Archéologie
du royaume de dieu
Par Jean-Marc Lepain
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Bibliographie
Conclusion
Notre étude a été essentiellement orientée
vers des questions d'ordre métaphysique, de ce fait nous avons dû appliquer
aux Écrits de Baha'u'llah les méthodes de la critique historique et philosophique.
Cette approche pose un réel problème parce que Baha'u'llah ne se présente pas
comme un penseur et un philosophe, mais comme un Prophète et une Manifestation
divine. Sa pensée a donc une fonction fondatrice; et elle ne se laisse pas réduire
à ces seuls éléments philosophiques et métaphysiques.
Les Écrits de Baha'u'llah visent moins à communiquer un message qu'à produire
dans la conscience du lecteur un choc qui soit le point de départ d'un processus
de transformation spirituelle. Il y a donc un contenu sémantique qui ne correspond
pas forcément au sens spirituel (ma'ani) qui doit être extrait du texte comme
la pierre précieuse doit être extraite de sa gangue. De plus, ce sens spirituel
n'est pas un sens universel. Ce sens s'individualise en chaque chercheur mystique
et dépend d'une sorte de résonance personnelle. C'est la recherche de ce sens
individualisé qui constitue la finalité de l'herméneutique psychologique dont
nous avons parlé dans l'introduction.
Le terme "psychologique" indique que nous ne sommes pas ici en présence d'une
science cognitive, mais d'un savoir de l'âme dont l'acquisition dépend étroitement
d'une ascèse personnelle dont nous avons esquissé la propédeutique dans le chapitre
que nous avons consacré aux "conditions du vrai chercheur", et aux trois types
de gnose. Cette gnoséologie, comme nous l'avons appelée, est bien une herméneutique,
nous dirions même une herméneutique à caractère phénoménologique. C'est son
aspect gnostique qui fait que la pensée de Baha'u'llah n'est pas réductible
à une simple philosophie et c'est pour cette raison que nous avons proposé de
parler de théosophie. Alors que la philosophie recherche un savoir rationnel
et universel, la théosophie, quant à elle, recherche un savoir spirituel et
individuel. Autant dire que la théosophie n'exclut pas la philosophie. Elle
en est plutôt un dépassement.
Cette théosophie ne se conçoit pas sans un important apport philosophique; c'est-à-dire
sans une maîtrise de la pensée rationnelle, une compréhension du monde qui implique
un dialogue avec la science, une connaissance de soi-même et d'autrui. Nous
avons bien rencontré tout au long de notre étude les trois éléments fondamentaux
constitutifs de toute théosophie: une herméneutique, une gnose et une philosophie
de la nature. Mais dans cet ensemble c'est la gnose qui, en tant que théorie
de la connaissance spirituelle, fonde l'unité de la théosophie baha'ie, car
à soi seul l'union de l'herméneutique sacrée et la philosophie de la nature
conduirait plutôt à une théologie. Rappelons encore une fois que nous entendons
le mot "gnose" dans son sens technique, c'est-à-dire au sens d'une connaissance
qui s'acquière par la transformation intérieure de l'homme.
Cette transformation intérieure est le fruit d'une ascèse que 'Abdu'l-Baha appelle
simplement "la vie baha'ie" et qui comporte d'une part des exercices spirituels
et d'autre part une praxis qui s'incarne dans l'idée de "service" (khidmat).
Cette praxis signifie que chaque baha'i doit devenir "serviteur de l'humanité".
Les exercices spirituels mettent bien entendu l'accent sur la prière, mais cette
prière doit, pour avoir de la valeur, être accompagnée par la lecture des textes
sacrés et leur méditation. par cette méditation la conscience devient saturée
par la parole divine. Elle s'en imprègne totalement, et ainsi cette parole devient
l'agent de transformation de l'être intérieur. L'action de la parole divine
dans la conscience constitue la véritable herméneutique sacrée. On conçoit donc
que c'est bien la gnose qui se trouve à l'origine du processus herméneutique
qui caractérise tout un pan de la pensée de Baha'u'llah.
Cependant, on ne saurait réduire la théosophie de Baha'u'llah à ces trois éléments
constitutifs de base que sont la gnose, l'herméneutique et la philosophie de
la nature. Cette théosophie embrasse bien d'autres domaines comme, la psychologie,
l'anthropologie, l'épistémologie, la cosmologie ou l'ontologie. C'est pourquoi,
par souci de simplification, plutôt que le mot théosophie, qui peut avoir un
sens extrêmement large, nous avons parlé de "métaphysique". Il n'est pas facile
de définir ce que peut être la métaphysique de Baha'u'llah, car bien qu'embrassant
certains éléments de la problématique classique, elle est organisée selon une
économie totalement différente; et bien entendu, outre certains aspects volontairement
lacunaires, elle est totalement implicite.
Dans la pensée de Baha'u'llah, l'opposition entre une physique science du sensible,
et une métaphysique science du suprasensible n'a aucun sens. De plus, contrairement
à la métaphysique classique, le concept de Dieu, ou l'idée d'un premier moteur,
est totalement rejeté en-dehors de la sphère de cette métaphysique. Dieu se
trouve dans un domaine inscrutable, ou même les mots "Existence" et "Être" n'ont
aucun sens, dans la mesure où ils renvoient à l'expérience humaine.
C'est un point qui nous paraît tellement important et fondamental que nous reviendrons
dessus une fois que nous aurons un peu mieux cerné le contenu de cette métaphysique.
Si ni Dieu, ni l'Être ne sont le point de départ de la métaphysique de Baha'u'llah,
alors il ne reste plus que l'homme, et nous avons vu comment l'image du divin
se construit à partir de l'homme. Cette construction serait vouée à un échec
irrémédiable si l'homme était enfermé dans la contemplation solitaire de cet
Absconditum impénétrable à l'intelligence humaine. Cette image du divin doit
renvoyer à autre chose que Dieu, et elle renvoie effectivement à l'Homme parfait
(insan-i-kamil), à la Manifestation divine.
L'élément fondamental de cette métaphysique est donc bien l'anthropologie qui
comprend d'une part la psychologie, science de l'âme, de sa nature, de ses puissances
et de son devenir, et la gnoséologie, sur laquelle nous nous sommes déjà étendus.
Cette psychologie et cette gnoséologie n'épuisent pas toute l'anthropologie
de Baha'u'llah et il subsiste un noyau résiduel, pour lequel nous n'avons pas
encore trouvé de désignation, mais qui s'organise autour de la question fondamentale
de la nature humaine et de l'humanité de l'homme, de la finalité de l'existence
et même de son devenir en tant qu'espèce.
Le deuxième volet de la métaphysique de Baha'u'llah concerne ce que nous avons
appelé "la Théologie spéculaire". On voit très bien que cette Théologie spéculaire
est fortement structurée. Malheureusement, nous ne disposons pas d'une terminologie
appropriée pour en définir les parties. Nous avons montré que cette théologie
spéculaire est fondée sur une Philosophie de l'Émanation, mais à cette Philosophie
de l'Émanation s'ajoute une Philosophie de la Manifestation, car émanation et
manifestation sont chez Baha'u'llah deux concepts complémentaires et inséparables.
Cette Théologie spéculaire n'est pas une science du suprasensible parce qu'elle
descend jusqu'au niveau de la matière et du monde phénoménal, et doit donc rendre
compte à la fois du Monde imaginal, dont nous avons vu qu'il ressemble au programme
(software) de notre univers, et du passage des réalités spirituelles ou intelligibles
aux réalités sensibles par le point de coalescence. Cette coalescence suppose
une grande unité entre les phénomènes physiques et les phénomènes spirituels
et justifie que pour Baha'u'llah ils ne forment qu'un seul monde, sans aucune
trace de dualité; la dualité n'étant qu'une illusion créée par le situs de la
conscience humaine. Cette non dualité est en même temps un réalisme, car en
aucun cas elle n'implique que le monde phénoménal ne soit qu'une illusion; celui-ci
est réel bien que dépendant d'une "sur-réalité" (haqiqat) spirituelle. C'est
pourquoi nous qualifions volontiers cette métaphysique de "non-dualisme réaliste".
Cette théologie spéculaire sert en même temps de cosmogonie, ou plutôt devrions
nous dire de noogonie. Car Baha'u'llah distingue deux plans: d'une part la création
du monde spirituel, et d'autre part la création du monde matériel à partir du
monde spirituel. C'est l'Esprit qui est considéré comme le "créateur" des réalités
spirituelles, bien que ce concept nécessite encore d'être approfondi. L'Esprit
qui est une émanation divine (fayd ; sudur) agit en se manifestant (zuhur) dans
le miroir des réalités spirituelles. La relation entre l'émanation et la manifestation
n'est pas clairement expliquée dans les Écrits de Baha'u'llah. Il semble que
ce soit volontairement car ces concepts ne sont, ne l'oublions pas, que des
métaphores dont il ne faut pas exagérer le réalisme. La véritable noogonie se
trouve bien au-delà de la compréhension humaine. Cette Théologie spéculaire
est donc susceptible de recevoir plusieurs interprétations. On pourrait dire
par exemple que c'est en se manifestant que l'Esprit crée le miroir. Mais on
pourrait admettre que le miroir soit créé directement par Dieu, ou l'Esprit
saint, comme une émanation indépendante, ou bien comme une potentialité. Le
rôle de l'Esprit serait alors de lui donner la vie et de l'animer et c'est en
cela qu'il serait créateur.
Le double processus de l'émanation et de la manifestation explique comment le
monde doit être considéré comme une émanation continue et unique et non comme
une série d'hypostases qui s'enchaînent dans une procession. Ce double processus
assure l'unité du plérôme.
Finalement, dans la métaphysique de Baha'u'llah, tout est ramené à l'Esprit.
L'Esprit occupe la place que les métaphysiques classiques accordent à l'Être.
Il unit la création au créateur. Il assure l'unité du plérôme, car c'est le
même Esprit qui se reflète dans chaque miroir. Étant agent créateur, tout ce
qu'il créé est esprit, les réalités spirituelles et l'essence des choses sont
donc esprit. Il faut prendre garde de ne pas interpréter ce schéma dans un sens
avicennien où la multiplicité des esprits et des âmes résulte de la fragmentation
de l'Intelligence agente. Ici l'Esprit-saint manifeste l'Esprit, ou plutôt les
esprits, car l'Esprit créé assure diverses modalités ontologiques. Ce sont ces
modalités ontologiques qui font qu'on peut parler de "mondes divins" ou de "mondes
spirituels". L'Esprit se manifeste sous une forme propre dans chaque monde,
et nous savons que ces mondes sont en nombre infini. On pourrait se représenter
l'Esprit comme un univers en perpétuelle expansion. L'Esprit-saint est parfait,
il ne peut donc évoluer dans le sens de la perfection. La seule voie qui se
trouve ouverte à son évolution est celle d'une diversification infinie.
Si donc nous devions chercher à analyser la structure de la Théologie spéculaire
de Baha'u'llah, nous dirions d'abord qu'elle est une noologie, une science de
l'esprit, bien qu'ici le mot "science" n'ait aucun sens et soit employé de manière
purement métaphorique. Après la noologie vient la science des miroirs qui sont
en même temps les modalités de l'être, nous avons donc d'une part une ontologie
qui est une ontologie de l'Esprit, et d'autre part, quelque chose, qu'à défaut
d'une expression plus adéquate, nous appellerons une "philosophie des réalités
spéculaires" pour éviter à tout prix de parler d'une philosophie des essences,
puisque le mot "essence" vient du latin esse, "Être", et a toute une histoire
dans la scolastique et la philosophie classique qui renvoie à des concepts qui
ne peuvent plus être les nôtres.
Au-delà de la Théologie spéculaire doit être établie la Prophétologie, qui n'est
pas une simple science de l'inspiration prophétique, mais développe le caractère
métaphysique de l'Esprit prophétique considéré comme une modalité ontologique
propre.
Avec ces trois éléments que sont l'Anthropologie, la Théologie spéculaire et
la Prophétologie, nous avons à peu près fait le tour de toute la métaphysique
de Baha'u'llah, sans malheureusement pouvoir en détailler toutes les parties.
Si maintenant nous voulions situer cette métaphysique dans l'ensemble de sa
philosophie, outre de l'herméneutique qui est déjà un sujet fort complexe, il
faudrait au moins parler de sa philosophie de la nature, de sa philosophie de
l'histoire et de sa philosophie sociale et politique; vaste programme qui ouvre
à la recherche un champ immense.
Ce qui oppose le plus Baha'u'llah à l'esprit de la scolastique, qu'elle fut
européenne ou musulmane, c'est son refus de tout discours sur Dieu. La position
de Baha'u'llah par rapport à cette question est complexe car d'une part le fond
de sa pensée sur ce point est une anti-tradition, et pourtant, c'est au langage
de la tradition qu'il a confié cette anti-tradition. Un exemple nous est donné
par la théologie des Noms divins.
Baha'u'llah dans plusieurs écrits importants a nié toute possibilité de prêter
à Dieu des attributs. Pourtant on ne peut pas ouvrir un seul de ses livres,
ni une seule de ses tablettes, fut-elle la plus brève, sans tomber sur l'invocation
de ces attributs. Il est "le seul Dieu, l'Incomparable, l'Unique, le Tout-puissant,
le Glorieux, Celui que tous les hommes implorent"(508),
"le Puissant, le Très haut, l'Omniscient, le Sage"(509),
"le Clément"(510), "le Puissant, le Patient,
l'Omnipotent, le très-Généreux"(511),
etc. On pourrait donc avoir ainsi l'impression de se trouver tout à fait dans
le cadre de la théologie coranique, et nombre de Tablettes pourraient être ainsi
lues sans qu'on ait une fois l'impression de déroger à l'orthodoxie.
Cependant tout le sens de ces Tablettes change complètement lorsqu'on pose le
principe que ces attributs se réfèrent non à l'essence divine, mais à la Manifestation.
Nombres de prières d''Abdu'l-Baha commencent par l'invocation "Il est Dieu"
(Huw Allah) ; même cette invocation se réfère non à l'Essence intrinsèque mais
à sa Manifestation. Dans l'expression "Huw Allah", il existe une dualité où
"Huwa" figure la Manifestation qui, telle un miroir, renvoit l'image d'Allah.
Dans certaines prières, l'invocation est réduite à "Huwa"(512)
car on peut dire de la manifestation que "Il est" sans cependant pouvoir dire
ce qu'il est ni le désigner par un autre nom.
Personne n'a probablement recensé tous les Noms et attributs que Baha'u'llah
prête à la Manifestation divine, et indirectement à Dieu, tant ils sont nombreux.
Et pourtant il en est un qui est traditionnel dans la Falsafa comme de nombreuses
autres écoles, c'est celui de "l'Être" (Wujud) qu'on ne rencontre jamais dans
les écrits baha'is. Le Dieu de Baha'u'llah est transcendant à un tel degré que
même l'Être ne peut lui être attribué, et aucune parole ne peut adéquatement
parvenir à lui. Sa nature (kaynuna) échappe totalement à l'entendement humain.
C'est précisément l'expérience de l'Être qui sépare la créature de son créateur,
parce que c'est sous la forme de la contingence que l'Être se présente à notre
conscience, et cet Être est un Être-là, un Être dans le monde. Si "Être" est
une présence au monde de l'Esprit, infiniment modulable pour parcourir l'infini
des mondes divins, alors Dieu ne saurait exister d'une modalité ontologique
qui le ramènerait dans sa création. C'est le mystère de l'ipséité (huwiyyat).
Huwiyyat, terme qui vient de Huwa, "Il", est précisément le terme qui permet
de décrire Dieu sans avoir recours au vocabulaire des essences. Huwiyyat, c'est
l'Identité cachée ; celle qui est au-delà des Noms et attributs, le Hahut impénétrable.
Ce statut particulier, de l'essence divine, fait que les Noms et attributs acquièrent
une sorte d'existence autonome. Très logiquement, il y a totale disjonction
entre l'Essence divine et les attributs; c'est pourquoi Baha'u'llah a créé pour
eux le Monde du Commandement, qui est également le Monde de la Manifestation,
parfois encore identifié au Jabarut comme Monde de la Volonté divine. Là aussi,
le vocabulaire de Baha'u'llah peut-être très désorientant et cacher l'originalité
sous l'apparence d'un vocabulaire orthodoxe. Car il faut avoir déjà très profondément
pénétré dans la pensée de Baha'u'llah pour reconnaître derrière le mot Jabarut,
si conforme à une certaine tradition, le Monde du Commandement ('Alam-i-'Amr)
qui bouleverse cette tradition.
On peut donner de ce Monde du Commandement deux interprétations divergentes
qui sont peut-être toutes deux été également voulues par Baha'u'llah. La première
fait de celui-ci un monde autonome, au statut quasi-hypostasique. C'est dans
ce monde que se trouverait l'origine de tous les mondes. L'autre interprétation
fait du Monde du Commandement un "Intermonde" (barzakh) ; un monde intermédiaire
entre le monde de l'essence divine et le monde des essences particulières. Cependant,
cette dernière interprétation, pour séduisante qu'elle soit, présente plusieurs
difficultés. La première, c'est que si le Monde du Commandement est un monde
intermédiaire. On est alors fondé à s'interroger sur le statut du Monde imaginal,
car celui-ci devrait y être inclus. Les entités intermédiaires du Monde imaginal
deviendraient ainsi des projections des attributs divins, ce qui soulève immédiatement
toute une série de questions.
Une des difficultés qui apparaît comme le statut du Verbe divin dans le monde,
et en conséquence toute la théologie impérative concernant les différentes formes
de la volonté divine lorsqu'elle se manifeste dans les différents mondes spirituels.
Si le Monde du Commandement récapitule les attributs divins, qu'il en est la
seule expression pleine et entière, alors comment le Verbe divin, ou l'Esprit
Saint, pourraient-ils garder leur autonomie ?
Cette difficulté détermine une troisième conception qui fait du Monde du Commandement
la personnification de l'Esprit Saint, sa manifestation totale, nous oserions
presque écrire son incarnation. La métaphysique de Baha'u'llah ne consiste pas
à enfiler des syllogismes, et à empiler les arguments spéculatifs pour arriver
à la construction la plus économique et la plus convaincante possible; mais
plutôt à multiplier les points de vue partiels et complémentaires, puisque de
toute façon les Mondes spirituels sont au-delà du langage et de la logique humaine.
Le danger est toujours de retomber dans nos vieilles habitudes scolastiques
qui veulent que tout se plie à notre logique, et de verser le vin nouveau dans
les vieilles outres de la tradition arabo-hellénistique.
Le problème ici posé est d'affirmer l'absolue transcendance de l'Essence divine
et donc d'assurer l'autonomie du monde des attributs sans faire de ce monde
une hypostase. La solution de ce problème se trouve bien dans le caractère spéculaire
de chaque monde. En tant que miroir, le Monde du Commandement est totalement
indépendant du monde de l'Essence divine ; nous sommes ici au plan ontologique.
En tant qu'image divine et image des attributs divins présents dans le miroir,
le Monde du Commandement est bien un Intermonde ; nous sommes ici au plan phénoménologique.
Le Monde de l'Essence est le seul monde qui soit un monde de pure unicité. Tous
les autres mondes contiennent un élément de dualité, mais cette dualité n'est
pas ontologique mais phénoménologique.
Nous ne devons pas croire que la métaphore de l'image et du miroir suffit à
épuiser toute la réalité des mondes créaturels. Nous ne devons jamais perdre
de vue qu'il s'agit de simples métaphores. Aller au-delà nous ferait cependant
sortir du champ philosophique, car la connaissance la plus approchée des réalités
essentielles (haqa'iq) nécessite un dépassement de la connaissance discursive
et analytique. Les mondes divins sont des mondes de l'intuition qui dépendent
de notre expérience personnelle du divin. Cette connaissance nécessite d'atteindre
la station du "haqqu'l-yaqin", de la Certitude du feu accessible seulement à
celui qui brûle dans le feu et en subit l'effet transformateur comme le morceau
de fer acquière dans la forge du forgeron les qualités du feu. Cependant le
fer ne devient jamais le feu.
On comprend ainsi pourquoi le Monde du Commandement n'est pas une hypostase.
Ici le miroir ne peut exister sans l'image. C'est l'image qui crée le miroir.
Au plan ontologique chaque monde est une émanation (fayd; sudur) directe de
Dieu sans qu'il y ait procession d'un monde à l'autre, et il n'y a qu'une seule
lumière divine et qu'une seule manifestation (zuhur). Au plan phénoménologique
la lumière divine, l'Ishraq illuminatif, se reflète de miroir en miroir. C'est
la modalité de la lumière qui, se diversifiant, crée la modalité des miroirs
qui, en dépit des différents modes ontologiques qui leur sont propres, restent
un. Car il n'y a qu'une seule lumière, comme le montre le fait que la lumière
blanche possède en elle toute la variété du spectre chromatique; cependant les
couleurs n'apparaissent que lorsque cette lumière rencontre des matériaux différents.
En tant que miroir reflétant l'image des attributs divins, chaque monde est
une effusion de lumière (tajalli) leur permettant la manifestation selon le
double processus du miroir qui reçoit l'image (jala) et qui la renvoie (istijla).
Emanation et Manifestation sont deux processus complémentaires et inséparables.
C'est pour cette raison que le Monde du Commandement peut apparaître à la fois
comme un monde autonome et comme un monde intermédiaire.
En tant que première manifestation des attributs divins dans leur station de
différenciation, le monde du Commandement apparaît comme le prototype de la
manifestation (zuhur) parfaite des Noms et attributs divins, de même que la
Manifestation (mazhar) universelle apparaît comme le prototype de l'Homme parfait,
le modèle de l'Esprit anthropique. Le Monde du Commandement est donc le modèle
de la perfection absolue à laquelle aspire tous les autres mondes, et c'est
pourquoi Baha'u'llah appelle parfois la station de la Manifestation universelle
"la plus grande vision" (al-manzar al-akbar).
En professant l'autonomie des attributs divins, la théologie baha'ie se trouve
à sa plus simple expression. C'est-à-dire l'affirmation d'une "Nature" (kaynuna)
dont toute la création procède, inaccessible en tant que telle à l'esprit de
l'homme, mais distinguable par ses effets dans la création.
Considérant l'insistance que met Baha'u'llah dans l'affirmation de la transcendance
divine, on peut se demander si ce Dieu inconnaissable peut encore être un Dieu
personnel, et si on ne se rapproche pas finalement d'un système proche du Vedanta
indien. Quelle relation personnelle le croyant peut-il conserver avec ce Dieu
inconnaissable?
Il y a ici une question qui est loin d'être tranchée. Les premières générations
de penseurs baha'is, qui étaient essentiellement de langue persane ,et donc
familière avec la culture shi'ite, ont complètement ignoré le problème. Celui-ci
a commencé à se poser avec acuité lorsque l'enseignement baha'i a d'abord pénètré
en Birmanie à la fin du XIXe siècle, puis s'est répandu en Inde. Pour tenter
d'apporter quelques éclairages sur cette subtile question, il convient de s'interroger
sur la notion même d'un Dieu personnel. Dieu est-il une personne? Ce qui amène
à poser la question "Qu'est-ce-qu'une personne?", question qui est susceptible
de recevoir des réponses diverses.
Notons d'abord que cette problématique est propre au Christianisme et à la civilisation
chrétienne et est restée fondamentalement étrangère à la culture musulmane.
Cela explique que Baha'u'llah semble ne s'être jamais adressé directement au
problème. L'idée de personne a elle-même deux sources: l'une dans le stoïcisme
avec la notion de "rôle" que joue l'être humain, et l'autre dans le juridisme
latin, qui s'est efforcé de définir les rapports de l'individu-sujet avec la
communauté sociale(513).
C'est la transposition de la notion latine de "persona" sur la théologie trinitaire
grecque et le concept de "hypostasis" qui a créé la notion de personne dont
a hérité le Moyen-Âge(514). Nous ne rentrerons
pas ici dans l'histoire fort complexe de ce concept, en nous contentant de dire
que les premières définitions qui remontent à Boèce font de la personne une
substance qui s'oppose à la nature qui est subsistance(515),
alors que Richard de St. Victor éliminera de la définition toute référence à
la substance.
St. Thomas retournera à la définition Boècienne avec quelques aménagements(516).
Ce n'est pas dans ce sens théologique qu'on peut considérer le Dieu de Baha'u'llah
comme une personne, puisque Dieu n'est pas une substance et probablement pas
une essence. Richard de St. Victor introduisit lui un concept psychologique
de la personne en en faisant "une existence individuelle d'une nature raisonnable"(517).
Kant(518) et Hegel(519)
mettront la rationalité au centre même du concept de la personne.
Ceci amène une nouvelle question: le Dieu de Baha'u'llah est-il raisonnable
? C'est là encore un débat difficile à trancher. Nous serions quant à nous enclin
à penser que la notion de raison est propre à l'homme, et c'est précisément
cela qui détermine "l'inscrutabilité" de l'Identité cachée (huwiyyat) de Dieu.
Il y a cependant dans la raison humaine comme une ressemblance avec la raison
divine, un reflet qui ouvre un isthme étroit à l'entendement spirituel.
Les définitions plus modernes du concept de personne insistent elles sur la
conscience de soi, la volonté propre, la raison, la personnalité comprise comme
la somme des caractéristiques psychologiques, la singularité, la conscience
séparée qui s'oppose au monde, le souci etc. Le problème réside ici dans le
fait que notre idée de la personne provient de la personne humaine. Elle véhicule
donc un psychologisme qui est fondamentalement étranger, comme tout anthropomorphisme,
à la pensée de Baha'u'llah.
Bien entendu, certains éléments psychologiques existent bien dans le concept
baha'i de Dieu: ce sont essentiellement la Volonté et l'Amour. Mais il peut
y avoir ici deux interprétations. L'une réaliste qui prend ces termes dans leur
sens premier. L'autre qui considère que ces expressions sont métaphoriques et
correspondent à une réalité qui est au-delà de l'entendement humain.
Il reste que jamais Baha'u'llah ne décrit Dieu comme un être doué d'une personnalité
et de caractéristiques psychologiques comme par exemple "le Père" de l'Évangile.
Nous croyons donc pouvoir conclure que le Dieu de Baha'u'llah n'est pas une
personne.
Cependant, dire que Dieu n'est pas une personne, n'exclut pas totalement une
relation personnelle entre le Créateur et la créature. On peut comprendre la
relation personnelle comme une relation de personne à personne, mais on peut
aussi la comprendre comme une présence. Ici apparaît une caractéristique fondamentale
de la spiritualité baha'ie. Dieu est présent dans toute sa création, puisqu'il
se reflète dans chaque atome; mais plus encore il est présent en l'homme. Il
y est tellement présent qu'il semble parfois l'habiter, ainsi que le dit lui-même
Baha'u'llah: "ton coeur est ma demeure"(520).
Il est difficile de déterminer les modalités de la relation personnelle du croyant
avec son Dieu, parce que toute la relation est matérialisée par la Manifestation
divine, c'est-à-dire par Baha'u'llah lui-même. Certes, tout n'est pas ramené
à la Manifestation. Le but de la vie terrestre est de connaître et aimer Dieu.
Mais cette connaissance et cet amour passent obligatoirement par la Manifestation
divine. Si la distinction continue d'exister au plan théologique, dans la vie
spirituelle elle semble complètement disparaître. Expliciter cette relation
pourrait faire l'objet d'une grande étude sur la spiritualité baha'ie, encore
trop peu étudiée. Nous ne pouvons ici approfondir cette question, mais il nous
paraissait néanmoins important de soulever le problème pour montrer que tout
est loin d'être dit sur la pensée de Baha'u'llah. Il existe d'ailleurs des avis
très contrastés chez les baha'is eux-mêmes et il est probable que, dans le futur,
différentes écoles de mysticisme se dessineront.
Ce que nous retiendrons quant à nous, c'est que les Écrits de Baha'u'llah nous
donnent une double image: celle d'un Dieu inconnaissable et infiniment transcendant
qui convient parfaitement aux philosophes, et celle d'un Dieu aimant, présent
en l'homme, qui est le Dieu des mystiques. Cette présence est susceptible de
recevoir plusieurs interprétations, cela peut être celle d'un Dieu personnel
comme l'ont compris le Christianisme ou l'Islam, ou cela peut être un "Autre
chose" qu'il peut être encore trop tôt de chercher à définir, mais qui pourrait
rapprocher le messager de Baha'u'llah du mysticisme de l'Inde et de certaines
écoles bouddhiques. De même que le Christianisme des premiers siècles a eu des
difficultés à se détacher d'une interprétation judaïsante, de même le Foi baha'ie
éprouve la même difficulté à s'arracher à une vision héritée de l'Islam et du
Christianisme. Les grands messages religieux sont toujours porteur d'universalité.
Ils ne se développent jamais par un retour aux sources, mais toujours par un
élargissement qui dans la Foi baha'ie n'en est qu'à ses débuts.
*********
Nous voudrions terminer ce rapide survol de la philosophie de Baha'u'llah en
esquissant un rapprochement avec la philosophie occidentale. Nous avons vu dans
l'introduction à propos des lettres qu'il adressa aux souverains de son époque
que Baha'u'llah avait anticipé la majeure partie des problèmes politiques et
sociaux du XXe siècle et nous retrouvons dans sa pensée philosophique la même
anticipation. De plus, nous pensons que cet exercice peut s'avérer fructueux,
car il nous permet d'interroger les textes de Baha'u'llah au-delà de leur simple
évidence, et ceci nous montre combien ces textes sont susceptibles de parler
à différents niveaux, et il nous permet également d'interroger notre propre
tradition et de découvrir peut être une nouvelle façon de regarder le monde.
La comparaison que nous avons faite entre le néoplatonisme grec et musulman
et la philosophie émanatiste de Baha'u'llah a été pour nous l'occasion un parallélisme
certain entre le développement de la philosophie en terre d'Islam et en Chrétienté.
Ce parallélisme s'est maintenu jusqu'au XIIe siècle, puis apparaissent des divergences
qui ne cesseront de l'approfondir au XIIIe siècle jusqu'au divorce social qui
est prononcé au XIVe siècle. Ce divorce coïncide avec la crise de la scolastique
et l'apparition de nouvelles méthodes philosophiques.
L'achèvement d'un certain type de philosophie, aujourd'hui rejeté par certains,
a suscité en occident un débat passionné pour chercher à en établir les causes
et les conséquences. Pour ce qui est des causes, nous avons vu que certains
invoquent l'introduction puis le règne trop exclusif de l'Aristotélisme, le
développement de l'ockhamisme et du nominalisme. D'autres thèses partent de
la sclérose de la scolastique incapable de réformer ses méthodes pour s'adapter
à une nouvelle vision du monde, et la renaissance au XVe siècle de l'humanisme,
lointaine conséquence de la chute de Constantinople. Nous n'entrerons pas dans
ce débat.
La fin de la philosophie médiévale a sans doute des raisons si complexes que
probablement il ne sera jamais possible de les inventorier et de les peser toutes.
L'aristotélisme peut être à la fois considéré comme une des causes de la stérilisation
de la scolastique en raison de sa croyance absolue que la vérité doit émerger
d'un usage de la logique et sa vision taxinomique des sciences et de la réalité
qui ont détourné de l'observation de la réalité. Alors qu'on peut au contraire
y voir l'émergence d'une nouvelle rationalité et l'instauration d'une rigueur
méthodologique, face à l'augustinisme, qui ouvre la voie à Descartes et à Leibnitz.
Inversement le courant humaniste de la Renaissance s'est souvent allié au néoplatonisme
comme nous le montre la philosophie de Marcile Ficin et Nicolas de Cues. Vouloir
systématiquement opposer Aristotélisme et Platonisme nous paraît un faux débat
résultant d'une vision d'Aristote et de Plotin qui ne pouvait n'être que celle
des érudits du XIIe ou XIVe siècle, ni celle de Farabi, Avicenne ou Averroès.
Nous pensons que Plotin et Aristote ne représentent pas l'opposition de deux
courants, certes diamétralement antithétiques, à l'intérieur d'une même philosophie
qui serait née avec Parménide et dont ni l'occident, ni le monde islamique ne
seraient sortis depuis. Assimiler en bloc l'Aristotélisme, le scotisme, l'ockhamisme
et le nominalisme, ne marque pas seulement une fidélité supposée au platonisme,
mais surtout une défiance vis-à-vis de la raison.
C'est finalement la place de la raison dans la philosophie et dans l'herméneutique
qui est au coeur du débat. Cependant, ceux qui comme Corbin rendent responsable
le scotisme et le nominalisme du déclin de la théosophie et opposent ce déclin
au rayonnement de l'École ishraqie oublient trop facilement que Avicenne soutint
des thèses très proches du nominalisme. Et en condamnant le scotisme et l'ockhamisme
on fermait pour plusieurs siècles la seule voie qui eut permis à la philosophie
d'échapper à l'influence du thomisme.
La crise de la scolastique chrétienne n'a pas été seulement causée par des problèmes
internes. Elle a été mise à jour parce que les problèmes auxquels se trouvaient
confrontée la société étaient de nature totalement nouvelle et n'ont pu être
surmontés sans un changement de paradigme. Il faut plutôt se demander pourquoi
l'Islam n'a pas connu de crise similaire avant le XIXe siècle et si cela constitue
plutôt une force ou une faiblesse.
C'est une chose que de s'interroger sur les causes d'une crise, cela en est
une autre que d'en envisager les conséquences. Mais les causes et conséquences
ne peuvent évidemment être dissociées. Nous aurons l'occasion de dire bientôt
pourquoi il nous semble que la crise de sortie de la scolastique, avec l'avènement
du cartésianisme et du rationalisme à travers ses variantes spinozistes, leibnitziennes
et finalement kantienne devait fatalement aboutir à la crise au XXe siècle,
et à ce que nos contemporains appellent la fin de la métaphysique et nous verrons
comment finalement la pensée de Baha'ullah nous paraît apporter un remède à
cette situation.
Le problème à nos yeux n'est pas de condamner telle ou telle école ou tendance,
mais plutôt de s'interroger sur la question de savoir pourquoi la théosophie
chrétienne n'a pas été capable de survivre à l'avènement de la raison rationalisante.
La scolastique thomiste par exemple était loin de condamner l'usage de la raison,
bien au contraire. Le passage à la philosophie moderne marque moins l'avènement
de la raison qu'un certain usage de cette raison qui entraîne effectivement
la disparition de la théosophie.
Pourquoi donc un tel choc mortel? Sans doute parce que la théosophie médiévale
était une théosophie incomplète. C'est précisément cette incomplétude de la
théosophie chrétienne et musulmane qui la sépare du concept baha'i de théosophie,
et cette incomplétude résulte de l'incapacité à articuler l'individuel à l'universel;
d'où, entre autre, le conflit nominaliste, la répudiation de la philosophie
des essences, et finalement la proclamation de la fin de la métaphysique ou
la mort du sujet.
La scolastique a péché par excès de synthétisme au détriment de l'analyse. Sa
méthode que ce soit en sciences religieuses comme en sciences naturelles consiste
à collectionner les faits, à les superposer, à les amalgamer de façon à ce que
la théorie rende compte de tous les faits connus, surtout des plus extraordinaires,
mais jamais à les analyser individuellement. Les règles proviennent de généralisation.
Ceci explique que tout devienne affaire de théologie et d'herméneutique. Le
livre sacré est supposé contenir la synthèse de tout le savoir de l'univers.
L'analyse ne consiste pas à reconnaître un fait pour ce qu'il est, mais uniquement
à reconnaître en lui un signe du divin. La connaissance du sensible vient du
suprasensible et non l'inverse.
De ce fait la philosophie de la nature que l'on trouve chez un maître Eckart
ou un Hugues de Saint Victor n'est pas une branche indépendante de la théosophie,
mais se trouve assujettie à l'herméneutique. L'intuition gnostique opére sans
contrôle de la raison, sans théorie épistémologique sous-jacente. L'herméneutique
elle-même devient une science purement intuitive, sans méthodologie, et n'aboutit
finalement qu'à la superposition de points de vue individuels colationnés, sans
esprit critique, pour tenter de former une image de la réalité. Sous la forme
de la théologie, l'herméneutique a envahi tout le champ de la philosophie préparant
ainsi la voie au dogmatisme.
Dans la conception scolastique, la raison est encore le logos, c'est-à-dire
quelque chose de totalement transcendant, incapable de descendre dans les réalités
individuelles. La raison universelle ne fait que se refléter imparfaitement
dans le monde sensible mais elle ne descend jamais. La raison est l'expression
de l'universel par excellence. Elle est normative. Mais les individus sont des
êtres trop imparfaits pour l'incarner. Ils peuvent tout au plus tâcher de s'en
approcher.
L'humanisme de la Renaissance va renverser les choses. La raison va devenir
immanente aux choses. On va restaurer la méthode analytique, particulièrement
par le développement des méthodes alexandrines. Du même coup le rapport de l'individuel
à l'universel s'inverse sans que le problème soit résolu. La nouvelle philosophie
se distingue de l'ancienne théosophie en ce sens qu'elle affirme que tout le
savoir ne peut provenir que de la raison et exclusivement de la raison. L'intuition
mystique sort complètement du champ du savoir. La tâche de la philosophie devient
celle d'assurer les fondements du savoir, tâche autrefois dévolue à la théologie.
Le modèle retenu sera celui de la géométrie, considérée comme l'expression la
plus intelligente de la Raison universelle. Ainsi l'idée d'une Mathesis Universalis
qui sera à la philosophie ce que la pierre philosophale est à l'Alchimie.
La théosophie a disparu faute d'avoir compris le rôle que joue la Raison dans
l'articulation entre le champ du savoir spirituel et le savoir empirique. Elle
n'a pas su préserver un équilibre entre l'herméneutique et la philosophie de
la nature et n'ayant compris que la gnose ne pouvait se limiter à l'intuition
mystique et devait unifier tous les champs du savoir à partir de la raison.
La théosophie a donc perdu son caractère philosophique et en retour l'émancipation
de la philosophie ne pouvait se faire que contre elle.
On pourrait pratiquement faire la même analyse en ce qui concerne la théosophie
musulmane, à cette différence près que celle-ci n'a jamais connu de crise rationaliste
et au contraire a toujours été alimentée par des courants mystiques beaucoup
plus importants et sans cesse renouvelés. Dans l'Islam, comme dans le Christianisme,
la théologie a étouffé les sciences empiriques, et l'herméneutique spirituelle
a envahi tout le champ du savoir.
Il faut donc comprendre de quoi parlent ceux qui aujourd'hui déplorent la disparition
de la théosophie. Nous avons vu que le projet théosophique n'est jamais allé
à son terme et n'est jamais parvenu à constituer la Mathesis Universalis dont
l'occident a toujours rêvé. C'est pourquoi ce projet a quitté au XVIe siècle
le domaine théologique pour devenir celui de la philosophie. La crise qui en
a résulté montre bien qu'on ne peut pas poser les sciences empiriques sur un
fondement mystique.
Cette longue analyse nous aide à mieux comprendre la spécificité de la théosophie
baha'ie dont le but déclaré est de surmonter la crise de la raison. Pour Baha'u'llah,
la théosophie ne constitue pas comme pour les scolastiques le fondement du savoir
sur lequel devrait se fonder le développement des sciences empiriques. Il y
a au contraire proclamation de l'autonomie de la science et de la Raison. Mais
la science et la Raison ne peuvent à elles seules prétendre à l'universalité
du savoir.
Toute connaissance humaine part des données empiriques et donc des réalités
individuelles. Il est clair que dans la pensée de Baha'u'llah la connaissance
de l'universel dépend de la connaissance du particulier; on est donc très proche
des thèses nominalistes, encore faudrait-il préciser de quel nominalisme il
s'agit, car ce nominalisme, comme d'ailleurs celui d'Avicenne est loin d'aboutir
aux conséquences catastrophiques qu'ont dénoncées Henri Corbin et Antoine Faivre.
Le nominalisme oriental est si subtil que bien souvent il a échappé aux critiques
des occidentaux qui ne l'ont pas même reconnu parce que ce nominalisme est parfaitement
inséré dans un cadre platonicien, et ne présente donc pas de contradiction avec
une philosophie des sciences. Il va de soi que si on peut parler d'un nominalisme
de Baha'u'llah, celui-ci ne s'apparente ni à celui d'un Roscelin ni à celui
des disciples de Dun Scot, mais doit plutôt se rapprocher de la tradition orientale;
non pas d'ailleurs qu'il lui est emprunté, mais parce que celle-ci offre la
seule voie praticable pour une philosophie de l'Émanation.
De ce fait, parler d'une théosophie baha'ie prend une nouvelle résonance. Cette
théosophie ne se substitue ni à la science, ni à la philosophie. Au contraire,
la science et la philosophie, en tant que savoirs universels, en constituent
le fondement. Mais en de multiples endroits Baha'u'llah montre que ni la science,
ni la philosophie, ni les sciences religieuses, ni aucune forme de dogmatisme
théologique, ne peuvent suffire à rendre le monde intelligible à l'homme, car
le monde est une expérience personnelle. La science et la philosophie nous fournissent
des instruments précieux de cette intelligibilité, mais celle-ci n'est jamais
atteinte de manière purement théorique.
Au-delà de l'expérience commune qui naît de l'intersubjectivité, il existe une
intelligibilité plus profonde, mouvante et insaisissable qui est propre à chaque
individu et qui résulte de son expérience spirituelle personnelle. Cette spiritualité
est l'élément indispensable qui se surajoute au savoir empirique et théorique
pour constituer la théosophie. Or, cette spiritualité ne relève plus du domaine
de l'intersubjectivité, elle est donc au-delà du langage, ni communicable, propre
à chaque individu. Chaque station, chaque degré de la vie spirituelle, possède
sa vision (manzar) propre. Nul ne peut voir ce qu'un autre a vu, ni comprendre
ce qu'un autre a compris. Le secret ne s'enseigne pas. Le secret ne se divulgue
pas. Nul ne peut saisir le secret propre à chaque degré spirituel, à moins qu'il
n'ait atteind ce degré.
Le savoir scientifique et philosophique naît du particulier pour monter à l'universel
alors que le savoir théosophique et gnostique ('irfani) qui le complète redescend
de l'universel à l'individuel. Dans le domaine de la spiritualité n'existe plus
que l'intériorité (batin), que la subjectivité pure. Le savoir spirituel et
donc une sorte de phénoménologie où la connaissance est transcendante au monde
et à la conscience.
Dans la pensée de Baha'u'llah, il est clair qu'on ne peut trouver une Mathésis
Universalis, ni même un langage logico-mathématique, qui garantisse le fondement
des sciences. Ceci ne veut pas dire que les sciences ne peuvent prétendre à
une connaissance objective, mais seulement que le domaine de cette connaissance
objective est limité et ne saurait épuiser toute la réalité. Ce que nous appelons
la raison n'est en fait que la rationalité humaine. Or Baha'u'llah établit un
lien très étroit entre les modalités de l'Être et les modalités de la rationalité.
Il s'agit d'un principe fondamental de sa pensée qui a été largement développé
par 'Abdu'l-Baha, mais dont on n'a pas assez vu les conséquences.
L'Être est une réalité purement abstraite qui naît des modalités d'existence
propres à chaque étant, sachant que l'unité fondamentale de la Réalité (basitu'l-haqiqat)
réside dans l'Esprit, qui est en même temps le Verbe-Logos. Chaque degré de
la réalité, c'est-à-dire chaque modalité ontologique, possède une structure
d'intelligibilité qui lui est propre et qui est hiérarchisée. Chaque étant est
limité par cette structure d'intelligibilité qui lui permet seulement de connaître,
en fonction de sa propre rationalité, les modalités ontologiques inférieures,
mais qui lui voile les modalités supérieures. La rationalité humaine n'est donc
qu'un mode de la Raison universelle qui s'incarne dans l'esprit, le Verbe -Logos.
L'homme ne peut donc comprendre ni Dieu, ni les réalités intermédiaires entre
lui et l'Essence divine.
Cependant, il existe une différence entre comprendre et connaître. Si l'homme
ne peut comprendre Dieu, il peut le connaître. Comprendre est un acte purement
intellectuel, soumis à une structure d'intelligibilité, alors que connaître
est un processus cognitif qui naît de l'expérience et qui peut échapper à la
rationalisation. Cependant, comme il existe un rapport d'homologie entre les
modalités de rationalité et toutes les structures d'intelligibilité, l'homme
peut, dans une limite très étroite, discourir sur l'ineffable, car la rationalité
humaine fait partie de la rationalité universelle qui s'est déployée dans toute
la création, et elle possède donc quelque chose en commun avec elle.
Ceci explique pourquoi il existe dans la théologie baha'ie un noyau rationnel.
Certains ont même cru pouvoir ramener toute la pensée de Baha'u'llah à ce rationalisme.
Ce rationalisme explique par exemple le contrôle qu'il instaure sur l'usage
de l'herméneutique spirituelle (ta'wil) ou sur l'expérience mystique. Ce noyau
rationnel correspond à ce que nous avons appelé tout au long de notre étude
"la philosophie de Baha'u'llah" sans que lui-même, bien entendu n'ait utilisé
ce terme.
La hiérarchie des structures d'intelligibilité détermine la hiérarchie des herméneutiques.
Le ta'wil, ou herméneutique spirituelle, est l'herméneutique de la Révélation.
Le seul véritable ta'wil est celui que le prophète accomplit lui-même en commentant
les Écritures des révélations précédentes comme l'a fait le Bab avec le Coran.
Le commentaire est en fait une seconde révélation par retour à la "Table préservée".
C'est la science du Jabarut, le Monde du Commandement dont les portes sont fermées
aux hommes. La science du Jabarut ne s'acquière que par la bouche du prophète.
Tout ta'wil conçu par l'homme n'est qu'une imitation, un acte qui peut devenir
un acte de corruption et d'interpolation (tahrif); s'il sort du domaine mystique
pour s'appliquer à la religion positive et normative (shari'a). Jamais le ta'wil
humain ne pourra devenir un enseignement.
Toute valeur dogmatique lui est refusée. L'exégèse n'a d'ailleurs joué aucun
rôle dans le développement de la pensée baha'ie. L'herméneutique spirituelle
(ta'wil) est donc appelée à se muer en une herméneutique psychologique ('irfan),
qui est la science du Malakut par excellence. Cette herméneutique psychologique
mobilise tout le savoir gnostique dans ses diverses composantes; vrai savoir
(ma'rifat), vraie connaissance ('irfan) et sagesse (hikmat).
Mais la gnose, pour accéder au Malakut, doit prendre appui sur la réalité sensible,
sur le monde (Mulk) comme sur l'homme (Nasut). C'est le sens profond du hadith:
"Nous leur montrerons nos signes dans le monde et en eux-mêmes". C'est dans
cette articulation que se trouve le coeur de toute théosophie. Dans cette escalade
de l'Échelle de Jacob, la science est un élément indispensable. C'est elle qui
nous a révélé la complexité du monde, son étendue incommensurable, sa véritable
nature phénoménale au-delà de l'apparence de la matière. C'est ce qui fait toute
la différence entre la théosophie baha'ie et celle d'un St. Bonaventure, d'un
Hughes de St. Victor ou d'un Jacob Boehme. En ce sens, elle est plus proche
du projet théosophique de Shelling et de sa Naturphilosophie.
L'idée que Dieu parle par sa création se trouve déjà chez Saint Paul. Les Pères
de l'Église y ont vu l'explication de ce que les philosophes païens semblaient
être parvenus à l'intuition de certains dogmes chrétiens. Saint Augustin a aborbé
ce point dans le De Doctrina christiana et dans le De Trinitate. Le chiffre
trois qui est celui de la trinité joue un rôle dans la création comme la nature
nous en offre de multiples exemples. Il en va de même de tous les chiffres qui
ont tous une signification spirituelle.
Aux premières intuitions de Saint Paul, Saint Augustin mêle les enseignements
pythagoriciens et platoniciens. Dieu se reflète dans sa création; toute créature
peut donc se transformer en signe ou en témoin de son créateur. Toute chose
renvoie donc à l'intention divine. Toute chose est signum. Il n'y a que Dieu
qui ne soit signe de rien et qui se contente d'être lui-même. On retrouve là
également des influences hermétiques, et donc orientales, qui ont été introduites
dans le christianisme par le Pseudo-Denys l'Aréopagite dont Scot Erigène sera
un maillon important pour la transmission au monde médiéval. Cette théorie du
symbolisme naturel trouvera son plein épanouissement dans la philosophie d'Hughes
de Saint Victor qui systématisera les idées augustiniennes et dionysiennes et
qui aboutira à une véritable sacralisation de la Nature devenue Révélation et
Livre divin.
La Nature chante elle-même la louange du créateur comme le dit Saint Bernard.
Elle porte en elle un message qui s'adresse directement à l'homme. Les Romantiques
et Baudelaire ne sont pas loin. Nous sommes bien ici en présence d'une sémiologie
de la Nature, mais nous voyons également pourquoi cette herméneutique sémiologique
ne peut aboutir ni à une philosophie de la nature ni à une théosophie mature.
On ne peut fonder aucune science sur la symbolique naturelle médiévale. La raison
en tant que pensée discursive n'y a aucune place. Nous baignerons dans une atmosphère
holiste où l'individu a bien du mal à trouver sa place, où l'individuel se confond
toujours avec l'universel. Il ne s'agit pas de partir de ma conscience en tant
qu'individu pour tenter de dégager de mon expérience des vérités universelles,
mais au contraire de poser de manière dogmatique des équivalences en posant
a priori le sens des choses célestes pour les projeter ensuite dans la nature
comme le faisait Saint Augustin avec la Trinité.
La démarche baha'ie est exactement inverse et il convenait de le souligner,
car on pourrait craindre effectivement que le développement d'une symbolique
de la Nature de type médiéval marque le retour à un certain archaïsme de pensée.
L'herméneutique sémiologique baha'ie s'insère toute entière dans le cadre de
l'herméneutique psychologique ('irfan), c'est-à-dire qu'elle n'a aucune portée
dogmatique et demeure personnelle au chercheur spirituel. La création véhicule
un sens non pas dans l'absolu, mais résonne avec l'intériorité du chercheur.
Ce sens s'élève progressivement à partir de la science empirique et pour monter
jusqu'au ciel du sens mystique. Il s'agit d'abord de la recherche d'un sens
global de la Nature, et non d'une correspondance bijective entre des objets
et leur référant symbolique. Ce sens global est ce qui fait la différence entre
une symbolique de la nature de type médiéval et une Philosophie de la Nature.
Dans le cadre d'une Philosophie de la Nature, la relation entre les choses devient
aussi importante que les choses elles-mêmes. La Science explique la réalité
phénoménale des choses alors que la Philosophie de la Nature recherche le sens
téléologique de la création. Elle doit nous dire pourquoi les choses existent,
quelle est la finalité de l'évolution.
Dans la symbolique médiévale, c'est Dieu qui se reflète dans la Nature et qui
se sert des choses comme d'un signum. Dans la pensée baha'ie, ce n'est pas Dieu
lui-même, mais les mondes spirituels et à commencer par le plus proche d'entre
eux, le Malakut. Ceci réoriente complètement la nature du sens recherché. Dans
la symbolique médiévale ce sens est essentiellement eschatologique. Dans la
pensée baha'ie ce sens est métaphysique et téléologique. Il s'agit d'imaginer
l'infinitude de la création avec ses mondes en nombres infinis, en ne considérant
que le minuscule échantillon d'un de ces mondes. Seule, la nature à la fois
matérielle et spirituelle de l'homme rend cette gageure possible.
La recherche d'un sens global de la création n'exclut pas que les objets créés
puissent prendre individuellement un sens symbolique. Nous en avons vu de multiples
exemples dans les deux premiers chapitres de notre étude lorsque nous avons
parlé de l'âme et du Malakut. La pensée baha'ie aboutit non pas à une resacralisation
de la seule nature, mais à une resacralisation du monde, ce qui inclut donc
la sphère humaine. Il y a ici retour à une vérité fondamentale mis à jour par
la psychanalyse. Bien avant la pensée rationnelle, l'intériorité de l'homme
est un univers peuplé de symboles et d'archétypes.
Pour que notre vie spirituelle se développe, il est nécessaire que ce monde
symbolique soit vivant. Notre intériorité se compose d'une multitude de fonctions
symboliques associées à nos qualités spirituelles. Ces fonctions symboliques
ont besoin d'être sollicitées en permanence pour que notre intuition spirituelle
demeure éveillée. Les prières de Baha'u'llah sont entièrement construites à
partir de cet univers symbolique et il y aurait toute une étude à entreprendre
à ce sujet. Par exemple, une des fonctions symboliques qui existe dans l'intériorité
de l'homme, c'est la Vie. Il faudrait pouvoir étudier toute la valeur de la
notion de vie pour le psychisme humaine.
Erich Fromm en a très bien parlé lorsqu'il a élaboré le concept de "biophilie".
La fonction symbolique de la Vie est l'une des plus prégnantes, c'est pourquoi
on la retrouve évoquée dans toutes les spiritualités. Or lorsque Baha'u'llah
veut évoquer la vie, il n'évoque pas la vie en tant que telle, la vie qui serait
comme une idée platonicienne existant d'une existence indépendante. Il parle
de cette fonction symbolique qui existe dans l'âme de l'homme en évoquant la
nature. Il le fait le plus souvent par l'image de l'eau de la source et de la
fontaine, ou par l'image de l'arbre ou des plantes qui croissent, fleurs ou
bourgeons. Si nous étudions les prières de Baha'u'llah sous cet angle nous verrions
tout un univers symbolique se dessiner. Cet univers symbolique établit une double
correspondance: une correspondance entre la Nature et l'intériorité de l'homme
d'une part, et une correspondance entre la Nature et le monde spirituel d'autre
part. La nature est ce qui sert de lien entre l'homme et le Malakut.
La destruction de notre univers symbolique a été une des causes de la déshumanisation
de la civilisation. La promulgation d'une nouvelle spiritualité passe par une
resacralisation de la Nature et du Monde. C'est seulement depuis un siècle à
peine, que grâce aux progrès que nous avons faits dans la connaissance du psychisme
humain que nous pouvons comprendre l'importance de cet enjeu pour l'avenir spirituel
de l'humanité. Il y a dans la pensée de Baha'u'llah une nette volonté de restaurer
la métaphysique.
*********
Si Baha'u'llah restaure la métaphysique, ce n'est pas, on l'aura compris, au
sens où on restaure une vieille tradition tombée en désuétude. La métaphysique
baha'ie ouvre à la recherche une voie totalement originale et malheureusement
pratiquement inexplorée. Baha'u'llah est en rupture avec la tradition métaphysique
classique et il semble avoir anticipé quelques unes des plus grandes intuitions
philosophiques de notre siècle, ce qui donne à sa pensée un indéniable caractère
de modernité pour qui sait aller au-delà d'un langage oriental dépourvu de la
plupart du vocabulaire technique auquel nous sommes habitués.
Pour comprendre pourquoi il est nécessaire de restaurer la métaphysique, il
est nécessaire de comprendre pourquoi on a si vite proclamé sa fin. C'est que
manifestement, après avoir fait preuve pendant plusieurs siècles d'une grande
fécondité, la métaphysique était parvenue à la fin du XIXe siècle, dans une
impasse. Le lecteur comprendra que les causes et les conséquences de cet échec
sont fort complexes et qu'il n'est pas possible de les résumer toutes ici en
quelques lignes sans procéder à des simplifications et des oublis outrageants.
Tout au plus devrons nous nous contenter de braquer les projecteurs dans quelques
directions; celles-là même où la comparaison avec les positions baha'ies nous
paraît particulièrement féconde.
On se souviendra que nous avons vu dans le chapitre consacré à la psychologie
et à la question de la spiritualité de l'âme, comment l'occident n'était jamais
parvenu à une synthèse harmonieuse entre la philosophie des essences héritée
du monde grec et les données psychologiques fournies par la révélation judéo-chrétienne,
d'où de nombreuses contradictions. La destruction de ce qui fondamentalement
était une philosophie grecque paraîssait tellement liée au dogme chrétien que
la chute de l'une entraîna la chute de l'autre. La tâche de reconstruire une
métaphysique qui fut relativement indépendante du dogme chrétien apparut dès
la fin de la période scolastique et fut essentiellement l'oeuvre de Descartes
et de Leibnitz, bien que leur volonté apologétique fut manifeste. Ce faisant,
ils reconstruisaient l'édifice avec les mêmes pierres se contentant d'en altérer
légèrement les plans. Il est singulier de constater à quel point la métaphysique,
et surtout l'ontologie, a peu évolué d'Aristote à Wolf.
Au XVIIIe siècle se constitueront deux grands courants: les monistes qui affirmeront
qu'il n'existe dans le monde qu'une seule substance qualifiée au moyen de divers
attributs et de divers modes, et les monadistes qui considèrent qu'il existe
un nombre infini de substances, chacune qualifiée par un nombre infini de propriétés.
Les classiques avaient pour habitude de faire dépendre de la métaphysique tout
le reste de leur philosophie. Les premières dissonances sont apparues lorsque
Locke et Hume ont élaboré des théories de la connaissance, autonomes de la métaphysique,
et même ébranlant sérieusement ses bases.
Mais la véritable crise de la métaphysique survint à la fin du XIXe siècle lorsqu'il
apparut qu'il était de plus en plus difficile de donner un fondement épistémologique
aux sciences exactes. Quelques décennies plus tard avec l'échec du programme
hilbertien, l'impuissance de la métaphysique paraîssait consacrée. En effet,
en l'espace de vingt ans la philosophie dut affronter toute une série de crises.
Ce fut d'abord la crise du logicisme qui mettait à mal les sciences exactes,
puis la crise de la psychanalyse qui s'en prenait aux sciences humaines.
On avait déjà constaté l'impasse dans laquelle était arrivée la métaphysique
hégélienne et la stérilité du néokantisme qui prétendait lui succéder dans les
universités allemandes. Le cas de Russel est particulièrement caractéristique
de cette crise. Il avait d'abord subi l'influence du néo-hégélianisme et du
platonisme de Meinong et, à la suite des travaux de Frege, il avait entrepris
une axiomatisation complète des mathématiques à l'aide d'un langage formalisé
dont les règles seraient si clairement formalisées qu'elles rendraient inutile
tout recours à l'intuition et qu'elles excluraient toute possibilité d'erreur
en permettant de décrire la totalité du monde.
La foi logiciste de Russel sera ébranlée lorsqu'il découvrira que toutes les
propositions ne se laissent pas réduire à la forme sujet-prédicat, ce qui le
conduit à abandonner le concept platonicien qu'il profanait. Il considéra que
cette découverte était la preuve éclatante des espoirs vains de la métaphysique.
Le programme logiciste sera un peu plus mis à mal lorsque Gödel démontrera que
dans toute logique doivent subsister par nécessité des propositions non démontrables.
Les travaux de Wittgenstein devaient par ailleurs montrer les difficultés de
surmonter les ambiguïtés du langage naturel.
Le Tractatus Logico-philosophicus de Wittgenstein aurait sans doute permis de
reconstruire une métaphysique. L'oeuvre eut un impact énorme par la sûreté de
sa démonstration, mais son "mysticisme" fut totalement rejeté, notamment par
Russel dans son livre Mysticism and Logic qui s'en prend à quatre propositions
du Tractatus: que l'intuition soit un moyen efficace pour pénétrer la réalité
et qu'elle ne puisse être écartée ni de la démarche expérimentale ni de l'approche
logico-mathématique(521); que la réalité
soit essentiellement une(522), que le
temps soit une pure illusion(523), que
le bien et le mal ne soient que des apparences(524).
Il est intéressant de noter que ces quatre propositions se trouvent dans la
métaphysique de Baha'u'llah, qui partage en outre avec le Tractatus une approche
du langage et de sa relation à la réalité très similaire. Les principaux points
de divergence entre les deux systèmes résident dans le retour de Wittgenstein
à une inspiration kantienne qui veut que les êtres mathématiques n'aient pas
d'existence en soi, mais soient construits dans l'intuition humaine.
C'est dans l'étude de ce genre de question que nous pouvons comprendre toute
l'importance du Monde imaginal tel que le fit Baha'u'llah, car ce monde imaginal
qui, rappelons-le est loin d'être clairement défini et qu'il ne faut surtout
pas confondre avec le monde imaginal des Écoles musulmanes antérieures, est
une des rares voies qui se présente pour éviter les pièges d'un platonisme radical
comme celui de Meinong et de Frege.
Pour Baha'u'llah, ce type de réalité est totalement étrangère au monde des réalités
spirituelles: il suppose l'existence d'un monde à part qui n'a pas de statut
ontologique propre parce qu'il est un monde interface. Il y a ici une voie très
importante à explorer pour la métaphysique baha'ie. Les travaux de Wittgenstein
sont venus trop tôt pour être compris. On se contentera d'essayer d'en faire
la synthèse avec ceux de ses prédécesseurs. Ainsi va naître l'empirisme logique
et ses multiples dérivés d'une part et la philosophie anglo-saxonne du langage
d'autre part. L'empirisme logique avec Carnap, Reichenbach et Hempel sera l'adversaire
le plus implacable de la métaphysique.
En s'appuyant sur la théorie des types de Russel, Carnap s'efforce de démontrer
que les énoncés métaphysiques violent les règles de la syntaxe logique. Son
livre "La construction logique du monde" est en lui-même tout un programme.
Même l'éthique doit être déduite de l'approche scientifique des choses. Il ne
nous servirait à rien de suivre ici ce débat fort complexe. Nous avons seulement
voulu montrer que les philosophes classiques n'étaient pas armés pour répondre
au questionnement de ce nouveau type de philosophie. C'est tout un système du
monde qui s'effondre. Ce qui est en cause aussi bien dans les philosophies dérivées
de l'empirisme logique et les philosophies du langage, c'est la notion de vérité.
La notion de vérité dépend de notre conception de la réalité et de l'adéquation
du langage à cette réalité. Si la nature du monde est élusive et si le langage
est un voile qu'on ne peut déchirer, nous entrons dans un monde relativiste.
Il suffit de superposer ce relativisme à l'individualisme pour comprendre toute
la crise de la pensée moderne.
Le XXe siècle n'a pas manqué de tentatives pour surmonter cette crise. Les deux
plus importantes furent celles de Husserl et de Heidegger. Husserl revint au
problème de la conscience et de ses rapports avec le monde. Puisque le fondement
du savoir ne se trouve pas dans le monde, il faut le chercher dans l'homme,
c'est-à-dire dans le cogito. Ainsi, on peut surmonter l'opposition entre le
réalisme et l'idéalisme. Être conscient, c'est être conscient de quelque chose.
La conscience est donc inséparable du monde. C'est elle qui construit le monde.
Tout devient question de représentation. L'ontologie devient phénoménologie.
Husserl revient au programme cartésien. Pour construire sa philosophie il lui
fallait une certitude qui en fut la base; cette certitude il la trouvait dans
le cogito, c'est-à-dire dans la conscience et dans le moi. Il envisageait la
conscience comme un noyau irréductible. Or, précisément la psychanalyse va mettre
en cause l'unité de la conscience et du moi. Savoir qui est le moi qui parle
n'est pas une question claire. La phénoménologie surmontera très bien cette
crise. Mais elle le fera en s'alignant sur le programme relativiste de la philosophie
contemporaine.
Il existe un grand nombre de rapports entre la phénoménologie et la pensée de
Baha'u'llah. Chacun des deux programmes se veut un dépassement de l'opposition
entre réalisme et idéalisme. Chacun d'eux affirme que le monde sensible ne peut
être la source d'une certitude et proclame la souveraineté de la conscience;
chacun d'eux affirme pourtant l'existence d'une vérité transcendante et l'autonomie
du sujet. Husserl est finalement un des premiers philosophes à avoir compris
que pour sauver la philosophie du sujet dans le cadre d'une théorie de la connaissance
il fallait abandonner l'ontologie classique comme le fait Baha'u'llah.
La phénoménologie, aux antipodes du programme logiciste et empiriciste, affirme
l'intuition comme incontournable. "L'intuition eidétique" de Husserl, par laquelle
un oeil mental pourrait avoir la vision d'universaux logiques ou mathématiques,
nous rapproche certainement du Monde imaginal. La psychologie de Baha'u'llah
nous montre également que l'objectivité de la conscience, c'est-à-dire du nafs,
n'existe pas, que la saisie directe du réel sans voile et sans intermédiaire
n'existe pas non plus, bien que cela constitue un idéal dont il est nécessaire
de se rapprocher sans cesse par un effort de purification et de détachement
du moi. La différence entre la phénoménologie et la pensée baha'ie réside dans
le fait que l'une croit toujours à un fondement objectif et rationnel de la
connaissance, alors que pour Baha'u'llah le fondement objectif de la connaissance,
ce qu'il appelle "les racines du savoir" ne se trouvent pas dans ce monde, mais
dans une dimension spirituelle purement intuitive qui naît de la relation de
l'homme au divin.
La notion husserlienne d'Epochée, de suspension du jugement, est très proche
de ce que Baha'u'llah appelle l'abandon des préjugés et la purification du moi;
car dans un cas comme dans l'autre il s'agit d'une même remise en cause de toutes
les connaissances, la mise en recul de la conscience par rapport au monde, la
recherche d'une distanciation maximale entre soi et le monde des représentations.
Il faut partir du même retour à soi-même pour tenter d'abord de trouver ce qui
en l'homme est le noyau irréductible de son moi dans son dépouillement et sa
nudité absolue (tajrid).
Comme dans la psychanalyse, dans la psychologie baha'ie la conscience n'est
pas un phénomène monolithique. Fondamentalement, l'unité de conscience n'existe
pas, parce que d'une part existe l'âme (ruh) et la psyché (nafs) et que d'autre
part la psyché est partagée entre deux "natures" ou deux "moi", la nature animale
et le moi divin. Même la notion d'ego n'est pas unitaire, parce que l'ego suppose
différents niveaux de conscience voilés par ce que Baha'u'llah appelle les "vaines
imaginations". Le concept de "vaines imaginations" explique que toute représentation
du monde subit une déviation par la subjectivité. Le problème de la connaissance
spirituelle devient celui de la correction de cette déviation subjectiviste.
Heidegger partira d'une position phénoménologique pour élaborer une philosophie
beaucoup plus radicale. Il proclame lui aussi la fin de la métaphysique tout
en prônant un retour aux questions fondamentales de la philosophie; la question
de l'Être. Heidegger va en fait bouleverser l'ontologie, car il n'y a que deux
ontologies possibles: celle de Platon et d'Aristote qui considère l'Être comme
un principe premier, irréductible, et antérieur aux choses elles-mêmes, et celle
qui considère que l'Être est tout simplement ce qui se trouve dans l'étant.
Dans la philosophie occidentale la première voie s'est imposée de manière écrasante,
et on compte sur les doigts d'une seule main les tentatives de lui offrir une
alternative; la plus importante étant celle de Dun Scot dont se souviendra Heidegger
pour élaborer son système. Heidegger d'une certaine façon a compris que ce qui
avait été la cause de l'échec de la métaphysique, c'est qu'à la base elle avait
mal posé le problème de l'Être. C'est cette conviction qui l'a poussé à emprunter
la seule voie qui paraissait ouverte.
L'ontologie de Heidegger présente des similitudes étonnantes avec celle de Baha'u'llah.
Mais bien sûr la comparaison s'arrête là, car ils divergent sur toutes les conséquences
qu'ils en tirent. Heidegger et Baha'u'llah sont d'accord pour affirmer que l'Être
est ce qui est présent dans les choses, et non un principe antérieur aux choses.
Si donc proclamer la mort de la métaphysique c'est proclamer la mort de l'ontologie
aristotélicienne, l'un et l'autre sont d'accord. C'est même la mort de toute
une tradition qui a nourri aussi bien la pensée occidentale qu'orientale. De
plus, Heidegger et Baha'u'llah sont également d'accord sur certains aspects
qu'il faut prêter à l'Être. D'abord que l'Être de l'homme est incommensurable
avec l'Être des choses, ensuite que l'Être de l'homme est conscience et n'existe
que dans sa présence au monde, enfin que l'Être c'est le sens, que l'Être-là
est inséparable de la question du sens et que comme dira Gadamer "être c'est
comprendre".
Souvenons-nous en effet que Baha'u'llah assimile "un monde" à une modalité ontologique,
et place le monde de l'homme (nasut) au-dessus du monde de la nature; l'un et
l'autre étant caractérisé par des "esprits" différents. De ce fait l'homme existe
dans une plénitude de l'Être qui, en effet, est incommensurable avec les sphères
inférieures, notamment parce que grâce à l'âme douée de raison, il se caractérise
par une conscience réflexive. De plus, au monde de l'homme correspond bien une
herméneutique particulière. Chaque monde possède un niveau de sens propre. Enfin,
le sens du monde s'individualise dans chaque être humain. La conscience n'existe
que dans un processus de développement spirituel toujours à la recherche d'un
degré supérieur d'intelligibilité du monde. Bien sûr le langage est très différent,
mais ces similitudes bien réelles sont frappantes.
Ces similitudes peuvent s'expliquer par l'inspiration scotiste de Heidegger.
Nous avons vu qu'un des points qui oppose la pensée de Baha'u'llah à la philosophie
hellénisante arabe, c'est que cette dernière a identifié Dieu à l'Être. Dun
Scot est un des rares philosophes qui ait clairement vu le péril. Pour Scot
comme pour Baha'u'llah, l'Être est une réalité qui s'actualise dans les étants
et qui en est inséparable. L'Être ne peut donc être en Dieu, à la différence
de St. Thomas pour qui Dieu est une essence en laquelle l'Être et l'Existence
se confondent.
Cependant Heidegger va entraîner la philosophie dans une crise bien plus grave
encore. En réduisant l'Être à l'Être-là, Heidegger pense avoir ruiné la possibilité
d'élaborer une métaphysique sur la notion d'Être. Mais il veut aller plus loin
en s'en prenant à la philosophie de la conscience et à l'humanisme. Ce qu'il
veut, c'est ne plus penser l'homme comme un sujet, mais uniquement comme un
Dasein. Son ontologie est donc une ontologie de la subjectivité qui s'oppose
à la métaphysique du sujet qui cultive une culture de Weltloses Ich, du "Moi-sans-monde"(525).
Heidegger ne s'est donc pas contenté de proclamer la mort de la métaphysique,
il a également proclamé la mort du sujet. Pour nous il s'agit d'une conséquence
logique, et en même temps d'un drame qui est celui de tout le XXe siècle. Heidegger
n'en est sans doute pas responsable. Il n'a fait qu'être le miroir de son temps.
L'intention que poursuit Baha'u'llah en restaurant la métaphysique, ce n'est
pas de restaurer un ordre ancien, mais de restaurer le sujet. Or, il n'est pas
possible d'établir une philosophie du sujet sans une métaphysique. Cependant
une philosophie du sujet doit tolérer un minimum de nominalisme. La métaphysique
de l'être ne permet pas en effet, de bâtir une philosophie du sujet, dont l'autonomie
et l'autodétermination soient pleinement assurées tout en conservant un lien
avec le sort de l'espèce et en donnant un sens à l'histoire. C'est pour cela
que Baha'u'llah a écarté la question de l'Être du centre de sa métaphysique.
Nous avons vu que l'Être a été remplacé par l'esprit comme principe premier.
La substitution n'aurait pas de sens si l'économie du système n'était pas profondément
transformée. Dans la philosophie de Baha'u'llah, la question première n'est
pas "Comment l'univers existe ?", question primordiale qu'avaient posée les
vieux physiciens éléates, mais qui aujourd'hui relève du domaine de la science,
mais bien plutôt "Pourquoi l'univers existe ?". Si à cette question on répond
: " Pour qu'une conscience connaisse Dieu", alors on voit immédiatement que
la question métaphysique se déplace du problème de l'être vers le problème de
la conscience, c'est-à-dire en dernière instance de l'homme. La métaphysique
ne se construit plus de manière descendante depuis un premier principe jusqu'aux
entités individuelles, mais de manière ascendante en partant de l'homme et de
la nature humaine.
Nous croyons donc pouvoir affirmer que le message de Baha'u'llah est fondamentalement
un "humanisme". Mais ce mot "humanisme" doit être ici pris dans un sens particulier,
car il ne se réfère ni à l'humanisme classique ni à l'humanisme critique contemporain.
C'est un humanisme qui réfute aussi bien l'anti-humanisme né de Heidegger que
l'humanisme dit "post-métaphysique" ou "post-moderne".
Peut-être que tout le sens du message de Baha'u'llah peut se résumer dans sa
volonté de faire découvrir à l'homme sa vraie nature. Nous pensons que tout
le drame de notre époque, c'est d'avoir perdu la vraie notion de l'homme. Si
on ne sait plus ce qu'est l'homme, alors il n'y a plus de société possible,
plus de culture, plus de spiritualité, plus de charité et plus d'humanité, plus
d'amour. Il ne reste que la loi du marché. Sortir de cette impasse suppose de
redonner à l'homme une direction et à l'humanité un projet, non pas dans un
cadre politique, car ce serait à nouveau la recherche utopique d'un nouveau
Contrat social, mais dans un cadre spirituel, c'est-à-dire en insufflant dans
le corps social de nouvelles valeurs régénératrices par le pouvoir d'une parole
thérapeutique.
Nous avons déjà démontré comment la mort annoncée du sujet est la conséquence
de la mort annoncée de la métaphysique. En réduisant l'homme au Dasein, Heidegger
et ses épigones, veulent démontrer que l'homme n'a pas d'essence. La destruction
de la métaphysique aboutit ainsi à la déconstruction du sujet. Sans essence,
l'homme est aussi sans définition, il n'est pas une donnée de la nature, il
n'est poussé par aucun déterminisme culturel. Il n'est pas plus conduit par
un quelconque principe téléologique qui traverserait l'histoire et acheminerait
l'espèce vers un accomplissement historique ou social. Pour Heidegger, la seule
finalité de l'homme c'est de manifester la vérité de l'Être comme présence au
monde. L'homme n'est donc qu'un projet et ce projet ne peut qu'être individuel,
après les nécessaires concessions à une organisation sociale qui doit rester
minimum pour ne pas contrarier l'épanouissement de chacun.
On voit à quoi conduit cette philosophie: elle est d'abord une exaspération
de l'individualisme qui fait de l'homme la source des valeurs dans le monde,
d'où l'importance que va prendre la problématique de la liberté. Nous aboutirons
à un nominalisme social absolu. L'homme réduit à son individualité ne contient
plus aucune universalité, où celle-ci est minimum. C'est bien ce que s'est efforcé
de démontrer Lévy-Strauss. C'est donc la perte de toute transcendance et du
référent d'une morale dont la légitimité se trouverait en elle-même. Les normes
sociales n'existent que parce que les individus acceptent d'y adhérer.
Mais si les individus, par désespoir et par incapacité spirituelle à assumer
cette liberté choisissaient la marginalité, la société impuissante est condamnée
à la désagrégation. Avec la perte des valeurs vient la perte du sens; d'abord
du sens de la vie collective, puis du sens de la vie tout court. La philosophie
de l'histoire a été l'objet d'attaque au moins aussi grande que la métaphysique.
Dénoncer l'absurdité de chercher un sens à l'aventure humaine est devenu un
lieu commun aussi bien de l'anti-humanisme tel qu'il peut s'incarner chez Heidegger
ou Foucault par exemple que de l'humanisme post-métaphysique tel qu'on le trouve
chez Sartre. Enfin en enlevant le socle métaphysique de la quête de l'humanitude,
les philosophes de la déconstruction rendent impossible toute définition de
l'intersubjectivité et donc la construction d'une éthique qui traduise les valeurs
sociales et spirituelles et le sens de la vie.
Finalement, du point de vue baha'i, l'anti-humanisme et l'humanisme post-métaphysique
ne sont pas éloignés l'un de l'autre. Après avoir vu la radicalité de la métaphysique
de Baha'u'llah, on ne sera pas surpris qu'il s'éloigne aussi de l'humanisme
classique. L'humanisme baha'i ne renvoie pas à une essence de l'homme hypothétique,
c'est-à-dire à un des universaux qui serait l'homme intemporel tel qu'il existerait
dans le monde des idées. En cela, la pensée baha'ie s'accorde avec l'humanisme
contemporain pour dire que l'homme est un projet. Mais pour elle ce projet n'est
pas totalement libre. Il obéit à des lois transcendantes à l'humanité. Ces lois
transcendantes tiennent pour partie aux limites qui ont été fixées à la condition
humaine, mais surtout elles tiennent aux potentialités que recèle la nature
de l'homme.
La notion de "nature humaine" se distingue fondamentalement de celle d'"essence",
parce que la notion de nature humaine incorpore en elle l'idée d'évolution.
La vraie liberté de l'homme c'est de progresser sur la voie de la découverte
de son humanitude, et c'est de mettre en valeur les riches potentialités intellectuelles
et spirituelles dont il a été doté. Là est précisément le sens de l'histoire.
L'homme, affirme Baha'u'llah, est une somme de potentialités infinies qui ne
sauront jamais pleinement réalisées. Il appartient à chaque âge de découvrir
l'humanitude qui lui est propre, comme nous le montre le concept de "Révélation
progressive". L'humanitude est donc une notion relative, sans cesse à redécouvrir
et qui ne prend son sens, que dans un contexte historique. Non seulement l'homme
a évolué et continuera d'évoluer biologiquement, mais ses structures psychologiques
comme son être spirituel continueront aussi à évoluer. Le sens de la vie spirituelle,
est donc pour chacun de découvrir son humanitude dans la cadre limité et relatif
de l'évolution collective de son époque, et d'assumer ainsi son devenir personnel
comme la découverte progressive de sa propre richesse intérieure dont Baha'u'llah
affirme qu'elle est infinie. L'homme n'a pas le choix des fins, mais il a le
choix des moyens. La découverte progressive de l'humanitude de l'homme se fait
par la découverte, elle aussi progressive, mais surtout relative, des valeurs
dont nous avons vu qu'elles sont des lois spirituelles de notre monde.
*********
Ce parcours d'une vaste problématique nous a montré plusieurs choses. La première
c'est que Baha'u'llah est en rupture complète avec la pensée de son temps et
semble avoir eu l'intuition d'un grand nombre d'idées philosophiques du XXe
siècle. La seconde c'est qu'elle la dépasse pour ouvrir des perspectives qui
sont totalement originales. Sa pensée n'a rien à voir avec la scolastique des
écoles théologiques de son temps. Elle ne se présente pas comme le énième commentaire
d'Aristote, d'Avicenne ou de Mulla Sadra. Elle s'adresse à une problématique
qui est encore celle dans laquelle nous vivons et qui est non pas une problématique
abstraite, mais une problématique qui met en jeu l'avenir de l'humanité. De
ce point de vue, Baha'u'llah est capable de dialoguer avec tous les grands philosophes
de notre époque. D'un côté, sa pensée ratifie un grand nombre de percées intellectuelles
du XXe siècle. D'un autre côté, elle a une très grande force de critique et
de proposition. L'intérêt de l'étude de cette pensée n'est donc pas purement
historique. Il y a dans cette oeuvre un pouvoir de questionnement qui conduit
à une remise en cause de toute une partie de notre culture, mais qui est en
même temps un message d'immense espoir spirituel.
Notes
(508) Livre de Prière, p. 72.
(509) ibid. p. 66.
(510) ibid. p. 65.
(511) ibid. p. 62.
(512) 'Abdu'l-Baha, Majmu'ih-yi Munajat,
Téhéran, 1967, p. 21 et 23..
(513) cf. M. Bergson, "Les structures
du concept latin de persona", in Etudes d'Histoire littéraire et doctrinale
au XIIIe siècle, 2e série, 1932, pp. 121-161.
(514) cf. A de Halleux, "Hypostase et
personne dans la formation du dogme trinitaire", in Revue d'Histoire ecclésiastique,
vol. 79, 1984, pp. 313-369 et 625-670.
(515) cf. Boèce, Contra Eutychen et Nestorium,
sous le titre de De duabus naturis et una persona, Patrologie latine, tome 64,
col. 1337-1354.
(516) cf. A. Mallet, Personne et Amour
dans la Théologie trinitaire de St. Thomas d'Acquin, tome I, Paris, 1956.
(517) Richard de Saint Victor, De Trinitate,
IV, Ch. 22-23.
(518) E. Kant, Fondement de la Métaphysique
des Moeurs, Ch. II.
(519) Hegel, Principes de la Philosophie
du droit, § 34-39.
(520) Les Paroles cachées, p.
(521) Tractatus, 6.522.
(522) ibid; 6.45.
(523) ibid; 6.4311 et 6.45.
(524) ibid; 6.4. La pensée de Baha'u'llah
est un peu plus nuancée sur ce point.
(525) Heidegger, Etre et temps, parag.
63.