Les voies
de la liberté
Par Howard Colby IVES
(pasteur de l'Eglise Unitaire à la rencontre d'Abdu'l-Baha en 1912)
Chapitre précédent
Retour au sommaire
Chapitre suivant
Chapitre 2. Le regard qui sauva le monde, sincérité divine,
souveraine méthode d'enseignement
"L'interprète
autorisé des enseignements de Baha'u'llah et son vivante incarnation fut son
fils aîné Abdu'l-Baha (Serviteur de Baha). Son père le désigna comme le centre
vers lequel devraient se tourner tous les baha'is pour être instruits et guidés".
Shoghi Effendi
Notre pensée ne peut évaluer ni même imaginer les possibilités de l'âme humaine.
"Je suis le mystère de l'homme, et il est mon mystère". Et Abdu'l-Baha
dit qu'un homme ne peut se connaître lui-même, attendu qu'il lui est impossible
de considérer sa propre personne de l'extérieur. Pour cette raison, et parce
que les hommes ont plutôt tendance à sous-estimer qu'à exagérer leurs capacités
personnelles, une certaine dose d'héroïsme est essentielle pour s'élever sur
un plan supérieur. Ceci est vrai, bien entendu, quand il s'agit d'un but concret.
On ne comprend pas bien en général que c'est encore beaucoup plus vrai si l'on
aspire à un sommet du plan spirituel. Le fait même d'admettre que rien n'est
trop beau pour être vrai ni trop élevé pour être accessible, implique la volonté
de lutter contre les idées courantes, car la moyenne des hommes a des visées
moins hautes.
Ainsi que je l'ai déjà fait entendre, la vie m'est apparue sous un aspect différent,
après ma rencontre avec Abdu'l-Baha, mais je ne définissais pas alors en quoi
consistait cette différence, et maintenant encore, après ces vingt-cinq années
écoulées, je ne m'en fais pas une idée exacte. Je sais seulement que je voyais
émerger des brumes environnantes un but digne de la lutte et du sacrifice suprêmes.
Je commençais à discerner, encore obscurément, mais assez cependant pour me
donner de l'espoir, que si je ne pouvais me connaître moi-même, j'étais certain
d'avoir devant moi des sommets dépassant de beaucoup ceux que j'eusse jamais
rêvé d'atteindre, et que ces sommets étaient inaccessibles. Je n'en savais pas
plus, mais c'était déjà beaucoup. Je me rappelle que je me répétais sans cesse
: "Enfin, les désirs de mon âme sont près de se réaliser !". Je regardais
Abdu'l-Baha avec à la fois de l'espoir et du désespoir.
Le monde entier et moi-même, nous étions en proie à l'agitation et ici régnait
la paix. Il vivait et évoluait dans son monde à lui, mais tendait cependant
la main à tous ceux qui aspiraient à la lumière et qui luttaient. Il me semblait
qu'il se tenait au coeur même d'un tourbillon, dans un lieu de calme suprême,
ou bien au centre hypothétique et parfaitement immobile d'une hélice d'avion.
Je considérais cette quiétude, cette immobilité, ce calme ineffable d'Abdu'l-Baha
et j'étais tourmenté d'un désir nostalgique confinant au désespoir. Faut-il
s'étonner de ma détresse ? Car j'étais profondément malheureux. Je me voyais
placé au bord du cercle extérieur de ce cyclone déchaîné. Atteindre le centre
immobile voulait dire traverser toute la tempête.
Mais c'était pour moi une double révélation d'abord de savoir que ce centre
existât et ensuite d'y voir quelqu'un tranquillement établi. C'est ainsi, grâce
à un divin paradoxe, que dans la nuit de ma misérable espérance teintée de doute,
je voyais poindre la première lueur de certitude divine. Je me souvenais d'un
certain passage significatif dans le livre des "Sept Vallées" et me le
répétais tout bas : "Même s'il me fallait cent mille ans pour trouver la
beauté de l'Ami, je ne perdrais jamais l'espoir, car il me dirigera sûrement
dans sa voie".
Peu de temps après cette première grande expérience avec Abdu'l-Baha, j'eus
de nouveau l'occasion de m'entretenir avec lui, et ce fut dans la splendide
demeure de M. et Mme Kinney. Ces amis-là estimaient qu'en donnant tout ce qu'ils
possédaient, ils exprimaient encore trop faiblement leurs sentiments d'adoration.
Quand on entrait chez eux, le grondement de la ville, l'élégance et le luxe
de "Riverside Drive", la pauvreté et la richesse de notre civilisation
moderne, tout cela semblait réduit à néant, et l'on entrait dans l'atmosphère
de la réalité. Ces êtres animés du souffle divin et qui démontraient mieux que
par des mots à quel point ils s'étaient donnés, ne soupçonnèrent jamais l'influence
directe qu'ils exercèrent sur moi, alors que je tâtonnais encore. A travers
tous les mondes, je leur garderai une éternelle reconnaissance.
J'étais devenu un habitué de cette maison et ne supportais pas de m'en tenir
éloigné. Un jour, Abdu'l-Baha, l'interprète et moi nous nous trouvions seuls
dans un des petits salons de réception du rez-de-chaussée. Abdu'l-Baha avait
parlé d'une certaine doctrine chrétienne, et avait donné des paroles du Christ
une interprétation si différente de celle habituellement admise que je ne pus
m'empêcher de protester. Je me rappelle que je m'écriai avec quelque véhémence
: "Comment est-il possible d'être aussi sûr ? Après tant de siècles de fausse
interprétation et de controverses, personne ne peut être certain de ce que Jésus
voulait dire". Abdu'l-Baha soutint que c'était parfaitement possible d'arriver
à cette certitude. Ce qui prouve dans quelle agitation d'esprit je me trouvais
et combien peu je discernais le rang d'Abdu'l-Baha, c'est que loin de considérer
sa sérénité et son ton d'autorité comme une garantie j'éprouvai au contraire
une certaine irritation et m'écriai : "Cela je ne peux le croire !"
Je n'oublierai jamais le coup d'oeil de dignité outragée que me lança l'interprète.
Il semblait dire : "Qui êtes-vous pour oser contredire Abdu'l-Baha ou même
discuter ses paroles"?
Mais Abdu'l-Baha ne me regarda pas ainsi et combien j'en remercie Dieu ! Il
me considéra longuement avant de parler. Ses beaux yeux calmes sondaient mon
âme avec tant d'amour et de compréhension que mon irritation passagère s'évanouit.
Il souriait avec autant de charme qu'un amant sourit à sa bien-aimée, et je
crus sentir l'étreinte de son âme quand il me dit avec douceur : "Il faut
essayer de suivre votre voie, et moi je suivrai la mienne".
Il me sembla alors qu'une main fraîche s'était posée sur mon front fiévreux,
qu'on approchait une coupe de nectar de mes lèvres desséchées, qu'une clé ouvrait
la porte rouillée et verrouillée de mon coeur. Les larmes jaillirent et, d'une
voix tremblante, je murmurai : "Pardon !"
J'ai souvent réfléchi depuis ce jour aux tragiques effets qui peuvent résulter
d'une expression de notre visage. J'ai même pensé qu'il me plairait d'écrire
un livre sur "le regard qui sauva le monde" , en prenant pour thème l'expression
du regard de Jésus après le triple reniement de Pierre. Qu'a-t-il pu voir dans
ce regard, le disciple terrifié, irrité, en proie au doute ? Rien de commun
sûrement avec le coup d'oeil dédaigneux de l'interprète d'Abdu'l-Baha si plein
d'un sentiment de vertu offensée ! Ce regard, au contraire, devait exprimer
comme celui d'Abdu'l-Baha l'amour sans bornes, le pardon et la compréhension
qui m'avaient si profondément calmé, consolé et rassuré.
Le destin du christianisme dépendait peut-être de la manière dont Jésus regarda
Pierre en montant au calvaire. Si ce regard n'eût pas exprimé le pardon et l'amour,
Pierre ne se serait pas détourné en "pleurant amèrement" . Il n'aurait
pas non plus accepté le martyre et la mort pour la cause de celui qu'il avait
renié dans cet instant de peur et de colère.
En poussant cette idée plus loin encore, serait-ce exagéré de prétendre que
le sort du monde se joua en cette minute où le regard de Pierre lut dans celui
de son Maître, non pas ce qu'il savait au fond avoir mérité, mais bien ce que
la miséricorde de Dieu lui accordait dans sa générosité ?
Une chose dont je suis certain, c'est que ma propre destinée, à travers tous
les temps de la vie immortelle, dépendait de ce regard d'Abdu'l-Baha, de ce
moment où les clartés de son être intérieur m'illuminèrent. Et je ne parle pas
seulement de mon propre destin, qui a peu d'importance en somme comparé aux
espoirs de l'humanité, mais aussi de ces innombrables créatures dont la destinée
est entremêlée à la mienne dans la suite des générations futures. Car tout esprit
réfléchi qui se reporte vers un passé même assez proche éprouvera de la stupeur,
sinon de l'horreur, en songeant aux conséquences possibles d'un geste d'étourderie,
de la moindre parole imprudente, ou même d'une expression de visage inopportune.
Les petites vagues produites par cet acte infime s'élargissent indéfiniment,
comme cela arrive lorsqu'on jette un caillou dans une mare ; et, en s'élargissant,
elles rejoignent les petites vagues de dix, vingt, mille autres actions, expressions
et pensées réagissant les unes sur les autres. On finit ainsi par prendre conscience
de l'immense responsabilité encourue par chaque être, du seul fait de jouer
son rôle, de vivre sa vie dans la fraction du temps qui lui est dévolue. L'homme
peut se considérer comme un roi dont le moindre souffle, les plus secrètes pensées
exercent tôt ou tard une influence bonne ou mauvaise sur les âmes du monde entier.
N'est-ce pas là le sens des paroles de Baha'u'llah : "Celui qui, en ce jour,
revivifie une seule âme, revivifie aussi toutes les âmes du monde".
Dans les nombreuses occasions que j'ai eues de voir Abdu'l-Baha, de l'entendre
et de lui parler, j'ai été chaque fois plus fortement impressionné par la manière
dont il instruisait les âmes. Car c'est bien là le terme qui convient. Il ne
cherchait pas à atteindre l'esprit seulement mais bien l'âme, l'essence réelle
de tous ceux qu'il rencontrait. Oh certes, en présentant un argument, il ne
manquait pas de logique ni d'esprit scientifique, et il l'a maintes fois prouvé
au cours des nombreuses allocutions que j'ai entendues et des plus nombreuses
encore que j'ai lues. Mais ce n'était pas la logique d'un théoricien ni la science
acquise par l'étude.
Ses moindres paroles, son plus léger contact avec une âme étaient illuminés
d'une clarté radieuse qui transportait son auditeur sur un plan supérieur. Quand
il parlait, nos coeurs brûlaient dans nos poitrines. Jamais il ne discutait
et il n'imposait jamais ses idées. Il laissait à chacun la liberté de ses opinions,
et loin de prétendre à l'autorité, il était la personnification même de l'humilité.
Il enseignait "comme s'il eût offert un don à un roi". Il ne me disait
jamais ce que j'aurais dû faire sauf en me suggérant que j'agissais bien. Il
ne me disait jamais non plus ce que je devais croire. Il nous montrait la souveraine
beauté de la vérité et de l'amour, et la vénération naissait spontanément dans
les coeurs. Sa voix, sa manière d'être, son attitude, son sourire m'indiquaient
comment je devrais être, car il savait que les bonnes actions et les bonnes
paroles ne pouvaient croître, comme les bons fruits, que sur un sol purifié.
Ses moindres gestes et ses moindres paroles étaient empreints d'un étonnant
mélange d'humilité et de majesté, de puissance et de calme, qui inspiraient
le respect et dont j'ai longtemps cherché à m'expliquer la source. Qu'est-ce
qui le rendait si différent des autres hommes et si incomparablement supérieur
à aucun de ceux que j'avais jamais connus ?
On pouvait s'attendre à ce que la tourmente spirituelle qui m'emportait réagit
profondément sur les activités de mon ministère. Dès le premier contact avec
Abdu'l-Baha, mon idéal s'était graduellement transformé. Vers cette époque,
je m'en souviens, la jeune épouse tendrement aimée d'un des membres de notre
communauté tomba soudain gravement malade. Je n'avais encore subi cette divine
influence que depuis quelques semaines. Je n'étais pas baha'i. Je ne voyais
pas en Baha'u'llah une manifestation de Dieu. Je savais fort peu de chose au
sujet de ce rang d'Abdu'l-Baha dont on parlait autour de moi. Mais j'étais captivé
par l'espoir d'accéder à des sommets spirituels qui m'attiraient invinciblement.
Je lisais constamment "Les Paroles cachées", "Les Sept Vallées",
"Le Livre de la Certitude" et les belles prières. Or donc, quand cet
ami s'adressa à moi comme à son pasteur et me demanda en pleurant de prier pour
la guérison de sa femme, quand il me raconta que son médecin lui laissait peu
d'espoir, que la malade s'affaiblissait de jour en jour et qu'il n'espérait
plus qu'en la bonté de Dieu, j'eus instinctivement recours aux prières pour
les malades dans le livre de prières des baha'is. Neuf fois de suite, nous répétâmes
ensemble :
"Ton Nom est ma guérison, ô mon Dieu, Ton souvenir est mon remède. Etre près
de Toi est mon espoir, et mon amour pour Toi est mon compagnon, Ta miséricorde
est ma guérison et mon soutien en ce monde et dans l'autre.
Tu es véritablement le Dieu de toute bonté, l'Omniscient, l'infiniment Sage".
Le mari ne savait presque rien de la cause baha'ie. Je n'avais certes fait aucun
effort pour lui expliquer les préceptes, et ne pouvais me le permettre, ces
choses étant encore trop nouvelles pour moi. Sur le moment même, ou peu après,
je m'étonnai de ma propre témérité et de la manière dont mon ami avait accepté
ces prières, sans hésiter et avec reconnaissance. Il le fit peut-être à contrecoeur,
bien qu'il fût assez désemparé pour s'accrocher au moindre espoir. Je n'aurai
jamais de certitude sur ce point mais ce que je sais, c'est que la santé de
sa femme s'améliora dès cette heure-là et qu'elle fut bientôt guérie.
Je ne mentionne ce fait que pour donner un exemple des relations nouvelles qui,
à cette époque, s'établirent entre les âmes. Ces paroles du Christ aux pécheurs,
ses disciples : "Suivez-moi et je ferai de vous des pêcheurs d'hommes"
signifiaient sans doute qu'en "le suivant", on atteindrait à un état
de conscience spirituel d'où jailliraient les actes d'amour. Ou encore : "Soyez
comme moi et les hommes vous aimeront comme ils m'aiment, et vous pourrez les
servir comme je vous ai servis". C'est du moins ce qu'Abdu'l-Baha me démontrait
constamment : le seul moyen de montrer aux hommes la "voie de la vie"
est d'y marcher soi-même. "Je suis la voie".
"Pourquoi dois-je croire en Baha'u'llah ?", demandai-je un jour à Abdu'l-Baha.
Il me regarda longtemps comme s'il avait voulu sonder le fond même de mon âme.
Le silence se prolongeait, il ne me répondait pas. Durant ce silence, j'eus
le temps de me demander pour quelle raison j'avais posé cette question et je
commençai à comprendre que j'étais seul à pouvoir y répondre.
Après tout, pourquoi croirais-je en quelqu'un ou en quelque chose sinon pour
trouver le moyen, l'aiguillon, l'impulsion dynamique qui me permît d'accéder
à une vie plus intense, plus profonde, plus parfaite ? Est-ce que l'apprenti
menuisier se demande s'il doit avoir foi dans le maître ébéniste ? Il veut seulement
apprendre à transformer des matières brutes en objets de beauté et d'utilité.
Il doit croire en quiconque le lui enseignera, à la condition d'avoir foi en
ses propres capacités. Je tenais en main le tissu de la vie. Baha'u'llah était-il
le maître-artisan ? Si oui, je sentais que je le suivrais même à travers le
sang et les larmes. Mais comment le savoir ?
Je me demandais pourquoi Abdu'l-Baha se taisait si longtemps. Mais ce silence
n'était-il pas plus éloquent que des paroles ? Enfin, il parla. "La tâche
d'un ministre du Christ, dit-il, est de la plus haute importance. En prêchant,
priant et instruisant vos fidèles, votre coeur doit être plein d'amour pour
eux et d'amour de Dieu. Et vous devez être sincère, parfaitement sincère".
Il s'exprimait en persan et, au fur et à mesure, I'interprète traduisait couramment
et fort bien. Mais personne ne pouvait rendre cette voix divine. Il parlait
en vérité comme n'a jamais pu le faire un simple mortel. On l'écoutait dans
l'extase et on le comprenait intérieurement avant même que l'interprète n'eût
ouvert la bouche. Les mots anglais vous effleuraient superficiellement : la
voix, les yeux, le sourire d'Abdu'l-Baha enseignaient au coeur à sonder les
profondeurs. Il continua en ces termes :
"On ne peut jamais être tout à fait sincère tant que le coeur n'est pas entièrement
détaché des choses de ce monde .Il ne faut pas prêcher l'amour sans avoir l'amour
dans le coeur, ni la pureté avec des pensées impures, ni la paix en soutenant
des combats intérieurs".
Il s'arrêta, puis ajouta avec un peu de mélancolie teintée d'humour qu'il avait
connu des ministres de la religion qui négligeaient ces préceptes. Ma conscience
coupable lui donnait raison. J'étais de ce nombre.
Plusieurs mois s'écoulèrent avant que je ne réalise qu'il avait répondu à ma
question. J'étais certainement plus près d'avoir foi en Baha'u'llah considéré
comme un maître-artisan de la vie. Il m'avait magistralement fait sentir comment
le tissu de la vie peut être transformé en choses ayant de la beauté et de la
valeur. Un instant, j'effleurai le vêtement de sa majesté, mais seulement un
instant. Bien vite, les portes se refermèrent en me laissant dehors : combien
sombres me parurent ces jours et ces semaines où !a lumière alternait avec les
ténèbres, l'espoir avec le désespoir ! Et cependant, chose étrange, je triomphais
au fond de l'abîme, parce que j'en sentais la réalité. Je comprenais pour la
première fois la valeur et l'impérieuse nécessité de la souffrance spirituelle.
Les affres de l'enfantement précèdent toujours la naissance.
Je me souviens comme s'il datait d'hier d'un autre exemple illustrant la divine
méthode d'Abdu'l-Baha. Cet été-là, je ne me portais pas bien. J'avais subi l'année
précédente une très grave opération, et une rechute semblait imminente. J'étais
dans un tel état nerveux que je songeai à cesser de fumer, bien qu'ayant contracté
cette habitude depuis de longues années. Je m'étais toujours vanté d'être capable,
au moment voulu, d'y renoncer facilement, et, en effet, à plusieurs reprises
déjà, j'avais abandonné pendant quelques mois l'usage du tabac. Cette fois-ci,
cependant, ayant les nerfs et la volonté affaiblis, je constatai avec surprise
et chagrin qu'au bout de trois jours, l'abstention de tabac me semblait intolérable.
Finalement, j'eus l'idée de m'adresser à Abdu'l-Baha. J'avais lu sa magnifique
tablette commençant par ces mots : "O vous, amis purs de Dieu !" dans
laquelle il glorifiait la pureté individuelle et invitait les amis à se garder
contre l'habitude de satisfaire égoïstement ses appétits. Je pensais qu'il allait
sûrement m'indiquer le moyen de me libérer de cette habitude.
Or donc, la première fois où je le revis je lui racontai tout. Mais comme un
enfant qui se confesse à sa mère, après avoir prononcé quelques mots, je demeurai
silencieux et embarrassé. Lui, cependant, comprit la situation beaucoup mieux
que moi-même. Quand il me regarda, j'eus de nouveau l'impression qu'un flot
d'amour et de sympathie me baignait tout entier. Il me demanda tranquillement
combien je fumais de cigarettes par jour, et quand il en sut le nombre : "Je
ne crois pas, dit-il, que cela puisse vous faire du mal. En Orient, les hommes
fument continuellement. Leurs cheveux, leurs barbes, leurs habits sont imprégnés
de tabac et cet abus peut être nocif. Mais votre cas est bien différent. A votre
âge et ayant cette habitude depuis tant d'années, il ne me semble pas qu'il
y ait lieu de vous faire du souci". Son sourire et son regard exprimaient
une certaine gaîté, comme s'il eût goûté une divine plaisanterie. J'étais quelque
peu interloqué. Pas l'ombre de dissertation sur les inconvénients des habitudes
; pas d'explications sur le mal que cela peut faire à la santé ; aucun appel
à ma force de volonté pour surmonter la tentation ; mais il me présentait plutôt
une charte de liberté. Sans bien comprendre, j'éprouvais un grand soulagement,
car je devinais qu'il me donnait là un sage conseil. En effet, le combat intérieur
s'apaisa immédiatement et, sans remords, je goûtai la joie de fumer. Mais deux
jours après cette conversation, je n'avais plus la moindre envie de toucher
à du tabac, et durant sept années je ne fumai plus.
L'amour est la porte vers la liberté. Je commençais à entrevoir cette grande
vérité.
Non pas seulement la liberté pour celui qui aime, mais aussi pour celui qui
est l'objet de ce divin amour. J'ai déjà parlé à plusieurs reprises de l'impression
qu'il me donnait d'un amour universel et cette impression nous la recevons bien
rarement de ceux qui nous entourent, même de nos plus proches, de nos plus aimés.
Ceci, nous le savons tous. L'amour humain semble avoir pour base le "moi"
et, même dans sa plus haute expression il est limité à une seule ou à un petit
nombre de personnes. Mais il n'en était pas ainsi de l'amour rayonnant d'Abdu'l-Baha.
Comme le soleil, il nous embrassait tous sans distinction et comme lui, il réchauffait
aussi et infusait une vie nouvelle à tout ce qu'il atteignait.
Au cours de ma carrière de ministre chrétien, j'avais été habitué à parler souvent
de l'amour de Dieu. A l'âge de quinze ans, j'avais fait cette expérience passionnante
qu'on appelle "la conversion" (littéralement, les cieux s'étaient entr'ouverts,
une grande lumière avait lui et une voix du monde invisible m'avait appelé au
renoncement et à la vie de l'esprit). Depuis lors, j'avais beaucoup parlé et
entendu parler de l'amour de Dieu. Je découvrais maintenant que jamais encore
je n'avais compris ce que ces mots voulaient dire.
C'est à cette époque que, pour la première fois, j'entendis raconter l'anecdote
suivante qui, depuis, m'est devenue familière : Quelqu'un demanda à Abdu'l-Baha
pourquoi les personnes qui s'étaient trouvées en sa présence avaient des visages
rayonnants. Avec ce sourire sublime et cet humble geste des mains que nul n'oubliera
jamais s'il l'a vu une fois, il répondit que, s'il en était ainsi, c'est sans
doute, parce que, sur chaque visage, il voyait la face de son divin Père.
Méditez cette réponse. Approfondissez le sens secret de ces simples mots, car
ils permettent non seulement de comprendre ce qu'est l'amour de Dieu, mais encore
pourquoi cet amour a le pouvoir de transformer les âmes. Que le visage de celui
qui aime rayonne d'une clarté divine, nul ne songe à s'en étonner. Si la flamme
de l'amour cosmique embrasait le coeur, l'être tout entier serait sûrement transformé.
Mais pourquoi l'objet de cet amour, la face de celui qui cherche, de l'exilé,
du pécheur rayonnerait-elle aussi ?
Nous trouvons une réponse à cette question dans ces paroles d'Abdu'l-Baha, si
pleines de compréhension et d'autorité :
"As-tu le désir d'aimer Dieu ? Aime ton prochain, car il est fait à l'image
et à la ressemblance de Dieu".
Mais pour voir la face de Dieu sur le visage du pécheur aussi bien que sur celui
du saint, il faut une vision pénétrante et un amour sans bornes dépouillé de
tout sentiment personnel.
Pour arriver à voir sur les visages de nos frères le reflet de la face de notre
divin Père, ne faut-il pas posséder, jusqu'à un certain degré, cet amour universel
que le Christ a répandu sur tous les hommes ?
Voilà, sans doute, le sens de ces paroles de Notre Seigneur :
"Je vous donne un nouveau commandement : aimez-vous les uns les autres comme
je vous ai aimés".
Un nouveau commandement, en effet, et qui fut honteusement négligé, comme le
prouve l'état de notre civilisation pseudo-chrétienne.
J'assistai à cette époque-là à une entrevue qu'un pasteur de l'Eglise Unitaire
avait sollicitée d'Abdu'l-Baha. Il préparait pour la "Revue de l'Amérique
du Nord" un article sur la cause baha'ie. Je vis encore là un nouvel exemple
de cet amour cosmique, universel. Ce ministre était d'un âge avancé. Il est
mort depuis et nous pouvons espérer qu'il a maintenant des notions plus claires
sur la réalité de l'amour et de la vérité. Alors, déjà, il me paraissait incroyable
qu'une âme pût être à ce point insensible à l'influence d'Abdu'l-Baha. Le Maître
garda le silence pendant toute l'entrevue, écoutant avec une attention inlassable
les longues questions hypothétiques que lui posait le révérend docteur. Ces
questions avaient uniquement trait à l'histoire de la cause baha'ie, à ses dissensions
anciennes, à ses rapports avec les prêtres et les préceptes des musulmans. Abdu'l-Baha
ne répondait que par monosyllabes. Bien qu'il fût constamment attentif, il semblait
s'intéresser bien plutôt à son interlocuteur qu'aux questions elles-mêmes. Le
Maître était assis dans une attitude de parfaite détente, les mains posées sur
les genoux, paumes en dehors, selon son habitude caractéristique. Il regardait
le visiteur avec cette ineffable expression d'amour compréhensif qui lui était
naturelle. Son visage rayonnait d'une flamme intérieure.
Le docteur continuait de parler, intarissablement. Je m'impatientais de plus
en plus, étant à la fois honteux de lui et pour lui. Comment Abdu'l-Baha ne
discernait-il pas le caractère superficiel de toutes ces questions ? Ne voyait-il
pas qu'elles avaient pour unique but de se documenter pour écrire un article
de critique dans une revue d'opposition et toucher ainsi un gros chèque ? Pourquoi
ne pas couper court à l'entrevue en renvoyant le bavard ? Mais si, dans notre
groupe, d'autres que moi commençaient à perdre patience, Abdu'l-Baha gardait
son calme. Il encourageait le docteur à s'exprimer librement. Quand le flot
de paroles tarissait un instant, il répondait brièvement et attendait ensuite
avec courtoisie que son interlocuteur continuât.
Enfin, le révérend docteur cessa de parler. Il y eut un instant de silence,
puis cette voix douce et bien timbrée résonna dans la pièce. L'interprète traduisait
chaque phrase au fur et à mesure. Abdu'l-Baha parla de "Sa Sainteté le Christ",
de son amour pour tous les hommes, amour qui résista même à l'épreuve de la
croix. Il parla de la haute situation du ministère chrétien "à laquelle vous,
mon cher fils, avez été appelé". "Il est nécessaire, dit-il, que les
hommes élevés à cette situation revêtent en personne les caractéristiques de
Dieu, afin que les fidèles soient attirés vers la vie divine ; car, lorsque
les attributs de Dieu se manifestent dans une vie, nul ne peut y résister, c'est
une clé qui ouvre tous les coeurs". Abdu'l-Baha parla aussi de l'avènement
du royaume de Dieu sur la terre, pour lequel le Christ nous a dit de prier et
que, suivant sa promesse, Baha'u'llah, le Père, était venu établir dans ce monde.
Au bout de cinq minutes, le révérend docteur était devenu, pour l'instant tout
au moins, comme un humble disciple à ses pieds. Il semblait avoir été transporté
dans un autre monde, comme nous l'étions tous en vérité. Son visage rayonnait
doucement comme par l'effet d'une illumination intérieure. Alors, Abdu'l-Baha
se leva. De même que nos âmes s'étaient élevées avec lui, ainsi nos corps se
redressèrent et nous fûmes tous debout autour de lui. Il embrassa affectueusement
le docteur, et le reconduisit jusqu'à la porte. Sur le seuil, il s'arrêta. Il
avait aperçu une grande gerbe de roses, de l'espèce beauté d'Amérique qu'un
des amis lui avait apportée ce matin-là. Il y en avait au moins deux douzaines,
peut-être plus, et si longues de tiges qu'on les avait mises dans un porte-parapluies
en faïence. Nous avions tous admiré leur beauté et leur parfum.
A peine son regard se fut-il posé sur ces roses, qu'Abdu'l-Baha éclata de rire,
d'un rire juvénile et joyeux qui résonna dans toute la pièce. Il se pencha,
prit la gerbe entière et, se redressant, la plaça dans les bras de son visiteur.
Je n'oublierai jamais cette tête ronde, ces lunettes et ces cheveux gris émergeant
derrière l'immense et magnifique gerbe de fleurs. Ce visage exprimait la surprise,
la joie, l'humilité. Ah oui ! Abdu'l-Baha savait enseigner l'amour de Dieu.