L'esprit
antropique
Par Jean-Marc Lepain
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Chapitre IV. Scientificité du Principe anthropique
Qu'en est-il aujourd'hui de la crédibilité
du Principe anthropique dans la science? Nous avons vu que le Principe anthropique
avait des conséquences métaphysiques importantes. Il n'est donc pas étonnant
de voir qu'il existe un groupe de scientifiques pour qui le Principe anthropique
est inacceptable, non pas d'ailleurs en tant que tel, mais précisément parce
qu'il entraîne des interrogations métaphysiques qu'on se refuse à considérer,
soit parce qu'elles heurtent un foi positiviste très profonde, soit au nom de
l'idée que la science doit rester séparée de la philosophie et que s'il y a
des questions embarrassantes qui apparaissent, c'est aux philosophes d'y répondre,
et non aux scientifiques.
La question se pose donc de savoir si le Principe anthropique est juste une
astuce philosophique qui aurait abusivement séduit quelques scientifiques, ou
s'il s'agit d'un principe, certes hypothétique, mais reposant sur une base scientifique
sérieuse. Cela renvoie bien entendu à tout le débat concernant les critères
qu'une hypothèse doit satisfaire pour être considérée comme une hypothèse scientifique.
Nous ne pouvons entrer ici dans le débat de la scientificité en générale, et
nous serons obligés de nous contenter des considérations liées à la scientificité
du Principe anthropique.
4.1. Caractère scientifique du raisonnement
téléologique
Une bonne partie des difficultés que pose le Principe anthropique pour être
pleinement reconnu comme scientifique, réside dans son aspect téléologique.
Pour beaucoup de scientifiques, tout raisonnement téléologique est nécessairement
et par construction non scientifique. Le problème revient donc à se demander
qu'est ce qui fait qu'un raisonnement est scientifique? Il s'agit là d'une vaste
question qui est très loin de faire l'unanimité des épistémologues et qui suscite
des débats forts longs et complexes que nous ne pouvons pas même entreprendre
de résumer ici.
Plutôt donc que de prendre la question sous son aspect général, nous nous demanderons
si le raisonnement téléologique diffère véritablement des autres types de raisonnement
scientifique, s'il contient en lui-même quelques vices rédhibitoires, et si
sa valeur scientifique n'est pas prouvée par sa capacité prédictive.
Une des premières formulations d'un principe téléologique scientifique fut le
fait de Maupertuis qui avec son principe de moindre action a montré, en empruntant
un raisonnement typiquement téléologique, que le mouvement d'un système est
déterminé à la fois par son état initial et son état final.
Un raisonnement très similaire avait été employé par Fermat, qui reprenant un
argument de Héron d'Alexandrie, partit de l'assomption qu'un rayon de lumière
aussi bien en réflexion qu'en réfraction utilise toujours le chemin le plus
court pour voyager d'un point à un autre. Ceci le conduisit à formuler le principe
du temps minimum. Mais Fermat fut capable de dégager de ce principe des prédictions
testables.
Il conclut que dans le cas où la lumière voyage dans un milieu ayant un degré
de réfraction supérieur tel que l'eau, elle doit voyager plus lentement, ce
qui fut démontré de manière expérimentale deux siècles plus tard. Le principe
de moindre action de Maupertuis ressemble beaucoup au principe du temps minimum
de Fermat.
Celui-ci était parti d'une observation directe de la lumière sans en établir
les causes et il avait extrapoler les résultats obervés pour atteindre un plus
grand niveau de généralisation. Maupertuis reprend le même type de raisonnement
en en accentuant l'aspect téléologique. Maupertuis ne put cependant s'empêcher
de dériver des conclusions métaphysiques de son principe de moindre action.
Il pensait que celui-ci démontrait l'existence d'une cause finale agissant dans
la nature, ce qui prouvait l'existence d'une intelligence supérieure transcendante.
Bien que Maupertuis ait utilisé un raisonnement téléologique avec quelque succès,
il se trompait lorsqu'il interprétait ses équations comme un principe de moindre
action. La première utilisation réussie d'un raisonnement téléologique après
Fermat sera le fait de Chamberlain au XIXe siècle qui prédit que la source d'énergie
du soleil se trouvait à l'intérieur des atomes. Mais son raisonnement, comme
nous le verrons un peu plus tard, n'était pas seulement téléologique, mais fondamentalement
anthropique.
Les travaux de Maupertuis furent généralisés par le mathématicien Euler qui
montra que si on part du principe que la masse d'un corps est constante, et
si on applique à ce corps une force déterminée, celui-ci suivra une trajectoire
dont l'intégrale
(où v représente la vélocité et s la distance), ne décrit qu'imparfaitement
le cours parce qu'elle représente l'extremum de la trajectoire réelle. Il est
donc des cas où l'intégrale ne suit pas le principe de moindre action. Cela
conduisit à la découverte des formules de Lagrange (1760) et de Hamilton (1835)
concernant des systèmes plus complexes et qui jouent un si grand rôle dans la
physique moderne.
Richard Feynman a par la suite montré qu'on pouvait appliquer les mêmes types
de raisonnement téléologique à l'électrodynamique pour l'émission de radiation
par une particule chargée électriquement. Dans ce cas, l'émission est expliquée
en terme d'interaction de la particule avec d'autres particules, aussi bien
dans le passé que dans le future. L'avantage de cette formulation est d'être
plus efficace que la formulation champs-particules puisqu'elle peut se passer
de la notion de champs électromagnétique [66].
Bien entendu cette approche est loin de faire l'unanimité et est encore l'objet
de beaucoup de discussions. Mais la théorie de Feynman montre à l'évidence qu'un
raisonnement téléologique peut dans certains cas avoir une efficacité et une
valeur prédictive aussi grande qu'un raisonnement classique, tout en présentant
une économie de moyen bien supérieure.
Nous soupçonnons que l'attitude anti-téléologique que l'on trouve dans de nombreux
écrits scientifiques s'explique uniquement par des circonstances historiques.
Il est tout à fait exact que toute la science moderne s'est construite en excluant
progressivement les raisonnements téléologiques qui l'encombraient inutilement.
Et il est tout aussi exact que ces raisonnements téléologiques servaient à soumettre
la science à un finalisme métaphysique qui était l'expression d'un conception
du monde préconçue et non scientifique. Disons donc immédiatement qu'il ne saurait
être question pour nous de réintroduire une téléologie non scientifique qui
viserait encore une fois à soumettre la science à un finalisme métaphysique.
La question est plutôt de savoir si on peut concevoir une téléologie qui soit
purement scientifique.
Ceux qui jettent un doute sur les raisonnements téléologiques le font au nom
de l'idée que le scientifique doit poser pour principe qu'il ignore tout du
projet de la nature, soit parce que la nature n'a pas de projet et n'est que
le simple jeu du hasard et de la nécessité, soit parce que le projet de la nature
est impénétrable. Ceci nous paraît tout à fait acceptable d'un point de vue
scientifique.
Mais déjà nous nous heurtons à une première difficulté. La nature est composée
de deux types de systèmes: ceux dont l'avenir est prédictible parce qu'ils sont
régis par des lois connues, et ceux dont l'avenir n'est pas prédictible parce
qu'ils sont trop complexes. Or, les systèmes prédictibles et les systèmes non
prédictibles ne sont pas répartis au hasard dans l'univers.
Les systèmes prédictibles sont soit des systèmes remarquablement petits, depuis
la molécule jusqu'à la particule élémentaire, soit des systèmes remarquablement
grands, du type de ceux pour l'évolution desquelles la loi de gravité et les
problèmes de fusion thermonucléaire jouent un grand rôle, tels tous les systèmes
qui incluent des corps célestes. Les systèmes non prédictibles sont les systèmes
plus complexes que ceux qui impliquent les quatre grandes forces de la physique
fondamentale; il s'agit essentiellement de la vie et d'autres phénomènes naturels
liés à la biosphère terrestre. Il nous faut donc constater que le raisonnement
téléologique n'aura pas la même valeur selon qu'on l'applique à l'un ou l'autre
de ces systèmes.
Ceci explique pourquoi le débat sur la scientificité de la téléologie tourne
souvent à une opposition entre physiciens et biologistes. La théorie darwinienne
de l'évolution des espèces a joué un rôle considérable dans l'établissement
de l'idéologie scientifique moderne. Or la théorie darwinienne s'est constituée
sur l'échec de toutes les théories concurrentes qui étaient téléologiques dans
leur essence.
Alors que le raisonnement scientifique classique est un raisonnement purement
causal, le raisonnement téléologique introduit le rôle du temps dans le raisonnement
et prétend que la chaîne des propositions est réversible. Le problème classique
de l'évolution est d'expliquer comment on passe d'une espèce à une autre, comment
des lémuriens sont sortis les différents types de singes, puis les pithécanthropes,
etc. Le raisonnement classique ne s'interroge donc pas pour savoir si cette
évolution était la seule possible, si elle a un sens par rapport à l'évolution
de la vie en général, par rapport à l'âge de notre planète ou à l'âge de l'univers.
Dans ce type de raisonnement, lier l'évolution du pithécanthrope à la production
du carbone dans le coeur des étoiles de première génération n'a pas de sens.
Le raisonnement classique se borne à constater les faits et limite strictement
le nombre d'hypothèses à celles nécessaires à l'explication de ces faits. Il
remonte donc du passé vers le présent, car l'évolution est comprise comme une
succession de hasards et d'enchaînements causals.
Dans le raisonnement téléologique, on part au contraire du présent pour remonter
au passé, et la notion de durée se superpose aux notions simples de la causalité.
Le raisonnement classique feint d'ignorer le résultat de l'évolution. Il en
décrit les étapes pas à pas et se borne à expliquer les modifications de formes
et de structures qu'il constate, d'où son obsession du chaînon manquant.
Le raisonnement téléologique part lui de l'assomption que la réalité est si
complexe que l'homme n'a pas les moyens de reconstituer dans leurs détails les
processus d'évolution. Même si nous connaissions toutes les conditions prévalant
aux origines de l'univers, nous serions encore dans l'impuissance pour expliquer
l'évolution des systèmes complexes, car celle-ci n'est pas strictement déterministe.
Elle laisse une grande part aux mouvements aléatoires non prédictibles.
Il n'est donc pas possible de reconstituer une évolution uniquement en reconstituant
une chaîne causale. L'étude de la complexité et des états chaotiques a également
contribué à modifier notre compréhension de la causalité. Pour réduire les phénomènes
aléatoires, il n'y a pas d'autre voie possible que de s'appuyer sur notre connaissance
de l'état actuel du système pour remonter la suite des événements à rebours
dans le temps. Tout état actuel d'un système repose à la fois sur des éléments
déterministes reconstituables et sur des éléments aléatoires appréhendés de
manière statistique. On ne peut pas connaître l'évolution d'un système à partir
d'un état primordial supposé, car il faut en plus s'aider de notre connaissance
de l'état actuel du système.
Certains processus biologiques sont tellement complexes que leur évolution ne
peut pas être réduit à un processus causal, car le jeu des causes ne se laisse
plus saisir. La compréhension du système nécessite sa modélisation. Or, toute
modélisation exige une simplification, et donc une sélection des informations.
Sur quelle base procéder à cette sélection de l'information, si ce n'est sur
une conception de la finalité du système et d'un état final déjà connu. Pour
procéder à cette sélection de l'information nécessaire à la modélisation, nous
sommes obligés d'introduire un principe téléologique seul capable de réduire
la complexité.
La téléologie apparaît donc comme le seul moyen de réduire la complexité et
de surmonter les problèmes posés par les phénomènes non déterministes. Or nous
découvrons de plus en plus que la nature est beaucoup moins déterministe que
les scientistes du XIXe siècle le croyaient. Nous en voyons un exemple dans
la fonction d'onde, mais c'est aussi le cas d'un nombre considérable de phénomènes
naturels qui ont été mis en évidence par les théories du chaos et des objets
fractals.
Alors qu'au XIXe siècle les exemples de raisonnements téléologiques ayant une
véritable capacité prédictive et aboutissant à des résultats contrôlables étaient
relativement peu nombreux, ceux-ci n'ont cessé de se multiplier au XXe siècle.
Cela ne veut pas dire que nous devons considérer le raisonnement téléologique
comme supérieur au raisonnement classique. Les méthodes objectives sont toujours
les méthodes qui offrent le plus de garantie. Le raisonnement téléologique ne
doit intervenir que pour palier à leur insuffisance.
4.2. Déterminisme et non déterminisme
Le débat sur la scientificité du raisonnement téléologique se double d'un débat
sur le caractère déterministe de l'univers qui en conditionne le résultat. Si
l'univers était purement déterministe, il n'y a pas de doute que nous n'aurions
pas besoin de raisonnement téléologique. Mais, contrairement à ce qu'on pensait
au XIXe siècle, nous sommes maintenant sûrs que les aspects non déterministes
de l'univers ne sont pas seulement dûs à notre ignorance. Ce qu'on peut appeler
"le déterminisme épistémologique" [67],
selon lequel on devrait pouvoir établir l'évolution future de l'univers à partir
d'un nombre déterminé d'équations, n'est plus qu'un rêve. Le problème du déterminisme
doit être complètement repensé et nous voyons ici une liaison étroite avec le
principe de contingence des Écrits baha'is.
On a souvent considéré les aspects non déterministes de notre univers comme
des sortes d'apories aux raisonnements scientifiques; des scories et des résidus
qu'il fallait à tout prix réduire à l'aide de méthodes statistiques. Mais les
sciences des phénomènes chaotiques nous ont appris au cours des deux dernières
décennies qu'un phénomène non déterministe ne peut être assimilé à un pur désordre.
Les systèmes chaotiques peuvent jouer un rôle régulateur. Ils sont très utiles
pour créer l'harmonie universelle lorsqu'ils s'intègrent à des systèmes plus
vastes dont ils concourent à l'évolution. Nous comprenons maintenant que les
systèmes non déterministes sont nécessaires à l'apparition de la complexité.
Si notre univers avait été totalement déterministe, il n'aurait jamais pu être
aussi complexe que l'univers dans lequel nous vivons. Il aurait été limité dans
son évolution spatio-temporelle et il n'aurait pu donner naissance à des observateurs
et donc à l'homme.
Dans un système déterministe, toute l'évolution du système est déterminée par
les conditions initiales. L'évolution n'apporte pas d'informations supplémentaires
au système. Dans un système non déterministe, le système s'enrichit constamment
en informations. Ceci explique comment à partir d'un certain nombre de lois
très simples, un univers extrêmement complexe et riche en informations a pu
être créé. Même l'entropie peut alors jouer un rôle positif, car un système
désorganisé peut s'agréger à d'autres éléments pour former un système plus vaste,
à condition qu'il trouve dans son environnement une énergie suffisante. Grâce
au non déterminisme de certains phénomènes de l'univers des états finaux complexes
peuvent être créés à partir de conditions initiales simples.
Le problème que posent les aspects non déterministes de l'univers réside dans
le fait que toutes les théories fondamentales de la physique sont déterministes.
Le déterminisme est fortement lié à notre point de vue anthropique. On peut
admettre que les processus déterministes et les processus non déterministes
peuvent se compléter et même s'harmoniser dans l'univers. Mais une des conditions
de l'intelligibilité est que l'univers ne soit pas complètement non déterministe
et que l'ordre que nous discernons ne soit pas une pure illusion anthropique.
Le raisonnement téléologique est un moyen de réintroduire de manière contrôlée
un ordre qui, certes n'est constaté qu'à posteriori, mais dont il faut espérer
qu'il n'est pas le fruit d'une pure illusion anthropique. Si l'univers était
purement déterministe, comme l'avait déjà constaté Bergson, il n'y aurait aucune
différence entre une description causale classique et une description téléologique
de l'univers, et dans ce cadre, l'objectivité de la description classique serait
toujours préférable et sa valeur prédictive serait peut-être même supérieure.
Le raisonnement téléologique prend toute sa valeur lorsqu'il permet d'harmoniser
les aspects déterministes et les aspects non déterministes de l'univers.
Il y a un ici un très grand paradoxe qu'il nous faut souligner. On comprend
très bien comment un système purement déterministe peut suivre une loi d'évolution
qui peut ensuite être interprétée en termes téléologiques. C'est ce que croyaient
beaucoup de téléologues classiques influencés par le déterminisme épistémologique.
Mais dans une vision moderne, les aspects non déterministes de l'univers, parce
qu'ils servent à donner naissance à la complexité et enrichissent l'univers
en information, jouent du point de vue téléologique un rôle fondamental.
Toute la téléologie de l'univers ne peut donc être uniquement immanente au système.
Il y a ici un mystère que nous pourrons peut être approcher lorsque nous en
connaîtrons plus sur les lois qui gouvernent les systèmes chaotiques et les
systèmes complexes non modélisables. Il nous faudrait par exemple comprendre
comment de tels systèmes gèrent leur propre flux d'informations. Il nous faudrait
également comprendre ce qu'est à ce niveau une "information" et si de telles
informations, comme certains systèmes mathématiques, peuvent avoir une existence
indépendante de l'univers dans lequel ils existent et de l'homme qui les pensent.
Nous voyons ici resurgir un vieux problème platonicien.
4.3. Aspects logiques et portée épistémologique
du Principe anthropique
Le débat sur la scientificité et sur le statut du Principe anthropique ne se
borne pas à une discussion sur la téléologie. Ce débat requière de définir ses
modes opératoires et le champs de ses applications légitimes.
D'un point de vue logique, ce qui caractérise le Principe anthropique c'est
le caractère non déductif de son raisonnement. En termes de logique, cela ne
pose pas de grands problèmes parce que la logique sait maîtriser parfaitement
aujourd'hui les démonstrations non déductives et les progrès des mathématiques
nous ont montré tout l'intérêt de violer certaines conventions du langage courant.
D'un point de vue épistémologique, le caractère non déductif du Principe anthropique
pose plus de problèmes, parce que toute la science classique est déductive et
parce que toutes les grandes théories globales, comme la théorie de la relativité
générale, le sont également.
L'autre aspect de la logique anthropique c'est son aspect non causal. Le raisonnement
anthropique part de l'assomption qu'on ne connaît pas l'état initial du système.
Mais cette non-causalité est une non-causalité au sens classique, c'est-à-dire
une non-causalité temporelle. Mais il existe toujours une causalité entre ce
qui est expliqué (l'univers) et ce qui explique (l'homme).
La notion de causalité est ici profondément transformée, et c'est un problème
auquel les épistémologues ont encore insuffisamment réfléchi. Lorsqu'on fait
abstraction du temps, une chaîne d'événements se tient toujours quelque soit
l'ordre dans lequel on choisit de reconstituer ses éléments. Tout en étant atemporelle,
cette causalité est aussi abstraite.
Cette une causalité qui cherche à s'appuyer autant sur les processus cognitifs
de l'être humain, et sur les modes intellectifs qui lui sont propres, que sur
une réalité empirique tout en cherchant à assurer le degré maximum d'objectivité.
L'explication de type non causal continue certes de poser des problèmes d'un
point de vue épistémologique, mais sa scientificité est acceptée parce qu'on
trouve un grand nombre d'explications de ce type en mécanique quantique et que
leur caractère opératoire et efficient a été prouvé.
Reste à examiner la valeur explicative du Principe anthropique, et là il nous
faut bien entendu distinguer entre le principe faible et le principe fort. Comme
nous l'avons déjà dit, le Principe anthropique faible est avant tout une constatation,
et c'est là sa principale faiblesse.
Le principe fort a une valeur explicative beaucoup plus importante mais il apparaît
difficilement falsifiable. Il est difficile d'apporter une preuve en sa faveur
comme il est difficile de le réfuter. C'est pour surmonter toutes ces difficultés
qu'on a formulé le Principe anthropique final qui assure que l'émergence d'une
conscience dans l'univers est une nécessité qui est inhérente aux principes
structuraux de cet univers.
Cette formulation vise à réduire au maximum l'aspect téléologique du principe
fort, tout en conservant toute sa puissance explicative. Mais si nous nous concentrons
sur la structure conceptuelle commune à toutes ces formulations, nous devons
admettre que le Principe anthropique constitue bien une explication scientifique,
pas seulement pour les raisons que nous avons mentionnées plus haut, mais parce
qu'il satisfait aux critères généraux de l'explication scientifique.
On attend d'une explication scientifique qu'elle soit plus simple, plus générale
et plus universelle que ce qu'elle explique. Or le Principe anthropique nous
amène devant un fait incontournable qui a une haute portée métaphysique: l'existence
d'observateur est bien plus fondamental que l'existence de l'univers. Si l'existence
d'observateur dans l'univers était impossible, nous ne serions pas là pour nous
poser de telles questions. Notre existence est plus fondamentale pour nous parce
qu'elle soutient notre perception. Nous interroger sur l'univers nous oblige
à nous interroger sur nous-mêmes et à répondre à un certain nombre de questions
préalables.
4.4. Les premiers exemples de raisonnement
anthropique dans la science
Ainsi que nous avons déjà eu l'occasion de le signaler, une des premières utilisations
d'un raisonnement anthropique ayant permis de faire des prédictions vérifiées
par la suite fut le fait de Thomas Chamberlain qui, en 1899, prédit que la source
d'énergie du soleil se trouvait à l'intérieur des atomes [68].
La contribution de Chamberlain intervenait après plusieurs décades d'une polémique
qui avait eu pour principaux protagonistes Lord Kelvin et Darwin.
Kelvin avait repris les travaux de Buffon et Fourier sur l'âge de la terre.
Supposant, comme l'avait fait Buffon, que la terre avait un jour été une masse
incandescente, le problème consistait à calculer quel était le temps nécessaire
à cette masse pour se refroidir afin de permettre à la vie de se développer.
Les travaux de Kelvin comportaient de nombreuses hypothèses portant sur la température
initiale, l'état des roches à ce moment, la conduction de la chaleur, etc.,
et il arrivait au résultat que la terre devait au moins avoir cent millions
d'années.
Kelvin lia la question de l'âge de la terre à celui du soleil, d'abord parce
qu'il était, comme Buffon, préoccupé des échanges thermiques entre l'un et l'autre,
mais aussi parce qu'il pensait que le soleil n'avait pas d'autre source d'énergie
que son énergie gravitationnelle. On était donc en droit de penser, qu'en dépit
de la masse énorme du soleil, cette énergie était limitée et ne lui permettait
pas de briller pour plus de quelques centaines de millions d'années. Kelvin
pensait que le soleil ne pouvait avoir suffisamment d'énergie pour briller cent
millions d'années.
Les résultats de Kelvin étaient incompatibles avec la théorie de Darwin sur
l'évolution des espèces qui nécessite beaucoup plus que cent millions d'années
pour non seulement permettre le refroidissement de la terre, mais aussi l'évolution
de la vie. Des calculs repris par d'autres cosmologistes sur les mêmes bases
réduisaient encore la limite supérieure de l'âge du soleil et de la terre à
dix ou quinze millions d'années en considérant le fait qu'on pouvait difficilement
imaginer qu'un corps incandescent puisse conserver plus longtemps sa chaleur,
à moins qu'il ne possède une autre source d'énergie.
Cependant, les études géologiques et paléontologiques plaidaient pour un âge
beaucoup plus grand. On pouvait, par exemple, estimer que si le rythme de sédimentation
demeurait constant à travers les âges, quatre cent millions d'années devaient
s'être écoulées depuis la période cambienne. Il était donc nécessaire de trouver
une nouvelle source d'énergie pour expliquer le rayonnement du soleil. La réponse
devait venir de Chamberlain qui, s'aidant d'un raisonnement typiquement anthropique,
commença par affirmer qu'il devait exister une autre source d'énergie à l'intérieur
du soleil de manière à satisfaire toutes les exigences requises par un très
grand nombre de preuves concernant un âge de la terre d'au moins plusieurs centaines
de millions d'années.
Cette source d'énergie devant se trouver à l'intérieur du soleil. Chamberlain
mit ensuite en doute le fait que les atomes soient des particules aussi élémentaires
que les physiciens le soutenaient alors, et il suggéra que la source d'énergie
recherchée devait nécessairement se trouver en eux; ce qui fut prouver trente
ans plus tard lorsqu'on découvrit la fusion thermonucléaire de l'hydrogène en
hélium. Chamberlain s'était donc appuyer sur un raisonnement concernant la durée
minimum permettant l'apparition de la vie sur terre qui ressemble beaucoup au
raisonnement anthropique permettant d'expliquer l'âge de l'univers.
L'exemple de Chamberlain suggère que beaucoup d'autres d'autres découvertes
scientifiques ont dûs être faites à l'aide de raisonnements anthropiques similaires;
mais la culture scientifique étant ce qu'elle est, la présentation de ces travaux
a été ensuite réalisée uniquement à l'aide de raisonnements classiques. On a
souvent mis à l'actif de l'intuition scientifique un mode de pensée qui dans
son essence était purement anthropique.
On s'aperçoit maintenant que certains principes de la physique n'ont jamais
pu être totalement établis sur la seule base d'un raisonnement classique. On
n'a, par exemple, jamais pu déduire rigoureusement la seconde loi de la thermodynamique
des principes de la mécanique classique ou quantique sans avoir recours soit
à un raisonnement anthropique, soit à des arguments qui sortaient du cadre de
la physique [69].
4.5. Les précurseurs de Carter: les travaux
de Dirac et Dicke
Il y a une grande différence entre un raisonnement anthropique et la formulation
d'un Principe anthropique, même si on comprend aisément que sans le premier,
le second n'aurait jamais pu voir le jour. Les premiers utilisateurs des raisonnements
anthropiques avaient sans doute l'impression d'utiliser un racourci pour aller
d'un point à un autre et faire une prédiction dont ensuite un raisonnement classique
viendrait montrer toute l'élégance. Chamberlain a utilisé le raisonnement anthropique
comme un pis-aller, justifié par l'ignorance dans laquelle se trouvait la science
de son époque, pour traiter le problème qui le préoccupait.
Mais le Principe anthropique est bien plus qu'une méthode de raisonnement. C'est
une approche globale de l'univers. Deux hypothèses sont ici essentielles. La
première est que les aspects non déterministes de l'univers nous empêchent de
déduire avec sûreté l'état actuel de l'univers de ses conditions initiales.
La seconde hypothèse est que l'existence de l'homme joue un rôle déterminant
dans l'existence de l'univers.
Le Principe faible se contente de la première hypothèse, alors que le Principe
fort embrasse également la seconde. Cette seconde hypothèse peut paraître complètement
opposée au sens commun et au réalisme scientifique, mais ce qui lui a conféré
sa crédibilité, c'est que l'interprétation de l'équation de Schrödinger par
Bohr et l'École de Copenhague a montré que la mécanique quantique ne pouvait
être comprise de manière réaliste.
L'Idéalisme de Copenhague, sans être indispensable au Principe anthropique fort,
a sans doute été une contribution importante pour sa formation, car on peut
présenter le Principe fort comme une généralisation à l'univers de notre observation
de la fonction d'onde. La philosophie sous-jacente au Principe anthropique est
née de la rencontre entre l'idéalisme de Copenhague et certaines réflexions
sur les constantes et les grands nombres architectoniques de l'univers. Vraisemblablement,
Carter n'aurait pu formuler son principe si auparavant Dirac et Dicke n'avaient
mené d'importants travaux dans ce domaine. Leur approche de la question est
déjà clairement anthropique; la seule chose qui leur manque est d'avoir clairement
formulé le principe et d'être parvenu à un résultat concluant.
Les travaux de Dirac et de Dicke sont liés aux coïncidences entre grands nombres
qu'avait déjà remarqué Eddington, et partent de la conviction que ces coïncidences
résultent de lois, encore inconnues, qui relient le monde des particules aux
caractéristiques macroscopiques de l'univers [70].
Les grands nombres dont il est ici question sont essentiellement trois.
Le premier est défini comme le rapport entre les forces électromagnétique et
gravitationnelle qui s'exercent entre un électron et un proton et qui se notent:
où e est la charge électrique, mp la masse du proton, me la charge de l'électron
et G la constante gravitationnelle de Newton. On est également parvenu à exprimer
N2 N1 à partir de la constante de Planck h sous la forme
Le deuxième grand nombre N2 relie la masse du proton à la taille de l'univers
et s'écrit sous sa forme la plus courante:
Le troisième grand nombre est le nombre d'Eddington qui détermine le nombre
de protons contenu dans l'univers à partir de sa masse totale Mu et qui s'écrit:
On constate donc que
et que
ou
L'idée s'est imposée que ces relations ne sont pas dues au hasard, mais résultent
de lois qui lient les grandeurs macroscopiques et microscopiques de l'univers.
Pour expliquer ces relations, Eddington avança sa Théorie fondamentale dont
nous ne parlerons pas ici car elle est aujourd'hui complètement dépassée. Elle
eut cependant le mérite d'inspirer les travaux de Dirac et de Dicke qui, quelque
temps plus tard, reprirent le problème.
Dirac a cherché à expliquer pourquoi certains ratios entre des valeurs cosmologiques
sont des nombres énormes comme les trois nombres que nous venons de voir, alors
que d'autres constantes sont proches de l'unité. L'intuition de Dirac était
que les rapports qui régissent ces deux groupes de nombres devaient s'expliquer
par des lois de la nature encore inconnues, et il suggéra que les grands nombres
étaient reliés à l'âge de l'univers; ainsi la variation du temps expliquait
l'énormité de ces nombres. Si comme les relations d'Eddington le suggéraient
N2 est proportionnel à l'âge de l'univers, cela implique que G varie comme l'inverse
du temps cosmique t si on veut que les grandeurs e, h, c et mp demeurent constantes.
Les recherches de Dirac sont liées au Principe anthropique de deux manières:
d'abord parce que le type de raisonnement qu'il utilise est anthropique dans
sa structure logique; ensuite parce que son hypothèse est fondée non pas sur
le jeu mécanique des causes, mais sur la prise en compte de l'effet du temps.
Les calculs de Dirac ont également montré à quel point il était important que
les cosmologistes intègrent dans leurs recherches les données de la géologie
et de la protobiologie.
Selon ce modèle, certains nombres tels que la force gravitationnelle devaient
varier avec le passage du temps et, pour éviter une violation de la loi sur
la conservation de l'énergie, l'univers devait être infini. Cette théorie reste
pour le moment non démontrable, et certains points, telle l'idée d'un univers
infini, soulèvent des problèmes tellement difficiles qu'il est plus que probable
que Dirac n'est pas trouvé le fin mot de la question, bien qu'il puisse y avoir
quelque chose de tout à fait juste dans l'idée que les grands nombres sont reliés
à l'âge de l'univers, parce que la théorie a permis de faire un nombre non négligeable
de vérifications qui montrent des concordances assez extraordinaires bien que
non parfaites. L'idée de Dirac a donné naissance à plusieurs familles de modèles
cosmologiques, et notamment ceux basés sur la "création continue" de la matière.
Les travaux de Dirac, même s'ils ne sont parvenus à aucun résultat tangible,
ont joué un rôle important pour attirer l'attention des scientifiques en direction
du Principe anthropique.
Si on admet une variabilité des constantes universelles telle que la gravitation
ou la charge de l'électron, on peut parfaitement construire des modèles qui,
à un moment de leur évolution, produiront un univers en tout point semblable
au notre. La seule façon de déterminer la validité de tels modèles consiste
à remonter l'échelle du temps et à confronter leur évolution avec ce que nous
savons de l'histoire de notre système planétaire, du soleil, de la géologie
de notre planète et finalement de la vie.
Si nous constatons que de tels modèles conduisent à faire bouillir les océans
pendant la période précambienne ou à des variations de la luminosité du soleil
incompatibles avec la vie, nous pouvons alors conclure à leur non validité.
C'est ainsi que Haldane a montré en 1937, peu de temps après la parution des
travaux de Dirac, que l'existence de la vie sur terre était un fait majeur à
prendre en considération pour la sélection des modèles cosmologiques. [71]
Haldane a été un des premiers à comprendre la relation qui lie la dynamique
de l'évolution de l'univers dans sa globalité à des conditions purement locales
qui peuvent paraître totalement négligeables si on compare la taille de la terre
à la taille de l'univers.
Vingt ans plus tard, Dicke allait utiliser cette approche lorsqu'en 1957 il
entreprit de passer en revue tout les faits astronomiques, géologiques et biologiques
qui pouvaient présenter une indication d'une variation de certaines constantes
universelles, et notamment de la gravitation [72].
C'est le rapprochement de certaines données qui suggéra à Dicke que la coïncidence,
déjà remarquer par Dirac, entre le nombre N3 de Eddington, donnant le nombre
de particules dans l'univers (~1079), et d'autres grandeurs invariables dans
le temps n'était pas due au hasard, mais était conditionnée par des facteurs
biologiques. Il écrit: "La coïncidence
est une conséquence de la présence d'êtres vivants dans l'univers; contrairement
à ce qu'affirmait la théorie de Dirac, elle n'a pas lieu à n'importe qu'elle
époque de l'évolution de l'univers, mais seulement lorsque sont réunies les
conditions physiques nécessaires à notre existence." [73]
C'est ainsi que Dicke fut le premier à faire un rapprochement entre les coïncidences
existant entre les grands nombres et les caractéristiques nécessaires à un univers
pour que celui-ci puisse donner naissance à des observateurs, et il fut également
le premier à établir un lien entre l'existence de l'homme et l'âge de l'univers.
C'est ainsi qu'il parvint à cette conclusion que "l'univers doit être au moins
aussi vieux qu'une étoile ayant terminé son séjour sur la séquence principale"
[74].
Dicke comprit que l'existence de l'homme imposait une limite à l'âge de l'univers
de manière à ce que celui-ci soit suffisament agé pour que les étoiles aient
eu le temps de produire du carbone nécéssaire à l'évolution de la vie. Dans
les années suivantes, Dicke allait suivre cette idée dans ses travaux et arriver
ainsi à un grand nombre de résultats particulièrement intéressants. Entre autre,
partant de l'observation que le carbone était l'élément indispensable à la vie,
il détermina les contraintes que ce fait faisait peser sur la modélisation cosmologique,
et notamment sur l'âge de l'univers.
Comme le fait remarquer Trinh Xuan Thuan [75],
si Dicke avait été à ce moment là en possession du Principe anthropique, il
ne se serait pas contenter de faire une constatation sur l'âge de l'univers,
il aurait fait des prédictions autrement plus remarquables. Il aurait, par exemple
pu se servir de l'argument pour réfuter la théorie de l'univers stationnaire
alors encore très en vogue, puisque cette théorie ne permet pas d'établir une
relation entre l'âge de l'univers et l'âge des étoiles.
La similarité de l'ordre de grandeur de ces deux âges est un indice particulièrement
important en faveur d'un big-bang initial. Un tel raisonnement aurait pu lui
permettre de partir immédiatement à la recherche du rayonnement fossile de l'univers
qui ne fut découvert que quatre ans plus tard. Le fait que Dicke n'ait pas entrevu
les grandes découvertes auxquelles aurait pu le conduire son raisonnement sur
l'âge des étoiles et l'âge de l'univers, montre à quel point il était difficile
d'échapper aux raisonnement scientifiques traditionnels.
4.6. Le Principe anthropique et la mécanique
quantique [76]
Ainsi que nous l'avons vu, le Principe anthropique tire sa source de considérations
essentiellement cosmologiques. Il peut donc sembler étrange d'affirmer qu'il
présente des implications dans la mécanique quantique. Bien sûr, de nombreuses
particularités des particules, telle la constante de couplage nucléaire, peuvent
être interprétées à partir d'un Principe anthropique, mais il s'agit toujours
d'un Principe anthropique cosmologique, fondé sur la relation de l'homme avec
l'univers considéré comme macrocosme. Ce que nous voudrions ici montrer c'est
qu'il existe un Principe anthropique quantique qui fonctionne comme le principe
cosmique et qui relie l'homme au microcosme.
Alors que la science classique avait pour idéal de parvenir à une description
objective de la réalité totalement indépendante, le Principe anthropique et
la mécanique quantique ont au moins une chose en commun, c'est que tous deux
partent de l'assomption de la non séparabilité de l'observateur et de la réalité.
La non séparabilité de l'univers et de l'observateur est liée au fait que l'observateur
est forcément dans une situation privilégiée, ce qui est précisément l'opposé
de ce que le principe copernicien a cherché à établir pendant plusieurs siècles.
Nous devons supposer qu'en tant qu'observateur nous sommes amenés à voir des
choses qui autrement ne seraient pas visibles, et cela parce que nous sommes
des êtres dotés d'une conscience intelligente.
L'interprétation anthropique de la mécanique quantique dérive de Bohr. Pour
Bohr, la seule réalité empirique d'un objet quantique est la réalité observée.
L'objet quantique suppose donc une conscience pour l'observer, et c'est en ce
sens que la réalité bohrienne a un aspect téléologique indéniable. De ce fait,
la fonction d'onde n'a pas un mode d'existence objectif, ni le vecteur d'état
d'une particule. Lorsqu'on procède à une mesure, la réalité observée et l'appareil
quantique forment l'objet quantique et sont complémentaires car on doit les
considérer comme un système unique.
Le concept même de complémentarité ne peut être défini que dans le cadre d'une
expérience particulière. Dans un tel système coexistent forcément deux modes
de description: un mode classique fondé sur le langage courant qui concerne
l'appareil de mesure, et un mode particulier propre aux phénomènes quantiques
et nécessitant un langage spécifique.
De même, le phénomène quantique présente une superposition d'états ayant des
degrés d'objectivité différents. A cette superposition d'états, correspond un
niveau phénoménal descriptible en termes de causalité et un niveau phénoménal
présentant une évolution non causale, si bien que deux phénomènes peuvent avoir
le même objet quantique. Si le système forme l'objet quantique, Bohr utilise
toutefois les concepts d'intérieur et d'extérieur. C'est dans l'instrument que
"l'intérieur" du phénomène quantique se manifeste.
Dans une telle conception où la frontière entre l'intérieur du phénomène quantique
et l'appareil fluctue continuellement, on peut se demander où se trouve la réalité
en soi. Ce concept devient lui-même très flou, parce que l'interprétation bohrienne
inclue une certaine part idéalisme. La structure qui est observée ne peut être
conçue en dehors de la conscience. La réalité empirique ne subsiste qu'au prix
de l'introduction d'un Principe anthropique. C'est ce Principe anthropique implicite
qui fait que la conception bohrienne n'est pas réductible à une conception purement
idéaliste.
Une interprétation purement idéaliste serait celle de Wigner qui prétend que
c'est la conscience de l'observateur qui produit la réduction de la fonction
d'onde. Cette position en mécanique quantique est tout à fait symétrique à certaines
déclarations de Wheeler affirmant que l'existence d'observateurs est nécessaire
pour que notre univers existe [77].
On peut considérer que l'interprétation de Bohr est moins entachée d'idéalisme
et tend à préserver l'existence d'une réalité objective.
La position de Bohr se borne à affirmer que la conscience humaine intervient
dans le phénomène quantique pour le structurer d'une façon qui est la seule
qui soit observable par la conscience. Nous sommes exactement devant le principe
phénoménologique tel que nous l'avons trouvé dans les Écrits de Baha'u'llah.
Si nous nous résumons, nous trouvons dans l'interprétation bohrienne de la mécanique
quantique, comme dans l'interprétation dite de Copenhague, un certain nombre
d'éléments qui paraissent commun avec les différentes variantes du Principe
anthropique.
Tout d'abord, le situs privilégié de l'observateur et la complémentarité entre
l'objet observé et son observateur. Ensuite la superposition d'explications
causales et d'explications non causales avec l'utilisation de raisonnements
non déductifs. Ceci conduit naturellement à l'introduction d'un principe téléologique
qui a son fondement dans le rôle que joue la conscience de l'observateur pour
l'observation du phénomène.
Enfin, dans l'idée que la structure du phénomène quantique est déterminée par
les contraintes pesant sur les processus de rationalisation de la conscience
de l'observateur (interprétés par Bohr comme un problème de langage, mais défini
par nous comme un problème d'intelligibilité) qui correspond dans l'approche
cosmologique du Principe anthropique au fait que l'univers existe tel que nous
le voyons parce que sa structure est nécessaire à notre propre existence. Ceci
nous pousse à supputer l'existence d'un "Principe anthropique large" qui pourrait
à la fois embrasser les aspects cosmologiques et quantiques que nous venons
de décrire.
4.7. Les alternatives au Principe anthropique
Au cours des dernières années, le Principe anthropique s'est imposé avec tant
de force que nombre de scientifiques l'ont ressenti comme un véritable défi
et se sont mis à la recherche d'une théorie alternative qui neutraliserait ses
implications philosophiques les plus délicates. Les théories qui se sont imposées
avec le plus de crédibilité sont la théorie de jauge chaotique et la théorie
des mondes multiples. En général, ces théories visent à éliminer toute téléologie,
c'est pourquoi elles sont parfois compatibles avec certaines formulations du
principe faible restreint. Pour parvenir à cette fin, elles tentent de redéfinir
la notion de contingence grâce à une approche probabiliste.
La théorie des mondes multiples est liée aux théories concernant les modèles
d'univers inflationnaires. Si on peut concevoir notre une bulle en expansion
inflationnaire à partir d'une singularité initiale, pourquoi n'existerait il
pas d'autre bulles semblables à la nôtre ? Après tout, l'idée que notre univers
est unique n'a aucun fondement scientifique. Puisque la singularité initiale
met en jeu des processus et des lois extrêmement complexes, pourquoi imaginer
que ce phénomène soit unique.
La complexité qui se manifeste au passage du mur de Planck à 10 puissance -43
secondes qui montre que dès ce moment toutes les lois de la physique existaient
déjà n'implique-t-il pas le fait que la singularité initiale soit un phénomène
reproductible et par conséquent peut-être aussi multiple ?
Une fois admis la possibilité d'univers multiples, plusieurs scénario sont possibles.
Les univers peuvent être totalement disjoints. Dans ce cas, il n'existe entre
eux aucune possibilité de communication et donc d'observation. Cette hypothèse
est condamnée à être à jamais indémontrable et met en relief le fait que concernant
l'origine de l'univers, tous les critères de scientificité se brisent. On ne
peut pas reproduire scientifiquement la naissance de l'univers.
Pour l'homme l'univers restera toujours un phénomène unique, même s'il existe
plusieurs univers. Notre univers est le seul qui soit relié directement à notre
existence dans une expérience objectivable qui par définition biaise tout raisonnement.
L'idée d'univers représente l'idée de la totalité dont nous sommes une partie.
Aucune autre expérience ne peut se substituer à cette expérience de la totalité
qui est unique. Les Écrits de Baha'u'llah, comme nous l'avons déjà fait remarquer,
souligne déjà ce fait. Bien que la puissance intellectuelle et spirituelle de
l'homme s'élève au-delà des limites du monde de la matière, néanmoins le situs
ontologique de l'homme vient limiter l'horizon de l'homme à l'horizon de son
univers.
L'idée d'univers multiples disjoints n'est pas falsifiable selon les critères
poppériens. Cependant, il n'est pas possible de faire l'économie de cette hypothèse
sous prétexte qu'elle ne serait pas scientifique. Voici la preuve qu'il existe
des propositions scientifiques indémontrables et infalsifiables, ce qui semble
bien montrer que la cosmologie échappe aux critères poppériens de la scientificité.
Si les univers sont disjoints, ils peuvent être gouvernés par les mêmes lois
de la physique que notre univers, ou bien obéir à des lois complètement différentes
et totalement incommensurables. Mais on peut également imaginer le scénario
où ces univers seraient reliés entre eux, comme des bulles de savon par exemple.
Dans ce cas, il existerait des points de contacts, voire de véritables tunnels
permettant théoriquement de passer d'un univers à l'autre.
Ces tunnels résulteraient de modifications topologiques de la structure de l'espace-temps
à un niveau local créant des distorsions pouvant connecter des univers fondamentalement
différents ou mêmes des régions distinctes d'un même espace-temps. On pourrait
également imaginer que ces univers soient emboîtés les uns entre les autres.
Si tel était le cas, on pourrait penser qu'il existe d'importantes variations
physiques d'un univers à l'autre. Ils pourraient ne pas être gouvernés par les
mêmes constantes. Il pourrait y avoir entre eux des différences du rayon de
courbure, des densités d'énergie, des dimensions spatio-temporelles, des constantes
de couplage des interactions physiques ou des constantes fondamentales comme
la constante de Planck, la masse de l'électron au repos ou la charge électrique
du proton. On pourrait même imaginer que ces univers soient composés de particules
très différentes des particules de notre univers à nous. C'est cette ensemble
d'hypothèses qui intéresse particulièrement ceux qui veulent limiter la portée
téléologique du Principe anthropique.
En effet, le Principe anthropique repose pour une part sur les étranges coïncidences
qui semblent avoir concouru à l'apparition de la vie consciente dans l'univers,
et tout particulièrement au très fin réglage des constantes fondamentales. S'il
existait un nombre extrêmement grand d'univers ayant tous des propriétés distinctes,
on pourrait réduire d'autant l'aspect particulièrement improbable statistiquement
de ces coïncidences.
Cependant, pour que ces coïncidences ne soient plus improbables, il faut un
nombre très grand d'univers, voire un nombre infini. En effet, on retombe dans
ce cas devant un vieux problème: si on donne à un groupe de singes du papier
et des machines à écrire, qu'elle est la probabilité qu'en frappant au hasard
l'un d'entre eux réécrive le Don Quichote de Cervantes ? Pour y arriver, il
faudrait vraiment très grand nombre de singes et aussi beaucoup de temps.
C'est pour surmonter ce problème que les partisans des univers multiples qui
veulent éliminer toute téléologie ajoutent en général une seconde condition:
il faut que l'ensemble des mondes multiples soient organisés de telle manière
à décliner systématiquement toutes les variations des constantes et valeurs
significatives des univers possibles ainsi que les variations envisageables
dans le fonctionnement des lois de la physique. Si tous les univers possibles
existent, alors il n'y a plus aucune coïncidence dans le fait que nous vivions
dans le seul univers compatible avec l'existence de la vie consciente et intelligente.
En fait, la théorie des mondes multiples ,présentée de cette façon, est le type
même de l'hypothèse ad hoc. On peut aisément admettre qu'il existe plusieurs
univers. Nous avons d'ailleurs vu que cette idée est envisagée dans les Écrits
de Baha'u'llah. Ce n'est donc pas par cosmocentrisme ou anthropocentrisme que
nous en entreprenons la réfutation.
Mais le passage de l'hypothèse d'un ensemble de mondes multiples à l'hypothèse
d'un ensemble de mondes couvrant tous les mondes possibles est absolument gratuite.
Sa seule justification est de considérer l'hypothèse téléologique comme scandaleuse
et inadmissible. La théorie des mondes multiples ne fait donc pas que poser
une hypothèse cosmologique.
Elle entreprend de définir elle-même les critères de scientificité qui doivent
s'appliquer aux théories concurrentes et à la science en général. Or, pour nous,
les principes épistémologiques et les théories scientifiques doivent être distincts.
Les principes épistémologiques sont des principes de contrôle. Par définition,
l'instance du contrôle doit être distincte de l'instance de la chose contrôlée.
Les partisans des mondes multiples en considérant toute idée téléologique comme
non scientifique veulent fonder un principe qui ne découle pas de l'observation
ou de calculs physico-mathématiques. Ils considèrent donc (sans l'expliciter),
que ce principe non téléologique se fonde sur une idée supérieure de la rationalité
qui est ici totalement identifiée à la rationalité humaine qui, de plus, est
une idée bien particulière de cette rationalité.
Ladrière [78] a fait remarquer que cette
théorie des mondes multiples est une renonciation à l'intelligibilité que tente
d'introduire le Principe anthropique. Son approche probabiliste rend intelligible
le niveau de contingence que nous constatons dans l'univers. Elle annule la
différence qui existe entre le Principe faible élargi et le Principe fort pour
ce qui est de leur portée explicative.
Si on peut aisément accepter qu'il existe une multitude de mondes différents
les uns des autres, on ne voit pas pourquoi ces mondes couvriraient l'éventail
de tous les mondes possibles, sans oublier un seul. Si tel était le cas, il
faudrait pour cela de solides raisons physico-mathématiques. Or aucune preuve
n'a pu être avancée pour démontrer l'existence de telles contraintes physico-mathématiques.
De plus, si de telles contraintes physico-mathématiques existaient, elles impliqueraient
qu'il existe au moins une loi commune à cet ensemble d'univers. En fait, il
deviendrait difficile de parler d'univers distincts puisqu'ils seraient reliés
entre eux par un ensemble de principes communs.
L'hypothèse des mondes multiples sous la forme de tous les mondes possibles
paraît bien une hypothèse ad hoc dont la seule finalité est d'éliminer la contingence
de l'univers en substituant l'approche probabiliste à l'approche téléologique.
La scientificité de l'approche téléologique apparaît ici bien supérieure à l'approche
probabiliste.
4.8. Le principe de contingence et la fonction
d'onde de l'univers
L'hypothèse des mondes multiples ne fait que reprendre l'idée de Whitehead que
nous avions signalée au chapitre précédent: une façon de résoudre le problème
de la contingence en l'éliminant consisterait à établir que l'univers couvre
tout le champ des possibles, sans exception. Si l'univers fait le choix de tous
les possibles, en réalité il ne fait aucun choix. La même idée a été reprise
sous une forme un peu différente par Hartle et Hawking [79]
qui ont effectivement cherché à démontrer qu'il n'existe qu'un seul univers
possible et que cet univers couvre tout le champs des possibilités logiquement
consistantes. Ils pensent être parvenus à ce résultat en faisant couvrir à la
fonction d'onde de l'univers tout le champ des valeurs possibles.
En effet, la fonction d'onde de l'univers repose sur les quatre variables qui
expriment les dimensions spatiales et temporelles de l'univers. Le champs des
valeurs possibles susceptible d'être parcouru par ces variables nous fournit
la liste de tous les modèles qu'aurait pu suivre l'univers dans son évolution
pour aboutir au présent état quantique, en couvrant toutes les particules logiquement
possibles et tous les arrangements de particules possibles compatibles avec
cet état.
Cette hypothèse est fondée sur une interprétation hautement idéaliste de la
mécanique quantique. Selon cette interprétation, il faudrait considérer que
l'ensemble des valeurs des variables de la fonction logiquement possible existe
au sein d'une pluralité de mondes que contient notre univers. L'univers n'est
plus seulement défini comme ce qui existe, mais également comme toutes les possibilités
de mondes existants.
Cependant, cette théorie repose sur l'hypothèse que les structures de la mécanique
quantique sont logiquement nécessaires, ce qui en l'absence d'une théorie de
la grande unification unifiant les quatre grandes forces de l'univers est loin
d'être établi. Cette hypothèse montre que la physique, et tout particulièrement
la mécanique quantique, n'est pas indifférente au degré d'idéalisme qu'on y
mêle et ne peut donc plus faire l'économie d'hypothèses métaphysiques.
4.9. La scientificité du Principe anthropique
fort et ses conséquences épistémologiques
Ainsi que nous l'avons vu, la scientificité du Principe anthropique faible ne
pose pas de graves problèmes, bien qu'on enregistre de grande variation dans
les formulations. Au début de ce chapitre, nous nous sommes efforcés de démontrer
que son approche téléologique n'était pas un obstacle à cette scientificité,
nous avons cité à cette occasion les exemples de Héron d'Alexandrie, Maupertuis,
Fermat, Chamberlain et Feynman, et nous avons montré quel rôle pouvait jouer
l'approche téléologique dans l'étude des systèmes complexes à l'évolution non
prédictible. Toutefois, les problèmes que soulève le Principe anthropique fort
ne se limitent pas à son simple aspect téléologique. De plus, si nous admettons
la scientificité du Principe anthropique fort, c'est toute notre conception
de la causalité, et par voie de conséquence de la science qui s'en trouve affectée.
L'idée que nous avancerons ici est que le Principe anthropique fort s'impose
comme un principe de cohérence devenu indispensable pour parvenir à une unification
des théories articulant les différents niveaux de la réalité et pour préserver
l'intelligibilité du monde. Comme il y a en métaphysique - et tout particulièrement
dans les Écrits baha'is - une téléologie et un principe phénoménologique implicite,
il existe aussi, nous croyons, un principe de cohérence implicite dans l'explication
scientifique qui suppose le Principe anthropique, et c'est pourquoi, même dans
les théories probabilistes ou la théorie des mondes multiples l'aspect téléologique
ou téléonomique est réintroduit de manière cachée.
Nous avons vu que le raisonnement téléologique pouvait être admis pour les systèmes
complexes non prédictibles. Mais est-ce le cas de l'univers ? L'univers mêle
de manière souvent inextricable les aspects déterministes et les aspects indéterministes.
Cependant, ainsi que nous l'avions souligné, une des conditions que nous avions
mis à l'intelligibilité de l'univers, est que les aspects déterministes l'emportent
sur les aspects indéterministes.
La cosmologie et la physique fondamentale semblent confirmer cette hypothèse.
Au niveau macro-universel, le nombre des lois qui conditionnent l'évolution
de l'univers est relativement restreint. Ce n'est pourtant pas notre ignorance
de ces lois, même en l'absence d'une théorie unifiant les quatre forces fondamentales,
ni même notre ignorance des conditions initiales, qui nous empêche de prédire
avec certitude l'avenir de notre univers, mais simplement le fait que, pour
nous, l'univers est encore un objet trop mal connu. Il ne semble pas cependant
qu'il existe un obstacle théorique à ce que un jour nous puissions prédire l'avenir
de l'univers.
Dans ce cas, ce n'est pas la complexité et l'indéterminisme qui justifient les
aspects téléologiques du Principe anthropique fort, ce n'est pas le formalisme
physico-mathématique qui impose ce principe, mais la nécessité où nous nous
trouvons de fonder la cohérence de l'interprétation de ce formalisme sur un
fondement épistémologique suffisamment solide.
Si nous parvenions à une théorie permettant de modéliser avec succès l'univers,
cette théorie serait néanmoins dans l'impossibilité de s'auto-justifier. L'auto-justification
d'une théorie unitaire ultime devrait revêtir deux aspects: elle devrait justifier
ses axiomes de base et elle devrait justifier à partir de lois générales le
choix des conditions initiales et aux frontières. Or les théorèmes d'incomplétude
de Gödel nous apprennent que cela est impossible.
Le premier théorème nous apprend que, dans tout système formel, il existe des
propositions indécidables qui sont vraies dans le modèle, mais néanmoins indémontrables
à partir de l'axiomatique du système. Ce premier théorème nous apprend donc
que l'auto-justification totale d'une théorie unitaire finale portant sur la
totalité de l'univers est impossible.
Le deuxième théorème vient compléter cette perspective en démontrant que dans
un système complexe, contenant au moins l'arithmétique, il n'y a pas de démonstration
complète de la non contradiction de ce système.
Si on rapporte ces conditions au problème de la théorie unitaire finale, seule
une méta-théorie pourrait apporter une solution à la question de l'auto-justification,
mais si une telle théorie existait, cela montrerait à l'évidence que la théorie
unitaire en question n'est pas finale et donc que nous ne sommes pas en présence
de l'explication ultime que nous recherchons.
Comment donc donner un fondement à une telle théorie unitaire finale ? De toute
évidence, ce fondement ne peut être recherché dans le formalisme physico-mathématique,
ni dans son axiomatique. Ce fondement suppose au moins deux choses: un principe
d'intelligibilité et un élément encore plus fondamental que les axiomes du système.
Ce principe d'intelligibilité, total ou partiel, a généralement été ignoré de
tous ceux qui se sont penchés sur la question pour se consacrer exclusivement
à la question de la recherche d'un fondement de la théorie unitaire ultime.
Par ailleurs, le fondement de cette théorie unitaire finale doit pouvoir rendre
compte d'un autre problème qui est celui de l'articulation de différents niveaux
d'intelligibilité correspondant à des théories différentes. L'unification de
ces théories qui est recherchée doit nous permettre d'accéder à des niveaux
de cohérence de l'univers toujours plus importants. Plus notre connaissance
progresse, plus nous nous rendons compte de l'interdépendance pas seulement
des parties entres elles, mais encore plus des parties vis-à-vis du tout.
Cette interdépendance signifie que pour parvenir à une connaissance approfondie
des parties une connaissance du tout est nécessaire. Le phénomène de la vie
et le phénomène de la conscience sont là pour le démontrer. Il y a dans la vie
un mystère qui ne s'explique par aucune propriété clairement identifiable de
l'univers. C'est une des thèses affirmées plusieurs fois par 'Abdu'l-Baha dans
les Leçons de Saint Jean d'Acres, et confirmée par la science, que certains
phénomènes transcendent la réalité phénoménale parce que autrement ce ne serait
pas possible pour une partie de manifester des propriétés qui ne soient, ne
serait-ce qu'implicitement, contenues dans le tout.
Or, comment acquérir cette connaissance du tout puisque puisque apparemment
ce tout est beaucoup plus que la somme de ses parties. Cette question se pose
avec d'autant plus d'acuité que le formalisme mathématique ne reflète pas cette
unité et cette cohérence et qu'il semble qu'une pluralité de langages soit absolument
nécessaire pour rendre compte de l'ensemble des phénomènes qui constituent la
réalité.
Si nous posons pour le moment le principe de l'intelligibilité au moins partielle
de l'univers, on peut s'apercevoir que le fondement d'une théorie unitaire finale
n'est pas forcément un principe abstrait qui assurerait la rationalité de tous
les axiomes et justifierait les conditions aux limites. La physique peut échapper
partiellement au piège que lui tendent les principes d'incomplétude de Gödel,
car il lui est possible de ne pas recourir à l'axiomatique de son système pour
chercher son auto-justification. Cela peut se faire en ayant recours à des observations,
ou à des faits expérimentaux et des mesures empiriques, dont le caractère évident
peut paraître suffisamment garanti par la concordance des jugements intersubjectifs.
Cette démarche est possible parce que l'univers est un objet unique.
Cependant, le principe de rationalité et la recherche de faits observationnels
venant conforter la théorie unifiée finale, n'est pas suffisante. La mécanique
de Newton a été confortée par un très grand nombre de faits observationnels.
Elle s'est néanmoins effacée devant la théorie de la Relativité, parce qu'en
dépit du très grand nombre d'observations concordantes qu'elle a pu produire,
des écarts de prévisions sur quelques points en apparence mineurs ont révélé
ses failles.
Une vérification empirique de ce type doit donc porter non pas sur un très grand
nombre de faits, mais sur tous les faits si nous parlons de données observables
et mesurables. Ce n'est donc pas à ce type de vérification qu'il faut s'adresser.
Il faut trouver un fait qui soit en lui-même totalement indépendant du formalisme
physico-mathématique. Cela s'explique par la raison que le formalisme ne représente
en aucun cas le fondement de notre connaissance et par conséquence ne nous permet
pas d'atteindre le niveau ultime et fondamental de la réalité physique. Ce que
nous recherchons est un méta-fait susceptible de prendre la place de la méta-théorie.
Cela signifie que le fondement d'une théorie unitaire finale n'est ni théorisable,
ni modélisable.
Le problème est que le méta-fait que nous recherchons pourrait également ne
pas être rationnel. Le principe d'intelligibilité nous impose un principe de
sélection selon lequel parmi tous les méta-faits possibles celui qui sera retenu
doit être rationnel. Ce choix exclut donc deux choses: d'une part de poser ce
fondement dans l'existence d'une réalité sous-jacente qui serait insaisissable
et inaccessible à la raison, et d'autre part le choix d'un principe uniquement
métaphysique.
Ce méta-fait doit être non seulement rationnel, mais susceptible d'un consensus
intersubjectif inébranlable. Nous arrivons ici au point le plus paradoxal: le
choix du méta-fait que nous prenons comme fondement de la théorie ultime va
intervenir dans la fermeture de son horizon d'intelligibilité. Il démontre que
la science pour fonctionner doit faire comme si le monde devait être rationnel
sans jamais pouvoir en produire la preuve. Le méta-fait que nous prenons comme
référence intervient directement dans notre conception de la rationalité, il
doit en être un élément constitutif, si non même fondamental. Il y a donc ici
une circularité qui intervient forcément pour limiter la perspective anthropique.
Le méta-fait servant de fondement à une théorie unitaire finale doit donc obéir
à quatre conditions. Il doit non seulement être totalement indépendant du formalisme
physico-mathématique, mais même lui être fondamentalement étranger. Il doit
être accessible au jugement intersubjectif de manière à faire l'objet d'un consensus
et revêtir un caractère auto-évident. Il doit supposer l'intelligibilité même
partielle de l'univers. Enfin, il doit être rationnel et même constituer un
fondement de la rationalité au sens où, si ce méta-fait n'existait pas, nous
ne pourrions plus garantir le fonctionnement de notre propre rationalité.
Le Principe anthropique intervient précisément pour proposer ce méta-fait. Seul
le phénomène humain paraît répondre à toutes les exigences de cet élément fondateur.
Du point de vue anthropique qui est celui de l'homme, l'existence de l'homme
est plus fondamentale que celle de l'univers. C'est là l'idée essentielle qui
inspire le Principe anthropique. L'existence humaine n'est pas liée au formalisme
physico-mathématique, elle fait l'objet d'un consensus intersubjectif inébranlable.
Nul ne niera que notre existence soit un fondement de la rationalité humaine.
C'est d'ailleurs par ce biais que se trouve ici réintroduit le principe phénoménologique
et même le cogito cartésien. Notre conscience rationnelle est un élément fondamental
de la manière dont nous percevons l'existence en général et notre existence
en particulier. Du point de vue humain, une existence non consciente n'aurait
pas la même valeur.
Être conscient c'est être conscient du monde. Il n'est pas possible d'imaginer
la conscience séparée de son objet. Une conscience vide de tout objet ne serait
pas une conscience. Dans cette relation du moi et du monde la médiation d'une
rationalité est toujours implicite. C'est le fait que l'existence individuelle
est inséparable de la conscience rationnelle qui implique que je doive également
considéré l'univers comme rationnel et donc intelligible.
Cette intelligibilité implique une relation, au minimum homologique, entre les
lois essentielles du fonctionnement de l'esprit humain et les lois de l'univers.
L'existence de l'homme implique donc une spiritualisation de l'univers tout
entier. Nous voyons donc que le principe d'intelligibilité qui est constitutif
de la science découle naturellement du principe phénoménologique qui est constitutif
de la métaphysique baha'ie. Nous avons là un des nouveaux éléments qui caractérisent
la manière spécifiquement baha'ie d'appréhender la relation entre science et
religion dans laquelle on demande aux deux points de vue de se compléter sans
que l'un empiète sur le territoire de l'autre. La relation entre le principe
d'intelligibilité et le principe phénoménologique est malheureusement encore
loin d'avoir été étudiée.
Par définition, l'existence de l'homme est un élément à dimension humaine. Cette
affirmation est en apparence une lapalissade, pourtant dans l'univers existent
surtout l'infiniment grand et l'infiniment petit. Cette existence est immédiatement
significative et intuitivement appréhendable. Elle est à l'origine de toutes
nos expériences phénoménales. Enfin, elle revêt un caractère unique et exceptionnel
qui conditionne un grand nombre de paramètres dans l'univers.
Cette manière de voir affecte radicalement la notion de "fondement". La recherche
d'un fondement, que ce soit en mathématique ou en physique, a porté de manière
traditionnelle sur la recherche d'une loi ou d'un fait, singulier et antérieur,
qui soit en lui-même autosuffisant de manière à justifier sa propre existence,
et suffisant et nécessaire pour expliquer toutes les lois qui gouvernent la
réalité phénoménale ainsi que les conditions aux limites et la sélection des
constantes fondamentales.
Ici la notion de fondement prend un sens complètement différent puisqu'il ne
s'agit plus de rechercher un fait antérieur à l'émergence des phénomènes et
les conditionnant, mais de trouver un principe épistémologique justifiant le
fonctionnement des modes opératoires de la rationalité humaine dans sa tentative
d'appréhension de la réalité phénoménale et au-delà le réel en soi.
L'idée d'un fondement des systèmes logico-mathématiques est ici reconnue comme
ne pouvant plus être séparée de l'idée de fondement de la connaissance humaine.
L'existence de l'homme est alors reconnue comme fondant la connaissance de tout
savoir. Nous sommes là en présence d'une idée aux conséquences philosophiques
incalculables et qui s'inscrit exactement dans la perspective de la métaphysique
baha'ie.
L'idée selon laquelle l'existence de l'homme est plus fondamentale d'un point
de vue anthropique que l'existence de l'univers correspond à l'idée de Baha'u'llah
selon laquelle l'univers a été créée pour l'homme, c'est-à-dire pour permettre
l'évolution d'une créature capable de connaître et d'aimer son créateur, constituant
donc les yeux, les oreilles et la conscience de l'univers tout entier. Cette
idée va bien au-delà de l'idée traditionnelle qu'on trouve à la base de nombre
de religions selon laquelle l'homme est une créature plus noble que l'univers
qu'il habite et choisie par Dieu pour exercer sa vice-régence sur terre.
Pour Baha'u'llah, l'antériorité ontologique de l'homme par rapport à l'univers
est l'élément déterminant de l'intelligibilité et de la rationalité de l'univers.
La vision chrétienne ou musulmane, d'ailleurs dérivée en fait de Plotin et le
Ptolémée, conçoit la création comme une hiérarchie de mondes différents où les
positions physiques découlent du degré d'excellence spirituelle. C'est par l'excellence
spirituelle qui lui est conférée par Dieu que l'homme a pouvoir sur une nature
qui lui est inférieure et qu'il doit soumettre.
Pour Baha'u'llah, la relation de l'homme à l'univers n'est plus une relation
hiérarchique, mais une relation instrumentale. L'univers est l'instrument du
développement physique et plus encore du développement spirituel de l'homme.
Pour cette raison, l'homme est lié à l'univers par un lien de dépendance dont
il ne peut s'affranchir dans ce monde. Mais en même temps, il est porteur d'une
potentialité qui dépasse tout ce que l'univers matériel contient. C'est cette
potentialité qui fait que l'univers, bien qu'instrument de son développement
spirituel, n'est pas le maître de l'homme.
Notes
66. cf Barrow et Tipler, op.
cit., p 151.
67. C'est cette forme de déterminisme
que Popper appelle "scientifique" et qui a trouvé sa meilleure formulation chez
Laplace. Nous préférons cependant l'expression "déterminisme épistémologique"
pour éviter toute ambigüité sur le caractère scientifique que pourrait avoir
cette conception du déterminisme.
68. ibid. pp. 159-165.
69. cf Barrow et Tipler, op.
cit., p 180.
70. cf. Démaret et Lambert, op.
cit., pp. 91-96.
71. J. B. S. Haldane, Nature,
vol. 139, 1002, (1939)
72. Barrox et Tipler, op. cit.,
pp. 245-247, et Demaret et Lambert, op. cit., pp 96-102.
73. Dicke, R. H., Nature, 192,
1961, p. 440.
74. ibid.
75. Trinh Xuan Thuan, La Mélodie
secrète, Et l'homme créa l'univers, éd. Folio, 1991, pp. 294-295.
76. C'est au Professeur Jairo
Roldan de l'Université de Cali en Colombie que je dois l'essentiel des idées
qui sont ici exprimées et dont tout le crédit doit lui revenir. Malheureusement,
au moment où ces lignes sont écrites les publications qu'il prépare ne sont
pas encore parues. Mon interprétation de sa pensée repose donc uniquement sur
les nombreuses conversations dont il m'a honoré au cours de nos multiples déplacements
communs à Paris, à Cali et à Tirana, ainsi que sur la très importante conférence
qu'il donna en 1991 à Paris dans le cadre du séminaire de M. Bitbol. J'espère
avoir saisi le fond de sa pensée. Qu'il soit ici remercié de ses précieux conseils.
On peut également consulter sa thèse Langage, Mécanique quantique et réalité;
Un Essai sur la pensée de Niels Bohr, thèse de doctorat sous la direction de
M. le Pr. B. D'Espagnat, Université de Paris-Panthéon-Sorbonne 1990.
77. cf. M. Jammer, The philosophy
of quantum mechanic, New York, 1974, et J. A. Wheeler, in Foundational problems
in the special science, éd. R. E. Butts et J. Hintikka, Dordrecht, 1977, p.
3 et in The nature of scientific discovery, éd. O. Gingerich, Washington, 1975,
pp. 261-296 et 575-587.
78. J. Ladrière, "Le Principe
anthropique; L'Homme comme être cosmique", in Cahier de l'École des Sciences
philosophiques et religieuses, Faculté universitaire Saint Louis, Bruxelles,
2, 1987, pp. 7-31.
79. ibid. p. 105.