie, quant à elle, recherche un savoir spirituel et individuel. Autant dire que la théosophie n'exclut pas la philosophie. Elle en est plutôt un dépassement.

Cette théosophie ne se conçoit pas sans un important apport philosophique; c'est-à-dire sans une maîtrise de la pensée rationnelle, une compréhension du monde qui implique un dialogue avec la science, une connaissance de soi-même et d'autrui. Nous avons bien rencontré tout au long de notre étude les trois éléments fondamentaux constitutifs de toute théosophie: une herméneutique, une gnose et une philosophie de la nature. Mais dans cet ensemble c'est la gnose qui, en tant que théorie de la connaissance spirituelle, fonde l'unité de la théosophie baha'ie, car à soi seul l'union de l'herméneutique sacrée et la philosophie de la nature conduirait plutôt à une théologie. Rappelons encore une fois que nous entendons le mot "gnose" dans son sens technique, c'est-à-dire au sens d'une connaissance qui s'acquière par la transformation intérieure de l'homme.

Cette transformation intérieure est le fruit d'une ascèse que 'Abdu'l-Baha appelle simplement "la vie baha'ie" et qui comporte d'une part des exercices spirituels et d'autre part une praxis qui s'incarne dans l'idée de "service" (khidmat). Cette praxis signifie que chaque baha'i doit devenir "serviteur de l'humanité". Les exercices spirituels mettent bien entendu l'accent sur la prière, mais cette prière doit, pour avoir de la valeur, être accompagnée par la lecture des textes sacrés et leur méditation. par cette méditation la conscience devient saturée par la parole divine. Elle s'en imprègne totalement, et ainsi cette parole devient l'agent de transformation de l'être intérieur. L'action de la parole divine dans la conscience constitue la véritable herméneutique sacrée. On conçoit donc que c'est bien la gnose qui se trouve à l'origine du processus herméneutique qui caractérise tout un pan de la pensée de Baha'u'llah.

Cependant, on ne saurait réduire la théosophie de Baha'u'llah à ces trois éléments constitutifs de base que sont la gnose, l'herméneutique et la philosophie de la nature. Cette théosophie embrasse bien d'autres domaines comme, la psychologie, l'anthropologie, l'épistémologie, la cosmologie ou l'ontologie. C'est pourquoi, par souci de simplification, plutôt que le mot théosophie, qui peut avoir un sens extrêmement large, nous avons parlé de "métaphysique". Il n'est pas facile de définir ce que peut être la métaphysique de Baha'u'llah, car bien qu'embrassant certains éléments de la problématique classique, elle est organisée selon une économie totalement différente; et bien entendu, outre certains aspects volontairement lacunaires, elle est totalement implicite.

Dans la pensée de Baha'u'llah, l'opposition entre une physique science du sensible, et une métaphysique science du suprasensible n'a aucun sens. De plus, contrairement à la métaphysique classique, le concept de Dieu, ou l'idée d'un premier moteur, est totalement rejeté en-dehors de la sphère de cette métaphysique. Dieu se trouve dans un domaine inscrutable, ou même les mots "Existence" et "Être" n'ont aucun sens, dans la mesure où ils renvoient à l'expérience humaine.

C'est un point qui nous paraît tellement important et fondamental que nous reviendrons dessus une fois que nous aurons un peu mieux cerné le contenu de cette métaphysique.

Si ni Dieu, ni l'Être ne sont le point de départ de la métaphysique de Baha'u'llah, alors il ne reste plus que l'homme, et nous avons vu comment l'image du divin se construit à partir de l'homme. Cette construction serait vouée à un échec irrémédiable si l'homme était enfermé dans la contemplation solitaire de cet Absconditum impénétrable à l'intelligence humaine. Cette image du divin doit renvoyer à autre chose que Dieu, et elle renvoie effectivement à l'Homme parfait (insan-i-kamil), à la Manifestation divine.
L'élément fondamental de cette métaphysique est donc bien l'anthropologie qui comprend d'une part la psychologie, science de l'âme, de sa nature, de ses puissances et de son devenir, et la gnoséologie, sur laquelle nous nous sommes déjà étendus. Cette psychologie et cette gnoséologie n'épuisent pas toute l'anthropologie de Baha'u'llah et il subsiste un noyau résiduel, pour lequel nous n'avons pas encore trouvé de désignation, mais qui s'organise autour de la question fondamentale de la nature humaine et de l'humanité de l'homme, de la finalité de l'existence et même de son devenir en tant qu'espèce.

Le deuxième volet de la métaphysique de Baha'u'llah concerne ce que nous avons appelé "la Théologie spéculaire". On voit très bien que cette Théologie spéculaire est fortement structurée. Malheureusement, nous ne disposons pas d'une terminologie appropriée pour en définir les parties. Nous avons montré que cette théologie spéculaire est fondée sur une Philosophie de l'Émanation, mais à cette Philosophie de l'Émanation s'ajoute une Philosophie de la Manifestation, car émanation et manifestation sont chez Baha'u'llah deux concepts complémentaires et inséparables.
Cette Théologie spéculaire n'est pas une science du suprasensible parce qu'elle descend jusqu'au niveau de la matière et du monde phénoménal, et doit donc rendre compte à la fois du Monde imaginal, dont nous avons vu qu'il ressemble au programme (software) de notre univers, et du passage des réalités spirituelles ou intelligibles aux réalités sensibles par le point de coalescence. Cette coalescence suppose une grande unité entre les phénomènes physiques et les phénomènes spirituels et justifie que pour Baha'u'llah ils ne forment qu'un seul monde, sans aucune trace de dualité; la dualité n'étant qu'une illusion créée par le situs de la conscience humaine. Cette non dualité est en même temps un réalisme, car en aucun cas elle n'implique que le monde phénoménal ne soit qu'une illusion; celui-ci est réel bien que dépendant d'une "sur-réalité" (haqiqat) spirituelle. C'est pourquoi nous qualifions volontiers cette métaphysique de "non-dualisme réaliste".

Cette théologie spéculaire sert en même temps de cosmogonie, ou plutôt devrions nous dire de noogonie. Car Baha'u'llah distingue deux plans: d'une part la création du monde spirituel, et d'autre part la création du monde matériel à partir du monde spirituel. C'est l'Esprit qui est considéré comme le "créateur" des réalités spirituelles, bien que ce concept nécessite encore d'être approfondi. L'Esprit qui est une émanation divine (fayd ; sudur) agit en se manifestant (zuhur) dans le miroir des réalités spirituelles. La relation entre l'émanation et la manifestation n'est pas clairement expliquée dans les Écrits de Baha'u'llah. Il semble que ce soit volontairement car ces concepts ne sont, ne l'oublions pas, que des métaphores dont il ne faut pas exagérer le réalisme. La véritable noogonie se trouve bien au-delà de la compréhension humaine. Cette Théologie spéculaire est donc susceptible de recevoir plusieurs interprétations. On pourrait dire par exemple que c'est en se manifestant que l'Esprit crée le miroir. Mais on pourrait admettre que le miroir soit créé directement par Dieu, ou l'Esprit saint, comme une émanation indépendante, ou bien comme une potentialité. Le rôle de l'Esprit serait alors de lui donner la vie et de l'animer et c'est en cela qu'il serait créateur.

Le double processus de l'émanation et de la manifestation explique comment le monde doit être considéré comme une émanation continue et unique et non comme une série d'hypostases qui s'enchaînent dans une procession. Ce double processus assure l'unité du plérôme.

Finalement, dans la métaphysique de Baha'u'llah, tout est ramené à l'Esprit. L'Esprit occupe la place que les métaphysiques classiques accordent à l'Être. Il unit la création au créateur. Il assure l'unité du plérôme, car c'est le même Esprit qui se reflète dans chaque miroir. Étant agent créateur, tout ce qu'il créé est esprit, les réalités spirituelles et l'essence des choses sont donc esprit. Il faut prendre garde de ne pas interpréter ce schéma dans un sens avicennien où la multiplicité des esprits et des âmes résulte de la fragmentation de l'Intelligence agente. Ici l'Esprit-saint manifeste l'Esprit, ou plutôt les esprits, car l'Esprit créé assure diverses modalités ontologiques. Ce sont ces modalités ontologiques qui font qu'on peut parler de "mondes divins" ou de "mondes spirituels". L'Esprit se manifeste sous une forme propre dans chaque monde, et nous savons que ces mondes sont en nombre infini. On pourrait se représenter l'Esprit comme un univers en perpétuelle expansion. L'Esprit-saint est parfait, il ne peut donc évoluer dans le sens de la perfection. La seule voie qui se trouve ouverte à son évolution est celle d'une diversification infinie.

Si donc nous devions chercher à analyser la structure de la Théologie spéculaire de Baha'u'llah, nous dirions d'abord qu'elle est une noologie, une science de l'esprit, bien qu'ici le mot "science" n'ait aucun sens et soit employé de manière purement métaphorique. Après la noologie vient la science des miroirs qui sont en même temps les modalités de l'être, nous avons donc d'une part une ontologie qui est une ontologie de l'Esprit, et d'autre part, quelque chose, qu'à défaut d'une expression plus adéquate, nous appellerons une "philosophie des réalités spéculaires" pour éviter à tout prix de parler d'une philosophie des essences, puisque le mot "essence" vient du latin esse, "Être", et a toute une histoire dans la scolastique et la philosophie classique qui renvoie à des concepts qui ne peuvent plus être les nôtres.

Au-delà de la Théologie spéculaire doit être établie la Prophétologie, qui n'est pas une simple science de l'inspiration prophétique, mais développe le caractère métaphysique de l'Esprit prophétique considéré comme une modalité ontologique propre.

Avec ces trois éléments que sont l'Anthropologie, la Théologie spéculaire et la Prophétologie, nous avons à peu près fait le tour de toute la métaphysique de Baha'u'llah, sans malheureusement pouvoir en détailler toutes les parties. Si maintenant nous voulions situer cette métaphysique dans l'ensemble de sa philosophie, outre de l'herméneutique qui est déjà un sujet fort complexe, il faudrait au moins parler de sa philosophie de la nature, de sa philosophie de l'histoire et de sa philosophie sociale et politique; vaste programme qui ouvre à la recherche un champ immense.

Ce qui oppose le plus Baha'u'llah à l'esprit de la scolastique, qu'elle fut européenne ou musulmane, c'est son refus de tout discours sur Dieu. La position de Baha'u'llah par rapport à cette question est complexe car d'une part le fond de sa pensée sur ce point est une anti-tradition, et pourtant, c'est au langage de la tradition qu'il a confié cette anti-tradition. Un exemple nous est donné par la théologie des Noms divins.
Baha'u'llah dans plusieurs écrits importants a nié toute possibilité de prêter à Dieu des attributs. Pourtant on ne peut pas ouvrir un seul de ses livres, ni une seule de ses tablettes, fut-elle la plus brève, sans tomber sur l'invocation de ces attributs. Il est "le seul Dieu, l'Incomparable, l'Unique, le Tout-puissant, le Glorieux, Celui que tous les hommes implorent"(508), "le Puissant, le Très haut, l'Omniscient, le Sage"(509), "le Clément"(510), "le Puissant, le Patient, l'Omnipotent, le très-Généreux"(511), etc. On pourrait donc avoir ainsi l'impression de se trouver tout à fait dans le cadre de la théologie coranique, et nombre de Tablettes pourraient être ainsi lues sans qu'on ait une fois l'impression de déroger à l'orthodoxie.
Cependant tout le sens de ces Tablettes change complètement lorsqu'on pose le principe que ces attributs se réfèrent non à l'essence divine, mais à la Manifestation. Nombres de prières d''Abdu'l-Baha commencent par l'invocation "Il est Dieu" (Huw Allah) ; même cette invocation se réfère non à l'Essence intrinsèque mais à sa Manifestation. Dans l'expression "Huw Allah", il existe une dualité où "Huwa" figure la Manifestation qui, telle un miroir, renvoit l'image d'Allah. Dans certaines prières, l'invocation est réduite à "Huwa"(512) car on peut dire de la manifestation que "Il est" sans cependant pouvoir dire ce qu'il est ni le désigner par un autre nom.

Personne n'a probablement recensé tous les Noms et attributs que Baha'u'llah prête à la Manifestation divine, et indirectement à Dieu, tant ils sont nombreux. Et pourtant il en est un qui est traditionnel dans la Falsafa comme de nombreuses autres écoles, c'est celui de "l'Être" (Wujud) qu'on ne rencontre jamais dans les écrits baha'is. Le Dieu de Baha'u'llah est transcendant à un tel degré que même l'Être ne peut lui être attribué, et aucune parole ne peut adéquatement parvenir à lui. Sa nature (kaynuna) échappe totalement à l'entendement humain. C'est précisément l'expérience de l'Être qui sépare la créature de son créateur, parce que c'est sous la forme de la contingence que l'Être se présente à notre conscience, et cet Être est un Être-là, un Être dans le monde. Si "Être" est une présence au monde de l'Esprit, infiniment modulable pour parcourir l'infini des mondes divins, alors Dieu ne saurait exister d'une modalité ontologique qui le ramènerait dans sa création. C'est le mystère de l'ipséité (huwiyyat). Huwiyyat, terme qui vient de Huwa, "Il", est précisément le terme qui permet de décrire Dieu sans avoir recours au vocabulaire des essences. Huwiyyat, c'est l'Identité cachée ; celle qui est au-delà des Noms et attributs, le Hahut impénétrable.

Ce statut particulier, de l'essence divine, fait que les Noms et attributs acquièrent une sorte d'existence autonome. Très logiquement, il y a totale disjonction entre l'Essence divine et les attributs; c'est pourquoi Baha'u'llah a créé pour eux le Monde du Commandement, qui est également le Monde de la Manifestation, parfois encore identifié au Jabarut comme Monde de la Volonté divine. Là aussi, le vocabulaire de Baha'u'llah peut-être très désorientant et cacher l'originalité sous l'apparence d'un vocabulaire orthodoxe. Car il faut avoir déjà très profondément pénétré dans la pensée de Baha'u'llah pour reconnaître derrière le mot Jabarut, si conforme à une certaine tradition, le Monde du Commandement ('Alam-i-'Amr) qui bouleverse cette tradition.

On peut donner de ce Monde du Commandement deux interprétations divergentes qui sont peut-être toutes deux été également voulues par Baha'u'llah. La première fait de celui-ci un monde autonome, au statut quasi-hypostasique. C'est dans ce monde que se trouverait l'origine de tous les mondes. L'autre interprétation fait du Monde du Commandement un "Intermonde" (barzakh) ; un monde intermédiaire entre le monde de l'essence divine et le monde des essences particulières. Cependant, cette dernière interprétation, pour séduisante qu'elle soit, présente plusieurs difficultés. La première, c'est que si le Monde du Commandement est un monde intermédiaire. On est alors fondé à s'interroger sur le statut du Monde imaginal, car celui-ci devrait y être inclus. Les entités intermédiaires du Monde imaginal deviendraient ainsi des projections des attributs divins, ce qui soulève immédiatement toute une série de questions.

Une des difficultés qui apparaît comme le statut du Verbe divin dans le monde, et en conséquence toute la théologie impérative concernant les différentes formes de la volonté divine lorsqu'elle se manifeste dans les différents mondes spirituels. Si le Monde du Commandement récapitule les attributs divins, qu'il en est la seule expression pleine et entière, alors comment le Verbe divin, ou l'Esprit Saint, pourraient-ils garder leur autonomie ?

Cette difficulté détermine une troisième conception qui fait du Monde du Commandement la personnification de l'Esprit Saint, sa manifestation totale, nous oserions presque écrire son incarnation. La métaphysique de Baha'u'llah ne consiste pas à enfiler des syllogismes, et à empiler les arguments spéculatifs pour arriver à la construction la plus économique et la plus convaincante possible; mais plutôt à multiplier les points de vue partiels et complémentaires, puisque de toute façon les Mondes spirituels sont au-delà du langage et de la logique humaine. Le danger est toujours de retomber dans nos vieilles habitudes scolastiques qui veulent que tout se plie à notre logique, et de verser le vin nouveau dans les vieilles outres de la tradition arabo-hellénistique.
Le problème ici posé est d'affirmer l'absolue transcendance de l'Essence divine et donc d'assurer l'autonomie du monde des attributs sans faire de ce monde une hypostase. La solution de ce problème se trouve bien dans le caractère spéculaire de chaque monde. En tant que miroir, le Monde du Commandement est totalement indépendant du monde de l'Essence divine ; nous sommes ici au plan ontologique. En tant qu'image divine et image des attributs divins présents dans le miroir, le Monde du Commandement est bien un Intermonde ; nous sommes ici au plan phénoménologique. Le Monde de l'Essence est le seul monde qui soit un monde de pure unicité. Tous les autres mondes contiennent un élément de dualité, mais cette dualité n'est pas ontologique mais phénoménologique.

Nous ne devons pas croire que la métaphore de l'image et du miroir suffit à épuiser toute la réalité des mondes créaturels. Nous ne devons jamais perdre de vue qu'il s'agit de simples métaphores. Aller au-delà nous ferait cependant sortir du champ philosophique, car la connaissance la plus approchée des réalités essentielles (haqa'iq) nécessite un dépassement de la connaissance discursive et analytique. Les mondes divins sont des mondes de l'intuition qui dépendent de notre expérience personnelle du divin. Cette connaissance nécessite d'atteindre la station du "haqqu'l-yaqin", de la Certitude du feu accessible seulement à celui qui brûle dans le feu et en subit l'effet transformateur comme le morceau de fer acquière dans la forge du forgeron les qualités du feu. Cependant le fer ne devient jamais le feu.
On comprend ainsi pourquoi le Monde du Commandement n'est pas une hypostase. Ici le miroir ne peut exister sans l'image. C'est l'image qui crée le miroir. Au plan ontologique chaque monde est une émanation (fayd; sudur) directe de Dieu sans qu'il y ait procession d'un monde à l'autre, et il n'y a qu'une seule lumière divine et qu'une seule manifestation (zuhur). Au plan phénoménologique la lumière divine, l'Ishraq illuminatif, se reflète de miroir en miroir. C'est la modalité de la lumière qui, se diversifiant, crée la modalité des miroirs qui, en dépit des différents modes ontologiques qui leur sont propres, restent un. Car il n'y a qu'une seule lumière, comme le montre le fait que la lumière blanche possède en elle toute la variété du spectre chromatique; cependant les couleurs n'apparaissent que lorsque cette lumière rencontre des matériaux différents.
En tant que miroir reflétant l'image des attributs divins, chaque monde est une effusion de lumière (tajalli) leur permettant la manifestation selon le double processus du miroir qui reçoit l'image (jala) et qui la renvoie (istijla). Emanation et Manifestation sont deux processus complémentaires et inséparables. C'est pour cette raison que le Monde du Commandement peut apparaître à la fois comme un monde autonome et comme un monde intermédiaire.

En tant que première manifestation des attributs divins dans leur station de différenciation, le monde du Commandement apparaît comme le prototype de la manifestation (zuhur) parfaite des Noms et attributs divins, de même que la Manifestation (mazhar) universelle apparaît comme le prototype de l'Homme parfait, le modèle de l'Esprit anthropique. Le Monde du Commandement est donc le modèle de la perfection absolue à laquelle aspire tous les autres mondes, et c'est pourquoi Baha'u'llah appelle parfois la station de la Manifestation universelle "la plus grande vision" (al-manzar al-akbar).

En professant l'autonomie des attributs divins, la théologie baha'ie se trouve à sa plus simple expression. C'est-à-dire l'affirmation d'une "Nature" (kaynuna) dont toute la création procède, inaccessible en tant que telle à l'esprit de l'homme, mais distinguable par ses effets dans la création.

Considérant l'insistance que met Baha'u'llah dans l'affirmation de la transcendance divine, on peut se demander si ce Dieu inconnaissable peut encore être un Dieu personnel, et si on ne se rapproche pas finalement d'un système proche du Vedanta indien. Quelle relation personnelle le croyant peut-il conserver avec ce Dieu inconnaissable?

Il y a ici une question qui est loin d'être tranchée. Les premières générations de penseurs baha'is, qui étaient essentiellement de langue persane ,et donc familière avec la culture shi'ite, ont complètement ignoré le problème. Celui-ci a commencé à se poser avec acuité lorsque l'enseignement baha'i a d'abord pénètré en Birmanie à la fin du XIXe siècle, puis s'est répandu en Inde. Pour tenter d'apporter quelques éclairages sur cette subtile question, il convient de s'interroger sur la notion même d'un Dieu personnel. Dieu est-il une personne? Ce qui amène à poser la question "Qu'est-ce-qu'une personne?", question qui est susceptible de recevoir des réponses diverses.

Notons d'abord que cette problématique est propre au Christianisme et à la civilisation chrétienne et est restée fondamentalement étrangère à la culture musulmane. Cela explique que Baha'u'llah semble ne s'être jamais adressé directement au problème. L'idée de personne a elle-même deux sources: l'une dans le stoïcisme avec la notion de "rôle" que joue l'être humain, et l'autre dans le juridisme latin, qui s'est efforcé de définir les rapports de l'individu-sujet avec la communauté sociale(513).
C'est la transposition de la notion latine de "persona" sur la théologie trinitaire grecque et le concept de "hypostasis" qui a créé la notion de personne dont a hérité le Moyen-Âge(514). Nous ne rentrerons pas ici dans l'histoire fort complexe de ce concept, en nous contentant de dire que les premières définitions qui remontent à Boèce font de la personne une substance qui s'oppose à la nature qui est subsistance(515), alors que Richard de St. Victor éliminera de la définition toute référence à la substance.
St. Thomas retournera à la définition Boècienne avec quelques aménagements(516). Ce n'est pas dans ce sens théologique qu'on peut considérer le Dieu de Baha'u'llah comme une personne, puisque Dieu n'est pas une substance et probablement pas une essence. Richard de St. Victor introduisit lui un concept psychologique de la personne en en faisant "une existence individuelle d'une nature raisonnable"(517). Kant(518) et Hegel(519) mettront la rationalité au centre même du concept de la personne.
Ceci amène une nouvelle question: le Dieu de Baha'u'llah est-il raisonnable ? C'est là encore un débat difficile à trancher. Nous serions quant à nous enclin à penser que la notion de raison est propre à l'homme, et c'est précisément cela qui détermine "l'inscrutabilité" de l'Identité cachée (huwiyyat) de Dieu. Il y a cependant dans la raison humaine comme une ressemblance avec la raison divine, un reflet qui ouvre un isthme étroit à l'entendement spirituel.

Les définitions plus modernes du concept de personne insistent elles sur la conscience de soi, la volonté propre, la raison, la personnalité comprise comme la somme des caractéristiques psychologiques, la singularité, la conscience séparée qui s'oppose au monde, le souci etc. Le problème réside ici dans le fait que notre idée de la personne provient de la personne humaine. Elle véhicule donc un psychologisme qui est fondamentalement étranger, comme tout anthropomorphisme, à la pensée de Baha'u'llah.

Bien entendu, certains éléments psychologiques existent bien dans le concept baha'i de Dieu: ce sont essentiellement la Volonté et l'Amour. Mais il peut y avoir ici deux interprétations. L'une réaliste qui prend ces termes dans leur sens premier. L'autre qui considère que ces expressions sont métaphoriques et correspondent à une réalité qui est au-delà de l'entendement humain.

Il reste que jamais Baha'u'llah ne décrit Dieu comme un être doué d'une personnalité et de caractéristiques psychologiques comme par exemple "le Père" de l'Évangile. Nous croyons donc pouvoir conclure que le Dieu de Baha'u'llah n'est pas une personne.

Cependant, dire que Dieu n'est pas une personne, n'exclut pas totalement une relation personnelle entre le Créateur et la créature. On peut comprendre la relation personnelle comme une relation de personne à personne, mais on peut aussi la comprendre comme une présence. Ici apparaît une caractéristique fondamentale de la spiritualité baha'ie. Dieu est présent dans toute sa création, puisqu'il se reflète dans chaque atome; mais plus encore il est présent en l'homme. Il y est tellement présent qu'il semble parfois l'habiter, ainsi que le dit lui-même Baha'u'llah: "ton coeur est ma demeure"(520).
Il est difficile de déterminer les modalités de la relation personnelle du croyant avec son Dieu, parce que toute la relation est matérialisée par la Manifestation divine, c'est-à-dire par Baha'u'llah lui-même. Certes, tout n'est pas ramené à la Manifestation. Le but de la vie terrestre est de connaître et aimer Dieu. Mais cette connaissance et cet amour passent obligatoirement par la Manifestation divine. Si la distinction continue d'exister au plan théologique, dans la vie spirituelle elle semble complètement disparaître. Expliciter cette relation pourrait faire l'objet d'une grande étude sur la spiritualité baha'ie, encore trop peu étudiée. Nous ne pouvons ici approfondir cette question, mais il nous paraissait néanmoins important de soulever le problème pour montrer que tout est loin d'être dit sur la pensée de Baha'u'llah. Il existe d'ailleurs des avis très contrastés chez les baha'is eux-mêmes et il est probable que, dans le futur, différentes écoles de mysticisme se dessineront.
Ce que nous retiendrons quant à nous, c'est que les Écrits de Baha'u'llah nous donnent une double image: celle d'un Dieu inconnaissable et infiniment transcendant qui convient parfaitement aux philosophes, et celle d'un Dieu aimant, présent en l'homme, qui est le Dieu des mystiques. Cette présence est susceptible de recevoir plusieurs interprétations, cela peut être celle d'un Dieu personnel comme l'ont compris le Christianisme ou l'Islam, ou cela peut être un "Autre chose" qu'il peut être encore trop tôt de chercher à définir, mais qui pourrait rapprocher le messager de Baha'u'llah du mysticisme de l'Inde et de certaines écoles bouddhiques. De même que le Christianisme des premiers siècles a eu des difficultés à se détacher d'une interprétation judaïsante, de même le Foi baha'ie éprouve la même difficulté à s'arracher à une vision héritée de l'Islam et du Christianisme. Les grands messages religieux sont toujours porteur d'universalité. Ils ne se développent jamais par un retour aux sources, mais toujours par un élargissement qui dans la Foi baha'ie n'en est qu'à ses débuts.

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Nous voudrions terminer ce rapide survol de la philosophie de Baha'u'llah en esquissant un rapprochement avec la philosophie occidentale. Nous avons vu dans l'introduction à propos des lettres qu'il adressa aux souverains de son époque que Baha'u'llah avait anticipé la majeure partie des problèmes politiques et sociaux du XXe siècle et nous retrouvons dans sa pensée philosophique la même anticipation. De plus, nous pensons que cet exercice peut s'avérer fructueux, car il nous permet d'interroger les textes de Baha'u'llah au-delà de leur simple évidence, et ceci nous montre combien ces textes sont susceptibles de parler à différents niveaux, et il nous permet également d'interroger notre propre tradition et de découvrir peut être une nouvelle façon de regarder le monde.

La comparaison que nous avons faite entre le néoplatonisme grec et musulman et la philosophie émanatiste de Baha'u'llah a été pour nous l'occasion un parallélisme certain entre le développement de la philosophie en terre d'Islam et en Chrétienté. Ce parallélisme s'est maintenu jusqu'au XIIe siècle, puis apparaissent des divergences qui ne cesseront de l'approfondir au XIIIe siècle jusqu'au divorce social qui est prononcé au XIVe siècle. Ce divorce coïncide avec la crise de la scolastique et l'apparition de nouvelles méthodes philosophiques.

L'achèvement d'un certain type de philosophie, aujourd'hui rejeté par certains, a suscité en occident un débat passionné pour chercher à en établir les causes et les conséquences. Pour ce qui est des causes, nous avons vu que certains invoquent l'introduction puis le règne trop exclusif de l'Aristotélisme, le développement de l'ockhamisme et du nominalisme. D'autres thèses partent de la sclérose de la scolastique incapable de réformer ses méthodes pour s'adapter à une nouvelle vision du monde, et la renaissance au XVe siècle de l'humanisme, lointaine conséquence de la chute de Constantinople. Nous n'entrerons pas dans ce débat.
La fin de la philosophie médiévale a sans doute des raisons si complexes que probablement il ne sera jamais possible de les inventorier et de les peser toutes. L'aristotélisme peut être à la fois considéré comme une des causes de la stérilisation de la scolastique en raison de sa croyance absolue que la vérité doit émerger d'un usage de la logique et sa vision taxinomique des sciences et de la réalité qui ont détourné de l'observation de la réalité. Alors qu'on peut au contraire y voir l'émergence d'une nouvelle rationalité et l'instauration d'une rigueur méthodologique, face à l'augustinisme, qui ouvre la voie à Descartes et à Leibnitz.
Inversement le courant humaniste de la Renaissance s'est souvent allié au néoplatonisme comme nous le montre la philosophie de Marcile Ficin et Nicolas de Cues. Vouloir systématiquement opposer Aristotélisme et Platonisme nous paraît un faux débat résultant d'une vision d'Aristote et de Plotin qui ne pouvait n'être que celle des érudits du XIIe ou XIVe siècle, ni celle de Farabi, Avicenne ou Averroès. Nous pensons que Plotin et Aristote ne représentent pas l'opposition de deux courants, certes diamétralement antithétiques, à l'intérieur d'une même philosophie qui serait née avec Parménide et dont ni l'occident, ni le monde islamique ne seraient sortis depuis. Assimiler en bloc l'Aristotélisme, le scotisme, l'ockhamisme et le nominalisme, ne marque pas seulement une fidélité supposée au platonisme, mais surtout une défiance vis-à-vis de la raison.
C'est finalement la place de la raison dans la philosophie et dans l'herméneutique qui est au coeur du débat. Cependant, ceux qui comme Corbin rendent responsable le scotisme et le nominalisme du déclin de la théosophie et opposent ce déclin au rayonnement de l'École ishraqie oublient trop facilement que Avicenne soutint des thèses très proches du nominalisme. Et en condamnant le scotisme et l'ockhamisme on fermait pour plusieurs siècles la seule voie qui eut permis à la philosophie d'échapper à l'influence du thomisme.

La crise de la scolastique chrétienne n'a pas été seulement causée par des problèmes internes. Elle a été mise à jour parce que les problèmes auxquels se trouvaient confrontée la société étaient de nature totalement nouvelle et n'ont pu être surmontés sans un changement de paradigme. Il faut plutôt se demander pourquoi l'Islam n'a pas connu de crise similaire avant le XIXe siècle et si cela constitue plutôt une force ou une faiblesse.

C'est une chose que de s'interroger sur les causes d'une crise, cela en est une autre que d'en envisager les conséquences. Mais les causes et conséquences ne peuvent évidemment être dissociées. Nous aurons l'occasion de dire bientôt pourquoi il nous semble que la crise de sortie de la scolastique, avec l'avènement du cartésianisme et du rationalisme à travers ses variantes spinozistes, leibnitziennes et finalement kantienne devait fatalement aboutir à la crise au XXe siècle, et à ce que nos contemporains appellent la fin de la métaphysique et nous verrons comment finalement la pensée de Baha'ullah nous paraît apporter un remède à cette situation.
Le problème à nos yeux n'est pas de condamner telle ou telle école ou tendance, mais plutôt de s'interroger sur la question de savoir pourquoi la théosophie chrétienne n'a pas été capable de survivre à l'avènement de la raison rationalisante. La scolastique thomiste par exemple était loin de condamner l'usage de la raison, bien au contraire. Le passage à la philosophie moderne marque moins l'avènement de la raison qu'un certain usage de cette raison qui entraîne effectivement la disparition de la théosophie.

Pourquoi donc un tel choc mortel? Sans doute parce que la théosophie médiévale était une théosophie incomplète. C'est précisément cette incomplétude de la théosophie chrétienne et musulmane qui la sépare du concept baha'i de théosophie, et cette incomplétude résulte de l'incapacité à articuler l'individuel à l'universel; d'où, entre autre, le conflit nominaliste, la répudiation de la philosophie des essences, et finalement la proclamation de la fin de la métaphysique ou la mort du sujet.

La scolastique a péché par excès de synthétisme au détriment de l'analyse. Sa méthode que ce soit en sciences religieuses comme en sciences naturelles consiste à collectionner les faits, à les superposer, à les amalgamer de façon à ce que la théorie rende compte de tous les faits connus, surtout des plus extraordinaires, mais jamais à les analyser individuellement. Les règles proviennent de généralisation. Ceci explique que tout devienne affaire de théologie et d'herméneutique. Le livre sacré est supposé contenir la synthèse de tout le savoir de l'univers. L'analyse ne consiste pas à reconnaître un fait pour ce qu'il est, mais uniquement à reconnaître en lui un signe du divin. La connaissance du sensible vient du suprasensible et non l'inverse.
De ce fait la philosophie de la nature que l'on trouve chez un maître Eckart ou un Hugues de Saint Victor n'est pas une branche indépendante de la théosophie, mais se trouve assujettie à l'herméneutique. L'intuition gnostique opére sans contrôle de la raison, sans théorie épistémologique sous-jacente. L'herméneutique elle-même devient une science purement intuitive, sans méthodologie, et n'aboutit finalement qu'à la superposition de points de vue individuels colationnés, sans esprit critique, pour tenter de former une image de la réalité. Sous la forme de la théologie, l'herméneutique a envahi tout le champ de la philosophie préparant ainsi la voie au dogmatisme.

Dans la conception scolastique, la raison est encore le logos, c'est-à-dire quelque chose de totalement transcendant, incapable de descendre dans les réalités individuelles. La raison universelle ne fait que se refléter imparfaitement dans le monde sensible mais elle ne descend jamais. La raison est l'expression de l'universel par excellence. Elle est normative. Mais les individus sont des êtres trop imparfaits pour l'incarner. Ils peuvent tout au plus tâcher de s'en approcher.

L'humanisme de la Renaissance va renverser les choses. La raison va devenir immanente aux choses. On va restaurer la méthode analytique, particulièrement par le développement des méthodes alexandrines. Du même coup le rapport de l'individuel à l'universel s'inverse sans que le problème soit résolu. La nouvelle philosophie se distingue de l'ancienne théosophie en ce sens qu'elle affirme que tout le savoir ne peut provenir que de la raison et exclusivement de la raison. L'intuition mystique sort complètement du champ du savoir. La tâche de la philosophie devient celle d'assurer les fondements du savoir, tâche autrefois dévolue à la théologie. Le modèle retenu sera celui de la géométrie, considérée comme l'expression la plus intelligente de la Raison universelle. Ainsi l'idée d'une Mathesis Universalis qui sera à la philosophie ce que la pierre philosophale est à l'Alchimie.

La théosophie a disparu faute d'avoir compris le rôle que joue la Raison dans l'articulation entre le champ du savoir spirituel et le savoir empirique. Elle n'a pas su préserver un équilibre entre l'herméneutique et la philosophie de la nature et n'ayant compris que la gnose ne pouvait se limiter à l'intuition mystique et devait unifier tous les champs du savoir à partir de la raison. La théosophie a donc perdu son caractère philosophique et en retour l'émancipation de la philosophie ne pouvait se faire que contre elle.

On pourrait pratiquement faire la même analyse en ce qui concerne la théosophie musulmane, à cette différence près que celle-ci n'a jamais connu de crise rationaliste et au contraire a toujours été alimentée par des courants mystiques beaucoup plus importants et sans cesse renouvelés. Dans l'Islam, comme dans le Christianisme, la théologie a étouffé les sciences empiriques, et l'herméneutique spirituelle a envahi tout le champ du savoir.

Il faut donc comprendre de quoi parlent ceux qui aujourd'hui déplorent la disparition de la théosophie. Nous avons vu que le projet théosophique n'est jamais allé à son terme et n'est jamais parvenu à constituer la Mathesis Universalis dont l'occident a toujours rêvé. C'est pourquoi ce projet a quitté au XVIe siècle le domaine théologique pour devenir celui de la philosophie. La crise qui en a résulté montre bien qu'on ne peut pas poser les sciences empiriques sur un fondement mystique.

Cette longue analyse nous aide à mieux comprendre la spécificité de la théosophie baha'ie dont le but déclaré est de surmonter la crise de la raison. Pour Baha'u'llah, la théosophie ne constitue pas comme pour les scolastiques le fondement du savoir sur lequel devrait se fonder le développement des sciences empiriques. Il y a au contraire proclamation de l'autonomie de la science et de la Raison. Mais la science et la Raison ne peuvent à elles seules prétendre à l'universalité du savoir.

Toute connaissance humaine part des données empiriques et donc des réalités individuelles. Il est clair que dans la pensée de Baha'u'llah la connaissance de l'universel dépend de la connaissance du particulier; on est donc très proche des thèses nominalistes, encore faudrait-il préciser de quel nominalisme il s'agit, car ce nominalisme, comme d'ailleurs celui d'Avicenne est loin d'aboutir aux conséquences catastrophiques qu'ont dénoncées Henri Corbin et Antoine Faivre.
Le nominalisme oriental est si subtil que bien souvent il a échappé aux critiques des occidentaux qui ne l'ont pas même reconnu parce que ce nominalisme est parfaitement inséré dans un cadre platonicien, et ne présente donc pas de contradiction avec une philosophie des sciences. Il va de soi que si on peut parler d'un nominalisme de Baha'u'llah, celui-ci ne s'apparente ni à celui d'un Roscelin ni à celui des disciples de Dun Scot, mais doit plutôt se rapprocher de la tradition orientale; non pas d'ailleurs qu'il lui est emprunté, mais parce que celle-ci offre la seule voie praticable pour une philosophie de l'Émanation.

De ce fait, parler d'une théosophie baha'ie prend une nouvelle résonance. Cette théosophie ne se substitue ni à la science, ni à la philosophie. Au contraire, la science et la philosophie, en tant que savoirs universels, en constituent le fondement. Mais en de multiples endroits Baha'u'llah montre que ni la science, ni la philosophie, ni les sciences religieuses, ni aucune forme de dogmatisme théologique, ne peuvent suffire à rendre le monde intelligible à l'homme, car le monde est une expérience personnelle. La science et la philosophie nous fournissent des instruments précieux de cette intelligibilité, mais celle-ci n'est jamais atteinte de manière purement théorique.
Au-delà de l'expérience commune qui naît de l'intersubjectivité, il existe une intelligibilité plus profonde, mouvante et insaisissable qui est propre à chaque individu et qui résulte de son expérience spirituelle personnelle. Cette spiritualité est l'élément indispensable qui se surajoute au savoir empirique et théorique pour constituer la théosophie. Or, cette spiritualité ne relève plus du domaine de l'intersubjectivité, elle est donc au-delà du langage, ni communicable, propre à chaque individu. Chaque station, chaque degré de la vie spirituelle, possède sa vision (manzar) propre. Nul ne peut voir ce qu'un autre a vu, ni comprendre ce qu'un autre a compris. Le secret ne s'enseigne pas. Le secret ne se divulgue pas. Nul ne peut saisir le secret propre à chaque degré spirituel, à moins qu'il n'ait atteind ce degré.

Le savoir scientifique et philosophique naît du particulier pour monter à l'universel alors que le savoir théosophique et gnostique ('irfani) qui le complète redescend de l'universel à l'individuel. Dans le domaine de la spiritualité n'existe plus que l'intériorité (batin), que la subjectivité pure. Le savoir spirituel et donc une sorte de phénoménologie où la connaissance est transcendante au monde et à la conscience.

Dans la pensée de Baha'u'llah, il est clair qu'on ne peut trouver une Mathésis Universalis, ni même un langage logico-mathématique, qui garantisse le fondement des sciences. Ceci ne veut pas dire que les sciences ne peuvent prétendre à une connaissance objective, mais seulement que le domaine de cette connaissance objective est limité et ne saurait épuiser toute la réalité. Ce que nous appelons la raison n'est en fait que la rationalité humaine. Or Baha'u'llah établit un lien très étroit entre les modalités de l'Être et les modalités de la rationalité. Il s'agit d'un principe fondamental de sa pensée qui a été largement développé par 'Abdu'l-Baha, mais dont on n'a pas assez vu les conséquences.
L'Être est une réalité purement abstraite qui naît des modalités d'existence propres à chaque étant, sachant que l'unité fondamentale de la Réalité (basitu'l-haqiqat) réside dans l'Esprit, qui est en même temps le Verbe-Logos. Chaque degré de la réalité, c'est-à-dire chaque modalité ontologique, possède une structure d'intelligibilité qui lui est propre et qui est hiérarchisée. Chaque étant est limité par cette structure d'intelligibilité qui lui permet seulement de connaître, en fonction de sa propre rationalité, les modalités ontologiques inférieures, mais qui lui voile les modalités supérieures. La rationalité humaine n'est donc qu'un mode de la Raison universelle qui s'incarne dans l'esprit, le Verbe -Logos. L'homme ne peut donc comprendre ni Dieu, ni les réalités intermédiaires entre lui et l'Essence divine.
Cependant, il existe une différence entre comprendre et connaître. Si l'homme ne peut comprendre Dieu, il peut le connaître. Comprendre est un acte purement intellectuel, soumis à une structure d'intelligibilité, alors que connaître est un processus cognitif qui naît de l'expérience et qui peut échapper à la rationalisation. Cependant, comme il existe un rapport d'homologie entre les modalités de rationalité et toutes les structures d'intelligibilité, l'homme peut, dans une limite très étroite, discourir sur l'ineffable, car la rationalité humaine fait partie de la rationalité universelle qui s'est déployée dans toute la création, et elle possède donc quelque chose en commun avec elle.

Ceci explique pourquoi il existe dans la théologie baha'ie un noyau rationnel. Certains ont même cru pouvoir ramener toute la pensée de Baha'u'llah à ce rationalisme. Ce rationalisme explique par exemple le contrôle qu'il instaure sur l'usage de l'herméneutique spirituelle (ta'wil) ou sur l'expérience mystique. Ce noyau rationnel correspond à ce que nous avons appelé tout au long de notre étude "la philosophie de Baha'u'llah" sans que lui-même, bien entendu n'ait utilisé ce terme.

La hiérarchie des structures d'intelligibilité détermine la hiérarchie des herméneutiques. Le ta'wil, ou herméneutique spirituelle, est l'herméneutique de la Révélation. Le seul véritable ta'wil est celui que le prophète accomplit lui-même en commentant les Écritures des révélations précédentes comme l'a fait le Bab avec le Coran. Le commentaire est en fait une seconde révélation par retour à la "Table préservée". C'est la science du Jabarut, le Monde du Commandement dont les portes sont fermées aux hommes. La science du Jabarut ne s'acquière que par la bouche du prophète. Tout ta'wil conçu par l'homme n'est qu'une imitation, un acte qui peut devenir un acte de corruption et d'interpolation (tahrif); s'il sort du domaine mystique pour s'appliquer à la religion positive et normative (shari'a). Jamais le ta'wil humain ne pourra devenir un enseignement.
Toute valeur dogmatique lui est refusée. L'exégèse n'a d'ailleurs joué aucun rôle dans le développement de la pensée baha'ie. L'herméneutique spirituelle (ta'wil) est donc appelée à se muer en une herméneutique psychologique ('irfan), qui est la science du Malakut par excellence. Cette herméneutique psychologique mobilise tout le savoir gnostique dans ses diverses composantes; vrai savoir (ma'rifat), vraie connaissance ('irfan) et sagesse (hikmat).

Mais la gnose, pour accéder au Malakut, doit prendre appui sur la réalité sensible, sur le monde (Mulk) comme sur l'homme (Nasut). C'est le sens profond du hadith: "Nous leur montrerons nos signes dans le monde et en eux-mêmes". C'est dans cette articulation que se trouve le coeur de toute théosophie. Dans cette escalade de l'Échelle de Jacob, la science est un élément indispensable. C'est elle qui nous a révélé la complexité du monde, son étendue incommensurable, sa véritable nature phénoménale au-delà de l'apparence de la matière. C'est ce qui fait toute la différence entre la théosophie baha'ie et celle d'un St. Bonaventure, d'un Hughes de St. Victor ou d'un Jacob Boehme. En ce sens, elle est plus proche du projet théosophique de Shelling et de sa Naturphilosophie.

L'idée que Dieu parle par sa création se trouve déjà chez Saint Paul. Les Pères de l'Église y ont vu l'explication de ce que les philosophes païens semblaient être parvenus à l'intuition de certains dogmes chrétiens. Saint Augustin a aborbé ce point dans le De Doctrina christiana et dans le De Trinitate. Le chiffre trois qui est celui de la trinité joue un rôle dans la création comme la nature nous en offre de multiples exemples. Il en va de même de tous les chiffres qui ont tous une signification spirituelle.
Aux premières intuitions de Saint Paul, Saint Augustin mêle les enseignements pythagoriciens et platoniciens. Dieu se reflète dans sa création; toute créature peut donc se transformer en signe ou en témoin de son créateur. Toute chose renvoie donc à l'intention divine. Toute chose est signum. Il n'y a que Dieu qui ne soit signe de rien et qui se contente d'être lui-même. On retrouve là également des influences hermétiques, et donc orientales, qui ont été introduites dans le christianisme par le Pseudo-Denys l'Aréopagite dont Scot Erigène sera un maillon important pour la transmission au monde médiéval. Cette théorie du symbolisme naturel trouvera son plein épanouissement dans la philosophie d'Hughes de Saint Victor qui systématisera les idées augustiniennes et dionysiennes et qui aboutira à une véritable sacralisation de la Nature devenue Révélation et Livre divin.
La Nature chante elle-même la louange du créateur comme le dit Saint Bernard. Elle porte en elle un message qui s'adresse directement à l'homme. Les Romantiques et Baudelaire ne sont pas loin. Nous sommes bien ici en présence d'une sémiologie de la Nature, mais nous voyons également pourquoi cette herméneutique sémiologique ne peut aboutir ni à une philosophie de la nature ni à une théosophie mature. On ne peut fonder aucune science sur la symbolique naturelle médiévale. La raison en tant que pensée discursive n'y a aucune place. Nous baignerons dans une atmosphère holiste où l'individu a bien du mal à trouver sa place, où l'individuel se confond toujours avec l'universel. Il ne s'agit pas de partir de ma conscience en tant qu'individu pour tenter de dégager de mon expérience des vérités universelles, mais au contraire de poser de manière dogmatique des équivalences en posant a priori le sens des choses célestes pour les projeter ensuite dans la nature comme le faisait Saint Augustin avec la Trinité.

La démarche baha'ie est exactement inverse et il convenait de le souligner, car on pourrait craindre effectivement que le développement d'une symbolique de la Nature de type médiéval marque le retour à un certain archaïsme de pensée. L'herméneutique sémiologique baha'ie s'insère toute entière dans le cadre de l'herméneutique psychologique ('irfan), c'est-à-dire qu'elle n'a aucune portée dogmatique et demeure personnelle au chercheur spirituel. La création véhicule un sens non pas dans l'absolu, mais résonne avec l'intériorité du chercheur.
Ce sens s'élève progressivement à partir de la science empirique et pour monter jusqu'au ciel du sens mystique. Il s'agit d'abord de la recherche d'un sens global de la Nature, et non d'une correspondance bijective entre des objets et leur référant symbolique. Ce sens global est ce qui fait la différence entre une symbolique de la nature de type médiéval et une Philosophie de la Nature. Dans le cadre d'une Philosophie de la Nature, la relation entre les choses devient aussi importante que les choses elles-mêmes. La Science explique la réalité phénoménale des choses alors que la Philosophie de la Nature recherche le sens téléologique de la création. Elle doit nous dire pourquoi les choses existent, quelle est la finalité de l'évolution.

Dans la symbolique médiévale, c'est Dieu qui se reflète dans la Nature et qui se sert des choses comme d'un signum. Dans la pensée baha'ie, ce n'est pas Dieu lui-même, mais les mondes spirituels et à commencer par le plus proche d'entre eux, le Malakut. Ceci réoriente complètement la nature du sens recherché. Dans la symbolique médiévale ce sens est essentiellement eschatologique. Dans la pensée baha'ie ce sens est métaphysique et téléologique. Il s'agit d'imaginer l'infinitude de la création avec ses mondes en nombres infinis, en ne considérant que le minuscule échantillon d'un de ces mondes. Seule, la nature à la fois matérielle et spirituelle de l'homme rend cette gageure possible.

La recherche d'un sens global de la création n'exclut pas que les objets créés puissent prendre individuellement un sens symbolique. Nous en avons vu de multiples exemples dans les deux premiers chapitres de notre étude lorsque nous avons parlé de l'âme et du Malakut. La pensée baha'ie aboutit non pas à une resacralisation de la seule nature, mais à une resacralisation du monde, ce qui inclut donc la sphère humaine. Il y a ici retour à une vérité fondamentale mis à jour par la psychanalyse. Bien avant la pensée rationnelle, l'intériorité de l'homme est un univers peuplé de symboles et d'archétypes.
Pour que notre vie spirituelle se développe, il est nécessaire que ce monde symbolique soit vivant. Notre intériorité se compose d'une multitude de fonctions symboliques associées à nos qualités spirituelles. Ces fonctions symboliques ont besoin d'être sollicitées en permanence pour que notre intuition spirituelle demeure éveillée. Les prières de Baha'u'llah sont entièrement construites à partir de cet univers symbolique et il y aurait toute une étude à entreprendre à ce sujet. Par exemple, une des fonctions symboliques qui existe dans l'intériorité de l'homme, c'est la Vie. Il faudrait pouvoir étudier toute la valeur de la notion de vie pour le psychisme humaine.
Erich Fromm en a très bien parlé lorsqu'il a élaboré le concept de "biophilie". La fonction symbolique de la Vie est l'une des plus prégnantes, c'est pourquoi on la retrouve évoquée dans toutes les spiritualités. Or lorsque Baha'u'llah veut évoquer la vie, il n'évoque pas la vie en tant que telle, la vie qui serait comme une idée platonicienne existant d'une existence indépendante. Il parle de cette fonction symbolique qui existe dans l'âme de l'homme en évoquant la nature. Il le fait le plus souvent par l'image de l'eau de la source et de la fontaine, ou par l'image de l'arbre ou des plantes qui croissent, fleurs ou bourgeons. Si nous étudions les prières de Baha'u'llah sous cet angle nous verrions tout un univers symbolique se dessiner. Cet univers symbolique établit une double correspondance: une correspondance entre la Nature et l'intériorité de l'homme d'une part, et une correspondance entre la Nature et le monde spirituel d'autre part. La nature est ce qui sert de lien entre l'homme et le Malakut.

La destruction de notre univers symbolique a été une des causes de la déshumanisation de la civilisation. La promulgation d'une nouvelle spiritualité passe par une resacralisation de la Nature et du Monde. C'est seulement depuis un siècle à peine, que grâce aux progrès que nous avons faits dans la connaissance du psychisme humain que nous pouvons comprendre l'importance de cet enjeu pour l'avenir spirituel de l'humanité. Il y a dans la pensée de Baha'u'llah une nette volonté de restaurer la métaphysique.

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Si Baha'u'llah restaure la métaphysique, ce n'est pas, on l'aura compris, au sens où on restaure une vieille tradition tombée en désuétude. La métaphysique baha'ie ouvre à la recherche une voie totalement originale et malheureusement pratiquement inexplorée. Baha'u'llah est en rupture avec la tradition métaphysique classique et il semble avoir anticipé quelques unes des plus grandes intuitions philosophiques de notre siècle, ce qui donne à sa pensée un indéniable caractère de modernité pour qui sait aller au-delà d'un langage oriental dépourvu de la plupart du vocabulaire technique auquel nous sommes habitués.

Pour comprendre pourquoi il est nécessaire de restaurer la métaphysique, il est nécessaire de comprendre pourquoi on a si vite proclamé sa fin. C'est que manifestement, après avoir fait preuve pendant plusieurs siècles d'une grande fécondité, la métaphysique était parvenue à la fin du XIXe siècle, dans une impasse. Le lecteur comprendra que les causes et les conséquences de cet échec sont fort complexes et qu'il n'est pas possible de les résumer toutes ici en quelques lignes sans procéder à des simplifications et des oublis outrageants. Tout au plus devrons nous nous contenter de braquer les projecteurs dans quelques directions; celles-là même où la comparaison avec les positions baha'ies nous paraît particulièrement féconde.

On se souviendra que nous avons vu dans le chapitre consacré à la psychologie et à la question de la spiritualité de l'âme, comment l'occident n'était jamais parvenu à une synthèse harmonieuse entre la philosophie des essences héritée du monde grec et les données psychologiques fournies par la révélation judéo-chrétienne, d'où de nombreuses contradictions. La destruction de ce qui fondamentalement était une philosophie grecque paraîssait tellement liée au dogme chrétien que la chute de l'une entraîna la chute de l'autre. La tâche de reconstruire une métaphysique qui fut relativement indépendante du dogme chrétien apparut dès la fin de la période scolastique et fut essentiellement l'oeuvre de Descartes et de Leibnitz, bien que leur volonté apologétique fut manifeste. Ce faisant, ils reconstruisaient l'édifice avec les mêmes pierres se contentant d'en altérer légèrement les plans. Il est singulier de constater à quel point la métaphysique, et surtout l'ontologie, a peu évolué d'Aristote à Wolf.
Au XVIIIe siècle se constitueront deux grands courants: les monistes qui affirmeront qu'il n'existe dans le monde qu'une seule substance qualifiée au moyen de divers attributs et de divers modes, et les monadistes qui considèrent qu'il existe un nombre infini de substances, chacune qualifiée par un nombre infini de propriétés. Les classiques avaient pour habitude de faire dépendre de la métaphysique tout le reste de leur philosophie. Les premières dissonances sont apparues lorsque Locke et Hume ont élaboré des théories de la connaissance, autonomes de la métaphysique, et même ébranlant sérieusement ses bases.

Mais la véritable crise de la métaphysique survint à la fin du XIXe siècle lorsqu'il apparut qu'il était de plus en plus difficile de donner un fondement épistémologique aux sciences exactes. Quelques décennies plus tard avec l'échec du programme hilbertien, l'impuissance de la métaphysique paraîssait consacrée. En effet, en l'espace de vingt ans la philosophie dut affronter toute une série de crises. Ce fut d'abord la crise du logicisme qui mettait à mal les sciences exactes, puis la crise de la psychanalyse qui s'en prenait aux sciences humaines.
On avait déjà constaté l'impasse dans laquelle était arrivée la métaphysique hégélienne et la stérilité du néokantisme qui prétendait lui succéder dans les universités allemandes. Le cas de Russel est particulièrement caractéristique de cette crise. Il avait d'abord subi l'influence du néo-hégélianisme et du platonisme de Meinong et, à la suite des travaux de Frege, il avait entrepris une axiomatisation complète des mathématiques à l'aide d'un langage formalisé dont les règles seraient si clairement formalisées qu'elles rendraient inutile tout recours à l'intuition et qu'elles excluraient toute possibilité d'erreur en permettant de décrire la totalité du monde.
La foi logiciste de Russel sera ébranlée lorsqu'il découvrira que toutes les propositions ne se laissent pas réduire à la forme sujet-prédicat, ce qui le conduit à abandonner le concept platonicien qu'il profanait. Il considéra que cette découverte était la preuve éclatante des espoirs vains de la métaphysique. Le programme logiciste sera un peu plus mis à mal lorsque Gödel démontrera que dans toute logique doivent subsister par nécessité des propositions non démontrables. Les travaux de Wittgenstein devaient par ailleurs montrer les difficultés de surmonter les ambiguïtés du langage naturel.

Le Tractatus Logico-philosophicus de Wittgenstein aurait sans doute permis de reconstruire une métaphysique. L'oeuvre eut un impact énorme par la sûreté de sa démonstration, mais son "mysticisme" fut totalement rejeté, notamment par Russel dans son livre Mysticism and Logic qui s'en prend à quatre propositions du Tractatus: que l'intuition soit un moyen efficace pour pénétrer la réalité et qu'elle ne puisse être écartée ni de la démarche expérimentale ni de l'approche logico-mathématique(521); que la réalité soit essentiellement une(522), que le temps soit une pure illusion(523), que le bien et le mal ne soient que des apparences(524).
Il est intéressant de noter que ces quatre propositions se trouvent dans la métaphysique de Baha'u'llah, qui partage en outre avec le Tractatus une approche du langage et de sa relation à la réalité très similaire. Les principaux points de divergence entre les deux systèmes résident dans le retour de Wittgenstein à une inspiration kantienne qui veut que les êtres mathématiques n'aient pas d'existence en soi, mais soient construits dans l'intuition humaine.
C'est dans l'étude de ce genre de question que nous pouvons comprendre toute l'importance du Monde imaginal tel que le fit Baha'u'llah, car ce monde imaginal qui, rappelons-le est loin d'être clairement défini et qu'il ne faut surtout pas confondre avec le monde imaginal des Écoles musulmanes antérieures, est une des rares voies qui se présente pour éviter les pièges d'un platonisme radical comme celui de Meinong et de Frege.
Pour Baha'u'llah, ce type de réalité est totalement étrangère au monde des réalités spirituelles: il suppose l'existence d'un monde à part qui n'a pas de statut ontologique propre parce qu'il est un monde interface. Il y a ici une voie très importante à explorer pour la métaphysique baha'ie. Les travaux de Wittgenstein sont venus trop tôt pour être compris. On se contentera d'essayer d'en faire la synthèse avec ceux de ses prédécesseurs. Ainsi va naître l'empirisme logique et ses multiples dérivés d'une part et la philosophie anglo-saxonne du langage d'autre part. L'empirisme logique avec Carnap, Reichenbach et Hempel sera l'adversaire le plus implacable de la métaphysique.
En s'appuyant sur la théorie des types de Russel, Carnap s'efforce de démontrer que les énoncés métaphysiques violent les règles de la syntaxe logique. Son livre "La construction logique du monde" est en lui-même tout un programme. Même l'éthique doit être déduite de l'approche scientifique des choses. Il ne nous servirait à rien de suivre ici ce débat fort complexe. Nous avons seulement voulu montrer que les philosophes classiques n'étaient pas armés pour répondre au questionnement de ce nouveau type de philosophie. C'est tout un système du monde qui s'effondre. Ce qui est en cause aussi bien dans les philosophies dérivées de l'empirisme logique et les philosophies du langage, c'est la notion de vérité. La notion de vérité dépend de notre conception de la réalité et de l'adéquation du langage à cette réalité. Si la nature du monde est élusive et si le langage est un voile qu'on ne peut déchirer, nous entrons dans un monde relativiste. Il suffit de superposer ce relativisme à l'individualisme pour comprendre toute la crise de la pensée moderne.

Le XXe siècle n'a pas manqué de tentatives pour surmonter cette crise. Les deux plus importantes furent celles de Husserl et de Heidegger. Husserl revint au problème de la conscience et de ses rapports avec le monde. Puisque le fondement du savoir ne se trouve pas dans le monde, il faut le chercher dans l'homme, c'est-à-dire dans le cogito. Ainsi, on peut surmonter l'opposition entre le réalisme et l'idéalisme. Être conscient, c'est être conscient de quelque chose. La conscience est donc inséparable du monde. C'est elle qui construit le monde. Tout devient question de représentation. L'ontologie devient phénoménologie. Husserl revient au programme cartésien. Pour construire sa philosophie il lui fallait une certitude qui en fut la base; cette certitude il la trouvait dans le cogito, c'est-à-dire dans la conscience et dans le moi. Il envisageait la conscience comme un noyau irréductible. Or, précisément la psychanalyse va mettre en cause l'unité de la conscience et du moi. Savoir qui est le moi qui parle n'est pas une question claire. La phénoménologie surmontera très bien cette crise. Mais elle le fera en s'alignant sur le programme relativiste de la philosophie contemporaine.

Il existe un grand nombre de rapports entre la phénoménologie et la pensée de Baha'u'llah. Chacun des deux programmes se veut un dépassement de l'opposition entre réalisme et idéalisme. Chacun d'eux affirme que le monde sensible ne peut être la source d'une certitude et proclame la souveraineté de la conscience; chacun d'eux affirme pourtant l'existence d'une vérité transcendante et l'autonomie du sujet. Husserl est finalement un des premiers philosophes à avoir compris que pour sauver la philosophie du sujet dans le cadre d'une théorie de la connaissance il fallait abandonner l'ontologie classique comme le fait Baha'u'llah.
La phénoménologie, aux antipodes du programme logiciste et empiriciste, affirme l'intuition comme incontournable. "L'intuition eidétique" de Husserl, par laquelle un oeil mental pourrait avoir la vision d'universaux logiques ou mathématiques, nous rapproche certainement du Monde imaginal. La psychologie de Baha'u'llah nous montre également que l'objectivité de la conscience, c'est-à-dire du nafs, n'existe pas, que la saisie directe du réel sans voile et sans intermédiaire n'existe pas non plus, bien que cela constitue un idéal dont il est nécessaire de se rapprocher sans cesse par un effort de purification et de détachement du moi. La différence entre la phénoménologie et la pensée baha'ie réside dans le fait que l'une croit toujours à un fondement objectif et rationnel de la connaissance, alors que pour Baha'u'llah le fondement objectif de la connaissance, ce qu'il appelle "les racines du savoir" ne se trouvent pas dans ce monde, mais dans une dimension spirituelle purement intuitive qui naît de la relation de l'homme au divin.

La notion husserlienne d'Epochée, de suspension du jugement, est très proche de ce que Baha'u'llah appelle l'abandon des préjugés et la purification du moi; car dans un cas comme dans l'autre il s'agit d'une même remise en cause de toutes les connaissances, la mise en recul de la conscience par rapport au monde, la recherche d'une distanciation maximale entre soi et le monde des représentations. Il faut partir du même retour à soi-même pour tenter d'abord de trouver ce qui en l'homme est le noyau irréductible de son moi dans son dépouillement et sa nudité absolue (tajrid).

Comme dans la psychanalyse, dans la psychologie baha'ie la conscience n'est pas un phénomène monolithique. Fondamentalement, l'unité de conscience n'existe pas, parce que d'une part existe l'âme (ruh) et la psyché (nafs) et que d'autre part la psyché est partagée entre deux "natures" ou deux "moi", la nature animale et le moi divin. Même la notion d'ego n'est pas unitaire, parce que l'ego suppose différents niveaux de conscience voilés par ce que Baha'u'llah appelle les "vaines imaginations". Le concept de "vaines imaginations" explique que toute représentation du monde subit une déviation par la subjectivité. Le problème de la connaissance spirituelle devient celui de la correction de cette déviation subjectiviste.

Heidegger partira d'une position phénoménologique pour élaborer une philosophie beaucoup plus radicale. Il proclame lui aussi la fin de la métaphysique tout en prônant un retour aux questions fondamentales de la philosophie; la question de l'Être. Heidegger va en fait bouleverser l'ontologie, car il n'y a que deux ontologies possibles: celle de Platon et d'Aristote qui considère l'Être comme un principe premier, irréductible, et antérieur aux choses elles-mêmes, et celle qui considère que l'Être est tout simplement ce qui se trouve dans l'étant. Dans la philosophie occidentale la première voie s'est imposée de manière écrasante, et on compte sur les doigts d'une seule main les tentatives de lui offrir une alternative; la plus importante étant celle de Dun Scot dont se souviendra Heidegger pour élaborer son système. Heidegger d'une certaine façon a compris que ce qui avait été la cause de l'échec de la métaphysique, c'est qu'à la base elle avait mal posé le problème de l'Être. C'est cette conviction qui l'a poussé à emprunter la seule voie qui paraissait ouverte.

L'ontologie de Heidegger présente des similitudes étonnantes avec celle de Baha'u'llah. Mais bien sûr la comparaison s'arrête là, car ils divergent sur toutes les conséquences qu'ils en tirent. Heidegger et Baha'u'llah sont d'accord pour affirmer que l'Être est ce qui est présent dans les choses, et non un principe antérieur aux choses. Si donc proclamer la mort de la métaphysique c'est proclamer la mort de l'ontologie aristotélicienne, l'un et l'autre sont d'accord. C'est même la mort de toute une tradition qui a nourri aussi bien la pensée occidentale qu'orientale. De plus, Heidegger et Baha'u'llah sont également d'accord sur certains aspects qu'il faut prêter à l'Être. D'abord que l'Être de l'homme est incommensurable avec l'Être des choses, ensuite que l'Être de l'homme est conscience et n'existe que dans sa présence au monde, enfin que l'Être c'est le sens, que l'Être-là est inséparable de la question du sens et que comme dira Gadamer "être c'est comprendre".
Souvenons-nous en effet que Baha'u'llah assimile "un monde" à une modalité ontologique, et place le monde de l'homme (nasut) au-dessus du monde de la nature; l'un et l'autre étant caractérisé par des "esprits" différents. De ce fait l'homme existe dans une plénitude de l'Être qui, en effet, est incommensurable avec les sphères inférieures, notamment parce que grâce à l'âme douée de raison, il se caractérise par une conscience réflexive. De plus, au monde de l'homme correspond bien une herméneutique particulière. Chaque monde possède un niveau de sens propre. Enfin, le sens du monde s'individualise dans chaque être humain. La conscience n'existe que dans un processus de développement spirituel toujours à la recherche d'un degré supérieur d'intelligibilité du monde. Bien sûr le langage est très différent, mais ces similitudes bien réelles sont frappantes.
Ces similitudes peuvent s'expliquer par l'inspiration scotiste de Heidegger. Nous avons vu qu'un des points qui oppose la pensée de Baha'u'llah à la philosophie hellénisante arabe, c'est que cette dernière a identifié Dieu à l'Être. Dun Scot est un des rares philosophes qui ait clairement vu le péril. Pour Scot comme pour Baha'u'llah, l'Être est une réalité qui s'actualise dans les étants et qui en est inséparable. L'Être ne peut donc être en Dieu, à la différence de St. Thomas pour qui Dieu est une essence en laquelle l'Être et l'Existence se confondent.

Cependant Heidegger va entraîner la philosophie dans une crise bien plus grave encore. En réduisant l'Être à l'Être-là, Heidegger pense avoir ruiné la possibilité d'élaborer une métaphysique sur la notion d'Être. Mais il veut aller plus loin en s'en prenant à la philosophie de la conscience et à l'humanisme. Ce qu'il veut, c'est ne plus penser l'homme comme un sujet, mais uniquement comme un Dasein. Son ontologie est donc une ontologie de la subjectivité qui s'oppose à la métaphysique du sujet qui cultive une culture de Weltloses Ich, du "Moi-sans-monde"(525).

Heidegger ne s'est donc pas contenté de proclamer la mort de la métaphysique, il a également proclamé la mort du sujet. Pour nous il s'agit d'une conséquence logique, et en même temps d'un drame qui est celui de tout le XXe siècle. Heidegger n'en est sans doute pas responsable. Il n'a fait qu'être le miroir de son temps. L'intention que poursuit Baha'u'llah en restaurant la métaphysique, ce n'est pas de restaurer un ordre ancien, mais de restaurer le sujet. Or, il n'est pas possible d'établir une philosophie du sujet sans une métaphysique. Cependant une philosophie du sujet doit tolérer un minimum de nominalisme. La métaphysique de l'être ne permet pas en effet, de bâtir une philosophie du sujet, dont l'autonomie et l'autodétermination soient pleinement assurées tout en conservant un lien avec le sort de l'espèce et en donnant un sens à l'histoire. C'est pour cela que Baha'u'llah a écarté la question de l'Être du centre de sa métaphysique.
Nous avons vu que l'Être a été remplacé par l'esprit comme principe premier. La substitution n'aurait pas de sens si l'économie du système n'était pas profondément transformée. Dans la philosophie de Baha'u'llah, la question première n'est pas "Comment l'univers existe ?", question primordiale qu'avaient posée les vieux physiciens éléates, mais qui aujourd'hui relève du domaine de la science, mais bien plutôt "Pourquoi l'univers existe ?". Si à cette question on répond : " Pour qu'une conscience connaisse Dieu", alors on voit immédiatement que la question métaphysique se déplace du problème de l'être vers le problème de la conscience, c'est-à-dire en dernière instance de l'homme. La métaphysique ne se construit plus de manière descendante depuis un premier principe jusqu'aux entités individuelles, mais de manière ascendante en partant de l'homme et de la nature humaine.

Nous croyons donc pouvoir affirmer que le message de Baha'u'llah est fondamentalement un "humanisme". Mais ce mot "humanisme" doit être ici pris dans un sens particulier, car il ne se réfère ni à l'humanisme classique ni à l'humanisme critique contemporain. C'est un humanisme qui réfute aussi bien l'anti-humanisme né de Heidegger que l'humanisme dit "post-métaphysique" ou "post-moderne".

Peut-être que tout le sens du message de Baha'u'llah peut se résumer dans sa volonté de faire découvrir à l'homme sa vraie nature. Nous pensons que tout le drame de notre époque, c'est d'avoir perdu la vraie notion de l'homme. Si on ne sait plus ce qu'est l'homme, alors il n'y a plus de société possible, plus de culture, plus de spiritualité, plus de charité et plus d'humanité, plus d'amour. Il ne reste que la loi du marché. Sortir de cette impasse suppose de redonner à l'homme une direction et à l'humanité un projet, non pas dans un cadre politique, car ce serait à nouveau la recherche utopique d'un nouveau Contrat social, mais dans un cadre spirituel, c'est-à-dire en insufflant dans le corps social de nouvelles valeurs régénératrices par le pouvoir d'une parole thérapeutique.

Nous avons déjà démontré comment la mort annoncée du sujet est la conséquence de la mort annoncée de la métaphysique. En réduisant l'homme au Dasein, Heidegger et ses épigones, veulent démontrer que l'homme n'a pas d'essence. La destruction de la métaphysique aboutit ainsi à la déconstruction du sujet. Sans essence, l'homme est aussi sans définition, il n'est pas une donnée de la nature, il n'est poussé par aucun déterminisme culturel. Il n'est pas plus conduit par un quelconque principe téléologique qui traverserait l'histoire et acheminerait l'espèce vers un accomplissement historique ou social. Pour Heidegger, la seule finalité de l'homme c'est de manifester la vérité de l'Être comme présence au monde. L'homme n'est donc qu'un projet et ce projet ne peut qu'être individuel, après les nécessaires concessions à une organisation sociale qui doit rester minimum pour ne pas contrarier l'épanouissement de chacun.

On voit à quoi conduit cette philosophie: elle est d'abord une exaspération de l'individualisme qui fait de l'homme la source des valeurs dans le monde, d'où l'importance que va prendre la problématique de la liberté. Nous aboutirons à un nominalisme social absolu. L'homme réduit à son individualité ne contient plus aucune universalité, où celle-ci est minimum. C'est bien ce que s'est efforcé de démontrer Lévy-Strauss. C'est donc la perte de toute transcendance et du référent d'une morale dont la légitimité se trouverait en elle-même. Les normes sociales n'existent que parce que les individus acceptent d'y adhérer.
Mais si les individus, par désespoir et par incapacité spirituelle à assumer cette liberté choisissaient la marginalité, la société impuissante est condamnée à la désagrégation. Avec la perte des valeurs vient la perte du sens; d'abord du sens de la vie collective, puis du sens de la vie tout court. La philosophie de l'histoire a été l'objet d'attaque au moins aussi grande que la métaphysique. Dénoncer l'absurdité de chercher un sens à l'aventure humaine est devenu un lieu commun aussi bien de l'anti-humanisme tel qu'il peut s'incarner chez Heidegger ou Foucault par exemple que de l'humanisme post-métaphysique tel qu'on le trouve chez Sartre. Enfin en enlevant le socle métaphysique de la quête de l'humanitude, les philosophes de la déconstruction rendent impossible toute définition de l'intersubjectivité et donc la construction d'une éthique qui traduise les valeurs sociales et spirituelles et le sens de la vie.

Finalement, du point de vue baha'i, l'anti-humanisme et l'humanisme post-métaphysique ne sont pas éloignés l'un de l'autre. Après avoir vu la radicalité de la métaphysique de Baha'u'llah, on ne sera pas surpris qu'il s'éloigne aussi de l'humanisme classique. L'humanisme baha'i ne renvoie pas à une essence de l'homme hypothétique, c'est-à-dire à un des universaux qui serait l'homme intemporel tel qu'il existerait dans le monde des idées. En cela, la pensée baha'ie s'accorde avec l'humanisme contemporain pour dire que l'homme est un projet. Mais pour elle ce projet n'est pas totalement libre. Il obéit à des lois transcendantes à l'humanité. Ces lois transcendantes tiennent pour partie aux limites qui ont été fixées à la condition humaine, mais surtout elles tiennent aux potentialités que recèle la nature de l'homme.

La notion de "nature humaine" se distingue fondamentalement de celle d'"essence", parce que la notion de nature humaine incorpore en elle l'idée d'évolution. La vraie liberté de l'homme c'est de progresser sur la voie de la découverte de son humanitude, et c'est de mettre en valeur les riches potentialités intellectuelles et spirituelles dont il a été doté. Là est précisément le sens de l'histoire.

L'homme, affirme Baha'u'llah, est une somme de potentialités infinies qui ne sauront jamais pleinement réalisées. Il appartient à chaque âge de découvrir l'humanitude qui lui est propre, comme nous le montre le concept de "Révélation progressive". L'humanitude est donc une notion relative, sans cesse à redécouvrir et qui ne prend son sens, que dans un contexte historique. Non seulement l'homme a évolué et continuera d'évoluer biologiquement, mais ses structures psychologiques comme son être spirituel continueront aussi à évoluer. Le sens de la vie spirituelle, est donc pour chacun de découvrir son humanitude dans la cadre limité et relatif de l'évolution collective de son époque, et d'assumer ainsi son devenir personnel comme la découverte progressive de sa propre richesse intérieure dont Baha'u'llah affirme qu'elle est infinie. L'homme n'a pas le choix des fins, mais il a le choix des moyens. La découverte progressive de l'humanitude de l'homme se fait par la découverte, elle aussi progressive, mais surtout relative, des valeurs dont nous avons vu qu'elles sont des lois spirituelles de notre monde.

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Ce parcours d'une vaste problématique nous a montré plusieurs choses. La première c'est que Baha'u'llah est en rupture complète avec la pensée de son temps et semble avoir eu l'intuition d'un grand nombre d'idées philosophiques du XXe siècle. La seconde c'est qu'elle la dépasse pour ouvrir des perspectives qui sont totalement originales. Sa pensée n'a rien à voir avec la scolastique des écoles théologiques de son temps. Elle ne se présente pas comme le énième commentaire d'Aristote, d'Avicenne ou de Mulla Sadra. Elle s'adresse à une problématique qui est encore celle dans laquelle nous vivons et qui est non pas une problématique abstraite, mais une problématique qui met en jeu l'avenir de l'humanité. De ce point de vue, Baha'u'llah est capable de dialoguer avec tous les grands philosophes de notre époque. D'un côté, sa pensée ratifie un grand nombre de percées intellectuelles du XXe siècle. D'un autre côté, elle a une très grande force de critique et de proposition. L'intérêt de l'étude de cette pensée n'est donc pas purement historique. Il y a dans cette oeuvre un pouvoir de questionnement qui conduit à une remise en cause de toute une partie de notre culture, mais qui est en même temps un message d'immense espoir spirituel.



Notes

(508) Livre de Prière, p. 72.

(509) ibid. p. 66.

(510) ibid. p. 65.

(511) ibid. p. 62.

(512) 'Abdu'l-Baha, Majmu'ih-yi Munajat, Téhéran, 1967, p. 21 et 23..

(513) cf. M. Bergson, "Les structures du concept latin de persona", in Etudes d'Histoire littéraire et doctrinale au XIIIe siècle, 2e série, 1932, pp. 121-161.

(514) cf. A de Halleux, "Hypostase et personne dans la formation du dogme trinitaire", in Revue d'Histoire ecclésiastique, vol. 79, 1984, pp. 313-369 et 625-670.

(515) cf. Boèce, Contra Eutychen et Nestorium, sous le titre de De duabus naturis et una persona, Patrologie latine, tome 64, col. 1337-1354.

(516) cf. A. Mallet, Personne et Amour dans la Théologie trinitaire de St. Thomas d'Acquin, tome I, Paris, 1956.

(517) Richard de Saint Victor, De Trinitate, IV, Ch. 22-23.

(518) E. Kant, Fondement de la Métaphysique des Moeurs, Ch. II.

(519) Hegel, Principes de la Philosophie du droit, § 34-39.

(520) Les Paroles cachées, p.

(521) Tractatus, 6.522.

(522) ibid; 6.45.

(523) ibid; 6.4311 et 6.45.

(524) ibid; 6.4. La pensée de Baha'u'llah est un peu plus nuancée sur ce point.

(525) Heidegger, Etre et temps, parag. 63.

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