Les voies
de la liberté
Par Howard Colby IVES
(pasteur de l'Eglise Unitaire à la rencontre d'Abdu'l-Baha en 1912)
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Chapitre 1. Coup d'oeil rétrospectif, faillite spirituelle,
un rayon d'espoir, le silence d'or
"O ami ! Ton
coeur est dépositaire des mystères divins, n'en fais pas le réceptacle de pensées
humaines et ne dissipe pas le capital de ta précieuse vie en t'occupant de ce
monde illusoire. Tu appartiens au monde de la sainteté, n'attache pas ton coeur
aux choses de la terre. Tu es un citoyen de la cour de l'approche, ne choisis
pas une demeure terrestre".
Baha'u'llah
Si je jette un coup d'oeil rétrospectif sur ma vie, je vois qu'elle se divise
nettement en deux parties. J'envisage maintenant les années précédant ma rencontre
avec 'Abdu'l-Baha comme un petit garçon de dix ans pourrait considérer sa vie
prénatale (en admettant qu'il fût doué de cette acuité de vision). La comparaison
est juste aussi, considérée sous un autre angle : de même qu'un enfant de dix
ans a encore devant lui un vaste champ d'expériences dont il ignore les détours,
les alternatives de clarté et d'ombre, de même pour moi, né depuis vingt-cinq
ans à la vie spirituelle, je peux certes me retourner vers les quarante-six
années de ma gestation et admettre qu'elles aient été nécessaires à la naissance
qui devait suivre, mais en dehors de ce fait, j'ignore tout ou presque tout
des causes dont je constate les effets. A plus forte raison est-il impossible
de supputer l'avenir de l'âme deux fois née à travers d'inimaginables cycles
de vie, dans tous les mondes de Dieu. Si le bois, où la sève terrestre circule
allègrement, produit encore une telle flamme, quelle sera l'étendue de l'embrasement
le jour où, affranchi des lois naturelles de ce monde, le feu allumé à l'Arbre
du Sinaï commencera à flamber ? En vérité, la naissance du corps est un grand
événement, mais qui signifie bien peu de choses comparé à la seconde naissance.
L'automne et l'hiver 1911-1912 marquent dans mes souvenirs comme une période
de grande détresse. La vie, envisagée au point de vue de sa valeur la plus haute,
semblait m'avoir laissé comme une épave sur les rives de son fleuve rapide.
Tout allait bien en apparence, mais la voix intérieure se taisait qui aurait
dû murmurer : "Oui, en vérité, tout va bien" . Je ne connais rien de
plus décevant ni de plus déprimant pour une âme sincère que de chercher Dieu
et de ne pas le trouver.
Depuis de longues années, je me sentais incapable d'accepter le sens conventionnel
attaché à des mots tels que Dieu, foi, ciel, enfer, prière, Christ, vie éternelle,
et autres expressions ayant ce qu'on appelle une signification religieuse. Dans
ma prime jeunesse, j'avais eu maille à partir avec les lutins de la superstition
travestis en croyances orthodoxes, et je les avais rejetés : mais aucune conviction
susceptible de me satisfaire et de m'élever l'âme ne les avait remplacés. Pendant
environ dix ans, ma mentalité avait été franchement et positivement agnostique.
Années très fécondes pour moi, néanmoins, car elles m'avaient conduit aux portes
de la liberté. Mais, hélas, cette liberté ne m'avait pas procuré la paix.
Je commençais à soupçonner que la liberté sans guide et sans maître ressemble
fort à l'anarchie. Il est vrai que mon amour pour la vie et les préceptes de
Jésus de Nazareth n'avaient jamais faibli ; mais j'échouais lamentablement dans
mes efforts pour les mettre en pratique. En observant, même superficiellement,
la vie de ceux qui m'entouraient et la civilisation que les hommes appellent
"chrétienne" je m'étais convaincu de ceci : quand il s'agit de mettre
les actes en harmonie avec les paroles, il n'y a dans le monde que peu ou point
de chrétiens, et certainement aucune forme de vie sociale, économique ou nationale
digne d'être qualifiée de chrétienne. En dehors de ce fait objectif, que je
ne pouvais pas nier ni éluder, je me heurtais à une difficulté plus grande encore
: après des années d'études et de lectures scientifiques, philosophiques et
religieuses, une grande confusion régnait dans mes idées. Mon frêle esquif se
maintenait péniblement à flot parmi les courants contraires des spéculations
de l'esprit humain. Et quel que fût le courant qui l'emportât, le rameur qui
luttait avait peu d'espoir de jamais atteindre le havre désiré.
Un jour, dans un village où nous passions les grandes vacances, je trouvais,
dans la bibliothèque du recteur, un volume des oeuvres de William Ellery Channing.
Le sermon qu'il prononça à Baltimore en 1844, à l'occasion de l'ordination de
Jared Sparks, m'ouvrit de nouveaux horizons. Peut-être pouvait-on demeurer libre
tout en choisissant librement un guide ? Ainsi commença une période d'environ
quinze années où mes études, mes idées et ma prédication furent ce qu'on appelle
libérales. Dans l'ensemble, ces années ne peuvent être qualifiées d'infructueuses,
car j'apportais une grande sincérité dans mon travail et faisais sans doute
des expériences salutaires. Mais ce furent des années stériles si je les juge
en regard des aspirations qui, depuis l'adolescence, avaient germé dans mon
subconscient.
Voilà donc à quoi devaient aboutir ces rêves mystiques, ces élans vers Dieu,
ces désirs passionnés de contribuer, si peu que ce fût, au relèvement de l'humanité
souffrante qui m'entourait ! Prêcher une fois par semaine, faire régulièrement,
chez les vieilles filles et les malades, ces tournées de visites paroissiales
dont on ne me savait aucun gré parce que je recevais une rétribution ; construire
des églises pour très peu de fidèles ; ne jamais oublier la quête, car je recevais
à ce sujet les reproches fréquents de mon trésorier ; et occuper mes loisirs
à lire les oeuvres les plus récentes de la philosophie moderne afin de pouvoir,
à l'insu de mes auditeurs, leur communiquer ces idées dans mes sermons, avec
les commentaires appropriés ? Cette routine contenait-elle les germes de la
"vérité pour laquelle l'homme devrait sacrifier sa vie" ? Avais-je manqué
le but par ma propre faute, et devait-on me prendre pour un insensé parce que
je n'avais pu me contenter du succès qui consiste dans l'augmentation annuelle
des émoluments et dans les murmures flatteurs d'une riche assistance après la
prédication : "Il a fait un fameux sermon !" ?
Bref, il est certain que j'étais profondément malheureux. J'avais fait trois
essais : d'abord l'orthodoxie, puis la libre navigation sans carte sur l'océan
du "Je ne sais rien" , enfin les "croyances libérales" , et je
me trouvais bien près de la faillite spirituelle. Au bilan des registres de
la vie, j'étais débiteur de Dieu et du prochain. Je ne soupçonnais pas encore
que d'être infidèle à l'un ou à l'autre équivaut à avoir des comptes arriérés
avec l'un et l'autre et que l'insolvabilité spirituelle est certaine, si l'on
entend par libre-pensée le droit de suivre tous les feux follets de la philosophie
humaine.
C'est en octobre 1911 que je subis les premières influences troublantes qui
devaient changer le cours de ma vie. A l'étalage d'un libraire, je tombais par
hasard sur un numéro du "Magazine Pour Tout le Monde" et j'y trouvais
un article assez détaillé sur 'Abdu'l-Baha et sa prochaine visite en Amérique.
Je n'oublierai jamais l'émotion vibrante que j'éprouvais à la lecture de ce
récit presque banal - je le qualifie de banal en le comparant à la réalité des
faits tels que je devais les découvrir par la suite . Une fois de plus, j'entendis
cette voix intérieure qui, depuis mes jeunes années, s'élevait souvent en moi
et me répétait : "Allons ! monte plus haut !". Je lus et relus cet article.
Je me disais : "Voici donc un homme qui a positivement trouvé une vérité
pour laquelle, non seulement il consent à mourir, mais il est déjà un mort-vivant,
ayant subi presque soixante années de torture, d'exil et de captivité. Il a
vu des milliers de ses adeptes affronter volontairement et joyeusement le martyre
et la mort et, mieux encore, ô merveille !, voici un homme qui a mis l'argent
à la place qui lui convient : il l'a foulé aux pieds. Il ne fait jamais de quête".
Après avoir relu plusieurs fois cette glorieuse et tragique histoire, je découpais
l'article et le classais dans un des vingt-cinq albums de ma collection de documents.
J'avais peut-être vaguement l'intention de l'utiliser un jour pour le fond d'un
de mes sermons. Nous faisons souvent servir ainsi à des fins humaines les brèves
visions du ciel que Dieu nous accorde. C'est heureux qu'il en soit ainsi, à
la condition que ces aperçus célestes influencent nos actions, aussi bien que
nos paroles.
Le malaise spirituel et la déception que j'éprouvais alors m'avaient peut-être
incité à fonder, quelques mois auparavant, à Jersey-City, ce que nous appelions
l'Eglise de la Fraternité. Elle ne s'affiliait en rien à mon travail confessionnel.
Aucun salaire n'était affecté à son service. Son nom indiquait ce qu'elle essayait
d'être en réalité : un groupe de frères spirituels aspirant à réaliser leur
idéal le plus élevé en servant l'humanité qui lutte. Nous nous réunissions tous
les dimanches soirs dans un vaste hall des francs-maçons, car, dans mon église
de banlieue, on ne célébrait le culte que le matin. Nul ne saurait prévoir les
grands effets pouvant résulter de nos plus humbles efforts quand nous sommes
animés du désir sincère de servir. Il n'est pas exagéré de dire que, sans la
fondation et la brève existence de cette Eglise de la Fraternité, le Soleil
de la Réalité n'aurait pas brillé pour moi avant bien des années, ou peut-être
même jamais sur notre petite planète.
Il y avait en effet dans notre conseil d'administration un homme que j'aimais
et respectais infiniment. Très fragile de santé, il souffrait de maux de tête
aigus révélant un état pathologique dont il devait mourir quelques mois plus
tard. J'ai rarement rencontré nature plus humble et plus suave que la sienne.
Il ne refusait à personne son amour et sa sympathie, même aux gens les plus
pauvres et du rang le plus modeste ; aucun contact humain ne le laissait indifférent,
et il connaissait l'art de découvrir et de soigner délicatement ces blessures
secrètes, sources de souffrance et de détresse, que chacun dissimule. Doué d'un
tact infaillible, il avait dans la grandeur de l'homme une foi sans bornes :
peu fortuné, il possédait ce trésor plus précieux que l'argent : la clé de l'amour
universel qui ouvre tous les coeurs.
Cet ami, M. Clarence Moore, vint me trouver un dimanche soir, juste avant le
commencement du service et me remit des papiers. "Je ne me sens pas assez
bien pour rester ici ce soir, me dit-il , je dois accomplir une besogne fatigante
pour laquelle je viens solliciter votre aide".
"Dites-moi comment je puis vous être utile", répondis-je.
"Eh bien, m'expliqua-t-il, vous savez que je m'intéresse à un mouvement mondial
dont la portée spirituelle et sociale semble considérable. J'ai des amis qui
en font grand cas et y trouvent une source de haute inspiration. Quant à moi,
je n'ai pu jusqu'à présent étudier ni approfondir ces questions qui me paraissent
trop élevées et complexes. J'ai pensé que votre science et votre expérience
en ces matières m'aideraient peut-être à les apprécier à leur juste valeur.
Ayant assisté cet après-midi à New-York à une réunion de ce groupe, j'y ai pris
des notes détaillées afin de les soumettre à votre critique et de connaître
votre opinion". (Je devais apprendre ultérieurement qu'avec son tact et
son humilité habituels il parlait ainsi pour éveiller mon intérêt. Depuis longtemps
déjà, il aimait les préceptes baha'is et les mettait en pratique dans sa vie
journalière).
Pour ma part, j'éprouvais quelque embarras. Je ne voyais aucun rapport entre
cette requête et l'article de magazine que j'avais lu dernièrement et je me
sentais assez hésitant. Les religions et philosophies orientales et les étranges
et innombrables mouvements qualifiés d'idéalistes ne m'avaient jamais séduit.
Mais bien entendu, je remerciais mon ami et dans le train, en rentrant chez
moi cette nuit-là, j'étudiais soigneusement ses notes. Elles me parurent intéressantes,
émouvantes même, mais je n'y attachais pas grande importance tout en ayant l'intention
de les discuter plus tard avec mon ami.
Peu de jours après, je trouvais dans mon courrier une invitation à une réunion
baha'ie de New-York où une anglaise de Londres devait parler. Je pensais tout
de suite à mon ami et à ses notes. Il avait évidemment donné mon adresse à quelqu'un,
d'où cette invitation. Ceci me troubla, je n'avais aucune envie d'être entraîné
dans un mouvement susceptible de me distraire de mon travail habituel. La seule
chose qui m'empêcha de jeter cette carte à la corbeille à papier fut la pensée
de Clarence, de son service désintéressé, de son amitié et de son amour. Je
ne pouvais lui refuser d'examiner la question selon son désir.
J'allai donc à la réunion. Cela impliquait pour moi une soirée perdue (je le
croyais du moins) et un retour au milieu de la nuit, épreuve assez pénible vu
mon état de santé à cette époque. Les résultats les plus importants et d'un
intérêt vital dépendent souvent d'une bien petite cause ! Supposons que j'aie
refusé de me rendre à cette réunion ? Ou plutôt, supposons que ce dimanche après-midi,
la faiblesse physique de Clarence et son besoin de repos eussent pesé plus lourd
que son désir de servir. Si, ce jour-là, chez lui, la matière avait triomphé
de l'esprit, je ne serais probablement pas en train d'écrire ces lignes, vingt-cinq
ans plus tard. En vérité, n'en déplaise à Lancelot, le ciel n'est pas donné
pour rien, il ne suffit pas d'invoquer Dieu pour être exaucé, à moins qu'en
l'invoquant on ne Lui sacrifie tout ce que l'on possède.
Je n'ai gardé qu'un vague souvenir de cette réunion, qui fut, pour moi, la première
chez les baha'is. J'éprouvais un certain regret en voyant qu'ils faisaient usage
d'un livre pour lire leurs magnifiques prières. L'amie de Londres prit la parole,
mais ma mémoire n'a rien retenu de son discours. On ne chantait pas d'hymnes,
et le service religieux était dépourvu de tous les ornements auxquels j'étais
accoutumé ; mais il régnait là je ne sais quel esprit qui charma mon coeur.
Aussi, à l'issue de la réunion, je demandais à la dame de Londres si elle pouvait
me recommander quelqu'un qui consentirait à venir parler de ces questions aux
membres de notre groupe à Jersey-City. Elle me présenta au président de la réunion,
M. Mountfort Mills qui, en effet, quinze jours plus tard, fit une conférence
à l'Eglise de la Fraternité. Je me souviens du sujet qu'il traita : le printemps
divin.
Pour l'écouter, j'avais pris place dans l'assistance, et je vis qu'une dame
de notre groupe, assise devant moi, semblait transportée par ce qu'elle entendait.
Quand tout le monde se leva pour sortir, elle se tourna vers moi et dit tout
bas : "Celui-là, vraiment, c'est quelqu'un !". Elle développa ensuite
sa pensée : la personnalité de l'orateur et les choses qu'il avait dites lui
inspiraient un sentiment de respect. "Si seulement nous pouvions être certains
que tout cela fût vrai !" soupira-t-elle pour conclure.
La période d'environ trois mois qui suivit cette conférence m'apparaît maintenant
comme la plus remarquable de ma vie. Je croyais entendre résonner sans cesse
à mes oreilles l'appel de la voix divine. Je n'étais pas le moins du monde convaincu
qu'il y eût une vérité profonde à la base des choses dont on parlait autour
de moi : le fait est que je n'en comprenais pas la moitié. Ces idées m'inspiraient
même parfois une vraie répulsion et j'essayais de les bannir de mon esprit,
mais sans y parvenir. Mon coeur subissait à la fois un trouble profond et une
incroyable attirance. Je ne comprenais pas pourquoi M. Mountfort Mills qui avait
fait la conférence à l'Eglise de la Fraternité me consacrait beaucoup de son
temps. Je rencontrais chez lui un certain nombre d'amis baha'is et c'est là
que je reçus mon premier exemplaire des "Sept Vallées"de Baha'u'llah.
Quand je lus ce livre en rentrant chez moi cette nuit-là, je fus ému au-delà
de toute expression. Je ne comprenais pas un mot sur dix, mais des portes semblaient
s'ouvrir devant moi. On eût dit le leitmotiv d'une musique céleste dont je ne
pouvais deviner le thème. Certains passages retentissaient dans mon âme comme
les hymnes des choeurs angéliques. Même "Les Paroles cachées" de Baha'u'llah,
qu'on m'avait données quelques jours auparavant, n'avaient pas atteint à ce
point les fibres profondes de mon être.
A partir de ce moment, j'allai presque chaque semaine à une réunion baha'ie
à New-York. J'y rencontrais d'autres "amis" (car c'est ainsi qu'on les
désigne).
Ce genre d'amitié était certes nouveau pour moi. J'achetais tous les livres
que je pus me procurer et me mis à les lire sans trêve ni repos. Je ne pensais
plus à autre chose. L'effet s'en fit sentir dans mes sermons, de sorte que les
fidèles s'en aperçurent et qu'on en parla. J'avais l'habitude d'écrire mes sermons
et tirais quelque vanité de mon style et de mon argumentation. J'y renonçais
brusquement et montais en chaire sans autre préparation que la prière et la
méditation. Et je découvris une signification nouvelle à ce mot de "prière".
J'avais toujours prié dans une certaine mesure, mais depuis que la religion
était devenue une "profession", la prière en commun, du haut de la chaire,
avait presque complètement remplacé l'oraison personnelle. Je commençais vaguement
à comprendre ce que voulait dire la communion.
Mais je n'étais pas heureux. Chose étrange, je me sentais plus malheureux que
jamais. J'avais l'impression d'une sorte de déchirement intérieur. Je me disais
: "quand 'Abdu'l-Baha arrivera, peut-être saura-t-il apaiser mon âme inquiète.
II est certain qu'aucun de ceux qui soutiennent la Cause n'en est capable !".
Un jour, je me promenais avec Mountfort non loin de sa demeure, avenue de West-End.
C'était en février, la bise d'hiver soufflait. Nous marchions vite en nous entretenant
du même sujet toujours passionnant : la visite prochaine d''Abdu'l-Baha , son
apparence extérieure, l'effet que son contact produisait sur les âmes, les impressions
de ceux qui l'avaient vu à Saint-Jean d'Acre et à Paris. Je m'écriais impulsivement
:
"Quand 'Abdu'l-Baha arrivera, je désirerais vivement causer seul avec lui,
sans même un interprète".
Mountfort sourit avec bienveillance, mais remarqua :
"Je crains que, sans interprète, la conversation soit difficile, car 'Abdu'l-Baha
sait peu d'anglais et vous, je pense, encore moins de persan".
Mais il n'arriva pas à me convaincre :
"Si ce que j'ai entendu dire de sa clairvoyance spirituelle, répondis-je,
et ce que j'ai lu à ce propos est conforme à la vérité, nous serions en contact
plus étroit et j'aurais plus de chance de le comprendre si nous n'échangions
pas une parole." Et j'ajoutais tout bas : "Je suis très las des mots".
Ceci se passait environ six semaines ou deux mois avant l'arrivée d''Abdu'l-Baha.
Mountfort et moi, nous n'abordâmes plus ce sujet, et il m'assura plus tard qu'il
n'en avait soufflé mot à personne.
Le grand jour arriva enfin. Je n'allai pas à la rencontre d''Abdu'l-Baha au
quai de débarquement, mais je m'efforçais du moins de l'apercevoir à une réception
que des amis baha'is donnaient spécialement en son honneur. Je ne réussis qu'à
l'entrevoir. Les amis et les curieux se pressaient si nombreux autour de lui
qu'il était difficile de franchir la porte. Je me souviens seulement du silence
impressionnant qui régnait, chose rare en de semblables occasions. Les gens
étaient tellement serrés les uns contre les autres que, malgré la tentative
de servir le thé il était presque impossible d'en boire une tasse.
On parlait peu ou point. Un mot chuchoté, un murmure exprimant le respect ou
l'amour, rien de plus. Je tâchais de me faufiler dans un coin d'où je pourrais
au moins le voir, mais ce fut en vain. A la fin je réussis à me pousser en avant
et, par-dessus l'épaule de quelqu'un, j'aperçus 'Abdu'l-Baha pour la première
fois. Il était assis. Ses cheveux blancs s'échappaient de son fez de couleur
crème et retombaient presque jusqu'à ses épaules. Le peu que je voyais de sa
robe était de coupe orientale et de teinte blanchâtre. Mais ces détails retinrent
à peine mon attention.
Ce qui m'impressionna tout d'abord et que je n'ai jamais oublié, c'était son
air d'ineffable majesté mêlé d'exquise courtoisie. A ce moment, il acceptait
justement une tasse de thé des mains de son hôtesse. Quelle douceur et quel
amour émanaient de sa personne ! Jamais encore je n'avais rien vu de pareil
! Je n'étais pas profondément ému. N'oubliez pas qu'à cette époque je n'avais
aucune conviction et m'intéressais médiocrement à ce que signifiait son "rang",
expression que je ne compris que plus tard. Simple spectateur d'une scène dont
la signification m'échappait totalement j'étais, malgré lectures et prières,
dans un état d'ignorance absolue. Mon esprit et mon coeur subissaient une attirance,
mais les portes intérieures demeuraient closes, fermées à double tour. Faut-il
s'étonner de ma détresse ? Cependant, les élans et les aspirations de mon âme
ne voulaient être ni refoulés ni étouffés. Ces gens qui m'entouraient, qu'avaient-ils
donc ? Qu'est-ce qui leur mettait une telle flamme dans le regard, une telle
joie dans le coeur ? Quel écho éveillait en eux ce mot de "merveilleux"
qui revenait sans cesse sur leurs lèvres ? Je l'ignorais, mais désirais l'apprendre,
et je crois que jamais encore je n'avais rien désiré aussi ardemment.
Ce qui prouve l'intensité de ce désir et ma ferme résolution de découvrir ce
secret, c'est que, dès le lendemain, de grand matin, je retournais à l'hôtel
Ausonia où les amis avaient retenu pour 'Abdu'l-Baha un magnifique appartement
qu'il occupa quelques jours seulement. Il s'installa ensuite dans un autre,
beaucoup plus modeste. Aux offres pressantes des amis qui voulaient prendre
toutes les dépenses à leur charge, il opposa un refus plein de bonté et de dignité,
disant que ce ne serait pas agir avec sagesse.
Donc je me trouvais là avant neuf heures du matin, ce qui m'avait forcé à partir
très tôt, car j'habitais à une certaine distance de New-York. Le grand salon
était déjà plein de monde. D'autres que moi, évidemment, avaient éprouvé le
désir pressant de le revoir. Je me demandais s'ils ressentaient, eux aussi,
comme une brûlure dans la poitrine.
Le souvenir de cette scène et de mes impressions est resté aussi vif que si
tout cela datait d'hier. Ne voulant parler à personne, je me retirais dans l'embrasure
d'une fenêtre qui donnait sur Broadway, et tournais le dos à la foule des visiteurs.
En bas, la grande cité s'étendait sous mes yeux, mais je ne la voyais pas. Que
se passait-il ? Pourquoi étais-je ici ? Qu'est-ce que j'attendais de l'entrevue
prochaine ? Qui me disait, en somme, qu'une entrevue dût avoir lieu ? Je n'avais
pas de rendez-vous. Tout ce monde était évidemment venu dans l'espoir de le
voir et de lui parler. Pourquoi devais-je m'attendre à ce que ce personnage
de marque m'accordât quelque attention ?
Je me tenais donc un peu à l'écart des autres, quand je remarquais à travers
la pièce comme une sorte de frémissement. Une porte venait de s'ouvrir, loin
de moi, à l'autre extrémité, livrant passage à un groupe de personnes et, sur
le seuil, 'Abdu'l-Baha parut, faisant un geste de bienvenue. Il attirait tous
les regards. Je fus de nouveau frappé par son air de dignité, de courtoisie,
par l'impression d'amour sans pareil qui émanait de sa personne. Les rayons
du soleil matinal éclairaient sa robe. Il portait le fez légèrement en arrière
et, d'un mouvement qui lui était certainement familier, il leva la main pour
le remettre en place. Nos yeux se rencontrèrent au moment où mon regard fasciné
se posait sur lui. Il sourit et, d'un geste qu'on peut qualifier de "royal",
me fit signe d'approcher. Je ne donnerais qu'une faible idée de mes sensations
en disant que je demeurais saisi. Une chose incroyable venait de se produire.
Pourquoi me faisait-il ce signe amical, à moi, un étranger, un inconnu, dont
il n'avait jamais entendu parler ? Je regardais autour de moi. Ce geste et ce
sourire s'adressaient sûrement à quelqu'un d'autre. Mais il n'y avait personne
auprès de moi, et de nouveau je le regardais et de nouveau il me fit signe.
Malgré la distance qui nous séparait et bien que mon coeur fût encore insensible,
un tel flot d'amour et de compréhension m'enveloppa que je frissonnais, comme
si la brise d'une aube divine eût effleuré mon front.
Obéissant à cet ordre impérieux, je me dirigeais lentement vers lui, et lorsque
j'approchais de la porte sur le seuil de laquelle il se tenait encore, il écarta
ceux qui l'entouraient et me tendit la main comme s'il m'avait toujours connu.
Puis, quand nos mains droites se touchèrent, il fit de la main gauche un geste
pour congédier tout le monde et m'introduisit dans la pièce dont il referma
la porte. Je me rappelle combien l'interprète fut étonné d'être inclus, lui
aussi, dans le renvoi général. Mais je ne songeais à ce moment-là qu'à la chose
incroyable qui m'arrivait. J'étais absolument seul avec 'Abdu'l-Baha. Dès que
nos regards s'étaient croisés, le voeu timidement exprimé quelques semaines
auparavant, avait été exaucé.
Sans lâcher ma main, 'Abdu'l-Baha traversa la pièce. se dirigeant vers deux
chaises placées près de la fenêtre. Même alors, la majesté de sa démarche me
frappa, et je me sentais comme un enfant conduit par son père (un père supra-humain)
à une conférence réconfortante. Non seulement il me tenait la main, mais il
la serrait par instants d'une plus forte étreinte. Alors, pour la première fois,
il parla et, s'exprimant dans ma propre langue, m'assura d'une voix douce que
j'étais son fils bien-aimé. Je ne puis dire ce qu'il y avait dans ces simples
mots pour qu'ils m'aient apporté une telle certitude. Si je me suis senti attendri
presque jusqu'aux larmes, faut-il l'attribuer au timbre de cette voix et à l'atmosphère
de cette pièce, imprégnée au plus haut degré et comme vibrante d'effluves spirituels
? Je sais seulement qu'une impression de vérité m'envahit tout entier. J'avais
enfin trouvé mon Père ! Y avait-il une fraternité humaine qui pût égaler celle-là
? Une émotion exquise et jamais encore éprouvée s'empara de moi. Ma gorge se
gonfla, mes yeux s'emplirent de larmes. Même pour sauver ma vie, je n'aurais
pu articuler une parole. Tel un petit enfant, je suivais les pas de ce Maître.
Quand nous fûmes assis près de la fenêtre, nos genoux se touchaient, nous nous
regardions les yeux dans les yeux. A la fin, son regard me pénétra, ce qui n'était
pas encore arrivé depuis que nos yeux s'étaient rencontrés et qu'il m'avait
fait signe pour la première fois. Et maintenant, rien ne nous séparait plus,
et il me regardait. Oui, il me regardait et il me semblait que nul jusque-là
ne m'avait vraiment vu. J'éprouvais de la joie d'être enfin rentré à la maison,
et de me trouver seul avec une personne qui me connaissait à fond, avec mon
véritable Père.
Pendant qu'il me regardait, ses pensées se reflétaient si clairement sur son
visage, que même en me parlant une heure durant, il n'eût pu m'en dire davantage.
Au début, sa physionomie exprima peut-être une certaine surprise, à laquelle
bientôt succédèrent une sympathie et une compréhension si parfaites, un amour
si débordant... que son âme semblait s'ouvrir pour me recevoir. Je sentis mon
coeur s'amollir et mes larmes coulèrent. Mais je ne pleurais pas comme on le
fait d'habitude. Mes traits ne furent point déformés. Mes larmes coulèrent comme
un flot enfin libéré s'échappe de la digue qui l'a longtemps contenu. A mon
insu, en le regardant, mes larmes coulaient. Il approcha ses deux pouces de
mes yeux, tout en essuyant les larmes qui mouillaient mon visage. Il me conjurait
de ne pas pleurer, m'assurant qu'il fallait toujours être joyeux. Et il riait
d'un rire si juvénile et si clair, comme s'il eût découvert la plus charmante
plaisanterie, une plaisanterie divine que lui seul pût comprendre !
Je ne pouvais parler. Nous restâmes parfaitement silencieux pendant un laps
de temps qui me parut assez long et, graduellement, une grande paix se fit en
moi. Alors 'Abdu'l-Baha posa sa main sur ma poitrine en disant : "c'est le
coeur qui parle.". Puis, de nouveau, ce fut le silence, un silence prolongé
qui tenait mon âme en suspens. Aucune autre parole ne fut prononcée, et pendant
tout le temps que je passais auprès de lui, aucun son ne sortit de mes lèvres.
Mais, entre nous, les mots étaient superflus. Même alors, j'en avais conscience
et remerciais Dieu qu'il en fût ainsi.
Tout à coup, il bondit de sa chaise avec un nouvel éclat de rire, et comme possédé
d'une joie divine, se tournant vers moi, il me souleva pour me mettre debout
et me prit dans ses bras. Quelle étreinte ! Ce ne fut pas un simple embrassement,
mes côtes en craquèrent. Il m'embrassa sur les deux joues, passa son bras autour
de mes épaules et me reconduisit jusqu'à la porte.
Et c'est tout. Mais depuis ce jour, la vie n'a plus jamais été tout à fait la
même.