Les voies
de la liberté
Par Howard Colby IVES
(pasteur de l'Eglise Unitaire à la rencontre d'Abdu'l-Baha en 1912)
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Chapitre 6. Réalité et essence de la fraternité, "ne
pouvez-vous le servir même une fois ?", la véritable fraternité est inspirée
par l'Esprit Saint, "oh ! si seulement vous aviez pu le voir !"
"Les prophètes
de Dieu ont établi les principes de la fraternité humaine. La fraternité spirituelle,
dont le souffle de l'Esprit Saint entretient la flamme, unit les nations et
supprime les causes de conflit et de guerre . Elle transforme l'humanité en
une grande famille et établit les bases de l'unité parmi les hommes. C'est pourquoi
nous devons chercher la réalité fondamentale de cette fraternité céleste"
Abdu'l-Baha ("Promulgation of Universal
Peace", pages 140-41)
Le 19 mai 1912, Abdu'l-Baha parla de la fraternité dans mon église de Jersey
City. J'étais, à cette époque, le pasteur non rétribué de ce groupe d'hommes
et de femmes qui s'étaient unis spontanément dans le but de développer le sens
de la fraternité et le désir de servir. Cinq semaines seulement s'étaient écoulées
depuis ma première rencontre avec le Maître, et l'anniversaire de sa naissance
tombait quatre jours plus tard, le 23 mai. Ce même 23 mai était aussi le soixante-huitième
anniversaire de la déclaration du jeune prophète persan, le Bab. Il avait annoncé
dix-neuf ans à l'avance la venue de "celui que Dieu rendra manifeste"
! Le Bab descendait lui aussi d'une longue lignée de manifestations terrestres
de l'Etre suprême, mais il disait que son nom n'était même pas digne d'être
mentionné à coté de celui dont la parole divine devait diriger l'humanité durant
des milliers de siècles à venir.
Quand je songe aux vingt-cinq années qui se sont écoulées depuis cette soirée,
je me sens ému en imaginant ce qui aurait pu arriver si les cinq ou six cents
personnes réunies là pour entendre parler Abdu'l-Baha, avaient compris en présence
de qui elles se trouvaient. Il était le propre fils de Baha'u'llah, la Gloire
de Dieu, dont le divin adolescent, le Bab, avait prédit la venue en sacrifiant
sa vie ; ce Baha'u'llah, aux pieds duquel son fils, âgé de sept ans, s'était
prosterné en adoration. Et ce fils se trouvait maintenant devant nous ! Si nous,
élevés dans la tradition chrétienne, nous avions pu comprendre que celui qui
nous parlait avait, depuis sa naissance, reçu l'enseignement de Baha'u'llah,
qu'il avait partagé son exil et son emprisonnement, et que Baha'u'llah était
celui-là même dont le Christ nous avait dit d'attendre la venue en priant et
en veillant ; si nous avions pu reconnaître en lui le premier citoyen du royaume
de Dieu sur la terre ; et surtout, si nous avions eu assez de foi et de courage
pour tout abandonner et pour le suivre, lui, comme l'avaient fait quelques âmes
sincères, deux mille ans auparavant, dans des conditions exactement analogues,
je crois qu'on aurait pu en attendre de grands effets, rien que par l'influence
de ces quelques auditeurs sur des milliers d'autres âmes, durant les vingt-cinq
dernières années.
Mais aussi, combien nous étions aveugles et sourds ! Ne nous étonnons pas que
Jésus ait pleuré sur le sort de Jérusalem. Heureux ceux qui, dans cette assemblée,
(et il y en eût un certain nombre), ont eu des yeux pour discerner cette gloire
et des oreilles assez exercées pour entendre la musique de cette voix divine
! Je n'ai jamais compris pourquoi l'auteur de ces lignes s'est trouvé parmi
les quelques personnes capables d'apprécier cette lumière suprême et de suivre,
même en trébuchant, ces pas divins. La bonté éternelle de Dieu en est la cause.
Mais quelle reconnaissance j'éprouve en y songeant ! Oui, en vérité, "l'âme
se trouble quand on parle de Lui, car l'esprit ne peut le concevoir ni le coeur
le contenir" ("Les Paroles Cachées" , Baha'u'llah)
Ce fut un spectacle impressionnant et, pour moi, très émouvant même, quand la
majestueuse figure du Maître s'avança dans la nef de l'Eglise de la Fraternité,
à la tête d'un petit groupe de croyants de diverses régions du monde. En réveillant
ces souvenirs du passé, j'ai conscience d'avoir bien mal saisi à cette époque
la pleine signification de cette mémorable scène. Dans le cadre de la civilisation
occidentale, presque deux mille ans après l'aurore de la doctrine chrétienne,
nous nous trouvions ici en présence de celui qui personnifiait, par sa vie et
sa parole l'essence même du message de bonne volonté envers tous les peuples,
ce message que les nations appelées chrétiennes semblent avoir oublié. Beaucoup
de personnes prétendent qu'il est impossible d'unir l'Orient à l'Occident. Abdu'l-Baha
était la preuve vivante du contraire. Ici, celui qui avait subi le martyre pour
la vérité et l'amour parlait avec amour et humilité à des âmes que leur moi
absorbait et qui ne le savaient pas. Ici, nous pouvions voir une incarnation
de l'Esprit de sainteté apportant de nouveau l'éternel message de fraternité.
Ici, c'était de nouveau la résurrection et la vie criant aux morts de sortir
de leurs tombes d'égoïsme et de luxure, et nous ne reconnaissions pas sa voix.
J'étais semblable à la plupart des autres auditeurs, et ces pensées ne m'effleuraient
même pas. Cependant, ce hall n'avait encore jamais été imprégné d'une telle
atmosphère de réalité spirituelle. Je l'éprouvais d'une manière intense et j'en
vis l'effet sur bien des visages tournés vers moi quand, avant la causerie d'Abdu'l-Baha,
je me levai pour prononcer quelques mots d'introduction. Je vois encore les
yeux d'extase de Lua Getsinger qui fut, en Amérique, une des premières croyantes
en la divine révélation de Baha'u'llah. Elle ne pouvait détacher ses regards
d'Abdu'l-Baha et beaucoup d'autres personnes dans l'assistance étaient également
pénétrées de cette atmosphère de sainteté inaccoutumée.
Abdu'l-Baha occupait la place d'honneur immédiatement derrière la chaire. Pendant
que je parlais, l'interprète, assis près de lui, traduisait rapidement à demi-voix,
l'essence de mes paroles. Je me tenais sur le côté de l'estrade, afin de ne
pas être devant le Maître, et de pouvoir me tourner vers lui à l'occasion. Un
des souvenirs les plus vifs que j'aie gardé de cette soirée est celui de son
visage attentif et souriant pendant que l'interprète lui traduisait ce que je
disais. Je parlai de ses quarante années d'emprisonnement dans la forteresse
de Saint-Jean d'Acre, cette infecte colonie pénitentiaire de l'Empire turc,
et de ses soixante années d'exil et de souffrance. "L'unique esclavage est
celui de l'esprit, leur dis-je, Abdu'l-Baha en est la preuve vivante. Sa présence
parmi nous ce soir est un témoignage de vraie fraternité spirituelle et d'unité".
Je me rappelle m'être tourné vers lui comme pour m'excuser, quand j'ai fait
remarquer à mes auditeurs que d'autres Orientaux venaient en Amérique pour exploiter
le peuple au nom du mysticisme oriental, alors que le message d'Abdu'l-Baha
portait l'empreinte vivante de l'amour et du sacrifice. Tandis que les autres
prenaient, lui, au contraire, il donnait. Il manifestait ce que d'autres énonçaient.
Et je revois plus clairement encore cette physionomie souriante et calme, ces
yeux brillants, ce regard de compréhension qui répondit au mien.
Enfin, Abdu'l-Baha se leva pour parler. L'interprète demeura à ses côtés, un
peu en arrière.
"Puisque cette église, dit-il, s'appelle l'Eglise de la Fraternité, je veux
vous parler de la fraternité humaine" ("Promulgation of Universal Peace",
pages 125-28)
Quand cette belle voix sonore s'éleva dans la salle, en accentuant le mot fraternité
plus que je ne l'avais jamais encore entendu, je me sentis rempli de honte.
Cet homme attribuait sûrement à ce mot une signification que je n'avais jamais
comprise, moi qui avais donné son nom à l'église. A quel titre pouvais-je mettre
l'accent sur ce mot ? Pour prouver ma foi dans ce principe vital, avais-je jamais
fait autre chose que de parler ? Pour me poser en champion de cette idée, avais-je
souffert la moindre angoisse ? Tandis que, pour cet homme, l'amour fraternel
de l'humanité entière avait été le principe directeur de toute sa longue vie.
Ni prison, ni chaînes, ni labeur, ni privations, ni haine, ni mépris n'avaient
pu le détourner de sa tâche : donner un vivant exemple de fraternité et prouver
inlassablement que c'est là un but accessible à l'humanité. Les différences
de race, de couleur ou de religion n'existaient pas pour lui. Il n'aurait jamais
pris parti pour ou contre une créature humaine à cause de sa richesse, de sa
pauvreté, de son vice ou de sa vertu. Dans une de ses divines tablettes, il
nous a dit que nous devions tous être des "serviteurs de l'humanité"
, et c'est ce qu'il était à tout instant.
En écrivant, je me souviens d'une histoire que m'a contée Lua Getsinger qui,
ce soir-là, était assise dans le public, juste devant moi. Alors que la cause
de Baha'u'llah commençait seulement à être connue en Amérique, Mme Getsinger
avait fait le pèlerinage de Saint-Jean d'Acre pour aller voir le Maître dans
la prison de cette ville. Un jour qu'elle se trouvait auprès de lui, il lui
demanda d'aller visiter à sa place un ami très malade et très pauvre auprès
duquel il n'avait pas le temps de se rendre ce jour-là. "Apportez-lui des
provisions et soignez-le comme je l'ai fait jusqu'ici", dit-il en terminant.
Il lui expliqua où cet homme habitait et elle partit gaiement, très fière de
la mission qu'Abdu'l-Baha lui confiait.
Elle revint peu après. "Maître, s'écria-t-elle, vous ne vous rendez sûrement
pas compte de l'horrible endroit où vous m'avez envoyée ! Cet homme est dans
un état ignoble, son logement est d'une saleté repoussante, et j'ai manqué m'évanouir
tant cela sent mauvais chez lui ! Je me suis enfuie de peur d'attraper quelque
affreuse maladie !".
Abdu'l-Baha la regarda d'un air triste et sévère :
"Si tu veux servir Dieu, dit-il, sers ton prochain, car il est fait à l'image
et à la ressemblance de Dieu". Il lui ordonna de retourner chez cet homme.
"Si son logis est dégoûtant, tu le nettoieras ; si ton frère est sale, tu
le laveras ; s'il a faim, tu le nourriras. Ne reviens pas tant que tout cela
ne sera pas fait. J'ai souvent soigné cet homme, ne peux-tu le servir une seule
fois ?".
Tel était celui qui parla dans mon Eglise de la Fraternité. Il expliqua ce qui
distingue la fraternité physique de la fraternité spirituelle, en indiquant
que cette dernière constitue le seul lien réel et durable. "Cette divine
communion, dit-il, doit son existence au souffle du Saint-Esprit. La fraternité
spirituelle peut se comparer à une flamme, et l'âme des hommes à une lanterne".
Et, désignant les ampoules électriques qui illuminaient la salle :
"Ces lampes sont nombreuses, mais il n'y a qu'une lumière". Il parla
de l'influence exercée par Baha'u'llah sur certaines peuplades et religions
de l'Orient. Il avait établi l'amitié et la paix là où régnaient l'hostilité
et la guerre.
"Il avait insufflé un tel esprit dans ces contrées que différentes peuplades
et tribus guerrières fusionnèrent en une seule. Prérogatives et susceptibilités,
buts et désirs, s'unifièrent à tel point qu'ils se sacrifiaient les uns pour
les autres et renonçaient à leur noms, à leurs biens et à leurs aises. La voilà,
cette communion éternelle et spirituelle, cette divine et céleste fraternité
qui peut défier la mort !" ("Promulgation of Universal Peace", pages
125-26)
Il s'agissait bien là, en effet, d'un nouveau genre de fraternité. Non pas une
sorte d'association mutuelle destinée à acquérir et à conserver plus facilement
les biens de ce monde, puis à en faire le partage. Mais plutôt une seconde naissance
de l'homme, à la suite d'un nouveau baptême du Saint-Esprit. Les hommes, de
ce fait, prenaient conscience de la parenté céleste, spirituelle et divine qui
les unissait, parenté qui diffère autant des liens de la naissance, que les
choeurs séraphiques des discordances de la terre.
Et quand, assis dans l'auditoire, en face du Maître, je contemplais son visage,
je ne trouvais pas trop difficile de concevoir un monde transformé par l'esprit
de divine fraternité. Car lui-même incarnait cet esprit. Son manteau flottant,
son fez d'un blanc crémeux, ses cheveux et sa barbe d'argent, toute sa personne
enfin le distinguait des Occidentaux auxquels il s'adressait. Mais son sourire
qui semblait nous envelopper d'une sympathie débordante, ses regards étincelants
qui scrutaient tous les coins de la salle comme pour y atteindre chaque auditeur,
ses gestes si pleins à la fois d'autorité et d'humilité, sa sagesse et son humour
tout exprimait (pour moi du moins) la véritable fraternité humaine. Cette fraternité-là
n'accepterait jamais l'abondance, tant que le plus humble des déshérités serait
privé du nécessaire, et tant que chacun n'aurait pas sa part de cette nourriture
divine que l'Esprit Saint peut seul procurer. Il termina par ces mots qu'on
trouvera dans le premier volume de "The Promulgation of Universal Peace"
:
"Ayez confiance en la faveur divine. Ne considérez pas seulement vos propres
capacités, car les dons de Dieu peuvent transformer une goutte d'eau en océan,
une graine minuscule en un arbre immense. En vérité, les dons divins sont comme
la mer, et nous comme les poissons de la mer. Les poissons ne doivent pas considérer
ce qu'ils sont. Ils doivent contempler le vaste et merveilleux océan qui contient
la subsistance nécessaire à tous. De même, les bienfaits divin .englobent toutes
les créatures et l'éternel amour rayonne sur tous également". ("Promulgation
of Universal Peace", page 127)
Cette conférence fut une des plus courtes qu'Abdu'l-Baha fit en public. Comme
on le rapporte dans "The Promulgation of Universal Peace", la dernière
partie fut une réponse à une question posée par un des auditeurs, ce qui ne
se faisait pas en général.
J'avais demandé au Maître de parler plus longuement que de coutume, ayant cette
idée, universellement répandue, que la valeur d'un discours est en raison directe
de sa durée.
Si, au contraire, il parla brièvement, ce fut, à n'en pas douter, pour essayer
de me démontrer que quelques mots, inspirés du Saint-Esprit et illuminés de
sagesse, ont un pouvoir infiniment plus grand que des volumes de sermons écrits
par les hommes.
Le fait d'avoir osé lui adresser cette requête prouve une fois de plus combien
j'étais loin de reconnaître la véritable qualité d'Abdu'l-Baha et même de comprendre
la vraie réalité spirituelle. Maintenant encore, j'en ai seulement une vague
idée, et je crois que la plupart de mes frères partagent avec moi cette insondable
ignorance. Comparé aux merveilles et aux splendeurs de l'univers spirituel,
notre univers physique ressemble, a dit Baha'u'llah, à "la pupille de l'oeil
d'une fourmi morte". Et c'est à cet homme, pour lequel l'univers spirituel
était comme un livre ouvert, que j'avais osé demander d'adapter la durée de
sa causerie à mes propres désirs. En quinze minutes, il avait exprimé plus d'amour,
il avait dit plus et mis mieux en lumière ce qu'était la vraie fraternité, cette
céleste et divine fraternité qui peut transformer le monde en un paradis.
Nous sommes vraiment aveugles et sourds ! Et de quel terrible prix le monde
doit-il payer son incapacité à discerner "cette lumière qui éclaire tout
homme à sa naissance" !
Le 24 mai, cinq jours après cette conférence, Abdu'l-Baha parla à Boston devant
les pasteurs de l'Association Unitaire réunis à l'assemblée annuelle du mois
de mai. Les représentants de la foi unitaire en Amérique étaient présents, et
ce groupe intellectuel est, dans notre pays, celui dont les idées religieuses
sont les plus avancées. Cependant, Abdu'l-Baha parla pour des sourds. Plusieurs
personnes me dirent, après la réunion : "C'est un vieux monsieur très intéressant,
mais il ne nous a rien appris de nouveau". Il en était ainsi de la plupart
des auditeurs auxquels il s'adressait. En vérité, "nous avions des oreilles
et nous n'entendions point". Je conseille au lecteur de prendre connaissance
de ce discours, comme je viens de le faire moi-même, en consultant le premier
volume de "The Promulgation of Universal Peace", page 138, et il jugera
par lui-même si quelque chose de "nouveau" est exprimé dans ces pages.
"Les prophètes de Dieu ont révélé et fondé la religion", a dit Abdu'l-Baha.
Ceci pourrait ne pas être du nouveau si l'on entendait par là que cette doctrine
n'avait jamais été formulée. Mais c'était essentiellement du nouveau pour ce
public de Boston qui avait rejeté à l'unanimité et presque avec enthousiasme
toute croyance en une religion révélée. Car l'orateur était positivement en
chair et en os, le fils du dernier de ces divins prophètes, de Baha'u'llah qui
avait vécu, prêché, souffert, et qui était mort en un temps où plusieurs des
auditeurs présents étaient déjà vivants. Tout le discours d'Abdu'l-Baha tendait
à souligner ce fait : l'arbre de la religion vieillit et se flétrit comme tous
les arbres, et si, avec la semence de l'ancien, on n'en plantait pas un nouveau,
la vraie religion disparaîtrait de la terre. L'assistance était composée d'hommes
et de femmes qui avaient consacré leur vie à essayer de ranimer cet arbre desséché
et presque mort. Seulement, au lieu de l'arroser avec "l'eau de la certitude"
qui coule uniquement des lèvres mêmes du divin révélateur ils avaient eu recours
à des systèmes théologiques et à des théories humaines qu'ils étaient obligés
de rejeter à peine les avaient-ils adoptés, comme leur propre expérience aurait
dû le leur apprendre. Ils osaient dire : "Rien de nouveau" ! S'ils avaient
su que ce message devait révolutionner le monde de la pensée et de l'action,
qu'il devait éveiller dans l'humanité une passion nouvelle pour l'unité et la
fraternité, qu'il allait devenir le principe animateur de tous les efforts pour
abolir la guerre, la pauvreté, la maladie et le crime ; s'ils avaient su que
le coeur des hommes palpiterait d'une vie nouvelle sous le souffle du Saint-Esprit,
que toute l'existence humaine acquerrait un pouvoir nouveau et une autre signification,
alors, en vérité, les auditeurs d'Abdu'l-Baha auraient transcrit ses paroles
divines "avec une plume de diamant, sur une page d'or".
Quant à moi, la causerie d'Abdu'l-Baha à l'Eglise de la Fraternité et son discours
au congrès unitaire de Boston marquèrent une nouvelle étape dans mon voyage
spirituel vers Dieu. J'avais déjà entendu plusieurs de ses allocutions en public,
mais sans être jamais assez près de lui, pour pouvoir observer son attitude.
Car ce n'étaient pas seulement ses paroles ni même ses intonations et sa voix
qui m'impressionnaient maintenant à tel point. Il y avait dans ses yeux une
flamme vivante qui semblait allumer l'étincelle couvant dans mon âme. Je me
ferai peut-être mieux comprendre en racontant l'anecdote suivante.
J'ai déjà parlé à différentes reprises de cette maison amie où, à New-York,
le Maître passait une grande partie de son temps. Une certaine dame qui n'était
pas une croyante déclarée et ne l'est jamais devenue, assistait un jour à l'une
de ces réunions. Douée d'un coeur sincère, elle aimait le Christ et s'efforçait
de suivre ses divins enseignements. Les grands appartements étaient pleins d'amis
et de personnes attirées par le charme d'Abdu'l-Baha. Un passage libre avait
été ménagé dans toute la longueur des deux salons, et le Maître, tout en parlant,
allait et venait d'un bout à l'autre, tandis que, près de moi, l'interprète
traduisait couramment ses paroles au fur et à mesure. Cette dame était en extase.
Quand Abdu'l-Baha se dirigea de notre côté, elle ne put maîtriser son émotion.
Il avançait avec cette grâce et cette allure majestueuse qu'on ne peut décrire,
ses yeux brillaient d'une flamme intérieure, illuminant tous les traits de son
visage et, comme s'il avait voulu nous communiquer l'inspiration, il levait
les mains, de ce geste ascendant et rythmique que je n'ai vu chez aucun autre
orateur.
Quelques mois plus tard, comme je causais avec une amie intime de cette dame,
elle me demanda des nouvelles d'Abdu'l-Baha qu'elle n'avait jamais vu.
"Ce doit être un homme bien extraordinaire, d'après ce que Mme X m'en a dit",
remarqua-t-elle en nommant la dame en question. "Elle a essayé de me le décrire,
mais les larmes l'empêchaient de parler". "Voyons, chère Madame, lui
ai -je demandé, qu'y avait-il de si merveilleux chez cet homme ?". "Oh
! si vous aviez seulement pu le voir ! Si vous aviez seulement pu le voir !".
C'est tout ce qu'elle a pu répondre.
Il suffisait en effet de l'avoir vu, à condition que l'étincelle allumée dans
l'âme devint ensuite une flamme alimentée par la méditation et la prière désintéressée.
Je ne serai jamais assez reconnaissant d'avoir été embrasé par cette flamme.
C'est à cette époque, environ sept semaines après ma première rencontre avec
Abdu'l-Baha, que je commençai à réciter intérieurement ce petit hymne :
"Si chaque goutte de mon sang renfermait un million de langues, et que chacune
de ces langues chantât des louanges durant l'éternité, ce ne serait pas encore
suffisant !".