"Je te demande, ô Maître de la vie et Roi de la création,
de convertir en or le cuivre de l'existence avec l'élixir de ta révélation et
de ta sagesse, puis de révéler aux hommes, dans un livre qui soit à leur portée,
la manière de s'enrichir de Tes trésors !" Baha'u'llah
Quelle est cette mystérieuse force intérieure qui donne aux événements et aux
individus le pouvoir d'accomplir des changements et des transformations ? Si l'on
n'avait jamais entendu parler de la vie latente d'une graine, pourrait-on croire
que, seuls, les soins du jardinier, la fraîcheur de la terre, la pluie et la chaleur
du soleil ont suffi à opérer cette miraculeuse métamorphose : développement, splendeur
d'éclosion et parfum enivrant de la rose ?
D'autre part, sait-on pourquoi il arrive souvent qu'un livre feuilleté au hasard,
la présence d'un ami ou la rencontre d'un étranger modifient notre ligne de conduite,
influencent profondément notre manière d'envisager l'existence et, atteignant
jusqu'aux racines de l'être et aux sources de l'activité, nous donnent l'impression
que la vie, depuis lors, n'a plus jamais été tout à fait la même ?
On dirait qu'un super-Luther Burbank, utilisant ce fait d'apparence fortuite,
a greffé un bourgeon de l'arbre de la science sur la plante sauvage que nous sommes,
ou une rose de paradis sur la ronce inculte de la pensée humaine. La philosophie
des clercs n'a fourni aucune réponse satisfaisante à ce mystère des mystères.
Nous savons seulement que c'est là l'expérience qui nous est commune à tous. L'essence
de toute poésie n'est qu'un effort pour décrire cette catalyse, et à la base de
toute philosophie, on trouve une vaine tentative pour l'expliquer. Enfin, l'expérience
nous apprend que la transformation intérieure de la vie et de la personnalité
humaine n'a pas d'autre cause. L'histoire toute entière l'atteste, et tous les
saints l'ont démontré.
Ma seule excuse, en offrant au lecteur le récit bien imparfait d'une de ces expériences,
c'est qu'elle a un caractère de plénitude, d'universalité, et de réelle grandeur.
Si je la qualifie d'unique, ce n'est pas qu'elle soit exceptionnelle (car tout
contact de l'homme avec son prochain en fournit des exemples) mais c'est qu'elle
est d'un ordre supérieur. Pour faire une comparaison, songeons à la différence
d'impression que nous éprouvons si nous touchons une froide motte de terre ou
une pile électrique, ou encore, si nous entrons en contact avec un criminel avili
ou bien avec un Abraham Lincoln.
Ces comparaisons paraîtront bien insuffisantes à ceux qui, durant l'été de 1912,
rencontrèrent Abdu'l-Baha lors du séjour de huit mois qu'il fit en Amérique. Pour
un grand nombre de personnes, ces relations se bornèrent à une simple prise de
contact avec un être incarnant la dignité, la beauté, la sagesse et le détachement
de soi. Celles-là, tout au moins, furent portées vers de plus hauts sommets dans
le domaine de la pensée et de l'action ; mais la rencontre du Maître ouvrit à
des centaines d'autres êtres, l'accès de sphères insoupçonnées et d'une vie nouvelle,
illimitée, éternelle.
Nous comprenons combien il est difficile, après un quart de siècle écoulé, de
placer le lecteur dans l'atmosphère qu'avait créée cette rencontre, pour ceux
dont les yeux étaient capables de voir et les oreilles d'entendre, et dont l'intelligence
pouvait concevoir, même vaguement, le monde nouveau et divin qui s'ouvrait au
vaillant pèlerin. En fait, nous ne pouvons en donner qu'une idée approximative.
Aux hommes élevés dans la tradition chrétienne, on peut demander quelle eût été
leur impression s'ils avaient été parmi les auditeurs du sermon sur la montagne,
ou si l'un d'eux avait pu, comme Jean, reposer sa tête sur la poitrine du Maître
?
Sans vouloir conclure à une similitude de situation, je dois avouer qu'après avoir
pénétré dans l'intimité d'Abdu'l-Baha, ma vie intérieure fut tellement bouleversée,
j'ai si souvent eu l'impression d'entrer dans un monde inconnu et supraterrestre,
qu'aucune comparaison plus appropriée ne m'est venue à l'esprit.
En relatant ces faits, je n'ai pas l'intention d'atténuer la valeur de mes propres
réactions par la moindre explication rationaliste ou pseudo-scientifique. J'ai
entrepris de raconter aussi fidèlement que possible ce que j'ai vu et entendu
au cours de ces visites et de ces entretiens. Si, par moments, une imagination
excessive paraît animer mon récit, je me demande, en manière d'excuse, dans quels
termes les pêcheurs Pierre, Jacques et Jean ont bien pu décrire à leurs camarades
l'impression que la présence du Maître leur avait faite ? De quelles épithètes
les premiers amoureux et compagnons de Marie-Madeleine ont-ils pu la qualifier
?
Pour moi, homme d'âge moyen, pasteur de l'Eglise Unitaire, qui étudiais depuis
ma jeunesse les religions et les systèmes philosophiques, je reçus de cette expérience
un choc, comme celui d'un cataclysme.
Comment cet homme pouvait-il, par sa seule présence, renverser toutes mes opinions,
mes conceptions antérieures de toutes les valeurs ?
Etait-ce parce que sa propre personne irradiait des effluves d'amour et de compréhension
tels que je n'en avais jamais rêvé ? Etait-ce sa voix sonore aux modulations musicales
qui me prenait le coeur ? Etait-ce le nimbe de bonheur qui l'auréolait, bien que
le pesant fardeau des péchés et des souffrances de ce monde l'effleurât parfois
d'une ombre de tristesse ? Etait-ce (caractéristique peut-être la plus frappante)
ce mélange de majesté et d'humilité dont ses moindres gestes et ses paroles étaient
empreints ? Comment répondre à de telles questions ? Ceux qui ont vu et entendu
parler Abdu'l-Baha pendant ces mois mémorables partageront mon sentiment : les
mots ne peuvent exprimer ce qui est inexprimable.
Quand, au printemps de l'année 1912, je rencontrais Abdu'l-Baha il était âgé de
soixante-huit ans. Sur ces soixante-huit années, il en avait passé douze en exil
à Baghdad, Constantinople et Andrinople, auprès de Baha'u'llah qui était à la
fois son frère spirituel et l'auteur de ses jours ; puis, quarante ans environ
dans la prison fortifiée de Saint-Jean d'Acre, à dix miles du Mont Carmel, sur
la côte de Palestine.
Abdu'l-Baha et soixante-dix autres personnes sacrifièrent tous leurs biens à leur
foi inébranlable en Baha'u'llah dans lequel ils voyaient une manifestation de
Dieu. Ils préférèrent la prison avec lui, en gardant la liberté intérieure, à
la liberté extérieure sans lui, dans un état d'esclavage spirituel. Quand le parti
Jeune Turc renversa le tyran Abdu'l-Hamid en 1908, ce long emprisonnement et cet
exil prirent fin. Cette voix, cette présence, était enfin libre de prouver au
monde ce qu'elle avait déjà si hautement démontré, c'est-à-dire que "la seule
prison est celle du moi".
En considérant le passé de cet homme, issu d'une longue lignée de nobles persans,
élevé dans le luxe jusqu'à l'âge de huit ans, et qui endura ensuite un demi-siècle
d'exil, de torture et d'emprisonnement, je me suis demandé à quelle prodigieuse
vitalité spirituelle on pouvait attribuer ses qualités actuelles. Comment, se
trouvant plongé tout à coup dans le monde moderne de Paris, Londres et New York,
parvenait-il à être à la hauteur de toutes les circonstances et à maîtriser avec
calme toutes les situations ?
D'où lui venaient cette faculté de clarifier les choses inutiles pour en dégager
l'essentiel, et ce joyeux amour de l'humanité entière, un amour qui, sans jamais
condamner mais en pardonnant, provoquait la bonté ?
C'est avec l'espoir de répondre à ces questions, tout au moins dans une certaine
mesure, que j'offre au lecteur les pages qui suivent.
Première édition - Maison d'Editions baha'ies - D/1972/1547/5
Selon accord avec George Ronald - Londres pour la traduction de 1972
Traduction française de M. Montefiore - Titre anglais de cet ouvrage : "PORTALS
TO FREEDOM"