Les voies de la liberté
Par Howard Colby IVES
(pasteur de l'Eglise Unitaire à la rencontre d'Abdu'l-Baha en 1912)


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Chapitre 3. La véritable richesse, puissance et liberté, à la table d'Abdu'l-Baha, de très grandes choses, "Est-ce que vous vous intéressez au renoncement ?"

"O Dieu ! Puisse la lumière de ta science illuminer les yeux et les coeurs de tes serviteurs, afin qu'ils soient instruits des mystères de l'état le plus élevé et du glorieux horizon, afin qu'aucune voix mensongère ne les empêche de contempler la lumière resplendissante de ton Unité, ni de se tourner vers l'horizon du renoncement".
Baha'u'llah

J'ai parlé dans le chapitre précédent de cette maison où Abdu'l-Baha passa presque tout son temps durant son séjour à New-York. C'était le lieu de rendez-vous des amis et à toute heure du jour et de la nuit, on les trouvait là, se pressant comme des abeilles autour des fleurs d'un céleste parterre. Par une magnifique journée de printemps, j'y vins moi aussi, attiré par le même charme.

Bien que cela puisse sembler futile, on ne peut s'empêcher de chercher la raison de cette attirance. Le papillon sait-il pourquoi, au risque de se roussir les ailes, il voltige autour de la flamme ? Qui peut dire pourquoi la froide terre, au printemps, répond aux bienfaits du soleil par de la beauté et de la fertilité ? A l'homme, cependant, fut accordée l'intelligence dont l'insecte et la terre sont dépourvus. Le mineur sait pourquoi il peine en extrayant l'or et les pierres précieuses. Le plongeur qui cherche la perle fine sait pourquoi il sonde la profondeur des abîmes. Ils ont, en imagination, la vision des biens terrestres que le trésor cherché représente. Le prospecteur solitaire rêve de l'immense fortune que son coup de pioche peut à tout instant mettre à nu. Les richesses de l'océan, de la mine et du marché représentent pour les hommes puissance, loisirs, liberté, toutes choses qu'ils désirent ardemment. Mais aucune richesse matérielle ne peut assurer à celui qui la possède la puissance, les loisirs et la liberté dont cet homme-ci disposait, bien qu'il n'eût aucun des signes extérieurs de l'opulence. Il avait passé toute sa vie en prison et en exil. Son corps portait encore les marques de la cruauté des hommes, cependant on ne pouvait en rien s'apercevoir qu'il eût jamais été autrement que libre, et cette liberté-là, évidemment, aucune richesse de ce monde ne peut la procurer. Il ne semblait jamais pressé. Dans le tourbillon de New-York, il évoluait aussi tranquillement que s'il eût été sur un haut plateau, loin du tumulte et des cris. Et pourtant il ne se tenait jamais à l'écart. Il s'intéressait vivement aux événements et surtout aux êtres. Les âmes ... c'est le terme qu'il employait toujours. Il demeurait sans cesse à la disposition de quiconque avait besoin de lui. Souvent dès cinq heures du matin et jusque bien après minuit, il se consacrait activement au service d'autrui, sans jamais donner le moindre signe de hâte ni de tension nerveuse. "Rien ne paraît trop pénible quand on aime, disait-il, et l'on a toujours le temps".

Peut-on s'étonner de l'attrait qu'il exerçait sur nous ? Mais pour moi ce n'était pas suffisant de me sentir attiré. J'étais comme le prospecteur qui, en rêvant de ses trésors, est entraîné à en chercher la source fabuleuse. Une seule gorgée de ce vin céleste avait fait naître dans mon coeur l'ardent désir de partir en quête du Saint-Graal.

Je m'étais arrangé pour n'arriver dans la maison en question qu'au milieu de l'après-midi, quand l'heure du déjeuner serait passée. Bien que l'hospitalité des maîtres de céans (ces êtres consacrés) fût sans limites et leur table infiniment extensible, je savais aussi qu'étant déjà nombreux à la maison, ils recevaient encore une multitude de convives qui, sans être invités, étaient toujours les bienvenus. Il y avait beaucoup d'abeilles. Mais je n'avais pas tenu compte du fait qu'Abdu'l-Baha prenait ses repas à des heures irrégulières. Et, ce jour-là, comme je montais l'escalier, sans bruit, vers les 15h30 ou 16 heures, j'entendis à n'en pas douter la rumeur d'une nombreuse compagnie réunie dans la salle à manger. N'ayant nulle envie de faire irruption à l'improviste dans une telle assemblée, je traversai doucement le hall et le salon du premier étage et gagnai un petit renfoncement aussi éloigné que possible de la salle à manger. Je suis parfaitement sûr que personne ne m'avait vu. Mais à peine avais-je choisi un magazine et m'étais-je installé pour attendre patiemment la fin du repas, qu'à travers les grands appartements la voix vibrante d'Abdu'l-Baha résonna comme l'appel d'une cloche. Il cria : "Monsieur Ives, Monsieur Ives, venez ici, venez ici !". Nul ne résistait à son appel, je me levai sans hésiter, mais tout en me dirigeant lentement vers la longue salle à manger disposée en forme de T, perpendiculairement au salon, je me demandais avec étonnement comment il avait eu si vite la certitude de ma présence. Personne ne pouvait l'avoir prévenu. Je m'étais introduit par la porte d'entrée qui n'était pas fermée à clé et, comme je l'ai déjà dit, nul ne m'avait vu monter l'escalier. Et cependant, j'étais évidemment ici un convive attendu, sinon invité. On avait même gardé ma place, en tout cas, je ne me souviens pas qu'on ait eu la peine d'ajouter un couvert. Abdu'l-Baha m'embrassa et me fit asseoir à sa droite.

Comment décrire une telle expérience en cette présence auguste sans employer l'accent lyrique ? Nous étions environ trente à table, et la pièce entière semblait vibrante tant il y avait d'allégresse sur tous les visages. Abdu'l-Baha me servait de ses propres mains, fort copieusement, et me pressait de manger, de me nourrir et d'être heureux. Lui-même ne touchait à aucun met. Il se promenait seulement autour de la table, de son pas majestueux, et servait ses invités en causant et souriant. Il racontait des légendes d'Orient avec ce gracieux geste rythmique des mains s'élevant de bas en haut, mouvement si caractéristique et si difficile à décrire ! Je n'avais pas faim, du moins ce n'était pas cette nourriture-là que je désirais, mais Abdu'l-Baha insistait pour me faire manger, répétant que c'étaient de bonnes choses, d'excellentes choses qu'on me servait. Et son rire donnait une sorte de signification divine à ses paroles. Je me souvins d'avoir lu quelque part dans les écrits baha'is : "la coupe des significations passe par la main du divin serviteur". Ces aliments servis à la table d'Abdu'l-Baha, de quelle nature étaient-ils en réalité ? De toute évidence, je devais manger, et c'est ce que je fis.

Quelques jours plus tard se produisit un incident dont j'ai gardé un souvenir poignant. Depuis que j'avais lu une certaine phrase dans la prière pour demander l'inspiration, elle me revenait sans cesse à l'esprit et j'en cherchais le sens : "... ne m'empêche pas de me tourner vers l'horizon du renoncement". Qu'est-ce que le renoncement peut avoir à faire avec l'inspiration, me demandais-je. Pourquoi devais-je prier pour le don de renoncement ? Renoncer au monde ? C'est une conception ascétique qui a un arrière-goût de papisme et de cellule monacale. Quel rapport peut-il y avoir entre le monde moderne et le renoncement ? Et cependant, à travers les siècles, une voix nous parvenait :

"Si un homme aime son père ou sa mère, sa femme ou son enfant plus que moi, il n'est pas digne de moi". Mon esprit se révoltait, mais mon coeur acquiesçait. J'en rends grâces à Dieu. Je résolus d'approfondir la question.

Or donc, par une froide journée de printemps où soufflait un fort vent d'est, je vins tout exprès à New-York pour interroger Abdu'l-Baha sur le renoncement. Je trouvai la maison de la 96e rue presque déserte. On m'apprit qu'Abdu'l-Baha passait un ou deux jours chez des amis habitant la 78e rue. Je m'y rendis à pied, et le trouvai sur le point de retourner à la demeure que je venais de quitter. Mais mon entreprise me tenait tellement à coeur, qu'aucune difficulté ne pouvait me décourager. Je m'adressai à l'un des amis persans et, lui montrant le passage en question dans le petit volume que j'avais emporté dans ma poche, je lui exposai ma requête : Abdu'l-Baha pouvait-il me parler pendant quelques instants sur ce sujet, et afin d'éviter toute erreur, je lui lus le texte : "... ne m'empêche pas de me tourner vers l'horizon du renoncement".

Le persan me rapporta le livre en me disant qu'Abdu'l-Baha me priait de retourner à pied avec lui à la 96e rue, et qu'il me parlerait en chemin. Je me rappelle que nous formions tout un petit cortège d'une douzaine de personnes environ. La plupart étaient des amis persans, mais il y en avait quelques autres aussi, parmi lesquels Lua Getsinger. Le vent d'est nous cinglait et, en frissonnant un peu, je remontai le col de mon pardessus. Abdu'l-Baha cependant, cheminait en laissant son aba (manteau) flotter au vent. Comme nous marchions ensemble en tête du petit groupe il me regarda d'un air quelque peu railleur. "Vous paraissez avoir froid !", me dit-il, avec une lueur de gaîté dans les yeux et, sans savoir pourquoi, je fus un peu troublé. Pourquoi n'aurais-je pas froid ? En vivant sur un plan supérieur, peut-on s'attendre à ne même plus sentir les variations atmosphériques ? Mais cette petite remarque était significative. Le moindre mot de lui me faisait l'effet d'un appel. "Montez plus haut !", semblait-il dire.

Quand nous eûmes pris quelque avance sur les autres, il parla longuement des horizons. Il m'expliqua que le Soleil de la Réalité, comme le soleil du monde cosmique, se lève sur différents points : le soleil de Moïse sur un point, celui de Jésus sur un autre, et sur d'autres points encore le soleil de Muhammad et le soleil de Baha'u'llah. Mais c'est toujours le même soleil, bien qu'il apparaisse en des points différents. "Nous devons toujours chercher la lumière du soleil, dit-il, et ne pas tenir nos regards constamment fixés sur le point où il s'est levé la dernière fois, de peur qu'à l'aurore du nouveau printemps spirituel, la vision de sa gloire ne nous échappe". Il s'arrêta une ou deux fois, et, avec sa canne, dessina sur le sol un horizon imaginaire, en indiquant les points où le soleil se lève. Ce spectacle devait paraître étrange aux gens qui passaient.

J'étais extrêmement déçu. J'avais déjà entendu Abdu'l-Baha traiter ce sujet et j'avais lu ce qui s'y rapporte dans le livre "Les Leçons de Saint-Jean d'Acre". C'était du renoncement et non des horizons que je voulais entendre parler. Ce qui me déprimait aussi, c'est que je sentais qu'il aurait dû savoir combien j'aspirais à être éclairé sur ce chapitre et qu'il aurait dû répondre à mon désir, même si ma requête n'avait pas été aussi clairement formulée. J'avais été cependant fort explicite. En approchant du but de notre promenade, il devint silencieux. Depuis longtemps, du reste, mon impression de déception s'était transformée en parfait contentement. N'était-ce point assez de me trouver auprès de lui ? Après tout, que pouvait-il me dire du renoncement qui ne fût déjà dans mon propre coeur ? Peut-être qu'en pratiquant le renoncement j'arriverais à m'instruire et que, pour commencer, il fallait renoncer à l'entendre traiter cette question ? Vraiment, à mesure que le silence extérieur devenait plus profond, mon coeur brûlait dans ma poitrine autant que s'il m'eût parlé en chemin.

Nous arrivâmes enfin devant le perron conduisant à la porte d'entrée. Abdu'l-Baha s'arrêta, un pied posé sur la première marche, tandis que le petit groupe passait lentement devant lui et pénétrait dans la maison. Abdu'l-Baha fit un mouvement comme pour les suivre, mais se ravisant il se retourna et me regarda du haut de cette première marche. Il me parla enfin. Il y avait dans son regard et dans sa voix comme une intention subtile qui accentuait ses moindres paroles et me semblait toujours aussi mystérieuse que séduisante. Il me dit de me souvenir toujours que ce jour verrait s'accomplir de grandes choses, de très grandes choses.

Je demeurais coi. Il ne m'appartenait pas de répondre. Je n'avais pas la moindre idée de la signification secrète qu'il fallait attribuer à ces paroles, à cette voix vibrante, à ce regard pénétrant. Alors il parut se décider à monter les degrés du perron, mais, s'immobilisant de nouveau, il tourna vers moi son visage qui maintenant rayonnait. J'avais déjà le pied en l'air et m'apprêtais à le suivre, mais je m'arrêtai naturellement aussi et demeurai comme suspendu entre l'immobilité et le mouvement.

Il répéta ses paroles avec encore plus d'insistance et de gravité : "N'oubliez jamais que ce jour verra s'accomplir de très grandes choses".

Que voulait-il dire ? Quel sens profond cachaient ces simples mots ? Pourquoi s'adressait-il à moi ? Y avait-il un rapport entre ce qu'il disait et cette idée du renoncement qui me séduisait tant ?

Une troisième fois, Abdu'l-Baha fit un mouvement pour gravir le perron et moi pour le suivre, et cette fois encore il s'arrêta, se retourna, puis il me sembla qu'il dirigeait sur moi le plein rayonnement de sa pensée. D'une voix tonitruante, avec des yeux étincelants, et la main solennellement levée, il répéta : "N'oubliez pas ce que je vous dis. Ce jour verra s'accomplir de très grandes choses, DE TRES GRANDES CHOSES !".

Les trois derniers mots résonnèrent comme l'appel d'un clairon, éveillant un écho dans la longue rue déserte. J'étais littéralement anéanti. Recroquevillé à ma place, je me sentais comme écrasé. Cette imposante et magnifique figure, cette voix de commandement aux accents prophétiques me donnaient l'impression d'être submergé par les flots de la mer qui balayaient (momentanément du moins) notre infime univers ainsi que mon infime personne.

Qui étais je donc pour être appelé à accomplir de grandes choses, de très grandes choses ? Je ne savais même pas discerner ce qui était réellement grand dans ce monde où de malencontreuses exagérations ont faussé toutes les valeurs.

Après un laps de temps qui me parut très long et durant lequel il scruta mon âme de ses yeux ardents, je le vis sourire doucement. L'instant solennel était passé. Il était de nouveau l'hôte courtois, bienveillant et humble, le père que je croyais connaître. Il toucha son fez pour le placer à ce que j'appelais l'angle d'enjouement, et un sourire un peu ironique se dessina sur ses lèvres tandis qu'il gravissait rapidement les degrés du perron et franchissait la porte d'entrée. Je le suivais de près. Dans le hall, quelques marches nous conduisirent à l'escalier. Je me rappelle qu'on me regarda avec étonnement et même un peu d'envie quand je commençai à monter derrière lui. Abdu'l-Baha traversa le vestibule désert du premier étage et atteignit enfin sa chambre au troisième. C'était une vaste pièce donnant sur la rue. Et je le suivais toujours. Depuis, je me suis souvent demandé comment j'avais pu être aussi téméraire. Si j'avais été mieux initié et moins bouleversé, je n'aurais jamais eu cette audace. On dit que les insensés se précipitent là où les anges craignent d'entrer. C'est peut-être ainsi que les fous guérissent de leur folie.

Nous arrivâmes à la porte de la chambre d'Abdu'l-Baha. Il ne m'avait pas invité à y venir et ne s'était pas retourné une seule fois pour voir si je le suivais. Aussi était-ce avec un tremblement intérieur que je m'arrêtai sur le seuil quand il entra dans la chambre. Serait-il mécontent ? Avais-je dépassé les bornes du respect qui lui était dû ? Est-ce que je manquais d'humilité ? Mais mon coeur débordait d'humilité ... il devait bien le savoir. Ouvrant la porte toute grande, il se retourna et me fit signe d'entrer.

Je me trouvais encore une fois seul avec Abdu'l-Baha. Voilà donc le lit où il dormait, la chaise où il s'asseyait. Le pâle soleil de cette fin d'après-midi éclairait la pièce, mais je ne voyais rien. Je sentais seulement qu'il était là, et que j'étais seul avec lui. Un grand calme régnait dans la chambre. Aucun bruit ne montait de la rue ni des appartements inférieurs. Le silence devint encore plus profond quand il me regarda avec ces yeux pleins d'amour, de compréhension et d'universelle sympathie qui avaient toujours eu le pouvoir d'attendrir mon coeur. Un contentement et une joie intenses m'envahirent. Je crus sentir une petite flamme s'allumer dans ma poitrine. Et alors Abdu'l-Baha parla : il me demanda simplement si je m'intéressais à l'idée de renoncement.

Rien ne pouvait me surprendre davantage. J'avais complètement oublié cette question qui, une heure auparavant, absorbait toutes mes pensées. Peut-être que, durant cette heure où le mot de renoncement n'avait pas été prononcé, j'avais reçu à ce sujet tous les éclaircissements désirables et nécessaires ? Je ne savais comment m'exprimer pour lui répondre. Est-ce que je m'intéressais à l'idée de renoncement ? Je ne pouvais répondre oui, et je ne voulais pas répondre non. Je demeurais debout devant lui, en silence, tandis que son être tout entier semblait m'envelopper dans une étreinte. Alors il passa son bras autour de mes épaules et me reconduisit jusqu'à la porte. En le quittant, je me croyais transporté au ciel. Il me semblait avoir été admis, momentanément du moins, dans les rangs des martyrs, et c'était, en vérité, une bien noble compagnie.

Durant les longues années de renoncement qui suivirent, j'évoquai souvent par la pensée ce qui s'était passé là : cette promenade avec Abdu'l-Baha, ma déception, sa retentissante déclaration :

"Ce jour verra s'accomplir de très grandes choses", ces longs escaliers où je l'avais suivi sans même savoir s'il le désirait ou non, et enfin cette question toute imprégnée d'un amour sublime : "est-ce que l'idée du renoncement vous intéresse ?". Et ces souvenirs ont été pour moi un réconfort et un défi stimulants. En vérité, l'idée de renoncement m'intéressait au plus haut degré, et depuis lors, cet intérêt n'a jamais faibli. Mais je n'aurais jamais imaginé que le renoncement pût être quelque chose d'aussi glorieux.


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