Archéologie
du royaume de dieu
Par Jean-Marc Lepain
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Introduction
L'Occident a cru pendant plusieurs siècles
que la philosophie musulmane s'était perdue dans les sables du désert après
la mort d'Averroès. Il a fallu tout le talent et l'érudition de Henri Corbin
pour faire découvrir au public français, qu'au moment où disparaît la grande
civilisation andalouse et où le Maghreb et le Mashriq sombrent dans la torpeur,
apparaissait en Perse avec Suhrawardi, une floraison d'Écoles nouvelles qui
allaient porter la philosophie universelle à un de ses sommets. Dans son oeuvre
magistrale En Islam Iranien, Corbin nous a retracé tout ce parcours depuis les
premiers traités suhrawardiens jusqu'à l'École Shaykhie et il a été un des premiers
à rendre justice au grand fondateur de cette École, Shaykh Ahmad Ahsa'i. Il
est à craindre cependant que notre méconnaissance des civilisations de l'Orient
nous pousse à répéter la même injustice que nos pères qui faisaient périr avec
Averroès la philosophie musulmane, et que nous continuions à ignorer l'extraordinaire
révolution spirituelle dont la Perse fut témoin au XIXe siècle.
Un nombre toujours plus grand d'études publiées aux quatre coins du monde nous
ont progressivement montré l'importance historique du mouvement babi, puis baha'i,
non seulement pour la Perse, mais d'une manière générale pour l'histoire religieuse
de l'humanité. C'est pratiquement un cas unique où des observateurs indépendants
on pu observer la naissance d'une religion qui s'est progressivement libérée
du milieu culturel où elle était née pour prendre une véritable dimension universelle.
Les études historiques consacrées à se phénomène, souvent axées sur l'analyse
de la pensée politique et sociale des écrits baha'i, nous ont d'ailleurs masqué
pendant longtemps l'importance philosophique de ces textes et leur dimension
mystique.
Les historiens n'ont pu ignorer les conséquences importantes qu'eut au Moyen
Orient l'émergence d'un courent hétérodoxe à l'Islam, ses répercutions sur la
vie des États et sa diffusion bien au-delà des frontières du monde culturel
où il était né. Mais il est à craindre qu'une attention insuffisante n'ait été
accordée aux bases spirituelles et philosophiques de ce mouvement. Si certaines
études ont été consacrées à l'influence des idées baha'ies dans le processus
de transformation sociale, nous ne connaissons aucune étude d'ensemble de la
mystique, de la métaphysique ou de la philosophie de Baha'u'llah. Quelques articles
ont néanmoins permis d'entrevoir toute la richesse que recelait cette oeuvre
immense, et pour une bonne partie non publiée (1).
A.1. Caractère philosophique et mystique
de l'oeuvre de Baha'u'llah
L'oeuvre de Baha'u'llah représente une des rares tentatives depuis plusieurs
siècles de faire sortir la philosophie d'une problématique née de l'affrontement
entre Aristote et Platon, entre l'idéalisme platonicien dont on suit la postérité
jusqu'à Hegel, et le pragmatisme réaliste d'Aristote qui imprègne la plus grande
part de la philosophie du XXe siècle, entre les philosophies de la transcendance
et les philosophies de l'immanence. Ce faisant, Baha'u'llah assigne à la philosophie
une nouvelle tâche; celle de faire la synthèse entre les différents modes de
connaissance de l'homme, entre la connaissance intuitive propre à son intériorité
et à sa vie spirituelle, et la connaissance discursive propre à la connaissance
empirique et scientifique. Car finalement, le but de la philosophie n'est rien
d'autre que de permettre à l'homme de connaître la réalité de l'univers et de
se connaître lui-même. En ce sens, le but de la philosophie n'est pas différent
de celui de la religion et de la science.
La philosophie permet de rendre la religion intelligible à la science et la
science intelligible à la religion, et de créer entre elles un rapport dialectique
fécond, capable d'engendrer toujours plus d'intelligibilité, afin que la science
ne tombe dans le bourbier du matérialisme, que la spiritualité ne se perde dans
les marécages du subjectivisme, et que la tradition religieuse ne se fossilise
dans une forme quelconque d'intégrisme aveugle et destructif de l'intériorité
de l'homme.
Tenter de retrouver cette philosophie de Baha'u'llah n'est pas une mince affaire,
car l'oeuvre de Baha'u'llah est de nature essentiellement mystique. Elle parle
au coeur avant de parler à la raison. Elle s'affirme elle-même impénétrable
à celui qui ne se sera pas engagé dans la voie de sa transformation intérieure.
De plus, cette oeuvre bouleversante fut rédigée en persan et en arabe à une
époque où ces langues ne disposaient pas encore de la terminologie moderne dont
elles sont aujourd'hui dotées, et elle s'exprime dans un style proche des conventions
littéraires du temps et dans un langage marqué par des siècles d'une culture
qui aux yeux de bien des occidentaux paraît aujourd'hui désuet.
Le résultat est que le lecteur qui ouvrirait pour la première fois un ouvrage
de Baha'u'llah, et ignorant sa méthode toute intuitive et quasi "gnostique"
d'exposer les choses, pourrait croire qu'il s'agit encore là d'un de ces livres
de spiritualité orientale qui n'apprennent rien de bien nouveau. Le résultat
risque d'être pire s'il s'agit d'un spécialiste de la littérature persane ou
arabe, car il serait immédiatement tenté d'interpréter ces Écrits dans la ligne
de ce qu'il sait du vocabulaire et de la phraséologie des écoles philosophiques
musulmanes et ignorer ainsi la problématique nouvelle évoquée par Baha'u'llah.
Cependant, nul ne peut rester insensible à la beauté poétique de l'écriture
de Baha'u'llah. Cette beauté formelle a toujours accompagné l'expression des
grands visionnaires et elle constitue la marque la plus certaine d'un génie
qui transcende l'expression des mots. Cette raison serait elle la seule, qu'elle
serait suffisante pour que cette oeuvre mérite d'être connue du public français.
Nous pouvons regretter que les orientalistes français n'aient ici pas joué leur
rôle et qu'ils aient préféré ignorer cette oeuvre magistrale. En faire l'étude
eut nécessité un certain courage, car malheureusement dans tous les pays du
Moyen Orient, l'oeuvre de Baha'u'llah demeure interdite de publications et ses
adeptes sont encore persécutés. La censure et les mesures répressives dont des
régimes autoritaires frappent encore l'oeuvre d'un homme mort il y a un siècle,
montrent à quel point celle-ci a conservé toute son actualité.
Il est donc tout à fait regrettable que le public français, en-dehors de quelques
ouvrages apologétiques ou polémiques (2),
n'ait pas la possibilité d'avoir accès à aucun ouvrage d'ensemble qui lui présente,
avec toute la rigueur nécessaire, la vie, l'oeuvre et la pensée de Baha'u'llah.
Disons tout de suite que, pour les raisons que nous avons expliquées dans l'avant-propos,
ce livre ne se donne pas pour objectif de combler ce vide. On pourra même nous
accuser d'avoir entrepris ce travail de présentation par le petit bout de la
lorgnette. La question de l'ontologie des mondes divins peut sembler tout à
fait mineure par rapport à l'oeuvre de Baha'u'llah. Mais cette question, en
apparence mineure, permet de soulever tout un pan de sa métaphysique, tout en
laissant de côté des questions qui nécessiteront certainement des années de
recherche avant de pouvoir être tranchées.
Cette étude permettra, nous l'espérons, de mettre fin à un certain nombre de
préjugés fort répandus chez certains orientalistes ou spécialistes des sciences
religieuses qui veulent ranger Baha'u'llah dans la catégorie des "réformateurs
sociaux", en laissant entendre que pour le reste, Baha'u'llah n'aurait fait
que reprendre un certain nombre de lieux communs de la philosophie et de la
mystique. Certains ont cru découvrir un important héritage de Falsafa et de
la philosophie hellénisante, d'autres nous renvoient à Ibn 'Arabi, à Suhrawardi
et au soufisme. Ceci souligne le flou dans lequel pendant très longtemps nous
sommes resté concernant les opinions métaphysiques de Baha'u'llah. Cette situation
s'explique par le fait que ce qui a le plus frappé les orientalistes du siècle
dernier comme Brown, le baron Rozen, Thomas Cheynes, Ignace Goldtinzer et Vambery,
c'était le caractère "progressiste" des idées sociales de Baha'u'llah. Même
Hyppolite Dreyfus dans son Essai sur le Baha'isme (1902), insiste sur ce qu'il
appelle "la portée sociale". Ceux qui ont voulu aller plus loin ont été frappés
par quelques similitudes de langage et se sont contentés de la lecture superficielle
de quelques textes.
Des similitudes de langage, il en existe évidemment entre Baha'u'llah et les
écoles théologiques, philosophiques et mystiques qui l'ont précédé. Baha'u'llah
est né dans un monde qui avait une riche tradition culturelle et spirituelle;
il s'est servi de toutes les ressources que lui offrait la culture de son temps.
Il est donc normal qu'il ait eu recours au vocabulaire technique de la philosophie
et de la mystique. Mais le danger est de croire qu'une fois que nous avons repéré
ces termes, nous avons forcément progressé dans notre compréhension. Baha'u'llah
a souvent profondément transformé le sens des mots et des expressions qu'il
employait. Il a formulé ses idées avec une grande prudence pour ne pas choquer
les éléments conservateurs de la société. Ceci explique qu'il ait avancé des
idées révolutionnaires tout en empruntant une formulation qui leur donne l'apparence
de la tradition et de l'orthodoxie. Sa métaphysique des mondes divins nous en
donne le meilleur exemple.
Celui qui aborde pour la première fois dans la langue originale le texte de
la Tablette de toutes les nourritures -texte qui servira de point de départ
à notre enquête- pourrait penser qu'il se trouve en présence d'un vocabulaire,
pour lui très familier. Ce vocabulaire n'est rien d'autre que celui des "cinq
présences" qui constitue une théorie bien connue de l'onto-cosmologie musulmane,
dont les origines se trouvent chez Ghazali et Al-Makki, mais qui ne connaîtra
son achèvement que quelques siècles plus tard. Cette théorie, centrée sur le
monde Angélique ou Malakut, eut une grande influence aussi bien sur les Ishraqis
et les systèmes philosophiques postérieurs, que sur le soufisme qui en a fait
une utilisation abondante. Un chercheur un peu pressé pourrait donc conclure
que la métaphysique des mondes divins chez Baha'u'llah se rapporte directement
à cette théorie bien connue des "cinq présences", et que à part quelques questions
de nuance, son système ne présente rien de bien original par rapport à ce qui
a été dit avant lui.
Cette première impression pourrait être renforcée par l'usage très abondant
que fait Baha'u'llah de ce vocabulaire très particulier dans de nombreux écrits
où nous rencontrons très fréquemment les termes qui désignent ces mondes comme
Nasut, Malakut, Jabarut, Lahut et Hahut. Cependant, celui qui prendrait la peine
d'étudier plus en profondeur les textes devra faire face à trois problèmes principaux.
Le premier est que dans le Tablette de toutes les nourritures, comme dans d'autres
textes où nous retrouvons le même vocabulaire, la typologie des mondes divins
est utilisée dans un contexte qui n'a aucune implication métaphysique.
Le deuxième problème surgira lorsque le chercheur s'apercevra qu'il existe dans
l'oeuvre de Baha'u'llah un foisonnement de mondes différents telque le monde
du Visible et de l'Invisible, le monde du Commandement, le monde de l'invention,
et il aura le plus grand mal à articuler ces mondes avec la théorie des cinq
présences. Enfin, le chercheur rencontrera un certain nombre d'affirmations
métaphysiques à la fois incontournables et totalement incompatibles avec les
théories précédentes. Une approche plus fine nous montrera que Baha'u'llah s'est
servi de cette typologie des mondes divins dans un sens qui est totalement étranger
à la métaphysique, et nous montrerons que dans le cas de la Tablette de toutes
les nourritures, l'utilisation que fait Baha'u'llah de cette terminologie est
purement herméneutique.
Un des aspects fondamentaux de l'enseignement de Baha'u'llah réside dans sa
conception de la Parole divine et l'expérience mystique comme une herméneutique
du monde. Un de nos efforts consistera précisément à cerner le sens de cette
herméneutique. Nous verrons également que l'utilisation que fait Baha'u'llah
de cette typologie ne se borne pas seulement à cette utilisation herméneutique.
Au cours de notre étude, nous consacrerons deux chapitres au développement de
la nomenclature des mondes divins depuis ses origines araméennes jusqu'à son
élaboration définitive au XVIIe siècle.
Cette conception théo-cosmologique s'est lentement formée comme par sédimentation
et à chaque époque a laissé sa trace aussi bien dans le vocabulaire que dans
l'élaboration théorique. Or, ce qui frappe dans l'utilisation de cette typologie
par Baha'u'llah, c'est qu'elle ne se rattache à aucune période spécifique. Tantôt
Baha'u'llah utilise la bipolarité Nasut-Lahut dans un sens très hallagien, tantôt
il semble borner son horizon à la triade Nasut-Malakut-Jabarut de Ghazali, tantôt
enfin il semble faire allusion au stade plus évolué de la typologie. Ceci nous
amène à mettre en évidence une des caractéristiques des Écrits de Baha'u'llah.
Ceux-ci ne se laissent pas enfermer dans un système de langage où les mots auraient
une définition préalablement codifiée.
La définition des termes métaphysiques et mystiques utilisés par Baha'u'llah
ne se trouve pas dans une norme extérieure à l'oeuvre; elle ne se trouve pas
même dans l'oeuvre en tant que corpus, mais est sans cesse redéfinie par rapport
à chaque texte. Le sens des textes est rarement univoque. Baha'u'llah a voulu
un foisonnement de sens. Car, comme il le dit, non seulement il y a un sens
pour chaque chercheur, mais encore il y a un sens pour chaque état spirituel
que le chercheur est destiné à traverser. Le sens du texte ne se trouve donc
pas dans une vérité normative absolue, mais est relative à la subjectivité de
chaque individu.
L'oeuvre de Baha'u'llah peut être lue à différents niveaux. Celui qui voudra
n'y chercher que l'inspiration, y pénétrera sans difficulté pour peu qu'il ne
se laisse pas aveugler par la rationalité scolaire. Celui qui voudra par la
suite approfondir cette pensée, s'apercevra certainement que celle-ci ne se
laisse pas facilement enfermer dans les limites étroites de notre compréhension.
A partir de là s'ouvrent deux voies: celle du chercheur mystique qui se laissera
guider par son intuition, et celle du chercheur universitaire qui sera rapidement
confronté à une multitude de problèmes linguistiques, philologiques, méthodologiques
et philosophiques dont nous ne pouvons donner ici qu'une vague idée. Dans tous
les cas, nous pensons que le voyage mérite d'être entrepris.
A.2. Baha'u'llah, sa vie et son oeuvre
Baha'u'llah naquit le 12 novembre 1817 à Téhéran (3).
Il descendait d'une illustre famille qui faisait remonter son ascendance à une
dynastie locale, la dynastie des Ispahbudan, et à travers elle, au prophète
Zoroastre. Ses ancêtres avaient longtemps vécus la vie de gentilhomme campagnard
dans le district de Nur où il possédait d'importants domaines. L'arrivée au
pouvoir de la dynastie Qajar en 1798, et la fondation de Téhéran peu après,
allaient changer le cours de leur vie. La nouvelle capitale et la cour royale
qui s'y était établie, manquaient de personnes compétentes pour faire fonctionner
les rouages de l'État. Cette nouvelle situation allait décider le grand-père
de Baha'u'llah à s'installer à Téhéran où il occupa d'importantes fonctions
et où il finit par jouir d'une prospère et influente position. Son fils, hérita
de son titre de "Grand clerc" (Mirza Buzurg) et acquit la position recherchée
de vazir, titre qui désigne non pas un ministre comme on le croit trop souvent,
mais le secrétaire particulier et intendant des finances d'un des princes qui
se partageaient le gouvernement des provinces du Royaume. Baha'u'llah était
donc promis à la vie douillette des courtisans, ayant le choix soit de reprendre
la charge quasi héréditaire de son père, soit de vivre dans l'oisiveté grâce
aux revenus confortables que lui procuraient les villages que la famille avait
acquis dans les environs de la capitale. Cependant, tout autre allait être le
destin choisi par celui qui n'était alors connu que sous le nom de Mirza Husayn
'Ali Nuri.
Comme souvent pour ceux qui sont promis à un grand destin spirituel, les signes
de son élection se manifestèrent très tôt, à la fois par une intelligence pénétrante,
un tempérament porté à la méditation, et une prédisposition à braver les conventions
sociales. Baha'u'llah n'était encore qu'un adolescent, que déjà il n'hésitait
pas à dénoncer l'injustice sociale, la corruption de certaines personnalités
politiques et l'hypocrisie de certains membres du clergé, au point où le premier
ministre embarrassé par un personnage si dérangeant, songea à le faire entrer
dans son gouvernement pour l'assagir, ce que bien entendu, il refusa.
Quand il eut dix-sept ans, Husayn 'Ali se maria avec Navab, la fille d'un autre
vazir, qui allait demeurer sa fidèle compagne jusqu'à la fin de ses jours. A
partir de ce moment, il décide de se retirer de la vie publique, évitant de
paraître à la cour, afin de mener une vie entièrement consacrée à la méditation
et à des actions pieuses et charitables qui déjà furent remarquées du petit
peuple et contribuèrent à sa popularité naissante.
Une dizaine d'années s'écoulèrent ainsi, quand le 28 mai 1844, dans la ville
de Shiraz survint un événement qui allait bouleverser le cours de l'histoire
de la Perse, et dont la portée n'a peut-être pas fini d'être mesurée.
Quelques mois auparavant, était mort à Karbila en Irak, Siyyid Kazim Rashti,
le maître de l'École shaykhie fondée quarante ans auparavant par Shaykh Ahmad
Ahsa'i. Au moment de mourir, Siyyid Kazim refusa de nommer un successeur. Il
affirma sur son lit de mort que l'Imam caché, le Promis attendu par tous les
shi'ites, dont l'apparition annonçait la venue des temps eschatologiques, ce
Promis tant attendu, était déjà dans ce monde. Il ordonna à ses disciples de
se disperser dès qu'il serait mort et de partir dans toutes les directions,
pour que, peut-être, Dieu guide ceux dont le coeur serait pur, qu'ils puissent
rencontrer celui dont les vrais shi'ites, depuis des générations, avaient en
vain prié Dieu de hâter la venue.
C'est ainsi qu'un petit groupe de disciples, conduits par Mulla Husayn Bushru'i,
le 23 Mai 1844 était entré dans la ville de Shiraz. C'est là, qu'au premier
soir de son séjour, un jeune marchand de vingt-trois ans, répondant au nom de
Siyyid 'Ali Muhammad, avait annoncé à Mulla Husayn, qu'il était le Promis attendu:
déclarant qu'il était "le Bab", c'est-à-dire "la Porte", et que lui, Mulla Husayn,
serait "le Babu'l-Bab", c'est-à-dire "la Porte de la Porte", par laquelle entreraient
tous ceux qui croiraient en lui. Il déclara enfin, que sa mission comportait
un message universel adressé à toutes les nations fidèles ou infidèles, sans
distinction de race ou de croyance, et qu'il consistait à annoncer la venue
de quelqu'un de plus grand que lui dont il n'était chargé que de préparer la
voie, "Celui que Dieu manifestera" (Man Yuzhiruhu'llah), car selon la tradition
de l'Islam shi'ite, après le Qa'im -terme qu'on peut traduire par"Celui qui
se lève" ou"le Résurrecteur", doit paraître le Qayyum, "l'Éternel", "l'Ancien
des Jours".
Peu de temps après, il annonça à ses premiers disciples son intention d'aller
proclamer sa mission au Gardien des lieux saints de la Mecque. Pendant son absence,
il demandait à tous d'aller de ville en ville annoncer la manifestation du Promis.
Seul, à Mulla Husayn, il confia une mission spéciale. Il lui remit une lettre
et lui demanda de se rendre à Téhéran où l'inspiration divine lui indiquerait
à qui remettre ce message. C'est ainsi qu'étant arrivé à Téhéran et s'étant
fait décliner l'identité de toutes les personnes possédant à un degré remarquable
sagesse ou vertus, Mulla Husayn acquit la conviction intime que ce message ne
pouvait s'adresser qu'à Baha'u'llah. Il se rendit chez lui et lui remit le texte
autographe du Bab en présence de son frère Mirza Musa. Ayant pris connaissance
du texte, Baha'u'llah se tourna vers son frère et déclara:
"Musa, qu'en dis-tu? En vérité, je te le dis, celui qui croit au Qur'an, reconnaît
son caractère divin, et malgré cela hésite, ne fut-ce qu'un instant, à admettre
que ces paroles émouvantes sont dotées du même pouvoir régénérateur, s'est assurément
trompé dans son jugement et a dévié loin du sentier de la justice" (4).
À partir de ce moment, et pour les six années qui suivirent jusqu'au martyre
du Bab à Tabriz le 9 juillet 1850, la vie de Baha'u'llah se confond avec celle
du mouvement babi dont nous ne chercherons pas ici à retracer l'histoire. Au
cours de ces six années, Baha'u'llah conservera avec le Bab cette relation privilégiée
qui avait été inaugurée de manière si mystérieuse pas la première épître apportée
par Mulla Husayn. Peu après son retour de la Mecque, le Bab ne fut plus qu'un
prisonnier relégué de prison en prison dans des lieux toujours plus lointains.
Ce furent les dix huit premiers disciples appelés les "Lettres du Vivant" qui
gérèrent la communauté et Baha'u'llah qui en assura la direction spirituelle,
tout en restant dans l'ombre. Son rôle fut particulièrement crucial au moment
de la "conférence de Badasht" où, à son initiative, furent convoquées les principales
personnalités babies dans l'intention de proclamer l'abolition de la loi islamique
et la totale indépendance de la religion babie vis-à-vis de l'Islam.
Le Bab commença par bouleverser toute la théologie musulmane et à réinterpréter
le Coran dans un sens totalement différent de la tradition. Il expliqua que
la résurrection des morts n'était pas une résurrection de la chair, mais une
résurrection spirituelle qui faisait passer le croyant de la mort dans cette
vie à une vie éternelle qui était purement celle de l'esprit. Il enseigna que
ni le paradis ni l'enfer n'existent, car seuls existent des état spirituels
dans lesquels le croyant est plus ou moins éloigné de Dieu. Il expliqua que
la fin des temps n'était qu'une figure allégorique pour désigner la fin d'un
monde, c'est-à-dire d'un cycle de civilisation.
Muhammad était présenté comme le dernier des "prophètes" à prophétiser (nabi),
mais nullement comme le dernier des "Messagers" (rasul), comme l'atteste l'expression
"Khatam al-nabiyyin" (le Sceau des prophètes) qui concerne bien les prophètes
mineurs, les nabi, et non la manifestation d'une nouvelle loi susceptible d'abroger
celle du Coran et la révélation d'un nouveau texte sacré susceptible de se substituer
à celui révélé par l'archange Gabriel à Muhammad. Les signes de la fin des temps
mentionnés par le Coran étaient interprétés de manière purement symbolique.
Tous ces principes étaient alors d'une audace inouïe. Ils bouleversèrent la
société persane plus sûrement que ne le ferait aujourd'hui aucune réforme politique
ou économique. Oser toucher, même en se déclarant prophète de Dieu, à ce qui
était considéré comme un des principes intangibles de l'Islam, que Dieu lui-même
ne pouvait changer, c'était introduire un élément subversif dans la pensée humaine
que, selon le clergé persan, aucun pouvoir temporel ou religieux ne saurait
tolérer.
L'oeuvre de Baha'u'llah n'est pas, bien sûr, sans parenté avec celle de Bab.
L'une est dans le prolongement naturel de l'autre. Ceci ne veut cependant pas
dire que Baha'u'llah n'est fait que développer et expliciter le message du Bab.
L'oeuvre de Baha'u'llah se distingue de celle du Bab sur au moins deux plans.
En premier lieu, l'oeuvre de Baha'u'llah comporte toute une dimension politique
et sociale qui, sans être absente chez le Bab, ne revêt pas le même caractère.
Toute une partie du message de Baha'u'llah sera centrée sur le processus de
développement de la civilisation avec ses cycles organisés selon un modèle organique,
l'interprétation en termes historiques de la destinée spirituelle de l'homme,
la finalité de l'existence humaine mise dans la perspective du devenir social,
l'avènement d'un ordre du monde qui intègre la dimension verticale de la transcendance
à la dimension horizontale du développement des civilisations, le rapport entre
le procès d'individuation et le procès de spiritualisation, etc.
En second lieu, l'oeuvre de Baha'u'llah n'apparaît pas autant marquée par la
culture shi'ite. En "préparant la voie" le Bab a fait une oeuvre de "déconstruction".
Il a libéré le musulman des préjugés séculaires qu'avaient cultivés des siècles
d'obscurantisme. Les premiers babis étaient encore prisonniers du modèle culturel
du shi'isme. Il vivait l'avènement de cette nouvelle Révélation comme une répétition
du drame de Karbila où les armées du calife Yazid avait mis à mort l'Imam Husayn
et sa famille. Il leur importait moins de saisir la portée universelle de ce
nouveau message que de percer à jour le sens de certains versets obscurs du
Coran. Leur pensée est encore tournée vers le passé.
Le génie du Bab c'est de l'avoir compris et d'avoir fourni à ses adeptes une
clé qui, une fois maîtrisée, donne un sens nouveau à l'histoire, justifie les
souffrances endurées, et révèle la valeur essentiellement transcendante de la
destinée spirituelle de l'homme. Mais c'est à Baha'u'llah qu'il appartiendra
d'éclairer l'avenir.
La proclamation du Bab eut un immense retentissement dans toute la Perse et
même bien au-delà. La foi nouvelle compta bientôt des dizaines, voire des centaines
de milliers d'adeptes. Des dépêches diplomatiques estiment qu'un tiers peut-être
de la population manifestait un penchant pour la nouvelle doctrine (5).
Les progrès rapides de la nouvelle foi frappaient de panique le clergé musulman
qui partout élevait une immense clameur, appelait à la guerre sainte et déclarait
que verser le sang des impies était un acte pieux. Même le Shah commença à craindre
qu'un mouvement si puissant ne finisse par s'en prendre à son trône. Les premiers
martyrs tombèrent. Peu à peu s'installa un climat de guerre civile.
Le clergé qui avait toujours contesté le pouvoir royal, et qui prétendait régir
la vie de l'Etat en tant que seul interprète de la volonté de l'Imam caché,
pour sauver son influence et ses privilèges, scella une alliance contre nature
avec le pouvoir politique qu'il avait tant dénigré. Une immense répression s'abattit
sur toute la population; répression qui devait faire plus de vingt mille morts
en l'espace de quelques années. C'est à ce prix seulement que le progrès du
babisme pu être arrêté. Le Bab fut fusillé, les "Lettres du vivant" décimées,
l'élite du mouvement pourchassée et livrée aux bourreaux pour périr dans les
supplices les plus effrayants et les plus spectaculaires. Toute personne trouvée
en possession d'un écrit du Bab était passible d'une sentence de mort immédiatement
exécutable.
Vers 1852, Nasiri'd-Din Shah et le clergé shi'ite pouvaient croire qu'ils étaient
parvenus à leurs fins. La masse du peuple, dont on avait excité le fanatisme
et sollicité les instincts les plus bas, s'était détournée du mouvement, d'autant
qu'elle avait compris que les babis n'étaient pas disposés à prendre la tête
d'une révolution sociale contre l'ordre féodal. De cette déception devait naître
cinquante ans plus tard la Révolution constitutionnelle, qui semble être une
version sécularisée des idées du Bab et de Baha'u'llah, mêlées aux théories
du Siècle des Lumières et de la démocratie parlementaire. Le babisme n'existait
plus que comme un mouvement clandestin dont les adeptes étaient partout pourchassés.
C'est alors que survint un événement dramatique qui allait faire rebondir le
cours de l'histoire. En Août 1852, deux babis décidèrent d'assassiner le Shah.
L'attentat manqua. Nasiri'd-Din Shah, qui jusqu'à présent avait exercé une certaine
modération sur la répression, rendit responsable l'ensemble de la communauté
babie de cet acte isolé, et ordonna l'arrestation et la mise à mort dans les
pires tortures de tous les babis sur lesquels on pourrait mettre la main. On
chercha un responsable derrière le complot.
À cette époque, la plupart des "Lettres du Vivant" étaient déjà tombées victime
de la répression. La suspicion se tourna vers Baha'u'llah qui apparaissait maintenant
comme la personnalité la plus importante de la nouvelle religion. Baha'u'llah
fut arrêté et jeté dans une fosse souterraine qui servait à recueillir les eaux
usées, mais qui occasionnellement servait aussi de prison. Une centaine de criminels
y étaient déjà détenus. Baha'u'llah fut enfermé là avec quelques autres babis.
On lui avait préalablement rivé une chaîne de cinquante kilos autour du cou,
et ses pieds étaient pris dans des fers rivés à une poutre à laquelle étaient
attachés d'autres prisonniers.
C'est ainsi qu'il passa plusieurs mois dans les conditions les plus effroyables,
sans hygiène, manquant d'air et de nourriture. Les chaînes coupèrent si profondément
sa chair que toute sa vie il en conserva la trace. Chaque jour la porte s'ouvrait
pour annoncer les noms de ceux qui allaient être exécutés. Pourtant, c'est dans
cette fosse infecte que Baha'u'llah connut une expérience mystique d'une grande
intensité qu'il considéra comme le début de sa mission.
Baha'u'llah était une personnalité éminente issue d'une famille influente disposant
de nombreux appuis à la cour; il n'était pas facile de le mettre à mort comme
un simple babi. La commission d'enquête ne trouva aucun élément pour accréditer
la thèse d'un complot, encore moins pour l'y impliquer directement. Baha'u'llah
était devenu un prisonnier encombrant qu'on ne pouvait ni déclarer innocent,
ni condamner. Finalement le Shah signa un édit. Baha'u'llah était condamné à
être banni du royaume et ses biens étaient confisqués.
Cet hiver 1853 est le début d'une longue vie d'errance, de bannissements et
d'emprisonnements successifs. Baha'u'llah passa dix années à Baghdad, qui furent
dix années consacrées à la régénérescence spirituelle de la communauté babie.
Peu à peu se constitua autour de lui un nouveau noyau de disciples qui vivaient
dans une ferveur extraordinaire nourris de son enseignement.
C'est à Baghdad que Baha'u'llah écrivit le Livre de la Certitude qui traite
essentiellement de prophétologie, mais aborde également de nombreux aspects
de la vie spirituelle, mêlées à des questions métaphysiques (6).
C'est également à Baghdad que Baha'u'llah écrivit peut-être son livre le plus
populaire, Les Paroles cachées, qui présente sous forme d'aphorisme "l'essence"
de "ce qui est descendu du Royaume de la toute puissance sur les prophètes d'autrefois"
(7), c'est-à-dire l'essence du message prophétique
commun à toutes les religions; les lois immuables à la base du développement
spirituel de l'homme. Ce petit opuscule, d'une grande beauté poétique, mériterait
à lui seul qu'on lui consacre une étude. Chacun des aphorismes qui le compose
commence par des apostrophes telles que "Ô Fils de l'homme!" ou "Ô Fils de l'existence!",
ou encore "Ô Fils de poussière!" qui donne à la prose son rythme. Un des thèmes
qui parcourt tout l'ouvrage est le mystère de l'amour de Dieu pour l'homme:
"Ô fils de l'existence! Mon amour c'est mon château fort. Quiconque y pénètre
n'a rien à craindre, qui s'en détourne s'égare et se perd. Ô Fils du Bayan!
Mon château fort c'est toi; pénètres-y donc pour t'y trouver à l'abri. Mon amour
est en toi: sache-le pour me trouver tout près de toi." (8)
Au fil des ans, Baha'u'llah acquit une influence considérable. Les babis désorientés
depuis la mort du Bab venaient puiser auprès de lui une nouvelle inspiration.
Beaucoup n'hésitaient pas à entreprendre à pied un long voyage pour rencontrer
celui dont les épîtres, connues sous le nom de "Tablettes" (lawh, pl. alwah),
commençaient à circuler dans toute la Perse. Sa réputation de sagesse s'était
répandue dans tout Baghdad. Sa maison était fréquentée en permanence par une
foule de gens de toutes classes sociales qui venaient à toute heure écouter
son enseignement. Le gouverneur de Baghdad et les personnalités les plus influentes
de la ville s'honoraient d'être comptées parmis ses amis. Sa renommée allait
chaque jour grandissante, ce qui ne manquait pas d'exciter des jalousies, à
commencer par celle du clergé shi'ite, qui de concert avec la légation persanne,
se mit à envoyer à Téhéran des rapports alarmistes.
Tous les efforts furent fait pour convaincre le Shah que, de Baghdad, Baha'u'llah
complotait de nouveau pour fomenter une révolution en Perse et qu'il exerçait
une influence nuisible dans tout le royaume. Nasiri'd-Din Shah inquiet entreprit
des négociations avec la cour ottomane pour que Baha'u'llah lui fut renvoyé
afin d'être neutralisé. L'effet fut exactement à l'inverse de celui recherché.
Le Sultan de Turquie 'Abdu'l-'Aziz commença à trouver intéressant un exilé qui
inspirait autant d'inquiétude à son rival le Shah de Perse, et il se demanda
s'il ne pouvait pas lui trouver un rôle à jouer dans sa politique panislamique
visant à le faire reconnaître, au grand dam des shi'ites, comme le calife de
tous les musulmans. C'est ainsi que fut publié un firman (décret) demandant
à Baha'u'llah de se rendre à la cour d'Istanbul. Le gouverneur de Baghdad qui
reçu le premier ce décret en fut si atterré qu'il attendit plusieurs semaines,
et des rappels à l'ordre réitérés, avant d'oser en communiquer la teneur à Baha'u'llah.
Cette nouvelle plongea en effet la communauté babie dans la consternation et
Baha'u'llah lui-même annonça dans ces Tablettes les dangers que ce voyage recelait.
Le départ de Baha'u'llah de Baghdad allait servir de toile de fond à un événement
capital. Baha'u'llah quitta la ville au milieu d'une émotion populaire considérable,
et se retira dans un jardin situé à une courte distance ou pendant neuf jours
il allait recevoir le flot incessant de ses amis et de ses admirateurs venu
lui faire leurs adieux. C'est ce moment précis que Baha'u'llah choisit pour
annoncer à un petit groupe de disciples qu'il était celui dont le Bab avait
prophétisé la venue, le Man-Yuzhiruhu'llah, "Celui que Dieu manifestera". A
partir de ce moment, le mouvement babi changea de nature. En l'espace de quelques
années la vaste majorité des babis allait devenir des baha'is, et un nouveau
mouvement allait être imprimé à la jeune Foi qui allait connaître une expansion
sans pareille qui en moins d'un demi siècle allait la porter bien au-delà des
frontières de l'Islam et lui faire prendre pied sur les cinq continents.
Le voyage de Baha'u'llah de Baghdad à Istanbul fut accompagné de toute la pompe
réservée aux hôtes officiels du monarque, pourtant Baha'u'llah savait qu'un
tyran et un prophète ne sont pas fait pour s'entendre. Arrivé à Istanbul, il
omit volontairement d'accomplir les visites que prescrivait le protocole et
il fit clairement savoir au premier ministre 'Ali Pasha qu'il n'avait nullement
l'intention de soutenir la politique du Sultan. 'Ali Pasha avait le plus grand
respect envers Baha'u'llah, mais il ne put résister à la campagne menée par
les représentant du gouvernement persan qui n'avait qu'une peur, celle que Baha'u'llah
puisse obtenir l'allégeance des princes et ministres turcs. Le Sultan 'Abdu'l-'Aziz
était embarrassé d'un prisonnier qui ne servait pas sa politique et dont on
dénonçait chaque jour les activités comme dangereuses pour la morale, la religion
et la stabilité de l'État. Finalement, après s'être assuré qu'il n'existait
aucun moyen de le corrompre, le Sultan fit publier un nouveau décret de bannissement.
Baha'u'llah était informé qu'il devait quitter immédiatement Istanboul pour
se rendre à Andrianople (Édirne) où il devrait demeurer sous bonne garde.
Au coeur d'un hiver particulièrement rigoureux Baha'u'llah du entreprendre à
pied le voyage d'Andrinople. Ce voyage pénible fut le début d'une longue suite
de tribulations et de souffrances. Cependant, malgré les conditions de vie difficiles
et précaires de son état de déporté, Baha'u'llah allait bientôt gagner le coeur
de la population de la ville. L'immense distance qui séparait la frontière bulgare
de la Perse et de l'Irak ne décourageait pas les pèlerins qui commencèrent à
nouveau à accourir en nombre.
Les Épîtres de Baha'u'llah circulaient dans tout l'orient et sa prédication
continuait chaque jour à gagner de nouveaux adeptes. Tout cela n'allait pas
sans difficulté. Baha'u'llah ne devait pas seulement faire face à l'opposition
du clergé musulman et aux dénonciations incessantes de l'ambassadeur persan
Mirza Husayn Khan, mais ses ennemis se dissimulaient au sein de sa propre famille.
Son propre demi-frère Mirza Yahya, plus connu sous le nom de Azal, consumé de
jalousie, était la main qui se trouvait derrière tout les complots. Il tenta
d'empoisonner Baha'u'llah, et celui-ci fut pendant quelques jours entre la vie
et la mort.
Autour de Azal commencèrent à se regrouper un petit nombre de babis qui n'acceptaient
ni les changements, ni l'autorité de Baha'u'llah, et qui menant une vie dissolue
n'avaient de cesse de travailler à déconsidérer Baha'u'llah auprès des autorités.
Ils envoyaient à Istanbul des rapports alarmistes où ils accusaient Baha'u'llah
de comploter avec les tributs bulgares en vue de fomenter un soulèvement contre
l'empire ottoman. Ce sont leurs actions qui allaient bientôt déterminer les
autorités à transférer Baha'u'llah dans une prison où il serait soumis à un
contrôle plus sévère.
Peu avant son départ d'Édirne, Baha'u'llah entreprit la rédaction d'une série
de lettres adressées aux rois et dirigeants de son époque. Ces lettres, complétées
par une série d'admonestations insérées dans plusieurs de ses ouvrages, ont
pour but d'annoncer les bouleversements du monde qui vont marquer le siècle
à venir et de proclamer les principes sur lesquels une nouvelle civilisation
pourra être établie. Baha'u'llah annonce que le présent ordre politique et social
sur lequel le monde est fondé est d'ores et déjà condamné et qu'un "ordre nouveau"
(nazm-i-badi') est destiné à lui succéder (9).
Cet ordre nouveau, rendu inévitable par des catastrophes éminentes et une série
d'épreuves de plus en plus dures pour l'humanité, sera caractérisé par un système
de paix collectif entre les nations. Mais cette paix ne sera possible que si
l'homme accepte une forme de gouvernement universel et si la justice sociale
réduisant l'extrême richesse et l'extrême pauvreté peut être définitivement
instaurée et garantie. Cependant, ajoute Baha'u'llah, aucun programme politique
ne peut parvenir à un tel but, car les dirigeants n'ont aucun moyen pour transformer
efficacement la société. La nouvelle civilisation reposera sur un nouveau système
de valeurs dont la nature est spirituelle et le fondement religieux. Seule la
religion, par le moyen d'un nouveau message, à le pouvoir de changer le monde,
comme l'ont déjà fait le Christianisme et l'Islam. Elle seule peut toucher le
coeur des gens, transformer leur vision du monde, leur faire accepter un nouveau
système de valeurs dont l'enracinement doit se situer dans la transcendance
et la reconnaissance de la nature spirituelle de l'homme.
Cet ensemble de lettres, rédigées pour la plupart entre 1868 et 1871, est assez
étonnant par son caractère prophétique (10).
Baha'u'llah assure que la monarchie comme forme de gouvernement va disparaître
provisoirement et qu'elle réapparaîtra plus tard sous une autre forme. Il y
déclare sa faveur pour une démocratie tempérée et, s'adressant à la reine Victoria,
il la félicite pour avoir remis le gouvernement entre les mains du Parlement
et pour avoir aboli l'esclavage (11). La
reine Victoria sera d'ailleurs le seul monarque à faire à Baha'u'llah une réponse
amicale.
Baha'u'llah soutient dans ces lettres que la paix universelle ne pourra être
instaurée que grâce à un pacte de sécurité collective qui sera fondé sur un
plan de désarmement général négocié au cours d'une conférence internationale
où seraient représentés tout les gouvernements, ainsi que sur une force internationale
de maintient de la paix (12). Il insiste
sur l'urgence de ce désarmement en Europe et sur la nécessité de créer une cour
internationale de justice à laquelle seraient soumis pour arbitrage tous les
différends entre États, et qui seule serait habilitée à autoriser l'usage de
la force.
Cependant, souligne Baha'u'llah, un pacte de sécurité collective et un désarmement
général ne sont pas suffisants pour assurer les bases du développement social.
Il annonce que la nouvelle civilisation qu'il prône ne pourra se développer
que si les bases de la société sont profondément bouleversées pour faire disparaître
les injustices qui la minent et qu'à la condition que soient créées de nouvelles
institutions qui se donneront pour but d'administrer la planète de manière globale.
Il recommande la création d'un parlement mondial où sera représenteé non pas
les États, mais l'humanité toute entière, et où les députés ne se considéreraient
pas comme les représentants de telle ou telle nation, mais comme les représentants
de la race humaine tout entière. De ce Parlement émanerait un exécutif mondial
chargé de gérer les grands problèmes de dimension internationale. Implicitement,
le système politique de Baha'u'llah condamne l'État moderne tel qu'il est en
voie de constitution depuis 1848.
Ces États, fondés sur des entités économiques en compétition et visant à l'unité
ethnique et linguistique, sont pour lui la source de conflits potentiels majeurs.
La sécurité et la prospérité de l'humanité exigent que les État renoncent à
la plus grande partie de leur souveraineté au profit d'institutions internationales
qui seules ont la capacité d'instaurer un système mondial de coopération et
non de compétition, de gérer les ressources planétaires dans l'intérêt de tous
de tel sorte qu'aucun peuple ne se trouve démuni, et de résoudre des problèmes
qui exigent la mise en commun de moyens considérables.
Parmi les lettres les plus dramatiques se trouvent celles que Baha'u'llah adressa
à Napoléon III. Dans la première, il lui demande de mettre en actes ses proclamations
libérales. La légende rapporte que Napoléon à la lecture de cette lettre aurait
déclaré: "Si lui est Dieu, je suis deux fois Dieu." Baha'u'llah répondit par
une deuxième lettre dans laquelle il annonce à Napoléon III qu'en raison de
son attitude son empire lui échapperait et tomberait dans la confusion et qu'une
révolution est sur le point de se produire à Paris (13).
Quelques mois après c'était effectivement la défaite de Sedan et la Commune
de Paris. S'adressant à Guillaume II qui était venu en Palestine mais était
demeuré sourd à ses appels, il annonce que par deux fois la guerre ensanglantera
les rives du Rhin et que Berlin serait ruiné (14).
Écrivant au Pape Pie IX au moment même où se pose la question de la souveraineté
de celui-ci sur les États pontificaux et où la politique vaticane s'oppose pour
cette raison à l'unification de l'Italie, Baha'u'llah recommande non seulement
au Pape d'abandonner ses États, mais lui demande de renoncer à ses palais et
à ses richesses pour vivre dans la pauvreté dont le Christ avait donné l'exemple
toute sa vie. Il condamne le célibat des prêtres, l'ascétisme et la vie monacale,
et demande aux moines et nonnes d'abandonner leur couvent pour se rendre utiles
à la société (15).
De telles lettres n'étaient pas faites pour attirer beaucoup de sympathie dans
les cours occidentales et sans doute n'étaient elles pas destinées à cela. Elles
n'avaient d'autre but que de prendre date avec l'histoire, et il faut dire que
l'histoire a donné raison à celui qui les avait écrites. Elles font preuve d'une
prodigieuse vision. Plus d'un siècle après, les conférences sur le désarmement
font partie de l'actualité. Il existe à la Haye une cour internationale de justice
et nombre de traités internationaux comportent des abandons de souveraineté.
Les Nations Unies peuvent être vues comme un lointain avatar du Parlement mondial
qu'avait envisagé Baha'u'llah.
L'intérêt suscité par ces lettres explique cependant qu'on ait voulu réduire
l'enseignement de Baha'u'llah uniquement à cet aspect politique et social. Ce
faisant, on commet une grave erreur et on dénature le fond de sa pensée. L'enseignement
politique et social de Baha'u'llah est inséparable de son enseignement mystique
et spirituel. De cet enseignement mystique et spirituelle découle une métaphysique
et une philosophie dont le but est d'abord d'élucider la nature de l'homme,
de situer sa finalité dans la création, pour déterminer les règles de son évolution
intérieure. C'est seulement une fois qu'on a élucidé ces règles, qu'on peut
explorer sont intériorité spirituelle pour déterminer ses potentialités, et
qu'on peut chercher les bases de la société qui permettront à ces potentialités
de s'épanouir.
Il existe un rapport de dépendance étroit entre l'intériorité qui est l'homme
et l'extériorité qui est la société. C'est par son intériorité que l'homme construit
la société. C'est en maîtrisant ses pulsions et en mettant fin au chaos intérieur
primitif qu'il va infuser plus d'ordre dans la réalité sociale. Mais la conquête
de cet ordre intérieur est loin d'être un processus purement discursif et rationnel.
Il comporte une dimension mystique qui met l'homme en contact avec des valeurs
transcendantes et absolues dont il est destiné à s'imprégner progressivement,
mais dont la connaissance objective lui échappe.
Les activités de Azal et de ses partisans donnaient crédits aux dénonciations
des ennemis de Baha'u'llah à la cour ottomane et convainquirent le gouvernement
turc que Baha'u'llah était un prisonnier qu'il était dangereux de garder à Edirne
où personne ne pouvait assurer son silence ni contrôler ses activités épistolaires.
On voulait lui trouver une prison à l'écart de tous les grands centres urbains
et des routes caravanières où sa voix pourrait être étouffée, et où peut être
il mourrait de privation ou de maladie. Ayant examiné toutes les possibilités,
le gouvernement ottoman décida de déporter Baha'u'llah dans ce qui paraissait
alors la province la plus reculée, la plus arriérée et la moins peuplée de l'empire:
la Palestine. Là se trouvait la fameuse forteresse de Saint Jean d'Acre, entourée
de trois côtés par la mer, dont même les canons de Napoléon n'étaient parvenus
à venir à bout. C'est là qu'on envoyait les pires criminels, car la forteresse
était régulièrement ravagée par des épidémies de peste et de choléra, et les
prisonniers ne survivaient rarement plus de quelques années à ces conditions
d'incarcération. En effet, plusieurs disciples de Baha'u'llah allaient mourir
durant les premières semaines de leur détention.
Arrivé en Palestine en Août 1868, Baha'u'llah ne quitterait plus ce pays jusqu'à
sa mort en 1892. Pendant les deux premières années, Baha'u'llah fut soumis à
un régime de détention particulièrement sévère, mais peu à peu l'attention des
geôliers se relâcha, d'autant qu'eux-mêmes succombaient au charme irrésistible
de leur prisonnier. Des mouvements de troupes ayant rendu la forteresse nécessaire
à leur casernement, Baha'u'llah fut transféré dans une maison particulière destinée
à lui servir de prison et où il pu mener une vie un peu plus confortable. Comme
à Baghdad et à Édirne sa réputation ne tarda pas à se répandre dans la région
et les notabilités commencèrent à venir visiter cet étrange prisonnier auprès
duquel on venait chercher réconfort où quêter quelques paroles de sagesse.
C'est là que Baha'u'llah rédigea un de ses livres les plus important le Kitab-i-Aqdas
ou Livre très saint dans lequel il voulut formuler les lois essentielles de
sa religion (16). De cette période date
un grand nombre de "tablettes" et d'écrits appartenant aux genres les plus divers
et touchant à des sujets tout aussi variés. Les conditions de détention s'étant
progressivement relâchées, Baha'u'llah pu recevoir une foule de visiteurs toujours
plus nombreux. L'immense distance et les déserts qui séparent la Perse et l'Irak
de la Palestine ne décourageaient pas les pèlerins qui n'hésitaient pas à entreprendre
un voyage de plusieurs mois pour rencontrer celui qu'ils appelaient "le Bien-Aimé"
ou "la Beauté bénie".
Baha'u'llah était devenu une personnalité si respecté que la question se posait
de savoir s'il pouvait encore être considéré comme un prisonnier. Le mufti et
le gouverneur de la ville qui comptaient parmi ses amis déclaraient qu'il n'y
avait que lui qui se retint prisonnier car s'il eût décidé de quitter les murs
de sa prison et sortir de la ville pas une âme n'aurait oser l'arrêter (17).
Finalement, en 1877 Baha'u'llah accepta de se rendre aux injonctions de ceux
qui lui demandaient de quitter sa prison. En juin de cette année il s'installa
dans une maison champêtre à quelques kilomètres au nord de Saint Jean d'Acre.
Deux ans plus tard à la faveur de la révolution qui renversa le Sultan 'Abdu'l-'Aziz,
il s'installa à Bahji dans une vaste propriété que son propriétaire avait déserté
en raison de l'eau insalubre et d'une épidémie de choléra.
C'est là qu'il devait vivre les douze dernières années de sa vie, partageant
son temps entre sa correspondance et l'afflux de pèlerins qui venaient écouter
son enseignement pendants des semaines avant de repartir vers l'Irak, la Perse,
le Turkestan où l'Inde, car pendant ce temps la diffusion de son message spirituel
avait fait des progrès considérables et des communautés baha'ies s'étaient installées
au Caire, à Khartoum, Ishkabad, et Bombay. Baha'u'llah comptait maintenant des
amis aussi distingués que le Professeur Edward Brown d'Oxford (18)
ou le comte Léon Tolstoï (19).
Baha'u'llah ayant pendant plus de quarante années de sa vie vécu dans des conditions
d'exil et d'emprisonnement, c'est essentiellement par l'écrit que son enseignement
pouvait être diffusé, aussi a-t-il beaucoup écrit et on dit que son oeuvre,
dont une partie a été perdu pourrait remplir une centaine de volumes. Baha'u'llah
n'a écrit que très peu d'ouvrages au sens propres du terme. On n'en compte que
quatre: Le Livre de la Certitude (Kitab-i-Iqan), Le Livre nouveau (Kitab-i-Badi)
(20) , Le Livre très saint (Kitab-i-Aqdas)
(21) et L'Épître au fils du loup (Risaliy-i-Ibn-i-Dhib)
(22).
La plupart de ces écrits prennent la forme de "Tablettes" (alwah) c'est-à-dire
de textes entre une et plusieurs dizaines de pages qui pour la plupart prennent
la forme de lettres, mais peuvent également être des poèmes, des méditations
mystiques, des prières ou des invocations, des admonestations adressées à des
personnages célèbres. Il n'est pas facile de pénétrer dans une oeuvre aussi
diverse. Les lettres qui en composent la plus vaste partie sont d'un intérêt
inégal dans la mesure où, adressées à des récipiendaires différents, elles se
répètent forcement.
Baha'u'llah n'a jamais voulu donner une forme didactique à son enseignement.
Hormis le Livre de la Certitude, il n'a jamais rédigé l'exposé systématique
d'une quelconque question. Pour lui l'essentiel était ailleurs. Ce qui lui importait,
c'était de transmettre un esprit, d'élever l'esprit, d'ouvrir les coeurs aux
vérités spirituelles, de transformer les êtres. Pour cette raison le langage
qu'il emploie est essentiellement mystique. Il s'agit d'un art qui puise à toutes
les ressources de la poésie et de la psychologie et qui de plus respecte souvent
les conventions littéraires compliquées en usage à cette époque.
A.3. La philosophie de Baha'u'llah
Le bref aperçu que nous venons de donner de la vie de Baha'u'llah nous a permis
de toucher quelques uns des thèmes philosophiques majeurs de son oeuvre, et
nous espérons qu'il aura convaincu le lecteur de la légitimité de parler d'une
véritable philosophie baha'ie. Ses Écrits embrassent la plupart des grandes
questions philosophiques : l'organisation politique et sociale, l'éthique et
la morale, le statut de la femme, la justice, l'économie politique, l'éducation
et la pédagogie, la science, l'épistémologie et la théorie de la connaissance.
Ces thèmes suffisent à caractériser la modernité de la pensée de Baha'u'llah.
Cependant, ils ne forment pas une philosophie au sens où nous en avons l'habitude.
La philosophie classique nous a habitué à considérer la métaphysique comme le
fondement de la philosophie et pour cette raison la métaphysique a été appelée
comme "la philosophie première". Au XVIIIe siècle s'est produite une première
transformation lorsque les mathématiques et les sciences naturelles ont conquis
leur autonomie. Par contre-coup, les métaphysiques n'apparaissent plus comme
le principal instrument de l'homme pour connaître et expliquer le réel, et à
partir de Locke l'effort de réflexion s'est déplacé progressivement vers la
philosophie politique et avec Kant vers la théorie de la connaissance.
A la fin du XIXe siècle s'est produite une révolution similaire et le thème
central de la philosophie s'est déplacé vers l'individu et l'exploration de
sa subjectivité. Il est intéressant de constater que la philosophie de Baha'u'llah
s'inscrit tout à fait dans cette évolution. La métaphysique a perdu le caractère
central qu'elle avait dans tous les systèmes classiques et en contrepartie,
on trouve un développement de la philosophie politique, mais cette philosophie
politique qui relève d'une dimension sociale, est contrebalancée par un souci
de l'individu très moderne accompagné d'une prise en compte sans réservede sa
subjectivité. Cependant, l'approche de l'individu et de sa subjectivité n'est
pas abordée de la même manière que dans la philosophie occidentale. Pour Baha'u'llah,
la compréhension de l'individu et de sa subjectivité nécessite un dépassement
du champ philosophique pour s'ouvrir au domaine de la transcendance qui dépasse
notre connaissance purement rationnelle.
L'homme est un mystère que la raison ne peut totalement connaître et que le
langage ne peut rendre de manière adéquate. La connaissance de l'individu et
de sa subjectivité appartient donc au domaine du spirituel dont la compréhension
est une des tâches premières de la philosophie de Baha'u'llah. Alors que les
métaphysiques classiques partent toutes de Dieu pour descendre ensuite les degrés
de la hiérarchie de l'Être, depuis le monde des essences jusqu'aux individus,
la question qui se trouve au coeur de la philosophie de Baha'u'llah est une
interrogation sur la nature de l'homme. C'est parce qu'on définit préalablement
la nature de l'homme qu'on peut ensuite remonter les degrés de la hiérarchie
de l'Être. Ceci explique que la philosophie des Idées ou des Formes propre au
platonisme ou à l'aristotélisme soit remplacée par une philosophie des valeurs.
C'est en fonction du sens que l'on donne à la vie humaine que l'on peut définir
la finalité de la réalité physique de l'univers.
La question n'est plus d'expliquer comment l'univers existe, tâche clairement
assignée par Baha'u'llah à la science, mais pourquoi l'univers existe. C'est
seulement à partir de là que l'homme peut se faire une idée de son créateur.
Néanmoins, Baha'u'llah reconnaît que le processus est beaucoup plus complexe,
car si l'homme ne connaît son créateur que dans la mesure où il se connaît lui-même,
il ne peut se connaître lui-même que dans la mesure où il connaît son créateur.
Baha'u'llah écrit:
"Le devoir que tu as prescrit à tes serviteurs d'exalter à l'infini ta gloire
et ta majesté n'est qu'un gage de ta grâce à leur endroit, un moyen que tu leur
donnes de s'élever jusqu'à cet état que tu leur as rendu capable d'atteindre,
à savoir la connaissance d'eux-mêmes". (23)
Dans un autre texte, il déclare:
"Si vous pouviez concevoir les merveilles de munificence et de bonté dont j'ai
voulu faire vos âmes dépositaires en vérité, vous rompriez avec tout attachement
aux choses créées et vous parviendriez ainsi à une connaissance de vous même
qui serait la compréhension de mon être propre." (24)
Cependant, cette véritable compréhension de la nature humaine n'est pas atteignable
par un processus purement philosophique. Pour Baha'u'llah, l'homme n'est pas
une donnée de la nature. L'homme à l'état de nature n'est qu'un animal. Ce qui
constitue sa réalité essentielle est quelque chose qui se trouve au-delà de
l'état de nature, qui n'est d'abord qu'une potentialité soumise au devenir.
L'humanitude (humanitas, ar. insaniyya) n'est pas quelque chose qui est, mais
quelque chose à conquérir, une perfection spirituelle qui ne s'acquière que
par un processus de transformation intérieure, un horizon qui n'est jamais totalement
atteint. Quelque soit le progrès de la civilisation, quelque soit le progrès
de la spiritualité et de la morale, l'homme sera toujours en marche vers la
conquête de son humanitude, car cette humanitude recèle une perfectibilité dont
les potentialités ne pourront jamais être épuisées, parce qu'elles constituent
ce que Baha'u'llah appelle "le Dépôt divin". Par le perfectionnement spirituel,
c'est Dieu qui s'actualise en l'homme.
Le principe qui résume toute l'anthropologie de Baha'u'llah, et qui constitue
la clef de voûte de son enseignement est contenu dans l'affirmation que la nature
de l'homme est spirituelle. Le problème philosophique fondamental que pose ce
principe consiste donc à comprendre ce que signifie le mot "spirituel". Nous
pouvons dire que cette question constitue l'objet de la métaphysique de Baha'u'llah,
car le concept de spirituel renvoit à un monde de valeurs transcendantes, valeurs
médiatrices entre Dieu et sa création, dont il faut expliquer l'existence.
Nous comprenons donc maintenant pourquoi la métaphysique de Baha'u'llah ne se
présente pas selon l'économie à laquelle les systèmes classiques nous avaient
habitués. L'Être n'est plus au centre de la métaphysique; il est remplacé par
l'esprit et la conscience.
A.4. De l'herméneutique à l'ontologie
Notre étude est divisée en trois parties: la première est appelée herméneutique,
la seconde théosophique et la troisième métaphysique. En fait, il ne s'agit
pas d'une division stricte. Chacun de ces titres ne fait qu'indiquer la dominante
des chapitres qui suivent, mais pour les raisons que nous avons exposées, ces
différents aspects sont inextricablement mêlés dans l'oeuvre de Baha'u'llah
et ils ne peuvent jamais être totalement séparés. Notre première partie montrera
comment Baha'u'llah transforme le système métaphysique des "cinq présences"
en un système herméneutique.
Mais le caractère herméneutique de ce système ne peut être clairement perçu
que par référence à un système métaphysique dont nous esquisserons quelques-unes
des grandes lignes à la fin du chapitre V. Nous aurions pu, à partir de là,
directement continuer avec les questions ontologiques et métaphysiques qui sont
au centre de notre étude, mais cela nous a paru impossible dans la mesure où,
comme nous l'avons souligné, la métaphysique occupe dans la philosophie de Baha'u'llah
une place particulièrement atypique. Il nous a paru important de redéfinir préalablement
cette philosophie comme une théosophie avec toutes ses implications.
Lorsque nous parlons à propos de la pensée de Baha'u'llah de "théosophie", il
faut bien sûr entendre ce mot dans un sens technique. On appelle généralement
théosophie un système de pensée où se trouvent réunies trois composantes étroitement
liées: une herméneutique, une gnose et une philosophie de la nature. Ceci nous
amène à définir le mot "gnose". La gnose dont il est ici question n'a rien à
voir avec les mouvements gnostiques des premiers siècles de notre ère. Il s'agit
d'une connaissance qui s'acquière non par l'étude, mais par un processus de
transformation intérieur de l'homme. Alors que la philosophie est la quête d'un
savoir objectif, la théosophie met l'accent sur la subjectivité et le caractère
personnel et incommunicable de tout savoir spirituel. Bien entendu, la gnose
doit s'accompagner d'une noétique, c'est-à-dire d'une théorie de la connaissance
qui définisse non seulement les modalités de la connaissance sensible et de
son intelligibilité, mais également les conditions permettant à l'homme d'acquérir
une connaissance supra-sensible des mondes spirituels.
La noétique de Baha'u'llah est à la fois une épistémologie et une gnoséologie.
Par conséquent, la noétique doit être située à la fois dans le cadre plus vaste
d'une anthropologie et dans le cadre plus restreint d'une psychologie dont nous
essaierons de cerner les principales conséquences. Cette psychologie nous ramènera
aux fondements métaphysiques de l'enseignement de Baha'u'llah, car on ne peut
traiter de la connaissance spirituelle sans parler des rapports de l'âme et
du corps, et donc sans s'interroger sur le mode ontologique de la réalité essentielle
de l'âme.
La troisième partie intitulée "métaphysique" est strictement consacrée au problème
métaphysique des mondes divins et des entités qui le peuplent. Nous avons cependant
voulu situer cette problématique métaphysique dans un cadre assez large qui
est celui de la philosophie émanatiste de Baha'u'llah, et nous avons cherché
à définir celle-ci tant par rapport au néoplatonisme de Plotin que par rapport
à la version islamisée de la Falsafa et plus particulièrement celle d'Avicenne.
Il existe en effet un préjugé très enraciné chez les spécialistes des sciences
religieuses qui attribuent à Baha'u'llah des idées néoplatoniciennes et qui
font de sa métaphysique un dérivé de celle de Farabi, d'Avicenne, de Suhrawardi
et Shaykh Ahmad Ahsa'i. Nous reconnaissons avoir partagé ce préjugé pendant
très longtemps. Cependant, on ne peut accueillir sérieusement une telle opinion
sans la soumettre préalablement à la critique philosophique et scientifique.
C'est ce que nous avons fait, et le résultat n'a pas été concluant.
En effet, pour caractériser un système philosophique par rapport à une école
de pensée, il ne suffit pas de reconnaître un ou deux éléments à l'allure vaguement
identique; pas plus qu'on ne peut se baser sur quelques similitudes de vocabulaire.
Il faut montrer que l'économie du système est organisée selon le même modèle,
ou pour le moins que les économies des différents systèmes comparées restent
compatibles. Il existe effectivement des points de contact entre la pensée de
Baha'u'llah et les systèmes néoplatoniciens, mais nous espérons qu'un des apports
principaux de notre étude aura été de démontrer qu'en aucun cas ces points de
contact ne permettent de ranger l'enseignement de Baha'u'llah dans la postérité
de Farabi et d'Avicenne. On peut même dire que l'enseignement de Baha'u'llah
se présente comme une réfutation implicite, mais néanmoins systématique d'Avicenne.
Pour lui, toute la philosophie hellénisante repose sur un malentendu qui consiste
à assimiler Dieu à l'être nécessaire, comme le font d'emblée Al-Kindi et Farabi.
Pour Baha'u'llah, Dieu doit demeurer distinct de l'Être. De plus, poser un Être
nécessaire aboutit à une philosophie de la nécessité qui nie à la fois la liberté
de l'homme et la liberté de Dieu. La nécessité (wajib) n'est pas pour lui le
concept antinomique de la contingence (mumkinat). Tout le monde de l'Être, dont
il proclame l'unicité (25), appartient à
la contingence, car c'est le propre de l'Être que d'être contingent. Seule la
sphère du Hahut, c'est-à-dire de l'essence divine, échappe à la contingence
et s'affirme comme un absolu transcendant, source de toute réalité, mais inaccessible
à la connaissance humaine.
Nous butons ici sur les limites du vocabulaire occidental pour traduire le vocabulaire
philosophique arabe. En effet, nous parlons ici de "l'essence divine", ce qui
pourrait laisser entendre que Baha'u'llah situe la divinité dans un monde des
essences qui serait la contrepartie du monde sensible. Or, ce que par commodité
on appelle "l'essence divine" (dhat) n'a rien à voir avec le monde des "réalités
essentielles" (haqa'iq). C'est le monde de l'"En-soi", un En-soi au-delà de
l'Être et de l'Existence, à jamais impénétrable à l'esprit humain; un En-soi
qui apparaît cependant à l'homme non pas en tant que Lui-même, mais par ses
manifestations. C'est sans doute pour échapper au vocabulaire de la philosophie
des essences que Baha'u'llah utilise souvent le terme de "ipséité" ou "identité"
(huwiyya), ou qu'il parle de la "Nature" de Dieu (kaynuna), plutôt que de son
être.
Ceci nous amène à un point délicat de notre étude qui est celui de l'ontologie.
Nous avons sous-titré notre étude "Ontologie des mondes divins". Nous aurions
dû en fait l'appeler "Ontologie et herméneutique des mondes divins", car la
question qu'il convient de poser est "Qu'est-ce qu'un "monde"?". Nous montrerons
que pour Baha'u'llah, les mondes divins ne constituent pas une cosmologie, ni
même une onto-cosmologie comme l'onto-cosmologie avicenienne. Les mondes divins
sont en réalité des catégories onto-herméneutiques. Un "monde" est d'abord une
catégorie d'intelligibilité. Chaque monde représente un mode de l'Être; l'Être
se caractérisant par un nombre de modalités infinies, mais ces modalités existentielles
ne sont pas entièrement séparables des modalités opératoires de l'esprit humain.
Dans sa réalité essentielle et absolue le monde de l'Être est un, mais dans
sa réalité épistémologique et phénoménologique, telle qu'elle se présente à
l'esprit de l'homme, la réalité apparaît selon des modalités infinies, qui sont
conditionnées par le situs ontologique de l'homme, le lieu ontologique à partir
duquel le paysage de l'Être se révèle provisoirement à lui. C'est ce qui fait
dire à Baha'u'llah dans Les Sept Vallées que les différences que le voyageur
perçoit entre les différents mondes de Dieu tient à la condition et à l'état
spirituel du chercheur et non à la réalité indépendante de ces mondes (26).
Les mondes divins sont donc structurés par la conscience humaine. C'est en cela
que la pensée de Baha'u'llah rejoint les préoccupations phénoménologiques de
notre époque et que sa métaphysique implique une herméneutique qui permet de
s'interroger et de cerner les rapports de la conscience avec la réalité objective
et subjective du monde.
Pour Baha'u'llah, il y a deux façons complémentaires d'appréhender le monde:
l'une rationnelle et scientifique qui se fait à partir de notre extériorité,
et l'autre intuitive et mystique qui se fait à partir de notre intériorité.
Mais, pour aborder cette seconde voie, l'homme doit d'abord explorer et apprendre
à connaître son intériorité. Cependant, en ce qui concerne Dieu et les mondes
spirituels en général, seule existe la voie de l'intériorité. C'est pourquoi
Baha'u'llah, après la connaissance de soi, assigne comme finalité à l'existence
humaine de "connaître et aimer Dieu". Il nous précise que non seulement c'est
la finalité de toute existence humaine mais que c'est également la finalité
de toute la création, car il est impossible de concevoir une création divine
sans une conscience qui connaisse son créateur. C'est ce que nous avons appelé
"le principe anthropique" de Baha'u'llah.
Ce principe bouleverse toute la philosophie et a des implications multiples
et fondamentales qui sont loin d'être explorées. C'est ce principe qui explique
que la réalité de l'univers paraisse structurée en fonction d'une loi d'intelligibilité
que l'univers partage avec l'esprit humain. C'est ce principe qui implique également
la nécessité d'un lien noétique et épistémologique entre la créature et le créateur
qui est à la source de l'herméneutique baha'ie. De là découle également que
l'Être ne puisse être au centre de la métaphysique, et même de l'ontologie,
de Baha'u'llah.
Nous avons longtemps hésité pour savoir si nous devions inclure dans notre étude
un ou plusieurs chapitres sur l'ontologie de Baha'u'llah ou si nous devions
nous contenter d'aborder le problème uniquement sous l'incidence de la question
des mondes divins, et c'est finalement la deuxième solution que nous avons retenue.
Certains pourront être choqués que nous abordions une question qui finalement
est révélatrice de tout un système métaphysique sans avoir préalablement défini
le concept premier de toute philosophie depuis Platon et Aristote. Il est sûr
qu'un tel travail préalable nous aurait permis d'atteindre un plus haut niveau
de précision sur certaines questions. Mais un certain nombre de scrupules nous
ont arrêtés.
Le premier c'est que Baha'u'llah ne définit pas explicitement une ontologie,
bien que dans de très nombreux textes il semble poser les limites de son cadre
général. Ainsi, il n'est pas du tout certain que les données ontologiques de
Baha'u'llah puissent recevoir une interprétation unique et, de plus, il paraissait
tout à fait possible de construire non pas un mais plusieurs systèmes ontologiques
à l'intérieur du cadre général qu'il a lui-même tracé, et nous pensons que cela
a été ainsi voulu. Aborder de front le problème ontologique nous aurait amené
sur un terrain très spéculatif qui sort tout à fait du cadre et de l'esprit
de notre étude.
Nous avons voulu d'abord commenter les textes de Baha'u'llah et offrir une interprétation
aussi fidèle que possible de sa pensée. Bien entendu, toute interprétation implique
des hypothèses et des choix, mais il ne nous paraissait pas que ce serait trahir
l'esprit de notre recherche que de construire des hypothèses du second degré
qui elles-mêmes s'appuieraient sur les hypothèses du premier degré. Cependant,
pour être tout à fait honnête, il nous faut avouer que certains de nos choix
et de nos hypothèses du premier degré ont certainement été influencées par notre
conception de l'ontologie de Baha'u'llah et nous nous sommes ainsi forgé un
certain nombre de principes dont nous donnons ici l'essentiel.
L'Être ne peut être une explication de l'existence des étants (mawjud), parce
que l'Être semble dans la philosophie baha'ie n'avoir qu'une existence purement
conceptuel. L'Être est ce qui est en acte dans tous les individus, mais l'Être
n'est pas dissociable des individus, comme la forme n'est pas dissociable de
la matière. L'Être ne saurait donc être considéré comme l'origine des choses.
L'origine des choses découle directement de Dieu, mais son principe doit être
recherché dans le "Premier émané" (al-sadir al-awwal) qui est le Verbe divin
(kalama).
Or, le Verbe divin est aussi l'Esprit (ruh); de là découle que tout ce qui existe
a un esprit et que l'Esprit doit être regardé comme le principe premier de la
création. C'est la façon dont l'Esprit s'actualise et se diversifie dans les
choses qui détermine les modalités de l'Être. Le monde matériel n'est qu'une
modalité de l'Être parmi un nombre infini d'autres qui constituent ce qu'on
appelle "les mondes spirituels".
Les mondes spirituels sont peuplés par des entités qui sont des essences avec
cette réserve très importante que les essences ne sont pas réductibles ni à
l'Être ni à l'Existence, c'est pourquoi, plutôt que d'essence, il vaut mieux
parler de "réalité" ou de "réalités essentielles" (haqa'iq). L'homme ne peut,
à ce stade de son développement spirituel, comprendre la véritable nature des
réalités essentielles. Ces réalités essentielles ne constituent pas de substances
spirituelles car leur mode d'existence est totalement impénétrable. De ce fait,
la métaphysique de Baha'u'llah n'entre pas dans le cadre d'une philosophie des
essences.
Telles sont quelques-unes des grandes lignes de l'ontologie de Baha'u'llah telle
que nous avons essayé de la reconstituer. Ces quelques principes sont loin de
constituer un système et de multiples questions restent ouvertes. Nous pensons
que c'était le volonté même de Baha'u'llah de les laisser ouvertes et ainsi
de permettre aux écoles de fleurir. Dans la mesure où le concept d'Être n'est
plus central à sa métaphysique, le lecteur constatera qu'il était tout à fait
possible de traiter de l'ontologie des mondes divins, car ici le mot ontologie
revêt une signification tout à fait particulière. Il ne s'agit plus d'une ontologie
de l'Être, mais d'une ontologie de l'Esprit.
La perspective que nous avons choisie pour notre étude ne nous permettait pas
de développer une interprétation générale de la métaphysique de Baha'u'llah.
Nous nous sommes limités à quatre thèmes d'inégale importance. Le premier thème
est un essai de définition. Il concerne ce que nous avons appelé "la métaphysique
émanatiste de Baha'u'llah et sa liaison avec "la théologie spéculaire", c'est-à-dire
la conception d'une création miroir des Noms et des Attributs de Dieu. Notre
second thème tournera autour de l'étude du concept de "Manifestation divine"
qui nous paraît être l'élément le plus fondamental de toute la philosophie de
Baha'u'llah et la clef de tous les autres développements métaphysiques.
C'est l'introduction de ce concept de Manifestation divine qui fait que l'enseignement
de Baha'u'llah apparaît en rupture avec tous les systèmes de pensée de l'Islam.
Le monde de la manifestation est un monde central autour duquel s'organisent
tous les autres modalités ontologiques. Ceci nous amènera à nous interroger
sur les sphères ontologiques qui séparent l'homme de ce monde et plus particulièrement
à étudier la nature des "réalités essentielles" (haqa'iq) qui peuplent les mondes
spirituels et le statut du Monde imaginal qui devient ainsi un monde intermédiaire
entre la pensée de l'homme, sa raison imaginale, et les réalités tant intellectuelles
qu'intelligibles qui structurent le réel.
A.5. La question herméneutique
Nous avons jusqu'ici beaucoup parlé d'herméneutique sans en avoir expressément
précisé le sens. Un effort de théorisation s'impose ici pour définir l'herméneutique
baha'ie, car la question se présente comme un jeu de miroirs: d'une part nous
sommes convaincus que l'oeuvre de Baha'u'llah est une herméneutique, et d'autre
part cette oeuvre, pour être comprise, exige elle-même un effort d'herméneutique.
L'usage du terme herméneutique s'est considérablement diversifié au cours de
ce dernier siècle sous l'influence des travaux de Husserl (27),
Heiddeger (28), Gadamer (29)
et Ricoeur (30). Ainsi se sont constituées
non pas une mais plusieurs philosophies de l'herméneutique par rapport auxquelles
il n'est pas toujours aisé de se situer. Ces travaux sont néanmoins d'un grand
intérêt et ils nous ont considérablement aidé à comprendre le caractère herméneutique
de l'oeuvre de Baha'u'llah.
On appelle "herméneutique" la théorie de l'interprétation ou la réflexion théorique
sur l'activité interprétative (31). Le terme
vient du grec hermeneuein qui signifie "exprimer", "énoncer", "interpréter"
et "traduire" ou "servir d'interprète". D'une manière générale, l'herméneutique
caractérise la discipline, les problèmes et les méthodes qui ont trait à l'interprétation
et à la critique des textes. Mais rapidement l'herméneutique a dépassé la simple
critique et le commentaire exégétique pour constituer une véritable théorie
de l'inspiration, qu'elle fut profane ou mystique (32).
Car le propre de l'herméneutique c'est d'être d'abord une science du sacré,
dont la laïcisation ne fut que très progressive. L'herméneutique, dès l'Antiquité
s'est démarquée du simple commentaire littéraire de par sa source religieuse.
Déjà dans Le Politique de Platon (33), la
fonction qui est assignée à l'herméneutique est religieuse et sacrale. Ce caractère
religieux et sacral ne fera que se renforcer lorsque le Christianisme adoptera
les techniques herméneutiques pour son exégèse.
La détermination des règles herméneutiques entraînera au IIIe siècle des débats
passionnés entre l'Ecole d'Alexandrie et l'Ecole d'Antioche. A partir de ce
moment la courbe de vie de l'herméneutique sacrée va épousée celle du Christianisme.
Elle connaît un premier apogée avec les Pères de l'Eglise et un second au Moyen-Age
avant de commencer à décliner. A partir du travail de quelques pionniers au
XVIIe et XVIIIe siècle (Dannhauer, Meier, Chladenius), la question herméneutique
va véritablement réapparaître dans le champ philosophique au XIXe siècle grâce
à l'oeuvre de Schleiermacher. Un nouveau pas sera franchi vers une universalisation
de l'herméneutique avec Dilthey qui cherche dans l'herméneutique une méthodologie
et une épistémologie des sciences humaines.
A partir de ce moment, l'herméneutique va progressivement envahir tout le champ
de la philosophie. Avec le développement de la linguistique et des sciences
cognitives, et surtout avec l'irruption de la psychologie et de toutes les techniques
d'exploration du psychisme humain, la question du sens devient une question
fondamentale. On passe ainsi de l'herméneutique des textes à l'herméneutique
des sciences. L'herméneutique finit par apparaître comme l'ensemble des règles
constitutives de tout savoir humain, et ceci est un des sens que nous retiendrons.
Cependant l'herméneutique se distingue de l'épistémologie. Alors que celle-ci
s'intéresse aux mécanismes heuristiques et aux règles par lesquelles la science
vise à reproduire une image fidèle de la réalité, l'herméneutique ne s'intéresse
pas directement à cette réalité mais au processus de la compréhension humaine
dans la production du sens et sa transmission. Tout savoir implique donc bien
la mise en oeuvre d'une herméneutique.
Si maintenant nous confrontons ce que la philosophie moderne nous a appris sur
le problème herméneutique avec les textes de Baha'u'llah, il n'y a pas de doute
que toute l'oeuvre de Baha'u'llah constitue une herméneutique, pas seulement
au sens de l'herméneutique sacrée, mais en tant qu'herméneutique philosophique
universelle.
On peut distinguer chez Baha'u'llah trois formes d'herméneutique: une herméneutique
sacrée (ta'wil), une herméneutique psychologique ('irfan), et une herméneutique
phénoménologique ou sémiotique.
Au cours de notre étude, à l'expression "herméneutique sacrée", calquée sur
le latin hermeneutica sacra, nous avons préféré l'expression "herméneutique
spirituelle" forgée par Henri Corbin pour traduire l'arabe ta'wil. Nous consacrerons
au chapitre VIII un long développement à l'usage du ta'wil comme herméneutique
spirituelle. Le ta'wil se distingue de l'hermeneutica sacra chrétienne par une
liberté interprétative beaucoup plus grande. Le mot signifie "reconduire à sa
source", car l'herméneutique spirituelle est fondée sur l'idée que si le Coran
est descendu sur terre par l'arc du prophétisme (nubuwa), une véritable compréhension
exige qu'il soit reconduit à sa source par l'arc du ta'wil, c'est-à-dire ramené
à son inspiration première au ciel de la révélation.
Cet art herméneutique consiste à considérer chaque terme coranique comme l'expression
métaphorique d'une vérité spirituelle plus profonde. En ce sens le ta'wil n'est
pas sans rapport avec la typologie développée par Origène et les méthodes exégétiques
de certains Pères de l'Eglise. Mais alors que le Christianisme fut très conscient
que l'interprétation anagogique pouvait conduire à une dissolution du dogme
et de l'orthodoxie, et ressentit très tôt le besoin d'en codifier et d'en réglementer
l'usage, cet effort de codification n'eut pas lieu dans l'Islam et entraîna
une profusion des herméneutiques et finalement une dissolution de sens. Une
partie de notre travail consistera à voir comment Baha'u'llah réagit contre
cette dissolution de sens en délimitant le champ du ta'wil, tout en se livrant
lui-même à un travail herméneutique dont les méthodes restent encore à étudier.
En se livrant à l'herméneutique spirituelle de l'Evangile et du Coran, Baha'u'llah
suggère l'herméneutique de sa propre oeuvre. Il nous fournit donc une théorie
de l'inspiration prophétique.
La finalité du discours prophétique n'est pas d'énoncer un code de loi, une
morale et une philosophie, mais de mettre l'homme en rapport avec le monde des
valeurs transcendantes qui constituent les lois du monde spirituel. La révélation
prophétique vise donc à communiquer ce qui constitue la réalité la plus fondamentale
de l'univers. Pour communiquer cette réalité fondamentale, le langage est insuffisant.
Il ne peut procéder que par "allusions" (ishara) et constitue un "langage crypté"
(ramz) qui vise à communiquer les "secrets" (asrar) qui constituent la réalité
des choses dans le monde invisible où se trouvent écrites les lois spirituelles.
Dans le langage naturel, le symbole allégorique renvoie à un "crypte" qu'il
est nécessaire de décoder pour parvenir à la réalité objective qu'il symbolise
et qui appartient au monde de l'expérience. Dans le langage de la révélation,
la réalité visée n'appartient pas au monde de l'expérience objectivable, c'est
la réalité visée qui doit être décryptée et non le symbole qui est un schème
intermédiaire entre le monde spirituel et le monde de l'expérience dont est
issu notre univers symbolique.
Cette herméneutique sacrée nous amène au seuil de l'herméneutique psychologique
dont elle provient directement. Le langage de la révélation, pour révéler le
monde des valeurs, doit préalablement mettre l'homme en contact avec son intériorité.
Ce langage prend appui sur les grands mythèmes de notre inconscient, et c'est
en ce sens que l'herméneutique sacrée est liée à la pensée mythique qui tire
sa source de l'intériorité de l'homme. La Parole révélée trouve son origine
dans le monde des valeurs transcendantes qui est un au-delà ineffable ; c'est
pour cette raison qu'elle n'a d'autre recours que le langage symbolique.
L'herméneutique psychologique établit le lien entre ce symbolisme et le monde
intérieur de l'homme. En même temps, elle fixe les règles de ce savoir. L'expression
"herméneutique psychologique" peut traduire le mot arabe 'irfan" que dans notre
étude nous avons rendu par "vraie compréhension"; mais elle va au-delà, car
elle unifie tous les champs du savoir empirique et spirituel.
En ce sens, les trois types de connaissance de la gnoséologie de Baha'u'llah
que sont le "vrai savoir" (ma'rifat), la "vraie compréhension" ('irfan) et la
sagesse (hikmat) constituent une herméneutique psychologique que nous avons
également appelée "gnose", d'une manière que certains jugerons peut-être un
peu aventureuse, mais qui correspond bien à la définition technique de ce terme;
c'est-à-dire un savoir qui ne s'acquière que par la transformation intérieure
de l'homme. Il y a cependant un point particulièrement important qui justifie
que l'expression herméneutique psychologique est plus adaptée que le mot gnose,
c'est le caractère personnel et subjectif de la connaissance mystique chez Baha'u'llah.
Cette gnose ne vise pas comme la gnose classique un savoir absolu, éternel et
immuable. Au contraire, la gnose de Baha'u'llah s'affirme comme une expérience
relative et personnelle. Le monde des valeurs ne peut être perçu qu'en fonction
du rang spirituel (maqam) de chaque individu.
En amont de l'herméneutique spirituelle, nous trouvons une troisième herméneutique
que l'on pourrait tout aussi bien appeler sémiotique, phénoménologique ou philosophique.
Toutes ces formes d'herméneutique reposent sur l'idée que la création est un
signe (ayyat) de Dieu. L'univers apparaît au mystique comme un univers de signes
hiérarchisés de manière ontologique. Tout étant issu de l'Esprit, l'Esprit parle
dans chaque chose. La création est donc un univers de signe où chaque "monde"
porte l'image ou la "trace" (athar) du monde qui lui est directement supérieur.
Le monde naturel nous parle par des signes naturels comme le monde spirituel
nous parle par des signes spirituels. Le matériel manifeste donc le spirituel.
Dans l'apparence des choses est caché un ordre qui constitue la trame invisible
de la réalité. Mais l'expérience de cet ordre invisible n'est possible qu'à
partir d'une expérience gnostique, qui unifie les différents modes de connaissance
de l'homme.
Finalement, il existe une réelle unité de l'herméneutique baha'ie. Il s'agit
de mettre en relation les signes qui sont en l'homme, les signes qui sont dans
le monde sensible, les signes qui dans le monde spirituel et les signes qui
sont dans la révélation. C'est tout le problème que pose l'ontologie des mondes
divins. Chaque "monde" renvoit à un univers de signes qui constituent une onto-herméneutique.
L'herméneutique baha'ie doit concilier deux exigences antinomiques. D'une part,
Baha'u'llah explique que l'univers est structuré selon la même loi d'intelligibilité
que l'esprit humain, d'autre part le développement spirituel limité de l'homme
dans ce monde fixe une limite à sa capacité de le comprendre. L'univers spirituel
ne lui échappe pas totalement, mais la représentation qu'il peut s'en faire
ne peut être que métaphorique. Ceci explique le caractère relatif de tout discours
métaphorique. Nous verrons au chapitre V qu'il existe dans les Écrits de Baha'u'llah
un foisonnement de mondes différents, tel que "le monde du visible et de l'invisible",
"le monde de l'invention", "le monde du décret", "le monde du commandement"
etc...
Ces "mondes" ne correspondent pas à des réalités indépendantes à l'esprit humain.
Il n'y a aucune implication réaliste dans cette description qui ne constitue
qu'une approche relative de la réalité. Il nous faut là éviter un malentendu
très grave. Cette typologie des mondes correspond avant tout à une réalité de
l'esprit humain qui en raison de son exigence d'intelligibilité peut considérer
que cette description lui donne une réponse à ses interrogations provisoirement
satisfaisante. Cette typologie des mondes est une herméneutique et n'a rien
à voir avec une quelconque cosmogonie.
Les trois formes d'herméneutique que nous venons de décrire, spirituelle, psychologique
et sémiotique ou phénoménologique, forment un système où chacune d'entre elles
est étroitement liée aux autres dans un ordre logique. A coté de ces trois formes
fondamentales d'herméneutique, il existe une quatrième forme que nous avons
appelé "herméneutique axiologique" et qui correspond à ce que les baha'is appellent
le concept de "révélation progressive", c'est-à-dire la découverte progressive
et relative par le moyen de la Révélation du monde des valeurs transcendantes
que les baha'is appellent habituellement "lois divines" ou "lois spirituelles".
Cette herméneutique axiologique forme le fondement de la philosophie de l'histoire
de Baha'u'llah dont nous n'aurons pas à traiter. Nous nous contenterons de l'évoquer
brièvement au chapitre XIV consacré au monde de la Manifestation.
A.6. Problèmes et méthodes
Notre travail a été un travail de défrichage. Il n'existait pratiquement aucune
étude antérieure sur laquelle nous pouvions nous appuyer. Nous espérons qu'il
constitue un pas vers une analyse complète de la métaphysique de Baha'u'llah.
Mais en attendant, nous sommes pleinement conscient que ce travail de défrichage
comporte beaucoup d'approximations et de lacunes. Au cours de nos recherches
nous avons découvert beaucoup de "pistes" nouvelles. Il ne pouvait être question
de les suivre toutes. Nous venons de dire quelques mots de l'ontologie et de
l'herméneutique, mais toute l'ontologie et l'herméneutique baha'ie restent encore
à élaborer.
Nous avons voulu approcher l'oeuvre de Baha'u'llah en philosophe. En cela nous
avons considérer que les textes avaient un double message. Il y a un message
qui réside dans l'intentionnalité première du texte et qui constitue son sens
principal. Mais le sens principal peut cacher beaucoup de sens secondaires.
En d'autres termes, il existe tout un ensemble de questions sur lesquelles les
textes de Baha'u'llah ne parlent que si on les interroge. Le tout est donc de
poser les bonnes questions. Nombreux sont ceux des commentateurs arabes et persans
de Baha'u'llah qui n'ont pu le faire en raison de leur trop grande dépendance
à l'égard de la culture islamique dont il nr parvenaient à se dégager. On retrouve
le même manque de recul chez les premiers apologètes chrétiens du IIe siècle
ou même chez certains Pères de l'Église encore trop marqués par leur cuture
grecque ou judaïsante pour comprendre toute la portée du message évangélique.
Les premiers commentateurs baha'is ont recherché un catalogue de principes.
Nous avons cherché quant à nous un système, c'est-à-dire que nous avons voulu
prendre la mesure architecturale de l'ensemble et montré comment il fonctionne
comme un tout organique en respectant un principe d'auto-cohérence.
Pour parvenir à reconstituer ce système, l'approche comparatiste nous a paru
la plus simple et la plus efficace. En sélectionnant un certain nombre de grandes
philosophies comme celle de Platon, d'Aristote, de Plotin, de Saint Augustin,
de Farabi, d'Avicenne etc., nous avons essayer de déterminer quelles réponses
Baha'u'llah apportait à leurs grandes préoccupations. Nous sommes partis des
grandes questions fondamentales du type "Qu'est-ce que l'être?" pour ensuite
aborder des questions subsidiaires comme, par exemple, celles qui touchent au
débat entre réalisme et nominalisme. Cette méthode a eu un double avantage:
Elle montre immédiatement l'originalité de la pensée de Baha'u'llah et elle
fait apparaître les grandes lignes de son système. Elle peut avoir un double
inconvénient: celui d'abord d'occulter des questions qui peuvent relever de
préoccupations totalement originales et en second lieu de tirer la philosophie
de Baha'u'llah vers la présentation habituelle des philosophies classiques.
Les philosophies classiques partent généralement de l'ontologie pour construire
leur métaphysique, alors que la métaphysique de Baha'u'llah semble plutôt se
construire à partir de l'anthropologie.
Cette démarche explique la très grande utilisation que nous avons fait de certains
Pères de l'Eglise comme Clément d'Alexandrie, Origène, Basile de Césaré et Grégoire
de Nazianze, parce qu'ils nous paraissaient partir d'une problématique extrêmement
voisine. Au-delà, la comparaison avec le système de al-Kindi, Farabi, Avicenne,
Ibn 'Arabi, Suhrawardi et Mulla Sadra s'imposait d'elle-même. C'est un travail
que nous avons conduit avec beaucoup de minutie mais dont nous ne pouvions livrer
ici que les grandes lignes. Certains lecteurs trouveront peut-être plus étrange
les références que nous avons fait à certains philosophes du Moyen-Age et notamment
à St. Thomas d'Aquin, Dun Scot et Guillaume d'Ockham. La raison en est que tout
trois ont réagit, comme Baha'u'llah à la philosophie d'Avicenne.
De plus, tous ont cherché à palier aux difficultés nées du platonisme et de
son adaptation aux religions révélées. Enfin, jusqu'à Guillaume d'Ockham, la
philosophie européenne et la philosophie musulmane ont parlé le même langage;
l'Islam ayant transmis à l'occident la connaissance des grands auteurs grecs
le plus souvent par des traductions faites en latin à partir de l'arabe. Il
nous semble qu'un grand projet de la philosophie baha'ie d'aujourd'hui doit
être de restaurer cette ancienne unité. Le moment où nous assistons en Europe
à une renaissance de l'intérêt pour les questions métaphysiques nous semble
particulièrement opportun. Ceci signifie nullement une restauration de la scolastique
qui est morte pour des raisons évidentes. Mais l'ignorance dans laquelle se
trouve la philosophie occidentale de ses sources médiévales et patristiques
confine à l'amnésie.
Une autre de nos préoccupations a été de traiter la pensée de Baha'u'llah comme
une pensée vivante. Pour qu'elle demeure vivante, il faut donc continuer de
l'interroger sur l'avenir. Il ne suffit pas de savoir comment Baha'u'llah se
situe par rapport à Avicenne. Il est encore plus intéressant de l'interroger
par rapport à une problématique moderne telle que les sciences cognitives, l'épistémologie,
les grands courants de la linguistique, de la sémiotique et de l'herméneutique,
de la phénoménologie de Husserl, de l'existentialisme et de la postérité heiddegérienne,
de l'empirisme logique et du néo-réalisme. Bien sûr, il ne pouvait être question
d'aborder de front ces problèmes. Mais cette problématique moderne n'a cessé
d'être présente à notre esprit, et le lecteur en trouvera occasionnellement
la trace, tout comme d'autres préoccupations touchant notamment à certains développements
de la physique moderne.
Pour mener à bien cette tâche, il ne nous était pas possible de nous appuyer
sur les traductions des textes de Baha'u'llah que l'on trouve en librairie,
parce que ces traductions, toujours d'une très haute qualité quand elles ont
été faites par Shoghi Effendi, ne se prêtent pas à un travail critique. Il était
nécessaire de retourner au texte original en arabe et en persan car ces langues
usent d'une terminologie philosophique intraduisible. Pour surmonter ces problèmes
interprétatifs, nous avons dû élaborer un certain nombre de règles.
Les traductions françaises, à part celles de Dreyfus, ayant été faites à partir
de celles en anglais, nous avons toujours cité les textes dans leur version
française courante. Lorsque des différences ou des nuances de traductions existaient
entre l'anglais et le français nous les avons fait apparaître. Lorsque l'écart
entre la traduction anglaise et le texte original était trop grand nous y avons
suppléé par une deuxième traduction littérale qui est signalée comme telle et
imprimée entre parenthèse mais sans italicisation. Mais le plus souvent, nous
nous sommes contentés d'insérer dans la traduction le terme arabe ou persan
en fournissant le commentaire approprié. Le lecteur peu rompu aux habitudes
des orientalistes ne doit pas se laisser impressionné par ce jargon. Il s'apercevra
qu'en maîtrisant au plus une dizaine de termes techniques arabes il peut comprendre
l'essentiel de la métaphysique de Baha'u'llah. Les termes techniques arabes
ou persans qui figurent entre parenthèses ne sont pas là par simple souci d'érudition.
Ils soulignent que la traduction française utilisée pose problème et renvoit
à un concept spécifique dont l'explication a déjà été donnée.
Lorsque nous avons fait appel à des textes non traduits nous n'avons fourni
aucune traduction, qui aurait donné lieu peut-être à polémique, mais nous nous
sommes contentés d'une paraphrase qui figure sans guillemets, mais avec les
références du texte original en bas de page.
L'usage que nous avons fait des textes étant essentiellement philosophique,
dans nos paraphrases et nos commentaires nous n'avons pas hésité à utiliser
des termes philosophiques pour traduire certaines expressions habituellement
rendues de façon littérale dans les traductions. Par exemple, Shoghi Effendi
traduit le mot wahm par "imagination", ce qui est tout à fait littéral. En certaines
occasions, il nous a paru préférable de parler de "subjectivité", qui est un
terme renvoyant à un contenu philosophique précis. Il en va de même pour tajrid
parfois rendu par "dépouillement" et tafrid pour "individualisation". De même,
le mot 'aql est habituellement traduit par "raison" et par "intellect". Nous
l'avons rendu en certaines occasions par "imagination active", car il correspond
évidemment à la faculté imaginative permettant dans la philosophie médiévale
de réaliser des abstractions.
Nous avons traduit ta'wil par "herméneutique spirituelle" pour suivre l'usage
des orientalistes et partout où cela était possible, nous avons rétabli le vocabulaire
en usage en France pour faciliter une meilleure compréhension de tous ceux qui
sont habitués à cette terminologie. Bien évidemment nous considérons toutes
ces traductions comme temporaires et répondant à des exigences techniques momentanées.
Il serait dangereux de les sortir de leur contexte. En aucun cas, elles sont
destinées à se substituer aux traductions plus littérales qui ont eu l'avantage
d'être entendues du plus grand nombre.
La translittération retenue est celle en usage dans les traductions baha'ies
qui ne se distinguent des translitérations habituelles que par la forme des
accents pour ce qui est de l'arabe, ce qui pour le persan ne tient compte que
la seule graphie en maintenant le système de vocalisation propre à l'alphabet
arabe. Pour des raisons tenant aux moyens d'impression, nous avons omis tous
les signes diacritiques que les spécialistes n'auront aucun mal à rétablir.
Notes
(1) cf. par exemple l'article de A. Bausani
dans l'Encyclopédie de l'Islam, voir également dans la bibliographie générale
les articles de M. Momen, J. R. Cole et S. Lambden.
(2) cf. par exemple H. Dreyfus, Essai sur
le Baha'isme, Ch. Hakim, Les Baha'is ou victoire sur la violence, Ch. Canuyer,
Les Baha'is. Seul l'enquète de deux journalistes français C. Gouvion et Ph.
Jouvion, Les Jardiniers de Dieu; A la recontre de cinq millions de Baha'is parrait
une enquête relativement libre de tout préjugé. Pour des références plus détaillées
voir la bibliographie générale.
(3) Pour la vie de Baha'u'llah on peut se
référer à l'ouvrage de base de Shoghi Effendi, Dieu passe près de nous, ainsi
qu'aux deux biographies de Hassan Balyuzi, Baha'u'llah, the Word made Flesh,
et Baha'u'llah the king of Glory, qui sont très sérieusement documentées.
(4) Nabil-i-Zarandi, La Chronique de Nabil,
p. 101. Nabil-i-Zarandi qui fut le chroniqueur de Baha'u'llah se base sur les
souvenir de Mirza Musa, le frère de Baha'u'llah pour nous rapporter ces propos.
(5) cf. Moojan Momen
(6) Baha'u'llah, Le Livre de la Certitude,
trad. H. Dreyfus, 4e éd., Paris, 1973.
(7) Les Paroles cachées, éd. 1970, p. 3.
(8) Ibid., p. 5.
(9) E.E.B., CXLIII, p. 291.
(10) cf. La Proclamation de Baha'u'llah,
Bruxelles, 1967.
(11) ibid., pp. 31-32.
(12) ibid., p. 109.
(13) ibid., pp. 17-22.
(14) ibid., pp. 79-81.
(15) ibid., p. 91
(16) cf. Baha'u'llah, The Most Holy Book,
Haïfa, 1992.
(17) Shoghi Effendi, Dieu passe près de
nous.
(18) cf. E. G. Browne, Five Years among
the Persians, et H. Balyuzi, Edward Grandville Browne and the Baha'i Faith,
Oxford, .
(19) cf. Luigi Stendardo, Tolstoï and the
Baha'i Faith, Oxford, 1985.
(20) Kitab-i-badi', Brno, 1992. Il n'existe
aucune traduction en langue occidentale de ce livre récemment publié en République
Tchéque d'après le facsimilé d'un manuscrit datant de l'époque de Baha'u'llah.
(21) The Kitab-i-Aqdas, Haïfa, 1993.
(22) L'Epitre au fils du loup, trad. H.
Dreyfus, Paris, 1913.
(23) E.E.B., I, p. 6.
(24) E.E.B., CLIII, p. 304.
(25) cf. 'Abdu'l-Baha, Makatib, tome I,
p. 341.
(26) Baha'u'llah, les Sept vallées, Bruxelles,
1970, p. 27, "...tout ce qui différencie les mondes que le voyageur traverse,
tient au voyageur lui-même...". Baha'u'llah compare le chercheur a la lumière
qui est blanche mais qui en se réfectant sur divers objets (les mondes) fait
apparaitre des couleurs qui dans la réalité ne sont pas des attributs réels
des objets mais sont des propriétés de la lumière.
(27) cf. E. Husserl, Idée directrice pour
une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Paris, 1950. C'est toute l'oeuvre de Husserl
qui est indirectement une introduction à l'herméneutique.
(28) cf. M. Heiddeger, Etre et temps, trad.
E. Martineau, Paris, 1985, et Acheminement vers la Parole, Paris, 1976.
(29) cf. H.G. Gadamer, Vérité et méthode,
trad. partielle de E. Sacre, Paris, 1959, et L'Art de comprendre, Ecrit I: Herméneutique
et tradition philosophique, Paris, 1982; Ecrit II: Herméneutique et champ de
l'expérience humaine, Paris, 1991.
(30) cf. P. Ricoeur, Le conflit des interprétations,
Essai d'herméneutique, Paris, 1969, et Du texte à l'action, Essai d'herméneutique
II, Paris, Seuil, 1986.
(31) Jean Grondin, L'universalité de l'herméneutique,
Paris ; 1993, p. 2.
(32) Bernard Dupuy, article "Herméneutique"
in Encyclopedia Universalis.
(33) Platon, Le Politique, 260 d 11