Archéologie
du royaume de dieu
Par Jean-Marc Lepain
Introduction
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PREMIÈRE PARTIE - L'HERMÉNEUTIQUE
Chapitre I - A la recherche du royaume
I.1.
Le Royaume comme structure d'intelligibilité
La question de l'ontologie des mondes divins pourrait paraître une question
purement métaphysique. Nous avons cependant choisi d'aborder le problème sous
l'angle de l'herméneutique parce que cette approche nous est elle même suggérée
par Baha'u'llah dans un texte d'une importance toute particulière: la Tablette
de Toutes les Nourritures. Entreprenant l'herméneutique spirituelle du mot "nourriture"
dans le Coran, il nous assure que ce mot a une signification en fonction de
chacun des mondes de Dieu. Nous avons donc d'un côté un texte qui peut être
lu de manière purement herméneutique en faisant l'inventaire de tous les sens
répertoriés du mot "nourriture" et nous avons de l'autre une question qui apparaît
à première vue comme purement ontologique qui est celle des mondes divins.
Malheureusement, cette analyse est trompeuse et elle est la source de toutes
les erreurs qui ont été faites dans l'étude de la métaphysique de Baha'u'llah.
L'ontologie de Baha'u'llah n'est pas, comme dans les systèmes classiques, le
socle fondateur de la métaphysique.
Ce socle fondateur serait plutôt dans l'anthropologie et un nouvel humanisme
qui place à la base de la métaphysique la question de la nature de l'homme.
Le rôle de l'ontologie dans le champ de la métaphysique se trouve alors déplacé.
Ainsi l'ontologie baha'ie éclate en deux branches: une onto-herméneutique dont
nous trouvons l'exemple dans la "Tablette de toutes les nourritures" et qui
définit un "monde" comme un niveau de perception de la révélation dépendant
du situs spirituel du chercheur, et d'autre part une onto-cosmologie qui définit
un "monde" comme un mode d'être qui est lui même une modalité de l'Esprit dont
dépend une structure d'intelligibilité. C'est cette structure d'intelligibilité
qui fonde l'unité de l'ontologie et qui assure la communication entre l'onto-herméneutique
et l'onto-cosmologie.
Cette explication peut apparaître comme bien compliquée comme toute explication
philosophique. La lecture des textes de Baha'u'llah permet d'ignorer le plus
souvent ces problèmes parce que Baha'u'llah au lieu d'employer un langage philosophique
utilise un langage poétique dont la force de communication est fondée sur les
images et sur les résonnances que celui-ci éveillent à un niveau intuitif dans
l'univers symbolique de notre inconscient collectif et personnel.
Ceci ne veut cependant pas dire que l'onto-herméneutique que nous présentons
ici dusse être négligée. Elle ouvre la voie à une étude métaphysique en rendant
explicite ce qui est implicite, et elle nous fournit une véritable clef pour
la lecture des écrits de Baha'u'llah en montrant que ce qui peut à première
vue être pris pour une poétisation innocente, ou les excès d'un style oriental
à élaguer pour parvenir au coeur du texte, représente en fait un réseau indispensable
d'indications pour situer le niveau de lecture du texte et son sens philosophique.
I.2. La Tablette de toutes les nourritures
Baha'u'llah révéla la "Tablette deToutes les Nourritures" peu de temps avant
son départ pour les montagnes du Kurdistan, en avril 1854, à un moment où il
vivait d'intenses épreuves de par les dissensions et la désunion qui régnaient
alors dans la communauté babie renaissante. Dès son arrivée à Baghdad, Baha'u'llah
s'était efforcé de rassembler autour de lui les babis désorientés à la suite
du martyre du Bab. Les persécutions qui avaient suivi ces événements dramatiques
avaient été la cause de la disparition de l'élite de la communauté babie, à
commencer par les principales "Lettres du Vivant" (1).
Subh-i-Azal, un demi-frère de Baha'u'llah, avait été désigné comme le chef nominal
de la Cause mais s'était révélé particulièrement incompétent et ses relations
avec son frère aîné s'étaient détériorées. Baha'u'llah s'était employé avec
succès à ranimer la vie spirituelle de la communauté qui menaçait de s'éteindre.
Son action efficace et ses sages conseils portèrent rapidement des fruits. Un
grand nombre de babis se tournèrent vers lui pour recevoir conseil et direction
spirituels. Mais cette situation suscita la jalousie de certains babis, à commencer
par Subh-i-Azal qui était tombé sous l'influence d'un personnage fourbe et ambitieux,
Siyyid Muhammad-i-lsfahani, qui s'employait à semer les germes de la dissension
dans la communauté.
Shoghi Effendi écrit:
"A présent, on pouvait clairement discerner une opposition clandestine dont
le but était d'anéantir les efforts tentés par Baha'u'llah, et faire échouer
tous ses projets en vue de réhabiliter une communauté égarée. Des insinuations,
destinées à semer les graines du doute et de la suspicion et à le représenter
comme un usurpateur, comme l'abrogateur des Lois instituées par le Bab, le destructeur
de sa Cause, étaient sans cesse mises en circulation. Ses épîtres, ses interprétations,
ses invocations et ses commentaires étaient critiqués indirectement et en secret,
contestés et présentés sous un faux jour. Un attentat contre sa personne fut
même mis sur pied mais ne réussit pas." (2)
Baha'u'llah voyait que les efforts même qu'il faisait pour relever la communauté
babie devenaient cause de désunion. Face à cette situation, il allait bientôt
décider de se retirer complètement du monde et quitter Baghdad pour mener la
vie d'un derviche errant dans les montagnes du Kurdistan. Cette retraite avait
pour but de permettre aux passions de retomber tout en créant un choc salutaire.
Au moment où Baha'u'llah écrit la Tablette de toutes les nourritures il méditait
certainement déjà cette retraite car il déclare:
"Prête l'oreille, O Kamal, à la voix de cette humble fourmi abandonnée qui s'est
cachée dans un trou, et dont le voeux est de quitter votre compagnie et de disparaître
de votre vue à cause de ce que les mains des hommes ont forgé." (3)
Cette période correspond pour Baha'u'llah à une période d'intenses souffrances
morales et spirituelles, car rien ne pouvait plus l'affliger que de voir la
désunion de la communauté et les croyants eux-mêmes s'abaisser à commettre des
actes vils. La Tablette de toutes les nourritures reflète cette souffrance qui
revient comme un écho dans le texte: "Des océans de tristesse dont nulle âme
ne pourrait supporter d'absorber une seule goutte se sont précipités sur moi",
et un peu plus loin il ajoute: "Ma douleur est telle que mon âme s'est presque
séparée de mon corps", avant de laisser s'exhaler cette plainte:
"Malheur à moi, malheur à moi...tout ce que j'ai vu depuis ce jour où, pour
la première fois, j'ai bu le lait pur de ma mère, jusqu'à l'heure présente,
est effacé de ma mémoire en raison de ce qu'ont commis les mains des peuples."
(4)
La tablette est adressée à un croyant du nom de Haji Mirza Kamalu'd-Din, originaire
de la petite ville de Naraq. Celui-ci était devenu babi quelques années auparavant.
Après la mort du Bab il était resté ferme dans sa foi malgré les dissensions
qui avaient fait jour. L'état où se trouvait alors le mouvement babi lui causait
beaucoup de préoccupation et c'est sans doute une des raisons qui le poussa
à se rendre à Baghdad. Son but avoué était de rencontrer Subh-i-Azal, alors
considéré comme le représentant nominal du Bab, afin de lui demander des éclaircissements
sur un certain nombre de points d'exégèse et de mystique. Cependant, arrivé
à Baghdad, Kamalu'd-Din fut dans l'impossibilité de trouver trace de Subh-i-Azal
qui à ce moment vivait caché et refusait d'entrer en contact avec les croyants.
Kamalu'd-Din écrivit donc à Baha'u'llah en lui demandant de solliciter de Subh-i-Azal
un commentaire sur un verset du Coran tiré de la Sourate de la Famille d'Imràn
qui dit: "Toutes les nourritures étaient licites aux enfants d'Israël exceptées
celles qu'Israël s'interdit à lui-même avant que ne fut révélée la Torah" (5).
D'après la tradition, ce verset aurait été révélé par le prophète pour répondre
aux attaques des juifs de Médine qui s'étonnaient que les interdits alimentaires
de l'Islam ne fussent pas les mêmes que ceux du Pentateuque, et surtout, qu'ils
fussent moins nombreux, car l'observation scrupuleuse de la Loi faisait leur
fierté.
Baha'u'llah transmit la lettre à Subh-i-Azal qui rédigea à l'intention de Kamalu'd-Din
une réponse qui s'avéra si superficielle que celui-ci perdit toute foi en lui.
Kamalu'd-Din se tourna alors vers Baha'u'llah dont il avait commencé à entrevoir
la grandeur et le savoir. C'est ainsi que Baha'u'llah révéla à son intention
la tablette aujourd'hui connue sous le nom de "Tablette de toutes les nourritures"
(6).
La lecture de cette tablette transforma complètement Kamalu'd-Din. Il fut convaincu
que celui qui l'avait écrite ne pouvait être autre que Celui que Dieu manifestera
lui-même (7). Baha'u'llah lui enjoignit de
garder secret un mystère qu'il était prématuré de divulguer et le renvoya en
Perse en lui demandant de partager cette tablette avec les croyants. (8)
La question fondamentale soulevée par l'exégèse traditionnelle du verset coranique
commenté est celle des lois divines à caractère social (shari'a) et de la capacité
qu'ont les prophètes de les modifier. Baha'u'llah reprendra cette question dans
le Livre de la Certitude de manière plus approfondie et plus didactique. L'exposé
qu'il livre ici est de nature beaucoup plus mystique, comme d'ailleurs la plupart
des écrits de cette période.
I.3. La hiérarchie des mondes divins
La tablette est rédigée en arabe et commence par un long prologue d'une grande
poésie tissé autour d'une chaîne de métaphores sur la lumière. Une impression
de grandeur et de majesté se dégage de l'ensemble et finit par captiver le lecteur.
Baha'u'llah met en mouvement des océans de lumière et de feu dont les vagues
s'entrechoquent sous nos yeux (9). Il décrit
le débordement d'un océan enflammé jaillissant du Temple de sainteté; Temple
qui constitue vraisemblablement une allusion à sa propre personne (10).
Puis, changeant de registre, il annonce que la Colombe de lumière, symbole comme
nous le verrons de l'inspiration divine, s'est à nouveau mise à chanter des
mélodies éternelles, qu'une Lumière brille sur le mont Sinaï, et que l'Oiseau
de lumière est sorti hors des voiles qui le dissimulaient à la vue des hommes
(11).
Baha'u'llah commence par expliquer que le mot "nourriture" a de nombreux sens
et ces sens ne peuvent être compris qu'à travers la hiérarchie des mondes spirituels
qui sont au nombre de quatre. Ces quatre mondes sont les mondes de Hahut, Lahut,
Jabarut et Malakut (12).
I.4. Le monde de Hahut
Le monde de Hahut est celui où l'essence non manifestée de Dieu est totalement
voilée. Il n'existe, sur ce plan ontologique, pas d'autre être que Dieu; sa
singularité est totale, et il n'existe aucune créature pour le connaître. C'est
à cette station du Hahut que s'appliquent les paroles des prophètes telles que:
"Au commencement était Dieu; il n'y avait point de créatures pour le connaître"
et "Le Seigneur était seul sans personne qui l'adorait". (13)
Le monde de Hahut est le monde du commencement dans un temps hors du temps dans
l'antériorité des causes. En effet, Baha'u'llah affirme par ailleurs que Dieu
a toujours été créateur et qu'il y a toujours eu une créature pour le connaître.
C'est pourquoi il indique que ces paroles signifient "que l'Être divin est établi
dans une habitation qui se trouve hors de portée de la connaissance de quiconque
n'est pas lui." (14)
Baha'u'llah nous décrit ce monde comme le monde de "Il est" (Huwa), "le Paradis
de l'Absolue unicité" (Ahadiyya). (15) C'est
l'Absconditum où aucune intelligence n'a jamais pénétré. On se réfère à ce monde
comme à celui du "Mystère caché" ou comme au "Premier point", car le point primal
(al-nuqta al-awwaliyya) est la première singularité à partir de laquelle tout
a procédé, celle qui contient en elle toutes les potentialités de l'existence.
C'est l'Un qui ne contient que lui-même et à partir duquel pourtant tous les
nombres ont été engendrés. Dieu, dans ce monde, est une essence non manifestée,
car l'essence se manifeste par les attributs; or ceux-ci ne se distinguent pas
encore de l'essence. Les philosophes antiques ont fait référence à ce monde
comme au monde de l"'Un".
Ce passage de la tablette peut être rapproché d'un commentaire que 'Abdu'l-Baha
(16)donna quelques années plus tard, alors
qu'il n'était âgé que de dix-sept ans, sur le fameux "dit" (hadith) du prophète
Muhammad "J'étais un trésor caché, j'aimais à être connu et à cette fin je créais
la créature". La première partie de ce commentaire est consacrée à la station
du Trésor caché que Baha'u'llah dans notre texte a clairement identifié au monde
de Lahut. 'Abdu'l-Baha explique que la station du Trésor caché correspond au
plan invisible de l'essence divine où celle-ci demeure dans son unicité la plus
absolue.
Pour parler de cette station les philosophes et les théologiens se sont servis
de termes multiples et tous plus abscons les uns que les autres, tels que "l'Identité
cachée" (Ghayb al-huwiyya), "l'Unicité pure" (Sarf al-ahadiyya), "l'Occultation
des occultations" (Ghayb al-ghuyyub), "l'Absolu inconnu", "l'inaccessible à
toute qualification" (Mahjul al-na'at), ou "l'inaccessible à la conscience"
(munqata al-wujdani) et bien d'autres encore. (17)
La diversité de ces expressions ne fait que révéler la perplexité de l'homme.
La seule chose que l'on puisse affirmer avec certitude est que l'essence divine
est inaccessible à l'intelligence humaine et au-dessus de toutes les comparaisons
et de toutes les métaphores que l'on utilise généralement pour la décrire. 'Abdu'l-Baha
reprend cependant un des lieux communs de cette littérature en lui donnant un
sens original. Il écrit que la seule façon de se représenter l'essence divine
consiste à imaginer un point et de considérer comment dans le point sont cachées
toutes les lettres et tous les mots (dans l'écriture arabe le point est un élément
essentiel qui donne sa valeur à la lettre), sans que pour autant on ne trouve
dans le point aucune trace de leur ipséité (huwiyyat), et sans non plus qu'on
puisse établir la moindre distinction entre eux. (18)
Ainsi, si on considère l'essence divine sur ce plan ontologique, on constate
que les noms, les attributs et les potentialités essentielles (shu'unat-i-dhatiyyih)
(19) sont dans un état de non existence,
et c'est bien pour cette raison que l'on parle de l'essence comme d'un "Trésor
caché" car bien que rien ne soit manifeste sur ce plan ontologique, c'est pourtant
du non manifeste de cette essence que découle l'existence de toutes choses.
'Abdu'l-Baha emploie alors une autre image qui est également un lieu commun
de cette métaphysique de l'Être. Il prend l'image de l'Un (Ahad) qui contient
en lui tous les nombres. Puisque sans le concept de l'Un les autres nombres
ne pourraient exister (en langage moderne nous dirions que s'il n'existait pas
de quantité discrète la mesure de la quantité serait impossible), alors, on
peut considérer que c'est l'Un qui engendre tous les autres nombres, et donc
que tous les nombres sont contenus dans l'Un sans que, bien sûr, on ne puisse
trouver en lui la moindre trace de ces nombres. (20)
Ainsi le caractère d'absolue transcendance de l'essence divine se trouve préservé.
Baha'u'llah dit, parlant de cette station: "la porte de la connaissance de l'Eternel
a toujours été et restera à jamais fermée à la face des hommes" . (21)
Finalement, le Trésor caché conserve son mystère, car, contrairement à ce que
la plupart des penseurs et des philosophes ont fait avant eux, Baha'u'llah et
'Abdu'l-Baha se gardent bien d'identifier le Point primal, ou l'Un, à l'essence
divine. Pour eux il s'agit tout au plus d'images (tamthil), ou si on veut, de
représentations mentales (tasawurat) destinées à faciliter notre compréhension.
Dans une de ses tablettes en persan Baha'u'llah affirme qu'il est faux de dire
que Dieu est Un car c'est déjà introduire le signe de la quantité, et Dieu est
au-dessus de tout nombre et de toute quantité. Il ne serait donc question d'affirmer
comme le philosophe alexandrin Plotin le fait que Dieu est l'Un ou que l'Un
est Dieu, ou comme les platoniciens musulmans tels que les philosophes ismaëliens,
Nasiri'd-Din Tusi, Nasir-i-Khusraw ou l'École des frères de pureté (Ikhwan al-safa),
qui influenceront toute la philosophie ultérieure en Perse, que Dieu a créé
l'Un comme une première émanation de lui-même, et que l'Un aurait à son tour
été l'agent de la création de toutes choses, ou encore que l'Un est la première
hypostase qui se confond avec Dieu et qui engendre à son tour les hypostases
de l'lntelligence ('aql) et de l'âme (nafs). Toute référence au Point ou à l'Un
n'est qu'une commodité de langage.
I.5. Le monde de Lahut
Dans le monde de Lahut, les attributs de Dieu commencent leur extériorisation.
Les potentialités contenues dans l'essence divine se manifestent, mais uniquement
à l'intérieur de sa divinité. Sur ce plan de l'existence, les manifestations
divines existent, mais leur existence est en union totale avec l'essence de
Dieu. Elles n'ont ni individualité, ni identité propre. Elles ne possèdent d'autre
moi que le moi divin; c'est pourquoi on appelle ce monde le royaume de "Il est
Celui qui est et il n'est pas d'autre que Lui" (Huwa huwa wa la ila huwa) (22).
Ce monde est le monde de la première émanation divine (tajalli, c'est-à-dire
de l'Esprit-saint ou du Verbe divin). Ce Verbe est la force spirituelle dont
Dieu s'est servi pour créer le monde. Les philosophes se sont pour leur part
référés à cette force spirituelle en l'appelant le Logos ou le Nôus.
Dans les multiples passages des écrits de Baha'u'llah qui se réfèrent au monde
du Verbe divin, il décrit celui-ci comme la force invisible qui anime sa manifestation
et l'inspiration qui fait se mouvoir sa plume. Tantôt il en parle comme d'un
monde totalement divin et extérieur à lui-même où l'essence de Dieu se manifeste
à lui comme "le Seigneur des seigneurs", tantôt il le décrit comme se manifestant
à travers sa propre personne et s'incarnant en lui. Il s'agit, bien sûr de deux
points de vue relatifs et nullement exclusifs. Dans ses écrits, Baha'u'llah
en vient fréquemment à distinguer ces plans ontologiques. Le lecteur occidental
aurait tort de croire qu'il s'agit là de purs artifices poétiques. Lorsque,
par exemple, Baha'u'llah se réfère à lui-même comme "la Langue de grandeur",
ou "la Plume très exaltée", il n'utilise pas de simples métaphores poétiques;
il veut précisément indiquer que la voix qui parle à travers lui se situe, à
ce moment, sur le plan du monde de Lahut, comme à d'autres moments il lui arrive
de se situer sur le plan du monde de Jabarut. Aussi ces expressions sont de
précieuses indications pour la compréhension métaphysique et spirituelle de
ces textes.
Dans le monde de Lahut il n'est pas possible de faire une distinction entre
Dieu et sa Manifestation. Celle-ci s'exprime dans l'absolue nudité de son essence
en union avec l'essence divine; tout autre vestige de son identité a disparu.
Lorsque Baha'u'llah se manifeste dans cette "station" (maqam), il est totalement
identifié à la Manifestation universelle (Mazhar-i-kulli). C'est lui qui a parlé
à Moïse dans le buisson ardent. C'est lui que le prophète Muhammad a rencontré
lors de son ascension au ciel (mi'raj) sous la forme de "l'Arbre de la limite"
(Sidrat al-muntaha) (23), image qui désigne
le point au delà duquel il n'y a pas de passage pour aucun esprit humain. C'est
en parlant de ce plan ontologique de l'existence que Jésus a pu dire "Je suis
l'Alpha et l'Omega", et Muhammad "Je suis le premier et le dernier des messagers
de Dieu". Car sur ce plan de l'existence chaque messager divin est le retour
de tous ceux qui l'ont précédé et l'incarnation de tous ceux qui le suivront
car ils ne forment qu'un seul esprit en union totale avec l'Être divin.
Le monde de Lahut contient en potentialité tous les autres plans de l'existence
et toutes les créatures de ces mondes. C'est le pouvoir du Verbe de Dieu qui
permet à cette création virtuelle de devenir une création en acte. C'est pourquoi
Baha'u'llah se réfère à ce plan de l'existence comme au monde où les deux lettres
K et N qui forment en arabe le mot "Kun !" (soit!) "ont été jointes et liées"
(24), car si on se réfère à la tradition
coranique c'est par ce mot que Dieu créa le monde.
Seule la manifestation divine a accès au monde de Lahut. C'est de ce monde que
descend sur elle l'inspiration qui a été symbolisée par la colombe volant au
dessus du Christ le jour de son baptême, ou par l'archange Gabriel qui apparut
à Muhammad. Dans les Écrits de Baha'u'llah, l'inspiration prophétique est parfois
symbolisée par une colombe ou un rossignol, parfois par une créature virginale
et angélique qu'on appelle Hourie. Cette Hourie céleste apparaît notamment à
Baha'u'llah dans le Siyah-Chal au moment où il reçoit l'intimation de sa mission.
Cependant il ne faut pas croire que cette Hourie céleste représente une véritable
vision. Il s'agit plutôt d'une image permettant de décrire en termes symboliques
l'expérience mystique de l'inspiration prophétique qui résulte de l'union totale
avec Dieu.
I.6. Le monde de Jabarut
Au-dessous du monde de Lahut se trouve le monde de Jabarut. Dans le monde de
Jabarut n'existe que la volonté divine (Jabr). Dans ce monde on ne trouve que
Dieu et ses manifestations. C'est le plan de l'existence où elles descendent
après avoir quitté le plan de l'union fusionnelle des essences qui est propre
au Lahut pour acquérir une existence individuelle. Baha'u'llah décrit ce plan
d'existence des manifestations divines comme "la station de pure abstraction
et d'unité essentielles". (25) Dans ce monde,
les manifestations deviennent les canaux de la volonté divine. Ce sont les archanges
dont parle la tradition mosaïque. A elles s'applique la formule "Il est lui-même
et il est toi toi-même" (26).
Baha'u'llah se réfère à ce monde par plusieurs expressions comme "le Royaume
d'unité" (Wahidiyya), "le plus haut Paradis", "le Paradis de la Justice" ou
"le monde des décrets divins" car dans ce monde n'existe que le décret (qada)
de Dieu, et c'est par lui que la manifestation divine parle et agit. A travers
elle le décret divin règne sur le monde, si bien que la parole de Dieu finisse
toujours par prévaloir. Les décrets divins sont les lois spirituelles qui ne
seront jamais changées. Elles constituent l'Ordre fondamental caché derrière
la réalité de toutes choses; la source de tout savoir humain ou divin.
Quiconque a accédé à la compréhension de ces lois est entré dans le Paradis
et a saisi l'ultime réalité de l'Unité, car la véritable Unité c'est l'unité
de volonté entre la créature et le créateur. Baha'u'llah parle également de
ce monde comme le "Monde du Commandement" (27)
('alam al-amr certains philosophes ou orientalistes parlent du "monde de l'impératif"),
car c'est par ce commandement que toutes les créatures (khalq) sont venues à
l'existence. Le Monde du Commandement se distingue du "Monde de la créature",
ou "monde créaturel" ('alam al-khalq), par le fait que l'un est le monde de
la justice divine, comme on vient de le voir, alors que l'autre est le monde
de la miséricorde; car, sans la miséricorde divine, les créatures, à cause de
leur imperfection, ne pourraient subsister.
Le Jabarut est également le monde du "Livre-mère" (umm al-kitab) (28)
et de la "Tablette préservée" (29). Dans
les deux cas, il s'agit d'expressions coraniques que l'on retrouve utilisées
avec des sens nouveaux dans les Écrits de Baha'u'llah. Afin de comprendre le
sens de ces expressions, il faut rappeler que, pour les musulmans, le Coran
est un livre incréé. Il existe dans l'éternité de Dieu un prototype céleste
du Livre qu'on appelle le "Livre-mère" gravé dans une table faite dans une substance
inaltérable. L'ange Gabriel n'a fait que dicter le livre au prophète Muhammad
qui l'a transmis aux hommes. La Tablette préservée représente également la table
sur laquelle sont enregistrés les décrets divins.
Baha'u'llah donne une interprétation différente de ces expressions. Le Livre-mère
et la Tablette préservée représentent la quintessence de la révélation (wahy).
Il s'agit de la science divine que les manifestations partagent avec Dieu dans
le Jabarut. En effet, dans le Jabarut la révélation existe indépendamment de
toute connaissance humaine, elle n'a donc pas besoin du vêtement des mots et
ne se trouve pas soumise à la contingence qui caractérise le monde créaturel.
Lorsque la Manifestation divine transmet la révélation aux hommes, elle lui
donne une forme contingente qui est celle du langage humain, et c'est pour cette
raison qu'on ne peut pas identifier totalement la révélation avec les Écrits
des Manifestations, ainsi que Baha'u'llah l'indique clairement dans une de ses
tablettes, car la révélation est transcendante et ne peut être captée par le
langage dans sa plénitude.
Le Livre-mère ne représente donc pas le prototype d'un livre quelconque, mais
la matrice dont tous les livres révélés sont sortis, la science que Dieu partage
avec ses Manifestations et qui est unique et commune à toutes les dispensations.
La Tablette préservée, que Baha'u'llah appelle parfois la Table de Chrysolite,
a un sens encore plus large. C'est sur cette tablette que sont inscrits les
décrets divins (qada) et par conséquent la science du passé et de l'avenir.
Elle est le symbole de l'omniscience des Manifestations divines comme de l'omnipotence
de Dieu. En fait, l'omniscience des Manifestations découle de cette omnipotence,
et omniscience et omnipotence doivent être considérées comme deux aspects d'une
même réalité qui est la réalité du Jabarut. La Plume divine (qalam-i-ilahi)
devient alors l'expression de cette omnipotence puisque c'est elle qui enregistre
les décrets divins tout en étant en même temps le signe de l'omniscience puisqu'elle
est le canal de la révélation.
I.7. Le monde de Malakut
Le monde du Malakut, qui se trouve au-dessous du Jabarut, est le royaume angélique
des âmes auxquelles Dieu se révèle dans la splendeur de sa "manifestation la
plus grande" (al-mazhar al-akbar) (30).
Baha'u'llah nous a donné dans la "Tablette à Varqa" une description saisissante
de ce monde. Il explique que le terme de Malakut recouvre deux significations.
La première concerne la Manifestation et la seconde "le Monde imaginal" ('alam
al-mithal) qui est un monde intermédiaire entre le Jabarut et le monde humain
(Nasut), entre ce qui existe sur la terre et ce qui existe dans les cieux.
Le Malakut constitue en fait une autre dimension de l'univers contingent ('alam
al-mumkinat). C'est dans le Malakut que se trouve notre âme, car l'âme est une
essence (jawhar) et elle ne peut jamais quitter le monde des essences. L'âme
ne peut s'incarner dans la matière; elle ne peut que s'y refléter comme la lumière
se reflète dans le miroir. C'est l'âme qui communique avec les mondes divins;
par conséquent tout ce qui vient de ces mondes doit passer par le Malakut pour
atteindre l'homme, ce qui explique le caractère d'intermédiaire de ce monde.
Par exemple, explique Baha'u'llah, lorsque le Verbe de Dieu descend du monde
de Lahut vers l'homme, il passe dans le monde du Jabarut où il est non manifesté,
ce qui constitue, dit-il, la première étape de la "substantification" (taqyid)
(31); car lorsque le Verbe descend au plan
du Malakut, il confère aux bénéficiaires de son effusion la puissance qui vient
des plans supérieurs.
A bien des égards, le Malakut en tant que "Monde imaginal" a une certaine ressemblance
avec le monde des idées platoniciennes. Baha'u'llah nous dit que le monde de
l'homme (Nasut) n'est qu'une image métaphorique du Malakut. Le Malakut est la
finalité de l'homme. C'est le monde spirituel par excellence, le Royaume d'Abhà,
le monde des âmes, où, au-delà de la mort physique, l'homme poursuit son développement
spirituel dans son voyage infini vers Dieu.
Baha'u'llah nous dit que ce monde est lui-même hiérarchisé en fonction du degré
de développement spirituel des âmes. Au sommet du Malakut se trouve "l'Arche
céleste", "le navire rouge" sur lequel naviguent les âmes des prophètes, des
martyrs et des saints qui forment "le Concours suprême" (Mala-i-A'la) (32),
"la Milice angélique", "l'Assemblée céleste", prête à tout moment à venir au
secours de ceux qui se lèvent pour soutenir la Cause de Dieu.
I.8. Le Malakut comme monde métaphorique
Lorsque l'homme, dans ce monde, poursuit son développement spirituel, il le
fait à travers des actes tels qu'enseigner et transmettre la Foi, aider ses
semblables, sacrifier son confort pour accomplir des tâches nobles et désintéressées,
contribuer de ses biens aux oeuvres de la religion, augmenter son amour du prochain
par des actes philanthropiques, développer sa compréhension spirituelle par
la fréquentation des esprits purs et détachés ainsi que par la conversation
et la lecture quotidienne de la parole divine, etc. Ces actions, nous dit Baha'u'llah,
contribuent au développement spirituel de l'homme parce qu'elles sont la représentation
symbolique, on pourrait dire "imaginale", des fonctions de l'âme dans le Malakut.
Notre vie dans ce monde est une image métaphorique de ce que sera notre vie
dans l'autre monde. L'homme dans ce monde exerce et développe ses fonctions
spirituelles qui deviendront pour lui comme de nouveaux sens dans l'autre monde
afin de lui permettre de mener une existence nouvelle conforme à la nature spirituelle
de l'âme. Si l'âme échoue à développer dans ce monde ses qualités spirituelles,
elle ne grandira pas et rentrera dans le Royaume de Dieu dans un état d'atrophie
spirituelle qui rendra son existence dans le Malakut semblable à celle des aveugles
et des sourds sur cette terre. Quant à ceux qui auront développé leurs qualités
spirituelles, celles-ci deviendront pour eux de nouveaux sens par lesquels ils
respireront "les brises célestes", écouteront de "divines mélodies", et contempleront
des paysages qui les réjouiront au plus profond d'eux-mêmes. La qualité du monde
de l'homme (Nasut) comme reflet ou image métaphorique du Malakut est illustrée
par une anecdote que raconte 'Abdu'l-Baha dans son livre Souvenance des Sincères
(Tadhkiratu'l-Vafa). Dans ce livre, il nous conte la vie et la mort de soixante
quatorze des proches compagnons de Baha'u'llah. Au chapitre consacré à Mulla
'Ali-Akbar, qui fut nommé par Baha'u'llah "Main de la Cause de Dieu", et joua
un très grand rôle dans la propagation de la Foi, il décrit un rêve qu'il eut
plusieurs années après la mort de celui-ci:
"Une nuit, il n'y a pas longtemps, je le vis dans le monde des rêves. Bien qu'il
ait toujours eu une forte stature, dans ce monde des rêves il apparaissait encore
plus large et corpulent. C'était comme s'il retournait de voyage. Je lui dis:
"Jinab, vous êtes devenu fort et vigoureux." "Oui", répondit-il, "Loué soit
Dieu, j'ai été en des lieux où l'air est frais et délicieux, l'eau pure comme
le cristal, les paysages merveilleux à contempler et la nourriture délectable.
Tout cela me convint bien sûr parfaitement. Aussi suis-je maintenant plus fort
et j'ai retrouvé l'entrain de ma jeunesse. Le souffle du Miséricordieux passe
sur moi et tout mon temps se passe à parler de la Cause de Dieu, à établir ses
preuves et à enseigner sa Foi" (33).
'Abdu'l-Baha ajoute alors ce commentaire particulièrement significatif:
"Enseigner la Foi dans le monde de l'Au-delà signifie répandre les douces saveurs
de la sainteté; cette action est la même qu'enseigner." (34)
Ce court texte nous apprend deux choses. La première c'est que les actions les
plus importantes de notre vie terrestre telles que enseigner la cause, aimer
son prochain, donner et recevoir, ont toutes une contrepartie dans le Malakut
et doivent même plutôt être regardées comme l'expression symbolique de la vie
de l'âme dans le Royaume divin. La seconde c'est que l'homme ne peut ni comprendre
ni exprimer directement les réalités du monde spirituel. Tant qu'il est prisonnier
de ce monde-ci son intelligence ne peut s'élever jusqu'à la compréhension de
ces réalités, ni le langage les décrire. Il peut, tout au plus en avoir une
vague intuition. Le langage poétique est la seule façon de suppléer à cette
impossibilité communicationnelle, et le recours à des métaphores basées sur
le monde sensible devient inévitable.
Cependant, ces métaphores ne sont pas de simples artifices poétiques. Elles
contiennent une part de vérité qui dépasse la limitation des mots. Ainsi, dans
ce texte d''Abdu'l-Baha il faut bien entendre que les plaisirs de nos sens tels
que respirer un parfum, contempler un paysage, savourer un met délicat, sont
une image terrestre de la vie de l'âme dans le Malakut. Aller au delà dans la
compréhension de ce mystère paraît impossible. Néanmoins, pour ceux qui possèdent
la compréhension spirituelle, méditer sur ce monde permet de parvenir à la compréhension
du monde spirituel.
I.9. L'unité des mondes divins
Les rapports qui existent entre ce monde et les mondes spirituels est un thème
très riche. Tous les grands mystiques ont pressenti cette ressemblance et déjà
dans les écrits attribués à Hermès on lit: "Le monde d'en-bas est l'image du
monde d'en-haut". Baha'u'llah nous explique que le monde d'ici-bas (Nasut) et
le Malakut ne sont pas deux mondes totalement séparés mais font tous deux partie
d'un monde plus vaste, qu'il appelle "le monde de la création" ('alam-i-khalq)
ou "le monde contingent" ('alam-i-mumkinat), c'est pour cela qu'ils sont gouvernés
par les mêmes lois. Dans une tablette adressée à un croyant nommé Yusuf-i-Isfahani
(35), Baha'u'llah explique que tous les
mondes divins tournent autour de ce monde. Il dit que pour cette raison, l'âme
qui dans ce monde s'est toujours comportée selon la volonté de Dieu et selon
son commandement, après son départ pour l'autre monde, montrera des qualités
qui n'étaient avant que potentielles, et il ajoute même que dans chaque monde
il existe pour chaque âme un état qui lui a été préalablement assigné. De même,
'Abdu'l-Baha écrit dans l'une de ses tablettes :
"Les âmes qui sont pures et immaculées, après la dissolution de leurs structures
élémentaires, se hâtent vers le monde divin, et ce monde-là est à l'intérieur
de notre monde. Les habitants de ce monde, toutefois, sont ignorants de cet
autre monde, et pareil aux minéraux et aux végétaux qui ne savent rien du monde
animal et du monde de l'homme". (36)
C'est cette interdépendance entre tous les mondes divins qui expliquent que
les lois spirituelles gouvernent l'ensemble de ces mondes en prenant des formes
différentes adaptées à la nécessité de chacun d'eux. La similitude entre "le
monde d'en-haut" et "le monde d'en-bas" est connue depuis la plus haute antiquité.
Mais chaque religion, chaque tradition, a développé ses thèmes de prédilection.
Les Écrits baha'is suggèrent que méditer sur les réalités physiques de ce monde
peut être un moyen de comprendre les réalités spirituelles de l'autre monde,
à condition de ne jamais perdre de vue la Révélation et de se laisser guider
par elle. Si le monde de la création reflète les lois spirituelles, ce n'est
pas seulement en raison de l'unité du monde physique et du monde spirituel,
mais parce que le monde étant une émanation divine, le moindre atome a la capacité
de refléter les attributs divins. Dans "Les Paroles du Paradis" (Kalimat-i-Firdawsiyyih)
Baha'u'llah écrit:
"Chaque être créé révèle ses signes, qui ne sont rien d'autres que des émanations
de Lui et non pas son Être propre. Tous ces signes sont reflétés et peuvent
être contemplés dans le livre de l'existence, et le parchemin qui décrit les
formes et les structures de l'univers est en vérité un des plus grands livres".
(37)
Les mondes spirituels étant au-delà du langage, seule la métaphore peut nous
permettre de les approcher. Lorsqu'on lit la littérature baha'ie, on s'aperçoit
ainsi qu'il y a un certain nombre de thèmes récurrents.
Un de ces thèmes est la similitude que l'on trouve entre l'embryon dans le sein
de sa mère et la vie terrestre. Quand il est dans le sein de sa mère, l'embryon
peut croire que c'est le seul monde qui existe. Il n'a pas conscience du monde
qui existe au-delà de la membrane utérine. Il n'a pas même conscience de sa
mère. Dans le monde physique, nous sommes dans la même situation que l'embryon
dans le monde utérin. Nous sommes enclins à nous en remettre à nos sens et à
croire que ce monde-ci est le seul monde qui existe, alors que la distance qui
sépare ce monde-ci des mondes spirituels est encore plus infime que la membrane
utérine. De plus, la situation de ce monde par rapport aux mondes spirituels,
est la même que la situation du monde utérin par rapport au monde physique.
Le monde physique entoure de toute part la matrice dans laquelle vit l'embryon;
et dans la réalité, la matrice et l'embryon font eux-mêmes partie, sans le savoir,
du monde physique. De même, le monde spirituel entoure le monde physique comme
le monde physique entoure la matrice, et il existe entre eux la même relation.
C'est pour cela qu'en réalité le monde physique et le monde spirituel ne forment
qu'un monde unique. Alors que la matrice est étroite et confinée, en comparaison,
les étendues du monde physique peuvent paraître infinies. La relation est la
même avec les mondes spirituels; en comparaison avec eux, ce monde-ci est aussi
étroit et confiné que le monde utérin, alors qu'eux paraissent infinis.
Par ailleurs, on peut constater que le monde utérin est gouverné par les mêmes
lois que le monde physique, même si ces lois ne s'y manifestent pas de la même
façon. De même, le monde physique est gouverné par les mêmes lois que le monde
spirituel, car le monde physique n'est qu'une infime partie d'un système beaucoup
plus vaste qui est le "Monde de la Création" et qui inclut également le monde
spirituel. Le monde physique est autant intégré dans le monde spirituel que
le monde utérin dans le monde physique.
Les rapports que l'on peut établir entre le monde utérin et le monde physique
ne s'arrêtent pas là, mais concernent également le développement de l'âme que
l'on peut comparer au développement de l'embryon. Dans le monde utérin, l'embryon
naît de la fécondation d'un ovule. A partir de ce moment, la cellule primordiale
commence à se multiplier et à se diversifier; ainsi l'embryon prend forme. Dès
le moment de la fécondation on peut savoir que la gestation ne dépassera pas
neuf mois. Au bout de ces neufs mois, l'embryon aura atteint la perfection;
c'est-à-dire qu'il aura épuisé toutes ses possibilités de développement dans
le monde utérin. Son développement ne pourra plus se poursuivre dans ce monde,
mais exigera qu'il soit transféré dans un autre monde où il commencera un nouveau
cycle de croissance. Ainsi est déclenchée la naissance qui aboutit à son passage
d'un monde dans l'autre. De la même façon, le processus de développement de
l'homme dans ce monde a un terme marqué à l'avance qui est la mort physique.
Si l'homme restait éternellement dans ce monde il ne ferait plus aucun progrès
spirituel et il aurait épuisé depuis longtemps toutes les potentialités de son
développement.
Parfois l'enfant naît avant terme. L'enfant passe alors par une phase critique
où il est fragile et doit recevoir une attention particulière. Néanmoins, passé
cette phase critique, l'enfant continue son développement normalement. C'est
ce qui arrive aux âmes des hommes prématurément décédés. Certaines quittent
ce monde parce qu'elles ont évolué plus rapidement que les autres et qu'elles
sont parvenues plus rapidement à maturité (38).
D'autres quittent prématurément ce monde car, bien qu'elles ne soient pas au
terme de leur développement spirituel, au lieu d'être un moyen et un instrument
de ce développement, le monde est devenu au contraire un obstacle. (39)
Dans le sein de sa mère, l'embryon croît et se développe. Il grandit en taille
et au fur et à mesure de sa croissance, les cellules se diversifient et de nouveaux
organes apparaissent. Certains biologistes pensent même que l'embryon passe
par toutes les étapes de la morphogenèse, c'est-à-dire qu'il récapitule toute
l'évolution de la vie sur terre. Pourtant les organes qu'il développe dans le
monde utérin, ne lui sont encore d'aucune utilité. Il n'a pas besoin de ses
yeux pour voir, ni de ses oreilles pour entendre, ni de ses jambes pour marcher.
Tous ces organes ne lui seront utiles qu'après la naissance quand il sera dans
ce monde. De même, au cours de cette vie terrestre, nous devons développer nos
qualités spirituelles. Le monde physique étant déjà un monde plus évolué que
le monde utérin, ces qualités peuvent déjà recevoir un début d'application.
Cependant, certains pourraient croire que l'on peut très bien vivre dans ce
monde sans se soucier de notre développement spirituel. Mais les Écrits baha'is
expliquent que dans l'autre monde ces qualités spirituelles deviendront comme
les yeux et les oreilles dans ce monde. Ceux qui auront failli à développer
leurs qualités spirituelles seront dans le monde spirituel comme les aveugles,
les sourds et cul de jattes de ce monde.
'Abdu'l-Baha a développé ce thème dans beaucoup de ses tablettes et de ses discours
(40). Dans une autre de ses tablettes en
persan (41) il explique que tant que l'embryon
se trouve dans le sein de sa mère ses défauts et ses imperfections physiques
sont cachés, car ceux-ci ne deviennent manifestes qu'après la naissance. De
même, dans une large mesure, nos défauts et nos imperfections spirituelles ne
sont pas apparentes dans ce monde, mais lorsque nous entrerons dans l'autre
monde alors ils deviendront à leur tour évidents et manifestes (42).
L'enfant dans le monde utérin ne peut s'imaginer ce que voir, sentir ou parler
signifie, car ce sont des fonctions qui appartiennent au monde physique, non
au monde utérin. De même, tant que nous sommes dans ce monde, nous ne pouvons
nous imaginer ce que peut représenter l'éveil de nos sens spirituels dans l'autre
monde (43).
Mais si nous réfléchissons, nous pouvons essayer de pousser plus loin cette
métaphore pour essayer d'en percer le sens. Si un enfant naît sans la capacité
de voir, sentir, parler ou marcher on dit que cet enfant est handicapé. Or,
qu'est-ce qu'un handicap si ce n'est l'impossibilité de jouir de certaines caractéristiques
du monde physique dont l'homme tire un plaisir particulier. Ce qui nous fait
aimer la vie c'est la beauté du monde qui nous entoure et les plaisirs que nos
sens sont capables d'en tirer. Imaginer la vie d'un homme qui serait incapable
de communiquer avec le monde qui l'entoure par ses sens, ce serait le ramener
à une existence purement végétative dont beaucoup seraient prêts à dire qu'elle
ne vaut pas la peine d'être vécue. Cela serait ramener l'existence de l'homme
au niveau du protozoaire, car si un tel enfant venait au monde, son intelligence
même ne pourrait se réveiller.
Faillir donc à développer nos qualités spirituelles nous ramène dans l'autre
monde au niveau de l'handicapé physique. Nos qualités spirituelles deviennent
des sens spirituels et si ces sens ne fonctionnent pas, alors nous serons privés
de la jouissance de certains aspects du monde spirituel. Il existe dans l'autre
monde quelque chose qui correspond aux sensations telles que la vue, l'ouïe,
le goût ou le toucher, et ces sensations spirituelles correspondent aux différentes
caractéristiques de ce monde. Faillir dans notre développement nous privera
de la jouissance de ces caractéristiques que l'homme ne peut imaginer.
C'est pour cela que dans la même tablette déjà citée plus haut, 'Abdu'l-Baha
déclare que la vie humaine peut être comparée à un arbre et que la béatitude
ou l'enfer (métaphorique) sont du domaine du fruit (44).
C'est l'arbre qui est responsable des fruits qu'il produit. Le paradis et l'enfer
sont en nous-mêmes. Ce sont des états spirituels.
'Abdu'l-Baha ajoute que les hommes qui nient l'existence des mondes spirituels
sont dans la même position que le minéral qui nierait l'existence du monde végétal,
ou le monde végétal qui nierait l'existence du monde animal pour la simple raison
que sa propre organisation interne ne lui apporte aucune information sur ces
mondes (45). Dans la réalité le monde de
l'existence est un monde unique (46).
Un autre thème que l'on rencontre dans les Ecrits baha'is est la similitude
des lois qui gouvernent la croissance d'un arbre avec celles qui gouvernent
le développement spirituel de l'homme (47).
L'image de l'arbre nous montre l'interdépendance qui existe entre les différents
mondes divins. L'arbre appartient au monde végétal, pourtant il tire toute sa
substance du monde minéral, c'est-à-dire du monde inférieur. Ceci explique pourquoi
Dieu n'a pas voulu que l'homme fut un pur esprit, ou pourquoi il ne l'a pas
créé spirituellement parfait, et qu'il lui a assigné ce séjour mortel pour débuter
son processus de développement spirituel. Le monde matériel est le monde dans
lequel l'homme plonge ses racines comme l'arbre plonge ses racines dans la terre.
L'homme a besoin du monde matériel pour substanter son développement; sans lui
il ne pourrait croître et grandir. De même que le monde végétal est bâti sur
le monde minéral et le monde animal sur le monde végétal, de même le monde spirituel
est bâti sur le monde humain (nasut). De ce fait, chacun des mondes supérieurs
embrasse tous les mondes inférieurs et tous sont interdépendants comme nous
le voyons dans les différents règnes de la nature.
Si cependant la nature de l'arbre est de plonger ses racines dans le sol pour
y puiser sa subsistance, alors, si un arbre choisissait d'enfouir ses branches
dans le sol, il se condamnerait à dépérir et à pourrir. Sa véritable nature
le pousse à élever ses branches vers le ciel dans la direction opposée de la
terre. Pour l'homme, l'équivalent de cette loi, c'est la loi du détachement.
Bien que le monde matériel soit là pour pourvoir aux besoins de son développement
spirituel, néanmoins, il ne peut parvenir à ce développement qu'en se détachant
des choses de ce monde. C'est pour cela que sans le détachement il n'y a pas
de développement spirituel possible. La nature de l'homme est spirituelle, elle
l'attire vers le monde spirituel comme les branches de l'arbre sont attirées
par le ciel.
Si l'arbre dirige ses branches vers le ciel, c'est parce qu'il est attiré par
la lumière du soleil. De même l'homme est attiré par la lumière du soleil de
la Manifestation divine et c'est cette lumière qui conditionne son développement
spirituel. La lumière du soleil permet à l'arbre de produire des feuilles, puis
des fleurs et des fruits. De même la lumière du soleil de la manifestation permet
à l'homme de développer ses qualités spirituelles et produise de bonnes actions.
Si maintenant nous considérons une forêt, nous y trouvons des arbres de toutes
tailles. Certains sont immenses et s'élèvent jusqu'au faîte de la forêt. Ceux-là
sont directement en contact avec le soleil. Puis il y a des arbres qui vivent
dans leur ombre. Mais en dernière analyse, tous les arbres, même ceux qui ne
reçoivent jamais directement la lumière du soleil vivent par cette lumière.
Il existe même des plantes parasites comme les lianes, le lierre ou le gui,
qui malgré leur faiblesse propre se servent des autres arbres pour atteindre
la lumière. La vie humaine est faite de la même façon. Il y a des hommes qui
vivent directement de la lumière de la Manifestation et ceux qui ne voient jamais
cette lumière. Mais dans les deux cas c'est toujours la lumière de la Manifestation
qui est la cause de leur existence et de leur développement spirituel. C'est
pourquoi la voie du développement spirituel n'est jamais totalement fermée,
même à ceux qui ne connaissent pas Dieu ou sa manifestation.
Cet exemple nous montre qu'une des choses qui assure l'unité de tout le monde
créaturel c'est non seulement que tous les mondes sont interdépendants comme
nous l'avons vu, mais également qu'ils n'existent que par le souffle de l'Esprit-saint
transmis à travers la Manifestation divine. Rien n'existerait sans cette lumière
qui est la cause de l'existence de tout ce qui existe.
On pourrait broder à l'infini sur le thème des similitudes entre les lois du
monde physique et du monde spirituel. On en trouve de multiples exemples dans
les Ecrits de Baha'u'llah et d''Abdu'l-Baha. Mais l'important c'est de pouvoir
comprendre les raisons profondes de cette similitude. Le reste est une question
d'intuition qui peut nourrir nos méditations personnelles. Le but n'est pas
de diversifier les exemples mais de comprendre l'unité fondamentale de l'univers
et de ses lois. 'Abdu'l-Baha ne dit -il pas lui-même que la gravité universelle
est un exemple de la Loi d'amour qui est la loi fondamentale de la création
et de tous les mondes divins.
Ces quelques réflexions nous permettent d'entrevoir que le caractère métaphorique
du monde physique par rapport au monde spirituel n'est pas dû à un simple jeu
de miroirs, comme si le monde physique était l'image du ciel reflétée par l'eau
d'un lac. Cette relation métaphorique est l'expression de quelque chose de beaucoup
plus profond qui vient de l'unité de la création de Dieu; unité qui embrasse
aussi bien le monde physique que spirituel, sensible qu'intelligible.
I.10. Le continuum infini des mondes
divins
Tout ce que nous venons de dire sur les différends mondes divins implique évidemment
que lorsque Baha'u'llah se réfère à ces mondes, son explication est forcément
limitée par le langage humain et par notre compréhension. Il ne s'agit que d'une
infime lueur sans doute bien éloignée de la réalité. Les mondes divins forment
un continuum infini. Toute tentative pour établir entre eux des distinctions
n'est qu'une création de l'esprit humain basée sur des critères arbitraires,
comme sont arbitraires par exemple les critères qui nous permettent de distinguer
les couleurs du spectre chromatique, car, comme chacun sait, on passe d'une
couleur à l'autre de manière imperceptible.
Néanmoins, les diverses définitions que donne Baha'u'llah des mondes divins
fournissent une clef précieuse pour la compréhension de ses écrits. Il arrive
souvent qu'en lisant ses écrits on est conduit à demander qui est celui qui
parle. Dans un même texte Baha'u'llah peut utiliser plusieurs niveaux de langage.
Parfois il parle comme s'il était un homme, parfois comme s'il était la divinité
personnifiée. Parfois il met en scène des entités distinctes comme le rossignol,
la colombe, la plume céleste, etc. Parfois ses écrits se présentent comme un
dialogue entre plusieurs voix, comme dans la Tablette du feu. Ces différents
niveaux de langage représentent les différents aspects de la manifestation divine
considérée sur des plans différents tels que les mondes de Lahut, Jabarut et
Malakut.
Cette hiérarchie des mondes spirituels ne trouve son importance ni par rapport
à une théologie créationiste, ni par rapport à l'existence de l'homme, comme
dans la philosophie musulmane ou comme chez certains auteurs chrétiens tel que
le Pseudo-Denis l'Aéropagite (48). Son intention
est d'expliquer la relation de Dieu avec sa manifestation et par voie de conséquence
entre sa manifestation et l'homme. Pour bien en comprendre la pensée sous-jacente
il faut abandonner les vieux modes de pensée de la philosophie musulmane ou
de la scolastique chrétienne, et ne pas se laisser abuser par les allures néoplatoniciennes
de ces mondes spirituels. Si Baha'u'llah utilise un vocabulaire néoplatonicien
c'est parce que c'est le vocabulaire en usage chez les philosophes musulmans
de son époque, et peut-être aussi parce que toute philosophie spirituelle basée
sur un message révélé a forcément un aspect néoplatonicien. Nous reviendrons
sur ces problèmes dans la troisième partie de cet essai.
I.11. La Tablette de Haqqu'n-Nas
Baha'u'llah a consacré toute une tablette (49),
qu'on appelle parfois La Tablette de Haqqu'n-Nas, à expliquer le caractère métaphorique
de ce monde. Nous ne connaissons malheureusement pas les circonstances de la
révélation de cette tablette. Celle-ci fut écrite en réponse à la lettre d'un
correspondant que Baha'u'llah appelle "Ami de mon coeur" et qui vraisemblablement
s'était adressé à lui pour demander des réponses à toute une série de questions.
Le problème principal qui est soulevé est un point particulièrement abscon de
théologie musulmane : comment est-il possible, comme l'enseigne la tradition,
que nous puissions nous acquitter de nos dettes après notre mort dans l'autre
monde? C'est le principe que la théologie musulmane appelle "haqqu'n-Nas", c'est-à-dire
littéralement le principe du "droit des gens". Celui-ci affirme qu'il y a dans
l'autre monde compensation de nos dettes ainsi que de tout ce qui a été volé
ou usurpé. Bien entendu, dans un contexte baha'i cette question n'a pas de sens,
et c'est ce que Baha'u'llah s'efforcera de faire comprendre à son interlocuteur.
Cette question reflète néanmoins les mentalités de l'époque. Les théologiens
et juristes étaient friands de ce genre de problèmes qui donnaient lieu à de
longs débats contradictoires suscitant de multiples interprétations où sont
systématiquement envisagés tous les cas de figure jusqu'aux plus absurdes. Baha'u'llah
cite lui-même en exemple un de ces cas de casuistique particulièrement absurde
(50) qui n'est pas sans rappeler la question
que posèrent les sadducéens à Jésus sur le statut, au jour de la résurrection,
d'une veuve qui aurait épouser successivement les six frères de son premier
époux. C'est ici la même veine qui s'exprime.
Le problème est posé dans les termes suivant: Imaginons un chrétien qui emprunte
à un autre chrétien une jarre de vin et un morceau de viande de porc; deux choses
qui sont permises dans le Christianisme mais interdites dans l'Islam. Après
un certain temps le débiteur et le créancier deviennent tous deux musulmans.
Comment le débiteur fera-t-il pour s'acquitter de sa dette puisque non seulement
les musulmans ne peuvent consommer ni vin ni viande de porc, mais encore ils
ne peuvent en faire commerce, et il lui est donc impossible de dédommager le
créancier avec de l'argent. Qu'en sera-t-il alors dans l'autre monde si la dette
ne peut être éteinte? La société persane du XIXème siècle raffolait de ce genre
de problèmes (51).
Baha'u'llah fait ici une réponse très comparable à celle que Jésus fit aux sadducéens:
"Ceux qui appartiennent à ce monde prennent femme et mari. Mais ceux qui ont
été jugés dignes d'avoir part au monde à venir et à la résurrection des morts
ne prennent ni femme ni mari. C'est qu'ils ne peuvent plus mourir, car ils sont
pareils à des anges..." (52)
Il en va de même de toutes les affaires de ce monde, car la vie future est totalement
différente de notre vie terrestre. Baha'u'llah commence par répondre que pour
comprendre ce problème, il faut avoir un coeur détaché et un entendement purifié
des superstitions communes afin de parvenir à la véritable compréhension de
ce qu'est la vie après la mort et la résurrection. Il poursuit en expliquant
que tout ce qui existe dans le monde de Nasut, qu'il appelle également "monde
des limitations" ('alam-i-hudud), quelqu'en soit le nom (ism), la forme (rasm),
l'apparence (surat) ou les caractéristiques (vasf), existe dans les mondes divins
sous une apparence (shuhudi) et une manifestation (zuhuri) qui est propre à
chacun de ces mondes. Les choses qui existent dans les mondes spirituels existent
donc dans ces mondes avec des caractéristiques totalement différentes de celles
du monde d'ici-bas, de telle sorte qu'aucune catégorie de notre entendement
tel que le lieu, l'étendue, la forme ou le temps ne peut s'y appliquer (53).
Ce que suggère Baha'u'llah est ici très différent de ce qu'affirmait la philosophie
musulmane, et en particulier la philosophie ishraqie ou shaykhie de son époque.
Pour la philosophie ishraqie à chaque chose de ce monde est attachée une réalité
intelligible (haqa'iq) qui existe dans le Malakut ou dans le monde imaginal.
C'est donc ce monde-ci qui est le miroir de l'autre monde, un peu comme dans
le mythe de la Caverne de Platon. Mais pour Baha'u'llah ce ne sont pas seulement
le monde du Malakut et le monde du Nasut qui sont l'image l'un de l'autre, mais
une pluralité de mondes qu'il qualifie de divins (ilahi). A plusieurs endroits
il insiste sur cette pluralité en parlant de mondes innombrables (54).
La mort dans ce monde n'est donc que la disparition des formes et des apparences.
Elle n'atteint jamais la "réalité" (haqiqat) et l'essence (dhat) des êtres,
car la réalité spirituelle (haqa'iq) des choses existe dans chaque monde avec
une manifestation adaptée à chacun de ces mondes correspondant à des degrés
de réalités différentes, c'est-à-dire en fait à des plans ontologiques différents
(55).
Ceci explique que tout ce que l'homme fait dans ce bas-monde affecte sa "réalité
essentielle" dans l'autre monde. Ainsi les actes et les paroles subsistent d'un
monde à l'autre (56), et chacun trouve sa
rétribution dans le Malakut. Non pas qu'il existe un Dieu vengeur qui nous juge
et nous condamne, mais parce que les conséquences de nos actes nous suivent
jusque dans l'autre monde. Dieu n'intervient que pour pardonner le pécheur et
l'aider à surmonter le handicap qu'il a créé pour lui-même.
Baha'u'llah poursuit ensuite en expliquant que si nous voulons comprendre la
façon dont la réalité des choses se manifeste dans les mondes infinis, cela
dépasse les capacités de notre intelligence, et la seule façon de nous approcher
de cette compréhension c'est d'utiliser des images métaphoriques. Or, dit-il,
la meilleure image que nous pouvons trouver est celle du sommeil parce que le
sommeil est pareil à la mort; il en est même si proche, qu'on peut dire que
le sommeil et la mort sont deux frères. Il nous arrive parfois de rêver et de
voir en rêve des choses qui sont inintelligibles et sans rapport avec notre
vie. Pourtant, si nous demandons l'interprétation de ces rêves à un spécialiste,
celui-ci nous expliquera que les choses que nous avons vues dans notre rêve
sont les représentations symboliques d'autres choses, et une fois que nous avons
compris la clef de cette interprétation et la correspondance entre le symbole
et la réalité, nous voyons que les choses que nous avons vues en rêve correspondent
à des situations réelles de notre vie. La seule différence, dans ce cas, entre
le monde du sommeil et le monde de l'éveil c'est que ces choses apparaissent
sous une forme dans le monde du sommeil et sous une autre dans le monde de l'éveil.
Le monde après la mort, c'est-à-dire le Malakut ou le Royaume d'Abha, se présente
de la même façon. Les choses que nous voyons dans ce monde peuvent également
se réaliser dans l'autre monde, mais sous une autre forme qui peut être aussi
éloignée de la réalité de ce bas-monde que le langage métaphorique de nos rêves.
Dans une autre tablette, Baha'u'llah explique qu'on ne peut comprendre le caractère
métaphorique de ce bas-monde par rapport aux mondes spirituels sans comprendre
la nature de l'âme. Il dit en parlant de l'âme qu'"elle atteste, par elle-même,
à la fois la réalité d'un monde qui est contingent, relatif et la réalité d'un
monde qui n'a ni commencement ni fin" (57).
C'est l'absence de toute référence spatiale et temporelle des mondes spirituels
qui fait que ceux-ci sont si différents de notre monde, et finalement échappe
à notre compréhension. C'est pour cette raison qu'on peut faire une comparaison
entre le monde des rêves et le monde spirituel au-delà de la mort, parce que
le rêve est la seule expérience que l'homme peut faire dans ce monde d'un affranchissement
de l'espace et du temps. Baha'u'llah écrit:
"Admire comme tes rêves se réalisent sous tes yeux de longues années après que
tu les as eus. Considère l'étrangeté du mystère de ce monde qui t'est apparu
dans tes rêves" (58).
Dans la Tablette de Haqqu'n-Nas, Baha'u'llah poursuit en citant l'exemple du
rêve de Joseph. Celui-ci a rêvé que le soleil, la lune et douze étoiles se prosternaient
devant lui. Ce rêve annonçait l'ascension prochaine de Joseph aux fonctions
de premier ministre du Pharaon d'Egypte et à la venue de sa famille qui se présenterait
devant lui sans le reconnaître. Baha'u'llah souligne combien le monde des rêves
est étrange pour que dans celui-ci le père et la mère apparaissent sous la forme
du soleil et de la lune, et les frères sous forme d'étoiles (59).
Cela montre à quel point les formes et les représentations de ce monde sont
éloignées des formes et représentations du monde de l'éveil. La différence entre
le monde d'ici-bas et le monde de la mort, dit il, est du même ordre.
Pour expliquer le lien métaphorique qui lie le changement des formes d'un monde
à l'autre, Baha'u'llah utilise un autre exemple. Imaginons qu'au printemps un
homme puissant dépouille un homme faible de sa provision de semences et qu'il
plante ces semences dans son propre jardin. Les semences germent et en été produisent
des plantes, des arbres et des fruits. Puis, survient un roi juste décidé à
redresser le tort qui a été fait au faible. De quelle manière ce roi juste doit-il
procéder? Doit-il exiger de l'oppresseur qu'il restitue la même quantité de
semences? Au temps de la moisson les semences ne sont plus d'aucune utilité.
Ou doit-il rendre à celui qui a été spolié le produit des semences qui lui ont
été volées? On comprend immédiatement que la justice exige qu'on rende au sage
non pas les semences mais ce qu'elles ont produit. Les semences ont changé de
forme, elles se sont transformées en quelque chose d'autre dont l'apparence
et les qualités n'ont plus rien à voir avec leur apparence et leurs qualités
premières. Le rapport entre ce monde-ci et l'autre monde est de même nature,
et de même nature est le rapport entre la justice qui lie les deux. Ici-bas
les choses n'existent qu'à l'état de semence. Quand elles évoluent dans les
mondes divins, elles se transforment complètement et changent de formes, d'apparences
et de qualités. Néanmoins, les qualités de l'arbre et du fruit dépendent des
qualités de la graine qui les a produites.
Baha'u'llah poursuit par une disgression d'ordre moral et non plus métaphysique.
Finalement, peu importe ce que dans cette vie nous perdons. Tantôt les biens
de ce monde se présentent sous forme d'épreuves et de calamités pour nous, tantôt
ce sont les épreuves et les calamités qui se présentent sous forme de richesses.
Au bout du compte, le fait que nous ayons perdu ces biens pour des raisons spirituelles,
c'est-à-dire si nous les avons offerts à Dieu par esprit de détachement, ou
que nous les ayons perdus à cause de l'oppression des hommes, ne fait aucune
différence. L'homme qui dépouille un autre homme de sa richesse lui enlève une
part des épreuves qui pèsent sur ses épaules. C'est pour Baha'u'llah une manière
subtile d'expliquer que le principe du Haqqu'n-Nas ne peut s'appliquer aux biens
matériels. On ne peut dans l'autre monde payer ces dettes matérielles, mais
celui qui injustement s'est emparé du bien d'autrui pour accroître ses richesses
n'a fait qu'accroître les obstacles à son propre développement spirituel car,
immanquablement, les conséquences de nos actes nous suivent d'un monde à l'autre.
I.12. Caractère herméneutique de la
nomenclature des mondes divins
Ce premier chapitre nous a permis de cerner la notion de monde divin dans la
Tablette de toutes les nourritures et de présenter une sorte de synthèse de
ce qu'on trouve sur ces mondes à travers l'ensemble des Écrits de Baha'u'llah.
Nous n'avons cependant pas précisé le statut de cette nomenclature et son rapport
avec la métaphysique de Baha'u'llah; cela fera l'objet des chapitres suivants.
En effet, le lecteur qui lit les Écrits de Baha'u'llah aurait tort de s'arrêter
aux apparences et de croire que Baha'u'llah dans la Tablette de toutes les nourritures
a voulu exprimer sa conception métaphysique des mondes divins. Si tel était
le cas, il n'y aurait pas beaucoup de différences entre la métaphysique baha'ie
et la métaphysique musulmane.
Nous verrons par la suite que le système métaphysique de Baha'u'llah ne comporte
que trois mondes: le Monde de l'Essence divine, le Monde de la Révélation, le
Monde de la Création. Le problème qui se pose est donc de relier ce système
métaphysique à la nomenclature des mondes divins telle qu'on la trouve dans
la Tablette de toutes les nourritures, et avec des variantes significatives
dans d'autres Ecrits. La réponse est bien sûr que le système exposé dans la
Tablette de toutes les nourritures n'est pas un système métaphysique prétendant
décrire une réalité objective et indépendante, mais un schéma herméneutique
dont la finalité est avant tout exégétique et théosophique. C'est ce que souligne
Baha'u'llah lui-même lorsqu'il dit que le mot "nourriture" a un sens dans chacun
des quatre mondes qu'il cite. Il s'agit d'un très bel exemple de cette herméneutique
spirituelle (ta'wil) que Baha'u'llah pratique dans nombre de ses Écrits, et
en particulier dans le Livre de la Certitude.
Ceci ne veut cependant pas dire qu'il n'existe pas de lien entre ce système
herméneutique et le système métaphysique de Baha'u'llah. Les points de passage
sont au contraire nombreux. C'est que la métaphysique de Baha'u'llah n'est pas
une métaphysique dogmatique. Elle part du principe que la réalité fondamentale
de l'univers se trouve au-delà du langage. Toute tentative pour la décrire ne
peut donc être qu'une tentative incomplète et partielle. Plusieurs points de
vue complémentaires peuvent être nécessaires. Dans la suite de notre étude nous
commencerons par privilégier le point de vue "archéologique", c'est-à-dire que
nous retracerons toute l'histoire de l'évolution des concepts pour montrer comment
Baha'u'llah a recueilli et utilisé cet héritage historique. Nous montrerons
ensuite que lorsque Baha'u'llah se réfère à la tradition philosophique, c'est
souvent pour voiler l'audace de sa pensée. En réalité, les conceptions que Baha'u'llah
développe sur les mondes divins, sur le déploiement de l'Être et sur l'existence
d'êtres ou de "réalités" sprirituelles sont presque sans rapport avec les développements
métaphysiques de l'Islam sur les mêmes sujets.
Notes
(1) C'est à dire les dix huit premiers disciples
du Bab.
(2) Shoghi Effendi, Dieu passe près de nous,
éd. fr. 1970, p. 147
Shoghi Effendi (1896-1957), était l'arrière petit-fils de Baha'u'llah.'Abdu'l-Baha,
fils ainé de Baha'u'llah, désigné par son père comme exemple parfait de ses
enseignements et comme son seul et unique interpréte désigna Shoghi Effendi
dans son testament comme "Gardien de la Foi" (Vali Amru'llah) et lui legua sa
fonction d'interpréte unique des Ecrits de baha'u'llah. Shoghi Effendi exerça
ses fonction de Gardien, de la mort d'Abdu'l-Baha en 1921 à sa propre mort en
1957. Il n'a pas eu de successeur. Shoghi Effendi nous a lui-même légué un vaste
corpus dont plusieurs dizaines de milliers de lettres dans lesquelles il a répondu
aux questions que posaient les croyants sur les textes de son arrière grand-père,
et plusieurs ouvrages parmis lesquels "Dieu passe près de nous" qui est une
histoire des mouvements babis et baha'is de 1844 à 1944.
(3) ibid, p. 148
(4) ibid., p. 148.
(5) Coran, 3. 92. Le but de notre étude des
versets du Coran étant essentiellement linguistique, tous les versets cités
dans cet essai ont été retraduits par nos soins pour cerner de plus prêt le
contexte afin de n'avoir pas à utiliser quatre ou cinq traductions différentes.
(6) Ma'idiy-i-Asimani, tome IV, pp. 265-276.
Nous abrègerons le titre par la suite en "Ma'idih".
(7) "Celui que Dieu manifestera" (Man Yuzhiruhu'llah)
était le titre par lequel le Bab désignait celui qu'il était chargé d'annoncer.
(8) cf. Adib Taherzadeh, The Revelation of
Baha'u'llah, Oxford, 1974, tome I, pp. 55-60.
(9 ) Ma'idih, tome IV pp. 265-266.
(10) ibid. p. 265.
(11) ibid. p. 266.
(12) ibid. p. 269.
(13) Extrait des Ecrits de Baha'u'llah,
LXXVIII p. 140, Nous citerons par la suite ce livre par les initiales E.E.B.
suivies du numéro de l'extrait en chiffre romain et le numéro de la page de
l'édition belge de 1949.
(14) ibid. p. 140.
(15) Ma'idih, tome IV, p. 269.
(16) 'Abdu'l-Baha (1844-1921) était le fils
ainé de Baha'u'llah. Agé de neuf ans au moment du premier éxil de Baha'u'llah,
il suivra toujours son père qui de son vivant le désigna comme "la plus grande
branche" (Ghusn-i-a'zam) issu de son arbre et le désigna comme chef de sa maison.
C'est de cette époque que date l'habitude de l'appeler "le Maître" (Agha). Dans
son testament, Baha'u'llah le désigne comme "le centre de son alliance" (markaz-i-mithaq)
avec les hommes et le seul et unique interprète de ses écrits. 'Abdu'l-Baha
assurera la direction de la communauté baha'ie à la mort de Baha'u'llah en 1892.
Il restera cependant prisonnier de l'empire ottoman jusqu'en 1910. Dès sa mise
en liberté, il entreprendra la propagation du message de son père par des voyages
en Egypte, puis en Europe et en Amérique du nord jusqu'au début de la première
guerre mondiale dont il avait prédit le déclenchement. Il fit deux long séjour
à Paris en 1911 et 1913. 'Abdu'l-Baha nous a légué de nombreux écrits dont de
nombreuses "Tablettes". cf. M.-M. Balyuzi, 'Abdu'l-Baha : The Center of the
Covenant of Baha'u'llah, Londres 1971 et S. Le Maître, Une grande figure de
l'unité Abdu'l-Baha, Paris 1952.
(17) Makatib-i-'Abdu'l-Baha, abrégé par
la suite en "Makatib", tome II, p. 7.
(18) ibid. p. 8.
(19) L'expression shu'unat-i-dhatiyyih est
une expression arabo-persanne reprennant le concept de "raisons séminales" emprunté
au stoïcisme grec.
(20) ibid. P. 9.
(21) E.E.B., XXI, p. 47.
(22) Ma'idih, tome IV p. 269.
(23) cf. par exemple E.E.B., XLII, p. 85.
(24) Longue prière obligatoire in Livre
de Prière, éd. 1973 p. 94. Cf. Abwab al-Malakut, éd. Beyrout, p.4. Le texte
arabe dit: Wa innahu huwa'l-sirru'l-maknunu wa'l-razmu'l-makhzunu aladhi bihi
iqtarana'l-kafa bi-ruknihi'l-nun.
(25) E.E.B., XII, p. 48. Le texte anglais
de la traduction de Shoghi Effendi du "The station of abstraction and essentiel
unity". La traduction française dit très improprement : "... leur condition
abstraite, pure, la condition de l'unité incomparable".
(26) Ma'idih, tome IV, p. 270.
(27) Nous verrons au chapitre V que l'expression
peut être également traduite par "monde de la Révélation".
(28) Umm al-Kitab: L'expression Livre-Mère
est généralement interprétée par les musulmans comme désignant le prototype
céleste du Coran. Certaines traditions (hadith) parlent également de "Livre-Origine"
(Asl al-Kitab). Il s'agit bien entendu d'une expression coranique très proche
de celle de "Tablette préservée", et les commentateurs ont longuement discuté
pour savoir si les deux expressions étaient synonymes. Ils ont généralement
conclu par des distinctions subtiles que nous ne pouvons ici reproduire. On
lit dans la Sourate du tonnerre (Coran, XIII, 34): "Dieu efface ce qu'il veut
et établit ce qu'il veut car il détient le Livre-Mère". Le Livre-Mère apparaît
donc ici comme lié aux décrets divins. Or, paradoxalement, ce passage loin de
parler de l'immuabilité des décrets divins, comme on pourrait s'y attendre,
insiste au contraire sur leur possible altération. Un deuxième passage dans
la Sourate de la famille d'Iram (Coran, III, 5) dit: "Il est celui qui a fait
descendre sur toi le Livre dans lequel se trouve les versets biens établis (muhkamat)
du Livre-Mère et d'autres qui suscitent le doute (mutashabihat, c'est-à-dire
ambivalent). Ceux qui dans leur coeur ont du penchant pour l'erreur ne suivent
que leur volonté et les interprètent. Mais personne ne connait leur interprétation
si ce n'est Dieu, et ceux qui se distinguent par le savoir disent: "nous croyons
au Livre et tout ce qu'il contient vient de Dieu". Ainsi pensent ceux qui sont
dotés d'intelligence". Ce verset établit donc une distinction entre les versets
qui sont "bien établis" qui procèdent directement du Livre-Mère, et les versets
qui sont sujets à interprétation et suscitent le doute chez les hommes. Le Bab
écrit dans son Commentaire de la Sourate de Joseph: "En vérité, nous vous avons
révélés ce Livre avec la vérité à notre serviteur ('abd; c'est-à-dire au Bab),
et nous avons rendu tous ses versets clairs (muhkamat) et sans verset ambigu
(mutashabihat). Et personne ne connait leur interprétation si ce n'est Dieu
et ceux que nous avons choisis parmi les serviteurs sincères de Dieu. Par conséquent
demande au Dhikr (le souvenir, la mention, i-e. le Bab) leur interprétation".
Ce verset suggèrerait que le Livre-Mère contient les lois spirituelles et que
les versets ambigus sont les prophéties et les enseignements métaphoriques dont
l'interprétation change dans chaque dispensation. Seulement dans la Révélation
du Bab il n'y aurait aucun verset ambigu à condition d'en demander au Bab l'interprétation.
Baha'u'llah utilise en de multiples occasions l'expression Livre-Mère. Par exemple
il parle de Dieu comme "Celui avec qui est le Livre-Mère" XIV, p. 32. Dans un
contexte baha'i on pourrait dire que le Livre-Mère représente les aspects immuables
de la Révélation telles que les lois spirituelles de la création, alors que
les lois sociales et les enseignements prophétiques ou métaphoriques sont sujets
à changement et à réinterprétation.
(29) Tablette préservée ( al-lawh al-mahfuz).
Bien que le mot lawh, habituellement traduit par "tablette", puisse se rattacher
à une racine arabe, le mot a presque certainement été emprunté à l'hébreu ou
à l'araméen pour ce qui est du sens spécifique que lui donne le Coran (cf. The
foreign vocabulary of the Qoran, Baroda, 1938, pp. 253-4). Le terme "lawh" apparaît
en plusieurs endroits du Coran avec des sens différents. Il sert à qualifier
l'Arche de Noé (LIV, 13), sans doute parce qu'elle était faite de planches.
Il semble d'ailleurs qu'en arabe mecquois ou du Hijaz le terme signifiait planche,
il se peut même que son pluriel (alwah) ait servi à désigner les deux planchettes
de bois qui servaient à serrer les pages d'un livre, d'où l'association que
font certains commentateurs des premiers siècles entre ce mot et le Coran. Dans
la "Sourate de al-A'raf" le terme désigne les Tables des Lois (alwah; cf. versets
145, 150, 154) que Moïse ramène du Mont Sinaï. L'expression "Tablette préservée"
n'apparaît qu'une seule fois dans le Coran dans la Sourate des signes du zodiaque
(sura al-buruj) qui se termine par ces paroles: "En vérité ceci est le Coran
glorieux sous la forme d'une tablette préservée". (bal huwa qur'anun majidun
fi lawhin mahfuzin) On aurait pu comprendre de manière très prosaïque que le
Coran est préservé entre deux planches de bois. Mais les commentateurs ont fait
remarquer que le mot lawh est ici au singulier et que c'est même la seule fois
dans tout le Coran où il apparaît au singulier, ce qui ne saurait être le fruit
du hasard. Il est probable qu'ils ont raison et que le mot lawh au singulier
se charge d'un sens technique qui doit être recherché dans la langue hébraïque
ou araméenne. Certains commentateurs, à vrai dire assez rares, ont proposé de
lier l'adjectif "préservé" au mot Coran et suggèrent de lire le verset: "ceci
est le Coran glorieux qui est préservé dans une tablette"; il suffit pour cela
de changer la vocalisation des voyelles comme suit: bal huwa qur'anun majidun
fi lawhin mahfuzun. Mais il faut reconnaître que cette lecture force un peu
les habitudes syntaxiques et semble peu naturelle. Le Coran ne donne donc que
bien peu d'éclaircissements sur le sens de cette "Tablette préservée" qui allait
faire couler beaucoup d'encre. Le terme a certainement une origine biblique
car si la racine LWH est attestée dans toutes les langues sémitiques (amharique,
yéménite, hébreu, araméen), y compris en arabe, on ne lui connait pas dans cette
langue ce sens particulier qui lie la tablette à l'écriture alors que ce sens
est attesté en hébreu qui a peut-être subi là une influence babylonienne que
des recherches dans la littérature sumérienne et akkadienne pourraient confirmer.
A l'origine de cette "tablette" se trouvaient peut-être les tablettes d'argile
dont les habitants de la Mésopotamie se servaient pour écrire; d'où l'association
de la tablette et du calame, que l'on trouve jusque dans les Ecrits de Baha'u'llah
(la plume suprême, al-qalam al-a'la; le qalam arabe n'est que le calamus latin),
comme nous disons aujourd'hui "une plume et de l'encre". Le mot est attesté
en hébreu dans les textes vétérotestamentaires. Dans le Livre des Jubilés (II,10)
il est dit que les lois concernant les rites de purification des accouchées
sont écrits sur une table dans le ciel. On retrouve la même affirmation concernant
la loi des Tabernacles (Lév. XXII, Jub. XXXII, 5) et la loi du dixième (Lév.
XXVII), d'où l'idée que développa le judaïsme que toutes les lois sont transcrites
sur une seule "Table" qui se trouve près de Dieu. Dans la littérature pseudépigraphique
les Tables célestes sont considérées comme le texte primitif de la révélation.
C'est grâce à la connaissance de ces Tables que le prophète Hénoch a la prescience
de l'avenir. On voit donc apparaître une seconde idée qui est que ces Tables
contiennent tous les décrets divins, et fixent donc le destin des hommes. Ces
idées passeront dans l'Islam qui leur donnera une amplification considérable.
Ainsi le "Qalam" deviendra le symbole de la toute puissance divine. Les commentateurs
du Coran ont suppléé à l'absence de toute information objective concernant la
Tablette préservée par une imagination fertile. Ils en font l'instrument d'un
ordre providentiel, la preuve du déterminisme de l'univers, le signe de l'élection
des fidèles et de la damnation des infidèles, le miroir de la connaissance divine,
l'Intelligence première (al-'aql al-awwaliyya), l'âme universelle de l'univers,
le premier moteur, la pierre philosophale, le symbole de l'omniscience divine,
l'instrument de la substantification de l'univers sensible, la cause première
de l'existence des êtres individuels créés par le décret divin, et bien d'autres
choses encore. Ghazali a affirmé que la Tablette préservée contient l'ensemble
des réalités intelligibles du Malakut (Ihya III, 18; IV, 428-429). Certains
mystiques ont assimilé la Tablette préservée au coeur de l'homme. Les controverses
sur la nature de la"Tablette préservée" ont eu une grande importance théologique
pour déterminer si le Coran avait été créé ou s'il a toujours existé dans la
science de Dieu. Cette question a été liée à celle de la liberté de l'homme
et de la prédestination en général.
(30) Ma'idih, tome I, p. 18. et tome IV,
Tablette de l'Examination, (Lawh-i-Istintaq), p. 226.
(31) Ma'idih, tome I, p. 18.
(32) cf. par exemple, E.E.B., XLII, p. 85.
(33) 'Abdu'l-Baha, Memorial of the Faithfuls,
p. 9-12. trad. anglaise de Marzieh Gail, Wilmette, 1971, trad. française à partir
de l'anglais par l'auteur.
(34) ibid. p. 12.
(35) Ma'idih, tome IV, pp. 19-20.
(36) 'Abdu'l-Baha, Sélections des Ecrits,
trad. fr. Pierre Coulon, Bruxelles, 1983, p. 193.
(37) trad. de l'auteur. La traduction anglaise
de Shoghi Effendi dit: "Every created being however revealed His signs which
are but emanations from Him and not His own self. All these signs are reflected
and can be seen in the book of existence and the scrolls that depict the shape
and pattern of the universe are indeed a most great book". Tablets of Baha'u'llah,
p. 60. Pour le texte persan, cf. Majmu'iy-i-Ishraqat, p. 116. Le texte persan
ne parle pas "d'émanation" mais de manifestation: "dar kull ayyat-i-u zahir"
c'est-à-dire "dans toutes choses ses attributs se manifestent". Par ailleurs,
l'anglais "the shape and pattern" qui se rapporte au monde ne traduit qu'un
seul mot persan qui est naqsh qui signifie plan, structure, et peut effectivement
être rendu par l'anglais "pattern" bien qu'il ait un sens plus riche et plus
étendu.
(38) On songe particulièrement à l'exemple
de Thomas Breakwell, un des disciples d'Abdu'l-Baha devenu baha'i à Paris en
1902, mort à l'âge de vingt-neuf ans, quelques mois seulement après avoir embrassé
la Foi et rencontré le Maître 'Abdu'l-Baha. Cf. La vie de Thomas Breakwell,
Rajwantee Lakshman-Lepain, Paris, 1992. Dans une Tablette qu'il révéla à l'occasion
de son décès 'Abdu'l-Baha dit qu'il a quitté le monde de Nasut pour s'élever
jusqu'au monde du Malakut, puis ayant reçu la confirmation de la grâce du monde
de Lahut, il est parvenu au seuil du Seigneur du Jabarut. (Muntakhibati az Makatib-i-Hazrat-i-'Abdu'l-Baha,
vol. I, extrait n° 158.) La traduction française du texte arabe dit simplement:
"Tu as quitté ce monde terrestre (nasut) pour atteindre le Royaume (Malakut),
tu es parvenu à la grâce du monde invisible (Lahut) et tu t'es offert au seuil
de son Seigneur (Rabb)." Cette traduction paraît fautive a plus d'un égard.
Bi-faid doit être traduit par "par la grâce" et non "à la grâce". Wafada signifiant
"atteindre", "voyager", "visiter", a probablement été confondu avec fada signifiant
"se sacrifier", puisqu'il est traduit par "s'offrir". Quant au mot Jabarut,
il a été tout simplement omis dans la traduction. (Sélection des Écrits d'Abdu'l-Baha,
Bruxelles, 1983, p. 186.) Il faut reconnaître que cette terminologie des mondes
divins est tout simplement impossible à traduire. Une fois que que nous avons
restauré les termes d'origine et que nous sommes parvenus à la compréhension,
même infime, de la signification de chacun de ces mondes, la tablette s'éclaire
d'un sens entièrement nouveau qu'aucune traduction française ne saurait rendre.
Nous comprenons que Thomas Breakwell est parvenu à la plus haute station qu'il
est permis à un homme d'atteindre: le seuil du Jabarut, là où l'on peut contempler
la Manifestation divine, non dans son aspect malakutien, mais dans toute la
spendeur de son rang de Seigneur du Jabarut.
(39) cf. 'Abdu'l-Baha, Les Leçons de Saint
Jean d'Acre, 5e éd. corrigée, 1982, Paris, Ch. LXVI, p. 244-245.
(40) cf. par exemple Extrait des Ecrits
d'Abdu'l-Baha n°156 p. 184.
(41) Makatib, tome I, pp. 337-342.
(42) ibid. p. 339.
(43) ibid. p. 339.
(44) ibid. p. 338.
(45) ibid. pp. 340-341;
(46) ibid. p. 341. Le texte persan dit "'Alam-i-vujud
'alam-i-vahid ast."
(47) cf. Adib Taherzadeh, The Revelation
of Baha'u'llah, Oxford, 1992, p. 8.
(48) cf par exemple René Roque, L'Univers
Dionysien, Structure et hiérarchie des mondes selon le Pseudo -Denys, Paris,
1983.
(49) cf. Ma'idiy-i-Asimani, tome VII, pp.
119-125.
(50) ibid. p. 125.
(51) Ce goût s'est préservé jusqu'à aujourd'hui
si on juge par diverses parutions récentes.
(52) Lc. 20. 34-36.
(53) op. cit. p.20.
(54) En arabe la-tuhsa; ibid p. 121.
(55) C'est nous qui interprétons ici.
(56) ibid. p. 121.
(57) E.E.B. n°LXXXII, p. 150.
(58) ibid. p. 150.
(59) Ma'idih, p. 122.