Dans la gloire du Père

Chapitres 17 à 24

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17. Les martyrs babis de 1852


Photo: Aqa Muhammad-Hasan, le demi-frère aîné de Baha'u'llah.

La sauvagerie des cruautés perpétrées sur les martyrs babis au cours de l'été 1852 est si révoltante qu'un militaire autrichien, le capitaine von Goumoens, qui était au service de Nasiri'd-Din Shah, donna sa démission et écrivit à un ami cette lettre terrible datée du 29 août 1852:

Cher ami, ma dernière lettre du 20 courant mentionnait l'attentat contre le Roi. Je m'en vais à présent te communiquer le résultat de l'interrogatoire auquel les deux criminels ont été soumis. En dépit des terribles tortures qu'on leur a infligées, l'interrogatoire ne leur a pas arraché de confession compréhensible ; la bouche des fanatiques est restée close, même lorsqu'on a tenté, au moyen de pinces rougies au feu et de vis qui percent les membres, de découvrir le nom des conspirateurs…

Mais suis-moi, mon ami, toi qui prétends posséder un coeur et une éthique européenne, suis-moi pour voir les malheureux qui, les yeux exorbités, doivent manger, sur la scène de l'acte, sans aucune sauce, leurs propres oreilles amputées ; ou bien ceux dont les dents sont arrachées avec une violence inhumaine par la main du bourreau ; ou ceux dont le crâne nu est simplement écrasé par les coups d'un marteau ; ou bien l'endroit où le bazar est illuminé par de malheureuses victimes car, à droite et à gauche, le peuple creuse de profonds trous dans leurs poitrines et leurs épaules, et introduit des mèches brûlantes dans leurs blessures.

J'en ai vu quelques-uns traînés, enchaînés, à travers le bazar, précédés par une bande de militaires, et chez qui ces mèches avaient causé de si profondes brûlures que la graisse moussait convulsivement dans la blessure à la manière d'une lampe qu'on vient d'éteindre. Il n'est pas rare de voir l'ingéniosité infatigable des Orientaux découvrir de nouvelles tortures.

Ils dépècent les plantes des pieds des babis, plongent les blessures dans de l'huile bouillante, ferrent les talons comme on le fait pour le sabot d'un cheval, et obligent la victime à courir. Aucun cri ne s'échappe du sein de la victime ; le tourment est enduré dans un profond silence par le fanatique privé de sensation ; il doit alors courir ; le corps ne peut endurer ce que l'âme a enduré ; il tombe.

Donnez-lui le coup de grâce ! Libérez-le de sa souffrance ! Non ! Le bourreau fait siffler le fouet, et - j'ai dû moi-même le voir - la malheureuse victime de centaines de tortures court ! C'est le début de la fin. Quant à la fin elle-même, ils pendent les corps grillés et perforés par les mains et les pieds à un arbre, la tête vers le bas, et alors chaque Persan peut essayer à volonté sa qualité de tireur, à partir d'une distance déterminée mais non trop proche, sur la noble proie mise à sa disposition. J'ai vu des corps criblés par près de cent cinquante balles. Les plus chanceux furent étranglés, lapidés ou étouffés ; les autres furent liés à la bouche d'un canon, découpés au sabre, transpercés de coups de poignards ou écrasés à coups de marteau et de canne. Les massacreurs ne furent pas seulement les bourreaux et la populace: de temps à autre, le ministère de la justice offrait un malheureux babi à quelque dignitaire qui s'en montrait très heureux, considérant comme un honneur de tremper ses mains dans le sang d'une victime ligotée et sans défense. L'infanterie, la cavalerie, l'artillerie, les ghulams ou gardes royaux, la confrérie de métiers: bouchers, boulangers, etc, tous participèrent à cette tuerie. Un babi fut présenté au corps des officiers supérieurs de la garnison. Le général lui porta le premier coup, puis les autres suivirent, selon leurs grades. Les militaires persans ne sont pas des soldats mais des bouchers… Plût à Dieu que je n'eusse pas vécu pour le voir ! Mais, de par les devoirs de ma profession, j'ai été malheureusement souvent, trop souvent, témoin de ces abominations. À présent, je ne quitte plus jamais ma maison, afin de ne pas assister à de nouvelles scènes d'horreur. Après leur mort, les babis sont coupés en deux et soit cloués à la porte de la ville, soit jetés dans la plaine comme nourriture aux chiens et aux chacals. Ainsi, le châtiment dépasse même les limites qui entourent ce monde cruel, car les musulmans qui ne sont pas enterrés n'ont pas le droit d'entrer au paradis du Prophète.

Puisque mon âme tout entière se révolte contre une telle infamie, contre des abominations comme celles qui, selon l'avis de tous, ont été récemment perpétrées, je ne resterai plus en rapport avec la scène de tels crimes." (1)

On voit ici le degré de dégoût et de révulsion ressenti par un officier autrichien civilisé. Pourtant, ceux qui ordonnèrent, approuvèrent et commirent de telles sauvageries, s'en glorifièrent à plaisir ainsi qu'en témoigne le reportage du journal officiel de l'époque, Ruznamiy-i-Vaqayi'-i-Ittifaqiyyih.

Sulayman Khan, cet homme sans peur qui avait récupéré, sur l'ordre de Baha'u'llah, les restes enchevêtrés du glorieux Bab et de son fidèle disciple, fit partie de ces âmes braves et inflexibles qui moururent dans l'holocauste de 1852. Il aida les bourreaux à creuser neuf trous dans son corps, dans lesquels on plaça neuf chandelles allumées. Puis on l'exhiba dans les rues et dans les bazars, une foule qui hurlait, braillait, beuglait et se comportait de façon démentielle sur ses talons. Jeune et vigoureux, Sulayman Khan était un courtisan habitué à commander et à parader. Le jour de son martyre, il s'exclama au milieu de ses tortures: "Existe-t-il fastes plus splendides que ceux qui accompagnent, aujourd'hui, mon chemin vers la couronne de gloire ? Loué soit le Bab qui suscite une telle dévotion dans le coeur de ceux qui l'aiment et les dote d'un pouvoir qui dépasse celui des rois !" La flamme des bougies vacillait quand il s'exclama: "Ô flammes ! Il y a longtemps que vous avez perdu vos aiguillons et que vous ne pouvez plus me faire souffrir. Montrez plus d'ardeur car j'entends, par vos langues de feu, la voix qui m'appelle vers mon Bien-Aimé !" (2). Puis, aux injures d'un de ses tortionnaires il répondit par ce distique:

La coupe de vin d'une main et de l'autre les cheveux de l'Aimé,

Je veux danser vers mon destin sur la place du marché. (3)

Ainsi mourut Sulayman Khan.

Une autre victime célèbre de cette tourmente fut Tahirih, la poétesse de Qazvin dont le talent égalait la beauté. C'est elle qui, à la conférence de Badasht, avait héroïquement lancé l'appel à l'émancipation de son sexe opprimé. C'est au coeur de la nuit qu'ils l'étranglèrent et jetèrent son corps dans un puits afin d'en faire disparaître toute trace. Mais le souvenir de sa constance, de son courage et de sa dévotion perdurera. Que les aveugles à la vérité, les jaloux et les fanatiques la calomnient comme ils la calomnièrent, qu'importe ! L'étoile de la poétesse à la bouche d'argent resplendira jusqu'à la fin des temps. Tahirih savait qu'elle allait mourir et était prête. À son hôtesse, femme du magistrat chargé de la garder, Tahirih s'adressa la veille de son martyre: "Je me prépare à rencontrer mon Bien-Aimé et souhaite vous délivrer du poids de mon emprisonnement." (4) Elle portait une robe de mariée.

Telle fut la force d'âme des babis et l'ampleur de leur sacrifice.

Siyyid Husayn-i-Katib, surnommé 'Aziz, une des Lettres-du-Vivant, secrétaire du Bab et son compagnon dans les prisons d'Azerbaïdjan, fut un autre encore de ces babis connus qui burent la coupe du martyre en cet été 1852. Il fut la victime des Ajudan-Bashi et des officiers supérieurs de l'armée qui le taillèrent en pièces avec leurs sabres.

Mulla 'Abdu'l-Karim-i-Qazvini (connu sous le nom de Mirza Ahmad-i-Katib) fut déchiqueté par les poignards des artilleurs. Son frère, Aqa 'Abdu'l-Hamid fut aussi martyrisé.

Le martyr dont parle le capitaine von Goumoens, celui qu'on avait ferré comme un cheval et forcé à courir était, d'après le journal officiel, Aqa Muhamad-Taqi de Chiraz. Les coupables de ce crime odieux furent Asadu'llah Khan, Maître des Écuries de Nasiri'd-Din Shah, et les employés des écuries royales.

Aux étudiants même du Daru'l-Funun, l'école récemment créé par Amir Kabir, on demanda de participer à cette sauvagerie. Leur victime fut Mirza Nabi de Damavand, un érudit vivant à Téhéran qu'ils percèrent de leurs épées et de leurs lances.

Haji Mirza Jani, le fidèle marchand de Kashan, qui avait été l'hôte du Bab dans cette ville et était le premier chroniqueur de sa Foi*, fut la victime de Aqa Mihdi, le Maliku't-Tujjar (roi des marchands) et des principaux commerçants de la capitale qui l'assaillirent avec diverses armes.

* [nota: Sa courte chronique a été tellement falsifiée qu'on ne reconnaît plus l'original ; elle contient un grand nombre d'élucubrations ; elle a été publiée sous le titre Nuqtatu'l-Kaf. Voir Edward Granville Browne and the Baha'i Faith, de Balyuzi. On raconte que Mirza Aqa Khan, le grand vizir, souhaitait sauver Haji Mirza Jan.]

Un autre personnage célèbre fut martyrisé: Lutf-'Ali Mirza de Chriraz, un survivant du massacre de Shaykh Tabarsi, descendant des rois afsharides. Il avait écrit une histoire de l'épisode de Shaykh Tabarsi qu'il ne put terminer. Le Shatir-Bashi (messager en chef) et les shatirs (messagers) sous son commandement tuèrent Lutf-'Ali Mirza à coups de pierres, de couteaux, de dagues et de cannes.

Le journal officiel qui relate ces horreurs le fait avec orgueil et fierté. Shatir-Bashi avait rendu un grand service au chah le jour même de l'attentat contre lui. Nasiri'd-Din Shah était donc prêt à épargner son frère, Mirza Sulayman-Quli, connu sous le nom de Khatibu'r-Rahman (la voix du Miséricordieux). Mais Shatir-Bashi le tua en personne en s'écriant qu'il ne voulait pas d'un babi comme frère.

Husayn-i-Milani, connu sous le nom de Husayn-Jani (bien-aimé Husayn) qui avait avancé la prétention d'avoir un rang spirituel et avait quelques disciples fut un autre des martyrs de cet horrible mois d'août. Des soldats de divers régiments le tuèrent à coups de lances selon leurs détestables manières.

D'après Nabil-i-A'zam, trente-huit babis furent martyrisés de la manière décrite, par différents groupes. Mais assez parlé des atrocités commises par un ennemi vengeur ; contentons-nous maintenant de citer les noms des autres martyrs que rapporte le journal officiel. Nulle part dans la capitale iranienne on ne trouve de tombes ou de stèles pour commémorer leur suprême sacrifice. Mais les pages de l'histoire, ornées de leur gloire, témoigneront à travers les siècles à venir, de leur héroïsme et de l'infamie et de la honte éternelle de leurs bourreaux.

Les autres martyrs nommés sont: Siyyid Hasan-i-Khurasani (Haji Mirza Hasan-i-Radavi, survivant de Shaykh Tabarsi, Mulla Husayn-i-Khurasani ; Mulla Zaynu'l-'Abidin-i-Yazdi, Mulla Fathu'llah-i-Qumi (un des attaquants du chah d'après le journal officiel), Shaykh 'Abbas-i-Tihrani, Aqa Muhammad-Baqir-i-Najafabadi, Mulla Mirza Muhammad-i-Nayrizi (d'après le journal officiel, il se serait battu dans le Mazandéran, à Zanjan et Nayriz d'après les nombreuses cicatrices découvertes sur son corps), Aqa Muhammad-'Aliy-i-Najafabadi, Aqa Mihdiy-i-Kashani, Sadiq-i-Zanjani (peut-être né à Tabriz, il fut l'un des attaquants du chah, tué sur place par l'entourage royal), Haji Qasim-i-Nayrizi (il mourut avec Sulayman Khan et de la même manière ; leurs corps furent coupés en deux et suspendus aux portes de la ville), Mirza Rafi'-i-Nuri, Mirza Mahmud-i-Qazvini, Najaf-i-Khamsi'i, Hasan-i-Khamsi'i et Muhammad-Baqir-i-Quhpay'i.

Le même journal officiel mentionne que, leur culpabilité ne pouvant être prouvée, Nasiri'd-Din Shah avait condamné à la prison à vie les personnes suivantes: Mirza Husayn-'Aliy-i-Nuri (Baha'u'llah), Mirza Sulayman-Quli (assassiné par son propre frère, comme dit plus haut), Mirza Mahmud, Aqa 'Abdu'llah (fils de Aqa Muhammad-Ja'far), Mirza Javad-i-Khurasani et Mirza Husayn-i-Qumi au sujet duquel le journal ajoute: "Bien que pas vraiment coupable, on le garda plus longtemps pour l'interroger"… espérant sans doute qu'il impliquerait 'Abbas Mirza, demi-frère de Nasiri'd-Din Shah dont le précepteur était à Qom. Finalement ils furent tous deux bannis en Irak.

En plus de ceux dont les noms sont cités dans le journal officiel, on sait que les personnes suivantes furent martyrisées en été 1852: Haji Muhammad-Riday-i-Isfahani, Ibrahim Big-i-Khurasani, Mirza 'Ali-Muhammad-i-Nuri (un cousin de Baha'u'llah par une tante paternelle), Mulla 'Abdu'l-Fattah (un vieil homme de quatre-vingts ans qui fut amené de Takur et jeté dans le Siyah-Chal où il mourut aussitôt), Mulla 'Ali Baba et Aqa Muhammad-Taqi (tous deux nés à Takur et amenés à Téhéran ; ils moururent en prison).

Il ne fait pas de doute qu'il y eut d'autres martyrs à Téhéran dont personne, ni amis ni ennemis, n'a enregistré les noms.

À Takur, district de Nur, village natal du père de Baha'u'llah, un incident advint dont Mirza Yahya fut responsable. Connaissant le plan élaboré par 'Azim, Husayn-Jan-i-Milani et les autres, il quitta Téhéran pour Takur avant sa mise en application. Il était si convaincu du succès du plan de ses compagnons égarés qu'il prit discrètement des mesures pour consolider sa position à Takur et dans tout le district. Mulla 'Ali Baba, religieux d'âge avancé, fut persuadé par Mirza Yahya de rejeter ses vêtements de clerc, d'homme de savoir, pour revêtir l'uniforme d'un guerrier surarmé et de porter une casquette de chasseur.
Muhammad-Taqi Khan, jeune et facile à impressionner, les suivit avec quelques autres et très vite la rumeur se répandit que les babis préparaient un soulèvement. Puis la nouvelle arriva de l'échec de la tentative d'assassinat du chah. Terrifié, Mirza Yahya raconta partout qu'il partait pour Téhéran, s'enfuit à cheval de Takur pour revenir de nuit s'y cacher. Il sortit de sa cachette déguisé en derviche et, accompagné de son oncle, Mirza (ou Mulla) Zaynu'l-'Abidin et d'un autre homme nommé Mulla Ramadan, ils se perdirent dans les forêts du Mazandéran pour arriver enfin à la ville maritime de Mashhad-Sar (aujourd'hui, Babulsar). De là, Mirza Yahya et son oncle prirent un bateau jusqu'à Anzali, dans la province caspienne de Gilan. D'Anzali ils se dirigèrent vers Bagdad. Pendant ce temps, les gens de Takur, alarmés et dirigés par Shaykh 'Azizu'llah (l'oncle de Baha'u'llah, qui lui était hostile), continuaient à envoyer des rapports exagérément alarmistes à Téhéran. Exaspéré, Nasiri'd-Din Shah ordonna au Sadr-i-A'zam, Mirza Aqa Khan de donner une bonne leçon aux babis de Takur. Mirza Aqa Khan, lui-même un Nuri, savait que les nouvelles de Takur étaient très exagérées mais il devait faire quelque chose pour plaire au chah. Il choisit donc un régiment de cavaliers commandé par Hasan-'Ali Khan-i-Qajar secondé par son propre neveu Mirza Abu-Talib Khan. La soeur de ce dernier était mariée à Aqa Muhammad-Hasan, un des frères de Baha'u'llah.
Pourtant, malgré ces liens familiaux et les avertissements et conseils du Premier ministre, malgré les protestations de Hasan-'Ali Khan, Mirza Abu-Talib Khan n'y alla pas de main morte. Il refusa de rencontrer son beau-frère, terrorisa la campagne alentour et laissa ses soldats se déchaîner sur les habitants de Takur dont beaucoup s'enfuirent dans les collines et les montagnes alentour. Baba Khan, Muhammad-Taqi Khan et 'Abdu'l-Vahhab Big étaient trois personnalités babies qui s'enfuirent dans les collines. Le premier réussit à s'enfuir. Le second, voyant de loin la conduite excessivement brutale des soldats et le sort terrible de ses coreligionnaires, annonça à son compagnon qu'il allait retourner au village pour aider, comme il pourrait, à soulager les souffrances des habitants de Takur. Comprenant que la situation était désespérée, 'Abdu'l-Vahhab Big tenta de l'arrêter, mais devant l'entêtement de Muhammad-Taqi Khan, il décida de l'accompagner, suivi de son serviteur. Comme ils descendaient de la colline, on leur tira dessus. Ils tombèrent tous les deux pendant que le serviteur, plongeant dans la rivière, fut emporté par le courant.

Dans le salon de sa maison de Haïfa, au cours d'une soirée d'août 1919, 'Abdu'l-Baha parla de Muhammad-Taqi Khan de Takur, de ses grandes qualités et de sa bravoure. Il rappela que Muhammad-Taqi Khan avait été élevé dans le luxe et que sa mère, âgée de quatre-vingts ans, était la constance incarnée. Après la mort de son fils il ne lui restait qu'une maison en ruine qui avait été pillée. Toute la nuit qui suivit elle loua Dieu et le remercia, disant: "Mon Seigneur ! je n'avais qu'un fils et je l'ai offert en ton chemin. Loué sois-tu !"

Un mois plus tard, continua 'Abdu'l-Baha, un certain Haji Hasan-i-Kujuri vint chez la mère de Muhammad-Taqi Khan. Étant très honnête, il voulait lui rembourser une dette qu'il devait à son fils martyr. Pourtant, bien qu'elle fut dans le besoin, la vieille dame refusa malgré l'insistance de Haji Hasan. Elle lui dit: "La femme de mon fils et ses enfants sont à Téhéran. Donne-leur l'argent."

Mirza Abu-Talib Khan avait arrêté une vingtaine de personnalités babies, parmi lesquelles le vieux Mulla 'Abdu'l-Fattah, Mulla 'Ali Babay-i-Buzurg (l'Ancien), Mulla 'Abdu'l-Babay-i-Kuchik (le Jeune) et un certain nombre de femmes qui furent tous emmenés à Téhéran. Les hommes furent jetés dans le Siyah-Chal où les trois mentionnés ci-dessus, et trois autres dont Muhammad-Taqi Big, moururent en présence de Baha'u'llah qui ferma lui-même les yeux de Mulla 'Ali Babay-i-Buzurg. 'Abdu'l-Baha raconte que lorsque Mirza Abu-Talib Khan ordonna de couper la barbe de Mulla 'Abdu'l-Fattah, le soldat coupa aussi brutalement un peu de son menton. Plus mort que vif, ce vieux babi expira en arrivant au Siyah-Chal. Le cruel et présomptueux Mirza Abu-Talib Khan obligea son propre beau-frère, Aqa Muhammad-Hasan qui était chargé de gérer la propriété familiale, à quitter Takur. Ce dernier laissa son fils, Mirza Ghulam-'Ali, en charge des affaires et partit pour Téhéran.

Reçu par Nasiri'd-Din Shah, Mirza Abu-Talib Khan se vanta de ses actions mais le chah, se tournant vers Hasan-'Ali Khan, lui demanda en turc ce qui s'était vraiment passé. Le chef qadjar, très franchement, dit au chah qu'il n'avait vu aucun signe de rébellion à Takur et que l'envoi des soldats là-bas avait eu pour résultat la mort d'un certain nombre d'innocents, le ravage d'une grande partie de la région ainsi que le pillage et la destruction de la maison de Mirza Buzurg. On raconte que Nasiri'd-Din Shah se sentit honteux et confus. Mirza Aqa Khan réprimanda son neveu, mais le jeune ambitieux reçut quand même un grade dans l'armée et un régiment à commander.

Le destin de ceux qui se rendirent coupables d'exactions à Takur est inscrit dans l'histoire: dans le mois qui suivit, Mirza Abu-Talib Khan, la tête sur les genoux de son beau-frère Aqa Muhammad-Hasan, rempli d'étonnement devant la gentillesse et la compassion dont faisait preuve envers lui le mari de sa soeur qu'il avait offensé et traité avec mépris, mourut du choléra. Mirza Khalil-i-Yalrudi, qui avait commis des atrocités au cours de la même année, tomba d'un pont qu'il traversait à cheval et mourut de ses blessures. Tahmasb-Quli Khan-i-Kujuri, lui aussi coupables d'atrocités, fut mis en pièces par son entourage. Nabi, qui se vantait d'avoir tué Muhammad-Taqi Khan d'un coup de fusil, tomba de cheval et mourut lors du retour de l'armée de Takur.


18. Histoire d'un jeune Shirazi

Le coeur débordant d'amour pour Baha'u'llah, un jeune homme de Chiraz s'est immolé ; voici son histoire glorieuse, qui remonte aux premiers mois de la nouvelle révélation, telle qu'elle fut contée par Baha'u'llah, puis par 'Abdu'l-Baha et écrite par Nabil.

Lorsque Mulla 'Aliy-i-Bastami, Lettre-du-Vivant que le Bab envoya en Irak, se mit en route, il n'était encore qu'à une courte distance de Chiraz quand il fut rejoint par un jeune homme qui dit se nommer 'Abdu'l-Vahhab. Son but était très simple: il voulait suivre Mulla 'Ali partout où irait celui-ci. Il avait aussi une étrange histoire à conter. Laissons parler Nabil-i-A'zam:

"Je vous supplie, dit-il en pleurant à Mulla 'Ali, de me permettre de vous accompagner dans votre voyage. Mon coeur est oppressé par la perplexité ; je vous prie de guider mes pas dans la voie de la Vérité. La nuit dernière, dans mon rêve, j'ai entendu le crieur annoncer, sur la place du marché à Chiraz, l'apparition de l'Imam 'Ali, le Commandeur des croyants. Il appelait la foule en ces termes: "Levez-vous et cherchez-le. Regardez, il retire hors du brasier ardent les chartes de liberté et les distribue au peuple. Hâtez-vous de le rejoindre, car quiconque les reçoit de ses mains sera exempt des souffrances du châtiment, et quiconque omet de les obtenir de lui sera privé des bénédictions du paradis." Dès que j'entendis la voix du crieur, je me levai et abandonnai mon échoppe, je courus à travers la rue du marché de Vakil en direction de l'endroit où mes yeux vous contemplèrent debout en train de distribuer ces mêmes chartes au peuple. À tous ceux qui s'approchaient pour les recevoir de vos mains, vous leur murmuriez à l'oreille quelques paroles, ce qui les faisait aussitôt s'enfuir consternés et s'exclamer: "Malheur à moi, car je suis privé des bénédictions de 'Ali et de ses parents ! Ah ! misérable que je suis d'être compté parmi les réprouvés et les déchus !" Je sortis de mon rêve et, plongé dans un océan de pensées, regagnai mon échoppe. Soudain, je vous vis passer en compagnie d'un homme qui portait un turban et qui conversait avec vous. Je sautai de mon siège et, mû par une force que je ne pouvais dominer, courus pour vous rattraper. À mon grand étonnement, je vous trouvai à l'endroit même que j'avais vu dans mon rêve, en train de réciter des traditions et des versets. Me tenant à l'écart, à quelque distance de là, je continuai à vous observer, tout en restant inaperçu de vous et de votre ami. J'entendis l'homme à qui vous vous adressiez protester avec véhémence: "Il m'est plus aisé d'être dévoré par les flammes de l'enfer que de reconnaître la vérité de vos paroles, dont les montagnes ne peuvent supporter le poids !" A ce rejet dédaigneux, vous répondîtes par ces paroles: "Même si l'univers entier rejetait sa vérité, cela ne pourrait jamais ternir la pureté immaculée de sa robe de grandeur." Puis, le laissant là, vous vous dirigeâtes vers la porte de Kaziran. Je continuai à vous suivre jusqu'au moment où je parvins ici."

Mulla 'Ali essaya d'apaiser le coeur troublé du nouveau venu et de le persuader de retourner à son échoppe pour y reprendre son travail quotidien. "Votre association avec moi, fit-il, m'attirerait des ennuis. Retournez à Chiraz et soyez en paix car vous êtes parmi le peuple des sauvés. Il est bien loin de la justice de Dieu de refuser à un si ardent et si dévoué chercheur, la coupe de sa grâce, ou de priver une âme si assoiffée de l'océan de sa révélation." Les paroles de Mulla 'Ali n'eurent aucun effet. Plus il insistait pour qu'Abdu'l-Vahhab retournât chez lui, plus celui-ci se lamentait et pleurait. Mulla 'Ali se sentit finalement obligé d'accéder à son désir, se résignant à la volonté divine.

Haji 'Abdu'l-Majid, le père de 'Abdu'l-Vahhab, racontait souvent, les larmes aux yeux, ce qui suit: "Comme je regrette profondément l'acte que j'ai commis ! Priez Dieu qu'il m'accorde la rémission de mon péché. J'étais parmi les favoris à la cour des fils du Farman-Farma*, le gouverneur de la province de Fars. Ma position était telle que nul n'osait s'opposer à moi ni me nuire. Personne ne mettait en doute mon autorité et ne se hasardait à entraver ma liberté. Dès que j'appris que mon fils 'Abdu'l-Vahhab avait abandonné son échoppe et quitté la ville, je partis en hâte vers la porte de Kaziran afin de le rejoindre. Armé d'un gourdin avec lequel j'avais l'intention de le frapper, je me renseignai sur la route qu'il avait prise.

* [nota: Très probablement, Husayn-'Ali Mirza, fils de Fath-'Ali Shah. Le gouverneur suivant de Fars, pour un court temps, fut Firaydun Mirza, frère de Muhammad-Shah.]

On me dit qu'un homme portant un turban venait de traverser la rue et que mon fils le suivait. Ils semblaient s'être mis d'accord pour quitter ensemble la ville. Ces dires attisèrent ma colère et mon indignation. Comment pouvais-je tolérer, me disais-je, moi qui occupe déjà une position si privilégiée à la cour des fils du Farman-farma, une conduite si indécente de la part de mon fils ? Rien, à part le plus sévère des châtiments, croyais-je, ne pourrait effacer l'effet de sa conduite scandaleuse.

Je poursuivis ma recherche jusqu'au moment où je les atteignis. Pris d'une fureur sauvage, j'infligeai à Mulla 'Ali des maux indescriptibles ! Aux coups qui le frappaient lourdement, il répondit, avec une extraordinaire sérénité, par ces paroles: "Retenez votre main, ô 'Abdu'l-Majid car l'oeil de Dieu vous observe. Je le prends à témoin que je ne suis nullement responsable de la conduite de votre fils. Les tortures que vous me faites endurer m'importent peu, car je m'attends aux pires afflictions sur le sentier que j'ai choisi de suivre. Vos injures, comparées à ce qui m'est destiné dans l'avenir, ne sont que gouttes comparées à l'océan. En vérité, je vous le dis: vous me survivrez et vous reconnaîtrez mon innocence. Grands seront alors vos remords, et profond votre chagrin." Dédaignant ses remarques et négligeant son appel, je continuai à le frapper jusqu'à épuisement complet. Silencieux et héroïque il endura, de mes mains, ce châtiment hautement immérité. À la fin, j'ordonnai à mon fils de me suivre et laissai Mulla 'Ali à lui-même.

Sur notre chemin de retour à Chiraz, mon fils me raconta le rêve qu'il avait eu. Un sentiment de profond regret s'empara peu à peu de moi. L'innocence de Mulla 'Ali était justifiée à mes yeux, et le souvenir de ma cruauté envers lui continua pendant longtemps à oppresser mon âme. L'amertume persista dans mon coeur jusqu'au jour où je me sentis contraint à transférer ma résidence de Chiraz à Bagdad." (1)

Nous rencontrerons ce jeune homme fou de Dieu une nouvelle fois à Kazimayn*, ville sainte proche de Bagdad où il avait ouvert une boutique. Nous sommes en 1851 et Baha'u'llah est temporairement en Irak où il est venu sur les conseils de Mirza Taqi Khan, l'Amir Kabir.

* [nota: On dit aussi que c'est à Kerbéla que ce jeune homme avait son échoppe et que c'est là qu'il rencontra Baha'u'llah.]

Baha'u'llah visita souvent Kazimayn et ses deux mausolées sacrés. Inévitablement, ce jeune shirazi devait le rencontrer et, l'ayant rencontré, allait lui devenir attaché avec ferveur. Il ne se sentait en paix qu'en présence de Baha'u'llah qui n'était alors connu que sous le nom de Jinab-i-Baha par les babis et de Mirza Husayn-'Aliy-i-Nuri par le reste du monde. Mirza 'Abdu'l-Vahhab souhaitait par-dessus tout retourner en Perse avec Baha'u'llah. Mais Baha'u'llah tenta de le convaincre de rester là, avec son père, et lui donna une somme d'argent pour qu'il puisse agrandir et développer son commerce.

Où peut aller l'amant sinon au pays de son aimée ? Et quel chercheur trouverait le repos loin du désir de son coeur ? Pour l'amant sincère, la réunion est la vie, la séparation la mort. Impatient, son coeur n'a point de paix. Il sacrifierait une myriade de vies pour se précipiter vers la demeure de son aimée. (2)

Voilà ce qu'écrira la très sublime Plume quelques années plus tard à Bagdad.

'Abdu'l-Vahhab ne put s'empêcher de suivre Baha'u'llah jusqu'à Téhéran. Il atteignit la capitale au moment de l'attentat raté contre le chah ; la ville était en pleine ébullition. Lorsque 'Abdu'l-Baha relatera dans une épître l'histoire glorieuse de ce jeune homme, il parlera des fonctionnaires recherchant partout les babis pendant que 'Abdu'l-Vahhab, sur la place du marché, louait sans peur son Seigneur. Il fut pris et jeté dans le Siyah-Chal. Et là, Mirza 'Abdu'l-Vahhab-i-Shirazi trouva enfin le repos, cette paix du coeur et de l'esprit après laquelle tout son être aspirait. Il se trouvait, en permanence, en présence de son Seigneur: il était enchaîné à Baha'u'llah.

Un jour, Baha'u'llah dit à Nabil:

Une nuit, nous fûmes réveillés avant le lever du jour par Mirza 'Abdu'l-Vahhab-i-Shirazi, qui était attaché aux mêmes chaînes que nous. Il avait quitté Kazimayn et nous avait suivi jusqu'à Téhéran, où il fut arrêté et jeté en prison. Il nous demanda si nous étions éveillé et se mit à nous raconter son rêve. "J'ai, cette nuit, plané dans un espace d'une beauté et d'une immensité infinies. Je semblais être soulevé sur des ailes qui me transportaient où je voulais aller. Un sentiment de joie extatique m'avait envahi l'âme. Je volais au milieu de cette immensité, à une vitesse et avec une facilité que je ne puis décrire." "Aujourd'hui, répondîmes-nous, ce sera ton tour de te sacrifier à cette cause. Puisses-tu demeurer jusqu'au bout ferme et inébranlable ! Tu te trouveras alors planant dans ce même espace illimité dont tu as rêvé, traversant avec la même facilité et à la même vitesse le royaume de l'immortelle souveraineté et regardant avec le même ravissement l'horizon infini.

"Ce matin-là vit le geôlier entrer de nouveau dans notre cellule et prononcer le nom de 'Abdu'l-Vahhab. Se débarrassant de ses chaînes, celui-ci se leva d'un bond, étreignit chacun de ses compagnons de prison et, nous prenant dans ses bras, nous pressa avec affection contre son coeur. À ce moment, nous nous aperçûmes qu'il ne portait pas de chaussures. Nous lui donnâmes les nôtres, lui dîmes une dernière parole d'encouragement et de réconfort, et l'envoyâmes vers le lieu de son martyre. Plus tard, son bourreau vint vers nous et loua, en un langage chaleureux, l'esprit dont ce jeune homme avait fait preuve. Combien nous rendîmes grâce à Dieu pour ce témoignage que le bourreau lui-même avait donné !" (3)

'Abdu'l-Vahhad embrassa les genoux de Baha'u'llah puis, chantant et dansant, il se jeta dans les bras de la mort. Les pires cruautés, les tortures indicibles qu'à l'heure de la mort un ennemi avide de carnage infligea à ce glorieux jeune homme de Chiraz n'affaiblirent pas son endurance car ses yeux étaient rivés sur "l'Horizon infini", son coeur pur débordait d'amour et de joie.

Ainsi mourut 'Abdu'l-Vahhab, simple jeune homme de Chiraz.

Les années passent. Soixante ans après le martyre de 'Abdu'l-Vahhab, 'Abdu'l-Baha, le Centre de l'Alliance, est aux États-unis, voyageant des rivages de l'Atlantique à ceux du Pacifique. Un jour il conte l'histoire du jeune homme de Chiraz à un groupe de baha'is américains. Lua Getsinger, que le Gardien de la foi baha'ie honorera du titre de "Mère enseignante de l'Occident", est parmi ceux qui ont le privilège d'entendre 'Abdu'l-Baha dire cette émouvante histoire. En arrivant à l'instant crucial où 'Abdu'l-Vahhab quitte Baha'u'llah pour aller vers son martyre… Mais laissons Juliette Thompson terminer l'histoire:

Soudain 'Abdu'l-Baha changea complètement d'aspect. Comme si l'esprit du martyr était entré en lui… La tête droite et frémissante, ses doigts claquant dans l'air, tapant du pied en mesure sur le porche au point où nous avions du mal à supporter les vibrations qu'il engendrait (une sorte de puissance électrique irradiait de lui), il chanta le chant du martyr, un chant extatique et tragique au-delà de tout ce que j'ai jamais entendu. Voilà ce qu'était la Cause alors ! Voilà ce que c'était que vivre près de Lui ! Un autre royaume s'ouvrit à moi, le royaume de la Divine tragédie.

"Ainsi, termina 'Abdu'l-Baha, chantant et dansant il alla vers sa mort et une centaine de bourreaux lui tombèrent dessus ! Plus tard ses vieux parents vinrent auprès de Baha'u'llah, louant Dieu que leur fils ait donné sa vie dans la voie de Dieu !"

Il retomba sur son siège. Des larmes coulaient de mes yeux rendant toutes choses floues. Quand je pus voir clair de nouveau je découvris sur son visage un air encore plus étrange. Sans aucun doute ses yeux étaient fixés sur le monde invisible. Ils étincelaient comme des joyaux, brillants de tant de joie que sa vision était presque réelle pour nous. Un sourire exalté courait sur ses lèvres. D'une voix basse, comme en écho, il murmura le chant du martyr. Puis il s'exclama: "Voyez l'effet que la mort d'un martyr a sur le monde: il a transformé ma condition !" Il y eut un moment de silence, puis il dit: "Juliette, à quoi penses-tu si profondément ?" "Je pensais à votre expression quand vous disiez que votre condition était transformée. Je pensais que j'avais vu un éclair de la joie de Dieu qui baigne ceux qui meurent avec joie pour l'humanité." (4)

Haji 'Abdu'l-Majid, le père de 'Abdu'l-Vahhab, qui infligea une si terrible punition à Mulla 'Aliy-i-Bastami, et sa femme prirent sans hésiter le même chemin que leur glorieux fils dès qu'ils posèrent les yeux sur Baha'u'llah.


19. Libération et exil


Photo: Mirza Majid-i-Ahi, secrétaire à la légation russe et beau-frère de Baha'u'llah.

La mère de Nasiri'd-Din Shah exigeait bruyamment la mort de Baha'u'llah et Hajibu'd-Dawlih l'aurait sans aucun doute exécuté s'il avait trouvé un moyen de le faire. Mais chaque fois que 'Abbas, le jeune page qui avait été au service de Haji Sulayman Khan le martyr, était amené au Siyah Chal pour qu'il identifie Baha'u'llah, il affirmait fermement qu'il ne l'avait jamais vu en compagnie des babis dans la maison de son maître. Pendant ce temps, les frères et les soeurs de Baha'u'llah faisaient tous leurs efforts pour qu'il soit libéré, mais Nasiri'd-Din Shah restait inflexible. Il avait décidé que Baha'u'llah resterait en prison à vie.

Mirza Aqa Khan-i-Nuri, le Sadr-i-A'zam qui avait remplacé Mirza Taqi Khan devait beaucoup à Baha'u'llah. Il était tombé en disgrâce alors que Haji Mirza Aqasi était premier ministre ; il avait été bastonné et condamné à payer une amende dont Baha'u'llah paya une bonne part. Plus tard, pendant son exil à Kashan, il se trouva encore dans une situation financière difficile ; Baha'u'llah vint de nouveau à sa rescousse et, par l'intermédiaire de Mirza Shafi', le Sahib-Divan, lui obtint une pension annuelle de mille neuf cents tumans. Plus tard encore, Baha'u'llah aida son fils Kazim Khan et sa femme à rejoindre leur père à Kashan. Et maintenant, en 1852, les membres de la famille de Baha'u'llah envoyaient des cadeaux de valeur et même une forte somme d'argent à Mirza Aqa Khan.

Encouragé par Mirza Majid-i-Ahi, secrétaire à la légation russe qui, comme nous l'avons déjà vu, était marié à la soeur de Baha'u'llah, le prince Dolgorouki, l'ambassadeur russe, pressa aussi le gouvernement de prendre une décision rapide et de libérer Baha'u'llah. Par ailleurs, ses ennemis faisaient tout leur possible pour obtenir sa mise à mort, notamment ceux qui cherchaient la protection de la mère vengeresse du chah. Le projet de le faire identifier par le page de Haji Sulayman Khan ayant échoué, on tenta d'empoisonner Baha'u'llah. On introduisit une substance délétère dans la nourriture qui lui était livrée, mais l'effet en était si fort que Baha'u'llah cessa immédiatement de consommer de cette nourriture-là.

Mulla Shaykh-'Aliy-i-Turshizi, surnommé 'Azim, languissait aussi dans le Siyah Chal. Le prince Dolgorouki avait demandé avec insistance la possibilité pour son représentant, accompagné de Hajibu'd-Dawlih et d'un représentant du Sadr-i-A'zam, de visiter le Siyah Chal et d'y interroger Mulla Shaykh-'Ali. 'Azim disculpa complètement Baha'u'llah en affirmant qu'il n'avait jamais été impliqué dans un complot contre le chah ; il prit sur lui toute la responsabilité de la tentative d'assassinat du chah. Baha'u'llah a loué le courage et la véracité de Mulla Shaykh-'Ali de Turshiz, disant qu'il était vraiment 'azim: grand. Cependant, Mirza Husayn-i-Mutavalli, qui recherchait les faveurs royales, tenta d'incriminer Baha'u'llah ; ressentant le cynisme d'un tel comportement Hajibu'd-Dawlih gifla Mirza Husayn. Cet homme instable, depuis sa défection à Shaykh Tabarsi où il avait osé cracher au visage de Quddus, avait trahi avec constance la Foi qu'il avait un jour épousée si chaleureusement ; étant alors précepteur de 'Abbas Mirza, le demi-frère malchanceux de Nasiri'd-Din Shah, il était un des principaux suspects et, pour prouver son innocence, il coupa l'oreille de Mulla Shaykh 'Ali d'un coup de canif. Pourtant cet acte détestable ne le sauva pas de la torture. Il fut brûlé aux fers rouges et ses hurlements s'entendirent dans toute la prison.

Mulla Shaykh-'Ali avait clairement admis son rôle crucial dans la tentative d'assassinat du chah et pourtant Mirza Abu'l-Qasim, l'Imam-Jum'ih de Téhéran refusait qu'il soit exécuté. Le rapace Hajibu'd-Dawlih réussit à le tromper et, sous de faux prétextes, il réussit à faire signer le verdict à l'Imam-Jum'ih. Mulla Shaykh-'Ali fut immédiatement mis à mort, un acte infâme qui irrita grandement l'Imam-Jum'ih. 'Azim fut le dernier martyr de l'holocauste de l'été 1852.

Finalement Nasiri'd-Din Shah accepta de relâcher Baha'u'llah mais le condamna à l'exil. Enchaîné, Baha'u'llah avait souffert le martyre pendant quatre mois. Mirza Aqa Khan envoya un homme de confiance nommé Haji 'Ali pour le sortir du Siyah Chal. Il fut profondément choqué en découvrant les terribles conditions de vie dans cette basse-fosse et l'état de faiblesse de Baha'u'llah et lui affirma qu'ils ne savaient pas dans quelles terribles circonstances ce dernier avait vécu pendant tous ces mois. Haji 'Ali proposa son propre manteau à Baha'u'llah qui le refusa préférant apparaître devant Mirza Aqa Khan et les autres membres du gouvernement dans les haillons qu'il portait.

Le Gardien, Shoghi Effendi, écrit:

À peine se fut-il présenté devant eux que le grand vizir s'adressa à lui en ces termes: "Si vous aviez suivi mon conseil et si vous vous étiez séparé de la foi du Siyyid-i-Bab, vous n'auriez jamais enduré les peines et les vexations qui vous ont accablé." "Si vous aviez suivi mes conseils vous-même, riposta Baha'u'llah, les affaires du gouvernement n'auraient pas atteint un état aussi critique." Mirza Aqa Khan se remémora alors la conversation qu'il avait eue avec lui au moment du martyre du Bab, où il avait été averti que "la flamme qui avait été allumée flamberait plus ardemment que jamais." "Que me conseillez-vous de faire maintenant ?" demanda-t-il à Baha'u'llah. La réponse vint, instantanée: "Ordonnez aux gouverneurs du royaume de cesser de verser le sang des innocents, de piller leurs biens, de déshonorer leurs femmes et de malmener leurs enfants." Le jour même, le grand vizir suivit le conseil ainsi donné ; mais quel qu'en fut le résultat, le déroulement des événements ultérieurs prouva amplement qu'il fut momentané et négligeable. (1)

On donna un mois à Baha'u'llah pour quitter le pays. À sa sortie du Siyah Chal, il était trop faible pour commencer un long voyage. Il n'avait plus de maison, sa demeure ayant été pillée et saccagée ; ses deux femmes et ses enfants avaient trouvé un refuge temporaire dans un obscur quartier de la capitale. Il partit vivre chez son frère, Mirza Rida-Quli dont l'épouse, Myriam, soeur de la deuxième femme de Baha'u'llah, qui lui était très dévouée, avait fait les arrangements nécessaires pour qu'il puisse se reposer et récupérer des forces.

Le Gardien de la Foi écrit:

Ce départ forcé et précipité de Baha'u'llah hors de sa terre natale, en compagnie de quelques-uns de ses parents, rappelle par certains aspects la fuite hâtive de la Sainte-Famille en Égypte, la soudaine émigration de Muhammad, de La Mecque à Médine, peu après son accession à son office prophétique, l'exode de Moïse, de son frère et de ses partisans hors de leur pays natal, pour répondre à l'ordre divin ; il rappelle surtout l'exil d'Abraham de la ville d'Our, en Chaldée, vers la terre promise, exil qui, par la multitude d'avantages qu'il apporta à tant de peuples, de religions et de nations divers, offre la ressemblance historique la plus proche quant aux bénédictions incalculables destinées à descendre, à notre époque et dans les âges futurs, sur toute la race humaine, ceci en raison directe de l'exil souffert par celui dont la cause est la fleur et le fruit de toutes les révélations antérieures. (2)

Le 12 janvier 1853, Baha'u'llah et sa famille quittèrent Téhéran, accompagnés de deux de ses frères (Mirza Musa qui sera connu plus tard sous le nom de Aqay-i-Kalim et Mirza Muhammad-Quli), d'un représentant du gouvernement impérial de Perse et d'un officiel de la légation russe. Le dernier fils de Baha'u'llah, Mirza Mihdi, la Plus-Pure-Branche, étant trop jeune fut laissé chez des parents et plusieurs années se passèrent avant qu'il puisse rejoindre ses parents. Le gouvernement russe avait proposé à Baha'u'llah de se réfugier sur ses territoires mais il préféra aller en Irak. On lui avait laissé trop peu de temps pour se préparer, d'autant qu'il avait dû d'abord se reposer avant de partir, au coeur de l'hiver, pour un voyage à travers les cols élevés des hautes montagnes de l'Iran occidental. Ni lui, ni sa famille, ni ses frères, personne n'avait pu se procurer l'équipement nécessaire pour se protéger contre le froid intense de cette altitude.

On trouve sous la plume du Gardien:

Dans une prière qu'il révéla à cette époque, Baha'u'llah, s'étendant longuement sur les épreuves et les malheurs qu'il avait endurés dans le Siyah-Chàl, rend compte ainsi des infortunes subies au cours de ce "terrible voyage": Mon Dieu, mon Maître, mon Désir !... Tu as créé cet atome de poussiére par la maîtrise achevée de ton pouvoir, et tu l'as nourri de tes mains que nul ne peut enchaîner… Tu l'as destiné à des épreuves et à des tribulations qu'aucune langue ne peut décrire, et dont aucune de tes tablettes ne peut rendre compte avec exactitude. La gorge que tu avais accoutumée au contact de la soie, tu l'as en fin de compte enserrée de lourdes chaînes, et le corps que tu avais enveloppé de brocart et de velours, tu l'as soumis, à la fin, à l'opprobre d'un cachot. Ton décret M'a entravé de liens innombrables, jetant autour de mon cou des chaînes que nul ne peut briser. Des années ont passé pendant lesquelles les afflictions, telles des ondées de miséricorde, se sont déversées sur moi… Que de nuits pendant lesquelles le poids des chaînes et des fers ne me permirent aucun repos, et que de jours où la paix et la tranquillité me furent refusées, en raison des afflictions que me causaient les mains et les paroles des hommes ! Le pain et l'eau que, dans ta tout englobante miséricorde, tu as accordés aux bêtes des champs, furent tous deux refusés pendant quelque temps à ce serviteur, et ce que les hommes se refusaient à infliger à ceux qui se sont séparés de ta cause, ils permirent qu'on me l'infligeât à moi, jusqu'à ce qu'en définitive ton décret soit irrévocablement fixé, et que ton ordre parvienne à ce serviteur de quitter la Perse, accompagné d'hommes faibles et d'enfants en bas âge, à l'époque où le froid est si intense qu'on ne peut même pas parler, et que neige et glace sont en telle abondance qu'il est impossible d'avancer. (3)

Baha'u'llah approchant de la frontière, une époque se terminait. Le peuple de Perse était-il conscient de la perte qu'il subissait ? Ignorant, bigot, aveuglé par les préjugés, dirigé par des hommes égoïstes, trompé par des mensonges, il ne pouvait ni voir ni savoir. Ainsi le quitta le Rédempteur du monde. Celui qui avait été aimé et respecté par les riches et les pauvres, les grands et les humbles, les princes et les paysans, était maintenant abandonné par ceux à qui il avait toujours offert bonté, amour, justice et charité. La Perse perdit la présence de Baha'u'llah, certes, mais son esprit pouvait-il être absent, de là ou de n'importe où ailleurs ?

En dépit des difficultés de ce long voyage, Baha'u'llah reçut, tout au long du chemin, de nombreuses marques de considération. Il interdit d'imposer aux paysans des taxes pour payer sa nourriture et il refusa les présents offerts par les hobereaux et les propriétaires des villages qu'il traversait. Il fit un arrêt de quelques jours à Kirmanshah où un certain nombre de babis résidents purent le rencontrer, notamment Mirza 'Abdu'llah, marchand de chaussures originaire de Qazvin et Aqa Ghulam-Husayn, un marchand de Shushtar. Nabil dira qu'il avait, plus tard, rencontré ce dernier resté toujours très fidèle à Baha'u'llah. Aussi, des pèlerins en route vers les villes saintes d'Irak, réunis à Kirmanshah, aidèrent à faciliter et à accélérer le départ des exilés.

À Karand, centre des 'Aliyu'llahis*, le gouverneur Hayat-Quli Khan, lui-même membre de cette communauté, accueillit Baha'u'llah avec une grande révérence. "Celui-ci reçut en retour, écrit le Gardien, tant de bonté de la part de Baha'u'llah que tous les habitants du village furent touchés et continuèrent, longtemps après à offrir l'hospitalité à ses disciples allant à Bagdad, si bien qu'ils passèrent pour être babis." (4)

* [nota: Ceux qui divinisent l'Imam 'Ali. Ils sont connus pour leur tolérance, leur esprit de charité et leur compassion.]

En arrivant à la frontière, Baha'u'llah demanda à Mirza Musa de partir en avant jusqu'à Khaniqayn. Il y loua un verger embaumé de fleurs car le printemps et Naw-Ruz approchaient. Les ruisseaux étaient gorgés d'eau, les oiseaux chantaient. D'un côté il y avait une orangeraie et une palmeraie de l'autre. C'est là que Baha'u'llah s'arrêta pour se reposer. Il affirma à son entourage que tout ce que ses ennemis avaient fait n'avait servi à rien.


Photo: Mirza Rida-Quli, demi-frère de Baha'u'llah et mari de Maryam.

20. Bagdad, la première année


Photo: Une vue de Bagdad et du fleuve Le Tigre.

BAHA'U'LLAH arriva à Bagdad le 8 avril 1853* Son voyage avait duré trois mois, au coeur de l'hiver, à travers les hauteurs neigeuses et austères du plateau iranien occidental. Après les épreuves endurées dans la basse-fosse de Téhéran, un voyage de cette longueur, à travers un tel pays et dans de telles conditions climatiques, aurait brisé l'endurance de n'importe qui, alors que ce calvaire l'avait, lui, rendu fort et déterminé.

* [nota: 28 Jamadiyu'th Thani, 1269 de l'hégire]

Après quelques jours à Bagdad, Baha'u'llah rejoignit le village de Kazimayn, distant de cinq kilomètres, où l'on trouve les mausolées du septième et du neuvième Imams. Mirza Ibrahim Khan de Tabriz, consul général de Perse de 1848 à sa mort en décembre 1858, vint lui présenter ses respects et suggéra qu'à cause du fanatisme de la population et des pèlerins, il serait préférable que Baha'u'llah retournât à Bagdad pour s'installer dans un des anciens quartiers proche de Kazimayn. Baha'u'llah accepta et l'on chercha une maison appropriée. Un mois plus tard lui et sa famille revinrent à Bagdad et s'installèrent dans la maison louée à Haji 'Ali Madad.

Bagdad, ville de province de l'empire ottoman, comptait alors 60 000 habitants. Peu de témoignages subsistaient de sa célèbre histoire depuis qu'elle avait été construite, entre 762 et 766 de l'ère chrétienne, par le calife Abbaside al-Mansur qui en avait fait la capitale d'un empire allant de l'Égypte aux confins de la Chine. Il avait appelé sa ville Madinatu's-Salam, la ville de la paix. Ses successeurs au califat l'avaient agrandie et embellie. Au dixième siècle, elle faisait environ huit kilomètres et demi de longueur et sept kilomètres et demi de largeur, comptait les plus beaux palais, les mosquées les plus grandioses et les bazars les plus vastes de l'époque. Sa population est alors estimée à un million et demi d'habitants. C'est aussi le début de son déclin jusqu'à ce que les Mongols la ravagent par deux fois, en 1258 et 1401, mettant ainsi un terme à son ancienne gloire. En 1534, le sultan ottoman, Soliman le Magnifique conquis Bagdad qui fut tour à tour sous la coupe des Ottomans et des Safavides jusqu'en 1638, date à partir de laquelle elle conserva son rôle de centre provincial ottoman jusqu'à la Première Guerre mondiale.

Lorsque Baha'u'llah s'installa à Bagdad où il demeurera dix ans, les derniers membres inconsolables et désorientés de la communauté décimée du Bab, apprirent à se tourner vers lui pour des conseils, des directives et pour se protéger car Mirza Yahya, connu comme le "successeur" du Bab, était invisible. Ayant réussi, comme nous l'avons vu, à s'échapper de Takur en compagnie de son oncle Mirza Zaynu'l-'Abidin, il vivait alors sous le nom de Haji 'Aliy-i-las Furush dans la rue de Bagdad où se regroupent les marchands de charbon de bois (Dhughal-Furushan). Baha'u'llah désirait qu'il retourne en Perse pour y servir la religion du Bab, ainsi que le montrent clairement ses mots:

Environ deux mois après notre arrivée en Irak suite à l'ordre de Sa Majesté le chah de Perse - que Dieu l'assiste -, Mirza Yahya nous rejoignit. Nous lui dîmes: "Conformément à l'ordre royal, nous avons été envoyé en ce lieu. Mais il est souhaitable que tu demeures en Perse. Nous enverrons notre frère, Mirza Musa, dans une autre région. Vos noms ne sont pas mentionnés dans le décret royal, vous pouvez donc vous lever et servir." Par la suite, cet opprimé quitta Bagdad et se retira du monde pendant deux ans. À notre retour, nous constatâmes que Mirza Yahya n'était pas parti et différait son départ. Cet opprimé en fut grandement attristé. (1)

L'un des premiers à comprendre que Baha'u'llah était le conseiller, le guide, le mentor dont la communauté du Bab avait désespérément besoin fut Haji Hashim-i-'Attar, un riche marchand persan qui vivait dans le nouveau Bagdad. Ayant atteint sa présence il lui devint tout dévoué et finit par lui jurer fidélité. Nous le rencontrerons un peu plus loin dans ces pages. Aqa Muhammad-Hasan, marchand d'Ispahan , Siyyid Muhammad-Rida et Siyyid Muhammad Taqi, deux fils de Siyyid-i-Buka', Haji 'Abdu'l-Majid-i-Shirazi, père du glorieux martyr Mirza 'Abdu'l-Vahhab et son frère Mirza Hasan appelé 'Gul-i-Gulab (Rose rouge, littéralement: "la fleur de l'eau de rose"), tous étant des Persans qui vivaient à Kazimayn, se rallièrent autour de Baha'u'llah. Les rejoignirent aussi les babis arabes de Bagdad et notamment Shaykh Sultan et Aqa Muhammad-Mustafa. Un autre vétéran de la religion du Bab qui devait bientôt lui aussi comprendre que les espoirs des babis devaient se recentrer sur la personne de Baha'u'llah fut Haji Siyyid Javad-i-Karbila'i.

Shaykh-'Ali Mirza de Chiraz, un notable apparenté à l'imam-jum'ih* de cette ville, ainsi que Siyyid 'Abdu'r-Rahim d'Ispahan (honoré plus tard du titre de Ismu'llahi'r-Rahim: le Nom de Dieu le Miséricordieux) et Mirza Muhammad 'Ali le médecin de Zanjan qui allait connaître la mort du martyr, étaient parmi les babis les plus notables vivant en Perse qui, dès cette époque, furent convaincus que leur seul recours, la seule ancre qui pourrait stabiliser et maîtriser le vaisseau de leur Foi agité par la tempête, était Baha'u'llah.

* [nota: deux imam-jum'ihs de Shiraz, Shaykh Abu-Turab et son fils Haji Shaykh Yahya qui vécut jusqu'à plus de quatre-vingt dix ans, firent toujours tous leurs efforts, depuis le temps du Bab, pour apporter aide et protection aux disciples de la religion babi-baha'ie. Ils réussirent au-delà de tous les espoirs.]

Pourtant les vents de la dissension soufflaient déjà et les divisions apparaissaient. Alors qu'il était enchaîné dans le Siyah-Chal de Téhéran et que Mirza Yahya cherchait constamment à se préserver, Baha'u'llah avait fait le voeu de tout faire pour régénérer la communauté écrasée du Bab. Et maintenant, dans l'obscurité qu'il avait choisie, Mirza Yahya s'opposait en secret à Baha'u'llah avec l'aide de Siyyid Muhammad-i-Isfahani qui s'était installé à Kerbéla.

Le Gardien de la foi baha'ie écrit:

"Il n'est pas surprenant que soient sortis de la plume de Baha'u'llah - qui ne pouvait déjà divulguer le secret qui s'agitait dans son coeur - ces avertissements, ces conseils et cette assurance, en un moment où les ombres commençaient à s'épaissir autour de lui: Les jours d'épreuve sont maintenant venus. Des océans de dissensions et de tribulations sont en train de se soulever, et dans tous les coins et recoins, on élève les bannières du doute pour attiser le mal et pour conduire les hommes à la perdition… Ne laissez pas la voix de quelques soldats du reniement jeter le doute en vous, et ne vous permettez pas de négliger Celui qui est la Vérité, d'autant plus que dans toutes les révélations, de semblables contestations ont eu lieu. Dieu établira sa foi en dépit de tout et manifestera sa lumière, quoique les provocateurs de sédition la détestent… Veillez chaque jour pour la cause de Dieu. Tous les êtres sont prisonniers de son étreinte, et il n'est aucun lieu où quiconque puisse s'enfuir. Ne pensez pas que la cause de Dieu puisse être prise à la légère, permettant à quiconque de satisfaire ses caprices. À l'heure actuelle, un certain nombre de gens de divers milieux ont émis cette prétention. Le temps approche où chacun d'eux aura péri et sera perdu, que dis-je, sera réduit à néant, devenant une chose oubliée comme la poussière même." (2)

Pourtant, Baha'u'llah gratifia une personne d'un aperçu de ce "secret qui s'agitait dans son coeur" C'était un jeune babi de Kashan nommé Mirza Aqa Jan. Il avait eu un rêve dans lequel apparaissait le Bab, puis il tomba sur des écrits de Baha'u'llah. Apprenant que celui-ci était à Bagdad, il partit pour l'Irak et rencontra Baha'u'llah à Kerbéla. Quelle que soit la gravité des actes qu'il perpétrera, - puisqu'il finit par choisir de briser l'Alliance de Baha'u'llah et de se perdre dans le désert - il reste qu'il fut le premier à reconnaître en Baha'u'llah le Promis du Bayan, le Promis de tous les âges. Plus tard, Baha'u'llah l'honorera du titre de Khadimu'llah: Serviteur de Dieu.

Le Gardien écrit:

Ce même Mirza Aqa Jan, racontant ses expériences a Nabil, lors de cette première et inoubliable nuit passée a Kerbéla, en présence de son Bien-Aimé récemment découvert - alors qu'il était l'hôte de Haji Mirza Hasan-i-Hakim-Bashi -, a fait la déclaration suivante: "Comme c'était l'été, Baha'u'llah avait l'habitude de passer ses soirées et de dormir sur le toit de la maison (Aqa Mirza Muhammad-'Ali et moi nous arrosions le toit, le balayions et étendions les tapis jusqu'à ce qu'il vienne, nous parle, dîne et se retire pour se reposer). Cette nuit-là, lorsqu'il fut endormi, je m'étendis à quelques pas de lui, selon ses directives, pour prendre un bref repos. J'étais a peine levé, et… commençais à faire mes prières sur un coin du toit touchant un mur, quand j'aperçus sa personne bénie qui se levait et venait vers moi. Quand il fut proche, il me dit: "Toi aussi, tu es réveillé." Il se mit alors à psalmodier tout en allant et venant. Comment pourrai-je jamais décrire cette voix, ainsi que la modulation des versets ? Comment décrire sa démarche tandis qu'à grands pas, il se déplaçait devant moi ? Il me semblait qu'à chacun de ses pas et à chacune de ses paroles, des milliers d'océans de lumière surgissaient en face de moi, des milliers de mondes, d'une incomparable splendeur, se dévoilaient à mes yeux, et des milliers de soleils dardaient leurs rayons sur moi. Sous la clarté de la lune qui l'inondait, il continua ainsi à marcher et à chanter. Chaque fois qu'il s'approchait de moi, il s'arrêtait, et d'un ton si admirable que nul langage ne le peut décrire, il disait: "Écoute-moi, mon fils. Par Dieu, le Véritable ! Cette cause sera certainement rendue manifeste. Ne tiens aucun compte des vains propos du peuple du Bayan qui corrompt le sens de chaque parole." Il continua ainsi de marcher et de psalmodier, et de s'adresser à moi jusqu'à l'apparition des premières lueurs de l'aube. Puis, je rapportai sa literie dans sa chambre, et lui ayant préparé son thé, je fus renvoyé de sa présence." (3)

Nabil écrit que Mirza Aqa Jan lui rapporta plus tard que Baha'u'llah lui avait dit:

"Si tu me rencontres au marché ne montre pas que tu me connais, sauf si je t'appelle." Le même jour, en sortant du bazar je rencontrais sa Personne bénie. Il m'appela à voix haute et je courus vers lui. Sur la place du marché il me parla pendant plus d'une heure. Puis il partit pour Najaf. Il me conseilla: "Reste à Kerbéla. En revenant [de Najaf], si je passe par ici, tu m'accompagneras jusqu'à Bagdad ; et si j'y vais en passant par Hillih, je t'enverrai chercher." Je restais à Kerbéla pendant trois mois. Je ramassais des fagots que je vendais aux gardiens des bains publics. Un jour, Shaykh Abu-Turab-i-Ishtahardi me dit, "Si je pouvais obtenir une copie du Bayan persan, je pourrais t'en lire un passage" Je répondis "On peut le trouver." "Où ?" demanda Shaykh Abu-Turab. Je répliquais qu'à Kazimayn, Haji 'Abdu'l-Majid-i-Shirazi en avait une copie et je partis immédiatement pour cette ville afin de l'obtenir. En approchant de Bagdad je rencontrais Abu'l-Qasim-i-Kashani et lui demandais où se trouvait Haji 'Abdu'l-Majid. Il crut d'abord que je voulais rencontrer Azal mais lorsqu'il comprit que mon coeur était captivé par quelqu'un d'autre, il m'en demanda la raison et lorsque je lui parlais de l'allure et des paroles de la Beauté Abha, il me tendit une épître lumineuse qui avait été révélée pour moi et dans laquelle le peuple de Baha et les qualités de la Beauté Abha étaient mentionnés. Lorsque la nouvelle de mon arrivée fut apprise à sa Personne bénie, il me fit appeler et me dit qu'il avait eu l'intention de m'envoyer chercher." (4)

C'est ainsi que Mirza Aqa Jan commença ses quarante années de service comme assistant, secrétaire et compagnon de Baha'u'llah.

Le Gardien de la foi baha'ie écrit:

La confiance inspirée à Mirza Aqa Jan par ce contact soudain et inattendu avec l'esprit et le génie directeur d'une révélation naissante remua profondément son âme, cette âme déjà embrasée par l'amour brûlant né en lui quand il constata l'ascendant déjà pris par son maître, découvert depuis peu, sur ses condisciples, en Irak et en Perse. L'intense adoration qui imprégnait tout son être, et qui ne pouvait être réfrénée ni dissimulée, fut immédiatement perçue par Mirza Yahya et par son complice Siyyid Muhammad. (5)

C'est à cette époque qu'arriva à Bagdad Haji Mirza Kamalu'd-Din-i-Naraqi, petit-fils de Haji Mulla Ahmad-i-Naraqi, théologien célèbre, et lui-même homme de savoir. Par l'intermédiaire d'Aqay-i-Kalim il demanda à Mirza Yahya d'écrire pour lui un commentaire sur le verset coranique: "Toutes les nourritures furent permises aux enfants d'Israël". Découvrant que les babis de Naraq avaient découvert sa cachette, Mirza Yahya fut saisi de frayeur. Néanmoins, il rédigea un commentaire médiocre, insulte à l'intellect d'un homme comme Haji Mirza Kamalu'd-Din qui découvrit ainsi l'incompétence de Mirza Yahya. Il se tourna alors vers Baha'u'llah pour être guidé et éclairé, et c'est en réponse à sa requête que Baha'u'llah révéla le texte qui a pour titre Tablette de Kullu't-Ta'am (toutes nourritures), dans laquelle, comme l'écrit le Gardien:

Israël et ses enfants furent identifiés respectivement au Bab et à ses disciples. En raison des allusions qu'elle contenait, de la beauté du style et de la puissance du raisonnement, celle-ci enchanta tellement l'âme de son bénéficiaire que, si Baha'u'llah ne l'avait retenu, il aurait proclamé sur-le-champ sa découverte du secret caché de Dieu, en la personne de celui qui avait révélé cette tablette. (6)

La Tablette de Kullu't-Ta'am devint si célèbre que le coeur jaloux de Mirza Yahya qui ne pouvait accepter sa propre incapacité, brûla de plus belle. Siyyid Muhammad-i-Isfahani, l'antéchrist de la révélation baha'ie, poussait toujours Mirza Yahya à s'opposer à Baha'u'llah pour le diminuer. Non seulement les babis qui commençaient à relever la tête, mais des amis de tous les cercles de la société venaient rencontrer Baha'u'llah. Le vali de Bagdad avait constaté que cet exilé, était d'une autre trempe que les nombreux princes et principicules persans bannis vers l'Irak ou qui s'y étaient enfuis. Baha'u'llah avait une bonne renommée. C'est lui qui avait souffert des mois d'incarcération inhumaine dans la basse-fosse de Téhéran pendant que Mirza Yahya se condamnait, par sa propre couardise, à se sentir toujours en danger, à toujours fuir et, n'osant pas utiliser son nom, à poursuivre une existence obscure dans un quartier misérable de Bagdad.

Mirza Zaynu'l-'Abidin, l'oncle avec lequel Mirza Yahya avait fuit de Takur, était alors l'invité de Baha'u'llah qui venait de le nommer Ahmad ; les babis l'appelaient Jinab-i-Baba*.
* [nota: baba=père].

Mirza Aqa Jan conta la suite de la révélation de la Tablette de Kullu't-Ta'am à Nabil qui l'écrivit: "Jinab-i-Baba s'approcha et me dit qu'il [Baha'u'llah] était allé à Kazimayn. Sans réfléchir je m'y précipitai et, ne sachant où aller, je me tins à un carrefour. Je vis alors un siyyid venir vers moi. Il me demanda: "Es-tu le jeune Kashani ?" Puis il ajouta: "Viens. Il [Baha'u'llah] a demandé après toi." J'appris plus tard que ce siyyid était Siyyid Muhammad-Taqi, fils de Siyyid-i-Buka'qui vivait à Kazimayn. Ce jour-là, alors que j'entrais en la sainte présence, il parlait à Aqa Muhammad-Hasan, le marchand d'Ispahan : "Avant ton arrivée, Haji Mirza Kamalu'd-Din-i-Naraqi était là. Il avait posé une question concernant le verset Kullu't-Ta'am à cet endroit-là [voulant dire Azal], mais n'ayant rien compris à sa réponse, il me demanda la même chose. J'écrivis pour lui une réponse que je lui ai lue mais sans la lui donner. Je veux te la lire à toi maintenant." Il commença à psalmodier en lisant. Comment pourrais-je décrire l'effet produit sur quelqu'un qui entend chaque mot prononcé par cette voix sacrée ? Entre-temps il lut quelques versets du même ton qu'il avait usé cette première nuit à Kerbéla, sur le toit de la Daru'sh-shafa [la maison des traitements]. À la fin il demanda: "Qu'en dis-tu ?" Je répondis: "S'il y avait une justice, tous les érudits [oulémas] devraient s'incliner" Sa personne bénie répondit: "Comme tu dis: s'il y avait une justice." (7)

À plusieurs reprises cet oncle de Baha'u'llah, Jinab-i-Baba *, jura que s'il n'avait pas rencontré son neveu, il aurait complètement perdu la foi.

Mirza Aqa Jan raconta aussi à Nabil qu'un jour, à Kazimayn, dans la maison de Haji 'Abdu'l-Majid-i-Shirazi, alors qu'il était en compagnie de Aqa Muhammad-Hasan-i-Isfahani en présence de Baha'u'llah, ce dernier demanda à son hôte s'il aimerait entendre la langue badi (unique) qui, dit-il, est le langage utilisé par les habitants de l'un des mondes de Dieu. Il commença alors à psalmodier dans cette langue. Mirza Aqa Jan raconte qu'entendre cette langue produisait un effet merveilleux et il se souvenait qu'un jour Baha'u'llah dit à Haji 'Abdu'l-Majid: "Haji, tu as entendu la langue badi et tu as témoigné de la suprématie de Dieu sur ses mondes. Sois reconnaissant pour cette grâce et apprécie sa valeur."

Mirza Yahya n'a jamais levé un doigt pour protéger la religion dont il était le chef, au moins nominal. Incité et encouragé par Siyyid Muhammad et quelques autres de même nature, il entreprit secrètement de discréditer Baha'u'llah. Il fit circuler de folles rumeurs, accusant Baha'u'llah d'actions, d'opinions et d'intentions tout à fait erronées. Ces allusions et sous-entendus finirent par être dangereuses pour l'intégrité de la religion du Bab, la menaçant de controverses amères et même de divisions fatales et finalement Baha'u'llah décida de quitter Bagdad et la société des hommes connus de lui et qui le connaissaient. Toutes les Manifestations de Dieu ont connu, au cours de leur vie, cette période de retraite. Moïse partit dans le désert du Sinaï, Bouddha rechercha les terres solitaires de l'Inde. Le Christ marcha dans le désert de Judée et Muhammad foula les collines parcheminées de l'Arabie.

Mirza Aqa Jan lui-même a rendu ce témoignage:

"La Beauté bénie manifestait une telle tristesse que les membres de mon corps en tremblaient." Il raconta encore, comme le rapporte Nabil dans son récit, que peu avant le départ de Baha'u'llah, il avait eu une fois l'occasion de le voir sortir brusquement de chez lui, entre l'aube et le lever du soleil, son bonnet de nuit encore sur la tête, et montrant de tels signes d'inquiétude qu'il lui fut impossible de regarder son visage, et tout en marchant, il observait avec colère: "Ces créatures sont les mêmes qui, pendant trois mille ans, ont adoré les idoles et se sont prosternées devant le veau d'or. Aujourd'hui encore, elles ne sont pas capables de faire mieux. Quel rapport peut-il y avoir entre ce peuple et Celui qui est l'apparition de la gloire ? Quels liens peuvent les rattacher à Celui qui est la personnification suprême de tout ce qui est digne d'amour ?" "Je restai debout", a raconté Mirza Aqa Jan, "cloué au sol, sans vie, desséché comme un arbre mort, prêt à succomber sous le choc de la puissance accablante de ses paroles. Finalement il dit: "Ordonne-leur de réciter: "Qui, hormis Dieu, dissipe les difficultés ? Dis: Loué soit Dieu ! Lui seul est Dieu ! Tous sont ses serviteurs et tous sont soumis à ses commandements !" Dis-leur de répéter cela cinq cents fois, que dis-je, mille fois, le jour et la nuit, qu'ils soient éveillés ou qu'ils dorment, afin que, si possible, le visage de gloire puisse se révéler à eux, et que des torrents de lumière descendent en eux." Lui-même, j'en fus informé par la suite, récita ce même verset, le visage empreint de la plus grande tristesse… À plusieurs reprises, au cours de ces journées, on l'entendit faire cette remarque: "Nous sommes resté un certain temps avec ce peuple, et Nous n'avons pas réussi à discerner la moindre réaction de sa part." Il fit souvent allusion à sa disparition de notre milieu, mais aucun de nous n'en comprit le sens." (8)


Photo: Mirza Aqa Jan de Kashan, Khadimu'llah.

21. Sulaymaniyyih

Un matin, la maisonnée s'éveilla. Baha'u'llah était parti. Nul ne savait où le chercher. Nous étions le 10 avril 1854.

C'est vers Sulaymaniyyih, au coeur des hautes terres de l'Irak kurde que Baha'u'llah rechercha la solitude. Huit ans plus tard il décrivit cet épisode dans Le livre de la certitude (Kitab-i-Iqan), révélé pour Haji Mirza Siyyid Muhammad, un oncle maternel du Bab:

Espérons que le peuple du Bayan fera preuve d'intelligence et s'envolera pour résider dans l'atmosphère de l'esprit, qu'il saura distinguer la vérité de l'erreur, et démasquer les imposteurs. En ces jours le vent de jalousie et d'envie est en train de souffler, et je jure, par l'Éducateur de tout ce qui existe, que depuis le commencement du monde qui n'a jamais commencé, jusqu'à nos jours, il n'y a jamais eu jalousie pareille à celle qu'on voit en ce moment. Des hommes qui n'ont jamais respiré le parfum de la justice ont brandi contre nous le drapeau de la révolte ; de tous côtés les épées sont tirées, les flèches sont lancées. Je ne me suis jamais mis en avant ni au-dessus de qui que ce soit, je me suis au contraire toujours considéré comme le compagnon et le très humble et fidèle ami de chacun. Avec un pauvre j'ai toujours été comme un pauvre, avec les savants et les nobles je me suis toujours tenu sur la réserve. Et malgré tout, je jure par Dieu qui est Un, que tout ce que j'ai eu à subir des ennemis et des docteurs n'est rien à côté de ce que j'ai eu à supporter de la part de ceux qui se disent mes amis: si je le racontais, pas un de ceux qui ont l'esprit équitable ne pourrait le supporter !

Et c'est parce que je savais ce qui allait se passer qu'en arrivant ici il y a quelques années, je résolus de me confiner dans la solitude ; je demeurai ainsi deux ans tout seul, dans les déserts abandonnés. Les larmes d'anxiété coulaient de mes yeux, et dans mon coeur saignant s'agitait l'océan d'une douleur mortelle: combien de nuits ai-je passées à jeun, et combien de journées sans repos ! Malgré toutes ces calamités et ces afflictions continuelles, je jure par celui qui tient mon âme entre ses mains que je n'ai jamais été plus heureux. J'ai connu le vrai bonheur et la joie parfaite, car je n'avais pas le spectacle des joies et des malheurs, de la santé et des maladies de chacun. Réfugié en moi-même, oublieux du monde et de tout ce qu'il contient, je ne savais pas que les mailles de la destinée divine sont plus serrées que ne le pensent les mortels, et que les flèches de la prédestination ne peuvent être évitées. L'homme ne peut s'affranchir de la volonté de Dieu, et il n'a que la ressource de se soumettre. En ce temps, je t'assure que je n'avais nul désir de revenir, et que je ne songeais pas à terminer mes pérégrinations ; je ne désirais qu'une seule chose, ne pas être l'objet des discussions des croyants, la cause de la révolte des disciples et la raison des souffrances ou des tristesses de qui que ce fût. C'était là mon unique pensée, malgré tout ce qu'on avait pu dire ou croire. Mais de la source mystique me vint l'ordre de revenir, et, soumis, je revins ici. (1)

Pour seul compagnon, Baha'u'llah avait choisi Aqa Abdu'l-Qasim-i-Hamadani. Nous verrons que c'est à cause d'un incident qui provoqua la mort de Aqa Abdu'l-Qasim dans l'ouest de la Perse, que la famille de Baha'u'llah apprit où le rechercher. À Sulaymaniyyih, Baha'u'llah avait complètement dissimulé son identité. Vêtu d'un costume de derviche, il avait pris le nom de Darvish Muhammad-i-Irani et vivait une existence d'ermite dans les grottes au-dessus de la ville (le kashkul qu'il utilisa pendant cette période est aujourd'hui préservé dans le bâtiment des Archives baha'ies internationales sur le mont Carmel). Des années plus tard, Baha'u'llah décrivit sa situation: "Nous cherchâmes refuge au sommet d'une montagne isolée, à quelques trois jours de la plus proche habitation. Manquants de tous les conforts de la vie, nous restâmes complètement isolé de nos compagnons." (2)

De temps à autre Baha'u'llah avait besoin de quitter les grottes et descendait à Sulaymaniyyih. Aqa Abu'l-Qasim lui rendait aussi visite et lui portait des provisions. Un jour, Aqa Abu'l-Qasim dut quitter Baha'u'llah pour retourner en Perse afin d'y trouver de l'argent et certaines marchandises. Au retour, à la frontière, il tomba dans un traquenard monté soit par des voleurs soit par des douaniers, et fut mortellement blessé. Il fut découvert presque mort et tout ce qu'il put dire, c'est qu'il s'appelait Abu'l-Qasim, qu'il était de Hamadan et que tout ce qu'il transportait en argent et en marchandises appartenait à Darvish Muhammad-i-Irani qui vivait dans les hautes terres de l'Irak kurde.

Dans une épître à Maryam, la femme de son frère Haji Mirza Rida-Quli, Baha'u'llah écrivit, peu après son retour de Sulaymaniyyih:

Les maux dont j'ai souffert [...] ont effacé de la tablette de la création les torts endurés par mon premier nom (le Bab). "[...] après des afflictions sans nombre, Nous atteignîmes l'Irak, sur l'ordre du tyran de la Perse, et là, après les entraves de nos ennemis, Nous fûmes affligé par la traîtrise de nos amis. Dieu sait ce qui m'est arrivé par la suite ! [...]J'errais dans le désert de la résignation [...] me déplaçant dans de telles conditions que, pendant mon exil, tous les yeux pleurèrent sur mon sort et que toutes les créatures versèrent des larmes de sang à cause de ma douleur. Les oiseaux du ciel étaient mes compagnons et les bêtes des champs mes amies. (3)

Aujourd'hui, Sulaymaniyyih est une petite ville très plaisante située à 320 kilomètres de Bagdad, construite au milieu de trois collines et entourée d'arbres et de verdure. Il devait en être autrement au temps de Baha'u'llah. Le Commandant James F. Jones de la marine nationale indienne qui accompagna Sir Henry Rawlinson lors une visite au Kurdistan en 1844, décrit la Sumaymaniyyih qu'il découvrit:

Sulaymaniyyih, capitale des Pachalic, est un ensemble de petites maisons en ruines qui ont une apparence plus misérable que le plus misérable des hameaux d'Angleterre. Cet état n'est pas dû à la seule pauvreté des Kurdes mais aux habitudes nomades de ses occupants qui, au printemps, en été et en automne, abandonnent la ville et se répandent dans la campagne… Après sa deuxième fondation par Ibrahim Pacha [soixante-deux ans avant], elle s'améliora peu à peu et, au temps de Rich, s'enorgueillissait d'avoir un millier de maisons. Je crois qu'aujourd'hui on ne peut y compter que la moitié de ce nombre de maisons habitables et l'on considère qu'elle est insalubre, mal située en comparaison des terres plus salubres et moins confinée de la plaine voisine. Construite au pied d'une chaîne de montagnes basses et dénudées, qui s'élève juste derrière, elle est soit complètement coupée des brises rafraîchissantes qui balaient la plaine, soit brûlée par des vents chauds qui soufflent avec régularité de l'est et du nord-est au-dessus des crêtes surchauffées pendant les mois d'été. (4)

Beaucoup de ces habitants importants gardent précieusement la mémoire du séjour de Baha'u'llah parmi leurs ancêtres. Bien que très impressionnés, les gens commencèrent par le prendre pour ce qu'il disait être, un derviche voyageur venant de Perse, jusqu'à ce qu'un fragment de son écriture tombe entre les mains d'un disciple de Shaykh Isma'il, un murshid soufi de la région. Cet homme la montra à son maître qui la trouva extraordinaire. Et quelques-uns de ses disciples se dépêchèrent de trouver Baha'u'llah et ils apprirent beaucoup en sa présence. Un jour, ils lui demandèrent de leur expliquer quelques-unes des subtilités de al-Futuhat al-Makkiyyah, oeuvre du grand mystique andalou Shaykh Muhyi'd-Din Ibnu'l-'Arabi. Baha'u'llah répondit qu'il ne l'avait pas lu et n'en connaissait pas la teneur mais qu'il satisferait leur souhait. Ainsi, chaque jour, on en lisait une page en sa présence puis il exposait les vues du célèbre mystique en les expliquant. Ils lui demandèrent ensuite de composer une ode dans le style de Ta'iyyih, oeuvre d'un autre mystique célèbre, l'Égyptien Ibnu'l-Farid. Il accéda aussi à cette demande. Il en résultat un poème d'une éloquence extrême qui acquit une grande renommée, le Qasidiy-i-Izz-i-Varqa'iyyih. Il comprenait à l'origine 2000 couplets mais Baha'u'llah en choisit 127 qu'il fit recopier pour les garder. Jusque-là, personne n'avait osé composer une ode dans le style même d'Ibnu'l-Farid.

Ainsi la célébrité de Darvïsh Muhammad-i-Irani commença à se répandre au-delà des limites de la petite ville kurde.

Quand Baha'u'llah descendait en ville, soit pour utiliser les bains publics, soit pour faire quelques achats, il restait au Takyih, le séminaire théologique de Mawlana Khalid. La mosquée originelle dont Mawlana Khalid était le gardien a, depuis, été détruite mais elle fut reconstruite aux mêmes dimensions. Aux temps du séjour de Baha'u'llah, Mawlana Khalid était un vieil homme très révéré par les Kurdes. Il demanda à Darvish Muhammad de calligraphier un document qui perpétuerait le gardiennat de cette institution dans sa famille. Ce document, avec d'autres écrits de la plume de Baha'u'llah, est toujours conservé par des familles de Sulaymaniyyih qui refusent de s'en séparer à quelque prix que ce soit. Il y a trente ans, le possesseur de ces reliques de grande valeur affirma que même si on lui en offrait un million de dinars [plus d'un million d'euros], il refuserait de vendre ce document inestimable car il était certain qu'alors toutes les bénédictions divines dont bénéficiait sa famille disparaîtraient. Les Kurdes ont une grande déférence pour Kaka Ahmad, un saint des temps passés, mais tous s'accordent pour affirmer qu'Ishan*, le nom donné par vénération à Darvish Muhyammad-i-Irani, lui est supérieur. Même la montagne où Baha'u'llah habitait, Sar-Galu, est considérée comme un lieu sacré**.

* [nota: Ishan veut dire " ils " et Baha'u'llah était ainsi appelé avant même son départ pour Sulaymaniyyih.]
** [nota: L'auteur remercie M. Mas'ud Berdjis pour les détails récents sur Sulaymaniyyih et ses habitants.]

Pendant ces années où Baha'u'llah était absent de Bagdad, la fortune des babis avait touché le fond. Mirza Yahya, incompétent, terrifié, impuissant, ne pouvait et ne voulait rien faire pour enrayer la chute, le désastre imminent d'une désintégration totale et irréparable. Trouvant la vie en Perse impossible, à cause de la tyrannie ambiante et du venin distillé dans la société par des religieux égoïstes, mais aussi à cause de l'anarchie qui affligeait la communauté babie pourtant très réduite, des âmes sincères et dévouées décidèrent d'aller, à grands efforts, jusqu'à Bagdad pour y découvrir que Mirza Yahya, le chef désigné par le Bab, était introuvable. Il avait même interdit de prononcer le nom de la rue dans laquelle il vivait. Un babi des plus éminents, Mulla Zaynu'l-'Abidin de Najaf-Abad aux environs d'Ispahan (honoré par la sublime Plume du titre de Jinab-i-Zaynu'l-Muqarrabin, il était destiné à briller avec éclat dans la constellation des apôtres de Baha'u'llah) fit le voyage à Bagdad pour échapper à l'hostilité croissante des gens et chercher réconfort auprès de Mirza Yahya. Incapable de le rencontrer il refit le voyage dans l'autre sens, désespéré. Mais en arrivant à la frontière, entendant parler de nouveaux assauts fanatiques, il reprit la route vers Bagdad malgré sa fatigue. Il en fut récompensé puisque peu après son retour, Baha'u'llah revint de Sulaymaniyyih et Mulla Zaynu'l-Muqarrabin trouva tout ce que son âme désirait.

Le Gardien de la foi baha'ie a décrit cette période et les actes honteux perpétrés par Mirza Yahya et ses acolytes:

Tandis que les fondements de la grandeur future de Baha'u'llah étaient jetés dans une terre étrangère, au sein d'un peuple étranger, la situation de la communauté babie ne faisait qu'empirer rapidement. [...] Mirza Yahya, enfermé chez lui la plupart du temps, dirigeait secrètement, et par correspondance avec ceux des babis qui avaient sa confiance absolue, une campagne destinée à discréditer entièrement Baha'u'llah. Dans sa crainte de quelque adversaire éventuel, il avait envoyé Mirza Muhammad-i-Mazandérani, l'un de ses partisans, en Azerbaïdjan, dans le but exprès d'assassiner Dayyan, le "dépositaire de la science de Dieu" qu'il surnommait "Père des iniquités" et flétrissait du nom de Taghut [idole], et que le Bab avait célébré comme la "troisième Lettre croyant en Celui que Dieu rendra manifeste". Dans sa folie, il avait en outre incité Mirza Aqa Jan à se rendre à Nur, puis à attendre un moment favorable pour attenter avec succès à la vie du souverain. [...] Il ordonna même, nouvel exemple de l'énormité de ses crimes, que Mirza 'Ali-Akbar, cousin du Bab et fervent admirateur de Dayyan, soit mis à mort secrètement, ordre qui fut exécuté dans toute son horreur. Quant à Siyyid Muhammad à qui son maître Mirza Yahya avait désormais donné carte blanche, il s'était entouré - comme l'affirme catégoriquement Nabil qui, à ce moment, était aussi à Kerbéla - d'une bande de malfaiteurs auxquels il permettait, qu'il encourageait même, à se saisir, la nuit venue, des turbans que portaient les riches pèlerins rassemblés à Kerbéla, à dérober leurs chaussures, à dépouiller le sanctuaire de l'Imam Husayn des sièges et des chandeliers, et à s'emparer des gobelets des fontaines publiques. (5)

Si les babis voulaient échapper à l'extinction totale, ils avaient un besoin désespéré d'un guide qui ne pouvait être le tremblant et inefficace Mirza Yahya. Comme le dit 'Abdu'l-Baha, vingt-cinq hommes avaient prétendu au rang du promis du Bayan. Certains étaient rusés et fourbes, d'autres n'étaient que des âmes simples et égarées et d'autres encore voyaient qu'ils dépassaient en stature Mirza Yahya. Si certains furent irrémédiablement perdus, d'autres vinrent faire pénitence à la porte de Baha'u'llah.

Lorsqu'on apprit à Bagdad la mort d'Aqa Abu'l-Qasim-i-Hamadani qui avait disparu en même temps que Baha'u'llah, on comprit que Darvish Muhammad-i-Irani qui vivait dans les montagnes au nord du Kurdistan et dont la célébrité était arrivée jusqu'à Bagdad, ne pouvait être que Baha'u'llah. À la demande de la Plus-Grande-Branche qui n'avait que douze ans, et d'Aqay-i-Kalim le frère fidèle de Baha'u'llah, Shaykh Sultan (le beau-père d'Aqay-i-Kalim) et un babi arabe qui s'était converti grâce à Tahirih, quittèrent Bagdad pour Sulaymaniyyih accompagnés de Javad al-Hattab (le bûcheron), lui aussi d'origine arabe, pour trouver Baha'u'llah et le supplier de revenir. Mirza Yahya, se trouvant dans une situation désespérée, rejeté et abandonné par les quelques fidèles restants de la religion du Bab comme Mirza Asadu'llah-i-Dayyan et Haji Mirza Musay-i-Qumi, lui écrivit aussi pour le supplier de revenir.

Baha'u'llah dit à Shaykh Sultan: "Si je ne m'étais pas rendu compte du fait que la cause bénie du premier Point était à la veille de disparaître complètement, et que tout le sang sacré répandu sur le chemin de Dieu serait ainsi versé en vain, je n'aurais nullement consenti à retourner parmi le peuple du Bayan, et je l'aurais abandonné au culte des idoles que son imagination avait créées". (6)

En approchant de Bagdad, sur les rives du fleuve des tribulations*, il dit à Shaykh Sultan que les quelques jours à venir étaient pour lui les derniers jours de paix et de tranquillité sur cette terre. Des jours que je ne connaîtrai plus jamais, dit-il.

* [nota: C'est ainsi que Baha'u'llah parlait de la ville des 'Abbasides et de son fleuve, le Tigre.]

Ils arrivèrent à Bagdad le 19 mars 1856*. Deux années lunaires s'étaient écoulées depuis le départ de Baha'u'llah qui a décrit la situation qu'il retrouva: "Nous n'avons trouvé qu'une poignée d'âmes, faibles et déprimées, et même complètement perdues et mortes. La cause de Dieu n'était plus sur aucune lèvre, et nul coeur n'était réceptif à son message." (7)

* [nota: 12 Rajab 1272 de l'hégire. Shaykh Sultan a écrit un livre décrivant sa quête, son voyage et son retour en compagnie de Baha'u'llah.]


Photo: Takyih de Mawlana Khalid où Baha'u'llah séjournait à Sulaymaniyyih.


Photo: Sar-Galu, où sont situées les grottes où Baha'u'llah vécut.

22. Bagdad - Amis et ennemis

De retour à Bagdad, Baha'u'llah trouva les babis avilis et démoralisés. Cette situation eut sur lui un effet que le Gardien de la foi baha'ie décrit ainsi: "La tristesse qui l'accabla à son arrivée fut telle, qu'il refusa pendant quelque temps de quitter sa maison, sauf pour ses visites à Kazimayn et, de temps à autre, pour rencontrer quelques-uns de ses amis qui résidaient dans cette même ville et à Bagdad." (1)

Les mots de Baha'u'llah qu'on peut lire dans le Kitab-i-Iqan sont un témoignage suffisant sur les conditions de la communauté babie à cette époque et sur l'esprit dans lequel il entreprit de revivifier la cause du Bab:

Ma plume est impuissante à dire ce que je vis alors ; et voici maintenant plus de deux ans que mes ennemis emploient tous leurs efforts à essayer de me faire périr, ainsi que chacun le sait, sans qu'aucun ami ne se soit levé pour m'aider ou seulement me montrer de la sympathie ! Au contraire, comme la pluie du ciel, les déceptions causées par les paroles et les actions de tous tombent sur moi les unes après les autres. Avec la plus entière soumission, j'ai placé ma vie dans ma main, afin que, par la miséricorde divine, cette lettre manifeste et révélée soit sacrifiée dans le chemin du Premier Point et du Verbe sublime ! Si tel n'était pas mon voeu, par celui qui manifeste l'Esprit, je ne resterais pas une seconde de plus dans cette ville ! Et le témoignage divin me suffit. Il n'y a pas de pouvoir ou de puissance qui n'émane de Dieu ; nous venons de lui et nous retournons à lui ! (2)

Peu après le retour de Baha'u'llah de Sulaymaniyyih, il se passa un événement qui lui causa une grande douleur. Nous avons déjà vu que dans son livre Mustayqiz, Mirza Yahya injurie ouvertement Mirza Asadu'llah-i-Dayyan qui avait prétendu être le Promis et, profitant de l'absence de Baha'u'llah il avait envoyé Mirza Muhammad-i-Mazandérani en Azerbaïdjan dans le but d'assassiner ce croyant distingué. Or il advint que Dayyan avait, au même moment, quitté l'Azerbaïdjan pour Bagdad et Mirza Muhammad ne put le trouver. Baha'u'llah revenait alors de Sulaymaniyyih et Dayyan, atteignant sa présence, renonça à toutes ses prétentions. Mais Mirza Yahya ne changeait pas ses plans facilement ; un jour Mirza Muhammad réussit à convaincre Dayyan de l'accompagner de Kazimayn à Bagdad et, en route, l'assassina.

Peu à peu Baha'u'llah commença à reconstruire la communauté babie, lui redonnant sa dignité, restaurant son intégrité et son prestige jusqu'à ce qu'ayant sorti les quelques babis qui restaient encore des profondeurs de l'ignominie dans lesquelles ils avaient sombré pendant son absence dans les montagnes du Kurdistan, ils relèvent la tête et cessent d'être en butte à toutes sortes de brimades.

Un jour, l'un des serviteurs de 'Ali-Shah, le Zillu's-Sultan (voir addenda V) insulta un babi qui entrait dans la résidence de ce prince en exil. Baha'u'llah envoya un message à Zillu's-Sultan lui demandant d'ordonner à ses hommes de tenir leur langue. Le prince obéit. Bientôt ses fils Shuja'u'd-Dawlih et Sayfu'd-Dawlih devinrent des habitués du biruni de la maison de Baha'u'llah. Zaynu'l-'Abidin Khan, le Fakhru'd-Dawlih, un noble iranien, disait souvent: "Je ne peux l'expliquer, je ne sais pas pourquoi, mais chaque fois que je me sens triste et déprimé il me suffit d'aller chez Baha'u'llah pour me sentir réconforté".

Parmi les notables de la ville, quiconque rencontrait Baha'u'llah se sentait attiré par lui et lui devenait dévoué: Shaykh 'Abdu'l-Qadir, probablement al-Gilani, un ouléma célèbre pour sa calligraphie et qui mourut en 1897, 'Abdu's-Salam Effendi, mentionné par Baha'u'llah dans le Kitab-i-Badi, Ibn-Alusi et Siyyid Dawudi, étaient tous des érudits ; 'Abdu'llah Pasha de Sulaymaniyyih et son vizir Mahmud Aqa, et Mulla 'Ali-Mardan (le contrôleur des douanes), des fonctionnaires, lui étaient également dévoués*.

* [nota: Abdu's-Salam Effendi, probablement Shaykh 'Abdu's-Salam ash-Shawwaf, naquit en 1819 et fut l'élève de Shaykh Mahmud al-Alusi avant de devenir l'un des professeurs du collège de théologie al-Qadiriya. Il mourut en 1900. Ibn-Alusi, est l'un des cinq fils du célèbre Shaykh Mahmud al-Alusi qui mourut en 1854. Il n'est pas clair de quel fils il s'agit ici, mais probablement de l'un des trois aînés : 'Abdu'llah, Baha'ud-Din, 'Abdu'l-Baqi, ou Siyyid Na'man, Khayru'd-Din. Siyyid Dawudi est probablement Siyyid Dawudi an-Naqshbandi al-Khalidi, un des oulémas et un shaykh de la branche Khalidiya de la confrérie soufie Naqshbandi. Il mourut en 1882. 'Abdu'llah Pasha était de la famille Baban, les pachas héréditaires de Sulaymaniyyih.]

Les gens dévoués à Baha'u'llah venaient de toutes les classes de la société, et ils étaient si nombreux qu'on aurait fait taire quiconque aurait osé prononcer un mot désagréable envers lui.

Aqa Muhammad, Kurde de Perse, était venu à Bagdad pour y ouvrir une boutique de kebabs. Il n'aimait pas les babis. Sous son influence, les gens du bazar, particulièrement les Persans, devinrent assez audacieux pour vouloir les maltraiter. Un jour, un confiseur nommé Hasan insulta à haute voix quelques-uns des compagnons de Baha'u'llah qui passaient par là. L'un des babis du groupe revint sur ses pas et frappa violemment Hasan. Le lendemain, Aqa Muhammad interpella ce babi: "Plutôt que de punir toi-même Hasan tu aurais dû venir me voir pour te plaindre, puisque je suis le chef de ce bazar." Sachant très bien que c'était Aqa Muhammad lui-même qui était à l'origine de ces problèmes, le babi le lui dit en face et le battit aussi. Fou de rage, le Kurde sauta sur l'estrade de sa boutique et hurla que les méchants babis étaient devenus tellement agressifs qu'ils avaient osé le battre. Il menaça: "Je vais aller demander justice à leur chef. Et s'il refuse de m'écouter, je sais ce qu'il me faudra faire. Je prendrai les choses en main moi-même." Le jour suivant, alors que Baha'u'llah se rendait au café, Aqa Muhammad l'arrêta et se plaignit amèrement des actions du jeune babi. Baha'u'llah lui promit qu'il appellerait tous les témoins de l'incident pour les interroger. Quiconque aurait mal agi serait puni. Aqa Muhammad retourna dans sa boutique, très surpris que Baha'u'llah lui ait dit que le coupable serait puni, plutôt que de porter le cas devant le consul. À cette époque-là, le consul persan était Mirza Ibrahim qui était parti à Kerbéla. Lorsque Aqa Muhammad courut au consulat pour se plaindre, le vice-consul envoya un de ses agents à la maison de Baha'u'llah pour savoir ce qui s'était passé. On lui répondit clairement que si les commerçants du bazar ne cessaient pas de lancer des insultes, ils recevraient ce qu'ils méritaient. Sans rien dire, et sans parler à Baha'u'llah, l'agent reparti et le vice-consul fit en sorte que cessa cette histoire. Il fit venir Aqa Muhammad et Hasan, les réprimanda et les emprisonna. Quelques jours plus tard, les familles des deux hommes vinrent pleurer auprès de Baha'u'llah car elles n'avaient personne pour s'occuper d'elles. Baha'u'llah envoya une note au vice-consul qui les libéra. À son retour à Bagdad, le consul apprit ce qui s'était passé durant son absence. Apprenant la conduite insultante des commerçants, il se mit en colère et ordonna de remettre en prison les fauteurs de désordre. Une inondation avait coupé le pont et ils furent poussés dans un quffih (bateau couvert) pour être conduits jusqu'au consulat où Mirza Ibrahim Khan les rudoya et les emprisonna. Après quelques jours, leurs familles vinrent de nouveau demander à Baha'u'llah d'intervenir et, sur sa demande, les deux furent admonestés puis relâchés.

C'est alors que les quelque 2000 Kurdes d'Iran qui vivaient à Bagdad, se sentant blessés qu'un de leurs chefs ait subi deux fois punition et détention, décidèrent d'exterminer les babis qui n'étaient à Bagdad, d'après Aqa Rida, qu'une quarantaine, Persans et Arabes mélangés. Ces derniers s'assemblèrent autour de la maison* de Baha'u'llah pour la protéger. Lorsque Baha'u'llah, comme il en avait l'habitude, sortit peu avant le coucher du soleil pour se rendre au café, on lui parla de l'intention des Kurdes ; mais il fit comme d'habitude et alla d'abord au café de Salih, situé du côté est du pont, puis au café de 'Abdu'llah situé de l'autre côté du pont et qui était fréquenté par des Kurdes et des Persans. Il était accompagné de Mirza Javad-i-Khurasani avec qui il parlait pendant que quelques babis marchaient derrière eux. Il dit à Mirza Javad: "On m'a menacé de mort, mais je ne crains rien, je suis prêt. Voici ma tête". Il parlait avec tant de véhémence et d'autorité que tous ceux qui l'entendirent restèrent muets de stupeur. Il entra ensuite dans le café où il resta jusqu'à trois heures après le coucher du soleil ; après quoi il rentra chez lui et nul n'osa l'approcher. Après cet épisode, Aqa Rida affirme qu'il n'y eut plus de désordre ni d'attitude insultante sur la place du marché et que tout fut calme.

* [nota: Il s'agit de la maison de Sulayman-i-Ghannam, dans le quartier Karkh de Bagdad situé près de la rive occidentale du Tigre.]

Ce fut ensuite un officier supérieur, 'Umar Pasha, qui fut nommé gouverneur de Bagdad (voir addenda V). Orgueilleux, d'une volonté de fer, il gouverna d'une main de fer. C'est lui qui, indifférent aux protestations et aux supplications du représentant iranien, contraignit des hordes de Persans résidant à Kerbéla à venir jusqu'à Bagdad et à revêtir l'uniforme de l'armée ottomane. Beaucoup de ces infortunés durent payer leur liberté d'une grosse somme d'argent.

C'est pendant le gouvernorat de 'Umar Pasha qu'un membre de la famille de Siyyid Muhammad-i-Isfahani, nommé Mirza Rida, et Mirza 'Aliy-i-Nayrizi conspirèrent dans le but de nuire à Baha'u'llah. Sans en référer à ce dernier, un ou plusieurs babis les attaquèrent dans le bazar et Mirza Rida mourut sur le coup alors que Mirza Ali, gravement blessé, parvint à se réfugier dans le Seraye, le palais du gouverneur. En découvrant son état, 'Umar Pasha demanda, furieux, qui était responsable de cette attaque. Apprenant que l'auteur de cet assaut sauvage était l'un des membres de la suite de Baha'u'llah, il ordonna fougueusement de traîner des canons jusqu'à la résidence de Baha'u'llah, mais on lui expliqua que c'était impossible. Il ordonna alors qu'on lui amène Baha'u'llah en personne. Siyyid Dawudi qui était présent, intervint: "Votre Honneur, vous devez savoir qu'il ne peut être question d'ordonner à l'un de ses serviteurs de se présenter, encore moins de lui commander de venir ici en personne !" En entendant ces mots exprimés sans ambages comme un fait évident par un membre éminent de la hiérarchie sunnnite, 'Umar Pasha se tut puis envoya Mirza 'Ali à la maison de Baha'u'llah pour lui demander justice.

Comme nous l'avons signalé, Baha'u'llah n'avait que quelques douzaines de babis avec lui mais son autorité spirituelle et son influence étaient si vastes que tous ceux qui se sentaient blessés ou opprimés se pressaient à sa porte, demandant son aide et son intercession. Aqa Rida parle d'un certain Yusuf Khan qui, Baha'u'llah ayant réparé une injustice dont il était victime, proclamait haut et fort qu'il était babi depuis 1250… dix ans avant la déclaration du Bab !

Mulla Muhammad-i-Zarandi, plus tard nommé Nabil-i-A'zam, qui allait devenir le grand chroniqueur et historien de la religion babie baha'ie, et qui avait avancé quelques prétentions à être celui qu'on attendait, arriva à Bagdad alors que Baha'u'llah était encore à Sulaymaniyyih. Il reconnaît lui-même qu'il croyait encore que Mirza Yahya était un homme d'importance et il chercha à le rencontrer. Mirza Musa, Aqay-i-Kalim, que Nabil rencontra sur le pont, l'emmena chez lui (la maison de 'Ali Madad) pour y rencontrer la Plus-Grande-Branche qui n'avait alors que dix ans. Mirza Musa lui apprit que Mirza Yahya ne rencontrait personne, ce qui fut confirmé par un message de Yahya à Nabil lui demandant de quitter Bagdad et de se réfugier à Kerbéla où séjournait Siyyid Muhammad-i-Isfahani.

À Kerbéla, Nabil, observant le comportement désordonné de Siyyid Muhammad et ses plaisanteries enfantines, décida de les mettre par écrit. Il était malheureux. Il avait osé prétendre être le chef car il n'avait pas trouvé en Mirza Yahya le "berger" d'un troupeau abattu et estropié. Il est très émouvant lorsqu'il décrit son odyssée spirituelle: comment Baha'u'llah revint de Sulaymaniyyih, comment il parvint en sa présence, comment il trouva en lui tout ce qu'il désirait, comment il fit pénitence à sa porte, comment en voyant Aqa Muhammad-i-Ibrahim-i-Amir-i-Nayrizi (voir addenda V) balayer la rue, il lui prit le balai des mains pour faire de même tel un humble pénitent, comment il pratiqua cérémonieusement des ablutions dans le Tigre qui symbolisèrent sa pureté retrouvée, comment il se débarrassa des vêtements d'un aspirant à la prêtrise. Après cette renaissance Nabil composa un poème limpide que Baha'u'llah accepta avec grâce et amour en assurant Nabil que ce poème mettait le sceau final à un passé complètement racheté. Mulla Muhammad-i-Zarandi était enfin en paix avec lui-même et avec le monde. En apprenant que Mulla Muhammad qu'il honorerait un jour du titre de Nabil-i-A'zam avait balayé la rue devant sa porte, Baha'u'llah reprocha gentiment à son serviteur de l'avoir laissé faire et ajouta: "Ce geste me rend honteux". Et lorsqu'on répéta ce mot à Nabil il se souvint des vers célèbres du poète Sa'di qui méditait sur un verset du Coran (3):

Vois la générosité et la bonté du Seigneur:

Au serviteur le péché, à lui la honte.

Aqa Muhammad-Karim, un des premiers croyants de Chiraz qui avait été en la présence du Bab et connaissait ses pouvoirs était une autre de ces âmes égarées qui avait échoué en Irak. Nabil le trouva et le conduisit en présence de Baha'u'llah. Il reçut lui aussi ce après quoi tout son être languissait: la certitude que la Cause de Dieu n'était pas perdue mais placée dans des mains sûres.

Haji Muhammad-Taqi de Nayriz qui avait été héroïque sous la bannière de l'incomparable érudit Vahid et qui avait énormément souffert, était lui aussi parmi les premiers croyants venus en Irak chercher réconfort et asile ; il trouva les deux en la présence de Baha'u'llah. L'histoire de Haji Muhammad-Taqi que Baha'u'llah honora plus tard du nom de Ayyub (Job) est à la fois émouvante et inspirante. Il survécut à l'holocauste de Nayriz pour tomber dans les griffes de Zayn'ul-'Abidin Khan, le sadique et cupide gouverneur de cette ville qui s'était copieusement accaparé les propriétés du riche Haji. Chaque jour, en présence du gouverneur qui se moquait de lui, il était plongé dans un bassin d'eau glacée, frappé sur la tête chaque fois qu'il refaisait surface, puis retiré de l'eau il était fouetté jusqu'au sang pendant que le gouverneur riait d'un plaisir évident. En réponse aux moqueries de Zaynu'l-'Abidin Khan, Haji Muhammad-Taqi louait Dieu de lui permettre de souffrir en son sentier. Enfin le gouverneur, fatigué de ses plaisirs sataniques, décida de se débarrasser du Haji. Mais ses hommes craignaient Dieu plus que lui, ils laissèrent Haji Muhammad-Taqi s'évader en lui disant de partir le plus vite et le plus loin possible afin que leur maître ne découvre pas qu'il était encore en vie.

Haji Muhammad-Taqi fut abandonné, couvert de blessures, dans le désert. Avec cette patience superbe qui allait lui gagner le titre de Ayyub de la part de la Plume sublime, il réussit à atteindre un village voisin dont le chef était de ses amis. Cet homme excellent abrita le Haji pendant un mois, le cachant de tous et le soignant. Mais Haji Muhammad-Taqi savait qu'il devait rapidement mettre de la distance entre lui et la ville de Nayriz. Dès qu'il put marcher il quitta le brave chef du village et rejoignit une caravane qui se dirigeait vers les cités saintes d'Irak. Beaucoup de pèlerins suivaient à pied cette caravane et Haji Muhammad-Taqi décida de les accompagner malgré la faiblesse occasionnée par ses récentes épreuves. Mais d'une tente émergea un homme à l'évidence bien équipé pour ce long voyage qui, après avoir bien regardé Haji Muhammad-Taqi le pria d'être son hôte jusqu'à Kerbéla. "Cette nuit, dans un rêve, le prince des martyrs lui-même m'ordonna de t'inviter" lui dit-il. Et c'est de cette manière miraculeuse que Haji Muhammad-Taqi atteint la présence de Baha'u'llah qui révélera pour lui la Lawh-i-Ayyub (Épître à Job) qui immortalisera son nom.

Une autre personne qui avait prétendu à l'autorité spirituelle et qui se présenta en pénitent à la porte de Baha'u'llah fut Haji Mirza Musa de Qom. Il était aussi un des premiers croyants et s'était détourné de Mirza Yahya qui l'avait profondément déçu. Constatant qu'il était lui-même plus compétent et plus accompli, plus courageux et plus indépendant que Mirza Yahya, et voyant, désespéré, le triste sort de la communauté du Bab qui avait eu une si bonne renommée, il tenta d'assumer l'autorité du groupe mais, en découvrant la réputation de Baha'u'llah, il fut très vite conscient de sa grossière erreur, vint en hâte à Bagdad où il posa le front sur le porche du vrai Sauveur. Il était si pur et si dépourvu d'égoïsme que Baha'u'llah remarqua que si le Haji avait insisté dans sa prétention "nous l'aurions tous accepté". En signe de pénitence, Haji Mirza Musa décida de jeûner jusqu'à la mort mais Baha'u'llah l'en empêcha. Haji Mirza Musa resta à Bagdad où il mourut trois jours après le départ de Baha'u'llah pour Istanbul.

Le dernier prétendant, mais pas le moindre, dont nous aimerions parler est Haji Mulla Hashim qui avait été un religieux chiite à l'autorité considérable. Lui aussi, ayant réalisé dans quelle erreur il s'était fourvoyé, se tourna vers Baha'u'llah pour être pardonné et réhabilité et en fut grandement récompensé.

Nous ayant conté dans sa chronique passionnante l'histoire de ces disciples dévoués et de ces amis fidèles, Nabil-i-A'zam nous apprend qu'ayant séjourné trois mois à Bagdad il fut envoyé par Baha'u'llah enseigner la Foi à Qazvin. Nabil écrit: "'Aqa Muhammad-Ibrahim-i-Amir me rattrapa en sortant des portes de Bagdad et voulut me donner, de la part de la Perfection bénie, l'argent équivalent aux dépenses de mon voyage afin que je loue une monture et rejoigne une caravane. Je dis à Amir que la première fois que j'atteignis la sainte présence, il m'avait gracieusement accordé des moyens de vivre suffisants pour que je ne connaisse plus le manque. Et je demandais à Amir de le supplier au seuil de sa bonté de garder en sécurité ce qu'il m'avait donné par-dessus tout… pourtant, à l'insistance d'Amir, je pris une partie de l'argent qu'il avait apporté et lui dit adieu. À chaque instant une nouvelle porte s'ouvrait devant moi. On aurait dit que j'avais des ailes pour m'envoler au ciel du Bien-Aimé. Je ne ressentais pas le besoin d'avoir un compagnon de route et les bandits de grand chemin ne m'effrayaient pas." C'est ainsi qu'il décrit avec précision l'état d'ivresse extatique dans lequel il voyagea jusqu'à Qazvin, au-delà des hauts sommets et des plaines de l'Iran occidental. Il se reposait, dit-il, durant le jour et commençait à marcher deux heures après le coucher du soleil. À Kirmanshah il rencontra Mïrza 'Abdu'llah-i-Ghawgha qui avait aussi, semblait-il, avancé quelque prétention car, indique Nabil, Darvish Sidq-'Ali (voir adddenda V) était près de lui et le servait. Mais Siyyid Mihdiy-i-Dahiji affirme dans son ouvrage Risalih que Mirza 'Abdu'lllah-i-Ghawgha n'a jamais lancé une telle prétention.

Nabil revint à Bagdad où Baha'u'llah lui demanda d'examiner un manuscrit du Qayyumu'l-Asma', copié par Aqa Siyyid Isma'il, afin de s'assurer qu'il n'y avait pas de fautes. Siyyid Isma'il était venu d'Iran plein d'espoir et avait atteint la présence de Baha'u'llah. Il trouva tout ce qu'il espérait, tout ce qu'il désirait. C'était un noble, un érudit et un maître calligraphe. On le connaît aussi sous le nom de Dhabih, à ne pas confondre avec Haji Muhammad-Isma'il-i-Dhabih-i-Kashani, le frère de Haji Mirza Jani. Nabil dit que cela leur prit dix-huit jours. Leur tâche terminée, Nabil demanda à Siyyid Isma'il de lui parler de son expérience. Il savait que le siyyid sortait chaque nuit vers minuit et, avec son turban, balayait la rue devant la maison de Baha'u'llah, rassemblait la poussière dans son 'aba et allait les jeter dans le Tigre. Il disait que cette poussière avait été sanctifiée par les pas de Baha'u'llah et que rien d'impur ne devait y toucher. À la demande de Nabil, Siyyid Isma'il répondit avec précision et abondance, tandis que ses yeux s'emplissaient de larmes: "Je ne peux décrire ce que j'ai vu. Je lui avais demandé de me nourrir spirituellement, il m'avait répondu que cela m'avait été accordé ; ensuite, portes après portes se sont ouvertes à mon coeur et mon âme a découvert des pensées qui ne sont pas de ce monde. Une nuit, depuis son biruni, sa personne bénie demanda une chandelle pour lire un papier et moi, comme d'habitude éperdu d'émerveillement devant la chance que j'avais, je pensais soudain: "Est-ce possible que ce visage dont la vue était l'espoir des Messagers de Dieu puisse se dévoiler dans un temple humain ?" Et cette pensée n'avait pas plutôt traversé mon esprit que sa voix bénie m'appelait: "Aqa Siyyid Isma'il, regarde !" et lorsque je contemplais sa face bénie, je vis ce que nul mot ne peut décrire. Je ne peux dire qu'une chose: c'était comme si des centaines de milliers d'océans, vastes et baignés de soleil, s'agitaient sur cette face bénie. Je ne sais pas ce qui se passa ensuite. Ce que je peux te dire c'est: "Ne demande jamais cela, sois content de ce qui t'est donné, répète toujours, "Ô Dieu, fais que tout finisse bien pour nous !" et prie pour que tout finisse bien pour moi."

L'incident dont Siyyid Isma'il avait parlé à Nabil s'était passé de la manière suivante. Un jour que Baha'u'llah était l'hôte de Aqa Muhammad-Riday-i-Arid, on avait disposé devant lui des plats de fruits et de douceurs. Siyyid Isma'il était présent et lorsque Baha'u'llah lui donna quelques confiseries il exprima son désir de recevoir aussi de la nourriture spirituelle, à quoi Baha'u'llah répondit: "On te l'a déjà donné."

Siyyid Isma'il fut enflammé d'amour pour Baha'u'llah comme en témoignent les poèmes imprégnés d'amour fou qu'il écrivit (4):

Entendez-moi
Je redis, et le disant je brûle:
"A-t-on jamais vu fleurs foisonner dans le feu ?"
Je l'affirme, et le disant je brûle.
Déchire les voiles
Apporte les moyens

Exhale le souffle de l'amour,
Je l'affirme, et le disant je brûle.

Contemple le jardin du Seigneur,
Le pays divin
Tout en lui atteint au néant.
Je l'affirme, et le disant je brûle.

Il suffit, ainsi meurent mes paroles:
"Il a enflammé mon âme
Je répandrai ma vie en son sentier."
Je l'affirme, et le disant je brûle.

C'est à la suite de cet incident que l'on vit Siyyid Isma'il balayer le porche de la maison de Baha'u'llah avant le lever du soleil. Un jour, tôt le matin, on le vit quitter Bagdad et se diriger vers Kazimayn. Arrivé là, il s'assit et, se tournant en direction de la maison de Baha'u'llah et des mausolées du septième et du neuvième Imams, il se coupa la gorge et mourut. C'est par cet acte qu'il devint connu sous le nom de Dhabih: Sacrifice. Et la plume de Baha'u'llah le glorifia en l'appelant "le bien-aimé et la fierté des martyrs".

Les gardes des portes de la ville qui l'avaient vu partir, surpris de le voir disparaître si vite firent des recherches et le trouvèrent mort, un rasoir à la main. Ils en informèrent le consul persan et portèrent le corps jusqu'au Seraye d'où il fut porté jusqu'à Kazimayn et enterré dans le Tall-i-Ahmar (le mont Rouge).*

* [nota: Le sacrifice de Siyyid Isma'il eut lieu pendant le terme de Dabiru'l-Mulk comme consul de Perse qui dura un an à partir du 8 juin 1859. Il avait succédé à Mirza Ibrahim Khan qui mourut le 28 décembre 1858 (dates tirées des archives du consulat britannique, FO 195 577 et 624). Les deux hommes avaient des sentiments amicaux envers Baha'u'llah et ses compagnons.]

Enfin, il y avait Haji Hasan-i-Turk. Il s'était trouvé en présence de Baha'u'llah d'abord à Kazimayn puis, plusieurs fois à Bagdad. Alors une vie nouvelle s'était manifestée en lui. Bien que sans instruction, il commença à composer un commentaire sur le texte du Bab, le Qayyumu'l-Asma. Mais la plupart du temps, il ne disait pas un mot. Lorsqu'en présence de Baha'u'llah quelqu'un fit une remarque sur ce silence, ce dernier dit que le moment viendrait bientôt où ce serait au Haji de parler. Un jour, équipé d'un poignard, Haji Hasan vint en présence de Baha'u'llah et lui demanda la permission de se tenir sur le pont et de proclamer à tous la cause de Dieu. Fermement, mais gentiment, Baha'u'llah lui répondit: "Haji, range ton poignard. On doit offrir la cause de Dieu par amitié et avec amour aux âmes qui sont prêtes à la recevoir. Elle n'a pas besoin de dagues ou d'épées."


Photo: Carte de Bagdad dessinée en 1853-54 par le Cdt James F. Jones et par M. W. Collingwood de la marine indienne. Baha'u'llah résidait dans le quartier de Karkh à gauche du fleuve sur la carte.

23. Bagdad - les dernières années


Photo: Shaykh Murtiday-i-Ansari, le principal mujtahid du monde shiite jusqu'à sa mort en 1864.

La conduite d'un jeune étudiant en théologie, converti à la religion du Bab, provoqua une nouvelle crise dans les affaires de la communauté babie.

Mulla Baqir était fils de l'Imam-Jum'ih de Qumshih dans les environs d'Ispahan. Son père l'envoya à Najaf y étudier la théologie. C'est là, au coeur du monde chiite, qu'il devint pleinement conscient de l'avènement du Bab et qu'il rencontra l'illustre Nabil-i-Akbar, Mulla Muhammad (ou Aqa Muhammad) de Qa'in. Ce Nabil avait été l'un des étudiants les plus remarquables et les plus érudits du célèbre Shaykh Murtiday-i-Ansari, le plus grand mujtahid chiite de son époque (voir addenda V), et il en avait reçu un certificat d'ijtihad. Ses discussions avec Aqa Muhammad-i-Qa'in conduisirent Mulla Baqir à épouser avec zèle la religion du Bab. Il atteint plus tard la présence de Baha'u'llah à Bagdad et fut confirmé dans sa foi. Ses déboires vinrent de sa fréquentation d'un jeune shaykhi, un disciple de Haji Muhammad-Karim Khan-i-Kirmani, qui était implacablement opposé à la religion du Bab et qui ne cessait d'insulter le Bab et les babis quand Mulla Baqir pouvait l'entendre. Ce dernier tenta de persuader le jeune shaykhi d'abandonner cette détestable habitude mais en vain et le shaykhi continuait à être grossier, excessif, agressif. Jusqu'au jour où Mulla Baqir ne put plus supporter ce langage ordurier. Il fit part à ses coreligionnaires de son désir de plus en plus grand d'infliger quelque blessure à son tourmenteur. Ils essayèrent sans succès de le retenir.

Un jour de marché, Mulla Baqir attaqua le jeune shaykhi avec un cimeterre. On s'interposa, on arrêta Mulla Baqir et on l'emmena chez le consul persan qui lui conseilla de quitter Bagdad. Cette nuit-là, il prit la route de la Perse. Mais la malchance le poursuivait. À Hamadan il rencontra de nouveau le même jeune homme têtu et grossier, qui avait récupéré de ses blessures et qui s'empressa de le dénoncer au gouverneur. Mulla Baqir fut arrêté et fouillé. On trouva sur lui une épître de Baha'u'llah qui le réprimandait pour son impulsivité.

Le gouverneur d'Hamadan décida que Mulla Baqir, ayant désobéi à son maître, méritait d'être emprisonné. On le jeta en prison et lorsqu'il finit par en sortir, il reprit la route vers Bagdad. Mais Baha'u'llah ne l'accueillit pas de la même manière que précédemment. Son attaque du jeune shaykhi avait eu des répercussions préjudiciables à la communauté babie, et notamment l'arrestation d'Aqa 'Abdu'r-Rasul et de son frère. Baha'u'llah demanda à la majorité des babis de quitter Bagdad.

Puis, en juillet 1860, Mirza Buzurg Khan-i-Qazvini, le nouveau consul persan, entra en scène. C'était un homme important, ancien consul d'Erzeroum. Avant son arrivée des bruits avaient couru affirmant qu'il venait ici pour mettre un terme, une bonne fois pour toutes, aux désordres provoqués par les babis. Pour montrer à quel point il était éminent et distingué, Mirza Buzurg Khan se pavanait à cheval et faisait le paon en public, suivit par un grand nombre de brigands qu'il avait amenés avec lui.

Mirza Buzurg Khan joignit ses forces à celles de Shaykh 'Abdu'l-Husayn-i-Tihrani, Shaykhu'l-'Iraqayn (voir addenda V), un ennemi implacable de Baha'u'llah, qui était déjà en Irak depuis deux ans. Il avait été chargé par Nasiri'd-Din de superviser la restauration plus que nécessaire des Tombeaux sacrés.

Le nouveau consul persan fit transmettre aux autorités ottomanes un curieux message informant qu'il avait l'intention d'arrêter un certain nombre de gredins qui s'étaient enfuis d'Iran. Mustafa Nuri Pasha, le vali (voir addenda V) qui était arrivé en mars 1860, quelques mois avant le consul, était un homme juste et il avait entendu 'Abdu'llah Pasha de Sulaymaniyyih parler très favorablement de Baha'u'llah. Il connaissait très bien la vraie mission de Mirza Buzurg Khan mais prétendit l'ignorer et dit au consul de procéder à ses arrestations. Ce dernier répondit que pour y arriver il aurait besoin de l'aide du gouvernement. Le vali exprima sa surprise de voir le consul persan demander tant de renforts pour arrêter quelques hommes. Mirza Buzurg Khan fut alors obligé de dévoiler l'identité des Persans qu'il voulait arrêter. Mustafa Nuri Pasha fut encore plus surpris d'entendre parler en termes si vulgaires de personnes que tous à Bagdad, grands et petits, tenaient en haute estime. Il refusa donc toute participation à l'infâme projet de Mirza Buzurg Khan qui répliqua maladroitement: "Mais ce sont des ennemis de notre religion et de la vôtre !" À quoi le vali répondit sèchement "Alors nous ne suivons pas la même religion."

Nabil écrit que Baha'u'llah envoyait régulièrement Aqay-i-Kalim rendre visite à Mirza Buzurg Khan. Un jour ce consul méprisable affirma avec hauteur à Mirza Aqay-i-Kalim qu'il pourrait faire ce qu'il voudrait de Baha'u'llah. Aqay-i-Kalim lui répondit: "Pourquoi croyez-vous que je vienne de temps en temps vous rendre visite ? Pour vous demander un poste ? Un emploi ? Une subvention ? Je ne viens que pour vous montrer nos intentions amicales. Par Dieu ! Si ses faveurs envers vous cessaient, ces mêmes hommes qui vous entourent vous détruiraient sans aucun doute !" Aqay-i-Kalim poursuivit en détaillant toutes les intrigues et les mauvais coups du consul avec une telle précision que ce dernier ne put que répondre: "Ce qui est fait est fait. Qu'il [Baha'u'llah] continue à me considérer avec faveur dans le futur et je serai à son service." Malheureusement, comme l'indique Nabil, Mirza Buzurg Khan était incorrigible et il ne cessa jamais de conspirer avec Shaykh 'Abdu'l-Husayn.

Dans ses machinations le consul alla jusqu'à offrir une forte récompense à un brigand nommé Rida Turk afin qu'il trouve Baha'u'llah et le tue. Cette brute sans peur et prête à tout pour de l'argent raconta plus tard qu'il avait attendu une occasion pour accomplir le voeu du consul. Un jour, sachant que Baha'u'llah allait aux bains, il profita de l'absence de son serviteur, Aqa Muhammad-Ibrahim-i-Amir, parti faire quelque emplette, pour s'introduire dans les bains. Mais, comme il le confessa lui-même, lorsqu'il se trouva en présence de Baha'u'llah, il fut frappé de stupeur et de remords à tel point qu'il tourna les talons et s'enfuit.

Alors Mirza Buzurg Khan commença une campagne dans le but d'éloigner Baha'u'llah de Bagdad. Le sagace Haji Mirza Husayn Khan, le Mushiru'd-Dawlih, ambassadeur de Perse à Istanbul, écrivit à Mirza Sa'di Khan, ministre des affaires étrangères de Téhéran (voir addenda V pour les deux hommes) que l'ardeur du consul dans cette entreprise n'était pas due à son zèle au service de son pays mais avait d'autres motivations. Il voulait épouser la fille de Haji Mirza Hadiy-i-Javahiri pour son argent et pensait que Baha'u'llah lui barrait la route. Mirza Sa'id Khan répondit qu'il était au courant de ce fait mais que néanmoins il importait que Baha'u'llah soit éloigné des frontières de la Perse.

Quant à Shaykh 'Abdu'l-Husayn, c'est un mélange de pur fanatisme et d'ambition innée pour toujours plus de célébrité et de réputation qui l'incita à fomenter tout ce qu'il put contre Baha'u'llah. Des dizaines d'années plus tard, Fadil-i-Tihrani, petit-fils de cet ennemi invétéré de Baha'u'llah, embrassa ardemment la cause que, dans son égarement, son grand-père avait tellement haïe. Il devint célèbre comme enseignant et propagateur de la cause de Baha'u'llah.

Avant sa nomination comme gouverneur de l'Irak, le vali de Bagdad, Mustafa Nuri Pasha avait été très proche du sultan 'Abdu'l-Majid. Il avait pu ainsi s'arranger pour faire renvoyer de son poste à la cour du sultan un certain Rida Pasha qui, plus tard, retrouva faveurs et nouveau poste. Une fois bien réinstallé, Rida Pasha commença à comploter pour se venger. Il fit envoyer à Bagdad un conseiller militaire nommé Ahmad TowfiqPasha avec instruction d'accumuler des charges contre Mustafa Nuri Pasha pour obtenir sa destitution. On lui promit en récompense de devenir gouverneur à son tour. Ainsi motivé, Ahmad Pasha gagna peu à peu la confiance de quelques notables de Bagdad qui, connaissant son étroite amitié avec Rida Pasha et la grande influence de ce dernier parmi les proches du sultan 'Abdu'l-Majid, se prêtèrent à son dessein. On prépara secrètement une liste d'accusations de concussion et de corruption qui fut signée par quelques-uns des notables et envoyée à Istanbul. Dès réception du document, Rida Pasha envoya un télégramme à Bagdad, annonçant la destitution de Mustafa Nuri Pasha et sa mise aux arrêts dans sa résidence en attendant qu'il soit interrogé.

Ahmad Pasha le militaire fut nommé gouverneur en mars 1861 (il fut confirmé un peu plus tard) et plaça des sentinelles autour de la résidence du pauvre Mustafa Nuri Pasha, empêchant toute relation avec l'extérieur. 'Abdu'llah Pasha de Sulaymaniyyih, ami personnel du vali déchu, fut lui-même empêché de le rencontrer. Se sentant aussi en danger et menacé, il ne sut vers qui se tourner sinon vers Baha'u'llah qui le reçut gracieusement et gentiment, lui conseillant de ne pas se désoler: "Va dire au vali de placer sa confiance en Dieu et de répéter chaque jour, dix-neuf fois ces deux versets: "À qui met sa confiance en Dieu, Dieu suffit" et "Qui craint Dieu, Dieu le soulage". 'Abdu'llah Pasha dit que nul ne pouvait visiter le vali mais Baha'u'llah lui conseilla de faire directement appel à Ahmad Pasha: "Quand il te verra faire appel à lui comme il convient, il t'accordera la permission de voir ton ami." 'Abdu'llah Pasha suivit ce conseil. Ahmad Pasha, très impressionné par sa fidélité, lui permit de visiter le vali déchu autant qu'il voudrait. Ainsi 'Abdu'llah Pasha put rendre visite à Mustafa Nuri Pasha et lui transmettre le message de Baha'u'llah. Très peu de jours après, le 14 août 1861, arriva la nouvelle de la mort du sultan 'Abdu'l-Majid et l'accession au trône du sultan 'Abdu'l-'Aziz qui fut suivie par la deuxième expulsion de la cour de Rida Pasha et la réception d'un télégramme réinstallant Mustafa Nuri Pasha. C'était maintenant au tour de Ahmad Pasha de demander de l'aide en rappelant à 'Abdu'llah Pasha qu'il avait accepté sa requête et qu'à son tour il devait intervenir pour le protéger de la colère du vali. Le Pacha de Sulaymaniyyih accepta volontiers d'organiser avec le vali une rencontre qui permit la réconciliation des deux hommes. Peu après, le beau-frère du vali arriva d'Istanbul avec les pleins pouvoirs pour enquêter. La complète innocence de Mustafa Nuri Pasha fut prouvée à l'étonnement de tous et il revint à 'Abdu'llah Pasha de leur apprendre à qui le gouverneur devait être reconnaissant pour sa délivrance.

Mustafa Nuri Pasha qui avait été sauvé de la disgrâce par Baha'u'llah lui resta dévoué jusqu'à la fin de sa vie, bien qu'à Bagdad il n'ait pu le rencontrer. Lorsque Baha'u'llah arriva à Constantinople en 1863, Mustafa Nuri Pasha y était aussi. Oubliant toute retenue il vint présenter ses respects à Baha'u'llah qui envoya la Plus-Grande-Branche et Aqay-i-Kalim rencontrer le pacha. Mustafa Nuri Pasha vint lui-même plusieurs fois et le désir de son coeur fut exaucé.

Quant à 'Abdu'llah Pasha de Sulaymaniyyih, qui avait toujours été un ami fidèle de Baha'u'llah, il fut confirmé dans sa foi en lisant Les sept vallées. Il reçut le gouvernorat de Van, qu'il accepta à contre-coeur puisque cela signifiait être séparé de Baha'u'llah. Plus tard il tenta sans succès de le rejoindre à Andrinople. En 1304 de l'hégire (1886-7) il vint à Beyrouth pour se soigner et trépassa dans cette ville.

Deux riches Persans distingués, résidant à Bagdad, furent si attirés par Baha'u'llah que non seulement ils épousèrent la cause du Bab mais que dans leurs testaments ils demandèrent à Baha'u'llah de régler leur héritage. L'un était Haji Mirza Hadiy-i-Javahiri et l'autre Haji Hashim-i-'Attar. Le fils de Haji Mirza Hadi, Mirza Musa faisait depuis des années le désespoir de son père qui avait des raisons de craindre pour son avenir. C'est la transformation de Mirza Musa à travers son attachement à Baha'u'llah qui poussa le père à suivre le chemin du fils et à rédiger son testament comme il le fit. Nabil dit qu'en apprenant ce que firent ces deux Persans connus, Shaykh 'Abdu'l-Husayn et Mirza Buzurg Khan devinrent si furieux qu'ils recommencèrent à comploter contre Baha'u'llah mais, comme déjà noté, le Mushiru'd-Dawlih était assez intelligent pour deviner les motivations du consul.

Haji Hashim-i-'Attar décida d'organiser une fête en honneur de Baha'u'llah. Nabil rapporte qu'elle était si splendide que les Bagdadis affirmaient n'en avoir jamais vu de pareille, ce qui fut mentionné devant Nasiri'd-Din Shah et le sultan de Turquie. Le jour de la fête, Haji Hashim lui-même, en dépit de son âge avancé, resta continuellement debout à servir. Lorsque tout fut fini, très honoré d'avoir été en présence de Baha'u'llah, il eut le sentiment de n'avoir plus de raison de vivre et, peu après, mourut. En dépit des clauses de son testament, ses gendres qui s'étaient alliés avec des gredins commencèrent à piller son héritage. Quelques hommes intègres de Bagdad vinrent demander à Baha'u'llah d'intervenir puisque tout le monde connaissait les termes du testament de Haji Hashim. Mais Baha'u'llah répondit: "Ce qui nous appartenait était la personne bénie du Haji qui a maintenant quitté ce monde. Quant à sa fortune, que ceux qui entassent les richesses de ce monde s'en occupent." Mais lorsque ces mêmes gendres commencèrent à voler la veuve et les enfants mineurs du Haji, Baha'u'llah intervint, fit appeler quelques-uns de ceux qui agissaient si injustement et leur conseilla de changer leurs manières de faire. Ils se soumirent à son autorité. La part des jeunes fut séparée du reste et donnée à leur mère, ensuite Baha'u'llah nomma une personne de confiance pour prendre soin de leur héritage et le faire fructifier pour eux.

De même, dans le cas de l'héritage de Haji Mirza Hadiy-i-Javahiri, Baha'u'llah fit le nécessaire pour que personne ne soit traité avec injustice. Il demanda à la Plus-Grande-Branche et à Aqay-i-Kalim de s'en occuper. Nabil indique que le dixième* de ce que Haji Mirza Hadi avait laissé se montait à 30 000 tumans, une somme importante à cette époque, et que Baha'u'llah avait annoncé son intention en ces termes: "Je donnerai ces 30 000 tumans à Mirza Musa, le fils de Haji Mirza Hadi, afin qu'il reste en paix avec ses soeurs".

* [nota: le dixième (ushr) était la part traditionnellement donnée à l'exécuteur d'un testament.]

Nabil insiste sur le fait que ces preuves accumulées de l'autorité de Baha'u'llah étaient exaspérantes pour Shaykh 'Abdu'l-Husayn qui, bien que mujtahid, investi d'honneurs et de pouvoirs spéciaux par Nasiri'd-Din Shah, n'avait pas la moitié de cette autorité. Il préférait fanfaronner: "J'ai fait un rêve, disait-il, dans lequel je me tenais debout, sous un dôme, en compagnie du chah. Au-dessus de sa tête se balançait une feuille sur laquelle étaient écrit en lettres latines quelques versets du Coran. Il semblait que ce fut l'oeuvre des babis. Le chah, voyant cette feuille, me confirmait que les babis étaient bien les auteurs de cet outrage, mais, m'affirmait-t-il, attends un peu. Bientôt je détruirai ce peuple avec l'épée que je porte." Un autre jour, le shaykh relata un autre de ces rêves inventés: "Je rêvais que j'étais à cheval, avec plusieurs autres personnes, en route pour Téhéran. Un des babis de Bagdad me rattrapa près de Khaniqayn. Il portait une bouteille pleine de sang dont il m'aspergea. Ce qui veut dire, interprétait-il, que mes efforts pour détruire ces gens recevront l'approbation royale, je serai appelé à Téhéran, mais les babis m'assassineront. Ce meurtre rendra furieux le gouvernement et le peuple persan qui s'uniront alors pour les éliminer complètement."

Un proche de Shaykh 'Abdu'l-Husayn fréquentait la demeure de Baha'u'llah dans le vain espoir d'y découvrir le secret de l'élixir tant recherché par les alchimistes. Il rapporta ces rêves à Baha'u'llah qui, en souriant, répliqua que le premier rêve du shaykh indiquait que la source de la révélation du Bab était la même que celle du Coran, mais renouvelée. Quant au second rêve, Shaykh 'Abdu'l-Husayn pouvait être rassuré car aucun babis ne l'assassinerait et il ne serait jamais rappelé pour recevoir plus d'honneurs. L'homme répéta au shaykh ce qu'il avait entendu, lui conseilla d'abandonner ces extravagances, de rechercher plutôt à rencontrer Baha'u'llah pour juger par lui-même de la réalité des pouvoirs, de la beauté des paroles et de l'élégance du maintien du chef de la communauté babie. Shaykh 'Abdu'l-Husayn sembla avoir aimé la suggestion et Baha'u'llah accepta de le recevoir. Mais au dernier moment, le shaykh ne vint pas et continua ses intrigues.

Mirza Buzurg Khan était désappointé par le manque de succès de ses efforts pour obtenir la coopération du vali contre les babis et il entreprit de chercher des fêlures dans l'armure d'intégrité qui entourait Baha'u'llah afin de pouvoir le blesser sérieusement. N'en trouvant pas, sa déception fut grande. Conscients de la haine et de l'hostilité du consul persan les amis de Baha'u'llah le suppliaient de faire le nécessaire pour sa protection et sa réponse à leurs suppliques était toujours la même: Il plaçait sa confiance en Dieu et "Dieu est le meilleur des protecteurs". Mulla 'Ali-Mardan, de Karkuk, lui proposa de s'installer dans une des confortables maisons qu'il possédait dans cette ville, dans l'espoir que l'éloignement, même temporaire, protégerait Baha'u'llah du venin du consul et de ses acolytes.

L'échec de la tentative d'assassinat de Baha'u'llah par le brutal Rida Turk avait sans doute grandement irrité le consul. Aqa Rida écrit que les babis devinrent peu à peu conscients des desseins malveillants de Mirza Buzurg Khan et de son alliance avec Shaykh 'Abdu'l-Husayn ; quelques-uns gardaient discrètement un oeil vigilant sur la maison de Baha'u'llah.

Des années plus tard, en août 1919, 'Abdu'l-Baha parlait des événements du passé aux baha'is réunis dans son salon de Haïfa. Un soir il parla des machinations de Shaykh 'Abdu'l-Husayn et de Mirza Buzurg Khan et le docteur Lutfu'llah Hakim prit des notes. Sans être du mot à mot, ses notes reflètent assez précisément les souvenirs du Maître. Voici le sens général de l'histoire contée par 'Abdu'l-Baha*:
* [nota: ce qui suit n'est pas une traduction exacte mais un rendu fidèle.]

Lorsque les mujtahids et Nasiri'd-Din Shah envoyèrent Shaykh 'Abdu'l-Husayn en Irak, et qu'il commença à comploter contre la Perfection bénie (Baha'u'llah), les mujtahids se réunirent à Kazimayn pour se préparer à lancer une guerre sainte. Ils demandèrent l'aide du vali qui répliqua qu'il ne pouvait intervenir. Ils envoyèrent alors des lettres à Bagdad et un grand nombre de Persans et d'Arabes chiites se réunirent. La tension montait à Bagdad. Ils allèrent même chercher Shaykh Murtida à Kerbéla en lui affirmant que la religion était menacée. Sur le chemin de Bagdad, Shaykh Murtida eut un accident ; il se tint alors coi et demanda à ce qu'on le laisse tranquille. N'ayant pas étudié le cas personnellement, il refusa d'intervenir. Par l'intermédiaire de Zaynu'l-'Abidin Khan le Fakhru'd-Dawlih, le Shaykh envoya ce message à la Perfection bénie: "Je ne savais pas. Si j'avais su je n'y serais pas allé. Maintenant je prierai pour vous."

Ceux qui étaient réunis à Kazimayn se préparèrent à partir deux jours plus tard pour nous attaquer. Nous n'étions alors que quarante-six en tout et notre homme le plus fort était Aqa Asadu'llah-i-Kashi (Kashani) dont le sabre, même lorsqu'il le portait par-dessus son shal (tissu utilisé comme une large ceinture) pendillait jusqu'au sol. Il y avait aussi un certain Siyyid Hasan de Chiraz. Ce n'était pas un croyant, mais un très brave homme. Un matin que la Perfection bénie était déjà levée et occupée, cet Aqa Siyyid Hasan vint frapper à notre porte. Notre servante noire ouvrit, Aqa Siyyid Hasan entra et, très agité, demanda: "Où est l'Aqa (Baha'u'llah) ? Je lui dis: "Il est allé au fleuve". "Que dis-tu ?" répondit-il. Je lui offris un peu de thé en disant: "Il va revenir." Il répliqua: "Aqa ! le monde est à l'envers !... Il est devenu dangereux… Saviez-vous que la nuit dernière s'est tenu un conseil en présence de Shaykh 'Abdu'l-Husayn et du consul ? Ils se sont aussi mis d'accord avec le vali. Pourquoi la Beauté bénie a-t-elle été jusqu'au fleuve ? Ils ont décidé de lancer leur attaque demain." À ce moment la Beauté bénie entra. Aqa Siyyid Hasan voulut lui exprimer son anxiété, mais la Beauté bénie dit "Parlons d'autre chose." Plus tard, Aqa Siyyid Hasan voulut encore se soulager de ce poids, mais la Beauté bénie lui assura: "Ceci n'a aucune importance". Alors Aqa Siyyid Hasan resta pour déjeuner puis reparti chez lui.

Dans l'après-midi, la Perfection bénie sortit. Les amis l'entourèrent. Parmi eux étaient deux hypocrites: Haji 'Abdu'l-Hamid et Aqa Muhammad-Javad-i-Isfahani. La Perfection bénie marchait de long en large. Il se tourna soudain vers les amis, disant: "Vous avez entendu la nouvelle ? Les mujtahids et le consul ont réuni dix ou vingt mille hommes pour lancer contre nous un jihad." Puis, s'adressant aux deux hypocrites: "Allez leur dire que par Dieu, le Seigneur de tous, j'enverrai deux hommes pour les repousser jusqu'à Kazimayn. S'ils sont capables d'accepter un défi, qu'ils viennent." les deux hypocrites s'empressèrent d'aller répéter ce qu'ils avaient entendu et, devinez quoi: ils se dispersèrent !

Aqa Rida écrit que durant tout ce temps Baha'u'llah ne cessa pas ses visites quotidiennes dans les cafés. Il y allait seul à l'exception de ses deux serviteurs, Aqa Najaf-'Ali et Aqa Muhammad-Ibrahim-i-Amir-i-Nayrizi et même, d'après Aqa Rida, il partait parfois sans leur demander de l'accompagner. Il ne montrait ni peur ni anxiété. À l'opposé, Mirza Yahya se déguisait et ne montrait jamais son visage. Il était parfois Haji 'Aliy-i-Las-Furush (le marchand de soie), parfois un marchand de chaussures et de pantoufles à Basrah, toujours craintif, toujours effrayé.

Puis Mulla Hasan-i-Amu vint rendre visite à Baha'u'llah. Écoutons 'Abdu'l-Baha nous conter son histoire:

À Bagdad, il arriva souvent que, dans la réunion bénie, des oulémas de l'islam, des juifs et des chrétiens, se trouvaient assemblés avec des savants européens. Chacun posait une question ; et quoique ces hommes eussent chacun une culture différente, ils recevaient des réponses convaincantes et suffisantes, et ils s'en retiraient satisfaits.

C'est au point que les oulémas persans qui étaient à Kerbéla et à Najaf choisirent un savant qu'ils chargèrent d'une mission auprès de lui: Il s'appelait Mulla Hasan-i-Amu. Il vint en la présence sacrée, et posa, de la part des oulémas, un certain nombre de questions auxquelles Baha'u'llah répondit. Puis Hasan-i-Amu dit: "Les oulémas reconnaissent sans hésitation et confessent la science et l'excellence de votre personne ; et il est certain pour tous qu'elle n'a pas d'égale ni de semblable dans toutes les sciences. Et il est aussi reconnu que vous n'avez jamais étudié ni travaillé ces sciences. Mais les oulémas disent qu'ils ne se contentent pas de cela, et qu'ils ne confessent ni ne reconnaissent la vérité de votre mission, d'après votre savoir et votre excellence. Aussi nous vous demandons de faire apparaître un miracle, pour contenter et tranquilliser nos coeurs."

Baha'u'llah répondit: "Bien que vous n'en ayez nullement le droit (car c'est à Dieu qu'il appartient de mettre la créature à l'épreuve, et non à celle-ci d'éprouver Dieu), malgré cela, cette demande est agréée et approuvée. Mais la cause de Dieu n'est pas un théâtre, où l'on représente à chaque heure un spectacle, et où chaque jour on demande quelque chose. Autrement elle deviendrait un jeu d'enfants. Les oulémas doivent donc s'assembler et, d'un commun accord, choisir un miracle, puis écrire qu'après l'apparition de ce miracle ils n'auront plus de doutes sur moi, et que tous reconnaîtront et confesseront la vérité de cette cause. Qu'ils cachettent cette feuille de papier et me l'apportent ; que ceci soit leur critérium. Si le miracle apparaît, il ne restera pour vous aucun doute, sinon, nous serons convaincu d'imposture." Le savant personnage se leva et dit: "Il n'y a plus rien à dire." Il baisa le genou de Baha'u'llah, bien qu'il ne fût pas un croyant, et s'en alla. Il réunit les oulémas et leur transmit le message sacré. Ceux-ci se concertèrent, puis dirent: "Cet homme est un enchanteur, peut-être va-t-il accomplir quelque enchantement, et alors nous n'aurons plus rien à dire." Et ils n'osèrent pas pousser plus loin.

Quant à Hasan-i-Amu, il parla de cette aventure dans la plupart des réunions ; il quitta Kerbéla pour Kirmanshah et Téhéran, et raconta les détails partout, parlant de la crainte des oulémas et de leur retraite. Ainsi tous ses adversaires, en Orient, reconnaissaient la grandeur, la noblesse, la science, l'excellence de la Beauté bénie et, bien qu'ils fussent ses ennemis, ils parlaient toujours de lui comme du "célèbre Baha'u'llah". (1)

Mulla Hasan se sentit si honteux qu'il ne put se présenter de nouveau devant Baha'u'llah. Par l'intermédiaire de Zaynu'l-'Abidin Khan le Fakhru'd-Dawlih, il lui envoya un message: "J'ai honte de la conduite de mes collègues."

Parmi ce groupe de mujtahids, les dépassant largement par la piété et la connaissance, le plus grand de tous était Shaykh Murtiday-i-Ansari. Incomparable et sans égal en son temps, il refusa catégoriquement de donner son appui à ceux qui s'opposaient à Baha'u'llah. Chaque fois qu'on lui demandait ce qu'il fallait penser de Baha'u'llah et des babis, il répondait: "Faites votre recherche vous-mêmes."

Tout à fait à l'opposé, on trouvait le vicieux Shaykh 'Abdu'l-Husayn-i-Tihrani. Comme l'écrit le Gardien de la foi baha'ie:

Frustré dans ses tentatives répétées pour accomplir ses desseins malveillants, Shaykh 'Abdu'l-Husayn dirigea alors ses efforts dans une nouvelle direction. Il promit à son complice de l'élever au rang de ministre de la couronne, s'il réussissait à persuader le gouvernement de rappeler Baha'u'llah à Téhéran pour le remettre en prison. Il envoya d'assez longs rapports, presque chaque jour, à l'entourage immédiat du chah. Il brossait des tableaux extravagants de l'ascendant dont jouissait Baha'u'llah, en alléguant qu'il avait acquis l'obéissance des tribus nomades d'Irak. Il prétendait qu'il était à même de rassembler en un jour au moins cent mille hommes prêts à prendre les armes à son commandement. Il l'accusait de projeter, de concert avec différents chefs persans, un soulèvement contre le souverain. (2)

Shaykh 'Abdu'l-Husayn avait réuni, comme le raconte 'Abdu'l-Baha, un groupe de têtes enturbannées qui voulaient lancer une guerre sainte et attaquer les babis. Mais comme le commente le Gardien:

Pourtant, à leur grand étonnement et à leur déception, ils s'aperçurent que, lorsqu'il connut leurs desseins, le chef des mujtahids, le fameux Shaykh Murtaday-i-Ansari, homme connu pour sa tolérance, sa sagesse, sa justice rigoureuse, sa piété et la noblesse de son caractère, se refusait à prononcer la sentence requise contre les babis. C'est lui que Baha'u'llah célébra plus tard dans la Lawh-i-Sultan, le classant parmi "Ces docteurs qui ont effectivement bu à la coupe du renoncement" et qui, "jamais, ne s'opposèrent à lui", celui auquel 'Abdu'l-Baha fait allusion comme à "l'érudit, l'illustre docteur, le noble et réputé savant, le sceau des chercheurs de vérité". Alléguant qu'il ne connaissait pas suffisamment les croyances de cette communauté, et déclarant qu'il n'avait constaté de la part de ses membres aucun acte contraire à l'esprit du Coran, il quitta brusquement la réunion sans prêter attention aux protestations de ses collègues et retourna à Najaf, après avoir envoyé un messager à Baha'u'llah pour lui exprimer ses regrets de ce qui s'était produit, ainsi que ses voeux sincères pour sa protection. (2)

Il semble que Shaykh Murtida ait été si dégoûté par les propositions de Shaykh 'Abdu'l-Husayn et de ses complices qu'il eut envie d'exprimer ses regrets et ses prières pour que Baha'u'llah soit délivré de la méchanceté et du venin de ces hommes. Les messagers qui portèrent ses messages sont, comme déjà indiqué, Zaynu'l-'Abidin Khan le Fakhru'd-Dawlih et Mirza Hasan-i-Gul-i-Gulab.

Deux ans plus tard, alors que Baha'u'llah s'apprêtait à quitter Bagdad, le membre d'un groupe du même genre d'enturbannés vint à lui pour lui dire: "Nous ne savons toujours pas quoi faire ou quoi dire à votre propos." Et relatant l'effronterie de cet homme à Nabil, Baha'u'llah dit: "Nous lui répondîmes: pendant des années Shaykh Murtida répondait, quand on lui posait des questions sur nous, "c'est une question de recherche et non d'imitation*. Cherchez et trouvez par vous-mêmes." Vous n'avez pas suivi son avis et maintenant que nous sommes sur le point de partir, vous venez vers nous avec vos questions. Vous vous demandez quoi faire ! Eh bien, allez lire vos commentaires !" Et Baha'u'llah ajoutait pour Nabil: "Nous n'avions jamais parlé ainsi à personne, mais cet homme était si évidemment fourbe."

* [nota: L'imitation d'un mujtahid qualifié est un des points cardinaux de la doctrine chiite.]

Pendant tout son exil à Bagdad, Baha'u'llah était prêt à rencontrer les chefs religieux, ainsi qu'il en a témoigné:

Nous sommes restés douze ans à Bagdad. Malgré notre désir de voir réunie une grande assemblée de religieux et d'hommes justes, afin que la vérité soit séparée de l'erreur, aucune action ne fut entreprise… Nous voulions rencontrer les religieux de Perse. Mais sitôt qu'ils entendirent parler de ce projet ils s'enfuirent en disant "c'est un vrai sorcier !" C'est ce que dirent dans le passé leurs semblables. Ces religieux n'étaient pas d'accord avec ce qu'ils avaient dit et pourtant ils répètent en ce jour ce qui avait été dit avant eux ; et ils ne comprennent pas. Par ma vie ! Aux yeux du Seigneur ils sont moins que de la cendre (3)

L'attitude louable de Shaykh Murtiday-i-Ansari consterna et découragea quelque peu le groupe de Shaykh 'Abdu'l-Husayn. D'autant plus qu'ils échouèrent à répondre aux efforts de Mulla Hassan-i-'Amu, démontrant ainsi la futilité de leurs accusations. Mais la méchanceté rôdait toujours et les scélérats n'arrêtaient pas. Pourtant Baha'u'llah continuait à vivre comme d'habitude, sans se préoccuper des périls qui le menaçaient. Souvent, la nuit, il sortait seul pour se promener sur les rives du Tigre ou pour aller dans un de ces cafés qu'il fréquenta pendant tout son séjour à Bagdad. Parfois, dit Nabil, personne à l'exception de la Plus-Grande- Branche et de Aqay-i-Kalim, ne savait où il était allé. Il allait, sans crainte, sans inquiétude, dans des lieux où ses ennemis n'attendaient que l'occasion de lui faire du mal. Il leur faisait face partout, parlait et même plaisantait avec eux, leur faisant savoir clairement qu'il connaissait leurs intentions. Alors que Baha'u'llah restait ferme, serein, confiant, Mirza Yahya était à Basrah, déguisé, vendant des pantoufles et des chaussures. Rida Turk, cet homme qui, dans les bains publics, avait voulu assassiner Baha'u'llah mais s'était enfui en tremblant, raconta quelques années plus tard qu'un jour, il se tenait en position, pistolet en main, dans un endroit favorable, lorsque Baha'u'llah apparut accompagné d'Aqay-i-Kalim. Il admet lui-même qu'il se sentit si bouleversé en apercevant Baha'u'llah qu'il en fut paralysé et laissa tomber son pistolet. En arrivant à sa hauteur Baha'u'llah dit à Aqay-i-Kalim: "Ramasse et rends-lui son pistolet puis montre-lui le chemin de sa maison, il semble s'être perdu !".

Nabil dit que nuit après nuit les compagnons étaient en alerte, patrouillant autour de la maison de Baha'u'llah, pour parer à toute attaque. Un certain Siyyid Husayn-i-Rawdih-Khan - un conteur des souffrances de la Famille du Prophète - était venu de Téhéran en pèlerinage en Irak et était très dévoué à Baha'u'llah. Il vint un soir en cachette et dévoila que les ennemis avaient incité une centaine de Kurdes à se déguiser en pleureurs de funérailles pour ensuite attaquer la maison. Les babis arabes, en entendant parler de ce complot se réunirent en force, prêts à se défendre. Mais Baha'u'llah leur assura que tout cela était inutile. Lorsque la nuit vint, environ quatre heures après le coucher du soleil, les pleureurs apparurent dans la rue en se battant la poitrine, et Baha'u'llah demanda à ses serviteurs d'ouvrir la porte et de les laisser entrer. "Ce sont nos invités", dit-il, et il leur fit servir des sorbets à l'eau de rose et du thé. Ils arrivèrent en ennemis et repartirent en amis, admettant volontiers qu'ils étaient animés de mauvaises intentions mais que la majesté et la bonté de Baha'u'llah avaient transformé leur coeur. Ils repartirent en criant "Que Dieu punisse vos ennemis !"

Nabil écrit que même Mirza Husayn-i-Mutavalli de Qom avait écrit à Baha'u'llah pour le supplier de ne pas quitter sa demeure pour un temps. En réponse, Baha'u'llah révéla pour lui une épître qui commence par deux vers d'une ode de Hafiz:

Toutes les perruches de l'Inde deviendront fauvettes au chant de miel

À cause de ce pain de sucre perse envoyé au Bengale.*

* [nota: On a longtemps cru que cette épître connue sous le titre de Shikkar-Shikan-Shavand était adressée à Mirza Sa'id Khan, le ministre des affaires étrangères de Nasiri'd-Din Shah. Mais Nabil affirme clairement que c'est l'inconstant mutavalli de Qom qui eut l'honneur de la recevoir..]

Dans cette épître Baha'u'llah déclare sans peur qu'il n'hésitera jamais, ne se soumettra jamais aux menaces, ne sera jamais effrayé par l'agitation du monde. "Nous brûlons comme un cierge… Nous avons consumé tous les voiles. Nous avons allumé le feu de l'amour… nous ne nous enfuirons pas. Nous n'essayerons pas de repousser l'étranger. Nous prions pour que les calamités arrivent… Qu'importe à une âme céleste que la forme physique soit détruite ? Ce corps est pour elle une prison… Jusqu'à l'instant où c'est écrit, personne n'a de pouvoir sur nous et, lorsque viendra cet instant, tout notre être ne sera que désir de lui…" Nabil parle de la stupéfaction des mujtahids de Kerbéla et de Najaf en lisant cette épître.

Parlant à Nabil de ces jours, Aqay-i-Kalim se rappelait qu'il était alors certain qu'ils seraient tous immédiatement arrêtés, menottés et remis aux autorités persanes car il connaissait bien les motivations de la populace de Bagdad et de leurs notables. Mais il n'avait pas envie d'en parler à Baha'u'llah pour ne pas lui causer de peine. Il rapporte qu'"une nuit, le sommeil avait quitté mes yeux. Je faisais les cent pas dans la cour, me demandant ce qui allait advenir de nos femmes et de nos enfants une fois que nous serions arrêtés. Puis j'entendis un bruit et, allant à la porte, on me dit qu'un certain nombre de personnes avaient été choisies pour monter la garde et patrouiller dans la rue… En entendant cela, je compris que tout irait bien… et j'allais me coucher."

Puis Baha'u'llah décida que les compagnons devaient demander la nationalité turque afin de recevoir la protection des autorités ottomanes. Namiq Pasha, le gouverneur de Bagdad, fut ravi d'entendre cela. Nabil raconte que Aqa Muhammad-Riday-i-Kurd qui s'y connaissait en droit, amena chaque jour, deux par deux, des compagnons à la maison du gouverneur et obtint pour eux des passeports turcs. Nabil lui-même, en compagnie de Aqa Muhammad-Isma'il-i-Kashani en fit partie. Ces visites durèrent près de trois semaines jusqu'à ce que tous les Persans soient naturalisés. En apprenant que les compagnons avaient obtenu la nationalité ottomane, Shaykh 'Abdu'l-Husayn et Mirza Buzurg Khan furent consternés.

Nabil écrit qu'en ce temps-là Baha'u'llah se rendait souvent à Mazra'iy-i-Vashshash, une ferme des environs de Bagdad. Presque tous les soirs, alors qu'il revenait dans le soleil couchant, Nabil l'attendait près de la porte de sa demeure. Il arrivait, dit Nabil, que Baha'u'llah se rende dans la maison de Nabuki, située dans la même rue que la sienne mais de l'autre côté. Beaucoup de compagnons, dont Nabil, habitaient dans cette maison. Aqa Muhammad-Zaman, un marchand de Chiraz, et Ustad 'Ali-Akbar-i-Najjar (le charpentier) y vivaient aussi. Shatir-i-Rida (voir addenda V) et son frère avaient une maison dans la même rue et y avaient installé un moulin et une boulangerie. Baha'u'llah en était propriétaire et elle fournissait à tous les compagnons, gratuitement, le pain dont ils avaient besoin. À quatre-vingt-dix ans, le père des deux boulangers, Aqa Muhammad-Sadiq était venu à Bagdad depuis Ardakan, près de Yazd. Il racontait beaucoup d'histoires sur la conduite des religieux, comment il s'était converti à la religion du Bab, ce qui d'après Nabil provoquait des sourires chez Baha'u'llah. Le vieil homme en était heureux et, levant les mains en signe de reconnaissance pour avoir eu le privilège d'avoir fait sourire Baha'u'llah, il citait le Prophète: "Quiconque fait rire un croyant c'est comme s'il m'avait fait rire et quiconque m'a rendu heureux, Dieu sera satisfait de lui."

Nabil rapporte encore que l'un des religieux persans, bien nourri, corpulent, vint en jour en la présence de Baha'u'llah en précisant que son titre était "Khatamu'l-Mujtahidin" c'est-à-dire, le sceau des mujtahids. Et Baha'u'llah répliqua: "Insha'allah !" (que Dieu le veuille).

Ce Sceau-des-Mujtahidin était drôle et amusait beaucoup Baha'u'llah en lui racontant des histoires. Baha'u'llah lui prodiguait beaucoup de gentillesse. En fait, chacun: compagnon, visiteur, voisin ou passant, recevait une large part de sa générosité. Nabil nous dit que tous les habitants du quartier où vivait Baha'u'llah recevaient des cadeaux de lui, et notamment les pauvres, les handicapés et les orphelins. Et lorsqu'il se rendait quelque part, s'il rencontrait quelqu'un dans le besoin, il était très généreux. Une vieille femme de quatre-vingts ans vivait dans une ruine. Chaque jour, à l'heure où Baha'u'llah se rendait au café près du pont, elle l'attendait au bord de la route. Baha'u'llah s'arrêtait, s'enquérait de sa santé et lui donnait quelques pièces. Elle embrassait ses mains et parfois voulait embrasser son visage, mais comme elle était très petite, elle ne pouvait l'atteindre et il se penchait vers elle. Il disait: "Elle sait que je l'aime bien et c'est pourquoi elle m'aime en retour." Lorsqu'il quitta Bagdad il fit en sorte qu'elle reçoive un peu d'argent chaque jour jusqu'à la fin de sa vie. Quand il visitait régulièrement un café, commente Nabil, le lieu devenait tellement fréquenté par les notables de la ville que le propriétaire prospérait. Un de ces cafés appartenait à Siyyid Habib, un homme imposant à la barbe blanche, président de son quartier. Chaque jour Baha'u'llah l'envoyait chercher pour lui offrir du thé. Pour Siyyid Habib, chaque jour passé sans rencontrer Baha'u'llah était un jour perdu et il se sentait frustré. Après le départ de Baha'u'llah de Bagdad on ne le vit plus jamais dans son café et il cessa de boire du thé. Hamd, un autre propriétaire de café fit de même et abandonna sa profession.

Fin 1861 Mirza Malkam Khan, qui deviendra prince et aura pour titre Nazimu'd-Dawlih, se réfugia à Bagdad. À Téhéran, ses activités et notamment la fondation d'une loge maçonnique appelée Faramush-Khanih (la Maison de l'oubli), avait grandement énervé Nasiri'd-Din qui avait ordonné son exil. Pourtant Mirza Buzurg Khan fit savoir que ses supérieurs lui avaient ordonné d'arrêter Malkam Khan et de le renvoyer en Perse. Inquiet ce dernier vint vers Baha'u'llah qui, d'après Nabil, jugea plus prudent de le loger ailleurs. Il fut envoyé au Seraye et remis aux soins du vali qui s'arrangea pour l'envoyer à Istanbul.

Mirza Muhammad-Husayn-i-Kirmani, appelé aussi Mirza Muhit rechercha aussi l'aide de Baha'u'llah à la même époque. Il s'était battu pour devenir le chef du mouvement Shaykhi après le décès de Siyyid Kazim. C'est lui qui avait été bouleversé lorsque le Bab l'avait défié en lui déclarant sa mission à l'ombre de la Ka'bah à La Mecque. C'est pour répondre à ses questions que le Bab avait révélé le Sahifiy-i-Baynu'l-Haramayn. Malgré cela, Mirza Muhit s'était détourné du Bab et avait vécu ensuite à Kerbéla jusqu'à ce que, plus de vingt ans après, il chercha à organiser une rencontre secrète avec Baha'u'llah.

Nabil écrit:

Vers la fin de ses jours, alors qu'il résidait en Irak, il exprima, par l'intermédiaire d'un des princes persans demeurant à Bagdad, le désir de rencontrer Baha'u'llah, feignant de se soumettre à lui. Il demanda que cette entrevue projetée fût considérée comme strictement confidentielle. "Dites-lui, répondit Baha'u'llah, que pendant les jours de ma retraite dans les montagnes de Sulaymaniyyih, j'ai énoncé, dans une ode de ma composition, les conditions essentielles requises de chaque voyageur qui parcourt le sentier de la recherche en quête de la Vérité. Partagez avec lui ce verset de mon ode qui dit: "Si ton but est de chérir ta vie, ne t'approche pas de notre cour, mais si le désir de ton coeur est de te sacrifier, viens et laisse autrui venir avec toi. Car tel est le chemin de la foi si, dans ton coeur, tu cherches la réunion avec Baha ; si tu refuses de parcourir ce sentier, pourquoi nous tourmenter ? Va-t-en !" S'il le veut, il se hâtera de venir à moi ouvertement et sans réserve ; sinon, je refuse de le voir." La réponse sans équivoque de Baha'u'llah déconcerta Mirza Muhit. Incapable de s'opposer aux directives, et ne voulant pas s'y conformer, il partit pour sa résidence à Kerbéla, le jour même où il reçut ce message. Dès son arrivée, il tomba malade et mourut trois jours plus tard. (4)

Enfin, Mirza Buzurg Khan fut rappelé en Perse sans avoir pu atteindre son but, mais il y continua sa vendetta contre Baha'u'llah. Le gouverneur d'Irak changea aussi et en 1862 Mustafa Nuri Pasha fut remplacé par Namiq Pasha (voir addenda V) qui, ayant déjà gouverné l'Irak, était comme son prédécesseur, un homme juste et désintéressé.

Le Gardien de la foi baha'ie décrit les dernières années à Bagdad:

Rejetant les règles de prudence et de modération et oubliant leur fierté devant le prestige grandissant de Baha'u'llah, des Persans de haut rang, qui vivaient en exil, s'asseyaient à ses pieds et, selon leurs capacités respectives, se pénétraient de son esprit et de sa sagesse. Quelques-uns des plus ambitieux d'entre eux comme 'Abbas Mirza, un fils du chah Muhammad, le Vazir-Nizam* et Mirza Malkam Khan ainsi que certains fonctionnaires des gouvernements étrangers essayèrent, dans l'étroitesse de leurs vues, d'obtenir son appui et son aide pour servir les projets qu'ils caressaient, projets qu'il condamna sans hésiter et avec sévérité. Le colonel Sir Arnold Burrows Kemball, alors représentant du gouvernement britannique et consul général à Baghdad, ne fut pas, lui non plus, insensible à la position qu'occupait maintenant Baha'u'llah. Entrant en correspondance amicale avec lui, il lui offrit, ainsi que l'atteste Baha'u'llah en personne, le couvert de la citoyenneté britannique, lui rendit personnellement visite, et prit sur lui de transmettre à la reine Victoria tout message qu'il souhaiterait lui faire parvenir. Il se déclara même prêt à faire le nécessaire pour transférer sa résidence aux Indes ou en tout autre lieu qui lui serait agréable. Baha'u'llah déclina cette proposition, préférant élire domicile sur le territoire du sultan de Turquie. Et finalement, pendant la dernière année de son séjour à Bagdad, le pacha Namiq, alors gouverneur, impressionné par les nombreuses marques d'estime et de vénération dont il était l'objet, lui rendit visite afin de rendre un hommage personnel à celui qui avait déjà remporté une victoire aussi évidente sur les coeurs et les âmes de ceux qui l'avaient rencontré. Le respect que le gouverneur portait à celui qu'il considérait comme une des lumières de cet âge était si profond, qu'il attendit trois mois, au cours desquels il reçut cinq ordres réitérés du pacha 'Ali, avant de se résoudre à informer Baha'u'llah que le désir du gouvernement turc était de le voir partir pour la capitale. Un jour que Baha'u'llah avait envoyé 'Abdu'l-Baha et Aqay-i-Kalim en visite chez ce gouverneur, celui-ci les reçut avec une telle recherche et tant de cérémonie, que le gouverneur adjoint déclara que jamais encore, à sa connaissance, aucun gouverneur de la ville n'avait reçu une notabilité de façon si chaleureuse et si courtoise. À la vérité, le sultan 'Abdu'l-Majid avait été si frappé par les rapports favorables de la part des différents gouverneurs de Bagdad à son sujet (c'est là le témoignage personnel que le délégué du gouverneur donna à Baha'u'llah) qu'en conséquence, il refusa de donner suite aux requêtes du gouvernement persan, soit de le livrer à leur représentant, soit d'ordonner son expulsion du territoire turc.

* [nota: Il s'agit de Mirza Fadlu'llah-i-Nuri, frère aîné de Mirza Aqa Khan-i-Nuri, le premier ministre. Lorsque ce dernier perdit le pouvoir en 1858, le premier perdit aussi son poste. C'est alors qu'il vint à Bagdad et y rencontra Baha'u'llah. Il mourut à Téhéran en 1279 A.H. (1862-3).]

En aucune des circonstances passées depuis la naissance de la foi, pas même durant les jours où le Bab fut salué à Ispahan, à Tabriz et à Chihriq par les ovations de la foule enthousiasmée, l'un quelconque de ses promoteurs n'avait atteint une telle prééminence dans l'esprit du public, ou exercé une influence d'une telle portée et d'une telle puissance sur un cercle d'admirateurs aussi différents. (5)

Le gouvernement de Nasiri'd-Din Shah commença à demander avec insistance que Baha'u'llah soit éloigné de la proximité de ses frontières. Mirza Husayn Khan, le Mushiru'd-Dawlih, ambassadeur du chah à Istanbul, de concert avec d'autres ambassadeurs dont celui de la France, remuait ciel et terre pour obtenir le bannissement de Baha'u'llah. Le grand vizir de Turquie, 'Ali Pasha, et Fu'ad Pasha, ministre des affaires étrangères (voir Addenda V pour les deux hommes), qui gouvernaient ensemble l'empire ottoman et qui étaient connus pour le radicalisme de leurs tendances réformatrices, finirent par céder aux pressions de plus en plus insistantes de Mushiru'd-Dawlih et demandèrent à Namiq Pasha d'inviter Baha'u'llah à se rendre à Istanbul.

Namiq Pasha, au courant de toutes les intrigues, complots, machinations, cabales, mensonges, motivés par les peurs et le fanatisme, ne savait pas de quelle manière transmettre cette invitation à Baha'u'llah. Le Gardien, Shoghi Effendi, écrit:

Le respect que le gouverneur portait à celui qu'il considérait comme une des lumières de cet âge était si profond, qu'il attendit trois mois, au cours desquels il reçut cinq ordres réitérés du pacha 'Ali, avant de se résoudre à informer Baha'u'llah que le désir du gouvernement turc était de le voir partir pour la capitale. (6)

Baha'u'llah célébra la fête de Naw-Ruz (1863) à Mazra'iy-i-Vashshash. Ce fut une occasion heureuse jusqu'à ce que de sa plume, la Plume la plus sublime, s'écoule la Tablette du Saint Nautonier "dont les sombres prédictions, écrit Shoghi Effendi, soulevèrent parmi les compagnons de profondes appréhensions". Le cinquième jour après Naw-Ruz Baha'u'llah reçut un message du vali, écrit avec une grande courtoisie, lui demandant de venir au Seraye. Baha'u'llah répondit qu'il n'avait jamais mis le pied en cet endroit mais, si le vali le désirait, ils pourraient se rencontrer à la mosquée qui fait face au palais du gouverneur. Namiq Pasha accepta. S'ouvrirent alors, comme l'écrit Aqa Rida, les portes de la calomnie, des rumeurs fausses ou vraies, et des accusations. Quelques ennemis affirmaient que Baha'u'llah ne tiendrait pas parole et qu'il ne viendrait pas à la mosquée. D'autres prédisaient que les babis seraient réunis, arrêtés et remis aux autorités persanes de l'autre côté de la frontière. D'autres préféraient penser qu'ils seraient tous noyés dans le Tigre.

Un jour, en fin d'après-midi comme prévu, Baha'u'llah sortit de sa demeure accompagné de Aqa Muhammad-Rida, un jeune Kurde parlant couramment le turc, et se rendit à la mosquée rendre visite au vali. Il interdit à tout autre de l'accompagner. La nouvelle fut portée à Namiq Pasha qui en fut ravi ; mais au dernier moment il changea d'avis et envoya son représentant, porteur de la communication qu'il avait reçu d'Istanbul.

Ce n'était pas un ordre mais une invitation de venir à la capitale qui fut présentée à Baha'u'llah, et il l'accepta dans l'esprit et de la manière dont elle avait été offerte.

En rentrant chez lui, il fit savoir qu'il partirait seul. Non seulement sa famille, mais tous les babis de Bagdad furent perturbés en entendant ses intentions. Mais les autorités exprimèrent l'espoir que les membres de sa famille, ses frères et un certain nombre de compagnons pourraient l'accompagner.

Tout se passa exactement à l'inverse de ce que les adversaires avaient espéré. La révérence que les autorités montraient envers Baha'u'llah était exemplaire. La somme d'argent qu'on lui offrit pour les dépenses de son voyage, il l'offrit le jour même aux pauvres. Lorsque, sur l'ordre de Baha'u'llah, la Plus-Grande-Branche et Aqay-i-Kalim visitèrent le Seraye pour rencontrer Namiq Pasha, on leur offrit une réception royale. Ainsi que l'écrivit alors la Plus-Grande-Branche: "L'intervention de Dieu fut telle que la joie [des adversaires] fut changée en tristesse et en chagrin, à tel point que le consul général de Perse à Bagdad regretta amèrement les plans et complots élaborés par les conspirateurs. Namiq Pasha lui-même, le jour où il lui [Baha'u'llah] rendit visite, remarqua: "Avant, ils voulaient que vous partiez. Maintenant, ils insistent encore plus pour que vous restiez." (7) Ils conspirent et Dieu conspire, mais Dieu est le meilleur des conspirateurs.

Aqa Rida écrit que la première nuit, après la rencontre entre Baha'u'llah et le vice-gouverneur, et son retour de la mosquée, alors que la nouvelle du voyage à Istanbul se répandait, les babis de Bagdad étaient écrasés de douleur et la pensée de leur séparation prochaine de Baha'u'llah les empêchait de dormir. Beaucoup décidèrent de mourir plutôt que de souffrir les affres de la séparation. Graduellement, par des conseils et une attention pleine de tendresse, Baha'u'llah calma leurs craintes, pacifia la peine de leur coeur blessé et les emplit de force pour faire face au futur inconnu avec espoir et détermination. Pendant les semaines qui précédèrent le temps du départ, Baha'u'llah assista à des réunions organisées dans les demeures de ses compagnons au cours desquelles il leur parla avec amour, compassion et autorité. Et Aqa Rida raconte que non seulement les babis étaient tristes, anxieux, abattus, mais toute la population de Bagdad ressentait les douleurs de la séparation.

Enfin vint le moment des préparatifs. Ustad Baqir et Ustad Ahmad, deux frères charpentiers de Kashan, se mirent à construire des kajavih (palanquins) ; deux autres frères de Kashan, Ustad Baqir et Muhammad-Isma'il, tailleurs de profession, cousirent des vêtements adaptés au voyage.

Nabil-i-A'zam fournit dans sa chronique une liste de vingt hommes, autres que des membres de sa famille et ses frères, que Baha'u'llah choisit pour partir avec lui:

Ustad Baqir et Ustad Muhammad-Isma'il-i-Khayyat de Khashan, tailleurs.
Ustad Muhammad-'Aliy-i-Salmani, garçon de bain et barbier.
Mirza Aqa jan, le serviteur personnel et secrétaire particulier de Baha'u'llah, à qui fut donné plus tard le titre de Khadimu'llah: Serviteur de Dieu.
Aqa Muhammad-Ibrahim-i-Amir-i-Nayziri.
Aqa Riday-i-Qannad-i-Shirazi, le confiseur.
Mirza Mahmud-i-Kashani.
Darvish Sidq-'Aliy-i-Qazvini.
Aqa Najaf-'Aliy-i-Zanjani.
Aqa Muhammad-Baqir, Qahvih-chiy-i-Mahallati, le cafetier de Mahallat.
Aqa Muhammad-Sadiq-i-Isfahani.
Aqa Muhammad-'Ali, Jilawdar-i-Yazdi, le cavalier de Yazd, connu aussi comme Sabbagh-i-Yazdi, le teinturier de Yazd.
Aqa Muhammad-'Aliy-i-Isfahani.
Aqa Mirza Ja'far-i-Yazdi.
Aqa Siyyid Husayn-i-Kashani.
Khayyat-i-Kashani, tailleur de Kashan.
Aqa Muhammad-Baqir-i-Kashani.
Aqa Muhammad-Ibrahim-i-Nazir-i-Kashani.
Haji Ibrahim-i-Kashani.
Mirza Aqa, Munir-i-Kashani, nommé Ismu'llahu'l-Munib, le Nom de Dieu, le mécène.
Nabil ne met pas leurs noms dans sa liste, mais les personnes suivantes voyagèrent avec Baha'u'llah, le second de la liste ayant probablement rejoint la caravane lors de la deuxième étape du voyage:
Aqa 'Abdu'l-Ghaffar-i-Isfahani.
Aqa Husayn-i-Ashchi.
Aqa Muhammad-Hasan.

Deux autres personnes, pourtant connues pour leur inconstance, furent incluses pour diverses raisons dans l'entourage de Baha'u'llah: Siyyid Muhammad-i-Isfahani et Haji Mirza Ahmad-i-Kashani. Ce dernier, non seulement n'avait pas une foi très solide, mais il était de caractère brutal et emporté. Un jour dans le bazar de Bagdad où il tenait boutique, il avait insulté une dame d'importance qui lui avait parlé avec hauteur. Nabil-i-Azam indique que cette dame était un membre de la famille royale, la mère de 'Aynu'l-Mulk (plus tard appelé I'tidadi'd-Dawlih)*. À la suite de cet incident, Haji Mirza Ahmad fut arrêté par Mirza Buzurg Khan, l'envoyé perse, mais sauvé par une intervention de Baha'u'llah. Nabil affirme que cet incident conduisit à la destitution de Mirza Buzurg Khan car la lettre de plainte qu'il écrivit à ses supérieurs à Téhéran montrait clairement son incapacité et il fut rappelé. Baha'u'llah décida alors d'emmener Haji Mirza Ahmad avec lui à Istanbul pour éviter qu'une telle chose se reproduise pendant son absence. Mais ce commerçant kashani n'était pas de la même trempe que son illustre frère martyr, Haji Mirza Jani ou qu'un autre de ses frères dont nous parlerons plus loin: Haji Muhammad-Isma'il-i-Dhabih. Bien que plus tard, à Andrinople, il soit honoré d'une épître de Baha'u'llah: L'épître à Ahmad en persan (Lawh-i-Ahmad-i-farsi), texte puissant et d'une haute éloquence, il persista dans sa rudesse, prit parti pour Mirza Yahya et finit par retourner à Bagdad où il connut une mort violente.

* [nota: C'était Shir Khan, fils de Sulayman Khan-i-Qajar (un oncle maternel de Nasiri'd-Din Shah) et troisième mari de 'Izzatu'd-Dawlih, la sœur du chah. Shir Khan devint le Ilkhani des Qajar, responsable des cuisines royales.]

Quant à Siyyid Muhammad-i-Isfahani, ses activités stupides à Kerbéla, qui avaient porté tort à la réputation de la religion du Bab, rendaient nécessaire qu'il fut surveillé bien que Baha'u'llah ait d'abord eu l'intention de le laisser à Bagdad. Selon Aqa Rida, il en appela à 'Abdu'l-Baha pour avoir l'autorisation de rejoindre la caravane. Il fut donc inclus dans la suite de Baha'u'llah et, dans le futur, deviendra célèbre en tant qu'antéchrist de la révélation baha'ie. Mirza Yahya l'avait nommé, ainsi que Mulla Muhammad-Ja'far-i-Naraqi, un homme de même acabit, "témoins du Bayan" ; et pourtant ils se considéraient comme supérieur à ce dernier en talents, en connaissances et en intelligence. Nabil-i-A'zam qui les connaissait bien raconte qu'ils s'attendaient à devenir les "rois du Bayan" et qu'ils fantasmaient en se partageant à l'avance les demeures seigneuriales de la noblesse de Téhéran. Mulla Muhammad-Ja'far allait parfois jusqu'à pointer un doigt vers lui lorsqu'il parlait de "Celui que Dieu rendra manifeste".

En cette période de crise, alors que Baha'u'llah préparait, calme et confiant, son départ pour un long voyage vers Istanbul, Mirza Yahya, terrorisé, avait quitté Bagdad sans informer ses "témoins" de sa cachette (d'après Siyyid Mihdiy-i-Dahiji). Lorsque Mulla Muhammad-Ja'far arriva de Perse il dut chercher dans tout l'Irak pour trouver Mirza Yahya.

Le Gardien, Shoghi Effendi, écrit:

Sept années de consolidation patiente, ininterrompue et remarquablement couronnées de succès, tiraient maintenant à leur fin. Une communauté sans pasteur, soumise, au-dedans comme au-dehors, à une tension énorme et prolongée, et menacée d'anéantissement, avait été ressuscitée et élevée à une hauteur sans précédent au cours de ses vingt ans d'histoire. Ses fondations étant renforcées, son esprit ennobli, ses points de vue transformés, sa direction sauvegardée, ses principes fondamentaux restaurés, son prestige rehaussé, ses ennemis déconcertés, la main du destin se préparait peu à peu à la lancer dans une nouvelle phase de sa carrière mouvementée, phase dans laquelle bonheur et malheur tout ensemble allaient lui faire traverser un stade de plus dans son évolution. Le libérateur, le seul espoir et, en fait, le chef reconnu de cette communauté, qui en avait constamment imposé aux auteurs de tant de complots destinés à l'assassiner, qui avait rejeté avec dédain tous les timides conseils lui enjoignant de fuir loin de la scène du danger, qui avait fermement repoussé les offres généreuses et répétées de la part d'amis et de disciples désireux d'assurer sa sécurité personnelle, qui avait remporté une victoire aussi incontestable sur ses adversaires, ledit libérateur était poussé en cette heure propice, de par l'irrésistible processus de développement de sa mission, à transférer sa résidence dans un centre infiniment plus important, dans la capitale de l'Empire ottoman, siège du califat, centre administratif de l'islam sunnite, et lieu de séjour du plus puissant monarque du monde islamique. (8)


24. Traces de la Plume très exaltée


Photo: Caligraphie de Mishkin-Qalam. C'est la dernière phrase des Paroles cachées en arabe. On y voit trois styles d'écriture: en haut le Nasta'liq, au milieu le Shikastih et en bas en naskh la signature du caligraphe: "Le serviteur de la porte de baha, Mishkin-Qalam", 99 (1299 de l'hégire - 1881-2).

Pendant son séjour à Bagdad, Baha'u'llah révéla trois de ses écrits parmi les plus connus: Les paroles cachées (vers 1858), Les sept vallées et le Kitab-i-Iqan ou Le livre de la certitude (vers 1852). Les quatre vallées fut aussi révélé pendant cette période.

Se promenant sur les rives du Tigre, Baha'u'llah réfléchissait à la proximité de Dieu ("Nous sommes plus près de lui que sa veine jugulaire" Coran 50.15) et l'éloignement de l'homme ; l'abondance de la grâce et de l'amour de Dieu, et le refus obstiné et pervers de l'homme de boire à cette fontaine éternelle. Les paroles cachées (Kalimat-i-Maknunih) - connu aussi sous le titre de Sahifiy-i-Fatimiyyih: le livre de Fatimih - est le produit de ses méditations. Il propose en une prose claire et captivante, en persan et en arabe, ces vérités inchangeables et éternelles qu'on trouve au coeur de toutes les religions révélées. Sa vaste portée, l'exquise tendresse de ses métaphores et de ses descriptions, la majesté, une majesté écrasante, de sa conception, élèvent l'âme et ouvrent devant les yeux de l'esprit des panoramas sans fin sur l'amour et la miséricorde de Dieu, de sa justice et de sa puissance - une puissance universelle. Les paroles cachées montrent dans leur clarté cristalline la structure même de la foi et de la religion:

Proféré par la langue de pouvoir et de puissance voici ce qui fut révélé du royaume de gloire aux Prophètes d'autrefois. Nous en avons extrait la quintessence, la revêtant de brièveté en signe de grâce envers les justes, afin qu'ils demeurent fidèles à l'Alliance de Dieu, se montrent dignes de sa confiance durant leur vie et acquièrent le joyau de la vertu divine au royaume de l'esprit.

Ô fils de l'homme ! Voilé en mon être immémorial et dans l'antique éternité de mon essence, je connaissais mon amour pour toi, aussi t'ai-je créé. J'ai gravé en toi mon image et je t'ai révélé ma beauté.

Ô fils de l'homme ! Si tu m'aimes renonce à toi-même ; et si tu cherches mon bon plaisir, ne pense pas au tien. Ainsi tu mourras en moi et je vivrai en toi, éternellement.

Ô fils de l'existence ! Des mains du pouvoir, je t'ai formé et des doigts de puissance, je t'ai créé ; en toi j'ai placé l'essence de ma lumière. Sache t'en satisfaire et ne cherche rien d'autre car mon oeuvre est parfaite et mon commandement impératif. Ne le mets ni en question ni en doute.

Ô fils de l'homme ! Tu es mon bien et mon bien ne périt pas. Pourquoi crains-tu de mourir ? Tu es ma lumière et ma lumière ne s'éteint jamais. Pourquoi crains-tu de t'éteindre ? Tu es ma gloire et ma gloire ne ternit pas. Tu es mon vêtement et mon vêtement jamais ne s'use. Reste donc ferme en ton amour pour moi afin de me trouver au royaume de gloire.

Ô fils de l'esprit ! Noble, je t'ai créé, pourquoi t'abaisses-tu ? Élève-toi vers ce pourquoi tu fus créé.

Ô compagnon de mon trône ! N'écoute pas le mal et ne vois pas le mal, ne t'abaisse pas et ne laisse échapper ni soupir ni larmes. Ne dis pas de mal afin de ne pas en entendre dire de toi, ne grossis pas les fautes des autres pour que les tiennes ne paraissent pas graves, et ne souhaite l'humiliation de personne afin que la tienne ne soit pas apparente. L'esprit sans tache, le coeur immaculé, les pensées pures et l'âme sanctifiée, vis les jours de ta vie plus courts qu'un moment fugitif. Alors, libre et heureux, tu abandonneras cette forme mortelle pour te retirer dans le paradis mystique et demeurer à jamais au royaume éternel.

Ô fils de la justice ! Où peut aller l'amant sinon au pays de son aimée ? Et quel chercheur trouverait le repos loin du désir de son coeur ? Pour l'amant sincère, la réunion est la vie, la séparation est la mort. Impatient, son coeur n'a point de paix. Il sacrifierait une myriade de vies pour se précipiter vers la demeure de son aimée.

Ô enfants de désir ! Ôtez le vêtement de fatuité et dépouillez-vous de l'habit d'orgueil.

Ô frères ! Soyez indulgents les uns pour les autres et ne vous attachez pas aux choses d'ici-bas. Ne soyez pas fiers dans la gloire ni honteux dans l'infortune. Par ma beauté ! J'ai créé toutes choses de la poussière et je les renverrai à la poussière.

Ô enfants de poussière ! Dites aux riches les soupirs nocturnes des pauvres, de peur que l'insouciance ne les conduise sur le chemin de la destruction et ne les prive de l'Arbre de richesse. La générosité et la munificence sont parmi mes attributs. Heureux celui qui se pare de mes vertus.

Ô tyrans de la terre ! Cessez toute oppression car je me suis promis de ne pardonner aucune injustice. Ceci est mon pacte ; je l'ai consigné irrévocablement dans la tablette préservée et scellée de mon sceau. (1)

Telle est la portée des conseils qu'on trouve dans Les paroles cachées.

Les sept vallées fut composé en réponse à des questions de Shaykh Muhyi'd-Din, le cadi de Khaniqayn*. C'est un bijou de prose mystique, d'une beauté, d'une simplicité et d'une profondeur incomparables. Dans ce petit ouvrage Baha'u'llah décrit les étapes qu'un chercheur doit traverser au cours de sa quête spirituelle. La fin de toute recherche est la connaissance de Dieu et cette connaissance ne peut s'acquérir que par la connaissance de sa Manifestation. Ces sept vallées, ou étapes, sont la vallée de la recherche, de l'amour, de la connaissance, de l'unité, du contentement, de l'émerveillement ; de la vraie pauvreté et de l'anéantissement absolu.

* [nota: Un village d'Irak proche de la frontière iranienne.]

La vallée de la recherche:

La première vallée est celle de la recherche dans laquelle la monture se nomme patience. Sans patience, le voyageur n'arrive nulle part et n'atteint aucun but. (...) Lutterait-il cent mille ans sans parvenir à contempler la beauté de l'Ami qu'il ne devrait pas vaciller (...) Au cours de ce voyage, le chercheur parvient au point d'où il voit toutes les choses créées à la recherche affolée de l'Ami…

La vallée de l'amour:

(...) Sans la souffrance, coursier de cette vallée, le voyage n'aurait pas de fin. (...) À chaque instant, il offre cent fois sa vie dans le sentier de Celui qu'il aime, et à chaque pas il jette mille fois sa tête aux pieds de l'Aimé. (...) L'amour ne veut pas de l'existence et ne tient pas à la vie: dans la mort il voit la vie et cherche la gloire dans la honte…

La vallée de la connaissance:

En cette vallée, le voyageur perspicace ne voit dans l'oeuvre de Dieu, le Véritable, ni contradiction ni incohérence (...) Dans l'ignorance il perçoit maint savoir caché, et dans la connaissance, cent mille sagesses. (...)

La vallée de l'unité:

Parvenu au terme de la vallée de la connaissance, dernier état de limitation, le voyageur entre dans la vallée de l'unité, boit à la coupe de l'Absolu et contemple les manifestations de l'Unicité. (...) Il entend par l'ouïe de Dieu et voit par son oeil les mystères de la création divine (...) Il considère toute chose de l'oeil de l'unité. Il voit les rayons de splendeur du soleil divin briller, du Levant de l'essence, sur tout ce qui existe, et les lumières de l'unité se refléter dans toute la création.

La vallée du contentement:

Là, il ressent le contentement divin soufflant des hauteurs de l'esprit. Il brûle les voiles du besoin et, de son oeil intérieur et extérieur, il perçoit dans le visible et l'invisible de toutes choses le jour où "Dieu pourvoira chacun avec largesse". Du chagrin, il passe à la béatitude, de l'angoisse à la joie. Sa peine, son affliction, cèdent au délice et au ravissement. (...)

La vallée de l'émerveillement:

D'abord il voit que la richesse est la pauvreté même et l'essence de la liberté lui semble pure impuissance. Là, Il est frappé de mutisme devant la beauté du Très-Glorieux ; ici, sa propre vie lui pèse. (...) le voyageur s'y trouve en pleine confusion. À chaque instant, il découvre un monde merveilleux, une nouvelle création, et d'étonnement en étonnement, il s'affole de terreur devant les oeuvres du Seigneur de l'Unité.

La vallée de la vraie pauvreté et de l'anéantissement absolu:

(...) où l'on meurt à soi-même pour vivre en Dieu, où l'on appauvrit son moi pour s'enrichir du Désiré. (...) Et lorsque tu auras atteint cette très haute condition et ce monde immense, tu contempleras l'Aimé et tu en oublieras tout le reste. (...) Dans cette cité, les voiles de lumière eux-mêmes sont déchirés et anéantis. (...) Ni la parole, ni l'argument, mais l'extase seule peut faire comprendre ce sujet. (...) Ces voyages n'ont pas de fin visible dans le monde du temps mais le voyageur détaché - s'il reçoit la confirmation invisible et l'aide du Gardien de la Cause - peut parcourir les sept étapes en sept pas, plutôt en sept souffles, voire en un seul si tel est le désir et la volonté de Dieu. (2)

Les quatre vallées, autre diamant de prose mystique fut aussi révélé à Bagdad. Sous la forme d'une lettre adressée à Shaykh 'Abdu'r-Rahman-i-Karkuti, un érudit aux idées larges, son texte est beaucoup plus court mais partage les mêmes qualités que Les sept vallées.

Le Kitab-i-Iqan ou Le livre de la certitude, fut écrit en réponse à des questions présentées par Haji Mirza Siyyid Muhammad, un des oncles maternels du Bab, surnommé Khal-i-Akbar (l'oncle aîné). Avec son frère, Haji Mirza Hasan-'Ali, surnommé Khal-i-Asghar (l'oncle cadet) il visita les mausolées sacrés d'Irak en 1862. Pendant les six années courtes et mouvementées que dura la mission de leur neveu, ils restèrent fermes dans leur soutien et le défendirent, mais aucun d'eux ne lui avait fait serment d'allégeance. Baha'u'llah lui-même relate dans une épître que Haji Siyyid Javad-i-Karbila'i lui parlant de la présence de ces deux oncles du Bab en Irak, il lui demanda s'ils avaient parlé de la cause du Bab. Devant sa réponse négative Baha'u'llah dit dans cette épître qu'il ne souhaitait pas que des parents si proches du Point premier soient privés de la grâce conférée par la religion de leur illustre neveu ; il demanda à Haji Siyyid Javad de lui faire rencontrer l'un des deux. Alors qu'il était à Chiraz, Haji Mirza Siyyid Muhammad avait été encouragé par un de ses parents, Aqa Mirza Aqa, Nuri'd-Din, de partir en Irak, officiellement pour un pèlerinage aux lieux saints chiites, mais en réalité pour y rencontrer Baha'u'llah. (Jeune homme, Aqa Mirza Aqa avait été converti à la religion babie par sa tante, Khadijih Bigum, la femme du Bab). Aussi, lorsqu'il vit que c'était Haji Siyyid Javad-i-Karbila'i, qu'il connaissait bien, qui lui apportait l'invitation de Baha'u'llah, Haji Mirza Siyyid Muhammad accepta avec plaisir. Dans la même épître, Baha'u'llah mentionne que lorsqu'il demanda à Haji Mirza Siyyid Muhammad ce qui le bloquait dans son progrès, celui-ci répliqua que quelques questions le préoccupaient profondément. Baha'u'llah lui conseilla d'écrire ces questions afin qu'on puisse y répondre. Récemment, parmi les documents laissés par Haji Mirza Siyyid Muhammad, on a retrouvé les questions présentées à Baha'u'llah. Écrites de sa main, on peut lire que ces questions concernent surtout l'attente chiite de l'avènement du Qa'im de la Famille de Muhammad.

Les questions de Haji Mirza Siyyid Muhammad peuvent se classer en quatre groupes:

1. Le jour de la résurrection. La résurrection sera-t-elle corporelle ? Le monde déborde d'injustice, comment les bons seront-ils récompensés et les méchants punis ?

2. Le douxième Imam est né à une certaine époque et vit toujours. De nombreuses traditions l'attestent. Comment peut-on l'expliquer ?

3. L'interprétation des Écrits saints. Cette cause semble ne pas se conformer aux croyances acceptées depuis des années. On ne peut ignorer le sens littéral des Écritures sacrées. Comment peut-on l'expliquer ?

4. Suivant les traditions venues des Imams, certains événements doivent arriver à l'avènement du Qa'im. Certains sont mentionnés précisèment. Aucun n'est arrivé. Comment l'expliquer ?

Voilà le sens général des questions présentées à Baha'u'llah par l'oncle du Bab. En réponse à ces questions Baha'u'llah révéla le Kitab-i-Iqan en quarante-huit heures. Le manuscrit original, écrit de la main de 'Abdu'l-Baha avec des ajouts dans les marges de Baha'u'llah lui-même est maintenant préservé dans les Archives baha'ies internationales sur le mont Carmel.

Fatimih Khanum Afnan, arrière-petite-fille de Haji Mirza Siyyid Muhammad avait hérité de ce manuscrit et l'offrit au Gardien de la foi baha'ie. Une copie probablement transcrite pour Haji Mirza Hasan-'Ali le jeune oncle du Bab (qui, bien qu'il n'ait pas accompagné son frère en présence de Baha'u'llah, ne tarda pas à lui déclarer son allégeance), est daté d'un an après sa révélation. Il est aujourd'hui en possession d'un des arrière-arrière-petit-fils de Haji Mirza Hasan-'Ali. L'auteur est lui-même en possession d'une belle copie de la main de Aqa Mirza Aqay-i-Rikab-Saz, le premier martyre de Chiraz et porte la date de 1871 (voir le frontispice).

Le livre de la certitude est sans doute le premier des Écrits de Baha'u'llah à avoir été imprimé. Une superbe copie, lithographiée sans doute à Bombay et non datée, était en circulation au début des années quatre-vingt du dix-neuvième siècle. Dans ce livre, décrit par le Gardien de la foi baha'ie comme "Prééminent parmi les écrits de l'auteur de la révélation baha'ie", Baha'u'llah présente une explication logique, claire et irréfutable, du symbolisme des Écritures du passé et de leurs passages énigmatiques, démontre la réalité de la révélation progressive et apporte des preuves pour soutenir la mission divine du Bab. Shoghi Effendi ajoute:

De tous les livres révélés par l'auteur de la révélation baha'ie ce livre seul, en abattant les barrières séculaires qui avaient séparé d'une manière si radicale les grandes religions du monde, a posé d'inattaquables et vastes fondements pour une réconciliation complète et permanente de leurs fidèles. (3)

On ne peut présenter en une simple citation une image adéquate du vaste champ couvert par ce livre important. En parlant des pouvoirs et des signes de Dieu manifestés dans la création tout entière, Baha'u'llah écrit:

Tout ce qui est dans les cieux et sur terre n'est donc qu'une manifestation des attributs et des noms de Dieu, si bien que dans chaque atome sont enfouis les signes du Soleil de réalité.

Sans la puissance de cette manifestation rien n'existerait. Combien de soleils de savoir sont cachés dans le moindre atome ! Combien de mers de sagesse sont contenues dans une goutte d'eau ! Que dire alors de l'homme qui a reçu de tels dons et qui est mis au premier rang des êtres existants ? Toutes les qualifications et les noms que l'homme attribue à Dieu se retrouvent potentiellement en lui d'une façon plus parfaite que chez n'importe quel autre être vivant, et en fait, tous ces noms ne qualifient que lui-même. C'est ce que signifient ces paroles: "L'homme est mon mystère et je suis son mystère" (...)

L'homme, qui est la plus digne et la plus parfaite des créatures, est plus capable que n'importe quel autre être de représenter et de réunir les qualités divines. Ceux d'entre les hommes qui sont les plus parfaits, les meilleurs, sont les Manifestations du Soleil de vérité et l'on peut dire que les autres n'existent que par leur vouloir, n'agissent que par leur bonté (...)

Ces tabernacles de sainteté, ces miroirs qui réfléchissent une lumière glorieuse et éternelle, ne sont que les expressions de celui qui est l'Invisible des invisibles, avec tous ses noms et attributs: savoir, pouvoir, souveraineté, grandeur, miséricorde, sagesse, gloire, bonté et générosité. (4)

Les Manifestations de Dieu, fondateurs des religions du monde, apportent la volonté de Dieu et son dessein pour l'humanité. Ils sont le logos - le verbe de Dieu. En eux rien ne peut se voir que la réalité et la lumière de Dieu.

Comme les portes sont fermées par lesquelles cette identité réelle serait accessible aux hommes, par la miséricorde infinie de celui dont "la miséricorde englobe tous les êtres" et dont "la merci dépasse toutes choses", les joyaux brillants du monde de l'esprit sont apparus sur cette terre dans le corps noble de l'homme et se sont manifestés à lui, afin qu'il puisse à son tour faire connaître au monde les mystères de cette Identité éternelle et de cette impérissable Essence. Ces saints miroirs, lieux d'apparition de l'ancienne gloire, sont tous, et chacun, les interprètes sur terre de celui qui est l'astre central de l'univers, son essence et son but ultime. Leur savoir est son savoir, leur pouvoir son pouvoir, leur puissance sa puissance, leur beauté sa beauté, leur Révélation un signe de sa gloire immortelle ; ils sont les trésors de la connaissance et les dépositaires de la sagesse suprême, l'apparition de la bonté infinie, et les aurores du Soleil éternel. (5)

Ce n'est qu'un des grands thèmes que dévoile " Le livre de certitude ".

Parfois, pendant son séjour à Bagdad, Baha'u'llah demandait à Mirza Aqa Jan de laisser les eaux du Tigre emporter au loin les traces de sa plume. Dans une tablette révélée bien plus tard à Acre, Baha'u'llah en parle. Nabil se souvient que certains de ces écrits furent sauvés grâce aux supplications de Mirza Aqa Jan et ils furent insérés dans la tablette de Munajat-i-Huriyyih (Prière à la houri).

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