L'esprit
antropique
Par Jean-Marc Lepain
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Chapitre VI. Aspects anthropiques des écrits de Baha'u'llah
Nous ne devons pas nous attendre à trouver
le Principe anthropique formulé avec la même clarté que dans un ouvrage scientifique.
Ce que défend la métaphysique baha'ie, ce n'est pas le Principe anthropique
en tant que tel, mais un point de vue anthropique, ou une perspective anthropique,
qui est considérée tout à la fois pour sa valeur ontologique, gnoséologique
ou noétique.
6.1. Le caractère téléologique de la métaphysique
baha'ie
On ne sera pas surpris de constater que la métaphysique baha'ie présente un
fort caractère téléologique, tant il est vrai qu'on a du mal à envisager les
structures métaphysiques d'une religion révélée sans cet élément constitutif
essentiel.
L'existence de l'homme est marquée par une providence bénéfique qui fait qu'il
trouve à sa portée tout ce qui lui est nécessaire, et que la nature elle-même
s'emploie à pourvoir à tous ses besoins.
L'homme est la plus noble de toutes les créatures de Dieu. Considérant que le
créateur a fait de toute chose créée un miroir de ses noms et attributs, c'est
sur l'homme qu'il a répandu ceux-ci avec le plus d'éclat [92].
La place imminente que l'homme occupe dans la création justifie que la nature
et plus généralement le cosmos, soit au service de l'homme et qu'en fait dès
son origine, la création n'ait eu d'autre finalité que son apparition. La création
elle-même n'a pas d'autre finalité que de manifester les noms et attributs de
Dieu, et dans la création c'est l'homme qui seul dispose de la pleine capacité
de manifester ces attributs dans toute leur puissance, ce qui explique que l'homme
est la finalité de la création.
Alors que souvent les écritures du Christianisme et de l'Islam ne sont téléologiques
qu'implicitement, on peut difficilement imaginer une position qui soit plus
ouvertement et consciemment téléologique que celle de Baha'u'llah. Cette conception
téléologique de l'univers a de profondes implications dans l'anthropologie baha'ie.
Elle aboutit notamment à la fameuse doctrine de "l'homme-macrocosme". Baha'u'llah
renverse la perspective des doctrines hermétiques classiques qui faisaient de
l'homme un microcosme récapitulant en lui toute la création, pour en faire le
macrocosme lui-même, ce qui sous-entend que c'est le monde qui a été bâti à
la mesure de l'homme. Dans une de ses Tablettes, Baha'u'llah écrit:
"..L'homme a reçu du Très Miséricordieux la faculté de voir et il a également
été doué par lui du pouvoir de l'entendement. D'aucuns l'ont présenté comme
le type du microcosme, alors qu'il est en réalité le type du macrocosme. Les
potentialités inhérentes à la condition humaine, la pleine mesure de sa destinée
sur terre, l'excellence innée de sa réalité spirituelle, tout cela doit être
manifesté en ce jour promis de Dieu."
Nous avons ailleurs montré [93] que
cette conception anthropologique s'inscrit dans une perspective "théosophique"
, c'est-à-dire une perspective qui cherche à intégrer le point de vue de la
philosophie et le point de vue de la science dans une perspective beaucoup plus
large qui cherche à surmonter leurs contradictions, et la coupure épistémologique
qui sépare la science de la métaphysique, tout en maintenant l'autonomie de
l'une et de l'autre.
Une conséquence importante de la doctrine de l'homme macrocosme concerne les
problèmes de noétique et d'intelligibilité. Il est évident que c'est seulement
à partir du macrocosme qu'on peut comprendre le microcosme; c'est donc seulement
à partir de l'homme qu'on peut seulement comprendre l'univers.
D'un côté, la position anthropique vient certainement limiter l'horizon de l'intelligibilité,
d'un autre côté la notion d'homme-macrocosme repousse considérablement cet horizon
et ouvre des perspectives importantes en justifiant la rationalité humaine comme
instrument de l'intelligibilité de l'univers. Il va de soi que si l'univers
est le microcosme de l'homme-macrocosme, la rationalité de l'un ne peut différer
considérablement de la rationalité de l'autre. Nous retrouvons là une des plus
pures formulations du Principe anthropique.
Mais il reste une question: "Comment connaître le macrocosme?" En connaissant
Dieu, répond Baha'u'llah, citant cette parole attribuée au prophète Muhammad:
"Il a connu Dieu celui qui s'est connu lui-même". Baha'u'llah affirme que la
connaissance de Dieu constitue "la racine" (asl) de tout savoir. Le monde n'étant
qu'un reflet des attributs divins, la connaissance de ses attributs est essentielle
aussi bien à la connaissance de l'homme qu'à la connaissance de l'univers.
En fait, Baha'u'llah établit une relation dialectique entre ces trois types
de connaissances: la connaissance de soi, la connaissance du monde, et la connaissance
de Dieu. Il existe entre ces trois branches de la connaissance une profonde
interdépendance. Non seulement l'une ne peut progresser longtemps sans les autres,
mais si cela se produit, il en résulte un tel déséquilibre du développement
des sociétés humaines que celui-ci vient menacer le fondement même de la civilisation,
comme nous le voyons aujourd'hui.
6.2. La coupure épistémologique entre science
et religion
Cette téléologie baha'ie n'a cependant rien à voir avec certains excès commis
par les téléologistes du XVIIIe siècle, parce qu'elle sépare nettement le plan
scientifique du plan métaphysique. Il faut, en fait, distinguer deux types de
téléologie. Il y a le raisonnement téléologique propre à ce que nous pouvons
appeler la téléologie épistémologique et nous avons montré au chapitre précédent
que la science pouvait difficilement faire l'économie de ce genre d'argument.
Ce type de raisonnement vise essentiellement à expliquer le passé en fonction
du présent, et procède comme un principe de sélection. Il y a ensuite la téléologie
théologique ou métaphysique. Cette téléologie ne se contente pas d'expliquer
le passé à partir du présent, elle déborde sur le futur en affirmant que l'univers
poursuit une fin souhaitable préordonnée par une intelligence transcendante.
Nous pensons que c'est précisément entre ces deux formes de téléologie que passe
la coupure épistémologique entre science et philosophie ou entre science et
religion.
6.3. Les trois formes de la téléologie métaphysique
Si nous acceptons le fait que l'univers poursuit un dessein téléologique qui
n'est pas le seul résultat d'une illusion anthropique, et qui donc concerne
aussi bien l'avenir de notre espèce que son passé, il devient naturel et légitime
que l'homme s'interroge sur le sens et la forme de cette fin souhaitable et
préordonnée. A cette question, l'homme a donné trois types de réponses.
Le premier type concerne la téléologie immanentale. Elle ordonne la réalisation
de cette fin uniquement dans ce monde-ci; cela peut être la réalisation de la
société la plus juste et la plus parfaite, l'avènement de la Jérusalem céleste,
la Citée du Soleil de Joachim de Flore et les utopies du même genre, la fin
de l'histoire et l'instauration définitive de la démocratie comme modèle politique
indépassable, etc. On le voit, la téléologie métaphysique se transforme rapidement
en téléologie historique. On trouve une téléologie historique aussi bien dans
des philosophies séculaires comme la philosophie grecque et chinoise et le positivisme
d'Auguste Comte, que dans les religions révélées où l'économie de la téléologie
historique est organisée pour aboutir à une eschatologie, fin du monde, jugement
dernier, résurrection des morts, gouvernement des justes, millenium, etc.
Le second type de réponse à la question du dessein de la création se trouve
dans l'accomplissement du destin individuel de chaque membre de l'humanité,
c'est-à-dire le salut. Nous pouvons appeler cette téléologie "téléologie eschatologique".
C'est la réponse du Christianisme qui en a fait le principe premier de sa théologie,
et à moindre degré du Judaïsme et de l'Islam. Nous sommes sur terre pour adorer
Dieu, l'aimer et lui obéir et de cette façon, nous nous assurons du salut de
notre âme et d'une place confortable au Paradis.
Enfin, un dernier type de téléologie, que nous appellerons téléologie transcendantale,
ordonne le dessein de l'univers en fonction d'un principe métaphysique plus
abstrait. On en trouve des exemples dans la philosophie de Theillard de Chardin.
La téléologie baha'ie a des points communs avec ces trois types de réponses,
avec une inclination certaine pour la troisième, tout en se distinguant de toutes.
C'est précisément cela qui la rend difficile à cerner. La réponse la plus directe
à la question: "Quelle est la finalité de l'univers et pourquoi l'homme existe-t-il
dans cet univers?", les Écrits baha'is ont une réponse simple et directe. L'homme
a été créé pour connaître et aimer Dieu, par conséquent l'univers existe pour
qu'une créature connaisse le Créateur. Une des prières que Baha'u'llah a demandé
à chaque croyant de réciter une fois pas jour commence par cette phrase: "J'atteste,
ô mon Dieu, que tu m'as créé pour te connaître et pour t'adorer." [94]
Nous voyons comment subtilement nous glissons ici d'une idée téléologique à
un point de vue anthropique. La téléologie baha'ie ne se réalise pas dans ce
monde; elle n'a pas non plus en vue le salut. Ce qui est considéré ici ce n'est
pas le destin individuel; c'est l'homme en tant qu'espèce. De ce point de vue,
nous sommes tout à fait dans le cadre d'une téléologie transcendantale.
La métaphysique baha'ie est totalement dépourvue de finalité eschatologique.
La première raison est que les Écrits baha'is considèrent la création comme
éternelle. La seconde raison, se trouve dans le fait qu'il n'y a dans la doctrine
baha'ie ni jugement dernier, ni résurrection des morts. L'existence de l'homme
n'a pas une finalité terrestre qui doit s'accomplir dans ce monde ou dans l'autre
comme salut.
Connaître Dieu ne dépend pas du fait que la créature soit dans le monde matériel
ou dans le monde spirituel. Mais il existe cependant une téléologie historique.
Le fait que la finalité de la création soit à rechercher en-dehors de l'univers
n'épuise pas tout l'argument téléologique. Pour des raisons que nous énoncerons
bientôt, et qui sont tout à fait similaires au Principe anthropique final, une
fois que l'homme est apparu dans l'univers, il ne peut disparaître aussi longtemps
que dure celui-ci, et le destin de l'homme est alors de développer éternellement
une civilisation en perpétuel progrès. C'est cet aspect du concept baha'i de
civilisation qui rapproche sa téléologie des téléologies immanentales.
Cependant, comme nous l'avons vu, la connaissance du monde va avec la connaissance
de soi. On ne peut donc imaginer un progrès matériel de l'humanité qui se poursuivre
sur des millénaires sans qu'il n'y ait un progrès spirituel équivalent. Le concept
baha'i de civilisation englobe aussi bien la sphère matérielle que la sphère
spirituelle. L'essence même de la civilisation est spirituelle, car c'est du
fondement spirituel de la civilisation (le monde des valeurs) qu'en dernière
instance dépend le progrès matériel.
Dans les Écrits baha'is la téléologie matérielle, celle de l'univers physique,
aboutit à une téléologie spirituelle. La charnière entre les deux se situe au
niveau de la téléologie historique. A partir du moment où la Foi baha'ie postule
qu'il existe une vie future, il va de soi que cela ne peut rester sans effet
sur la conception du devenir des sociétés humaines.
C'est pourquoi on ne peut pas concevoir de religion sans une philosophie de
l'histoire. Dans le cadre de la philosophie baha'ie, le destin historique et
spirituel de l'homme s'accomplit dans le progrès de l'esprit. Le but de la civilisation
est de permettre à l'homme de s'épanouir intellectuellement et spirituellement
de manière à lui permettre de connaître toujours mieux son créateur.
De la poursuite de cet épanouissement intellectuel et spirituel dépend bien
entendu son destin dans l'autre monde, mais il ne s'agit ni de salut ni de damnation.
Baha'u'llah dit que le destin de l'âme est de connaître une évolution éternelle
à travers des mondes spirituels en nombre infini; évolution qui doit l'amener
toujours plus proche de son créateur.
6.4. La place de l'argument cosmologique dans
les Écrits baha'is et ses conséquences
D'une manière générale, les Écrits baha'is n'accordent pas une grande importance
aux preuves et arguments qui pourraient démontrer l'existence de Dieu. En effet,
la Foi baha'ie approche la question de l'existence de Dieu beaucoup plus de
façon mystique que de façon rationnelle. La connaissance de Dieu doit être une
connaissance intuitive, personnelle et immédiate qui découle de la pureté du
coeur. Cette connaissance intuitive est fondée sur la relation existante entre
l'homme et son créateur; relation qui est caractérisée par le "Signe" que Dieu
a déposé en l'homme.
Ce que l'homme connaît, ce n'est donc pas Dieu lui-même, mais seulement ce signe,
ou les attributs divins qui en sont la manifestation car, rappelons-le, Dieu
est inconnaissable. Connaître Dieu nécessite "l'Esprit de Foi", qui vient comme
une confirmation sur le véritable croyant. Sans cet Esprit de Foi, l'esprit
est incapable de s'élever à cette connaissance. Baha'u'llah explique que cela
a été voulu par Dieu de façon à préserver la liberté de l'homme. Pour que l'adoration
soit sincère, il faut qu'elle soit libre.
L'argument cosmologique présente plusieurs difficultés pour être admis dans
la métaphysique baha'ie. La première, comme nous venons de le voir, tient au
caractère essentiellement intuitif et mystique de la connaissance de Dieu. La
seconde difficulté est plus philosophique. Si Dieu est totalement inconnaissable,
comment pourrait-on apporter la preuve logique de son existence ?
Si l'existence divine pouvait être emprisonnée dans les lois de la logique,
cela ne constituerait-il pas une atteinte à la transcendance divine? Par ailleurs,
l'argument cosmologique établit un lien direct entre Dieu et la création. Or,
la métaphysique baha'ie cherche précisément à distendre ce lien comme contraire
à la transcendance divine.
Dans les théologies chrétiennes et musulmanes, Dieu intervient comme agent direct
d'une création ex nihilo. Le lien qui s'établit entre le créateur et le monde
phénoménal est donc un lien direct et étroit, si étroit que de nombreux philosophes
n'avaient pas de mal à imaginer que Dieu intervienne dans l'ordre du monde comme
l'horloger qui de temps à autre remonte l'horloge ou corrige l'heure qu'elle
indique. Il faut ici se rappeler que la cosmologie baha'ie est plus complexe.
Non seulement la création ex nihilo est rejetée, mais le monde physique est
considéré comme une émanation du monde spirituel.
Le monde physique existe parce que les mondes spirituels existent et ont été
créés avant lui. Quant aux mondes spirituels, ils ne sont eux-mêmes qu'une création
indirecte, car leur origine ne se situe pas en Dieu directement, mais dans l'Esprit
qui est l'émanation directe de Dieu. Baha'u'llah appelle cette esprit "le Premier
émané", "la Volonté première", 'Abdu'l-Baha l'appelle également "la Réalité
universelle" [95] et indique ailleurs
qu'elle est l'équivalent de la Cause première d'Aristote.
On comprend ainsi pourquoi il ne peut pas y avoir d'argument cosmologique en
tant que tel. L'argument ontologique vise à démontrer l'existence d'une cause
première. Dans l'interprétation chrétienne de l'aristotélisme, il ne faisait
pas de doute que cette cause première ne pouvait être autre que Dieu, et c'est
précisément ce que vise à réfuter la métaphysique baha'ie.
On ne trouve donc pas dans les Écrits baha'is un argument cosmologique en tant
que tel. Par contre, cela ne signifie pas qu'on n'y trouve pas toute une série
de raisonnements de type cosmologique, mais le raisonnement ne peut plus porter
sur Dieu. Il porte uniquement soit sur l'existence d'un monde spirituel qui
est la cause directe de notre monde matériel, soit sur la "Réalité universelle"
ou "Volonté première" comme agent de la création toute entière.
De cela, bien sûr, on peut toujours inférer l'existence de Dieu. Mais son existence
ne paraît plus découler d'un raisonnement logique qui apporterait une "preuve".
Combien de fois, Baha'u'llah et 'Abdu'l-Baha ne disent-ils pas que l'existence
de la créature prouve l'existence du créateur aussi sûrement que l'existence
du tableau prouve l'existence du peintre; ou encore que l'existence d'un souverain
divin prouve l'existence de serviteurs [96].
Mais encore faut-il avoir reconnu que l'homme est une créature et un serviteur,
ce qui postule un acte de foi préalable, et non une démonstration logique. Ainsi
l'argument logique n'a de valeur que pour celui qui croit déjà. En aucun cas,
il ne constitue une preuve.
Dire que la Cause première de la création est la Volonté première ne résout
en aucun cas le problème, car on peut toujours dire que la cause première doit
avoir une cause qui est Dieu, car la seule alternative qui existe conciste soit
à déifier la Volonté première, soit à dire que l'univers n'a pas de cause ou
qu'il est sa propre cause.
Cette aversion pour cette représentation de Dieu comme cause première n'est
nulle part expliquée dans les Écrits baha'is, mais on peut cependant comprendre
que ce qui est rejeté ce n'est pas tant le raisonnement que la notion de "cause".
Dieu dans son infinie transcendance ne peut être cause de rien. Le concept de
cause est un concept anthropomorphique qui est impropre à décrire la relation
de Dieu avec sa création, puisque de toute façon cette relation restera à jamais
un mystère. Le potier est cause première de la coupe. Mais comment peut-on être
sûr que cette relation est transposable à la relation de Dieu avec sa création?
La relation causale est remplacée par une relation de dépendance qui modifie
le sens qu'on attribue à la contingence. Après tout, la coupe du potier est
libre de passer de main en main. Elle trouvera un acheteur, et peut-être pourra-t-elle
même appartenir à plusieurs propriétaires successifs. On voit bien que la coupe
n'est pas contingente au potier.
D'un côté, la métaphysique baha'ie rejette Dieu dans une transcendance absolue
qui le rend impénétrable, et semble creuser un gouffre infranchissable entre
lui et sa créature.
D'un autre côté, elle assure que Dieu réside en l'homme, qu'il est plus proche
de son coeur que lui-même ne l'est.
Cette apparente contradiction s'explique par le concept de contingence. Tout
ce qui est existence est contingence. C'est parce que Dieu est présent en toutes
choses que celles-ci peuvent continuer à exister. C'est par Dieu que les choses
se "réalisent" (muhayiqq) [97], ce qui
fait que finalement toute chose est comme une émanation de Dieu [98],
directement ou indirectement. Car ce qui distingue le Premier émané des autres,
ce n'est pas le fait qu'il existe une succession d'émanations diverses, c'est
le fait que l'Esprit en se diffusant à travers les différents mondes divins
prend des modalités ontologiques propres à chacun de ces mondes. Dans ce schéma,
chaque modalité ontologique est dans une situation de dépendance et de contingence
relative par rapport à la modalité qui lui est supérieure. Le monde matériel
est dépendant du Malakut, comme le Malakut est dépendant des autres mondes divins.
Un raisonnement de type cosmologique est fréquemment utilisé dans les Écrits
baha'is pour démontrer l'existence de l'âme. Le raisonnement repose sur l'idée
que la partie ne peut pas être plus grande que le tout. Elle ne peut donc avoir
que des propriétés qui se retrouvent dans le tout. Or, indéniablement, l'homme
fait partie de la Nature. Pourtant, il manifeste des qualités intellectuelles
et spirituelles qui ne sont pas dans le tout; ce qui prouve que ces qualités
intellectuelles et spirituelles ne lui viennent pas du monde de la nature, mais
révèlent un monde plus grand qui embrasse le monde de la nature et qui le comprend
et qui est le monde spirituel.
On pourra objecter que la vie elle-même a émergé d'un monde qui en était totalement
dépourvu; mais pour les baha'is, la vie est également un de ces phénomènes qui
trahissent l'existence d'un monde spirituel. Tous les sauts quantiques que nous
voyons se produire dans la création sont considérés comme une nouvelle manifestation
de l'Esprit, qui dans ce monde revêt toutes les formes: minérale, végétale,
animale, humaine, etc.
6.5. L'argument cosmo-anthropique d''Abdu'l-Baha
On trouve cependant dans les Leçons de Saint Jean d'Acre d''Abdu'l-Baha un chapitre
consacré, si on en croit le titre ajouter par la compilatrice Laura Barney,
à la preuve de l'existence de Dieu. Cette approche qui est unique par rapport
à tous les autres Écrits baha'is s'explique sans doute par le fait que ce livre
est composé de propos répondant aux questions posées par la compilatrice et
s'adresse donc directement à un auditoire occidental. Mais la question qu'on
peut se poser est celle de s'avoir s'il est question ici de preuve au sens logique
du terme, ou plutôt d'"indices" de "signes" de l'existence divine. Nous ne sommes
pas ici devant une démonstration logique au sens propre, mais l'argument cherche
surtout à établir une évidence.
Dans un chapitre précédant 'Abdu'l-Baha commence par rappeler les principes
de son monisme épistémologique: la nature est gouvernée par des lois universelles
qui lui sont transcendantes et qui sont la manifestation d'une loi fondamentale
unique. Elle est caractérisée par une organisation, des lois, un ordre et un
dessein. Le fait que la nature n'a pas d'intelligence mais que les lois qui
la gouvernent soient intelligentes prouve que ces lois ne sont pas l'émanation
de la nature, mais proviennent d'un principe qui lui est supérieur. La nature
apparaît ainsi comme la manifestation de la puissance divine [99].
Il est intéressant de remarquer à ce stade que l'exposé d''Abdu'l-Baha fait
déjà usage d'un Principe anthropique car 'Abdu'l-Baha signale que "Une des choses
qui apparaît dans le monde de l'existence, et qui est une des nécessités de
la nature, est la vie humaine." [100]
Nous voyons ici très clairement exprimé le fait que la non-séparabilité de l'homme
et du cosmos provient d'une "nécessité".
Au chapitre suivant, 'Abdu'l-Baha développe un argument qui est typiquement
de type cosmologique sans l'être complètement. On pourrait appeler cet argument
l'argument cosmo-anthropique. Rappelons que l'argument cosmologique part de
l'existence de l'univers: "Puisque tout ce qui existe a une cause et puisque
que je peux affirmer avec certitude que l'univers existe, alors l'univers doit
avoir une cause première en-dehors de lui". L'argument cosmo-anthropique remplace
l'univers par l'homme: "Je peux établir avec certitude que l'homme existe. Or
l'homme manifeste des qualités qui ne sont pas dans la nature. Il s'ensuit que
la nature ne suffit à expliquer l'existence de l'homme. Cette existence manifeste
un pouvoir transcendant à la fois extérieur à l'homme et à la nature".
Nous pensons donc qu'il n'existe pas dans la philosophie baha'ie d'argument
cosmologique, au sens où un argument est considéré comme une preuve décisive
de l'existence de Dieu. Cependant, il existe un raisonnement cosmologique, car
autrement toute la téléologie perdrait son sens et le développement d'un Principe
anthropique également. Ce raisonnement cosmologique prend la forme d'un postulat
de contingence très simple. C'est ce principe de contingence qui permet au Principe
anthropique de porter ses fruits.
6.6. L'argument ontologique et la métaphysique
baha'ie
Si on ne trouve pas dans les Écrits baha'is un argument cosmologique en tant
que tel, mais un argument cosmo-anthropique. On ne sera donc pas surpris de
ne pas trouver non plus d'argument ontologique, bien que une fois encore on
trouve de nombreux raisonnements de nature ontologique, qui sont d'ailleurs
étroitement liés à l'argument cosmo-anthropique.
Sur ce point la métaphysique baha'ie est infiniment supérieure à la théologie
chrétienne et musulmane car elle est parvenue à faire la synthèse et à lier
étroitement ensemble les arguments cosmologique et ontologique. Nous sommes
en fait en présence d'un argument "cosmo-onto-anthropique". Cette synthèse n'a
pu être réalisée que parce que une perspective anthropique avait été introduite.
Par ailleurs, c'est cette perspective anthropique qui permet au principe de
contingence de manifester toute sa puissance explicative.
Un exemple de raisonnement ontologique nous est fournis par 'Abdu'l-Baha à propos
de la perfectibilité de l'âme de l'homme. La thèse qu'on veut ici démontrer
est que l'âme de l'homme est infiniment perfectible, à travers toute l'éternité
de son évolution dans les mondes spirituels. 'Abdu'l-Baha, déclare: "...les
perfections de l'existence sont également infinies, car vous ne pouvez pas trouver
un être qui soit si parfait, que vous ne puissiez en imaginer un plus parfait".
[101]
C'est-à-dire qu'on ne peut imaginer aucune perfection dont on ne puisse ajouter
quelque chose pour la rendre plus parfaite. Ceci sous-entend que toutes les
qualités dont on parle sont toujours des qualités relatives, ce qui prouve que
la perfection ne peut jamais être atteinte par l'âme humaine. La structure logique
de ce raisonnement reproduit exactement les prémices de l'argument de Saint
Anselme et de Descartes avec un certain nombre de différences néanmoins.
La première différence, c'est que le raisonnement ne porte pas sur l'être le
plus parfait. Il implique, cependant, une autre sorte d'absolu qui ici est la
perfection; perfection dont on voit bien qu'il est sous-entendu qu'elle n'appartient
qu'à Dieu. La deuxième différence porte sur le sens du raisonnement. Celui-ci
est inversé. En présentant le raisonnement de cette manière, on évite l'objection
de Kant que l'existence n'est pas un prédicat comme les autres. Pour arriver
à ce résultat, 'Abdu'l-Baha, très subtilement inverse le problème. Il ne s'agit
plus de démontrer que l'absolu existe, mais au contraire que tout est relatif.
Ce raisonnement, sous-entend bien entendu l'argument de contingence dont nous
avons démontré qu'il était essentiel à la métaphysique baha'ie. Alors que dans
la théologie chrétienne l'argument ontologique est plus fondamental et logiquement
antérieur à l'argument cosmologique, même si bien que pendant longtemps on n'a
pas vu que le premier était implicitement contenu dans le second, ici c'est
le contraire qui se produit, et c'est l'argument de contingence qui est fondamental.
Le problème n'est plus de savoir si exister en imagination c'est exister réellement,
mais de savoir si l'existence du contingent prouve l'existence du non contingent,
ou si l'existence du relatif prouve l'existence du non relatif.
Dans la logique du langage ordinaire, la réponse est immédiatement oui, mais
encore faut-il prouver que la logique du langage ordinaire est la bonne. Elle
n'est pas en tout cas la seule possible. En fait, la question n'a pas de solution
logique parce que affirmer que le relatif prouve ou ne prouve pas l'existence
de l'absolu dépend des postulats qu'on a pris pour base de cette logique. La
question revient donc à se demander si les postulats de la logique du langage
courant sont des postulats "naturels" possédant ou non une connaturalité avec
la rationalité de l'univers.
Cette connaturalité est la seule légitimation que l'on pourrait tenir pour indiscutable;
mais pour le moment, dans l'état actuel de nos connaissances scientifiques,
elle est indémontrable. Inversement, on peut s'interroger pour savoir sur quelle
base on peut faire varier les postulats de la logique naturelle.
Et là, on tombe dans un plus grand péril qui est celui de l'arbitraire, car
on se demande quels critères de légitimation on pourrait retenir en-dehors de
l'auto-consistance, et d'un minimum d'efficacité. Nous touchons ici à des questions
extrêmement complexes qui mériteront un jour d'être étudiées dans le détail.
On trouve un autre raisonnement ontologique très proche dans un autre chapitre
des Leçons de Saint Jean d'Acre , et il est remarquable que le raisonnement
s'applique au même sujet de la perfectibilité de l'homme. Ce raisonnement est
basé sur l'argument que toutes les perfections que l'on attribue à Dieu doivent
exister en l'homme, sinon l'homme serait incapable de les imaginer, "car, pour
chaque nom, chaque attribut, chaque perfection que nous attribuons à Dieu, il
en existe un signe en l'homme; s'il en était autrement, l'homme ne pourrait
pas imaginer ces perfections et il ne pourrait pas les comprendre". [102]
Mais c'est dans le second chapitre des Leçons de Saint Jean d'Acre qu'on trouve
le meilleur exemple de ce qu'on pourrait appeler l'argument cosmo-onto-anthropique.
Nous avons déjà étudié l'aspect cosmologique de l'argument et nous avons montré
qu'il fonctionne logiquement comme l'argument cosmologique classique, mais qu'au
lieu de chercher la cause première de l'univers, il recherche la cause première
de l'homme.
C'est ici que nous voyons que le raisonnement ontologique est inséparable du
raisonnement cosmologique et qu'un degré de synthèse a été ici atteint dont
nous ne trouvons aucun précédent dans l'histoire de la philosophie. L'existence
d'un homme qui manifeste des qualités qui ne se trouvent pas dans la nature
suppose que le principe de cet homme soit à la fois transcendant à lui et à
la nature.
Or l'homme représente la perfection de la création. Il est la somme de toutes
les qualités qu'on peut imaginer. Il est vrai que ces perfections sont relatives
en lui. C'est pourquoi la perfection humaine est une perfection purement potentielle,
et non une perfection en acte. Mais ceci s'explique par le fait que toute existence
est contingence. Aucun étant ne peut être la perfection en acte, si non il ne
serait plus contingent. C'est ce qui explique que la création nous apparaît
dans une certaine mesure imparfaite.
Cette imperfection relative n'est nullement une déficience, mais au contraire
un principe constitutif intentionnel, car le monde ne pourrait exister sans
la contingence. Un univers non contingent est tout simplement inconcevable.
La création est à la fois parfaite et imparfaite. Elle est la perfection dans
l'ordre de la contingence, mais d'un point de vue purement humain elle apparaît
comme imparfaite car l'homme introduit le point de vue de la non contingence
dans son aspiration à Dieu et à une perfection supra contingente. Les déficiences
du monde en manifestant sa contingence manifeste en plus une perfection qui
ne peut être perçu que lorsqu'on la considère dans un ordre supérieur qui inclut
tous les mondes divin.
En tant que perfection de la création, l'homme manifeste la puissance, le savoir,
la justice, etc. Mais ces qualités ne sont que des potentialités relatives.
Ce qui apparaît d'abord en l'homme ce sont la faiblesse, l'ignorance et l'injustice.
Cependant, la faiblesse dans la créature est une preuve de la puissance du créateur,
car si la puissance n'existait pas chez un être tout-puissant nous ne serions
pas dans la possibilité d'imaginer la faiblesse. L'existence du relatif prouve
l'existence de l'absolu. C'est notre ignorance qui nous prouve l'existence du
savoir. "Les imperfections du monde contingent sont en elles-mêmes la preuve
des perfections de Dieu." [103]
Et 'Abdu'l-Baha ajoute un peu plus loin: "Parce que une des caractéristiques
des êtres contingents est la dépendance et parce que la dépendance est une nécessité
essentielle, par conséquent il doit exister un être indépendant dont l'indépendance
est essentielle." [104]
Cet argument reproduit la logique de l'argument cosmologique, mais il en diffère
cependant par le fait qu'ici l'existence en pensée, et donc toutes les conséquences
critiquables qui en découlent, n'intervient pas. Si l'argument cosmologique
reçoit dans la métaphysique baha'ie une forte dose d'anthropisme, le mouvement
inverse se produit dans le raisonnement ontologique. Alors que chez Saint Anselme
l'existence en pensée de l'être le plus parfait introduit forcément un élément
anthropique, celui-ci disparaît totalement du raisonnement que nous venons de
citer.
6.7. Conséquences métaphysiques de l'argument
cosmo-onto-anthropique
Il n'est peut être pas inutile de signaler ici que ce type d'argument cosmo-onto-anthropique
a deux importantes conséquences métaphysiques. La première, c'est que l'univers
comme l'homme doivent être considérés comme parfaits.
Il n'y a peut-être pas un seul univers possible d'un point de vue physique,
bien que les marges de variations soient extrêmement faibles et que les autres
univers possibles devraient, pour être compatibles avec une vie consciente être
à peine différents du nôtre; cependant du point de vue des valeurs spirituelles,
c'est-à-dire de ce que la métaphysique baha'ie appelle la manifestation des
noms et attributs divins, il n'y a qu'un seul univers possible parce que il
n'y a qu'une seule perfection.
S'il y avait plusieurs univers possibles tous également parfaits dans leurs
potentialités, alors il y aurait autant de Dieux possibles. Or, la perfection
absolue ne peut qu'être une. Il en résulte que nous vivons dans le seul univers
métaphysiquement possible. De ce point de vue, la métaphysique de Baha'u'llah
présente une similitude intéressante avec celle de Leibniz.
Que la création soit parfaite ne signifie pourtant pas que la nature le soit,
car la nature c'est la création à l'état de puissance, la création à l'état
brut. C'est la mission de l'homme de perfectionner la nature et d'en être le
gardien. Le jardinier qui greffe un arbre fait apparaître dans cet arbre une
perfection qui était latente et qui sans lui n'aurait jamais vu le jour. L'homme
peut rendre productif ce qui est stérile. L'état sauvage n'est pas l'état de
perfection pas plus que l'homme ignorant ne peut représenter la perfection de
l'homme. Baha'u'llah dit que l'homme occupe dans le monde de la nature la même
position que le prophète dans le monde de l'homme. Il en est l'éducateur.
La seconde conséquence de l'argument cosmo-onto-anthropique, c'est que dans
un tel système, le mal ne peut avoir qu'une existence relative. La théorie que
développe 'Abdu'l-Baha est en tout point similaire à celle qu'avançait Saint
Augustin, mais qui fut négligé par le Christianisme qui préféra s'en tenir à
l'explication de la tentation du démon et à une interprétation littérale de
la Bible contre ce qui apparaissait alors comme une théorie teintée de platonisme.
Ici le mal est avant tout l'absence de bien comme l'obscurité est l'absence
de lumière, le froid l'absence de chaleur et l'ignorance l'absence de connaissance
[105]. Cette théorie a d'infinies
séductions esthétiques par la pureté de son raisonnement et l'économie de ses
arguments. Mais alors que chez Saint Augustin elle apparaît comme un trait de
génie qu'aucune nécessité n'appelle et qui n'est pas véritablement liée au corps
de sa doctrine, au point où on peut supposer que Saint Augustin l'ait emprunté
à un autre auteur; chez 'Abdu'l-Baha, et dans toute la métaphysique baha'ie,
cette théorie forme un tout organique avec cette vision du cosmos et de la création
que nous avons longuement décrite. Cette théorie du mal ne prend tout son sens
que dans le contexte de l'argument de contingence et de toutes ses ramifications
dans les arguments cosmologique et ontologique. Une fois de plus on voit éclater
à nos yeux l'extraordinaire cohésion de la métaphysique baha'ie. Tous ses principes
sont liés organiquement.
La liaison que nous pouvons établir à travers le principe de contingence entre
cette théorie du mal et notre remarque précédente sur le seul univers possible
explique pourquoi la métaphysique de Baha'u'llah est à l'abri des critiques
qui ont été portées à Leibniz à propos de sa théorie du meilleur des mondes.
Il n'est pas question de dire avec Pope que "Tout est bien". Certes, on peut
toujours tenter d'expliquer le mal en fonction d'un bien supérieur. C'est ce
qu'à fait Voltaire dans Candide et son optimisme s'était effondré devant le
tremblement de terre de Lisbonne. Les propos du Candide sont d'ailleurs étrangement
ressemblant à ceux que développe Mullana Rumi dans son Mathnavi à propos de
l'histoire du prophète Khizr.
6.8. Retour au principe phénoménologique
Ce que nous venons de voir montre que la structure métaphysique d'un Principe
anthropique qu'on pourrait retrouver dans les Écrits baha'is ne peut entièrement
ressembler ni à celle que manient les physiciens, ni à celle familière maintenant
aux philosophes. Nous ne pouvons ici revenir longuement sur le principe phénoménologique
qui affirme que toute intellection de la réalité dépend du situs de l'observateur.
Ce principe peut paraître une banalité pour un physicien. Il ne prend toute
son importance que lorsqu'on l'applique à la métaphysique. Ce principe joue
un rôle très négligeable dans la cosmologie scientifique parce que les scientifiques
considèrent que si le but de la science est de comprendre la structure de l'univers,
l'image qui doit se dégager doit forcément être unique, même si elle est reconstituée
à partir de points de vue différents.
Lorsque nous introduisons le concept de "réalité" pour parler de la structure
logico-physique de l'univers nous introduisons déjà un biais métaphysique, car
rien ne prouve que la réalité et la structure logico-physique de l'univers coïncident.
C'est sur la mise en doute de ce postulat qu'est fondé le principe phénoménologique
de Baha'u'llah.
L'idée fondamentale de la métaphysique baha'ie, c'est que notre monde, borné
par ses quatre dimensions, n'est qu'une infime partie de la réalité, comprise
comme l'ensemble de ce qui peut être considéré comme existant, car bien sûr
le concept même d'existence doit être reconsidéré dans cette perspective.
S'il existe des mondes hiérarchisés, il existe forcément un point de vue phénoménologique
correspondant à chacun de ces mondes. Mais cette idée n'est pas vraiment ce
qui fait l'originalité du principe phénoménologique dont l'intérêt est plutôt
mystique. L'idée fondamentale de ce principe est que le monde des phénomènes
n'est pas séparable du monde des valeurs.
L'homme n'a pas une perception directe de la réalité parce que la réalité n'est
pas uniquement constituée de phénomènes, mais est également de sens et de signes
porteurs de significations (athar, ayyat, isharat, ma'na, etc.) qui requièrent
pour être déchiffrés une véritable herméneutique ontologique.
Malheureusement, l'entendement de l'homme n'est pas en prise directe avec cette
réalité. Il ne la perçoit qu'à travers divers voiles qui sont son ego, ses passions
et ses idiosyncrasies psychologiques et spirituelles. Ces voiles l'amènent souvent
à se nourrir d'illusions sur lui-même et expliquent que ne pouvant se connaître
lui-même, il ne puisse connaître la réalité du monde.
De ce fait, au fur et à mesure que l'homme grandit spirituellement, les voiles
qui s'opposent entre lui et la réalité deviennent de plus en plus fins, modifiant
petit à petit sa perception de la réalité. Ainsi la connaissance que le pèlerin
spirituel a du monde dépend essentiellement de son processus de transformation
intérieure, et comme le dit Baha'u'llah: "Les différences que le voyageur perçoit
entre les mondes divins tiennent au voyageur, non à ces mondes". [106]
6.9. La non-séparabilité de l'homme et de
l'univers
Le Principe anthropique, si on en compare toute les versions, repose sur l'idée
qu'il existe une relation indissoluble entre l'homme et l'univers observé. C'est
donc une sorte de principe de non-séparabilité qui peut être interprété de trois
façons: soit la non-séparabilité tient à l'homme, soit elle tient à l'univers,
soit elle tient aux deux. La première position est la plus rationnelle en apparence,
c'est d'ailleurs pourquoi nous avons pris soin de parler de l'univers observé
et non de l'univers en soi.
Pour les tenants de cette position, il y a non-séparabilité tout simplement
parce que l'homme n'a pas les capacités intellectuelles et cognitives pour connaître
l'univers en soi. Ce qu'il voit et comprend est un produit engendré par l'observation
des phénomènes qu'il cherche à comprendre, et les structures rationnelles et
cognitives de son esprit qui ont besoin de projeter un ordre sur les phénomènes
observés. La non-séparabilité est donc une illusion, mais une illusion nécessaire
et insurmontable.
Cette position est assez confortable d'un point de vue rationaliste. Certes,
elle chahute un peu le principe de la rationalité de l'univers sur lequel toute
la science est fondée, mais elle n'annule pas totalement cette rationalité,
car on peut toujours prétendre que la rationalité humaine présente suffisamment
de ressemblance avec la rationalité universelle pour que l'entreprise scientifique
ne soit pas tout à fait vaine.
Ainsi, cette position peut s'accorder avec une certaine dose d'idéalisme sans
que l'idéalisme soit poussé dans ses dernières conséquences. La seconde position
est beaucoup plus hardie et conduit à un idéalisme absolu; l'univers a besoin
de l'homme pour exister, c'est le regard de l'homme qui créé la réalité.
Cette position, soutenue par Wheeler, engendre de telles conséquences que peu
de physiciens l'ont acceptée. Quant à la troisième position, elle a été jusqu'à
présent totalement non négligée. La raison en est certainement ses faibles capacités
prédictives sur le plan scientifique, même si son pouvoir explicatif au plan
métaphysique est très important.
Si maintenant nous voulons nous efforcer de préciser la position de la métaphysique
baha'ie par rapport à ces trois positions sur la non-séparabilité de l'homme
et de l'univers, nous devons reconnaître que ce n'est pas facile car, comme
pour d'autres questions, Baha'u'llah semble toujours s'arranger pour transcender
les divisions les plus habituelles de la philosophie, ce qui explique souvent
pourquoi il a tant été mal interprété.
Nous avons déjà suffisamment parler de la position de la métaphysique baha'ie
par rapport au débat idéalisme-réalisme en montrant comment il se résolvait
dans le principe phénoménologique, pour ne pas avoir à revenir sur cet aspect
de la question. L'idée que l'homme a une intelligibilité limitée de la création,
suffit à apparenter la métaphysique baha'ie à la première position, pourtant
l'idée de l'homme-macrocosme incline définitivement vers la deuxième position
si on la débarrasse de ses conséquences extrêmes.
Finalement, si nous ne voulons pas être prisonniers des contradictions engendrées
à la fois par le principe d'une intelligibilité limitée et le principe de l'homme-macrocosme,
nous sommes obligés de nous tourner vers la troisième position selon laquelle
la non-séparabilité de l'homme et de l'univers tient à la fois à l'homme et
à l'univers. L'inconvénient de cette position, aux yeux des scientifiques, c'est
qu'il s'agit d'une position purement métaphysique.
En effet, cette position implique une téléologie très forte. Affirmer que l'univers
n'est pas séparable de l'homme par construction et par les propres lois internes
à l'univers, sans verser dans un idéalisme absolu, c'est en quelque sorte affirmer
que l'univers est contingent à l'homme, que l'univers a besoin de l'homme pour
exister; non pour être construit par son regard et son intelligence, comme l'affirment
les idéalistes radicaux, mais par une nécessité ontologique. Ce sont les conséquences
de cette position que nous allons maintenant étudier plus en détail.
Notes
92. E.E.B., n° XXVII, p. 62.
93. cf. notre livre Archéologie
du Royaume de Dieu notamment toute la deuxième partie pour la théosophie et
chapitre VIII,2 pour la théorie de l'homme-macrocosme. Nous avons repris la
définition que donne A. Faivre de la théosophie, à savoir la réunion dans une
même pensée d'une gnose, d'une herméneutique, et d'une philosophie de la nature.
Dans la théosophie baha'ie, la science et son interprétation épistémologique
et métaphysique prennent la place de la philosophie de la nature.
94. Livre de Prière, Bruxelles,
1973, p. 86.
95. SAQ, p. 237.
96. E.E.B., n° LXXVIII, p. 140.
97. SAQ, p. 237.
98. SAQ, p. 236.
99. SAQ, Ch. I, p. 3-4.
100. ibid. p. 4.
101. SAQ, Ch. LXII, p. 267.
102. SAQ, Ch. L, p. 228.
103. SAQ, Ch. II, p. 5.
104. ibid p. 6.
105. cf. SAQ, Ch. LXXIV.
106. Baha'u'llah, Les SeptsVallées,
Bruxelles, 1970, p. 27.