L'esprit antropique
Par Jean-Marc Lepain


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Chapitre III. La structure métaphysique du Principe anthropique

Pour bien comprendre comment nous pouvons identifier un Principe anthropique dans les Écrits de Baha'u'llah, il nous faut tout d'abord comprendre la structure métaphysique du Principe anthropique en général. Cette structure est importante parce qu'elle démontre que la science, comme la religion, ne peut pas se passer d'un acte de foi: la foi en la rationalité de l'univers.
Sans cette rationalité, toute science serait vaine et futile. Pourtant, qu'y a-t-il qui nous garantisse que l'univers est rationnel? La rationalité de l'univers implique une structure causale. Tenter de démontrer cette rationalité introduit tout un ensemble de contraintes sur la façon dont nous pouvons concevoir les origines de l'univers. Ce sont ces contraintes qui sont au coeur du Principe anthropique et que nous allons chercher à analyser.

Le Principe anthropique fort résulte du mariage de trois éléments, ou de trois principes, un principe téléologique, un principe cosmologique et un principe phénoménologique. Nous ferons ici une distinction entre ce que nous avons appelé "argument" d'une part, et ce que nous avons appelé "principe" d'autre part. Un argument est de nature philosophique ou théologique.
Les arguments cosmologiques et ontologiques ont été d'abord conçus comme des preuves de l'existence de Dieu. Nous n'aurions pas de raison de nous en soucier dans le présent essai si les arguments philosophiques n'avaient pas brutalement resurgi dans le débat entre science et philosophie au cours des dernières décennies sous la forme de principes épistémologiques. La différence entre un argument théologique et un principe épistémologique réside dans le fait que l'argument part de la réalité pour chercher à établir la preuve qu'à l'origine de l'univers se trouve un principe premier transcendant et éternel, alors que le principe épistémologique utilise le même type de raisonnement pour chercher à déterminer la nature ontologique de l'univers à travers les contraintes que lui imposent ses origines supposées.
Par exemple, on peut se demander si l'ordre que nous constatons dans l'univers lui est inhérent ou non. Si nous posons l'hypothèse que l'ordre a existé dès l'origine de l'univers, il en découle toute une série de conséquences sur la nature ontologique, sur la rationalité et la structure mathématique de l'univers. Dans le présent essai, nous nous intéresserons essentiellement aux principes épistémologiques parce que ces principes montrent que la science ne peut pas se passer d'hypothèses métaphysiques.
Cependant, pour comprendre la véritable nature de ces principes épistémologiques, nous ne pourrons pas éviter de nous référer aux arguments théologiques qui sont à leur origine. Notre propos ne sera pas de débattre de la validité de ces arguments comme on le fait habituellement dans le cadre de l'étude de la philosophie de la religion. On nous excusera donc de ne pas discuter ici toutes les différentes hypothèses et contre-hypothèses qui ont été formulées, ceci sortant du cadre de notre étude.


3.1. Le principe téléologique

Affirmer le caractère téléologique d'un système consiste à affirmer que ce système évolue en fonction d'une fin qu'il connaît et qu'il recherche parce que, dès l'origine, il a été conçu en fonction de cette fin. De cette façon, on peut dire que tous les instruments conçus par l'homme ont une existence téléologique ou téléonomique. Une machine à calculer a été conçue dès le départ pour calculer. Sa capacité de calcul n'est pas née d'un hasard qui aurait présidé à l'assemblage de ses pièces. Le principe téléologique prend un autre sens lorsqu'on l'applique à l'évolution biologique ou à l'évolution de l'univers. Il introduit dans l'évolution un principe de nécessité, puisqu'il affirme que c'est par nécessité que l'évolution emprunte le chemin qu'elle prend.

Bien entendu, le principe téléologique peut être formulé de diverses manières et la téléologie moderne ne ressemble pas à la téléologie du XVIIe siècle. Les sources de l'argument téléologique se trouve chez Aristote et plus particulièrement dans sa théorie des causes finales. Ceci explique pourquoi l'argument téléologique a été ignoré dans la philosophie chrétienne jusqu'à ce qu'il soit redécouvert par Saint Thomas d'Acquin et que le thomisme supplante les courants augustinistes. Ce n'est qu'à partir du XVIIe siècle, favorisé par la substitution d'un modèle mécaniste au modèle organiciste prévalant jusque-là, que les recours à des arguments téléologiques vont se multiplier. Galilée, Képler, Bacon, Gassendi, Descartes et Harvey ont tous eu recours à des arguments téléologiques.

L'argument téléologique a souvent été utilisé par les théologiens pour montrer que l'univers obéit à un grand dessein qui ne peut avoir été ordonné que par Dieu en fonction d'une finalité qui est le salut de l'homme. C'est précisément ce qui a rendu suspect le principe téléologique aux yeux de nombre de scientifiques.
A partir du XVIIe siècle, et jusqu'au milieu du XXe siècle, l'histoire de la science peut être interprétée comme un mouvement visant à bannir progressivement toute explication téléologique. La théorie darwinienne de l'évolution est l'exemple même d'une théorie qui dans son évolution est anti-téléologique.
Cependant, la téléologie moderne se garde bien de mêler Dieu à ses affaires et peut prendre une expression très limitée dans ses ambitions comme on peut le constater dans la prudence de la formulation d'un énoncé tel que: "En raison des lois de la causalité, l'ordre existant doit répondre à une nécessité". Bien entendu, la grande difficulté de toute téléologie réside dans le fait de justifier cette nécessité et de lui trouver des causes autres que métaphysiques. C'est pourquoi les scientifiques cherchent souvent à réduire l'argument téléologique à l'argument eutaxiologique qui fut introduit pour la première fois par Hicks en 1883 et qui s'énonce de la manière suivante: "L'ordre doit avoir une cause qui est planifiée". [48]
L'argument eutaxiologique paraît en apparence ressembler beaucoup à l'argument téléologique, mais il en diffère sur un point essentiel: il ne dit rien d'une éventuelle finalité que poursuivrait l'évolution de l'univers. Malheureusement pour lui, si sur le plan philosophique l'argument eutaxiologique paraît très satisfaisant et reste compatible avec l'idéologie positiviste qui anime de nombreux scientifiques, sur le plan scientifique il s'est avéré complétement stérile.
La limitation de sa portée prédictive vient du fait qu'il est lié à des perspectives qui sont purement locales et analytiques, alors que l'argument téléologique permet de resituer ses analyses dans des perspectives globales et synthétiques que sous-tend une conception holistique de l'univers. Par ailleurs, les théories sur le chaos, telles par exemple celles sur les attracteurs étranges, nous ont montré comment de l'ordre peut surgir le désordre.
Certains épistémologues ne désespèrent donc plus de pouvoir un jour parvenir à une explication téléologique de l'univers qui bannira toute implication métaphysique. Seul l'avenir pourra nous dire si effectivement ces questions peuvent être résolues de cette façon. Nous montrerons cependant que la métaphysique baha'ie considère ce genre de problème comme insoluble en raison des limites de l'intelligibilité humaine.

Pendant longtemps, le recours à tout argument téléologique dans le cadre des sciences paraissait condamné par le progrès du savoir humain. La plus grande partie du progrès scientifique a été réalisée par la substitution de théories non téléologiques à des théories téléologiques. La suspicion à l'égard des théories téléologiques était d'autant plus grande qu'on pouvait toujours soupçonner ceux qui y recouraient de le faire pour des motifs non scientifiques et de vouloir par ce biais réintroduire la religion ou la métaphysique dans la science.

Cette perspective a changé lorsqu'on s'est aperçu que le recours à des arguments téléologiques pouvait dans certains domaines de la physique avoir une capacité prédictive supérieure aux arguments non téléologiques avec une remarquable économie de moyen. Néanmoins, comme ses résultats sont plus liés à l'utilisation du Principe anthropique fort qu'à la seule utilisation d'un argument téléologique, nous reviendrons dessus lorsque nous aurons analysé tout les autres constituants du Principe anthropique.


3.2. L'argument cosmologique

Le second élément constitutif du Principe anthropique fort est l'élément cosmologique. L'argument cosmologique, surtout lorsqu'il est utilisé à des fins théologiques, est infiniment plus simple et moins subtil que l'argument téléologique. L'argument a souvent été présenté sous une forme logique: "Puisque chaque chose a une cause, il doit exister une cause première qui est la cause de toutes les autres causes".
Pour les grecs, ce type de raisonnement renvoyait à la recherche d'un principe premier de l'univers, Premier moteur ou Cause première. Ce principe premier pouvait être de nature purement ontologique, puisqu'on admettait que l'univers était éternel. On a recherché dans le Feu ou dans l'Eau comme chez les éléates, ou dans l'Être de Parménide ou l'Un de Plotin.
Transposé dans un contexte chrétien, de ontologique, la cause première devient une cause agente, parce qu'il faut un agent pour amener l'univers à l'existence à partir de rien. De ce point de vue, la métaphysique baha'ie est plus proche de la métaphysique grecque que de la théologie chrétienne et musulmane, car elle part de la même assomption concernant l'éternité du monde. De ce fait, elle accorde infiniment moins d'importance à l'argument cosmologique comme preuve suffisante de l'existence de Dieu.

Une des difficultés à formuler le principe cosmologique de manière scientifique réside dans le fait que l'argument cosmologique masque un autre argument qui est si subtil que pendant quinze siècles, il est passé complètement inaperçu jusqu'à ce que Saint Anselme le mette en lumière dans son Prosologium. Il s'agit de l'argument ontologique qui a été souvent utilisé par les théologiens comme une preuve directe de l'existence de Dieu.

Là encore, il faut distinguer le principe ontologique moderne de l'argument ontologique anselmien [49]. L'argument ontologique moderne affirme que: "L'existence de l'univers est logiquement nécessaire". C'est en ce sens qu'il est indispensable à tout principe cosmologique et qu'il peut être considéré comme logiquement inclus dans celui-ci.


3.3. L'argument ontologique

L'argument ontologique surgit à partir du moment où nous passons de l'assomption simple servant de base au prince cosmologique "Quelque chose existe", à la question "Pourquoi y a-t-il quelque chose qui existe?". Cette question semble impliquer un principe qui sous-tend le principe cosmologique que: "Puisque quelque chose existe, cette existence ne peut procéder que d'une nécessité". Car comment ne pas introduire ici la nécessité ?
S'il n'y avait pas de nécessité, l'univers ne serait pas rationnel. Il ne serait donc pas intelligible et nous ne pourrions rien dire de lui. Toutes les constructions de la science ne reposeraient que sur des apparences et des illusions. Par ailleurs, l'argument cosmologique est fondé sur l'idée qu'il existe à l'origine de l'univers une cause finale en laquelle se trouve sa propre raison d'exister. Cette cause est donc logiquement nécessaire; c'est en elle que repose le principe de nécessité à partir duquel se déploient toutes les autres causes.

Pour bien comprendre la nature du principe ontologique, il nous faut remonter à l'argument ontologique de Saint Anselme (1033-1109) [50] qui se trouve à l'origine de toute une série d'arguments ontologiques différents que l'on rencontre aussi bien chez Descartes, Leibniz et Hegel que chez certains philosophes contemporains tel Plantiga [51]. L'originalité de l'argument anselmien réside dans le fait qu'il inverse l'ordre logique des démonstrations classiques que suivait le modèle grec en partant de la constatation de l'existence de l'univers pour remonter à un principe originel unique et universel.
Saint Anselme inverse le raisonnement et propose de poser l'existence de Dieu a priori et d'en examiner ensuite les conséquences pour déterminer ensuite comment et en quoi ces conséquences vont s'accorder avec l'existence de la création. Il s'agit en quelque sorte d'une expérience de pensée, et en même d'une reductio ad absurdum, c'est-à-dire d'un raisonnement qui fonde sa démonstration sur le fait que la conclusion contraire impliquerait une contradiction insurmontable.
A partir de là, le raisonnement se déploie de la manière suivante: Si Dieu existe, il est tel qu'on ne peut pas en concevoir de plus grand; il est "l'Être tel que rien de plus grand ne peut être pensé" (Ens quo majus cogitare non potest). Or l'idée d'un être tel qu'on ne peut pas en concevoir de plus grand est une idée qui est saisie intuitivement par l'Esprit humain. Elle est conçue naturellement et sans effort.
Cette idée est la preuve même que cet être existe, car s'il n'existait que dans la pensée de l'homme, il ne serait pas l'être tel qu'il ne peut pas en exister de plus grand. Ce qui existe en réalité est toujours plus grand que ce qui existe en pensée. L'existence de l'être le plus grand en pensée prouve son existence en réalité [52].

Ce que saint Anselme a cherché à dire, tout en l'exprimant de manière forcément maladroite, compte tenu de son outillage conceptuel, c'est que penser la non existence de Dieu est une impossibilité conceptuelle à partir du moment où on comprend la véritable nature de Dieu qui est la non contingence. Si on accepte que l'Être tel qu'on ne peut pas en penser de plus grand est forcément doter de toutes les perfections au nombre desquelles l'existence et la non contingence, alors penser la non existence de Dieu devient une impossibilité logique.
Il est impossible de penser logiquement la non existence de l'Être nécessaire. Penser autrement serait un paradoxe et nous devons admettre que sur ce point Saint Anselme a entièrement raison. Bien entendu, cela ne règle pas définitivement la question parce que l'argument n'apporte qu'une preuve par défaut, ce qui est tout à fait différent de ce que pourrait être une preuve positive. Saint Anselme démontre que ceux qui entendent prouver la non existence de Dieu se laisse prendre à un jeu de langage. On peut comprendre un énoncé comme "l'Être nécessaire est non existant" comme on peut comprendre "les vaches sont des moutons".
La compréhension linguistique de l'énoncé n'a rien à voir avec le fait que le contenu sémantique est un sens ou soit logiquement cohérent. Il est impossible de contredire Anselme sur ce point; ce qui ne veut pas dire que son argument soit imparable comme nous le verrons. Cependant, il ne faut pas oublier que le but de Saint Anselme n'était pas de prouver l'existence de Dieu - il s'adressait à des moines et voulait nourrir leurs méditations spirituelles - mais de s'approcher aussi près que faire possible de la compréhension de Dieu. Ce faisant, il est amené à poser l'existence divine a priori et à lui donner une définition.
La définition qu'il donne de Dieu est à la fois extrêmement moderne et extrêmement vulnérable. Dieu n'est pas compris comme un En-soi infiniment transcendant et extérieur à sa création; mais au contraire, son existence est appréhendée entièrement par rapport à l'existence de son concept dans notre pensée, c'est-à-dire par rapport à notre existence propre.
L'idée de l'existence de Dieu implique donc déjà notre propre existence et notre conscience. Elle est contenue dedans. On peut déjà trouver là l'embryon d'un raisonnement anthropique purement métaphysique. On voit également que l'argument anselmien anticipe déjà sur le cogito cartésien. Mais il fait plus. Il introduit une sorte de non séparabilité entre Dieu et l'homme conçu comme conscience et il s'apparente directement au raisonnement anthropique dans la mesure où il part précisément de l'existence de l'homme pour remonter à Dieu.
C'est l'existence de l'homme comme conscience pensant Dieu qui implique logiquement l'existence de Dieu, et non l'existence de Dieu qui implique ontologiquement l'existence de l'homme comme dans la théologie classique. Sur ce point, Saint Anselme est incroyablement moderne.

Descartes a utilisé un raisonnement similaire à celui de Saint Anselme dans la cinquième de ses Méditations Métaphysiques, [53] fondé sur la notion cartésienne des idées claires et distinctes. Le raisonnement se présente de la manière suivante: Je constate qu'il existe en moi des idées claires et distinctes qui semblent innées telles que la quantité, l'étendue, le mouvement, les nombres et certaines figures. Ces idées n'existent nulle part en-dehors de moi, pourtant elles existent d'une existence propre qui est indépendante de moi.
La preuve en est que si je prends l'exemple du triangle, le triangle existe bien indépendamment de moi puisqu'il obéit à des lois mathématiques très strictes. Or, ayant démontré que tout ce qui se perçoit clairement est vrai, je dois aussi accepter que "tout ce qui est vrai est quelque chose". Par conséquent, puisque je trouve en moi l'idée d'un "être souverain parfait" que je puis me représenter clairement, cela implique que cet être existe.

On voit que l'argument de Descartes diffère de celui de saint Anselme essentiellement par la définition qu'il donne de Dieu. Alors que la définition anselmienne est idéaliste (le Dieu qui existe en pensée), comparative et apophatique, la définition de Descartes se veut réaliste et objective. Il n'y a plus ni négation, ni comparaison.
Certes, il subsiste une certaine dose d'idéalisme puisque nous sommes dans le domaine des idées claires et distinctes. Mais Descartes qui sent bien la difficulté que cela se représente s'efforce de poser l'existence de Dieu en réalité avant l'existence de Dieu en pensée. Alors que pour Saint Anselme la croyance en Dieu dépend avant tout d'un acte de foi, la raison n'intervenant que secondairement, Descartes veut transformer l'argument en démonstration et fonder l'existence de Dieu uniquement en raison. Son préjugé rationaliste rend l'argument cartésien infiniment moins riche et moins subtil que l'argument anselmien.

La grande question qui détermine toute la validité de l'argument ontologique repose dans le fait de savoir si exister en pensée c'est exister réellement, ou poser en langage logique, de savoir si l'existence peut être considérée comme un prédicat comme les autres.

Cette question est un piège pour tous les penseurs idéalistes, et il est probable que l'on doit considérer Saint Anselme comme un des premiers penseurs qui aient annoncé la philosophie idéaliste. En effet, pour les idéalistes, la seule réalité que l'homme connaisse, et dont il soit fondé à affirmer l'existence, est la réalité dont il a conscience; ce qui revient à dire qu'il n'y a de réalité que celle qui existe dans la conscience de l'observateur, soit que, comme certains l'affirment, l'esprit de l'homme soit nécessaire pour amener l'univers à l'existence, soit que la réalité en soi étant considérée comme définitivement inaccessible, la seule réalité qui importe, et qui se prête à une analyse rationnelle, soit la réalité phénoménologique qui existe dans la conscience de l'observateur.
Les idéalistes, c'est-à-dire la vaste majorité des physiciens qui s'occupent de mécanique quantique, sont donc en très mauvaise posture pour réfuter l'argument ontologique, autrement c'est toute l'interprétation de l'École de Copenhague de la mécanique quantique et ses bases idéalistes qu'ils réfutent.


3.4. Les critiques de l'argument ontologique

Tout ce que nous venons de dire ne signifie pas bien entendu que l'on doit considérer l'argument anselmien comme irréfutable ou exempt de critiques. Les critiques souvent pertinentes, n'ont pas manquées. Une des objections possibles fut soulevée du vivant même de Saint Anselme par Gaunilon. Celui-ci a fait remarqué que l'existence d'une chose en pensée, fut-elle la meilleure du monde, n'implique pas son existence en réalité. Par exemple, si je conçois les Îles Fortunées comme les terres les meilleurs et les plus parfaites du monde, ceci n'implique que les Îles Fortunées existent par une quelconque nécessité.
Saint Anselme a répondu, et nous pensons qu'au moins sur ce point il avait raison, que ce raisonnement n'était valable que lorsqu'on l'applique à l'être le plus parfait [54]. A notre sens, la question qu'il faut soulever consiste à savoir si la logique peut être ici encore considérée comme un instrument opératoir. Le concept d'Être le plus parfait est un concept inclusif absolu qui par définition contient en lui tous les autres êtres, toutes les perfections et tous les concepts ou les représentations des existants individuels.
Il faudrait pouvoir recourir à un concept plus parfait que celui d'être le plus parfait pour pouvoir démontrer que l'être le plus parfait n'existe pas. A notre sens la démonstration de Saint Anselme n'a qu'une valeur relative qui ne vaut que ce que vaut la logique lorsqu'on l'applique à des concepts limites sur lesquels toute logique se brise. Mais d'un autre côté, ces considérations nous forcent à voir que la science ne peut, elle non plus, complètement éviter de tels concepts limites.
Ces concepts forment l'horizon indépassable de l'intelligibilité humaine. Comme le fait remarquer Bernard Sève, quand on parle de l'argument ontologique "le statut de la raison est engagé dans ce débat" [55]. Le caractère limité et inapproprié des raisonnements logiques appliqués à un réalité absolue milite en faveur de la conception baha'ie d'une intelligibilité limitée du monde.

Gaunilon a utilisé un autre argument qui consistait à mettre en doute l'identité entre le concept et sa réalité. Nous ne reproduirons pas son argumentation, quelque peu laborieuse, nous contentant de la traduire en langage moderne. Je peux admettre que le concept de Dieu existe effectivement en pensée. Mais le concept qui existe dans ma pensée n'est pas le Dieu réel parce que le Dieu réel est inconnaissable.
Je ne peut donc prouver l'existence du Dieu réel par son existence en pensée parce que ce qui existe dans ma pensée est autre chose que le Dieu réel qui est impensable. Ce contre argument soulève deux difficultés: premièrement, quel peut être le statut d'un concept dont le référent ne peut pas même être pensé et deuxièmement en quoi l'identité du concept et de la chose réel sont nécessaire à la validité de l'argument. Les travaux sur la logique et le langage nous prouve aujourd'hui que l'identité ne peut être pensée dans les termes où la pensait Gaunilon.
On peut admettre que l'idée de Dieu en pensée est un pur symbole opératoire représentant une réalité non conceptualisable. Les mathématiques ont pris l'habitude de représenter par des symboles de telles réalités non conceptualisables et des opérations sur de tels nombres n'exigent pas que leur réalité soit appréhendée directement. Je ne peux pas "connaître"
Dieu au sens où connaître est embrassé en totalité, mais il suffit que j'ai une représentation relativement approchée de la réalité ou même fonctionnant en terme symbolique. La question revient alors à définir ce que signifient les termes "connaître", "comprendre" ou "penser". Lorsque je parle de "un milliard de trillions" mon esprit ne peut pas se représenter la réalité de la chose et encore moins se représenter concrètement la différence entre un milliard de trillons et deux milliards de trillions. D'ailleurs, il existe en mathématiques des nombres infinis avec des infinis de grandeur différente qu'on ne peut évidemment se représenter.
La seule chose qu'il peut éventuellement se représenter c'est la relation entre les deux concepts: l'un est deux fois l'autre. Ceci prouve que l'absence de représentation mentale du concept n'enlève rien à son caractère opératoire. Le nombre d'Eddington qui représente le nombre total de particules dans l'univers et qui est égal approximativement à 1079 n'est certainement pas conceptualisable, mais cela n'empêche pas de l'utiliser dans des calculs parfaitement valides. Cette contre objection s'adresse également à la réfutation de Hume qui tente de démontrer l'impossibilité du concept de Dieu en montrant que toutes nos idées viennent de nos perceptions et comme il n'y a pas de perception directe de Dieu il ne peut non plus y avoir d'idée naturelle et innée de Dieu, mais seulement une idée insuffisante [56].
L'objection de Hume s'adresse plus à Descartes qu'à Saint Anselme. Nous serons certainement d'accord pour dire que l'idée de Dieu est ni naturelle ni innée mais qu'elle est un produit de la culture. L'histoire de l'idée de Dieu montre avant tout combien cette idée est dépendante de la représentation que l'homme se fait du cosmos. L'idée de Dieu est autant le produit de la science que de la religion. Galilée, Newton et Einstein ont eu plus d'influence sur l'idée moderne de Dieu que Saint Thomas d'Acquin et tous les Pères de l'Église. Hume a sans doute raison de penser que l'argument ontologique ne peut parvenir à une véritable démonstration de l'existence de Dieu [57].

Ce qu'il y a de particulièrement fascinant dans le raisonnement de Saint Anselme, c'est que son intuition l'a conduit a anticiper des modes de penser qui ne seront vraiment maîtrisés qu'un demi millénaire plus tard et dont la portée ne pourra vraiment être perçue qu'en cette deuxième moitié du XXe siècle, presque neuf siècles après sa mort. Aucun de ses contemporains n'a véritablement comprit ce qu'il voulait dire, et Saint Thomas d'Acquin, qui entreprit de le réfuter, n'a pu produire que des arguments extrêmement faibles, sans avoir la moindre idée grandeur et de l'élévation de sa pensée, en dépit d'imperfections certaines. Si on comprend le fond de la pensée de Saint Anselme et si on en explore toutes les conséquences, alors son nom mérite de figurer parmi les plus grands philosophes de l'humanité.

La seconde critique que l'on peut faire à l'argument anselmien porte sur la notion enselmienne de l'"Être" et sur la question de savoir si l'existence est un prédicat comme un autre. L'Être anselmien est à la fois l'Être-principe que l'on trouve chez Parménide et Plotin, l'Étant ou l'Existant, et la Chose en soi. Peut-on dire que Dieu est un étant au sens où existent les autres étants? Non si nous considérons Dieu comme la source de l'Être des autres étants. Peut-il être réduit à l'Être en soi? Peut être, à condition que l'être en Dieu diffère de l'existence qui se trouve en les choses. Il est alors l'Être-principe, l'Être absolu. Mais identifier Dieu à l'Être a de nombreuses implications quant à la transcendance de Dieu, nous le verrons quand nous considérerons notre troisième critique qui, en fait, découle directement de ce point essentiel. Or quelle est la valeur du concept d'Être? Que vaut il quand on l'assimile à Dieu?

Il y a ici deux questions distinctes. La première consiste à savoir si l'existence est un prédicat comme un autre. La seconde concerne le fait de savoir si l'existence s'applique à Dieu comme aux choses. Saint Thomas avait déjà vu le problème et pensait l'avoir résolu en disant qu'en Dieu l'essence et l'existence ne forment qu'une seule et même chose et coïncident parfaitement. Descartes, dont nous avons cité l'argument ontologique, pensait être parvenu à une formulation qui évitait les difficultés dans lesquelles était tombé celui de Saint Anselme.
Il faisait remarquer qu'on ne peut penser Dieu autrement qu'existant, car l'idée d'un Dieu n'existant pas n'a pas de sens parce que l'idée même de Dieu est l'idée d'un être de qui l'existence ne peut être séparée, pas plus que les angles ne peuvent être séparés d'un triangle. Du fait que "je ne puis penser Dieu si non existant...il s'ensuit que Dieu existe" [58] .
Descartes pensait avoir trouvé une parade à l'objection que l'existence d'une chose en pensée n'est pas une preuve de l'existence d'une chose en réalité. Il est vrai, argumente-t-il, qu'on puisse imaginer un cheval ailé et que le cheval ailé puisse exister en pensée. Mais dans le cheval ailé, l'idée de cheval et l'idée d'ailes peuvent exister de manière séparée, alors que les angles d'un triangle ne peuvent exister séparément de l'idée du triangle, comme l'idée de montagne ne peut exister indépendamment de l'idée de vallée. "Il s'ensuit que l'existence est inséparable de Dieu, et par conséquent que celui-ci existe effectivement" [59]

Indéniablement, l'assimilation entre Dieu et l'Être s'est faite sous l'influence de la philosophie arabo-hellénistique sans qu'on s'interroge sur la validité d'une telle transposition dans le cadre d'une religion révélée. Dans sa métaphysique, Baha'u'llah a exclu toute possibilité d'assimiler Dieu à l'Être. L'Être est le signe de la contingence. Certes, Dieu existe, mais lorsque nous disons "Dieu existe" et "Telle chose existe", le concept d'existence n'a pas la même valeur.
Ce n'est que de manière métaphorique que nous parlons de "l'existence" de Dieu parce que nous avons aucun autre concept à notre disposition. De ce point de vue, la conception baha'ie de l'Être rejoint la critique de ceux qui pensent que l'existence ne peut être traitée comme une propriété. De manière assez étrange, la pensée baha'ie se trouve assez proche sur ce point de Kant - peut être en raison de sa tendance à assimiler l'Être au phénomène.
Kant a tenté de réfuter l'argument ontologique dans la Critique de la raison pure, et il utilise pour cela deux arguments. Le premier, c'est qu'une proposition existentielle ne peut être logiquement nécessaire. Le seconde, c'est que l'existence n'est pas vraiment un prédicat. Kant reprend l'argumentation de Descartes concernant le triangle. Il est vrai qu'on ne peut pas rejeter l'existence des angles d'un triangle sans rejeter le triangle, mais il n'y a pas de contradiction à rejeter les angles avec le triangle.
Si nous considérons l'existence comme un prédicat, et que nous rejetions ce prédicat, alors la chose à laquelle il s'applique cesse tout simplement d'exister [60]. La critique est certainement pertinente lorsque Kant l'applique à Descartes, néanmoins elle ne ruine pas définitivement l'argument ontologique parce qu'il est tout à fait possible de formuler cet argument sans recourir à une proposition existentielle nécessaire. C'est ce à quoi se sont employés un certain nombre de philosophes modernes.
Quant au second point qui affirme que l'existence n'est pas un prédicat, cela est aujourd'hui quasiment universellement reconnue par tous les logiciens, surtout depuis que la philosophie du langage nous a mieux permis de comprendre la notion d'Être. Si elle fut si difficile à admettre, et si encore certains ne s'y résolvent pas, c'est uniquement en raison du poids de la tradition qui fait du concept d'Être la référence centrale de la métaphysique occidentale, et par voie de conséquence de la théologie chrétienne aussi bien que musulmane. Comme le montre Kant, dire d'une chose qu'elle existe, ce n'est pas lui conférer une qualité ou un attribut; c'est simplement constater que cette chose se trouve là [61].

La philosophie baha'ie s'accorde avec Kant sur le point que l'Être n'est pas un prédicat. L'Être est ce qui est perçu par l'homme comme commun à tout ce qui existe dans la création. Cependant, ce n'est pas une chose en soi, ni un principe qu'on puisse abstraire ou isoler des étants. L'Être n'est pas distinguable de l'étant. C'est un simple concept, une abstraction nécessaire à la structure de notre capacité intellective, peut-être un schème conceptuel inhérent à la rationalité humaine, autrement dit une "réalité intellectuelle" inséparable de l'esprit humain.
En ce sens, toute ontologie fondée sur l'Être perd toute chance d'atteindre la chose en soi. Comme nous l'avons déjà écrit ailleurs, assimiler Dieu à l'Être a été la plus grande erreur de la métaphysique occidentale et d'une partie de la métaphysique musulmane qui nous vient de Farabi et d'Avicenne qui ont eu une influence profonde sur la scolastique du Moyen Age. Pourtant, Plotin avait déjà vu le problème lorsqu'il affirmait que l'Un est distinct de l'Être.

Si cette critique porte un sérieux coup au raisonnement de Saint Anselme, elle n'invalide ni l'argument ontologique en soi, ni le principe épistémologique qu'on peut en tirer. Il suffit de substituer à l'Être tel qu'il n'y en a pas de plus grand, un concept plus abstrait et plus neutre qui jouerait le même rôle. Ce concept pourrait être tout simplement celui de "réalité". Le concept de "réalité" (haqiqat) est celui qu'utilise le plus volontiers Baha'u'llah. Il a emprunté le mot à la scolastique, mais il en a modifié profondément le contenu de manière à en écarter toute trace d'aristotélisme ou de philosophie des essences.
Pour Baha'u'llah, la réalité d'une chose est le niveau le plus fondamental d'existence, quelqu'il soit, d'un étant. Atteindre la réalité d'une chose nécessite de dépasser l'apparence et d'aller au delà de la simple réalité phénoménale. Cette conception suppose qu'il existe au-delà de tout phénomène sensible un niveau de réalité plus fondamental qui fait que le phénomène est l'expression d'un monde sous-jacent purement spirituel, c'est-à-dire échappant à toute dimension.
L'argument ontologique subsiste donc si on le formule de la manière suivante: "La réalité phénoménale implique nécessairement l'existence d'une réalité plus fondamentale et universelle qui en est la cause et dont elle tire son principe d'existence". C'est sous cette forme qu'on le rencontre le plus souvent dans la métaphysique baha'ie.

Transposée de cette façon dans le cadre de la métaphysique baha'ie, l'argument ontologique change complètement de sens et de portée. Il ne s'agit plus ici de la démonstration de l'existence de Dieu, mais de l'existence d'un niveau plus fondamental de la réalité phénoménale. L'univers physique ne trouve pas sa cause dans un principe transcendant, mais il est l'émanation d'un univers beaucoup plus vaste qui est l'univers spirituel constitué, selon Baha'u'llah, d'un nombre infini de mondes. Bien entendu, si formulé de cette façon l'argument ontologique répond bien à la question "Pour quoi y a-t-il quelque chose qui existe?", il ne fait que reculer le problème de la cause première, car il faut ensuite se poser la question "Pourquoi faut il qu'un monde spirituel existe?" Ultimement, on retombe toujours sur la vieille question que l'humanité n'a cessé de se poser depuis au moins vingt cinq siècles.

La troisième critique que l'on peut faire à l'argument anselmien, critique qui découle en partie de la précédente, tient aux conséquences de l'assimilation de Dieu à l'Être. Lorsque Saint Anselme parle de Dieu et de sa création, il ne fait pas la différence entre une complémentarité objective et une complémentarité subjective. Il considère Dieu et la création comme un tout uni par l'Être. De ce fait, Dieu est à l'intérieur de sa création. Or il y a dans cette conception un Principe anthropique implicite; celui que la créature est indissociable du créateur. Cela est en soi assez discutable. Pour garder la validité de l'argument ontologique, tout en évitant le piège de l'unité existentielle de la créature et du créateur qui débouche sur un véritable panthéisme, il faut accepter de définir l'univers comme distinct de la création.
L'univers est ce qui englobe Dieu, ou tout autre principe premier, et la création. Mais l'existence de l'univers devient alors une existence de pensée et non une réalité existentielle. C'est là où l'on prend conscience que le principe ontologique, considéré de cette façon, appelle le principe phénoménologique dont nous parlerons dans quelques instants. L'Univers n'est donc pas une donnée empirique comme le monde ou la création. L'univers devient un concept conçu dans l'esprit de l'homme pour satisfaire aux exigences de sa propre rationalité.

Pour la plupart des scientifiques, le principe cosmologique en lui même serait très acceptable. Le problème vient du fait qu'il apparaît inséparable du principe ontologique qui fait resurgir le vieil argument anselmien. Dire que l'univers doit avoir une cause qui soit en elle-même suffisante à sa propre existence, n'est ce pas finalement supposer que cette cause soit "l'être tel qu'il ni en a pas de plus grand" ou "l'être souverain parfait", car, comme le fait remarquer 'Abdu'l-Baha dans les Leçons de Saint Jean d'Acre, on ne peut pas imaginer que les perfections que l'on trouve dans l'univers ne se trouvent pas dans sa cause première. Si cette cause première embrasse toute la création, elle doit lui être ontologiquement supérieure en puissance et en perfection [62]. Poser que l'univers à une cause unique et rationnelle, responsable de l'ordre qui règne dans l'univers, et par conséquent assurant sa rationalité et son intelligibilité indispensable à la science fait automatiquement resurgir l'argument ontologique.


3.5. Le principe cosmologique comme principe de contingence

Le problème fondamental que soulève le principe cosmologique est celui de la contingence. Les causes secondes et leurs effets sont forcément dans une relation de contingence par rapport à la cause première.
Mais pour que la contingence puisse librement se déployer, il faut que la cause première puisse jouir d'un degré raisonnable de liberté. En d'autres termes, il faut que puisse exister la possibilité que l'univers ait pu être différent de ce qu'il est. Il y a donc un choix entre des univers possibles qui s'est exercé.
D'un autre côté, l'univers ne peut pas être inconsistant d'un point de vue logique. Il faut donc que tous les univers possibles possèdent une structure rationnelle minimale en commun et qu'il existe une raison rationnelle pour que notre univers ait été choisi plutôt qu'un autre; cette raison minimale pouvant être l'homme, ou tout autre créature dotée de capacités cognitives, comme certaines formulations du Principe anthropique que nous avons déjà rencontrées l'affirment.
Ce qui paraît sûr aujourd'hui, c'est que l'homme ne pourrait pas exister dans un univers qui serait un tant soit peu différent du point de vue de ses constantes fondamentales, et on peut dire la même chose de la vie en général, avec un degré de certitude un peu moindre. Il n'y a donc qu'un seul monde compatible avec notre existence. L'existence de l'homme paraît donc être un choix inhérent au choix d'univers fait au moment du Big-Bang, et peut-être avant.

C'est la contingence qui fait que le monde est rationnel, c'est-à-dire qu'il a une structure causale. Mais une fois de plus, resurgit une nouvelle version de l'argument ontologique. On ne peut pas poser la contingence sans affirmer en même temps l'existence de l'incontingence. Pourtant, la science ne peut parler que de la contingence; la religion aussi d'ailleurs puisque, comme l'affirme Baha'u'llah, l'incontingence appartient au domaine de l'indicible, de l'inaccessible, de l'impénétrable. L'incontingence constitue l'Absconditum. Sur ce point la philosophie baha'ie se sépare profondément de la théologie chrétienne parce que elle n'admet pas que le principe de raison suffisante s'applique à la cause première, c'est-à-dire à l'incontingence par excellence.

Pour que le principe cosmologique soit fondé, il faut démontrer que l'univers est contingent et que cette contingence n'est pas le produit d'une illusion. Hume a été un des premiers penseur à avoir voullu démontrer, ainsi qu'il le fait dans ses Dialogues, que la contingence de l'univers est illusoire car, selon lui, la nécessité peut être un principe suffisant pour expliquer la structure de l'univers. Néanmoins, cette approche qui en théorie ne peut être exclue, n'a produit aucun résultat scientifique, ni n'a pu être démontré logiquement.
C'est une pure supposition, mais une supposition embarrassante pour ceux qui l'embrassent parce que si la nécessité remplace la contingence, alors cette nécessité est au delà de l'entendement humain. D'une part, c'est un résultat qui pour les épistémologues n'est pas plus satisfaisant que de dire que la cause première de l'univers est au delà de l'entendement humain; d'autre part, c'est une hypothèse qui ruine une grande partie de la crédibilité de la science.

Le problème de la contingence débouche sur la question de savoir s'il n'y a qu'un seul univers possible. Si tel était le cas, nous serions assurer de la contingence de l'univers et donc de la validité du principe cosmologique. Whitehead a été un des premiers à remarquer que le problème de la contingence pouvait être résolu si l'univers couvrait tout le champs des possibilité logiques [63].
En d'autres termes, l'univers dans son développement n'aurait exercer aucun choix, mais au contraire fait tous les choix. C'est une hypothèse très séduisante pour un mathématicien ou un logicien, mais difficilement compatible avec les lois de la physique. Nous verrons dans un chapitre ultérieur comment certains scientifiques ont voulu retrancher tout aspect téléologique du Principe anthropique en éliminant la contingence de l'univers. C'est la théorie des mondes multiples qui reprend le raisonnement de Whitehead.

Le fait que dans sa forme originelle l'argument cosmologique puisse avoir des conséquences métaphysiques troublantes, a conduit à le reformuler à l'époque moderne en le dépouillant de sa pesante forme scolastique. Sous cette nouvelle forme, il peut être énoncé comme suit: "Puisque l'univers existe il doit exister une raison suffisante à son existence"


3.6. Le principe phénoménologique

Le principe phénoménologique, qui nous paraît être le dernier élément constitutif du Principe anthropique, part des mêmes prémices que les principes cosmologiques et ontologiques, à savoir que l'univers est rationnel. Cependant, il se développe dans une direction différente pour s'interroger, non sur la nature de l'univers ou sur ses origines, mais sur la structure de la rationalité humaine.
Comme nous l'avons vu, l'assomption que l'univers est rationnel est une hypothèse qui est difficilement démontrable. Mais cette hypothèse n'est pas suffisante encore pour assurer le fonctionnement de la science. Il faut encore y ajouter le postulat que la rationalité de l'univers est de même type que la rationalité humaine ou, autrement dit, que les lois cognitives qui gouvernent le fonctionnement de l'esprit humain permettent à l'homme d'accéder à la rationalité universelle. Car nous savons déjà que la rationalité de l'univers n'est pas la rationalité du langage courant.
La dualité onde-corpuscule est là pour nous montrer que même à un niveau purement phénoménal, il existe des phénomènes qui ne sont pas directement intelligibles, ni par le langage courant, ni par des représentations mentales. Mais l'absence d'intelligibilité directe ne signifie pas l'absence de rationalité; la preuve en est que le dualisme onde-corpuscule se manie très bien au moyen du formalisme mathématique.
Le XXe siècle a vu surgir un éclatement entre les notions d'intelligibilité et de rationalité qui au paravent étaient souvent considérées comme synonymes. Les géométries non euclidiennes sont là également pour nous démontrer le caractère non absolu des critères de la rationalité humaine fondés sur l'expérience commune et sur le langage courant. La plupart des problèmes d'intelligibilité auxquels se heurte la science sont résolubles par l'élaboration de langages plus raffinés que le langage courant, tels le symbolisme logique et les différents langages mathématiques.

Une autre question que pose la rationalité de l'univers tient dans le fait que maintenant que nous avons appris à faire varier les principes de la rationalité humaine par l'élaboration de nouveaux langages mathématiques, les possibilités paraissent infinies. Chaque langage mathématique paraît un monde en soi. On pourrait se demander si ces mondes sont de pures créations de l'esprit humain. Certains problèmes physiques ont nécessité le recours à certains langages mathématiques non conventionnels, ce qui démontre au moins la pertinence d'un petit nombre d'entre eux. Mais ceci amène à s'interroger sérieusement sur le fait de savoir si l'univers a utilisé toutes les possibilités virtuelles que les variations de la rationalité générale lui permettaient.

L'idée selon laquelle la structure causale de l'univers est isomorphique à la causalité qui gouverne les actions de l'homme et le produit de son industrie n'est pas aussi simple qu'il y paraît de prime abord. Le principe phénoménologique intervient pour nous avertir que toute connaissance est connaissance de quelque chose par quelque chose et par conséquent que toute connaissance implique un observateur. En ce sens, le principe phénoménologique est une généralisation du principe de non-séparabilité de la mécanique quantique.
Comme l'avait déjà remarquer Husserl, être conscient c'est être conscient de quelque chose [64], mais alors que pour lui le cogito ne posait pas problème, le principe phénoménologique met le cogito profondément en cause. C'est le fameux cercle herméneutique. L'interprétation du phénomène met en cause l'observateur; elle renvoie à lui autant qu'à l'objet cognitif. L'interprétation du phénomène implique l'interprétation de l'observateur, de son sens existentiel dans l'univers. Elle questionne profondément son existence, son mode de participation au monde et son mode de conscience.

Le principe phénoménologique joue un rôle particulièrement important dans la métaphysique baha'ie en raison de la conception de la réalité qui lui est inhérente; conception à laquelle nous avons déjà fait allusion. La réalité n'est ni une donnée des sens, ni une donnée de la conscience. La réalité pour être atteinte exige un dépassement qui mobilise toutes les capacités cognitives et spirituelles de l'homme. La perception que l'homme a du monde dépend de ses sens mais aussi de son état spirituel et doit prendre en compte ce que nous avons appelé son "situs ontologique".
L'homme doit tenir compte du fait qu'il vit dans une sphère qui possède son propre mode d'être. Ce mode d'être propre à l'homme constitue son situs, c'est-à-dire un horizon qui vient borner sa perception de la réalité et qui est difficilement dépassable. Le situs ontologique de l'homme non seulement borne son horizon, mais il colore et imprègne toutes ses perceptions.
La réalité n'a pas une manifestion phénoménale unique. La réalité ne peut être approchée que par degré. Chaque degré ontologique a son niveau d'intelligibilité propre, et chaque niveau d'intelligibilité ne peut être perçu qu'en fonction des limitations qu'imposent le situs ontologique de l'homme. C'est ce principe phénoménologique que Baha'u'llah a résumé dans sa fameuse phrase des Sept Vallées: "Les différences que le voyageur perçoit entre les mondes divins tiennent au voyageur lui-même et non à ces mondes" [65]. Il s'agit d'un point de vue typiquement anthropique. En fait, le principe phénoménologique est l'essence même du Principe anthropique.



Notes

48. J. Barrow et F. Tipler, op. cit.

49. cf. B. Davies, An introduction to the Philosophy of Religion, Oxford, paperback ed. 1990, pp. 26-37.

50. cf. É. Bréhier, La philosophie au Moyen Age, tome I, pp. 240-251.

51. cf.A Plantiga, The nature of Necessity, Londres, 1974, et God, Freedom and Evil, 1974.

52. Saint Anselme de Cantorbéry, Prosologion, trad. B. Pautrat, Paris, 1993, Ch. II, pp. Y. Nous avons réduit ici le raisonnement à sa seule charpente logique. La présentation de Saint Anselme dans le Prosologium est beaucoup plus élaborée, mais son interprétation n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît, surtout si on lie ce passage bien connu avec d'autres passages du Prosologium ou du Monologium. Nous ne rentrerons pas ici dans les détails des différentes interprétations de Saint Anselme: cf. J. McIntyre, St. Anselm and his critics: A reinterpretation of the Cur Deus Homo, Edinburgh, 1954., J. barnes, op. cit., É. Gilson, "Sens et nature de l'argument de saint Anselme", in Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age, Paris, 1934, pp. 5-51, J. Vuillemin, Le Dieu d'Anselme et les apparences de la raison, Paris, 1971, Yves Cattin, La Preuve de dieu, introduction à la lecture du Prosologion d'Anselme de Cantorbéry, Paris, 1986;

53. R. Descartes, Méditations Métaphysiques, Texte latin et traduction du Duc de Luynes, présentation et traduction moderne de M. Beyssades, Paris, 1990, pp. 175-189.

54. É. Bréhier, op. cit., p. 246. La traduction de l'objection de Gaunilo se trouve dans Charlesworth, Philosophy of Religion: The Historic Approaches, Londres, 1972, p. 175., et sité par B. Davies, op. cit., p. 30. Plantiga pense avoir montrer l''inconsitence de l'objection de Gaunilo en démontrant qu'on peut toujours imaginer une Ile fortunée plus parfaite que celle envisagée car on peut toujours y ajouter un palier de plus ou une danceuse nubienne, mais on ne peut pas imaginer ajouter quoi que ce soit à la perfection de Dieu. cf. Davies, p. 30-31.

55. B. Sève, La question philosophique de l'existence de Dieu, Paris, 1994, p. 20.

56. D. Hume, Enquête sur l'entendement humain, ch. X et XI, trad. Leroy et Beyssade, Paris, 1983.

57. D. Hume, Dialogue sur la religion naturelle, trad. M. Malherbe, Paris, 1987, Ch. XI, p. 118.

58. Descartes, op. cit. V., p. 185.

59. ibid., p. 187.

60. Kant, Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, Paris, 1971, p. 425.

61. ibid., p. XXX.

62. cf. 'Abdu'l-Baha, Les Leçons de Saint d'Acre, trad. H. Dreyfus, Paris, 19YY, Ch. WWW, pp. XXX.

63. cf. J. Barrow et F. Tippler, op. cit., p. 106 et 191-194.-

64. cf. par exemple E. Husserl, Méditation Cartésienne, trad. G. Peiffer et E. Lévinas: "...tout état de conscience en général est, en lui-même, conscience de quelque chose, quoi qu'il en soit de l'existence réelle de cet objet et quelque abstention que je fasse, dans l'attitude transcendantale qui est mienne, de la position de cette existence et de tous les actes de attitude naturelle.", p. 64, Paris, Vrin, 1992.

65. Baha'u'llah, Les SeptVallées, Bruxelles, 1970, p. 27.


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