Dans la gloire du Père

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9. De Badasht à Shaykh Tabarsi


Photo: Muhammad Shah

Quittant Badasht, Baha'u'llah se dirigea vers son district d'origine, Nur. Il confia Tahirih à Shaykh Abu-Turab-i-Ishtahardi pour qu'il la mette à l'abri. Pendant ce temps, les adversaires vivant à la capitale (dont, sans doute, Haji Mirza Aqasi, l'antéchrist de la révélation babie) influençaient Muhammad Shah contre Baha'u'llah, le décrivant comme un agitateur. Le jour vint où, selon Nabil, Muhammad Shah déclara: "J'ai jusqu'à présent, refusé de prêter attention à ce qu'on racontait contre lui. Mon indulgence était motivée par ma reconnaissance pour les services que son père a rendus à mon pays. Cette fois-ci, cependant, je suis décidé à le mettre à mort." (1). Haji Mirza Aqasi obtint en conséquence un édit du chah et donna des instructions à l'un des notables du Mazandéran pour arrêter Baha'u'llah.

Dans une de ses épîtres Baha'u'llah indique qu'après son départ de Badasht il se dirigea vers Nur en d'agréables étapes. Il visita Shah-rud, le district de Hizarjarib, Jaz (Gaz), au sud de Bandar-Jaz sur la mer Caspienne et Ashraf, - village après village, bourg après bourg - jusqu'à ce qu'il arrive à Nur. C'est sans doute alors que Baha'u'llah était à Bandar-Jaz que l'incident suivant se déroula. 'Abdu'l-Baha raconte qu'en arrivant à Bandar-Jaz Baha'u'llah tomba malade. Dans cette ville du bord de mer vivait un babi de grandes qualités du nom de Mirza Masih. 'Abdu'l-Baha en parle comme de "l'esprit personnifié" qui "après avoir lu un seul verset issu de la plume du Point Premier, s'exclama: Que ce Bab soit mien, vous pouvez avoir tous les autres !". C'est alors que Baha'u'llah était à Bandar-Jaz que Mirza Masih mourut. Baha'u'llah organisa une réunion commémorative pour lui et écrivit une prière de souvenance pour cet homme merveilleux.

C'est aussi à ce moment-là qu'arriva l'édit de Muhammad Shah ordonnant son arrestation. Baha'u'llah était alors l'hôte de notables de la ville qui, accompagnés du représentant de la Russie à Bandar-Jaz, qui était persan, offrirent à Baha'u'llah un passage sur un vaisseau russe qui était à l'ancre. Baha'u'llah refusa et ne s'enfuit pas. Le lendemain, Baha'u'llah était invité par un autre notable ainsi que le représentant de la Russie et de nombreux personnages de la région qui voulaient le rencontrer. C'est alors qu'un messager arriva avec la nouvelle du décès de Muhammad Shah. L'édit ordonnant l'arrestation de Baha'u'llah venait de perdre toute autorité.

Pendant ces événements, Quddus avait été arrêté et emprisonné dans la ville de Sari, dans la maison de Mirza Muhammad-Taqi, l'un des principaux dignitaires religieux de la province du Mazandéran. Tahirih aussi avait été arrêtée et emmenée à Téhéran où elle avait été mise aux arrêts dans la maison de Mahmud Khan, le kalantar (maire) de la capitale. Elle y resta jusqu'à son martyre au cours du massacre d'août 1852.

À Badasht, l'absence de Mulla Husayn, le Babu'l-Bab, avait été remarquée. Il était alors l'invité de Hamzih Mirza, le Hishmatu'd-Dawlih (un des frères de Muhammad Shah et gouverneur général du Khorassan) qui le traitait avec courtoisie et considération. Quittant le camp du gouverneur général, son intention d'aller à Kerbéla fut contrecarrée par une épître du Bab qui changea ses plans. Dans cette épître le Bab lui donnait un nouveau nom, Siyyid 'Ali, et lui avait envoyé un de ses turbans verts à porter. Il l'envoyait dans le Mazandéran pour y aider et y seconder Quddus en lui demandant de porter devant lui un étendard noir. Cet étendard noir serait celui dont parlait le Prophète: "Si vos yeux contemplent les étendards noirs arrivant du Khorassan, hâtez-vous d'aller vers eux, même si vous deviez pour cela ramper sur la neige, car ils proclament l'avènement du Mihdi promis, le vicaire de Dieu." Au cours de sa longue marche de Khorassan au Mazandéran, le Babu'l-Bab fut rejoint par des babis qui avaient été à Badasht. Peu à peu leur nombre croissait et bientôt, sous l'étendard noir se pressaient plus de trois cents compagnons. À Barfurush (Babul), la ville natale de Quddus toujours prisonnier à Sari, l'hostilité du Sa'idu'l-Ulama, le vindicatif haut dignitaire religieux, obligea les babis à se servir d'armes pour se défendre et, suite à des traîtrises et des serments brisés, ils durent élever un mur et construire un fort à Shaykh Tabarsi, au coeur des forêts du Mazandéran dans lequel ils se réfugièrent.

En apprenant ces événements, Baha'u'llah, toujours à Nur, décida de se rendre à Shaykh Tabarsi. Ses préparatifs terminés il alla au village d'Afra qui appartenait à un certain Nazar-'Ali Khan. Il s'y arrêta pour ordonner un somptueux dîner destiné aux occupants du fort à qui il envoya Shaykh Abu-Turab-i-Ishtahardi pour les prévenir de son arrivée imminente. Ensuite, accompagné de Nazar-'Ali Khan, il se dirigea vers le fort où il fut chaleureusement reçu par le Babu'l-Bab. Il faut se rappeler que c'est Mulla Husayn, le Babu'l-Bab qui, quatre ans avant, avait porté le message du Bab à Baha'u'llah et qu'il était donc conscient du haut rang de Mirza Husayn-'Aliy-i-Nuri, connu alors sous le nom de Jinab-i-Baha. Mulla Husayn fut émerveillé de voir et d'entendre Baha'u'llah pour la première fois ; il concentrait sur lui toute son attention. Baha'u'llah approuva tous les aménagements faits dans le fort tout en faisant remarquer que ce qui manquait le plus était la présence de Quddus. N'oublions pas que les babis ne s'étaient pas réunis au mausolée de Shaykh Tabarsi pour se rebeller contre le gouvernement, mais plutôt pour se protéger.

Baha'u'llah demanda à Mulla Mihdiy-i-Khu'i d'aller à Sari avec six hommes et d'exiger la libération de Quddus. Ce qui fut fait et le principal mujtahid de la ville, Mirza Muhammad Taqi, eut peur de refuser. C'est ainsi que Quddus fut libéré après quatre-vingt-quinze jours de détention et put rejoindre les compagnons de Shaykh Tabarsi. Baha'u'llah lui-même quitta le fort accompagné de Nazar-'Ali Khan et de Shaykh Abu-Turab et se dirigea, en passant par Nur, vers la capitale de l'Iran avec l'intention de revenir plus tard au fort pour y apporter des provisions et d'autres choses nécessaires aux compagnons. C'est la promesse qu'il fit au Babu'l-Bab.


10. La chute de Haji Mirza Aqasi


Photo: Haji Mirza Aqasi, grand vizir de Muhammad Shah et antéchrist de la révélation babie.

Le rusé Haji Mirza Aqasi, l'antéchrist de la révélation babie, savait très bien qu'avec la mort de Muhammad Shah en septembre 1848, son pouvoir deviendrait fragile et que les rênes des affaires lui échapperaient. Aussi, dès qu'il fut évident que le chah était gravement malade, le grand vizir resta éloigné de la résidence royale. Et lorsque Muhammad Shah rendit son dernier soupir le grand vizir était invisible. Il s'était fait de nombreux ennemis et n'avait personne vers qui se tourner.

Comme après chaque décès d'un monarque, tout ou presque tout le pays plongeait dans un état de malaise ou de rébellion. À Chiraz, par exemple, Husayn Khan, l'Ajudan-Bashi, honoré des titres de Nizamu'd-Dawlih et Sahib-Ikhtiyar, qui gouvernait d'une main de fer et avait forcé Chiraz et toute la province à respecter l'ordre, faisait maintenant face à la coalition de deux des plus puissants nobles de la province qui étaient déterminés à l'évincer: le chef de la tribu Qashqa'i et le prudent et cauteleux Haji Mirza 'Ali-Akbar, le Qavamu'l-Mulk. Le petit peuple avait pris leur parti. C'était ce même Husayn Khan qui avait outragé le Bab et puni ses disciples et les membres de sa famille. Maintenant, celui qui avait pourtant réussi à soumettre un peuple indocile, qui avait chassé deux gouverneurs dont l'un, Firaydun Mirza était frère de Muhammad Shah, était incapable de résister à l'alliance de la populace et des grands et devait s'enfuir. On n'entendit plus parler de lui après cette débâcle et sa carrière houleuse prit brusquement fin.

Quant aux circonstances de la chute du Premier ministre lui-même, laissons Jahangir Mirza, un frère de Muhammad Shah et auteur de Tarikh-i-Naw (La nouvelle histoire) qui en fut témoin, décrire ce qui arriva à Haji Mirza Aqasi. Cet antéchrist de la révélation babie avait déjà reçu l'Épître du Bab des mains de Mulla Muhammad 'Aliy-i-Zanjani (Hujjat) et sa lecture avait dû frapper de terreur son coeur de poltron. Voici ce que dit, en gros, Jahangir Mirza:

Après le décès du souverain, Haji Mirza Aqasi fit appeler les ministres russe et anglais et, ensemble, ils écrivirent une lettre pour en informer le prince héritier qui était à Tabriz. Haji Mirza Aqasi fut soudainement envahi par la peur et, pour des raisons qui lui sont propres, décida d'emmener 'Abbas Mirza, un jeune fils du défunt souverain, jusqu'à sa propriété de 'Abbasabad. En conséquence il envoya Mahmud Pashay-i-Maku'i chercher 'Abbas Mirza qui était à Tajrish, la résidence d'été du district de Shimran où le chah venait de mourir. Mais la mission échoua. Alors Haji Mirza Aqasi, après une nuit passée à 'Abbasabad, réunit environ mille cinq cents Maku'is et Iravanis et se dirigea vers la citadelle royale de Téhéran dont il prit possession et où il s'installa pour attendre. À Tajrish, Mirza Nasru'llah, le Sadru'l-Mamalik, réunit les khans et les courtisans présents, et ils décidèrent de convoquer tous les princes et les grands seigneurs présents dans la capitale, d'ordonner aux 'ulamas et aux mujtahids de laver le corps du défunt roi et de le placer dans son linceul, puis d'aller à Téhéran pour déposer le corps dans le jardin de Lalihzar d'abord et de là dans la citadelle royale. Mais une fois le corps prêt pour l'enterrement, par crainte d'une action malhonnête de Haji Mirza Aqasi qui occupait la citadelle royale, ils retardèrent son transport et les grands seigneurs et les princes retournèrent à la capitale. À ce moment, la mère du prince héritier, Mahd-i-'Ulya, prit les choses en main et informa les délégués étrangers que la présence de Haji Mirza Aqasi dans la citadelle royale était indésirable. Le prince Bahram Mirza, le Mu'izzud-Dawlih, frère de Muhammad Shah, se rendit à la citadelle et conseilla à Haji Mirza Aqasi de partir. La mère du prince héritier ordonna à l'officier d'artillerie qui commandait les gardes de la citadelle de forcer le Haji à partir et celui-ci dirigea son canon vers la demeure du Premier ministre. De plus, la nouvelle de la réunion des princes et des courtisans à Tajrish avait de quoi alarmer Haji Mirza Aqasi et augmenter sa détresse.

Enfin, après une attente de vingt-quatre heures, le Haji sortit de la citadelle, entouré de ses cavaliers Maku'is et Iravanis qui, pour la plupart, allaient l'abandonner pour se réunir au jardin de Khan-Baba Khan-i-Sardar. Le grand vizir se retrouvait presque seul et, aucun des villages qu'il approchait ne le laissait entrer. Abandonné, n'ayant plus que cinquante ou soixante cavaliers autour de lui, il prit la route de Karaj. Nuru'llah Khan-i-Shahsavan qui s'était lancé à sa poursuite le rattrapa à la rivière. Le Haji était armé de fusils et de pistolets qu'il portait soit sur lui soit sur sa selle, ainsi que de dagues, d'une massue et d'une épée. Il tira sur Nuru'llah Khan avant de lancer son cheval au galop vers le mausolée de Shah 'Abdu'l-'Azim. Nuru'llah Khan le poursuivit jusqu'aux abords du mausolée mais le Haji avait pu se réfugier dans le sanctuaire. Alors Nuru'llah Khan s'empara du cheval du Haji et de ses possessions et de tout ce qui appartenait aux hommes du Haji, les laissant presque nus.

Dès que Mirza Nasru'llah, le Sadru'l-Mamalik apprit comment le Haji avait agi, il intervint de nouveau, informa la mère de l'héritier des événements survenus et, en compagnie de tous les princes, les courtisans, les nobles et les représentants étrangers, il ramena le corps du souverain défunt dans la capitale avec les honneurs militaires et le plaça dans un endroit sûr du jardin de Lalihzar. Il écrivit ensuite à Tabriz pour informer le nouveau souverain de tout ce qui s'était passé.

Haji Mirza Aqasi ayant disparu de la scène, abandonné, discrédité, et devenu un basti (celui qui prend refuge dans un bast, un sanctuaire) dans le mausolée de Shah 'Abdu'l-'Azim, il se passa, selon Jahangir Mirza, quelque chose d'inouï: quelques personnes rejoignirent Mirza Nasru'llah, qui semblait avoir quelques ambitions personnelles, et commencèrent à parler de ce qui ressemblerait à une république ou, au moins, à un gouvernement constitutionnel. Le nouveau chah n'était pas encore arrivé de Tabriz mais, comme le dit Jahangir Mirza, sa mère, femme énergique et déterminée à éradiquer ces idées stupides, fut à la hauteur de la situation. Elle fit immédiatement protéger le trésor royal puis, par une douce diplomatie gagna à sa cause la plupart de ceux qui s'étaient ralliés à Mirza Nasru'llah. Elle offrit aussi de somptueux cadeaux en argent à certains dignitaires religieux, comme Aqa Muhammad-Salih de Kirmanshah qui fut ensuite envoyé dans cette ville pour s'assurer de la loyauté de la population, ou Mirza 'Askari, l'Imam-Jum'ih de Mashhad qui partit vers cette ville sainte pour les mêmes raisons. Malgré tout, les perturbations furent nombreuses même si certaines furent étouffées dans l'oeuf comme les activités de Muhib-'Ali Khan le gouverneur de Kirmanshah, celles de Sayfu'l-Muluk Mirza, fils de Fath-'Ali Shah et les tentatives d'Allahyar Khan, l'Asafu'd-Dawlih, ou encore celles de 'Ali-Shah, le Zillu's-Sultan, en Irak qui fut stoppé à temps par le représentant britannique et le vali ottoman.

Enfin, Nasiri'd-Din et son ministre Mirza Taqi Khan, qui avait en chemin été élevé au rang de Vazir-Nizam et qui bientôt serait honoré du titre de Amir Kabir, arrivèrent dans la capitale. Un décret royal permit au nouveau grand vizir d'occuper les propriétés du basti antéchrist et Haji Mirza Aqasi, qui avait considérablement vieilli en quelques semaines, dépouillé de sa richesse, reçu un sauf-conduit qui lui permit de se réfugier en Irak, dans la ville sainte de Kerbéla où il mourut neuf mois plus tard.


11. Deuxième emprisonnement


Photo: La mosquée d'Amul où Baha'u'llah fut interrogé et reçut la bastonnade.

C'est en décembre 1848 que Baha'u'llah essaya de remplir sa promesse de retourner à Shaykh Tabarsi. Il partit avec un certain nombre de babis pour atteindre le fort assiégé. Parmi ceux qui l'accompagnèrent on peut noter: Haji Mirza Janiy-i-Kashani*, Mulla Baqir-i-Tabrizi (une des Lettres-du-Vivant du Bab), Shaykh Abu-Turab-i-Ishtahardi, Aqa Siyyid Hasan-i-Khu'i, Aqa Siyyid Husayn-i-Turshizi (l'un des sept martyrs de Téhéran), 'Abdu'l-Vahhab Big, Muhammad-Taqi Khan-i-Nuri et Mirza Yahya Subh-i-Azal.

* [nota: Le marchand qui avait accueilli le Bab à Kashan, qui fut le premier chroniqueur de sa religion et qui mourut en martyr en août1852.]

Mais Baha'u'llah ne put remplir sa promesse car il fut arrêté, avec ses compagnons, dans un village situé à quelque quinze kilomètres de Shaykh Tabarsi. Le village était désert lorsque Baha'u'llah et ses compagnons y arrivèrent. Ils entassèrent leurs armes dans une pièce, loin des foyers, et s'installèrent pour la nuit. Ils devaient arriver au fort le lendemain. Mais pendant la nuit, informé par des gardes et des espions de l'armée royale qui campait autour de Shaykh Tabarsi, un officier fit encercler le village par un grand nombre de soldats et appréhenda Baha'u'llah et ses compagnons qu'il conduisit au village d'Amul. Le général, gouverneur d'Amul, 'Abbas-Quli Khan, avait rejoint le camp du prince Mihdi-Quli Mirza et c'est le vice-gouverneur Muhammad-Taqi Khan-i-Larijani qui, reconnaissant Baha'u'llah, décida de l'installer avec ses compagnons dans sa propre demeure. Mais très vite, apprenant qu'un certain nombre de babis avaient été accueillis avec respect dans la maison du vice-gouverneur au lieu d'être jetés en prison, le désordre s'installa dans Amul. Comme d'habitude, les agitateurs étaient les membres du clergé, toujours prêts à faire des histoires. Les religieux d'Amul étaient connus pour leur brutalité (c'est 'Abdu'l-Baha qui les décrit ainsi). Ils exigèrent de Muhammad-Taqi Khan que Baha'u'llah soit emmené à la mosquée. Le tumulte organisé était si important que, bien qu'hésitant, le vice-gouverneur ne put qu'obtempérer. Ensuite les religieux déclarèrent que les gens devaient venir à la mosquée en armes. Le lendemain, ils vinrent tous: le boucher et son coutelas, le charpentier avec sa hachette. Leur intention était de se ruer sur Baha'u'llah pour l'assassiner. Entouré par la multitude, Baha'u'llah fut conduit à la mosquée où il s'assit sous un des porches. Deux marchands de Chiraz invités du gouverneur, s'installèrent aussi. Les religieux étaient, bien sûr, venus en force.

Voici comment 'Abdu'l-Baha racontera les événements de cette journée, installé dans le salon de sa maison de Haïfa, un soir d'août 1919 (1). Un des marchands de Chiraz voulut qu'on interprète pour lui un rêve qu'il avait fait la nuit précédente. Lorsque Baha'u'llah lui demanda de raconter son rêve, le marchand commença: "J'ai rêvé que le Qa'im de la maison de Muhammad était présent dans cette mosquée et qu'il tenait son doigt entre les dents." "C'est un blasphème !" hurla l'un des religieux. Mais Baha'u'llah lui demanda de se calmer, car cela n'avait rien à voir: tenir un doigt entre ses dents est un signe de surprise. Les deux marchands apprécièrent Baha'u'llah. Au cours de la fouille de Haji Mirza Jani on avait trouvé dans sa poche une lettre de Siyyid Husayn-i-Katib écrite si rapidement qu'on ne pouvait la lire. Quelqu'un suggéra que seul Mulla 'Ali-Jan saurait déchiffrer cette écriture. Et on alla chercher celui qui, dans le passé, avait été traité avec générosité par Baha'u'llah. Mais il choisit d'oublier cette générosité, prit la lettre et, voyant qu'il ne pouvait pas la déchiffrer, il remarqua un mot qui, décida-t-il, avait été mal épelé. Il s'écria alors que ce texte avait le Bab pour auteur ce qui montrait bien son ignorance et son analphabétisme. Baha'u'llah, en rappelant un incident de la vie de Muhammad et en citant un adage du prophète, prouva à Mulla 'Ali-Jan que ce mot n'était pas celui auquel il pensait, que c'était le mot juste et qu'il était bien écrit. Mulla 'Ali-Jan, embarrassé, se tut.

Abattus, les religieux n'abandonnèrent pas pour autant. Ils condamnèrent Baha'u'llah à la bastonnade. Inquiet, Muhammad-Taqi Khan leur rappela qu'il ne pouvait appliquer leur verdict sans l'accord du Sardar (gouverneur). Il allait lui écrire, mais il faudrait à un cavalier quatre heures pour arriver à Shaykh Tabarsi et donner la lettre. En attendant, il convenait d'attendre. Les religieux ne se laissèrent pas impressionnés par sa demande et exigèrent que leur verdict fût appliqué ici et maintenant. Mais Muhammad-Taqi Khan trouva pourtant un moyen de s'opposer à eux. Il ordonna à ses hommes de démonter, de l'extérieur, le mur de la mosquée, fait de briques d'argile, jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'une épaisseur. On se rappelle que Baha'u'llah était assis sous une arche, près de ce mur. Soudain, le mur s'effondra et, par le passage ainsi créé, Baha'u'llah fut conduit jusqu'à un endroit sûr. Lorsque des hommes en armes encerclèrent sa maison, Muhammad-Taqi Khan monta sur le toit pour leur dire que Mirza Husayn-'Ali était entre ses mains et qu'il ne le leur livrerait pas avant d'avoir reçu l'avis du Sardar. Ses hommes à lui, bien armés, prirent des positions défensives, visant avec leurs fusils la foule excitée par les religieux. Ce que voyant, la populace se dispersa. Le lendemain, Muhammad-Taqi Khan reçu une lettre de 'Abbas-Quli Khan, le gouverneur, qui lui reprochait tout de go d'avoir arrêté Baha'u'llah. Il continuait en menaçant que si le moindre mal était fait à Baha'u'llah, il détruirait par le feu le village d'Amul. Il ne voulait pas qu'une vendetta s'installe entre sa famille et celle de Mirza Buzurg-i-Nuri. Muhammad-Taqi Khan montra la lettre aux religieux qui refusèrent de composer, affirmant que les questions de croyance étaient de leur ressort et ne concernaient pas le Khan. Muhammad-Taqi Khan avait un frère qui s'appelait Mirza Hasan, que 'Abdu'l-Baha décrit comme "féroce". Il arriva au coeur de la nuit suivante et se dirigea droit vers la maison de son frère. À peine entré, il demanda où était Baha'u'llah et si la lettre de 'Abbas-Quli Khan était arrivée. Il se calma en apprenant que Baha'u'llah était toujours là et que la lettre était bien arrivée. On lui demanda pourquoi il avait quitté le camp royal. La réponse fut simple: il s'était enfui, ainsi que le Prince Mihdi-Quli Mirza et 'Abbas-Quli Khan, partis on ne savait où. Il raconta que les babis avaient fait une sortie, brisé toutes les fortifications qui les assiégeaient, mis en déroute toute l'armée et mis le feu à la maison en bois dans laquelle les princes étaient installés. Puis Mirza Hasan se lança dans une diatribe contre les religieux qu'il continua le lendemain lorsque ceux-ci vinrent chercher la réponse définitive de Muhammad-Taqi Khan. Il utilisa des épithètes choisis, les traitant de gredins et de maudits, ce qui les déconcerta. Il leur lança: "Si vous êtes sincères, si vous voulez une jihad, pourquoi ne pas aller à Shaykh Tabarsi ?" Mais ce n'étaient que des poltrons et, devant ce défi, ils abandonnèrent la partie et s'éparpillèrent.

Muhammad-Taqi Khan et Mirza Hasan ne savaient comment s'excuser et désiraient rendre tout ce qui avait été volé, mais Baha'u'llah refusa en disant: "Tout fut donné dans le sentier de Dieu".

La manière dont Nabil-i-A'zam conte lui aussi cet épisode est, en gros, conforme au paragraphe précédent qui est basé sur le récit de 'Abdu'l-Baha. Un rajout important dit que le vice-gouverneur, embarrassé par l'insistance des religieux qui interrogeaient Baha'u'llah dans la mosquée, pour que lui et ses compagnons soient mis à mort en tant que babis, tenta de calmer les passions en ordonnant "à ses serviteurs de préparer les verges et d'infliger immédiatement la punition méritée par les captifs", promettant ensuite de les garder en prison jusqu'au retour du gouverneur. Baha'u'llah intervint pour empêcher que ses compagnons reçoivent la bastonnade et demanda que cette torture soit plutôt appliquée à lui seul. Le vice-gouverneur "donna, avec hésitation, l'ordre de faire subir à Baha'u'llah seul, la vilenie qu'il avait d'abord l'intention d'infliger à ses compagnons. (2)" Et dans une lettre destinée aux croyants orientaux datée de janvier 1929, le Gardien de la foi baha'ie confirma que Baha'u'llah avait subi la bastonnade dans le Mazandéran.

Nabil rapporte aussi la version personnelle que Baha'u'llah donna de cet épisode:

Malgré le tumulte que notre arrivée avait soulevé, et face à l'opposition des oulémas, Mirza Taqi réussit à nous libérer de leur emprise et à nous conduire dans sa propre maison. Il nous accorda l'hospitalité la plus chaleureuse. De temps à autre, il cédait à la pression que les 'ulamas exerçaient continuellement sur lui, et se sentait impuissant à faire échouer leurs tentatives visant à nous nuire. Nous étions encore chez lui lorsque le Sardar, qui avait rejoint l'armée au Mazandéran, revint à Amul. Dès qu'il apprit les indignités dont nous avions souffert, il réprimanda Mirza Taqi pour la faiblesse qu'il avait montrée à nous protéger de nos ennemis. "Qu'importent, demanda-t-il avec indignation, les dénonciations de ce peuple ignorant ? Pourquoi vous êtes-vous laissé influencer par sa clameur ? Vous auriez dû vous contenter d'empêcher le groupe de parvenir à destination et, au lieu de le détenir dans cette maison, vous auriez dû arranger son retour immédiat sain et sauf à Téhéran. (3)"

Et dans L'Épître au fils du Loup, Baha'u'llah fait allusion à son emprisonnement:

"Alors que nous étions prisonnier au pays de Mim (Mazandéran) nous fûmes un jour livré aux mains du clergé. Tu peux imaginer ce qui nous arriva. (4)"

Le péril évité, Baha'u'llah retourna à Nur et, de là, se dirigea vers Téhéran.


12. Une année importante

L'année qui va de l'été 1849 à l'été 1850 fut témoin d'un nombre d'événements importants dans le ministère du Bab. Les onze mois que dura le soulèvement de Shaykh Tabarsi au Mazandéran se terminèrent, en mai 1849, par le martyre de Quddus, la dix-huitième Lettre-du-Vivant et le principal disciple du Bab. Dans les premiers mois de 1850 la persécution contre les babis devint d'une férocité sans précédent. Téhéran connut l'épisode des sept martyrs. À Yazd, Siyyid Yahya-i-Darabi (Vahid) se trouva entraîné par des mouvements antibabis et dut quitter la ville, mais à Nayriz (dans la province de Fars, au sud de la Perse) lui et ses compagnons furent encerclés, et tombèrent victimes de la trahison de leurs adversaires. À Zanjan, dans le nord, les oulémas chiites agitèrent le peuple qui s'opposa au redoutable Mulla Muhammad-'Ali (Hujjat) dans un conflit à la conclusion aussi tragique, qui dura jusqu'à la fin de l'année. Enfin le Bab lui-même fut martyrisé en juillet 1850 à Tabriz. Comme l'écrit Nabil-i-A'zam:

Cette année-là, rendue mémorable par l'héroïsme glorieux dont firent preuve les partisans de sa foi, sans parler des circonstances relatives à son propre martyre, doit rester à jamais comme l'un des plus glorieux chapitres jamais enregistrés dans l'histoire de cette foi écrite avec le sang. Le visage entier du pays fut assombri par les atrocités que continuait à commettre en toute liberté un ennemi cupide et cruel. Du Khorassan aux confins orientaux de la Perse, jusqu'à Tabriz située à l'Ouest, théâtre du martyre du Bab, et des villes du Nord telles que Zanjan et Téhéran, jusqu'à l'extrême Sud, c'est-à-dire Nayriz dans la province de Fars, tout le pays fut plongé dans une obscurité qui annonçait l'aurore de la révélation que le Husayn attendu devait bientôt manifester, révélation plus puissante et plus glorieuse que celle que le Bab lui-même avait proclamée. (1)

Le rôle de Baha'u'llah dans ces évènements fut aussi important. Sa maison de Téhéran devint un centre de ralliement pour les babis de la capitale et ceux qui passaient par là bénéficiaient de son hospitalité. Un de ceux qui fréquentaient alors la maison de Baha'u'llah était Vahid qui devait gagner une gloire éternelle par son glorieux martyre à Nayriz. Un autre visiteur fut Mirza 'Aliy-i-Sayyah (Mulla Adi Guzal de Maraghih) le courrier du Bab que celui-ci envoya en pèlerinage à Shaykh Tabarsi pour prier sur les tombes de ces martyrs distingués (voir addenda V pour un résumé de sa vie). Un autre encore fut Mulla 'Abdu'l-Karim-i-Qazvini (Mirza Ahmad) qui apporta à Baha'u'llah le plumier, les sceaux et les bagues du Bab. Mulla Muhammad-i-Zarandi (Nabil-i-A'zam) qui était souvent présent, raconte quelques-uns des événements que Baha'u'llah connut pendant cette année mémorable et notamment l'arrivée de Sayyah et l'accueil qui lui fut fait:

J'ai entendu Aqay-i-Kalim, qui reçut Sayyah à l'entrée de la maison de Baha'u'llah à Téhéran, raconter ce qui suit: "C'est au coeur de l'hiver que Sayyah, de retour de son pèlerinage, vint rendre visite à Baha'u'llah. En dépit du froid et de la neige d'un hiver rigoureux, il apparut habillé du vêtement d'un pauvre derviche, pieds nus et échevelé. Son coeur était embrasé par la flamme que ce pèlerinage avait allumée en lui. Dès que Siyyid Yahyay-i-Darabi, surnommé Vahid, qui se trouvait alors comme invité chez Baha'u'llah, apprit le retour de Sayyah du fort de Tabarsi, il se hâta d'aller se jeter aux pieds du pèlerin, oubliant la pompe et l'apparat auxquels était habitué un homme de son rang. Prenant dans ses bras les jambes couvertes de boue jusqu'aux genoux, il les baisa avec dévotion. Je fus surpris, ce jour-là, de voir les multiples preuves d'affectueuse sollicitude que Baha'u'llah manifesta envers Vahid. Il lui prodigua des faveurs que je ne l'avais jamais vu accorder à qui que ce fût. Le ton de sa conversation ne laissa pour moi aucun doute sur le fait que ce même Vahid devait bientôt se distinguer par des actes non moins remarquables que ceux qui avaient immortalisé les défenseurs du fort de Tabarsi."

Sayyah passa quelques jours dans cette maison. Il fut cependant incapable de percevoir, comme l'avait fait Vahid, la nature de ce pouvoir qui gisait latent en son hôte. Bien qu'il fût lui-même l'objet de la faveur extrême de Baha'u'llah, il ne saisit pas pour autant la signification des bénédictions que celui-ci lui conférait. Je l'ai entendu relater les expériences qu'il avait vécues et ce, durant son séjour à Famagouste: "Baha'u'llah me combla de ses bontés. Quant à Vahid, malgré l'éminence de son rang, il me donnait invariablement la préséance chaque fois que nous étions en présence de son hôte. Le jour de mon arrivée du Mazandéran, il alla jusqu'à me baiser les pieds. Bien que plongé dans un océan de bonté, je ne pus, en ces jours, apprécier le rang qu'occupait alors Baha'u'llah ni soupçonner, même faiblement, la nature de la mission qu'il était destiné à accomplir." (2)

'Abdu'l-Baha aussi conta cet épisode d'une manière un peu différente. Un jour qu'il était dans le train entre Salt Lake City et San-Francisco, au cours de son voyage historique aux États-Unis et au Canada, il parla d'un souvenir vieux de soixante ans. C'était à Téhéran dans la maison de son père. Il n'était alors qu'un petit garçon, et se trouvait assis près de Vahid. Soudain, dépenaillé, un peu inquiétant, un derviche entra dans la pièce, les pieds couverts de boue. C'était Mirza 'Aliy-i-Sayyah. Apprenant qu'il arrivait de Mah-Ku où le Bab était emprisonné, Vahid s'agenouilla pour baiser ces pieds sales qui avaient marché sur le sol où était le Bab.

Sayyah porta aussi au Bab un message de Baha'u'llah qui fut dicté à Mirza Yahya (Subh-i-Azal) et envoyé en son nom. Nabil en décrit la réponse importante:

Peu après, nous parvint une réponse écrite de la main même du Bab et dans laquelle celui-ci confiait Mirza Yahya aux soins de Baha'u'llah, le priant d'accorder une attention particulière à son éducation et à son instruction. Cette communication fut l'objet d'un malentendu pour le peuple du Bayan, qui vit en elle une preuve des revendications exagérées qu'il avait avancées en faveur de son chef. Bien que le texte de cette réponse soit absolument dépourvu de telles prétentions et ne contienne, à part la louange qu'elle prodigue à Baha'u'llah et la demande qu'elle formule pour l'éducation de Mirza Yahya, aucune allusion à sa prétendue position, les disciples de celui-ci ont cependant imaginé que cette lettre constitue une affirmation de l'autorité dont ils ont eux-mêmes investi Mirza Yahya. (3)

Il est probable que l'épisode suivant que racontera 'Abdu'l-Baha, alors qu'il était l'invité de Lady Blomfield à Londres, eut lieu aussi au cours de cette année-là, Qurratu'l-'Ayn (Tahirih) étant prisonnière dans la maison de Mahmud Khan-i-Kalantar. (Le fait qu'elle pût visiter Baha'u'llah n'est pas vraiment surprenant car quelqu'un d'aussi éminent que lui pouvait facilement faire en sorte d'être le garant de sa libération provisoire). Lady Blomfield écrit:

Petit garçon, il était assis sur les genoux de Qurratu'l-'Ayn qui était dans le salon de sa mère, Asiyih Khanum. La porte de cette pièce étant ouverte, ils pouvaient entendre, venant de derrière le rideau, la voix de Siyyid Yahyay-i-Darabi qui parlait et "discutait avec mon père".

Qurratu'l-'Ayn, cette magnifique et intrépide poétesse, s'adressant au Siyyid de sa voix musicale et pénétrante, dit: "Ô Siyyid, nous ne sommes plus au temps des arguments, des discussions, des répétitions oiseuses des prophéties ou des traditions. Nous sommes au temps des actes ! Les jours de bavardage sont passés !

Si tu en as le courage, voici l'heure choisie pour le manifester ; si tu es un homme d'action, prouve ta virilité en proclamant jour et nuit: "Le Hérault promis est venu ! Il est venu le Qa'im, l'Imam, l'Attendu ! Il est venu !"

'Abbas Effendi nous dit qu'il se souvenait de cet épisode très clairement. L'enthousiasme exprimé par son visage aimable et radieux pendant qu'elle disait ces mots enthousiasmants derrière le rideau qui pendait devant la porte, était vraiment impressionnant.

'Abbas Effendi ajouta:

"Souvent, au cours de cette courte visite, elle me prit sur ses genoux, me câlina et me parla. Je l'admirais profondément." (4)

Symboliquement importante, la remise à Baha'u'llah des sceaux et des affaires personnelles du Bab est aussi décrite par Nabil:

Quarante jours avant l'arrivée de cet officier à Chihriq*, le Bab réunit tous les documents et les tablettes en sa possession, les plaça avec son plumier, ses sceaux et ses bagues d'agate, dans un coffret qu'il confia aux soins de Mulla Baqir, l'une des Lettres-du-Vivant. C'est à ce dernier qu'il remit également une lettre adressée à Mirza Ahmad, son secrétaire, dans laquelle il inséra la clef de ce coffret. Il le pria de prendre le plus grand soin de ce dépôt, en souligna le caractère sacré, et pria Mulla Baqir d'en cacher à tous le contenu sauf à Mirza Ahmad.

* [nota: C'est l'officier qui, sur l'ordre de l'Amir-Nizam, devait accompagner le Bab de la forteresse de Chihriq où il était prisonnier jusqu'à Tabriz]

Mulla Baqir partit aussitôt pour Qazvin. Dix-huit jours plus tard, il atteignit cette ville et apprit que Mirza Ahmad était parti pour Qom. Il quitta aussitôt la ville pour cette destination où il arriva vers le milieu du mois de sha'ban. Je me trouvais alors à Qom en compagnie d'un certain Sadiq-i-Tabrizi, que Mirza Ahmad avait envoyé de Zarand pour me chercher. J'habitais la même maison que Mirza Ahmad, une maison qu'il avait louée dans le quartier de Bagh-Panbih. En ce temps-là, Shaykh 'Azim, Siyyid Isma'il et quelques autres compagnons demeuraient avec nous dans cette maison. Mulla Baqir remit le dépôt entre les mains de Mirza Ahmad qui, sur l'insistance de Shaykh 'Azim, l'ouvrit devant nous. Nous nous émerveillâmes de voir, parmi les choses que contenait ce coffre, un parchemin en papier bleu, d'une texture des plus fines, sur lequel le Bab avait, de sa propre écriture dans le style d'un fin shikastih, écrit sous forme d'un pentacle quelque cinq cents versets constitués de dérivés du mot "Baha". Ce parchemin était parfaitement conservé, absolument immaculé, et donnait l'impression, de prime abord, d'être une page imprimée plutôt qu'écrite. L'écriture était si fine et si enchevêtrée que, vu de loin, le texte apparaissait comme une seule tache d'encre sur le papier. Nous débordions d'admiration devant un chef-d'oeuvre qu'aucun calligraphe, croyions-nous, ne pouvait égaler. Ce parchemin fut replacé dans le coffret et remis à Mirza Ahmad qui, le jour même où il le reçut, partit pour Téhéran. Avant de s'en aller, il nous informa que tout ce qu'il pouvait divulguer de cette lettre était l'injonction qu'elle contenait, selon laquelle le dépôt devait être remis aux mains de Jinab-i-Baha à Téhéran. (5)

C'est au cours de ce mois de Sha'ban, le 9 juillet 1850, qu'eut lieu le martyre du Bab. Apprenant les dangers qui menaçaient celui-ci, Haji Sulayman Khan avait quitté Téhéran. Arrivé trop tard pour le délivrer, il put néanmoins récupérer ses restes et ceux de son compagnon. Baha'u'llah ordonna de les cacher à Téhéran.


13. Un an à Kerbéla

Après le martyre du Bab, Mirza Taqi Khan, le grand vizir responsable de la mort du Bab qu'il avait ordonné, demanda à rencontrer Baha'u'llah. Au cours de cette réunion il affirma avec courtoisie mais sans ambiguïté que sans l'aide et le support de Baha'u'llah les babis n'auraient pu durer pendant si longtemps, résistant à des forces gouvernementales bien équipées et bien entraînées, à Shaykh Tabarsi comme ailleurs. Pourtant il n'avait jamais pu trouver de preuves incontestables de l'implication et de la complicité de Baha'u'llah. Mirza Taqi Khan exprima ensuite ses regrets que ces superbes capacités de Baha'u'llah n'aient jamais été mises au service de l'État. Néanmoins son intention était de recommander au chah de le nommer au poste d'Amir-i-Divan (Maître de Cour) ; mais le chah était sur le départ pour Ispahan et pendant son absence il serait préférable pour Baha'u'llah de s'éloigner, lui aussi, temporairement de la capitale. Même exprimé poliment, c'était un ordre du grand vizir. Avec courtoisie, Baha'u'llah refusa l'offre d'emploi gouvernemental et informa Mirza Taqi Khan de son désir d'aller en pèlerinage aux villes saintes d'Irak. Le grand vizir en fut heureux et rassuré. En conséquence, Baha'u'llah partit pour Kerbéla peu de jours après. Il raconta lui-même à Nabil-i-A'zam "Si l'Amir-Nizam avait connu mon vrai statut, il m'aurait certainement fait arrêter. Mais malgré tous ses efforts pour découvrir la vraie situation, il échoua. Dieu voulut qu'il en reste ignorant." (1)

Au moment où Baha'u'llah se préparait à quitter Téhéran, le cercueil contenant les restes du Bab et de son fidèle disciple arrivait dans la capitale. Suivant les instructions de Baha'u'llah, son frère Mirza Musa (Aqay-i-Kalim) et Mirza Ahmad-i-Katib (Mulla 'Abdu'l-Karim-i-Qazvini) cachèrent le cercueil en un lieu sûr, dans les bâtiments du mausolée de l'Imam-Zadih Hasan.

Aqa Shukru'llah-i-Nuri et Mirza Muhammad-i-Mazandérani, ce dernier ayant survécu à Shaykh Tabarsi, accompagnèrent Baha'u'llah dans son voyage vers l'Irak. Il passa presque tout le mois d'août 1851, le mois de ramadan, au cours duquel les musulmans jeûnent, à Kirmanshah où le rejoignirent Nabil-i-A'zam et Mulla 'Abdu'l-Karim. Il ordonna à ce dernier d'aller à Téhéran et il demanda à Nabil d'aller avec Mirza Yahya près de Shah-rud et d'y rester.

Après un arrêt de quelques jours à Bagdad, Baha'u'llah atteignit Kerbéla le 28 août 1851. Haji Siyyid Javad-i-Karbila'i et Shaykh Sultan, un babi arabe converti par Tahirih, résidaient à Bagdad. Un certain Siyyid-i-'Uluvv qui clamait être une personnification du Saint-Esprit les avait abusés. Baha'u'llah traita ce siyyid avec gentillesse mais fermeté et put le persuader de renoncer à des prétentions aussi fantastiques et de promettre de ne jamais recommencer. Haji Siyyid Javad-i-Karbila'i et Shaykh Sultan comprenant à quel point ils avaient été trompés retournèrent à leur croyance et restèrent fermes dans la Foi jusqu'à leur mort.

Shaykh Hasan-i-Zunuzi avait servi le Bab pendant sa captivité en Azerbaïdjan. Selon la volonté du Bab qui lui avait demandé d'aller vivre dans cette ville sainte, il habitait maintenant à Kerbéla. Il avait été disciple de Siyyid Kazim-i-Rashti, et du vivant même de celui-ci avait rencontré le Bab pendant le pèlerinage de ce dernier aux villes saintes d'Irak, devenant plus tard son secrétaire à Mah-Ku et à Chihriq. Lorsque le Bab apprit que Quddus et Babu'l-Bab étaient assiégés dans le Mazandéran, il encouragea les babis à partir les aider et dit à Shaykh Hasan: "Si je n'avais pas été incarcéré dans cette lointaine montagne, j'aurais ressenti comme un devoir le fait d'aller en personne au secours de mon bien-aimé Quddus. Mais tu n'es pas dans la même situation. Je veux que tu partes pour Kerbéla y attendre le jour où tu contempleras de tes propres yeux la beauté de l'Husayn promis. Souviens-toi de moi alors et offre-lui mon amour et ma soumission. C'est une importante mission que je te confie. Prends garde que ton coeur ne faillisse et oublie la gloire qui t'es donnée." (2)

Shaykh Hasan ayant suivit cet ordre vivait à Kerbéla lorsqu'un jour d'octobre 1851, dans l'enceinte du mausolée de l'Imam Husayn, il rencontra pour la première fois Baha'u'llah dans lequel il reconnu cet Husayn dont lui avait parlé le Bab. Il l'aurait crié sur les toits si Baha'u'llah ne l'en avait pas empêché.

Au cours du séjour de quelques mois que Baha'u'llah fit dans les villes saintes d'Irak, beaucoup d'autres le rencontrèrent et lui devinrent dévoués. On peut citer: Mirza 'Abdu'l-Vahhab, le glorieux jeune de Chiraz (voir chapitre 18), Shaykh 'Ali Mirza, de Chiraz aussi, et qui était le neveu de Shaykh Abu-Turab, l'imam-jum'ih de cette ville qui avait protégé le Bab, et Mirza Muhammad-'Ali, célèbre médecin de Zanjan qui, de nombreuses années plus tard, mourra en martyr.

Pendant cette absence de Baha'u'llah d'Iran, des événements dramatiques s'y déroulaient. Brusquement, poussé par la jalousie et la haine, Nasiri'd-Din Shah renvoya Amir Kabir et l'envoya à Kashan. En même temps il ordonna à Haji 'Ali Khan, le Hajibu'd-Dawlih qui allait bientôt persécuter les disciples du Bab avec une cruauté sans faille, de rejoindre cette ville et d'y assassiner le ministre déchu. Mirza Nasru'llah-i-Nuri, connu sous le nom de Mirza Aqa Khan, devenu grand vizir, écrivit à Baha'u'llah pour lui demander de revenir en Perse.


14. La chute de l'Amir Kabir


Photo: Mirza Taqi Khan-i-Farahani, Amir Kabir, grand vizir de Nasiri'd(Din Shah.

C'est en septembre 1848 que commença le règne désastreux de Nasiri'd-Din Shah, quatrième roi de la dynastie des Qadjars, qui sévit pendant cinquante ans et dont l'obscurantisme lui fit mériter l'épithète de "Tyran de Perse" (voir addenda I). Ce fut grâce à l'habileté et à la volonté de fer de Mirza Taqi Khan-i-Farahani, l'Amir-Nizam qui prendrait bientôt le titre d'Amir Kabir, le Grand Émir, sous lequel il est connu, que le trône fut fermement acquis à Nasiri'd-Din qui n'avait alors que dix-huit ans. Et pourtant, trois ans après son accession au trône, le chah faisait assassiner son grand vizir.

Mirza Taqi Khan, dont le père avait été cuisinier au service du grand Mirza Abu'l-Qasim-i-Qa'im-Maqam, était sans aucun doute un homme de grandes capacités, très dévoué au service de son pays. Mais il était aussi impulsif, impitoyable et entêté. Récemment, comme l'écrit un écrivain persan, il a été déifié en Iran. Ses vertus étaient nombreuses et évidentes, mais ses défauts l'étaient aussi. C'est lui qui utilisa son pouvoir considérable pour tenter d'écraser et d'éradiquer la religion du Bab et supprimer ses disciples. C'est lui qui prit la décision d'ordonner l'exécution du Bab. C'est lui qui faillit détruire 'Abbas Mirza, le Nayibu's-Saltanih (qui reçut plus tard le titre de Mulk-Ara), le demi-frère de Nasiri'd-Din Shah, dont la mère du souverain était maladivement jalouse ; leurs machinations auraient sans doute coûté la vie à 'Abbas Mirza sans l'intervention du colonel Farrant, le chargé d'affaires britannique. Mirza Taqi Khan était autoritaire et inflexible, mais même lui ne put empêcher ce poltron inquiet et incompétent, Asafu'd-Dawlih, et son fils Hasan Khan (Salar), charmant, audacieux mais ambitieux et impétueux, de se rebeller une deuxième fois au Khorassan. C'est Sultan-Murad Mirza, le Hisamu's-Saltanih, un des oncles du jeune Nasiri'd-Din, qui reçut pour mission de mettre à genoux Salar et de pacifier toute la province du Khorassan, ce qu'il fit promptement et impitoyablement - une caractéristique de tous les grands princes qadjars. Il fit le siège de Mechhed et Salar et son malheureux père furent renversés.

Mais à présent, ce n'était plus vers le Khorassan, qui avait connu peu de temps avant la conférence historique et cruciale de Badasht et l'exode des intrépides babis, qu'il fallait se tourner pour trouver des actes héroïques. A présent, des drames se nouaient dans les forêts du Mazandéran, dans la ville de Nayriz (province de Fars), et dans la ville de Zanjan. En ces trois lieux quelques centaines de babis persécutés, pourchassés et assiégés, furent forcés de s'armer et de se battre, mettant en fuite des armées entières avant d'être vaincus par traîtrise et fausses promesses. L'indomptable Mulla Husayn, Quddus le courageux et sept autres Lettres-du-Vivant, tombèrent à Shaykh Tabarsi au Mazandéran, en compagnie de dizaines de héros. L'audacieux Hujjat (l'opiniâtre Mulla Muhammad-'Ali de Zanjan) et ses vaillants compagnons - dont Zaynab, jeune fille habillée en garçon qui prit le nom masculin de Rustam-'Ali et surveilla les remparts - défendirent chaque pouce de terrain avant de succomber avec une bravoure inégalée. A Nayriz, l'érudit Siyyid Yahyay-i-Darabi surnommé Vahid, chargé par Muhammad Shah lui-même d'aller à Chiraz pour enquêter sur la cause du Bab et ses revendications et qui lui offrit sa fidélité totale, mourut en martyr dans des circonstances qui rappellent le martyre du troisième Imam, Prince-des-martyrs, accompagné dans ce martyre par de nombreuses âmes intrépides dévouées et consacrées au Seigneur de l'âge, le Qa'im de la Famille de Muhammad.

Dans la capitale, sept hommes - dont le vénérable Haji Mirza Siyyid 'Ali, l'oncle du Bab qu'il avait éduqué lorsqu'il devint orphelin - furent décapités en public ; pendant que les sept martyrs de Téhéran marchaient résolument et d'un pas ferme vers le bourreau, une populace barbare leur criait insultes, outrages et moqueries avant de maltraiter leurs corps et d'y mettre le feu.

Puis, un jour d'été de 1850, sur une place de Tabriz, c'est le glorieux Bab lui-même qui fut percé de balles en compagnie d'un disciple que rien au monde, pas même la vue de son jeune fils, ne put convaincre de dévier de la voie de son Seigneur et de renoncer à sa foi.

L'héroïsme de ces âmes "intoxiquées par Dieu" fut vraiment incomparable.

Mais à présent, c'était au tour de Mirza Taqi Khan, sous le vizirat de qui le Bab et ses disciples avaient grandement souffert, de connaître le même sort que son prédécesseur l'ignorant et intrigant antéchrist de la révélation babie. Il fut sommairement démis de ses fonctions par un monarque aussi capricieux qu'ingrat dont il avait pourtant épousé la propre soeur 'Izzatu'd-Dawlih. On lui ordonna de s'exiler à Kashan. La tentative du ministre russe pour le protéger mit, dit-on, le jeune et instable Nasiri'd-Din en colère. Le chah donna mission à l'un de ses courtisans, Hajibu'd-Dawlih de rejoindre secrètement Kashan pour y assassiner Mirza Taqi Khan. Hajibu'd-Dawlih patienta jusqu'au jour où il put pénétrer dans les bains où le grand vizir déchu se trouvait. Il lui dit sa mission. Mirza Taqi Khan fit face à la mort bravement. Il choisit de s'ouvrir les veines et de mourir comme son sang s'écoulait lentement. 'Izzatu'd-Dawlih apprit trop tard le sort de son mari pour tenter de le sauver. Peu après ce meurtre, Nasiri'd-Din Shah força sa soeur, jeune veuve, à épouser Nizamu'l-Mulk, fils de son nouveau grand vizir Mirza Aqa Khan-i-Nuri. Mais après la chute de Mirza Aqa Khan qui ne fut pas assassiné, 'Izzatu'd-Dawlih obtint le divorce.

Mirza Taqi Khan avait deux filles qui, des années plus tard, épousèrent des fils de Nasiri'd-Din Shah: Taju'l-Muluk (nommée plus tard Ummu'l-Khaqan: la Mère-du-souverain) fut l'épouse de Muzaffari'd-Din Mirza qui montera un jour sur le trône, et Hamdamu'l-Muluk, nommée plus tard Hamdamu's-Saltanih, épousa Sultan-Mas'ud Mirza, le Zillu's-Sultan.

Sir Percy Sykes écrit concernant la carrière et la fin de Mirza Taqi Khan:

On dit que les peuples ont les dirigeants qu'ils méritent. Si c'est le cas, il faut avoir pitié de l'Iran car il est gouverné, comme l'Europe médiévale, par des gens dont le principal désir est d'amasser des richesses. Pourtant, les regrets que ressent le voyageur lorsqu'il visite le palais et ses charmants jardins de Fin (Fin, dans les environs de Khashan, où fut assassiné Mirza Taqi Khan) sont encore plus poignants lorsqu'il réfléchit que si ce ministre avait pu gouverner pendant vingt ans il aurait pu former quelques hommes capables et honnêtes pour lui succéder. L'exécution de l'Amir-i-Nizam fut une vraie calamité pour la Perse. Elle arrêta net les progrès si difficilement accomplis et, comme le futur proche l'a montré, elle aura des effets tout aussi désastreux sur ses relations extérieures. (1)

Il faut admettre en toute justice que malgré les coups terribles que Mirza Taqi Khan porta à la nouvelle religion dans le pays qui la vit naître, il était néanmoins un réformateur zélé, intègre, honnête et travailleur. La marque de ses nombreuses actions subsiste pour rappeler à sa nation, bien des années plus tard, les bienfaits obtenus au cours du vizirat de cet homme énigmatique. C'est lui qui fonda l'éducation moderne en Iran en instituant un collège appelé Daru'l-Funun (la maison des Arts et Sciences) et en embauchant dans ce collège des instructeurs européens, autrichiens et français. C'est lui qui fit les premiers pas pour introduire le journalisme à l'européenne en Iran, avec sa conséquence logique, des imprimeries bien gérées. Mais ces réformes et ces innovations, parmi beaucoup d'autres, n'en font pas pour autant un champion de la démocratie et d'un gouvernement démocratique ou constitutionnel, comme ses fervents admirateurs l'ont fait croire récemment. Par tempérament et dans sa manière d'agir, il était un despote du même moule que son royal et capricieux maître.


15. La folle tentative d'assassiner Nasiri''-Din Shah


Photo: Nasiri'd-Din Shah

Revenu de son pèlerinage aux villes saintes d'Irak, Baha'u'llah était l'invité d'honneur du grand vizir, lorsqu'une tempête d'une force et d'une dimension titanesques éclata sur la tête des babis de Téhéran. Elle décima leur rang, ébranla jusqu'aux fondations leur communauté en déclin et pratiquement la réduisit à néant. Les coupables de leur infortune étaient les plus impulsifs et les plus fougueux de leurs membres à qui Baha'u'llah avait pourtant conseillé de marcher dans les voies de la sagesse et de la modération. Mais ils avaient choisi de mépriser ses avertissements.

Mulla Shaykh-'Ali, surnommé 'Azim (Grand) de Turshiz (aujourd'hui, Kashmar) dans le Khorassan, un des premiers babis, vivait à Téhéran et avait réuni un petit groupe de babis autour de lui. Ils se réunissaient dans différentes maisons, dont celle de Haji Sulayman Khan, lui aussi parmi des premiers babis, un homme courageux et dévoué que Baha'u'llah avait chargé d'aller à Tabriz récupérer la dépouille du Bab martyrisé et de l'apporter à Téhéran. Parmi les babis proches de Mulla Shaykh-'Ali on trouvait Sadiq de Tabriz un tailleur, Fathu'llah, un graveur de Qom et Haji Qasim de Nayriz. Ce dernier avait beaucoup souffert aux mains des adversaires de la Foi et, aux yeux de ces jeunes gens, le responsable des calamités qui leur étaient advenues était le jeune chah ; ils projetèrent de l'assassiner. Mulla Shaykh-'Ali faisait partie de cette folie criminelle, mais à part lui, on ne connaît pas le nombre de ceux qui y furent impliqués. Nabil-i-A'zam rapporte que Baha'u'llah témoigna que Mulla Shaykh-'Ali avoua tout et ses affirmations spontanées et détaillées convainquirent les autorités que Baha'u'llah n'avait jamais été mis au courant d'un si misérable projet.

C'est le dimanche 15 août 1852 que Sadiq, Fathu'llah et Haji Qasim attaquèrent Nasir'd-Din Shah, dans une des résidences d'été du district de Shimran. Aujourd'hui Shimran a été rejoint par la ville et fait partie de la capitale, mais en ce temps-là la distance entre les deux lieux était appréciable. Le chah et sa suite venaient de quitter le palais d'été de Niyavaran pour la chasse lorsque les trois jeunes gens s'approchèrent comme s'ils avaient une pétition demandant justice à lui présenter. Ce n'étaient pas des assassins professionnels ; ils entreprirent leur acte ignoble d'une manière très maladroite. Leurs armes n'étaient pas appropriées: courts poignards et pistolets à plombs. Ils tentèrent de faire tomber le chah de cheval et ne réussirent qu'à lui infliger des blessures superficielles. Puis les membres de la suite du chah, commencèrent à le protéger en frappant les assaillants. Sadiq fut tué sur le coup. Son corps fut coupé en deux et chaque moitié fut suspendue à l'une des nombreuses portes de la capitale: Darvazih Shimran, la porte d'où l'on partait pour les résidences d'été et Darvaziy-i-Shah 'Abdu'l-'Azim*, la porte de la route qui passait au sud de la tombe de ce saint. Parce que Fath'u'llah ne prononça pas un mot sous la torture, on le crut sourd et idiot. On versa dans sa gorge du plomb fondu. Le sort de Haji Qasim fut vite réglé lui aussi.

* [nota: la tombe de Shah 'Abdu'l-'Azim ou Hadrat-i-'Abdu'l-'Azim, descendant du prophète, était alors à plusieurs kilomètres de Téhéran. Aujourd'hui, le village qui portait le nom de ce saint est proche de la capitale et s'appelle Shahr-i-Ray.]

Alors Téhéran connut la folie. On se lança à la poursuite des babis. La mère du jeune chah criait bruyamment vengeance. Haji 'Ali Khan, Hajibu'd-Dawlih (voir addenda V) de Maraghih, le farrash-bashi de la cour, se lança dans une recherche frénétique cherchant à arrêter autant de babis que possible. C'est alors que 'Abbas, le serviteur de Haji Sulayman Khan qui avait accepté la foi du Bab, retournant sa veste, trahit son maître et ses coreligionnaires. Il connaissait personnellement de nombreux babis importants de Téhéran et il informa le Hajibu'd-Dawlih de la réunion que ses coreligionnaires avaient organisé dans la maison de son maître. La maison de Haji Sulayman Khan fut encerclée et tous les babis présents arrêtés, quatre-vingt-un en tout, dont trente-huit étaient des membres importants de la communauté. Ils furent jetés dans le Siyah-Chal, le "trou noir".

Baha'u'llah séjournait alors dans une résidence d'été à Afjih (Afchih), proche de Téhéran. Il était l'hôte de Ja'far-Quli Khan, frère de Mirza Aqa Khan, le Sadr-i-A'zam (grand vizir). Le grand vizir lui-même prévint Baha'u'llah de la catastrophe imminente et particulièrement de la haine colérique et vénéneuse de la mère du chah envers lui. Ses amis lui proposèrent de le protéger des mauvais desseins de ses ennemis jusqu'à ce que le danger passe. Mais Baha'u'llah était calme et tranquille. Il n'avait rien à craindre et, le lendemain, il partit à cheval vers la cour royale. En chemin, dans le village de Zargandih, il mit pied à terre chez Mirza Majid Khan-i-Ahi, le secrétaire de l'envoyé russe, qui était l'époux de sa soeur Nisa'Khanum. Apprenant la nouvelle, le Hajibu'd-Dawlih en informa le chah et le souverain ordonna l'arrestation immédiate de Baha'u'llah. Néanmoins, ses ennemis étaient stupéfaits car, alors qu'ils cherchaient à l'arrêter, il venait vers eux de sa propre volonté. D'ailleurs, quand Baha'u'llah fit-il jamais preuve de frayeur ou de crainte ?

Ils posèrent brutalement leurs mains sur lui et, en route vers le cul-de-basse-fosse de Téhéran, la foule se moquait de lui et le couvrait d'injures. Celui qui avait été leur ami, leur protecteur, leur bouclier et leur conseil était maintenant victime de leur haine fanatique. Jésus avait subi le même sort. Le dimanche des rameaux les gens vinrent à sa rencontre pour le saluer royalement. Jérusalem résonnait des "Hosanna au fils de David !", "Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ; Hosanna au plus haut des cieux !" Mais lorsque quelques jours plus tard, dans le palais de Ponce Pilate, ils eurent à choisir qui devait mourir: Barrabas le criminel convaincu et condamné ou Jésus, la lumière du monde, Ils demandèrent la mort de Jésus ; ils renièrent le Christ. "Crucifie-le !" crièrent-ils. C'est ainsi que, toujours, le monde traite son véritable ami.

De la foule qui hurlait des insultes à Baha'u'llah et lui jetait des pierres, une vieille femme s'avança, une pierre à la main, qu'elle voulait lui jeter. Folle de rage, elle était pourtant trop faible pour suivre le rythme de l'escorte. Elle supplia un garde: "Laisse-moi une chance de lui jeter cette pierre à la figure !" Alors Baha'u'llah dit aux gardes: "Ne décevez pas cette femme ; ne la privez pas de ce qu'elle considère comme un acte méritoire aux yeux de Dieu." Telle était la mesure de sa compassion.

Concernant l'attentat contre le chah, voici ce que Baha'u'llah écrit dans l'Épître au fils du Loup:

Nous n'étions aucunement mêlés à cet acte infâme et notre innocence fut indiscutablement établie par les tribunaux. Néanmoins, on nous arrêta et de Niyavaran qui était alors la résidence de Sa Majesté, l'on nous conduisit, à pied, enchaîné, tête et pieds nus, à la prison de Téhéran. Le cavalier brutal qui nous accompagnait arracha notre toque tandis que nous étions entraînés précipitamment par une troupe de bourreaux et de policiers. Pendant quatre mois nous fûmes enfermés dans un lieu infect entre tous. Une fosse étroite et sombre eut été préférable au cul-de-basse-fosse où furent confinés cet opprimé et d'autres comme lui. À notre arrivée, nos fûmes conduit le long d'un corridor noir comme de l'encre, d'où nous descendîmes trois volées de marches raides pour arriver au lieu de confinement qui nous était assigné. L'endroit était plongé dans une profonde obscurité et le nombre de nos compagnons de prison avoisinait les cent cinquante: voleurs, assassins et brigands. Bien qu'il fût bondé, il ne comprenait pas d'autre issue que le passage par lequel nous étions entré. Aucune plume ne peut dépeindre ce lieu, aucune langue en décrire l'infâme puanteur. La plupart de ces prisonniers n'avaient ni vêtements ni couche sur laquelle reposer. Dieu seul sait ce qui nous advint en ce lieu empesté et lugubre entre tous ! (1)


Photo: Mirza Aqa Khan-i-Nuri, I'timaqu'd-Dawlih, deuxième grand vizir de Nasiri'd-Din Shah et lointain parent de Baha'u'llah.

16. Naissance de la révélation baha'ie

À Téhéran, le Siyah-Chal, le "Trou-noir", était une basse-fosse sombre, humide et débilitante qui ne voyait jamais le soleil. Ce fut un temps le réservoir d'eau d'un bain public. On n'y survivait pas longtemps. C'est là, pendant l'été de 1852, qu'on entassa, enchaînés, tous les babis qu'on avait pu saisir dans la capitale. Courtisans distingués, humbles artisans, riches marchands, étudiants en théologie, toutes les classes de la société y étaient représentées.

Baha'u'llah était du nombre. On plaça sur sa nuque l'une des deux chaînes les plus craintes de tout le pays, dont le poids excessif courba tout son corps. Baha'u'llah parle de ces terribles chaînes dans l'Épître au fils du Loup:

Si jamais tu devais visiter le cachot souterrain de Sa Majesté le chah, demande au directeur, chef des geôliers, de te montrer les deux chaînes connues sous les noms de Qara-Guhar et Salasil. Je jure par le Soleil de la justice que, quatre mois durant, cet opprimé fut tourmenté et entravé par l'une ou l'autre. "Mon tourment dépasse tous les maux dont se plaignit Jacob et toutes les afflictions de Job ne sont qu'une part de mes peines !" (1)

Avec lui était enchaîné un jeune Shirazi, 'Abdu'l-Vahhab (voir chapitre 18). Déshonoré en apparence, et enchaîné comme un dangereux criminel, Baha'u'llah reçut néanmoins de nombreux visiteurs d'importance, tels que Dust-'Ali Khan, le Mu'ayyiru'l-Mamalik*, Nizamu'd-Dawlih et Haji Mirza Mahmud, le Nizamu'l-'Ulama, précepteur de Nasiri'd-Din Shah dans sa jeunesse, qui avait assisté au procès du Bab à Tabriz. Ils descendirent à sa rencontre dans cette fosse vermineuse, s'assirent courtoisement près de lui et lui parlèrent très respectueusement.

* [nota: Soixante ans plus tard, le troisième Mu'ayyiru'l-Mamalik, Dust-Muhammad Khan - fils de Dust-'Ali Khan et gendre de Nasiri'd-Din Shah - rencontra 'Abdu'l-Baha à Londres et lui devint si dévoué qu'il venait en sa présence tous les jours et l'accompagnait partout. Un jour, Mirza Mahmud-i-Zarqani, secrétaire de 'Abdu'l-Baha et chroniqueur de ses voyages, découvrit Dust-Muhammad Khan contemplant, en pleurant d'abondance, 'Abdu'l-Baha.]

Nabil, dans son immortelle histoire de la foi baha'ie, rapporte les paroles qu'il entendit lui-même de la bouche de Baha'u'llah, décrivant les tourments de ces journées:

Nous fûmes tous entassés dans une seule cellule, nos pieds dans les fers et, autour de notre cou, des chaînes au poids blessant. L'air que nous respirions était chargé des plus répugnantes impuretés, alors que le sol sur lequel nous étions assis était couvert d'immondices et infesté de vermine. Aucun rayon de lumière ne pouvait pénétrer dans ce cachot pestilentiel ou réchauffer son froid glacial. Nous fûmes placés sur deux rangées, l'une en face de l'autre. Nous avions appris aux compagnons à répéter certains versets que, chaque nuit, ils psalmodiaient avec une ferveur extrême. "Dieu me suffit. Il est, en vérité, celui qui suffit à tout !" entonnait une rangée alors que l'autre répondait: "Qu'en Lui se confient les âmes confiantes !" Ces joyeuses voix continuaient à se faire entendre en choeur jusqu'aux premières heures du matin. Leur écho remplissait le cachot et, perçant ses murs massifs, parvenait aux oreilles de Nasiri'd-Din Shah, dont le palais n'était pas très éloigné de l'endroit où nous étions emprisonnés. "Que signifie ce bruit ?" se serait-il exclamé. "C'est l'hymne que les babis entonnent dans leur prison", avait-on répondu. Le chah n'avait pas fait d'autres remarques et n'avait pas essayé non plus de retenir l'enthousiasme dont faisaient preuve ses prisonniers malgré les horreurs de leur incarcération.

Un jour, on nous apporta, dans notre prison, un plateau de viandes rôties que le chah, nous dit-on, avait ordonné de distribuer parmi les prisonniers. "Le chah, ajouta-t-on, fidèle au serment qu'il a fait, a choisi ce jour pour vous offrir tout cet agneau, tenant ainsi parole." Un profond silence envahit nos compagnons, qui s'attendaient à ce que nous donnions une réponse de leur part. "Nous vous retournons ce présent, répondîmes-nous ; nous pouvons très bien nous en passer." La réponse que nous fîmes aurait fort irrité les gardes si ceux-ci n'avaient été avides de dévorer la nourriture que nous avions refusé de prendre. Malgré la faim qui terrassait nos compagnons, seul l'un d'entre eux, un certain Mirza Husayn-i-Mutivalliy-i-Qumi, exprima le désir de manger la nourriture que le souverain avait décidé de nous offrir. Avec une force d'âme vraiment héroïque, nos compagnons de prison se résignèrent, sans un murmure, à endurer l'état pitoyable auquel ils étaient réduits. Ils louaient sans cesse Dieu au lieu de se plaindre du traitement que leur avait réservé le chah, essayant ainsi d'oublier les épreuves d'une cruelle captivité.

Chaque jour nos geôliers, en entrant dans notre cellule, appelaient l'un de nos compagnons par son nom, lui ordonnaient de se lever et de les suivre au pied de l'échafaud. Avec quel empressement le compagnon désigné répondait-il à cet appel solennel ! Libéré de ses chaînes, il bondissait et, dans un état de joie irrépressible, s'approchait de nous et nous embrassait. Nous cherchions à le réconforter avec l'assurance d'une vie éternelle dans l'au-delà et, faisant déborder son coeur de joie et d'espoir, l'envoyions gagner la couronne de gloire. Il embrassait alors, tour à tour, les autres compagnons de prison et partait mourir avec autant d'intrépidité qu'il avait vécu. Peu après le martyre de chacun de ces compagnons, le bourreau, qui nous était devenu familier, nous apprenait les circonstances de la mort de sa victime, et la joie avec laquelle, jusqu'au bout, elle avait enduré ses souffrances. (2)

C'est dans les ténèbres obscures et tragiques du Siyah-Chal que naquit la révélation baha'ie, dans la ville même, Téhéran, où le porteur de cette révélation avait vu le jour. Dans cette terrible prison destinée aux dangereux criminels, on avait choisi d'entasser les survivants brisés et abattus d'une communauté qui avait été fière et florissante. Autour de Baha'u'llah gisaient, enchaînés, les babis qui, fiers un jour, portaient maintenant le stigmate déshonorant des régicides. Excité, l'ennemi ne connaissait pas la pitié et ne leur en montra aucune. Ils étaient condamnés d'avance, destinés à perdre la vie dans d'horribles tortures.

La communauté du Bab, sans guide, sans but, courait au désastre. On pouvait se demander si c'était pour cette fin futile, douteuse, infamante que le glorieux Bab avait offert sa vie, que le brave, l'indomptable Babu'l-Bab, le doux et inébranlable Quddus, le courageux et vaillant Hujjat, l'érudit et ferme Vahid ainsi que d'innombrables autres héros étaient tombés au champ d'honneur.

La réponse était un "non !" clair et net. Car les babis, même démoralisés, même influencés par des idées étrangères à leur Foi, même éloignés des justes desseins du Bab, avaient gardé dans leur coeur l'espoir de la promesse de la proche venue de "Celui-que-Dieu-rendra-manifeste".

C'est dans le sentier de cette suprême Manifestation de la Divinité que le Bab avait offert son sang. C'est pour paver la voie à sa venue que les martyrs étaient tombés à Shaykh Tabarsi, à Zanjan et à Nayriz. En fait, la raison d'être des babis était de reconnaître "Celui-que-Dieu-rendra-manifeste". "Je vous prépare pour la venue d'un grand jour" avait affirmé le Bab aux Lettres-du-Vivant, ses premiers disciples, en les envoyant "s'éparpiller dans tout le pays pour, d'un pied ferme et d'un coeur sanctifié, préparer la voie de sa venue". Le Bab avait promis à ses disciples la "victoire finale" mais, curieusement et cruellement, cette victoire leur avait échappé. Elle serait à eux, certainement, sous l'étendard de cette suprême Manifestation de la Divinité dont la venue leur était promise et qu'ils attendaient avec impatience.

Baha'u'llah nous a donné un témoignage personnel, précis et émouvant des heures au cours desquelles il devint conscient de sa mission divine:

"Pendant les jours où j'étais confiné dans la prison de Téhéran, quoique le poids irritant des chaînes et l'air empesté m'aient laissé peu de sommeil, il me semblait que, dans ces rares moments d'assoupissement, quelque chose s'écoulait du sommet de ma tête sur ma poitrine, ainsi qu'un torrent puissant se précipite sur la terre du sommet d'une montagne élevée. Alors, tous mes membres prenaient feu, et à ces moments-là ma langue prononçait des paroles qu'aucun homme ne pourrait supporter d'entendre.

Une nuit, en rêve, ces paroles exaltantes se firent entendre de tous côtés: "En vérité, Nous te rendrons victorieux par toi-même et par ta plume. Ne t'afflige pas à cause de ce qui t'est arrivé et ne sois pas effrayé, car tu es en sécurité. Bientôt, Dieu fera paraître les trésors de la terre des hommes qui t'aideront par toi-même et par ton nom, avec lesquels Dieu a ranimé les coeurs de ceux qui l'ont reconnu.

Tandis que je sombrais sous le poids des afflictions, j'entendis, au-dessus de ma tête, une voix merveilleuse et infiniment douce qui m'appelait. Levant les yeux, j'aperçus une créature virginale - personnification du souvenir du nom de mon Seigneur - qui flottait dans l'espace, devant moi. Son âme tout entière était dans une telle joie que son expression resplendissait du bon plaisir de Dieu, et que son visage rayonnait de la clarté du Très-Miséricordieux. Entre ciel et terre, elle lançait un appel qui captivait le coeur et l'esprit des hommes. Elle me fit part, d'une façon à la fois objective et subjective, de nouvelles qui réjouirent mon âme et celle des serviteurs estimés de Dieu. Montrant ma tête du doigt, elle s'adressa à tous ceux qui sont au ciel et à tous ceux qui sont sur terre, en ces termes: "Au nom de Dieu, voici le Bien-Aimé des mondes et cependant vous ne le comprenez pas. Voici la Beauté de Dieu parmi vous, et la puissance de sa souveraineté en vous, si seulement vous pouviez le comprendre. Celui-ci est le mystère de Dieu et son trésor, la cause de Dieu et sa gloire pour tous ceux qui sont dans les royaumes de la révélation et de la création, si vous êtes de ceux qui le perçoivent." (3)

Il n'existe rien d'équivalent dans toutes les Écritures de l'humanité.

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