Le courage d'aimer
Shoghi Ghadimi

3. L'amour et l'objectivité
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3.9. Badi: un martyr qui défie le roi

Les pages de l'histoire baha'ie sont ensanglantées par le sacrifice de plus de 20000 martyrs, ce qui est l'une des caractéristique de la religion. A ce propos, son fondateur Baha'u'llah écrit dans sa lettre au Shah de Perse:"... Et cette même renonciation à la vie dans le chemin du miséricordieux est un témoignage fidèle et une preuve éloquente de ses revendications. A-t-on jamais vu un homme sensé renoncer à la vie sans preuve, ni raison? Si l'on dit, "ces gens sont fous", c'est assez étrange, car il ne s'agit pas d'une ou de deux personnes, mais, au contraire, d'une multitude originaire de toutes les religions, qui a été enivrée par la source de la connaissance de Dieu et qui, dans le chemin du Bien-Aimé s'est hâtée coeurs et âmes vers le lieu du martyre."

Ici, nous allons parler de l'un de ces martyrs, celui qui était précisément chargé de remettre en main propre la lettre de Baha'u'llah au Shah de Perse.

Il s'agit du jeune Badi. Mirza Bozorg surnommé plus tard Badi (Badi veut dire merveilleux) était le fils d'un riche négociant grossiste en turquoises, lui-même tombé martyr pour la foi après le sacrifice de son fils.

Badi, durant son adolescence, à cause de son attachement excessif à l'islam, non seulement ne voulait pas écouter son père, mais, dans son coeur il lui était même opposé au point que finalement il a estimé plus méritoire aux yeux de Dieu, de ne pas être à la charge d'un père qui, selon lui, avait abandonné la religion de ses ancêtres, religion qu'il croyait être la seule à détenir la vérité. Tout en remplissant scrupuleusement ses devoirs religieux et tout en restant pieux, il refusa le pain de son père et se mit à gagner sa vie d'une manière indépendante, se contentant toujours de peu.

Cette attitude du jeune homme causait beaucoup de soucis à son père, ardent disciple de la foi baha'ie Plus le père l'invitait à cette foi, plus il se tenait distant de son père. Finalement, ce dernier eut recours à l'un de ses coreligionnaires, ex-prêtre de la foi islamique Mulla Ali Bedjestani (Grand-père de l'auteur) ainsi qu'à d'autres instructeurs de la foi baha'ie.

Suite à ces contacts et entrevues, étant donné la pureté de son coeur, Badi fut touché par le message baha'i dès son plus jeune âge, il y adhéra coeur et âme. Son enthousiasme pour la foi fut tellement grand qu'il décida de quitter sa ville natale afin de partir à pied vers Baghdad où, à cette époque, était exilé Baha'u'llah. Mais il y arriva quand Baha'u'llah, exilé pour la troisième fois et envoyé à Andrinople, avait déjà quitté la ville.

A Baghdad, il est témoin de la persécution terrible des baha'is, à qui on coupe même l'eau. Alors, il devient leur porteur d'eau. Péniblement, tous les jours, ce fils du richissime négociant en turquoises, l'outre à l'épaule, apporte à ses amis assoiffés de l'eau puisée dans le fleuve (Le Tigre). Un jour, les ennemis s'en aperçoivent, l'attaquent et le blessent grièvement à coups de couteaux et de poignards, croyant diminuer ainsi son enthousiasme dans le service qu'il rend aux amis. Loin de là cependant. Il leur reste tellement attaché que, lorsqu'ils sont exilés à Masul, il les accompagne pour continuer à leur servir de porteur d'eau.

Entre-temps Baha'u'llah est exilé pour la quatrième fois et, cette fois, il est incarcéré dans la pire des prisons qui existent à cette époque et où l'on enfermait les condamnés à vie: la prison pestilentielle d'Akka.

Badi décide de quitter Masul pour se rendre à 'Akka, toujours à pied. Il y arrive sans connaître personnes, ni la langue du pays. Très embarrassé, ne sachant que faire, un jour il aperçoit un groupe de Persans qui faisaient leur prière sous la direction d'un homme d'apparence exceptionnelle, beau et noble. Renseignements pris, il apprend qu'il s'agit d`Abdu'l-Baha, le fils de Baha'u'llah, et que le groupe qui l'accompagne sont ses coreligionnaires. Il se voit revenu dans le paradis perdu, rend grâce à Dieu, inscrit sur une feuille de papier des vers qu'il s'empresse de remettre à `Abdu'l-Baha:

"J'accepte fermement cette foi et me prosterne devant vous Serro'llah (Titre que Baha'u'llah avait donné à son fils `Abdu'l-Baha et qui signifie "Le mystère de Dieu"). Il n'y a qu'une vérité, c'est Baha. Lui seul est Dieu, c'est lui mon Allah."

Ces vers ont touché profondément `Abdu'l-Baha. Il lui promet de l'amener chez son père.

Notons qu'à cette époque, la lettre que Baha'u'llah avait écrite déjà à Andrinople en l'honneur du Shah de Perse (Nacere'd-Din Shah) n'était toujours pas envoyée à son destinataire. Beaucoup de disciples se présentaient comme volontaires pour la porter au Shah et la lui remettre en main propre. Mais Baha'u'llah leur répondait qu'une telle mission exige une personne absolument détachée et exceptionnellement dévouée et prête à se sacrifier.

Avant que Badi ne soit conduit auprès de Baha'u'llah à sa prison, il avait prédit aux amis " Le porteur de la lettre au Shah est venu."

Accompagné d`Abdu'l-Baha, Badi se présente à Baha'u'llah. Il se prosterne devant lui et l'implore de lui accorder l'honneur d'un service à rendre à la foi.

Baha'u'llah, faisant allusion à la lettre au Shah dit: "A Andrinople afin de dire au sultan le dernier mot, preuve de la véracité de la cause de Dieu, nous avons révélé une Tablette (Terme remplaçant le mot " lettre " afin de symboliser son caractère durable, par opposition au caractère éphémère d'une lettre ordinaire écrite sur du papier. (Dans les temps anciens, sorte de feuille d'ivoire ou de bois, puis de parchemin servant à prendre des notes et que l'on portait sur soi. Enduites de cire, on se servait d'un poinçon pour écrire).

Personne jusqu'ici n'a osé la lui porter, car le porteur de cette Tablette doit la remettre en main propre au Shah et supporter beaucoup de souffrances et de tortures."

Ceci dit, Baha'u'llah ajoute quelques mots sur la nature de ces souffrances et tortures. Badi supplie Baha'u'llah de lui accorder cet honneur. Une fois de plus Baha'u'llah expose et cette fois plus en détail les terribles épreuves que doit supporter celui qui acceptera cette mission; Badi ne cesse d'implorer Baha'u'llah. Alors celui-ci lui expose ce qu'il a à faire en précisant qu'une fois en route, il ne doit parler à personne et ne faire la moindre allusion à sa mission. Et si jamais, dans l'accomplissement de cette mission, si dangereuse, il ressent la moindre faiblesse qu'il s'arrête, qu'il ne fasse pas un pas en avant, laissant à un autre, que Dieu suscitera, le soin de l'accomplir.

C'est à partir de ce moment qu'il reçoit le surnom de Badi. Il se met immédiatement en route. Passons sous silence les souffrances qu'il a endurées avec joie et gratitude durant son voyage où il ne cessait de prier Dieu.

Il arrive à Tihran où il ne parle à aucun baha'i.

Quelques jours après son arrivée, il va aux bains pour procéder à l'ablution, afin d'être prêt au sacrifice.

Il s'habille d'une seule robe blanche pour montrer qu'il ne porte pas d'arme et se dirige vers la campagne située au nord-est de la capitale, où le Shah avait l'habitude de camper en été et passait son temps à la chasse.

Pendant trois jours, sans manger ni boire, il reste sur une petite colline non loin du camp du Shah. Le quatrième jour, dans l'après-midi, la suite royale arrive et le Shah, en regardant les alentours avec des jumelles l'aperçoit, croyant qu'il a une pétition. Il le fait venir, puis ordonne qu'on lui demande ce qu'il veut. Badi dit qu'il vient d'Akka, qu'il apporte une lettre qu'il doit personnellement remettre en main propre au Shah. Celui-ci ordonne qu'on l'amène. A peine en présence du Shah, après avoir appliqué un dernier baiser à la lettre, il s'écrie:

"O roi ! Je viens de Saba (Ville où selon la tradition résidait la bien-aimée de Salomon et qui symbolise le pays du Bien-Aimé), porteur d'un grand message."

Le ton avec lequel ces paroles ont été prononcées a effrayé le Shah. Soupçonnant un complot, il ordonne que par des promesses alléchantes, ou par des menaces, on le fasse parler, qu'il trahisse ses complices.

En réponse, Badi leur parle de son expérience personnelle, il leur explique comment il a embrassé la foi, ce qui déçoit complètement les bourreaux.

Alors, le Shah ordonne qu'on le torture. On apporte le brasero rempli de charbons ardents et l'on se met à porter au rouge les barres de fer, croyant, par ces préparatifs, le faire trembler de peur. Mais Badi réagissait en souriant, sans dire mot. Alors on a commencé à appliquer ces barres portées au rouge sur son dos. L'odeur de la chair brûlée se dégage. Badi reste impassible et ne sent rien, pas la moindre douleur. Il a les yeux fixés sur le sol où il s'amuse avec des herbes. Enragés, les bourreaux appliquent les fers incandescents sur sa poitrine tout en y faisant des zigzags au point que cette fois la vapeur s'en dégage. Badi reste absolument calme, sans manifester la moindre réaction à tant de supplices. Pas un mot ne sort de sa bouche. On en parle au Shah lequel n'y croyant pas ordonne qu'on prenne une photo de lui et qu'on le mette à mort. Cette photo existe aujourd'hui. On y voit Badi plein de dignité assis entre deux bourreaux et devant lui le brasero et les barres du supplice.

La photo prise, il fut mis fin à ses jours. Il n'avait, à cette époque, que 22 ans! Le cas de Badi n'est pas le cas d'un martyr solitaire pas plus que le cas de son père décapité plus tard seul sur la place publique de Mash-had. Mais la plupart des premiers disciples furent massacrés en famille ou en groupes dans des circonstances incroyablement horribles.

Afin d'en avoir une idée, permettez-moi de citer le témoignage d'un orientaliste européen.

"On vit, on vit alors, on vit ce jour-là, dans les rues et les bazars de Tihran un spectacle que la population semble devoir n'oublier jamais. Quand la conversation, encore aujourd'hui, se met sur cette matière, on peut juger de l'admiration horrifiée que la foule éprouva et que les années n'ont pas diminuée. On vit s'avancer, entre les bourreaux, des enfants et des femmes, les chairs ouvertes sur tout le corps, avec des mèches flambantes fichées dans ces blessures. On traînait les victimes par des cordes et on les faisait marcher à coups de fouet. Enfants et femmes s'avançaient en chantant un verset qui dit: "En vérité, nous venons de Dieu et nous retournons à Lui. "Leur voix s'élevaient éclatantes au-dessus du silence profond de la foule, car la population de Tihran n'est ni méchante, ni croyante en l'Islam.

Quand un des suppliciés tombait et qu'on le faisait relever à coups de fouet ou de baïonnettes pour peu que la perte de sang qui ruisselait sur tous ses membres, lui laissât encore un peu de force, il se mettait à danser et criait avec un surcroît d'enthousiasme

"En vérité, nous sommes à Dieu et nous retournons à Lui! "Quelques-uns des enfants expirèrent pendant le trajet. Les bourreaux jetèrent leurs corps sous les pieds de leurs pères et de leurs sueurs, qui marchèrent fièrement dessus et ne leur donnèrent pas un seul regard.

Quand on arriva au lieu d'exécution près de la Porte Neuve, on proposa encore aux victimes la vie contre leur abjuration et ce qui semblait difficile, on trouva même à leur appliquer des moyens d'intimidation plus grands encore. Un bourreau imagina de dire à un père que s'il ne cédait pas, il couperait la gorge à ses enfants sur sa poitrine. C'étaient deux petits garçons dont l'aîné avait 14 ans, et qui, rouges de leur propre sang, les chairs calcinées, écoutaient froidement le dialogue, le père répondit, en se couchant par terre, qu'il était prêt, et l'aîné des enfants, réclamant avec emportement son droit d'aînesse, demanda d'être égorgé le premier. Il n'est pas impossible que le bourreau lui ait refusé cette dernière satisfaction... (Comte de Gobineau, "Les Religions et les Philosophies dans l'Asie centrale " pp. 248 à 250).

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