L'esprit antropique
Par Jean-Marc Lepain


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Chapitre IV. Scientificité du Principe anthropique

Qu'en est-il aujourd'hui de la crédibilité du Principe anthropique dans la science? Nous avons vu que le Principe anthropique avait des conséquences métaphysiques importantes. Il n'est donc pas étonnant de voir qu'il existe un groupe de scientifiques pour qui le Principe anthropique est inacceptable, non pas d'ailleurs en tant que tel, mais précisément parce qu'il entraîne des interrogations métaphysiques qu'on se refuse à considérer, soit parce qu'elles heurtent un foi positiviste très profonde, soit au nom de l'idée que la science doit rester séparée de la philosophie et que s'il y a des questions embarrassantes qui apparaissent, c'est aux philosophes d'y répondre, et non aux scientifiques.
La question se pose donc de savoir si le Principe anthropique est juste une astuce philosophique qui aurait abusivement séduit quelques scientifiques, ou s'il s'agit d'un principe, certes hypothétique, mais reposant sur une base scientifique sérieuse. Cela renvoie bien entendu à tout le débat concernant les critères qu'une hypothèse doit satisfaire pour être considérée comme une hypothèse scientifique. Nous ne pouvons entrer ici dans le débat de la scientificité en générale, et nous serons obligés de nous contenter des considérations liées à la scientificité du Principe anthropique.


4.1. Caractère scientifique du raisonnement téléologique

Une bonne partie des difficultés que pose le Principe anthropique pour être pleinement reconnu comme scientifique, réside dans son aspect téléologique. Pour beaucoup de scientifiques, tout raisonnement téléologique est nécessairement et par construction non scientifique. Le problème revient donc à se demander qu'est ce qui fait qu'un raisonnement est scientifique? Il s'agit là d'une vaste question qui est très loin de faire l'unanimité des épistémologues et qui suscite des débats forts longs et complexes que nous ne pouvons pas même entreprendre de résumer ici.
Plutôt donc que de prendre la question sous son aspect général, nous nous demanderons si le raisonnement téléologique diffère véritablement des autres types de raisonnement scientifique, s'il contient en lui-même quelques vices rédhibitoires, et si sa valeur scientifique n'est pas prouvée par sa capacité prédictive.

Une des premières formulations d'un principe téléologique scientifique fut le fait de Maupertuis qui avec son principe de moindre action a montré, en empruntant un raisonnement typiquement téléologique, que le mouvement d'un système est déterminé à la fois par son état initial et son état final.
Un raisonnement très similaire avait été employé par Fermat, qui reprenant un argument de Héron d'Alexandrie, partit de l'assomption qu'un rayon de lumière aussi bien en réflexion qu'en réfraction utilise toujours le chemin le plus court pour voyager d'un point à un autre. Ceci le conduisit à formuler le principe du temps minimum. Mais Fermat fut capable de dégager de ce principe des prédictions testables.
Il conclut que dans le cas où la lumière voyage dans un milieu ayant un degré de réfraction supérieur tel que l'eau, elle doit voyager plus lentement, ce qui fut démontré de manière expérimentale deux siècles plus tard. Le principe de moindre action de Maupertuis ressemble beaucoup au principe du temps minimum de Fermat.
Celui-ci était parti d'une observation directe de la lumière sans en établir les causes et il avait extrapoler les résultats obervés pour atteindre un plus grand niveau de généralisation. Maupertuis reprend le même type de raisonnement en en accentuant l'aspect téléologique. Maupertuis ne put cependant s'empêcher de dériver des conclusions métaphysiques de son principe de moindre action. Il pensait que celui-ci démontrait l'existence d'une cause finale agissant dans la nature, ce qui prouvait l'existence d'une intelligence supérieure transcendante.
Bien que Maupertuis ait utilisé un raisonnement téléologique avec quelque succès, il se trompait lorsqu'il interprétait ses équations comme un principe de moindre action. La première utilisation réussie d'un raisonnement téléologique après Fermat sera le fait de Chamberlain au XIXe siècle qui prédit que la source d'énergie du soleil se trouvait à l'intérieur des atomes. Mais son raisonnement, comme nous le verrons un peu plus tard, n'était pas seulement téléologique, mais fondamentalement anthropique.

Les travaux de Maupertuis furent généralisés par le mathématicien Euler qui montra que si on part du principe que la masse d'un corps est constante, et si on applique à ce corps une force déterminée, celui-ci suivra une trajectoire dont l'intégrale (où v représente la vélocité et s la distance), ne décrit qu'imparfaitement le cours parce qu'elle représente l'extremum de la trajectoire réelle. Il est donc des cas où l'intégrale ne suit pas le principe de moindre action. Cela conduisit à la découverte des formules de Lagrange (1760) et de Hamilton (1835) concernant des systèmes plus complexes et qui jouent un si grand rôle dans la physique moderne.

Richard Feynman a par la suite montré qu'on pouvait appliquer les mêmes types de raisonnement téléologique à l'électrodynamique pour l'émission de radiation par une particule chargée électriquement. Dans ce cas, l'émission est expliquée en terme d'interaction de la particule avec d'autres particules, aussi bien dans le passé que dans le future. L'avantage de cette formulation est d'être plus efficace que la formulation champs-particules puisqu'elle peut se passer de la notion de champs électromagnétique [66].
Bien entendu cette approche est loin de faire l'unanimité et est encore l'objet de beaucoup de discussions. Mais la théorie de Feynman montre à l'évidence qu'un raisonnement téléologique peut dans certains cas avoir une efficacité et une valeur prédictive aussi grande qu'un raisonnement classique, tout en présentant une économie de moyen bien supérieure.

Nous soupçonnons que l'attitude anti-téléologique que l'on trouve dans de nombreux écrits scientifiques s'explique uniquement par des circonstances historiques. Il est tout à fait exact que toute la science moderne s'est construite en excluant progressivement les raisonnements téléologiques qui l'encombraient inutilement.
Et il est tout aussi exact que ces raisonnements téléologiques servaient à soumettre la science à un finalisme métaphysique qui était l'expression d'un conception du monde préconçue et non scientifique. Disons donc immédiatement qu'il ne saurait être question pour nous de réintroduire une téléologie non scientifique qui viserait encore une fois à soumettre la science à un finalisme métaphysique. La question est plutôt de savoir si on peut concevoir une téléologie qui soit purement scientifique.

Ceux qui jettent un doute sur les raisonnements téléologiques le font au nom de l'idée que le scientifique doit poser pour principe qu'il ignore tout du projet de la nature, soit parce que la nature n'a pas de projet et n'est que le simple jeu du hasard et de la nécessité, soit parce que le projet de la nature est impénétrable. Ceci nous paraît tout à fait acceptable d'un point de vue scientifique.
Mais déjà nous nous heurtons à une première difficulté. La nature est composée de deux types de systèmes: ceux dont l'avenir est prédictible parce qu'ils sont régis par des lois connues, et ceux dont l'avenir n'est pas prédictible parce qu'ils sont trop complexes. Or, les systèmes prédictibles et les systèmes non prédictibles ne sont pas répartis au hasard dans l'univers.
Les systèmes prédictibles sont soit des systèmes remarquablement petits, depuis la molécule jusqu'à la particule élémentaire, soit des systèmes remarquablement grands, du type de ceux pour l'évolution desquelles la loi de gravité et les problèmes de fusion thermonucléaire jouent un grand rôle, tels tous les systèmes qui incluent des corps célestes. Les systèmes non prédictibles sont les systèmes plus complexes que ceux qui impliquent les quatre grandes forces de la physique fondamentale; il s'agit essentiellement de la vie et d'autres phénomènes naturels liés à la biosphère terrestre. Il nous faut donc constater que le raisonnement téléologique n'aura pas la même valeur selon qu'on l'applique à l'un ou l'autre de ces systèmes.

Ceci explique pourquoi le débat sur la scientificité de la téléologie tourne souvent à une opposition entre physiciens et biologistes. La théorie darwinienne de l'évolution des espèces a joué un rôle considérable dans l'établissement de l'idéologie scientifique moderne. Or la théorie darwinienne s'est constituée sur l'échec de toutes les théories concurrentes qui étaient téléologiques dans leur essence.

Alors que le raisonnement scientifique classique est un raisonnement purement causal, le raisonnement téléologique introduit le rôle du temps dans le raisonnement et prétend que la chaîne des propositions est réversible. Le problème classique de l'évolution est d'expliquer comment on passe d'une espèce à une autre, comment des lémuriens sont sortis les différents types de singes, puis les pithécanthropes, etc. Le raisonnement classique ne s'interroge donc pas pour savoir si cette évolution était la seule possible, si elle a un sens par rapport à l'évolution de la vie en général, par rapport à l'âge de notre planète ou à l'âge de l'univers.
Dans ce type de raisonnement, lier l'évolution du pithécanthrope à la production du carbone dans le coeur des étoiles de première génération n'a pas de sens. Le raisonnement classique se borne à constater les faits et limite strictement le nombre d'hypothèses à celles nécessaires à l'explication de ces faits. Il remonte donc du passé vers le présent, car l'évolution est comprise comme une succession de hasards et d'enchaînements causals.
Dans le raisonnement téléologique, on part au contraire du présent pour remonter au passé, et la notion de durée se superpose aux notions simples de la causalité. Le raisonnement classique feint d'ignorer le résultat de l'évolution. Il en décrit les étapes pas à pas et se borne à expliquer les modifications de formes et de structures qu'il constate, d'où son obsession du chaînon manquant.
Le raisonnement téléologique part lui de l'assomption que la réalité est si complexe que l'homme n'a pas les moyens de reconstituer dans leurs détails les processus d'évolution. Même si nous connaissions toutes les conditions prévalant aux origines de l'univers, nous serions encore dans l'impuissance pour expliquer l'évolution des systèmes complexes, car celle-ci n'est pas strictement déterministe. Elle laisse une grande part aux mouvements aléatoires non prédictibles.
Il n'est donc pas possible de reconstituer une évolution uniquement en reconstituant une chaîne causale. L'étude de la complexité et des états chaotiques a également contribué à modifier notre compréhension de la causalité. Pour réduire les phénomènes aléatoires, il n'y a pas d'autre voie possible que de s'appuyer sur notre connaissance de l'état actuel du système pour remonter la suite des événements à rebours dans le temps. Tout état actuel d'un système repose à la fois sur des éléments déterministes reconstituables et sur des éléments aléatoires appréhendés de manière statistique. On ne peut pas connaître l'évolution d'un système à partir d'un état primordial supposé, car il faut en plus s'aider de notre connaissance de l'état actuel du système.

Certains processus biologiques sont tellement complexes que leur évolution ne peut pas être réduit à un processus causal, car le jeu des causes ne se laisse plus saisir. La compréhension du système nécessite sa modélisation. Or, toute modélisation exige une simplification, et donc une sélection des informations. Sur quelle base procéder à cette sélection de l'information, si ce n'est sur une conception de la finalité du système et d'un état final déjà connu. Pour procéder à cette sélection de l'information nécessaire à la modélisation, nous sommes obligés d'introduire un principe téléologique seul capable de réduire la complexité.

La téléologie apparaît donc comme le seul moyen de réduire la complexité et de surmonter les problèmes posés par les phénomènes non déterministes. Or nous découvrons de plus en plus que la nature est beaucoup moins déterministe que les scientistes du XIXe siècle le croyaient. Nous en voyons un exemple dans la fonction d'onde, mais c'est aussi le cas d'un nombre considérable de phénomènes naturels qui ont été mis en évidence par les théories du chaos et des objets fractals.

Alors qu'au XIXe siècle les exemples de raisonnements téléologiques ayant une véritable capacité prédictive et aboutissant à des résultats contrôlables étaient relativement peu nombreux, ceux-ci n'ont cessé de se multiplier au XXe siècle. Cela ne veut pas dire que nous devons considérer le raisonnement téléologique comme supérieur au raisonnement classique. Les méthodes objectives sont toujours les méthodes qui offrent le plus de garantie. Le raisonnement téléologique ne doit intervenir que pour palier à leur insuffisance.


4.2. Déterminisme et non déterminisme

Le débat sur la scientificité du raisonnement téléologique se double d'un débat sur le caractère déterministe de l'univers qui en conditionne le résultat. Si l'univers était purement déterministe, il n'y a pas de doute que nous n'aurions pas besoin de raisonnement téléologique. Mais, contrairement à ce qu'on pensait au XIXe siècle, nous sommes maintenant sûrs que les aspects non déterministes de l'univers ne sont pas seulement dûs à notre ignorance. Ce qu'on peut appeler "le déterminisme épistémologique" [67], selon lequel on devrait pouvoir établir l'évolution future de l'univers à partir d'un nombre déterminé d'équations, n'est plus qu'un rêve. Le problème du déterminisme doit être complètement repensé et nous voyons ici une liaison étroite avec le principe de contingence des Écrits baha'is.

On a souvent considéré les aspects non déterministes de notre univers comme des sortes d'apories aux raisonnements scientifiques; des scories et des résidus qu'il fallait à tout prix réduire à l'aide de méthodes statistiques. Mais les sciences des phénomènes chaotiques nous ont appris au cours des deux dernières décennies qu'un phénomène non déterministe ne peut être assimilé à un pur désordre.
Les systèmes chaotiques peuvent jouer un rôle régulateur. Ils sont très utiles pour créer l'harmonie universelle lorsqu'ils s'intègrent à des systèmes plus vastes dont ils concourent à l'évolution. Nous comprenons maintenant que les systèmes non déterministes sont nécessaires à l'apparition de la complexité. Si notre univers avait été totalement déterministe, il n'aurait jamais pu être aussi complexe que l'univers dans lequel nous vivons. Il aurait été limité dans son évolution spatio-temporelle et il n'aurait pu donner naissance à des observateurs et donc à l'homme.
Dans un système déterministe, toute l'évolution du système est déterminée par les conditions initiales. L'évolution n'apporte pas d'informations supplémentaires au système. Dans un système non déterministe, le système s'enrichit constamment en informations. Ceci explique comment à partir d'un certain nombre de lois très simples, un univers extrêmement complexe et riche en informations a pu être créé. Même l'entropie peut alors jouer un rôle positif, car un système désorganisé peut s'agréger à d'autres éléments pour former un système plus vaste, à condition qu'il trouve dans son environnement une énergie suffisante. Grâce au non déterminisme de certains phénomènes de l'univers des états finaux complexes peuvent être créés à partir de conditions initiales simples.

Le problème que posent les aspects non déterministes de l'univers réside dans le fait que toutes les théories fondamentales de la physique sont déterministes. Le déterminisme est fortement lié à notre point de vue anthropique. On peut admettre que les processus déterministes et les processus non déterministes peuvent se compléter et même s'harmoniser dans l'univers. Mais une des conditions de l'intelligibilité est que l'univers ne soit pas complètement non déterministe et que l'ordre que nous discernons ne soit pas une pure illusion anthropique.
Le raisonnement téléologique est un moyen de réintroduire de manière contrôlée un ordre qui, certes n'est constaté qu'à posteriori, mais dont il faut espérer qu'il n'est pas le fruit d'une pure illusion anthropique. Si l'univers était purement déterministe, comme l'avait déjà constaté Bergson, il n'y aurait aucune différence entre une description causale classique et une description téléologique de l'univers, et dans ce cadre, l'objectivité de la description classique serait toujours préférable et sa valeur prédictive serait peut-être même supérieure. Le raisonnement téléologique prend toute sa valeur lorsqu'il permet d'harmoniser les aspects déterministes et les aspects non déterministes de l'univers.

Il y a un ici un très grand paradoxe qu'il nous faut souligner. On comprend très bien comment un système purement déterministe peut suivre une loi d'évolution qui peut ensuite être interprétée en termes téléologiques. C'est ce que croyaient beaucoup de téléologues classiques influencés par le déterminisme épistémologique. Mais dans une vision moderne, les aspects non déterministes de l'univers, parce qu'ils servent à donner naissance à la complexité et enrichissent l'univers en information, jouent du point de vue téléologique un rôle fondamental.
Toute la téléologie de l'univers ne peut donc être uniquement immanente au système. Il y a ici un mystère que nous pourrons peut être approcher lorsque nous en connaîtrons plus sur les lois qui gouvernent les systèmes chaotiques et les systèmes complexes non modélisables. Il nous faudrait par exemple comprendre comment de tels systèmes gèrent leur propre flux d'informations. Il nous faudrait également comprendre ce qu'est à ce niveau une "information" et si de telles informations, comme certains systèmes mathématiques, peuvent avoir une existence indépendante de l'univers dans lequel ils existent et de l'homme qui les pensent. Nous voyons ici resurgir un vieux problème platonicien.


4.3. Aspects logiques et portée épistémologique du Principe anthropique

Le débat sur la scientificité et sur le statut du Principe anthropique ne se borne pas à une discussion sur la téléologie. Ce débat requière de définir ses modes opératoires et le champs de ses applications légitimes.

D'un point de vue logique, ce qui caractérise le Principe anthropique c'est le caractère non déductif de son raisonnement. En termes de logique, cela ne pose pas de grands problèmes parce que la logique sait maîtriser parfaitement aujourd'hui les démonstrations non déductives et les progrès des mathématiques nous ont montré tout l'intérêt de violer certaines conventions du langage courant. D'un point de vue épistémologique, le caractère non déductif du Principe anthropique pose plus de problèmes, parce que toute la science classique est déductive et parce que toutes les grandes théories globales, comme la théorie de la relativité générale, le sont également.

L'autre aspect de la logique anthropique c'est son aspect non causal. Le raisonnement anthropique part de l'assomption qu'on ne connaît pas l'état initial du système. Mais cette non-causalité est une non-causalité au sens classique, c'est-à-dire une non-causalité temporelle. Mais il existe toujours une causalité entre ce qui est expliqué (l'univers) et ce qui explique (l'homme).
La notion de causalité est ici profondément transformée, et c'est un problème auquel les épistémologues ont encore insuffisamment réfléchi. Lorsqu'on fait abstraction du temps, une chaîne d'événements se tient toujours quelque soit l'ordre dans lequel on choisit de reconstituer ses éléments. Tout en étant atemporelle, cette causalité est aussi abstraite.
Cette une causalité qui cherche à s'appuyer autant sur les processus cognitifs de l'être humain, et sur les modes intellectifs qui lui sont propres, que sur une réalité empirique tout en cherchant à assurer le degré maximum d'objectivité. L'explication de type non causal continue certes de poser des problèmes d'un point de vue épistémologique, mais sa scientificité est acceptée parce qu'on trouve un grand nombre d'explications de ce type en mécanique quantique et que leur caractère opératoire et efficient a été prouvé.

Reste à examiner la valeur explicative du Principe anthropique, et là il nous faut bien entendu distinguer entre le principe faible et le principe fort. Comme nous l'avons déjà dit, le Principe anthropique faible est avant tout une constatation, et c'est là sa principale faiblesse.
Le principe fort a une valeur explicative beaucoup plus importante mais il apparaît difficilement falsifiable. Il est difficile d'apporter une preuve en sa faveur comme il est difficile de le réfuter. C'est pour surmonter toutes ces difficultés qu'on a formulé le Principe anthropique final qui assure que l'émergence d'une conscience dans l'univers est une nécessité qui est inhérente aux principes structuraux de cet univers.
Cette formulation vise à réduire au maximum l'aspect téléologique du principe fort, tout en conservant toute sa puissance explicative. Mais si nous nous concentrons sur la structure conceptuelle commune à toutes ces formulations, nous devons admettre que le Principe anthropique constitue bien une explication scientifique, pas seulement pour les raisons que nous avons mentionnées plus haut, mais parce qu'il satisfait aux critères généraux de l'explication scientifique.
On attend d'une explication scientifique qu'elle soit plus simple, plus générale et plus universelle que ce qu'elle explique. Or le Principe anthropique nous amène devant un fait incontournable qui a une haute portée métaphysique: l'existence d'observateur est bien plus fondamental que l'existence de l'univers. Si l'existence d'observateur dans l'univers était impossible, nous ne serions pas là pour nous poser de telles questions. Notre existence est plus fondamentale pour nous parce qu'elle soutient notre perception. Nous interroger sur l'univers nous oblige à nous interroger sur nous-mêmes et à répondre à un certain nombre de questions préalables.


4.4. Les premiers exemples de raisonnement anthropique dans la science

Ainsi que nous avons déjà eu l'occasion de le signaler, une des premières utilisations d'un raisonnement anthropique ayant permis de faire des prédictions vérifiées par la suite fut le fait de Thomas Chamberlain qui, en 1899, prédit que la source d'énergie du soleil se trouvait à l'intérieur des atomes [68]. La contribution de Chamberlain intervenait après plusieurs décades d'une polémique qui avait eu pour principaux protagonistes Lord Kelvin et Darwin.
Kelvin avait repris les travaux de Buffon et Fourier sur l'âge de la terre. Supposant, comme l'avait fait Buffon, que la terre avait un jour été une masse incandescente, le problème consistait à calculer quel était le temps nécessaire à cette masse pour se refroidir afin de permettre à la vie de se développer. Les travaux de Kelvin comportaient de nombreuses hypothèses portant sur la température initiale, l'état des roches à ce moment, la conduction de la chaleur, etc., et il arrivait au résultat que la terre devait au moins avoir cent millions d'années.
Kelvin lia la question de l'âge de la terre à celui du soleil, d'abord parce qu'il était, comme Buffon, préoccupé des échanges thermiques entre l'un et l'autre, mais aussi parce qu'il pensait que le soleil n'avait pas d'autre source d'énergie que son énergie gravitationnelle. On était donc en droit de penser, qu'en dépit de la masse énorme du soleil, cette énergie était limitée et ne lui permettait pas de briller pour plus de quelques centaines de millions d'années. Kelvin pensait que le soleil ne pouvait avoir suffisamment d'énergie pour briller cent millions d'années.
Les résultats de Kelvin étaient incompatibles avec la théorie de Darwin sur l'évolution des espèces qui nécessite beaucoup plus que cent millions d'années pour non seulement permettre le refroidissement de la terre, mais aussi l'évolution de la vie. Des calculs repris par d'autres cosmologistes sur les mêmes bases réduisaient encore la limite supérieure de l'âge du soleil et de la terre à dix ou quinze millions d'années en considérant le fait qu'on pouvait difficilement imaginer qu'un corps incandescent puisse conserver plus longtemps sa chaleur, à moins qu'il ne possède une autre source d'énergie.
Cependant, les études géologiques et paléontologiques plaidaient pour un âge beaucoup plus grand. On pouvait, par exemple, estimer que si le rythme de sédimentation demeurait constant à travers les âges, quatre cent millions d'années devaient s'être écoulées depuis la période cambienne. Il était donc nécessaire de trouver une nouvelle source d'énergie pour expliquer le rayonnement du soleil. La réponse devait venir de Chamberlain qui, s'aidant d'un raisonnement typiquement anthropique, commença par affirmer qu'il devait exister une autre source d'énergie à l'intérieur du soleil de manière à satisfaire toutes les exigences requises par un très grand nombre de preuves concernant un âge de la terre d'au moins plusieurs centaines de millions d'années.
Cette source d'énergie devant se trouver à l'intérieur du soleil. Chamberlain mit ensuite en doute le fait que les atomes soient des particules aussi élémentaires que les physiciens le soutenaient alors, et il suggéra que la source d'énergie recherchée devait nécessairement se trouver en eux; ce qui fut prouver trente ans plus tard lorsqu'on découvrit la fusion thermonucléaire de l'hydrogène en hélium. Chamberlain s'était donc appuyer sur un raisonnement concernant la durée minimum permettant l'apparition de la vie sur terre qui ressemble beaucoup au raisonnement anthropique permettant d'expliquer l'âge de l'univers.

L'exemple de Chamberlain suggère que beaucoup d'autres d'autres découvertes scientifiques ont dûs être faites à l'aide de raisonnements anthropiques similaires; mais la culture scientifique étant ce qu'elle est, la présentation de ces travaux a été ensuite réalisée uniquement à l'aide de raisonnements classiques. On a souvent mis à l'actif de l'intuition scientifique un mode de pensée qui dans son essence était purement anthropique.
On s'aperçoit maintenant que certains principes de la physique n'ont jamais pu être totalement établis sur la seule base d'un raisonnement classique. On n'a, par exemple, jamais pu déduire rigoureusement la seconde loi de la thermodynamique des principes de la mécanique classique ou quantique sans avoir recours soit à un raisonnement anthropique, soit à des arguments qui sortaient du cadre de la physique [69].


4.5. Les précurseurs de Carter: les travaux de Dirac et Dicke

Il y a une grande différence entre un raisonnement anthropique et la formulation d'un Principe anthropique, même si on comprend aisément que sans le premier, le second n'aurait jamais pu voir le jour. Les premiers utilisateurs des raisonnements anthropiques avaient sans doute l'impression d'utiliser un racourci pour aller d'un point à un autre et faire une prédiction dont ensuite un raisonnement classique viendrait montrer toute l'élégance. Chamberlain a utilisé le raisonnement anthropique comme un pis-aller, justifié par l'ignorance dans laquelle se trouvait la science de son époque, pour traiter le problème qui le préoccupait.

Mais le Principe anthropique est bien plus qu'une méthode de raisonnement. C'est une approche globale de l'univers. Deux hypothèses sont ici essentielles. La première est que les aspects non déterministes de l'univers nous empêchent de déduire avec sûreté l'état actuel de l'univers de ses conditions initiales. La seconde hypothèse est que l'existence de l'homme joue un rôle déterminant dans l'existence de l'univers.
Le Principe faible se contente de la première hypothèse, alors que le Principe fort embrasse également la seconde. Cette seconde hypothèse peut paraître complètement opposée au sens commun et au réalisme scientifique, mais ce qui lui a conféré sa crédibilité, c'est que l'interprétation de l'équation de Schrödinger par Bohr et l'École de Copenhague a montré que la mécanique quantique ne pouvait être comprise de manière réaliste.
L'Idéalisme de Copenhague, sans être indispensable au Principe anthropique fort, a sans doute été une contribution importante pour sa formation, car on peut présenter le Principe fort comme une généralisation à l'univers de notre observation de la fonction d'onde. La philosophie sous-jacente au Principe anthropique est née de la rencontre entre l'idéalisme de Copenhague et certaines réflexions sur les constantes et les grands nombres architectoniques de l'univers. Vraisemblablement, Carter n'aurait pu formuler son principe si auparavant Dirac et Dicke n'avaient mené d'importants travaux dans ce domaine. Leur approche de la question est déjà clairement anthropique; la seule chose qui leur manque est d'avoir clairement formulé le principe et d'être parvenu à un résultat concluant.

Les travaux de Dirac et de Dicke sont liés aux coïncidences entre grands nombres qu'avait déjà remarqué Eddington, et partent de la conviction que ces coïncidences résultent de lois, encore inconnues, qui relient le monde des particules aux caractéristiques macroscopiques de l'univers [70]. Les grands nombres dont il est ici question sont essentiellement trois.

Le premier est défini comme le rapport entre les forces électromagnétique et gravitationnelle qui s'exercent entre un électron et un proton et qui se notent:



où e est la charge électrique, mp la masse du proton, me la charge de l'électron et G la constante gravitationnelle de Newton. On est également parvenu à exprimer N2 N1 à partir de la constante de Planck h sous la forme



Le deuxième grand nombre N2 relie la masse du proton à la taille de l'univers et s'écrit sous sa forme la plus courante:



Le troisième grand nombre est le nombre d'Eddington qui détermine le nombre de protons contenu dans l'univers à partir de sa masse totale Mu et qui s'écrit:



On constate donc que et que ou

L'idée s'est imposée que ces relations ne sont pas dues au hasard, mais résultent de lois qui lient les grandeurs macroscopiques et microscopiques de l'univers. Pour expliquer ces relations, Eddington avança sa Théorie fondamentale dont nous ne parlerons pas ici car elle est aujourd'hui complètement dépassée. Elle eut cependant le mérite d'inspirer les travaux de Dirac et de Dicke qui, quelque temps plus tard, reprirent le problème.

Dirac a cherché à expliquer pourquoi certains ratios entre des valeurs cosmologiques sont des nombres énormes comme les trois nombres que nous venons de voir, alors que d'autres constantes sont proches de l'unité. L'intuition de Dirac était que les rapports qui régissent ces deux groupes de nombres devaient s'expliquer par des lois de la nature encore inconnues, et il suggéra que les grands nombres étaient reliés à l'âge de l'univers; ainsi la variation du temps expliquait l'énormité de ces nombres. Si comme les relations d'Eddington le suggéraient N2 est proportionnel à l'âge de l'univers, cela implique que G varie comme l'inverse du temps cosmique t si on veut que les grandeurs e, h, c et mp demeurent constantes.

Les recherches de Dirac sont liées au Principe anthropique de deux manières: d'abord parce que le type de raisonnement qu'il utilise est anthropique dans sa structure logique; ensuite parce que son hypothèse est fondée non pas sur le jeu mécanique des causes, mais sur la prise en compte de l'effet du temps. Les calculs de Dirac ont également montré à quel point il était important que les cosmologistes intègrent dans leurs recherches les données de la géologie et de la protobiologie.

Selon ce modèle, certains nombres tels que la force gravitationnelle devaient varier avec le passage du temps et, pour éviter une violation de la loi sur la conservation de l'énergie, l'univers devait être infini. Cette théorie reste pour le moment non démontrable, et certains points, telle l'idée d'un univers infini, soulèvent des problèmes tellement difficiles qu'il est plus que probable que Dirac n'est pas trouvé le fin mot de la question, bien qu'il puisse y avoir quelque chose de tout à fait juste dans l'idée que les grands nombres sont reliés à l'âge de l'univers, parce que la théorie a permis de faire un nombre non négligeable de vérifications qui montrent des concordances assez extraordinaires bien que non parfaites. L'idée de Dirac a donné naissance à plusieurs familles de modèles cosmologiques, et notamment ceux basés sur la "création continue" de la matière.

Les travaux de Dirac, même s'ils ne sont parvenus à aucun résultat tangible, ont joué un rôle important pour attirer l'attention des scientifiques en direction du Principe anthropique.
Si on admet une variabilité des constantes universelles telle que la gravitation ou la charge de l'électron, on peut parfaitement construire des modèles qui, à un moment de leur évolution, produiront un univers en tout point semblable au notre. La seule façon de déterminer la validité de tels modèles consiste à remonter l'échelle du temps et à confronter leur évolution avec ce que nous savons de l'histoire de notre système planétaire, du soleil, de la géologie de notre planète et finalement de la vie.
Si nous constatons que de tels modèles conduisent à faire bouillir les océans pendant la période précambienne ou à des variations de la luminosité du soleil incompatibles avec la vie, nous pouvons alors conclure à leur non validité. C'est ainsi que Haldane a montré en 1937, peu de temps après la parution des travaux de Dirac, que l'existence de la vie sur terre était un fait majeur à prendre en considération pour la sélection des modèles cosmologiques. [71]
Haldane a été un des premiers à comprendre la relation qui lie la dynamique de l'évolution de l'univers dans sa globalité à des conditions purement locales qui peuvent paraître totalement négligeables si on compare la taille de la terre à la taille de l'univers.

Vingt ans plus tard, Dicke allait utiliser cette approche lorsqu'en 1957 il entreprit de passer en revue tout les faits astronomiques, géologiques et biologiques qui pouvaient présenter une indication d'une variation de certaines constantes universelles, et notamment de la gravitation [72].
C'est le rapprochement de certaines données qui suggéra à Dicke que la coïncidence, déjà remarquer par Dirac, entre le nombre N3 de Eddington, donnant le nombre de particules dans l'univers (~1079), et d'autres grandeurs invariables dans le temps n'était pas due au hasard, mais était conditionnée par des facteurs biologiques. Il écrit: "La coïncidence est une conséquence de la présence d'êtres vivants dans l'univers; contrairement à ce qu'affirmait la théorie de Dirac, elle n'a pas lieu à n'importe qu'elle époque de l'évolution de l'univers, mais seulement lorsque sont réunies les conditions physiques nécessaires à notre existence." [73]

C'est ainsi que Dicke fut le premier à faire un rapprochement entre les coïncidences existant entre les grands nombres et les caractéristiques nécessaires à un univers pour que celui-ci puisse donner naissance à des observateurs, et il fut également le premier à établir un lien entre l'existence de l'homme et l'âge de l'univers. C'est ainsi qu'il parvint à cette conclusion que "l'univers doit être au moins aussi vieux qu'une étoile ayant terminé son séjour sur la séquence principale" [74].
Dicke comprit que l'existence de l'homme imposait une limite à l'âge de l'univers de manière à ce que celui-ci soit suffisament agé pour que les étoiles aient eu le temps de produire du carbone nécéssaire à l'évolution de la vie. Dans les années suivantes, Dicke allait suivre cette idée dans ses travaux et arriver ainsi à un grand nombre de résultats particulièrement intéressants. Entre autre, partant de l'observation que le carbone était l'élément indispensable à la vie, il détermina les contraintes que ce fait faisait peser sur la modélisation cosmologique, et notamment sur l'âge de l'univers.

Comme le fait remarquer Trinh Xuan Thuan [75], si Dicke avait été à ce moment là en possession du Principe anthropique, il ne se serait pas contenter de faire une constatation sur l'âge de l'univers, il aurait fait des prédictions autrement plus remarquables. Il aurait, par exemple pu se servir de l'argument pour réfuter la théorie de l'univers stationnaire alors encore très en vogue, puisque cette théorie ne permet pas d'établir une relation entre l'âge de l'univers et l'âge des étoiles.
La similarité de l'ordre de grandeur de ces deux âges est un indice particulièrement important en faveur d'un big-bang initial. Un tel raisonnement aurait pu lui permettre de partir immédiatement à la recherche du rayonnement fossile de l'univers qui ne fut découvert que quatre ans plus tard. Le fait que Dicke n'ait pas entrevu les grandes découvertes auxquelles aurait pu le conduire son raisonnement sur l'âge des étoiles et l'âge de l'univers, montre à quel point il était difficile d'échapper aux raisonnement scientifiques traditionnels.


4.6. Le Principe anthropique et la mécanique quantique [76]

Ainsi que nous l'avons vu, le Principe anthropique tire sa source de considérations essentiellement cosmologiques. Il peut donc sembler étrange d'affirmer qu'il présente des implications dans la mécanique quantique. Bien sûr, de nombreuses particularités des particules, telle la constante de couplage nucléaire, peuvent être interprétées à partir d'un Principe anthropique, mais il s'agit toujours d'un Principe anthropique cosmologique, fondé sur la relation de l'homme avec l'univers considéré comme macrocosme. Ce que nous voudrions ici montrer c'est qu'il existe un Principe anthropique quantique qui fonctionne comme le principe cosmique et qui relie l'homme au microcosme.

Alors que la science classique avait pour idéal de parvenir à une description objective de la réalité totalement indépendante, le Principe anthropique et la mécanique quantique ont au moins une chose en commun, c'est que tous deux partent de l'assomption de la non séparabilité de l'observateur et de la réalité. La non séparabilité de l'univers et de l'observateur est liée au fait que l'observateur est forcément dans une situation privilégiée, ce qui est précisément l'opposé de ce que le principe copernicien a cherché à établir pendant plusieurs siècles. Nous devons supposer qu'en tant qu'observateur nous sommes amenés à voir des choses qui autrement ne seraient pas visibles, et cela parce que nous sommes des êtres dotés d'une conscience intelligente.

L'interprétation anthropique de la mécanique quantique dérive de Bohr. Pour Bohr, la seule réalité empirique d'un objet quantique est la réalité observée. L'objet quantique suppose donc une conscience pour l'observer, et c'est en ce sens que la réalité bohrienne a un aspect téléologique indéniable. De ce fait, la fonction d'onde n'a pas un mode d'existence objectif, ni le vecteur d'état d'une particule. Lorsqu'on procède à une mesure, la réalité observée et l'appareil quantique forment l'objet quantique et sont complémentaires car on doit les considérer comme un système unique.
Le concept même de complémentarité ne peut être défini que dans le cadre d'une expérience particulière. Dans un tel système coexistent forcément deux modes de description: un mode classique fondé sur le langage courant qui concerne l'appareil de mesure, et un mode particulier propre aux phénomènes quantiques et nécessitant un langage spécifique.
De même, le phénomène quantique présente une superposition d'états ayant des degrés d'objectivité différents. A cette superposition d'états, correspond un niveau phénoménal descriptible en termes de causalité et un niveau phénoménal présentant une évolution non causale, si bien que deux phénomènes peuvent avoir le même objet quantique. Si le système forme l'objet quantique, Bohr utilise toutefois les concepts d'intérieur et d'extérieur. C'est dans l'instrument que "l'intérieur" du phénomène quantique se manifeste.
Dans une telle conception où la frontière entre l'intérieur du phénomène quantique et l'appareil fluctue continuellement, on peut se demander où se trouve la réalité en soi. Ce concept devient lui-même très flou, parce que l'interprétation bohrienne inclue une certaine part idéalisme. La structure qui est observée ne peut être conçue en dehors de la conscience. La réalité empirique ne subsiste qu'au prix de l'introduction d'un Principe anthropique. C'est ce Principe anthropique implicite qui fait que la conception bohrienne n'est pas réductible à une conception purement idéaliste.
Une interprétation purement idéaliste serait celle de Wigner qui prétend que c'est la conscience de l'observateur qui produit la réduction de la fonction d'onde. Cette position en mécanique quantique est tout à fait symétrique à certaines déclarations de Wheeler affirmant que l'existence d'observateurs est nécessaire pour que notre univers existe [77]. On peut considérer que l'interprétation de Bohr est moins entachée d'idéalisme et tend à préserver l'existence d'une réalité objective.
La position de Bohr se borne à affirmer que la conscience humaine intervient dans le phénomène quantique pour le structurer d'une façon qui est la seule qui soit observable par la conscience. Nous sommes exactement devant le principe phénoménologique tel que nous l'avons trouvé dans les Écrits de Baha'u'llah.

Si nous nous résumons, nous trouvons dans l'interprétation bohrienne de la mécanique quantique, comme dans l'interprétation dite de Copenhague, un certain nombre d'éléments qui paraissent commun avec les différentes variantes du Principe anthropique.
Tout d'abord, le situs privilégié de l'observateur et la complémentarité entre l'objet observé et son observateur. Ensuite la superposition d'explications causales et d'explications non causales avec l'utilisation de raisonnements non déductifs. Ceci conduit naturellement à l'introduction d'un principe téléologique qui a son fondement dans le rôle que joue la conscience de l'observateur pour l'observation du phénomène.
Enfin, dans l'idée que la structure du phénomène quantique est déterminée par les contraintes pesant sur les processus de rationalisation de la conscience de l'observateur (interprétés par Bohr comme un problème de langage, mais défini par nous comme un problème d'intelligibilité) qui correspond dans l'approche cosmologique du Principe anthropique au fait que l'univers existe tel que nous le voyons parce que sa structure est nécessaire à notre propre existence. Ceci nous pousse à supputer l'existence d'un "Principe anthropique large" qui pourrait à la fois embrasser les aspects cosmologiques et quantiques que nous venons de décrire.


4.7. Les alternatives au Principe anthropique

Au cours des dernières années, le Principe anthropique s'est imposé avec tant de force que nombre de scientifiques l'ont ressenti comme un véritable défi et se sont mis à la recherche d'une théorie alternative qui neutraliserait ses implications philosophiques les plus délicates. Les théories qui se sont imposées avec le plus de crédibilité sont la théorie de jauge chaotique et la théorie des mondes multiples. En général, ces théories visent à éliminer toute téléologie, c'est pourquoi elles sont parfois compatibles avec certaines formulations du principe faible restreint. Pour parvenir à cette fin, elles tentent de redéfinir la notion de contingence grâce à une approche probabiliste.

La théorie des mondes multiples est liée aux théories concernant les modèles d'univers inflationnaires. Si on peut concevoir notre une bulle en expansion inflationnaire à partir d'une singularité initiale, pourquoi n'existerait il pas d'autre bulles semblables à la nôtre ? Après tout, l'idée que notre univers est unique n'a aucun fondement scientifique. Puisque la singularité initiale met en jeu des processus et des lois extrêmement complexes, pourquoi imaginer que ce phénomène soit unique.
La complexité qui se manifeste au passage du mur de Planck à 10 puissance -43 secondes qui montre que dès ce moment toutes les lois de la physique existaient déjà n'implique-t-il pas le fait que la singularité initiale soit un phénomène reproductible et par conséquent peut-être aussi multiple ?
Une fois admis la possibilité d'univers multiples, plusieurs scénario sont possibles. Les univers peuvent être totalement disjoints. Dans ce cas, il n'existe entre eux aucune possibilité de communication et donc d'observation. Cette hypothèse est condamnée à être à jamais indémontrable et met en relief le fait que concernant l'origine de l'univers, tous les critères de scientificité se brisent. On ne peut pas reproduire scientifiquement la naissance de l'univers.
Pour l'homme l'univers restera toujours un phénomène unique, même s'il existe plusieurs univers. Notre univers est le seul qui soit relié directement à notre existence dans une expérience objectivable qui par définition biaise tout raisonnement. L'idée d'univers représente l'idée de la totalité dont nous sommes une partie.
Aucune autre expérience ne peut se substituer à cette expérience de la totalité qui est unique. Les Écrits de Baha'u'llah, comme nous l'avons déjà fait remarquer, souligne déjà ce fait. Bien que la puissance intellectuelle et spirituelle de l'homme s'élève au-delà des limites du monde de la matière, néanmoins le situs ontologique de l'homme vient limiter l'horizon de l'homme à l'horizon de son univers.

L'idée d'univers multiples disjoints n'est pas falsifiable selon les critères poppériens. Cependant, il n'est pas possible de faire l'économie de cette hypothèse sous prétexte qu'elle ne serait pas scientifique. Voici la preuve qu'il existe des propositions scientifiques indémontrables et infalsifiables, ce qui semble bien montrer que la cosmologie échappe aux critères poppériens de la scientificité.
Si les univers sont disjoints, ils peuvent être gouvernés par les mêmes lois de la physique que notre univers, ou bien obéir à des lois complètement différentes et totalement incommensurables. Mais on peut également imaginer le scénario où ces univers seraient reliés entre eux, comme des bulles de savon par exemple. Dans ce cas, il existerait des points de contacts, voire de véritables tunnels permettant théoriquement de passer d'un univers à l'autre.
Ces tunnels résulteraient de modifications topologiques de la structure de l'espace-temps à un niveau local créant des distorsions pouvant connecter des univers fondamentalement différents ou mêmes des régions distinctes d'un même espace-temps. On pourrait également imaginer que ces univers soient emboîtés les uns entre les autres.
Si tel était le cas, on pourrait penser qu'il existe d'importantes variations physiques d'un univers à l'autre. Ils pourraient ne pas être gouvernés par les mêmes constantes. Il pourrait y avoir entre eux des différences du rayon de courbure, des densités d'énergie, des dimensions spatio-temporelles, des constantes de couplage des interactions physiques ou des constantes fondamentales comme la constante de Planck, la masse de l'électron au repos ou la charge électrique du proton. On pourrait même imaginer que ces univers soient composés de particules très différentes des particules de notre univers à nous. C'est cette ensemble d'hypothèses qui intéresse particulièrement ceux qui veulent limiter la portée téléologique du Principe anthropique.

En effet, le Principe anthropique repose pour une part sur les étranges coïncidences qui semblent avoir concouru à l'apparition de la vie consciente dans l'univers, et tout particulièrement au très fin réglage des constantes fondamentales. S'il existait un nombre extrêmement grand d'univers ayant tous des propriétés distinctes, on pourrait réduire d'autant l'aspect particulièrement improbable statistiquement de ces coïncidences.
Cependant, pour que ces coïncidences ne soient plus improbables, il faut un nombre très grand d'univers, voire un nombre infini. En effet, on retombe dans ce cas devant un vieux problème: si on donne à un groupe de singes du papier et des machines à écrire, qu'elle est la probabilité qu'en frappant au hasard l'un d'entre eux réécrive le Don Quichote de Cervantes ? Pour y arriver, il faudrait vraiment très grand nombre de singes et aussi beaucoup de temps.
C'est pour surmonter ce problème que les partisans des univers multiples qui veulent éliminer toute téléologie ajoutent en général une seconde condition: il faut que l'ensemble des mondes multiples soient organisés de telle manière à décliner systématiquement toutes les variations des constantes et valeurs significatives des univers possibles ainsi que les variations envisageables dans le fonctionnement des lois de la physique. Si tous les univers possibles existent, alors il n'y a plus aucune coïncidence dans le fait que nous vivions dans le seul univers compatible avec l'existence de la vie consciente et intelligente.

En fait, la théorie des mondes multiples ,présentée de cette façon, est le type même de l'hypothèse ad hoc. On peut aisément admettre qu'il existe plusieurs univers. Nous avons d'ailleurs vu que cette idée est envisagée dans les Écrits de Baha'u'llah. Ce n'est donc pas par cosmocentrisme ou anthropocentrisme que nous en entreprenons la réfutation.
Mais le passage de l'hypothèse d'un ensemble de mondes multiples à l'hypothèse d'un ensemble de mondes couvrant tous les mondes possibles est absolument gratuite. Sa seule justification est de considérer l'hypothèse téléologique comme scandaleuse et inadmissible. La théorie des mondes multiples ne fait donc pas que poser une hypothèse cosmologique.
Elle entreprend de définir elle-même les critères de scientificité qui doivent s'appliquer aux théories concurrentes et à la science en général. Or, pour nous, les principes épistémologiques et les théories scientifiques doivent être distincts. Les principes épistémologiques sont des principes de contrôle. Par définition, l'instance du contrôle doit être distincte de l'instance de la chose contrôlée.
Les partisans des mondes multiples en considérant toute idée téléologique comme non scientifique veulent fonder un principe qui ne découle pas de l'observation ou de calculs physico-mathématiques. Ils considèrent donc (sans l'expliciter), que ce principe non téléologique se fonde sur une idée supérieure de la rationalité qui est ici totalement identifiée à la rationalité humaine qui, de plus, est une idée bien particulière de cette rationalité.

Ladrière [78] a fait remarquer que cette théorie des mondes multiples est une renonciation à l'intelligibilité que tente d'introduire le Principe anthropique. Son approche probabiliste rend intelligible le niveau de contingence que nous constatons dans l'univers. Elle annule la différence qui existe entre le Principe faible élargi et le Principe fort pour ce qui est de leur portée explicative.

Si on peut aisément accepter qu'il existe une multitude de mondes différents les uns des autres, on ne voit pas pourquoi ces mondes couvriraient l'éventail de tous les mondes possibles, sans oublier un seul. Si tel était le cas, il faudrait pour cela de solides raisons physico-mathématiques. Or aucune preuve n'a pu être avancée pour démontrer l'existence de telles contraintes physico-mathématiques. De plus, si de telles contraintes physico-mathématiques existaient, elles impliqueraient qu'il existe au moins une loi commune à cet ensemble d'univers. En fait, il deviendrait difficile de parler d'univers distincts puisqu'ils seraient reliés entre eux par un ensemble de principes communs.

L'hypothèse des mondes multiples sous la forme de tous les mondes possibles paraît bien une hypothèse ad hoc dont la seule finalité est d'éliminer la contingence de l'univers en substituant l'approche probabiliste à l'approche téléologique. La scientificité de l'approche téléologique apparaît ici bien supérieure à l'approche probabiliste.


4.8. Le principe de contingence et la fonction d'onde de l'univers

L'hypothèse des mondes multiples ne fait que reprendre l'idée de Whitehead que nous avions signalée au chapitre précédent: une façon de résoudre le problème de la contingence en l'éliminant consisterait à établir que l'univers couvre tout le champ des possibles, sans exception. Si l'univers fait le choix de tous les possibles, en réalité il ne fait aucun choix. La même idée a été reprise sous une forme un peu différente par Hartle et Hawking [79] qui ont effectivement cherché à démontrer qu'il n'existe qu'un seul univers possible et que cet univers couvre tout le champs des possibilités logiquement consistantes. Ils pensent être parvenus à ce résultat en faisant couvrir à la fonction d'onde de l'univers tout le champ des valeurs possibles.
En effet, la fonction d'onde de l'univers repose sur les quatre variables qui expriment les dimensions spatiales et temporelles de l'univers. Le champs des valeurs possibles susceptible d'être parcouru par ces variables nous fournit la liste de tous les modèles qu'aurait pu suivre l'univers dans son évolution pour aboutir au présent état quantique, en couvrant toutes les particules logiquement possibles et tous les arrangements de particules possibles compatibles avec cet état.

Cette hypothèse est fondée sur une interprétation hautement idéaliste de la mécanique quantique. Selon cette interprétation, il faudrait considérer que l'ensemble des valeurs des variables de la fonction logiquement possible existe au sein d'une pluralité de mondes que contient notre univers. L'univers n'est plus seulement défini comme ce qui existe, mais également comme toutes les possibilités de mondes existants.
Cependant, cette théorie repose sur l'hypothèse que les structures de la mécanique quantique sont logiquement nécessaires, ce qui en l'absence d'une théorie de la grande unification unifiant les quatre grandes forces de l'univers est loin d'être établi. Cette hypothèse montre que la physique, et tout particulièrement la mécanique quantique, n'est pas indifférente au degré d'idéalisme qu'on y mêle et ne peut donc plus faire l'économie d'hypothèses métaphysiques.


4.9. La scientificité du Principe anthropique fort et ses conséquences épistémologiques

Ainsi que nous l'avons vu, la scientificité du Principe anthropique faible ne pose pas de graves problèmes, bien qu'on enregistre de grande variation dans les formulations. Au début de ce chapitre, nous nous sommes efforcés de démontrer que son approche téléologique n'était pas un obstacle à cette scientificité, nous avons cité à cette occasion les exemples de Héron d'Alexandrie, Maupertuis, Fermat, Chamberlain et Feynman, et nous avons montré quel rôle pouvait jouer l'approche téléologique dans l'étude des systèmes complexes à l'évolution non prédictible. Toutefois, les problèmes que soulève le Principe anthropique fort ne se limitent pas à son simple aspect téléologique. De plus, si nous admettons la scientificité du Principe anthropique fort, c'est toute notre conception de la causalité, et par voie de conséquence de la science qui s'en trouve affectée.

L'idée que nous avancerons ici est que le Principe anthropique fort s'impose comme un principe de cohérence devenu indispensable pour parvenir à une unification des théories articulant les différents niveaux de la réalité et pour préserver l'intelligibilité du monde. Comme il y a en métaphysique - et tout particulièrement dans les Écrits baha'is - une téléologie et un principe phénoménologique implicite, il existe aussi, nous croyons, un principe de cohérence implicite dans l'explication scientifique qui suppose le Principe anthropique, et c'est pourquoi, même dans les théories probabilistes ou la théorie des mondes multiples l'aspect téléologique ou téléonomique est réintroduit de manière cachée.

Nous avons vu que le raisonnement téléologique pouvait être admis pour les systèmes complexes non prédictibles. Mais est-ce le cas de l'univers ? L'univers mêle de manière souvent inextricable les aspects déterministes et les aspects indéterministes. Cependant, ainsi que nous l'avions souligné, une des conditions que nous avions mis à l'intelligibilité de l'univers, est que les aspects déterministes l'emportent sur les aspects indéterministes.
La cosmologie et la physique fondamentale semblent confirmer cette hypothèse. Au niveau macro-universel, le nombre des lois qui conditionnent l'évolution de l'univers est relativement restreint. Ce n'est pourtant pas notre ignorance de ces lois, même en l'absence d'une théorie unifiant les quatre forces fondamentales, ni même notre ignorance des conditions initiales, qui nous empêche de prédire avec certitude l'avenir de notre univers, mais simplement le fait que, pour nous, l'univers est encore un objet trop mal connu. Il ne semble pas cependant qu'il existe un obstacle théorique à ce que un jour nous puissions prédire l'avenir de l'univers.
Dans ce cas, ce n'est pas la complexité et l'indéterminisme qui justifient les aspects téléologiques du Principe anthropique fort, ce n'est pas le formalisme physico-mathématique qui impose ce principe, mais la nécessité où nous nous trouvons de fonder la cohérence de l'interprétation de ce formalisme sur un fondement épistémologique suffisamment solide.
Si nous parvenions à une théorie permettant de modéliser avec succès l'univers, cette théorie serait néanmoins dans l'impossibilité de s'auto-justifier. L'auto-justification d'une théorie unitaire ultime devrait revêtir deux aspects: elle devrait justifier ses axiomes de base et elle devrait justifier à partir de lois générales le choix des conditions initiales et aux frontières. Or les théorèmes d'incomplétude de Gödel nous apprennent que cela est impossible.

Le premier théorème nous apprend que, dans tout système formel, il existe des propositions indécidables qui sont vraies dans le modèle, mais néanmoins indémontrables à partir de l'axiomatique du système. Ce premier théorème nous apprend donc que l'auto-justification totale d'une théorie unitaire finale portant sur la totalité de l'univers est impossible.

Le deuxième théorème vient compléter cette perspective en démontrant que dans un système complexe, contenant au moins l'arithmétique, il n'y a pas de démonstration complète de la non contradiction de ce système.

Si on rapporte ces conditions au problème de la théorie unitaire finale, seule une méta-théorie pourrait apporter une solution à la question de l'auto-justification, mais si une telle théorie existait, cela montrerait à l'évidence que la théorie unitaire en question n'est pas finale et donc que nous ne sommes pas en présence de l'explication ultime que nous recherchons.
Comment donc donner un fondement à une telle théorie unitaire finale ? De toute évidence, ce fondement ne peut être recherché dans le formalisme physico-mathématique, ni dans son axiomatique. Ce fondement suppose au moins deux choses: un principe d'intelligibilité et un élément encore plus fondamental que les axiomes du système. Ce principe d'intelligibilité, total ou partiel, a généralement été ignoré de tous ceux qui se sont penchés sur la question pour se consacrer exclusivement à la question de la recherche d'un fondement de la théorie unitaire ultime.

Par ailleurs, le fondement de cette théorie unitaire finale doit pouvoir rendre compte d'un autre problème qui est celui de l'articulation de différents niveaux d'intelligibilité correspondant à des théories différentes. L'unification de ces théories qui est recherchée doit nous permettre d'accéder à des niveaux de cohérence de l'univers toujours plus importants. Plus notre connaissance progresse, plus nous nous rendons compte de l'interdépendance pas seulement des parties entres elles, mais encore plus des parties vis-à-vis du tout.
Cette interdépendance signifie que pour parvenir à une connaissance approfondie des parties une connaissance du tout est nécessaire. Le phénomène de la vie et le phénomène de la conscience sont là pour le démontrer. Il y a dans la vie un mystère qui ne s'explique par aucune propriété clairement identifiable de l'univers. C'est une des thèses affirmées plusieurs fois par 'Abdu'l-Baha dans les Leçons de Saint Jean d'Acres, et confirmée par la science, que certains phénomènes transcendent la réalité phénoménale parce que autrement ce ne serait pas possible pour une partie de manifester des propriétés qui ne soient, ne serait-ce qu'implicitement, contenues dans le tout.
Or, comment acquérir cette connaissance du tout puisque puisque apparemment ce tout est beaucoup plus que la somme de ses parties. Cette question se pose avec d'autant plus d'acuité que le formalisme mathématique ne reflète pas cette unité et cette cohérence et qu'il semble qu'une pluralité de langages soit absolument nécessaire pour rendre compte de l'ensemble des phénomènes qui constituent la réalité.

Si nous posons pour le moment le principe de l'intelligibilité au moins partielle de l'univers, on peut s'apercevoir que le fondement d'une théorie unitaire finale n'est pas forcément un principe abstrait qui assurerait la rationalité de tous les axiomes et justifierait les conditions aux limites. La physique peut échapper partiellement au piège que lui tendent les principes d'incomplétude de Gödel, car il lui est possible de ne pas recourir à l'axiomatique de son système pour chercher son auto-justification. Cela peut se faire en ayant recours à des observations, ou à des faits expérimentaux et des mesures empiriques, dont le caractère évident peut paraître suffisamment garanti par la concordance des jugements intersubjectifs. Cette démarche est possible parce que l'univers est un objet unique.

Cependant, le principe de rationalité et la recherche de faits observationnels venant conforter la théorie unifiée finale, n'est pas suffisante. La mécanique de Newton a été confortée par un très grand nombre de faits observationnels. Elle s'est néanmoins effacée devant la théorie de la Relativité, parce qu'en dépit du très grand nombre d'observations concordantes qu'elle a pu produire, des écarts de prévisions sur quelques points en apparence mineurs ont révélé ses failles.
Une vérification empirique de ce type doit donc porter non pas sur un très grand nombre de faits, mais sur tous les faits si nous parlons de données observables et mesurables. Ce n'est donc pas à ce type de vérification qu'il faut s'adresser. Il faut trouver un fait qui soit en lui-même totalement indépendant du formalisme physico-mathématique. Cela s'explique par la raison que le formalisme ne représente en aucun cas le fondement de notre connaissance et par conséquence ne nous permet pas d'atteindre le niveau ultime et fondamental de la réalité physique. Ce que nous recherchons est un méta-fait susceptible de prendre la place de la méta-théorie. Cela signifie que le fondement d'une théorie unitaire finale n'est ni théorisable, ni modélisable.
Le problème est que le méta-fait que nous recherchons pourrait également ne pas être rationnel. Le principe d'intelligibilité nous impose un principe de sélection selon lequel parmi tous les méta-faits possibles celui qui sera retenu doit être rationnel. Ce choix exclut donc deux choses: d'une part de poser ce fondement dans l'existence d'une réalité sous-jacente qui serait insaisissable et inaccessible à la raison, et d'autre part le choix d'un principe uniquement métaphysique.
Ce méta-fait doit être non seulement rationnel, mais susceptible d'un consensus intersubjectif inébranlable. Nous arrivons ici au point le plus paradoxal: le choix du méta-fait que nous prenons comme fondement de la théorie ultime va intervenir dans la fermeture de son horizon d'intelligibilité. Il démontre que la science pour fonctionner doit faire comme si le monde devait être rationnel sans jamais pouvoir en produire la preuve. Le méta-fait que nous prenons comme référence intervient directement dans notre conception de la rationalité, il doit en être un élément constitutif, si non même fondamental. Il y a donc ici une circularité qui intervient forcément pour limiter la perspective anthropique.

Le méta-fait servant de fondement à une théorie unitaire finale doit donc obéir à quatre conditions. Il doit non seulement être totalement indépendant du formalisme physico-mathématique, mais même lui être fondamentalement étranger. Il doit être accessible au jugement intersubjectif de manière à faire l'objet d'un consensus et revêtir un caractère auto-évident. Il doit supposer l'intelligibilité même partielle de l'univers. Enfin, il doit être rationnel et même constituer un fondement de la rationalité au sens où, si ce méta-fait n'existait pas, nous ne pourrions plus garantir le fonctionnement de notre propre rationalité.

Le Principe anthropique intervient précisément pour proposer ce méta-fait. Seul le phénomène humain paraît répondre à toutes les exigences de cet élément fondateur. Du point de vue anthropique qui est celui de l'homme, l'existence de l'homme est plus fondamentale que celle de l'univers. C'est là l'idée essentielle qui inspire le Principe anthropique. L'existence humaine n'est pas liée au formalisme physico-mathématique, elle fait l'objet d'un consensus intersubjectif inébranlable.
Nul ne niera que notre existence soit un fondement de la rationalité humaine. C'est d'ailleurs par ce biais que se trouve ici réintroduit le principe phénoménologique et même le cogito cartésien. Notre conscience rationnelle est un élément fondamental de la manière dont nous percevons l'existence en général et notre existence en particulier. Du point de vue humain, une existence non consciente n'aurait pas la même valeur.
Être conscient c'est être conscient du monde. Il n'est pas possible d'imaginer la conscience séparée de son objet. Une conscience vide de tout objet ne serait pas une conscience. Dans cette relation du moi et du monde la médiation d'une rationalité est toujours implicite. C'est le fait que l'existence individuelle est inséparable de la conscience rationnelle qui implique que je doive également considéré l'univers comme rationnel et donc intelligible.
Cette intelligibilité implique une relation, au minimum homologique, entre les lois essentielles du fonctionnement de l'esprit humain et les lois de l'univers. L'existence de l'homme implique donc une spiritualisation de l'univers tout entier. Nous voyons donc que le principe d'intelligibilité qui est constitutif de la science découle naturellement du principe phénoménologique qui est constitutif de la métaphysique baha'ie. Nous avons là un des nouveaux éléments qui caractérisent la manière spécifiquement baha'ie d'appréhender la relation entre science et religion dans laquelle on demande aux deux points de vue de se compléter sans que l'un empiète sur le territoire de l'autre. La relation entre le principe d'intelligibilité et le principe phénoménologique est malheureusement encore loin d'avoir été étudiée.

Par définition, l'existence de l'homme est un élément à dimension humaine. Cette affirmation est en apparence une lapalissade, pourtant dans l'univers existent surtout l'infiniment grand et l'infiniment petit. Cette existence est immédiatement significative et intuitivement appréhendable. Elle est à l'origine de toutes nos expériences phénoménales. Enfin, elle revêt un caractère unique et exceptionnel qui conditionne un grand nombre de paramètres dans l'univers.

Cette manière de voir affecte radicalement la notion de "fondement". La recherche d'un fondement, que ce soit en mathématique ou en physique, a porté de manière traditionnelle sur la recherche d'une loi ou d'un fait, singulier et antérieur, qui soit en lui-même autosuffisant de manière à justifier sa propre existence, et suffisant et nécessaire pour expliquer toutes les lois qui gouvernent la réalité phénoménale ainsi que les conditions aux limites et la sélection des constantes fondamentales.
Ici la notion de fondement prend un sens complètement différent puisqu'il ne s'agit plus de rechercher un fait antérieur à l'émergence des phénomènes et les conditionnant, mais de trouver un principe épistémologique justifiant le fonctionnement des modes opératoires de la rationalité humaine dans sa tentative d'appréhension de la réalité phénoménale et au-delà le réel en soi.
L'idée d'un fondement des systèmes logico-mathématiques est ici reconnue comme ne pouvant plus être séparée de l'idée de fondement de la connaissance humaine. L'existence de l'homme est alors reconnue comme fondant la connaissance de tout savoir. Nous sommes là en présence d'une idée aux conséquences philosophiques incalculables et qui s'inscrit exactement dans la perspective de la métaphysique baha'ie.

L'idée selon laquelle l'existence de l'homme est plus fondamentale d'un point de vue anthropique que l'existence de l'univers correspond à l'idée de Baha'u'llah selon laquelle l'univers a été créée pour l'homme, c'est-à-dire pour permettre l'évolution d'une créature capable de connaître et d'aimer son créateur, constituant donc les yeux, les oreilles et la conscience de l'univers tout entier. Cette idée va bien au-delà de l'idée traditionnelle qu'on trouve à la base de nombre de religions selon laquelle l'homme est une créature plus noble que l'univers qu'il habite et choisie par Dieu pour exercer sa vice-régence sur terre.
Pour Baha'u'llah, l'antériorité ontologique de l'homme par rapport à l'univers est l'élément déterminant de l'intelligibilité et de la rationalité de l'univers. La vision chrétienne ou musulmane, d'ailleurs dérivée en fait de Plotin et le Ptolémée, conçoit la création comme une hiérarchie de mondes différents où les positions physiques découlent du degré d'excellence spirituelle. C'est par l'excellence spirituelle qui lui est conférée par Dieu que l'homme a pouvoir sur une nature qui lui est inférieure et qu'il doit soumettre.
Pour Baha'u'llah, la relation de l'homme à l'univers n'est plus une relation hiérarchique, mais une relation instrumentale. L'univers est l'instrument du développement physique et plus encore du développement spirituel de l'homme. Pour cette raison, l'homme est lié à l'univers par un lien de dépendance dont il ne peut s'affranchir dans ce monde. Mais en même temps, il est porteur d'une potentialité qui dépasse tout ce que l'univers matériel contient. C'est cette potentialité qui fait que l'univers, bien qu'instrument de son développement spirituel, n'est pas le maître de l'homme.



Notes

66. cf Barrow et Tipler, op. cit., p 151.

67. C'est cette forme de déterminisme que Popper appelle "scientifique" et qui a trouvé sa meilleure formulation chez Laplace. Nous préférons cependant l'expression "déterminisme épistémologique" pour éviter toute ambigüité sur le caractère scientifique que pourrait avoir cette conception du déterminisme.

68. ibid. pp. 159-165.

69. cf Barrow et Tipler, op. cit., p 180.

70. cf. Démaret et Lambert, op. cit., pp. 91-96.

71. J. B. S. Haldane, Nature, vol. 139, 1002, (1939)

72. Barrox et Tipler, op. cit., pp. 245-247, et Demaret et Lambert, op. cit., pp 96-102.

73. Dicke, R. H., Nature, 192, 1961, p. 440.

74. ibid.

75. Trinh Xuan Thuan, La Mélodie secrète, Et l'homme créa l'univers, éd. Folio, 1991, pp. 294-295.

76. C'est au Professeur Jairo Roldan de l'Université de Cali en Colombie que je dois l'essentiel des idées qui sont ici exprimées et dont tout le crédit doit lui revenir. Malheureusement, au moment où ces lignes sont écrites les publications qu'il prépare ne sont pas encore parues. Mon interprétation de sa pensée repose donc uniquement sur les nombreuses conversations dont il m'a honoré au cours de nos multiples déplacements communs à Paris, à Cali et à Tirana, ainsi que sur la très importante conférence qu'il donna en 1991 à Paris dans le cadre du séminaire de M. Bitbol. J'espère avoir saisi le fond de sa pensée. Qu'il soit ici remercié de ses précieux conseils. On peut également consulter sa thèse Langage, Mécanique quantique et réalité; Un Essai sur la pensée de Niels Bohr, thèse de doctorat sous la direction de M. le Pr. B. D'Espagnat, Université de Paris-Panthéon-Sorbonne 1990.

77. cf. M. Jammer, The philosophy of quantum mechanic, New York, 1974, et J. A. Wheeler, in Foundational problems in the special science, éd. R. E. Butts et J. Hintikka, Dordrecht, 1977, p. 3 et in The nature of scientific discovery, éd. O. Gingerich, Washington, 1975, pp. 261-296 et 575-587.

78. J. Ladrière, "Le Principe anthropique; L'Homme comme être cosmique", in Cahier de l'École des Sciences philosophiques et religieuses, Faculté universitaire Saint Louis, Bruxelles, 2, 1987, pp. 7-31.

79. ibid. p. 105.

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