Archéologie du royaume de dieu
Par Jean-Marc Lepain


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Chapitre XVII. Le monde imaginal

Lorsque nous avons examiné le Commentaire du Trésor caché, nous avons pu constater l'extrême réserve d''Abdu'l-Baha à l'égard de ce que nous avons appelé le vocabulaire des entités scolastiques. Visiblement, ce vocabulaire paraîssait impropre à décrire sa pensée; ses définitions étaient trop imprécises, ses distinctions trop nombreuses. En parlant de la relation entre la forme (qabil) et le réceptacle de cette forme (maqbul), 'Abdu'l-Baha fait remarquer, vraisemblablement pour se démarquer d'une conception trop aristotélicienne et impropre à décrire la pensée baha'ie, que cette terminologie de la forme (qabil) et du réceptacle (maqbul), et la théorie qui lui est sous-jacente, sont équivalentes aux images (hay'at) et aux formes (suwar) qui permettent à la matière non différenciée de passer de cet état d'indifférenciation à l'état sensible(498). Nous prendrons cette remarque comme point de départ de notre enquête sur le Monde imaginal.

Baha'u'llah a défini le Monde imaginal comme le premier degré de la "substantification" ou de la "coalescence" (taqyid), et nous savons également par la Tablette de la sagesse que ce Monde imaginal est proche de la "Nature première" qu'avait découvert Socrate dans la réalité des choses. Nous allons nous servir de ces premiers éléments comme de fil conducteur pour tenter de définir ce que Baha'u'llah appelle "le Monde imaginal" et la place de ce Monde imaginal dans sa métaphysique.


XVII.1. Les images, les formes et les réalités spirituelles

Les éléments que nous avons réunis sur le Monde imaginal dans les Écrits de Baha'u'llah sont malheureusement encore trop peu nombreux pour nous permettre de déterminer la place exacte du Monde imaginal dans sa pensée, et sa relation avec le Monde imaginal de l'École ishraqie. Cependant, si nous acceptons l'hypothèse d'un "Monde imaginal", encore faut-il déterminer ce que celui-ci renferme. Or, il n'y a pas de doute que les images (hay'at) et les formes (suwar) qui, d'après 'Abdu'l-Baha, peuplent ce Monde imaginal, appartiennent à la catégorie des réalités spirituelles (haqa'iq) ou pour le moins à celle des réalités intelligibles telles que les réalités conceptuelles. Ceci implique que ces réalités spirituelles doivent être hiérarchisées en fonction du statut ontologique du monde dans lequel elles se déploient.

En fait, si on revient à ce qui semble être la pensée la plus profonde des Écrits de Baha'u'llah, il existe un continuum depuis le monde du Lahut jusqu'au monde de Nasut. La distinction que nous établissons entre eux est purement humaine.
Chacun de ces mondes interpénètre tous les autres. Les relations indissolubles qui lient le plérôme les rendent indissociables; de même que, par exemple, on ne peut dissocier l'Amour de Dieu de sa Connaissance ou de sa Volonté.
Chacun de ces mondes est à la fois le miroir qui reçoit la lumière du monde qui se trouve au-dessus, et le luminaire qui illumine, par le pouvoir de l'Esprit saint, le monde qui se trouve au-dessous. Les réalités spirituelles de chacun de ces mondes sont également des miroirs qui reflètent la lumière propre à chaque monde.
Finalement, il n'existe dans le monde créaturel qu'une seule réalité qui est celle des attributs de Dieu. Les réalités spirituelles ne sont que les degrés qui permettent aux attributs divins de se refléter de miroirs en miroirs juqu'au monde sensible. Par conséquent, distinguer entre les archétypes (a'yan), les formes eidétiques (qabiliyyat) et les quiddités (mahiyyat), n'est qu'un pur jeu de l'esprit qui dissimule l'unicité de ces réalités spirituelles.
Chacune de ces entités n'est que la manifestation particulière, sur un plan ontologique spécifique, des attributs divins. Chacune constitue un sha'an, un "degré"(499). Il ne faudrait pas confondre cette thèse avec celle d'Ibn 'Arabi sur l'unicité de l'Être. L'Être n'est pas un concept qui puisse s'appliquer à Dieu. Dieu est au-delà de l'Être et de l'Existence. Tout concept existentiel est le propre de la créature, comme l'avait déjà remarqué Plotin qui avait soin de placer l'Un au-dessus de l'Être qu'il engendre. C'est un point que les philosophes musulmans ont en général ignoré.
L'existence des attributs divins est également infiniment éloignée de l'existence des étants (mawjudat). Par conséquent, lorsque nous disons que dans la création, seuls existent les attributs de Dieu, cela n'implique nullement la fusion existentielle des attributs avec les étants. Les étants sont comme l'ombre des attributs et des Noms divins. Entre l'ombre et l'objet, il existe une différence de nature presque infinie. L'ombre peut être considérée comme une non-existence par rapport à l'objet, mais par rapport à notre conscience son existence n'en est pas moins objective, car elle ne relève pas du domaine de l'illusion. De même, l'existence des étants est tellement contingente qu'elle peut, d'un certain point de vue, être considérée comme une non-existence. Néanmoins, du point de vue objectif qui est celui de notre conscience leur existence n'en est pas moins réelle.

Cette idée se trouve suggérée dans le Tafsir qui semble lier chacun des trois termes existentiels à un plan ontologique et spirituel particulier.

L'emploi de ce vocabulaire dans le Tafsir présente les mêmes caractéristiques que dans l'oeuvre de Baha'u'llah. On y trouve tous les niveaux lexicaux que nous avons décrits dans les premiers chapitres de notre étude comme par exemple l'opposition du couple Lahut-Nasut ou bien le Malakut conçu comme l'expression de la "puissance" divine comme dans le Coran, ou encore comme l'hégémonique des choses.
Ainsi 'Abdu'l-Baha parle du "Malakut des noms" (Malakut al-asma) qui ne désigne pas le Malakut au sens propre, mais le déploiement des attributs divins dans l'ensemble des mondes spirituels.(500) Dans le prologue du traité, 'Abdu'l-Baha parle de l'accomplissement (mukamal) du Verbe au plan du Lahut puis de sa descente par la station de l'unicité (tardid) au plan du "Jabarut éternel". Il ajoute qu'à partir de ce plan ont été manifestés au plan du "Malakut de la Création" (bada'iyya) les réalités spirituelles (haqa'iq) et les archétypes. Ici donc les réalités spirituelles et les archétypes sont clairement situés au plan du Malakut.

Dans le chapitre qu'Abdu'l-Baha consacre à l'Amour qui est, ne l'oublions pas, la cause de la création divine, il distingue cinq "stations" , ou cinq degrés (maqam) de l'amour. Cette question avait déjà été longuement débattue par les mystiques musulmans. Mais ceux-ci distinguaient quatre stations et non cinq. L'amour est le lien qui unit aussi bien l'homme à Dieu que les hommes entre eux. L'amour ne se manifeste que dans le plan de la création humaine. Pour cette raison, c'est à cause de l'amour de Dieu pour l'homme que celui-ci a créé le monde. L'amour de Dieu pour l'homme, qui suppose l'existence de l'Esprit anthropique, était donc préexistant à la création de l'homme. Dans les Paroles cachées, Dieu déclare à l'homme:

"Ô Fils de l'Homme! J'étais dans ma pré-existence et dans mon éternité, et je connaissais déjà mon amour pour toi: Je te créai alors et te fis à mon image; Je te manifestai ma beauté."(501)

'Abdu'l-Baha, s'écartant de la tradition, distingue une cinquième station de l'Amour, qui est celle qui typifie l'amour de l'Amant pour la beauté divine qui est en lui. L'homme porte en lui la trace de son créateur, l'Imago Dei qui est le Dépôt divin constitué par la réflection des Noms et attributs divins dans son âme. 'Abdu'l-Baha dit que cette station, c'est-à-dire cette Imago Dei, a été créée à partir d'éléments ('unsur) provenant du Lahut. Probablement veut-il dire qu'elle est une manifestation pure des attributs divins.
Cette image de Dieu en l'homme constitue donc un élément qui rattache non pas l'homme au Malakut comme on pourrait s'y attendre, mais directement au Lahut, au monde de l'essence divine. L'homme n'est donc jamais coupé de son créateur en dépit de l'infinie transcendance de Dieu.
'Abdu'l-Baha continue en disant que les réalités spirituelles (haqa'iq) du Malakut et les quiddités (mahiyyat) du Jabarut, n'ont jamais elles- mêmes respiré les brises du Paradis de l'Unicité (ahadiyyat), ni les souffles de l'ipséïté (huviyyat ; c'est-à-dire l'essence de Dieu). Un peu plus loin, il revient sur le monde de Lahut qu'il décrit comme le monde de la réalité ou de l'essence divine (haqiqat).(502) Les réalités spirituelles et les quiddités sont donc bien des réalités qui se situent en dehors de la sphère de l'essence divine et de ses attributs.

Enfin, revenant au problème de la création, 'Abdu'l-Baha, encore une fois situe les archétypes (a'yan) et les réalités spirituelles (haqa'iq) au plan du Malakut.(503). Toutes ces indications peuvent paraître contradictoires en apparence. Nous allons montrer qu'elles correspondent à un schéma assez précis.


XVII.2. Le schéma herméneutique du déploiement des essences

A partir des citations que nous avons rencontrées, nous pouvons esquisser un schéma qui probablement n'a qu'une valeur métaphorique et herméneutique, bien que ses implications métaphysiques ne soient pas négligeables. Au monde du Lahut correspond le Verbe divin (kalamat) dans son aspect non différencié (tamat). Ce Verbe divin n'est rien d'autre que l'Amour parfait ou l'essence divine manifestée dans ses attributs.

Au monde du Jabarut correspondent les quiddités (mahiyyat). Ce mot est mystérieux. Probablement faut-il en oublier le sens littéral qui désigne les qualités propres à une essence ; qualités par lesquelles cette essence est ce qu'elle est. Le mot veut sans doute indiquer, dans ce contexte, qu'à l'intérieur de cette réalité se manifeste déjà un état de différenciation qui est le signe d'une multiplicité latente (kithra). La quiddité n'est autre que le reflet des attributs divins dans un miroir qui permet ce degré plus grand de différenciation et de multiplicité.

Enfin, le Malakut est le monde des archétypes (a'yan) et des réalités spirituelles (haqa'iq). Il est probable qu'il ne faille pas ici accorder trop d'attention à l'emploi de deux mots. Ces deux mots sont un doublet dont on peut considérer qu'il est composé de termes synonymes.

On peut résumer ce système par le tableau suivant :

Lahut ---> Verbe ; Amour; Essence maniféstée (haqiqat).

Jabarut ---> Quiddités (mahiyyat).

Malakut ---> Réalités spirituelles (haqa'iq); Archétypes (a'yan).

Il est intéressant de rapprocher ce tableau de celui que nous avons placé à la fin du cinquième chapitre et qui provenait d'un texte de Baha'u'llah. Les différences qu'on y distingue s'expliquent parfaitement dans le cadre des définitions que nous avons données dans le présent chapitre. Il montre que le terme "réalité spirituelle" peut être employé dans deux sens différents. Dans le texte de Baha'u'llah cité au chapitre V, le mot est utilisé dans son sens herméneutique.
Haqa'iq désigne alors le produit de la gnose, le résultat de l'intellection de l'homme lorsque celui-ci cherche à appréhender l'essence divine. Ne pouvant directement percevoir l'essence, il en perçoit les "haqa'iq" et dans ce cas, Shoghi Effendi a eu certainement raison de traduire le mot par "vérités".
Ce sont ces "vérités" qui illuminent l'âme de l'homme et produisent la "vraie connaissance" (ma'rifat). Bien sûr, ces haqa'iq ont un rapport étroit avec les attributs divins, puisque c'est à partir de l'Imago Dei, du reflet en lui des attributs et donc de leur illumination que l'homme "comprend" ces "vérités" divines. 'Abdu'l-Baha, quant à lui, utilise le mot dans son sens métaphysique. C'est pourquoi les haqa'iq descendent du plan du Lahut au plan du Malakut. On ne soulignera jamais assez l'importance du contexte pour comprendre le sens des mots dans ce type de littérature.


XVII.3. Les réalités spirituelles du monde imaginal

Ceci nous amène à conclure qu'on ne peut identifier les réalités spirituelles avec le Monde imaginal que dans certains cas bien particuliers, mais que généralement l'expression "réalités spirituelles" désigne soit les entités intelligibles qui peuplent le Malakut, soit les réalités intelligibles qui peuplent l'ensemble des mondes divins et qui correspondent au déploiement des attributs de Dieu.

Néamoins, la relecture du Tafsir en liaison avec la Tablette de Varqa, nous permet de mieux cerner le statut des "images" (hay'at) et des "formes" (suwar) en tant que réalité particulière du Monde imaginal. Ce qui caractérise ces formes, c'est qu'elles ont été créées en même temps que la matière. On peut donc dire que leur existence est indissociable de la réalité sensible qu'elles accompagnent. Elles constituent seulement une "dimension" cachée. Cette conception du monde imaginal est totalement différente de celle d'Avicenne, de Suhravardi, des Ishraghis comme de Mulla Sadra, ou même de Shaykh Ahmad Ahsa'i. Il y a là un problème fondamental pour l'histoire de la philosophie qu'il conviendra un jour d'examiner.


XVII.4. Les réalités imaginales et les lois cosmiques

Le deuxième aspect que nous pouvons dégager de nos textes, c'est que ces formes interviennent dans l'état de substantification ou de coalescence (taqyid) au point de jonction entre le monde sensible et le monde intelligible. Ces formes doivent donc être une réalité intelligible dissimulée dans la matière, et cette réalité intelligible n'est rien d'autre que l'exemplification des attributs divins.
Or, si nous nous souvenons de ce qu'Abdu'l-Baha a dit de l'Amour comme loi du cosmos, ainsi que de la nature des réalités intelligibles, nous pouvons maintenant entrevoir que ces formes du Monde imaginal ne sont rien d'autre que les lois de l'univers; aussi bien de l'univers physique que de l'univers spirituel, puisque nous avons vu que les deux mondes sont régis par un même ensemble de lois qui se manifestent sur des plans différents.
Ce sont les "abstractions" qui sous-tendent la réalité des choses et régissent l'univers, et qui sont elles-mêmes l'expression de la Nature première des choses, des principes spirituels qui naissent de la Volonté première pour descendre à travers tous les degrés des mondes divins. Souvenons-nous que 'Abdu'l-Baha explique que la loi d'amour prend une forme particulière et adaptée à chacun des mondes de la création, et il donne cet exemple du monde minéral où la loi d'amour se transforme pour devenir le pouvoir d'attraction qui lie ensemble les molécules et les atomes, c'est-à-dire en langage moderne les forces atomiques forte et faible.
Cet exemple peut nous fournir un paradigme susceptible d'être généralisé pour comprendre le passage entre la réalité intelligible et spirituelle et la réalité sensible. Lorsque 'Abdu'l-Baha parle des réalités intelligibles que constituent la chaleur, la lumière, l'électricité ou le magnétisme(504), il ne veut pas parler de l'agitation moléculaire que produit une source d'énergie, ou de l'émission de photons qui sont en fait des réalités sensibles, mais de la réalité profonde de ces phénomènes.
Or, nous savons qu'au-delà de la matière, qui forme un premier niveau de réalité, se trouve l'énergie qui en forme un second. L'énergie se manifeste sous différentes formes à travers les particules, et lorsque nous cherchons à remonter au-delà de ces particules, d'une part nous avons de plus en plus de mal à faire la distinction entre les êtres réels et les états virtuels, et d'autre part nous nous apercevons que ces particules sont la manifestation d'une réalité sous-jacente encore plus insaisissable.
Finalement, la réalité des particules fondamentales n'est plus que l'expression des lois de l'univers qui ne sont que le produit de la diversification des manifestations des quatre grandes forces de l'univers qui elles-mêmes se ramènent à la force unique que cherche la théorie de la grande unification. Ainsi nous pouvons mieux comprendre Baha'u'llah lorsque dans la Tablette de la Sagesse, il dit qu'il existe une nature simple à l'origine du monde physique et que cette nature est semblable à l'esprit humain. Cette nature désigne le niveau le plus fondamental de la réalité sensible, celui qui se situe juste après le premier degré de substantification et de coalescence et qui est en contact direct avec le Monde imaginal.


XVII.5. Le monde imaginal comme intermonde

Finalement, le Monde imaginal de Baha'u'llah est bien un "intermonde", un barzakh pour reprendre l'expression de la philosophie ishraqie. Ici le mot "monde" n'est pas utilisé dans le sens habituel où l'entend Baha'u'llah. Un "monde" est pour lui une modalité ontologique. Parler d'un "Monde" imaginal supposerait que celui-ci puisse avoir une modalité ontologique propre et distincte de celle des réalités spirituelles ou des réalités physiques. Or, il n'est pas sûr qu'on puisse isoler le Monde imaginal dans une sphère ontologique propre. Celui-ci est plutôt un "interface", un sas qui sépare le monde spirituel du monde matériel. Ainsi, son statut semble participer des deux mondes spirituel et matériel.

Nous avons déjà expliqué que le Monde imaginal pourrait être le monde des lois du cosmos, mais nous pouvons aussi dire que ce monde est peut-être le monde de la "réalité en soi", c'est-à-dire de la réalité qui est au-delà du phénomène, ou quelque chose de très proche. Nous pouvons définir par l'expression "réalité phénoménale" la réalité qui peut être saisie par les appareils de physique et qui peut être décrite au moyen d'un formalisme mathématique.
Cependant, la science nous montre que la réalité phénoménale n'est pas toute la réalité. Il existe au-delà de la réalité phénoménale une réalité plus fondamentale sous-jacente que nous appelons "la réalité en soi" et qui correspond à ce que Bernard d'Espagnat appelle "le réel voilé"(505). Cette réalité en soi n'est pas mesurable. Elle se situe en-dehors de l'espace et du temps. Elle n'est pas descriptible en terme d'algorithmes mathématiques. Pourtant, on sait qu'elle existe parce qu'elle influence les phénomènes physiques comme le montrent certaines expériences.
Cette réalité en soi non phénoménale n'est pourtant pas une réalité spirituelle. Elle se situe à proximité du premier point de substantification et c'est pour cette raison que nous considérons qu'il s'agit d'une réalité imaginale qui devient donc une sorte de réalité nouménale.

Cette réalité en soi est-elle le premier degré de la coalescence et de la substantification? Probablement pas, mais elle doit être infiniment proche. Baha'u'llah parle d'un "premier degré" ce qui suppose que le processus de coalescence passe par plusieurs degrés ou plusieurs phases, la dernière aboutissant à la singularité première qui est peut-être à l'origine de l'univers. Considéré dans cette perspective, le Monde imaginal n'est plus une simple abstraction, résultat de spéculations métaphysiques. On sait combien Baha'u'llah détestait les spéculations métaphysiques fondées sur les seuls raisonnements scolastiques. La science peut frapper à la porte du Monde imaginal, cependant elle ne peut en franchir le seuil. Le Monde imaginal est un monde pour une part au-delà du langage et qui ainsi échappe à la connaissance discursive. C'est un monde de la pure intuition, mais ce qui est important, c'est que cette intuition peut dans certains cas être rationalisable.


XVII.6. Le lieu de l'imagination active

Nous voyons apparaître ici la différence entre le concept de réalité spirituelle (haqa'iq) et celui de la réalité intelligible. Le Monde imaginal est un monde de l'intelligible, mais il n'est pas le monde des réalités spirituelles en lui-même. De même, certaines réalités spirituelles sont intelligibles mais ne sont pas imaginales. Le Monde imaginal est également le lieu de ces réalités que nous avons appelé tantôt "intellectuelles", tantôt, pour mieux les distinguer des réalités intelligibles, des réalités "conceptuelles".
Les réalités intellectuelles ou conceptuelles sont donc des réalités qui n'ont pas d'existence indépendante de la réalité physique. Par exemple le nombre ? n'a pas d'existence indépendante du cosmos, tout comme le quantum d'énergie ou la loi sur le carré de l'hypoténuse. Il s'agit bien de réalité intermédiaire au statut ontologique indistinct.
Ces réalités conceptuelles n'existent pas de manière indépendante de la réalité empirique. Pourtant leur existence semble avoir précédé celle de l'univers, on pourrait même dire "préexisté" au sens d'une préexistence purement causale et ontologique et non d'une préexistence temporelle. Un autre aspect de ces réalités conceptuelles réside dans le fait qu'elles existent dans l'esprit humain. Certains philosophes pensent même qu'elles ne peuvent exister indépendamment de l'esprit humain, ce qui peut être interprété de deux manières: soit dans le cadre d'une pensée fondée sur le solipsisme mais qui serait fondamentalement opposée à la pensée de Baha'u'llah, soit dans le cadre de notre conception de l'Esprit anthropique. Puisqu'il a toujours existé un Esprit anthropique pour connaître le créateur, alors cet esprit a ontologiquement préexisté à l'univers et contribue à déterminer ses lois d'intelligibilité.
Ce principe explique pourquoi l'univers n'est pas inintelligible et pourquoi il semble exister une mystérieuse relation entre les lois de fonctionnement de l'esprit humain qui constituent la rationalité et les lois de l'univers. Cette relation mystérieuse est particulièrement évidente en mathématique et en géométrie où il est arrivé fréquemment qu'au départ les mathématiciens construisent une théorie fondée sur un univers qui apparaît comme un pur jeu de l'esprit sans rapport avec aucune réalité connue, et dont on apprend quelques décennies plus tard qu'elle forme un instrument indispensable pour construire une théorie physique fondée elle sur une réalité bien concrète. Tous ces points soulèvent de multiples questions que nous ne faisons ici qu'effleurer et ne prétendons nullement régler.

Ainsi, le Monde imaginal semble avoir deux versants: un versant tourné vers la réalité empirique ouvert à la connaissance discursive et constitué par les réalités conceptuelles, et un versant tourné vers le monde spirituel situé en-dehors du langage et uniquement accessible à la pensée intuitive.

On le voit, le Monde imaginal, tel qu'il semble se dégager de la philosophie de Baha'u'llah(506), ressemble peu au Monde imaginal de Mir Damad ou Mulla Sadra Shirazi. Néanmoins, entre les deux conceptions, il reste quelque chose de commun. Dans les deux cas le Monde imaginal reste un monde de l'imagination. Encore faut-il s'entendre ici sur le sens du mot "imagination".
Baha'u'llah n'emploie d'ailleurs jamais l'expression ni 'Abdu'l-Baha qui pourtant en décrit longuement le processus. L'imagination dont il est ici question n'est nullement ce pouvoir visionnaire qui permettait à certains illuminés shi'ites d'entrer en communion avec le monde des Imams. Il ne s'agit pas d'une imagination visionnaire, c'est pourquoi à l'expression "imagination créatrice" forgée par Henri Corbin nous préférons l'expression "imagination active" parce que cette imagination ne crée rien; elle ne fait que découvrir. En fait, cette imagination active n'est rien d'autre que la raison ('aql) dont parle 'Abdu'l-Baha dans ses Leçons de Saint Jean d'Acre et dont nous avons déjà dit qu'il ne faut pas la confondre avec la raison rationalisante des philosophes classiques occidentaux, car il s'agit d'une raison spirituelle permettant de faire la synthèse de la connaissance intuitive et de la connaissance discursive.
C'est cette imagination active, ou cette raison spirituelle, qui distingue l'homme de l'animal lui permettant de percer les mystères de la création et de s'élever au-dessus de la nature en découvrant ses lois. De l'autre côté, c'est cette même faculté rationnelle et imaginative qui permet à l'homme de comprendre les mystères de la révélation divine. Ainsi nous retrouvons les deux versants du Monde imaginal.


XVII.7. La nature de la Nature

Tout ceci nous permet de comprendre que les Ecrits baha'is n'opposent pas radicalement le monde physique au monde spirituel, ou le monde sensible au monde intelligible. Ce dualisme est étranger à l'esprit baha'i. Les deux mondes constituent le Plérôme; ils sont l'expression des attributs divins et l'univers n'est que la manifestation d'une même volonté. C'est le sens de tout ce que Baha'u'llah dit de la Nature. Ne dit-il pas :

"La Nature, dans son essence est l'incarnation de mon nom le Façonneur, le Créateur. Ses manifestations sont diversifiées par des causes variées, et dans cette diversité il y a des signes pour les hommes de discernement. La Nature est la volonté de Dieu et son expression dans et à travers le monde contingent. C'est une dispensation de la Providence ordonnée par l'Ordonateur, le Très-Sage. Si quelqu'un affirmait qu'elle est la volonté de Dieu qui s'est manifestée dans le monde de l'être, personne ne devrait mettre en doute cette assertion. " (507)



Notes

(498) Tafsir p. 35 - 36 .

(499) Exemple p.5. Sha'an est le singulier du double pluriel shu'unat (sing. sha'an; plur. shu'un) .

(500) Tafsir p.5 .

(501) Paroles cachées, p. 4.

(502) Baha'u'llah distingue l'ipséïté (huwiyya) qui est l'essence non manifestée de Dieu correspondant au Hahut, et l'essence manifestée dans ses attributs (haqiqat) qui correspond au plan du Lahut. Abdu'l-Baha fait ici la même distinction .

(503) ibid. p.21. ibid. p.24 .

(504) Leçons de Saint Jean d'Acre p. 94 .

(505) cf. A la recherche du réel, notamment, pp. 147-162.

(506) Nous tenons beaucoup à souligner la prudence avec laquelle nous avançons sur ce terrain

(507) Tablets of Baha'u'llah , p.142 .

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