Les voies de la liberté
Par Howard Colby IVES
(pasteur de l'Eglise Unitaire à la rencontre d'Abdu'l-Baha en 1912)


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Chapitre 9. L'itinéraire en Amérique, puissance de l'esprit, la vraie grandeur, méthode divine d'enseignement

"Vraiment sage est celui que le monde et tout ce qui appartient au monde n'ont pu empêcher de reconnaître la lumière de ce jour, et que le vain bavardage des hommes n'a point détourné du droit chemin. Mais semblable aux morts est celui que l'aube merveilleuse de cette révélation n'a pu stimuler de sa vivifiante brise. Et vraiment captif, celui qui, n'ayant pas reconnu le Rédempteur suprême, a souffert que son âme restât enchaînée, en proie à l'impuissance et au désespoir, dans les fers de ses désirs".
Baha'u'llah

Durant la fin de cet été-là, je fus très absorbé par un travail qui m'imposa des voyages dans diverses régions des Etats de l'Est, tandis qu'Abdu'l-Baha faisait sa mémorable tournée à travers les Etats de l'Ouest.

Entre ma visite à Dublin et le 15 novembre où je rencontrai de nouveau le Maître à New-York, trois mois s'étaient écoulés durant lesquels Abdu'l-Baha avait déployé une activité dont on voit peu d'exemples dans l'histoire, si l'on considère l'itinéraire parcouru, le nombre des allocutions prononcées, l'âge du voyageur, son passé et le grand nombre d'amis qui l'accompagnaient de ville en ville.

Voici son itinéraire depuis Dublin (N.H.) où je l'avais quitté :

Du 16 au 24 août : Green acre, Eliot (Me), 5 discours.
Du 25 au 30 août : Boston & Malden (Mass), 4 discours.
Du 1er au 10 septembre : Montréal, Canada, 5 discours.
Du 16 au 19 septembre : Chicago (Ill), 1 discours.
Du 20 au 22 septembre : Minneapolis & St-Paul (Minn), 2 discours.
24 septembre : Denver (Colo), 2 discours.
Du ler au 15 octobre : San Francisco, Oakland & Palo Alto (Cal), 4 discours.
18 octobre : Los Angeles (Cal), 3 discours.
25 et 26 octobre : Sacramento (Cal), 2 discours.
31 octobre : Chicago (Ill), 1 discours.
5 novembre : Cincinnati (Ohio), 1 discours.
Du 6 au 12 novembre : Washington-D.C, 10 discours.
Du 15 novembre au 5 décembre : ville de New-York, 13 discours.

Ce qui fait un total de 53 allocutions, sans compter probablement des douzaines d'interviews personnelles et de causeries intimes avec un petit groupe d'amis.

Voici le tableau de son itinéraire et de ses causeries depuis son arrivée en Amérique jusqu'à la fin de son séjour à Dublin :

Du 11 au 19 avril : ville de New-York, 13 discours.
Du 20 au 25 avril : Washington-D.C, 13 discours.
Du 30 avril au 5 mai : Chicago (Ill), 15 discours.
6 mai : Cleveland (Ohio), 2 discours.
7 mai : Pittsburgh (Pa), 1 discours.
Du 11 au 20 mai : ville de New-York et environs, 7 discours.
Du 23 au 24 mai : Boston & environs, 3 discours.
Du 26 mai au 8 juin : New-York et environs, 7 discours.
9 juin : Philadelphie, 2 discours.
Du 11 juin au 15 juillet : New-York et environs, 20 discours.
Du 23 au 25 juillet : Boston & environs, 3 discours.
5 et 6 août : Dublin (N.H), 2 discours

(Ceci est le compte rendu officiel. Mais je sais personnellement qu'Abdu'l-Baha prononça à Dublin plusieurs autres allocutions qui ne sont pas mentionnées dans les volumes de ses causeries publiées sous le titre de "The Promulgation of Universal Peace").

Si je dresse ce catalogue de son travail pendant l'été, ce n'est pas seulement pour mettre en évidence le fait que cet homme, dans sa soixante-neuvième année, ait été capable d'une telle endurance physique et intellectuelle.

Ceux qui l'ont accompagné dans ses déplacements, et même ceux qui lisent ce récit avec attention et sympathie, doivent y découvrir une signification plus profonde. Pendant ce même été, Rabindranath Tagore, le poète et le sage, s'était engagé par contrat à faire une série de conférences en Amérique. Après avoir parcouru une partie de son itinéraire (du reste infiniment moins étendu que celui d'Abdu'l-Baha), ses forces nerveuses s'épuisèrent ; il dut annuler son contrat et retourner aux Indes. Il déclara ne pouvoir supporter les vibrations matérialistes de l'Amérique. Il faut dire aussi que le contrat de Tagore stipulait une importante rémunération financière, alors qu'Abdu'l-Baha n'avait d'autre contrat que le pacte de service désintéressé fait avec Baha'u'llah dans le sanctuaire de son coeur. Bien plus, loin de demander ou d'attendre la moindre récompense pécuniaire, il refusait, conformément à ses idées, la plus modeste rémunération ; et même, quand des hôtes généreux l'invitaient chez eux, il faisait avec un soin scrupuleux, et tant aux maîtres qu'aux serviteurs, des cadeaux d'une valeur supérieure aux dépenses occasionnées. En outre, il faisait ressortir les aptitudes spirituelles de ce peuple américain que Tagore décriait. Quand il séjournait dans un hôtel, ses pourboires aux gens qui le servaient étaient si généreux qu'on s'en montrait étonné. Mais il donnait encore bien autre chose que tout cela. J'ai eu, en maintes occasions, personnellement connaissance de l'influence spirituelle qu'il exerçait sur des femmes de chambre et sur des concierges. L'un d'eux fit cette confidence à une personne qui accompagnait le Maître : "Ceci est de l'argent sacré ! Je ne le dépenserai jamais pour moi-même".

Tout commentaire n'est-il pas superflu ? D'où venait cette force du corps, de l'intelligence et de l'esprit qui permettait à cet homme de maîtriser toutes les situations ? Il n'était cependant pas accoutumé à l'agitation, aux compétitions et à la tension nerveuse de l'Occident ; ayant passé toute sa vie en prison, exposé aux persécutions et à la haine, il se trouvait subitement placé dans un milieu auquel rien ne l'avait préparé. J'ai raconté comment cette maîtrise se révélait dans les plus petites choses quand il fréquentait les gens riches et cultivés ; mais elle était non moins frappante et victorieuse quand il entrait en contact avec les humbles et les malheureux.

Comment est-ce possible d'ignorer une aussi souveraine noblesse ? Comment s'empêcher de chercher avec une ardeur passionnée la clé secrète de sa puissance ? Quant à moi, après toutes ces années d'étude et de prière consacrées à la recherche de cette clé, j'estime qu'il ne peut y avoir qu'une réponse, celle-là même donnée par Abdu'l-Baha en personne, et d'une manière plus convaincante encore par la Perfection Bénie (Baha'u'llah). Méditez avec soin les citations qui suivent :

"Malgré la faiblesse physique qui nous rendait incapable de supporter les vicissitudes de la traversée de l'Atlantique, l'amour nous a soutenu cependant, et nous sommes arrivés ici. A certains moments, l'esprit doit venir en aide au corps ; nous ne pouvons accomplir de vraiment grandes choses par notre seule force physique. L'esprit doit renforcer la vigueur de notre corps.

Par exemple : un homme peut être capable de supporter les épreuves de la captivité pendant dix ou quinze ans, dans un climat tempéré et en menant une vie calme et régulière. Durant notre emprisonnement à Saint-Jean d'Acre, nous étions privés de tout confort, en butte à des persécutions et à des tourments de toutes sortes, et cependant, dans des conditions aussi pénibles, nous fûmes capable de supporter ces épreuves pendant quarante ans. Quelle en fut la raison ? L'esprit fortifiait et vivifiait constamment le corps. Au cours de cette longue et difficile période, nous avons vécu dans un état de parfait amour et de servitude. Il y a certaines conditions de vie où l'esprit doit venir en aide au corps, parce que le corps seul ne pourrait endurer de tels excès de souffrances. Chez l'homme, la force de l'esprit grandit en proportion de la faiblesse du corps. C'est une force surnaturelle qui surpasse tout ce qui existe dans le monde des contingences. Cet esprit est doué d'une vie immortelle que rien ne peut détruire ni corrompre... Combien puissant est l'esprit de l'homme et combien son corps est faible !... C'est pourquoi il est dans les desseins de Dieu que les aptitudes spirituelles de l'homme aient la suprématie et maîtrisent ses forces physiques. Il arrive ainsi à dominer le monde humain par sa noblesse et, revêtu des attributs de la vie éternelle, il se dresse, libre et sans peur.

Le corps humain a besoin de force physique, mais l'esprit a besoin du Saint-Esprit... S'il est aidé par les dons du Saint-Esprit, il atteindra une grande puissance ; il découvrira les choses réelles ; il sera initié aux mystères.

La puissance du Saint-Esprit est ici-bas pour tous les hommes.
Le prisonnier de l'Esprit Saint est libéré de toute captivité.
Les enseignements de Sa Sainteté Baha'u'llah sont animés du souffle de l'Esprit Saint qui crée l'homme une seconde fois en le rénovant ( Paroles d'Abdu'l-Baha dans "L'art divin de vivre").
Il y a dans cette cause une force qui dépasse de beaucoup l'entendement des hommes et des anges"
.

Ces quelques extraits, choisis parmi des centaines d'autres qui pourraient être cités, donneront une légère idée de cette source où Abdu'l-Baha puisait sa force et qui lui permit de faire face à toutes les situations.

Même son état physique était constamment revivifié par cette force divine. Une fois, entre autres, après une journée particulièrement épuisante, il revenait tard dans la nuit d'une réunion où il avait parlé en dépensant beaucoup d'énergie nerveuse et en produisant une grande impression. Dans l'automobile, il paraissait exténué, et quand vint la détente il tomba graduellement dans un état voisin du coma. Les amis qui l'accompagnaient furent très alarmés. En arrivant à destination, on dut presque le porter dans la maison jusqu'à sa chambre. Au bout d'un quart d'heure, les amis qui étaient réunis au rez-de-chaussée et très inquiets, l'entendirent appeler son secrétaire d'une voix encore plus forte que de coutume, et il apparut en haut de l'escalier, imposant, souriant, énergique, parfaitement lui-même.

"Béni est celui qui fut attiré par mes mélodies et se dépouilla par ma force" (Tablette de Baha'u'llah aux chrétiens)

J'avais écrit deux ou trois fois à Abdu'l-Baha pendant l'été car je demeurais toujours dans un grand trouble de coeur et d'esprit. En voyageant dans les Etats de l'Est, j'emportais un petit sac entièrement réservé aux livres et aux tablettes dactylographiées de Baha'u'llah et d'Abdu'l-Baha. (Dont, soit dit en passant, on peut se procurer une grande quantité en dehors des nombreux volumes non encore traduits en anglais). Durant plusieurs mois, je ne lus littéralement rien d'autre, pas même les journaux. Ce fait révèle jusqu'à un certain point l'état de perturbation intellectuelle et spirituelle où je me trouvais.

Le centre autour duquel gravitait ma vie semblait s'être subitement déplacé et tout mon intérêt se concentrait autour d'un nouvel axe extrêmement troublant.

Quand, en automne, je repris les activités de mon ministère je ne pus me procurer l'aide financière nécessaire pour continuer l'oeuvre de l'Eglise de la Fraternité. J'écrivis ceci à Abdu'l-Baha et lui parlai en même temps de l'intérêt intense et toujours croissant que m'inspiraient les enseignements de Baha'u'llah, ce qui me valut l'envoi de sa seconde tablette. Il l'avait évidemment écrite pendant le trajet de Washington à New-York d'où son secrétaire me l'avait immédiatement envoyée après l'avoir traduite. Elle était rédigée en ces termes :

"O toi, mon frère spirituel ! Ta lettre nous est parvenue. J'ai été très triste d'apprendre la fermeture de l'Eglise de la Fraternité mais, quand j'étais dans ces régions, je t'ai fait remarquer que tu n'aurais pas dû accorder ta confiance à ces gens. Ils disent beaucoup de choses mais ne les exécutent pas.

Tu m'as déclaré que ton "principal assistant était un philosophe". Il est vrai qu'à notre époque, la philosophie consiste dans le fait que l'homme perd contact avec Dieu, avec le royaume de Dieu, avec les aptitudes spirituelles, avec le Saint-Esprit et avec les vérités idéales ; c'est-à-dire qu'il devient agnostique et prisonnier des choses matérielles.

En réalité, son éminence la Vache jouit de ces mêmes attributs et qualités. La vache, de par sa nature, renie Dieu, le royaume, la spiritualité et les vérités divines. Elle a acquis toutes ces vertus sans effort. C'est pourquoi elle est le philosophe émérite. Les philosophes de notre époque, après avoir étudié et réfléchi pendant vingt ans dans les universités, atteignent le même niveau que la vache. Ils ne connaissent d'autre vérité que celle révélée par les sens.

C'est pourquoi son éminence la Vache est le grand philosophe par excellence, parce qu'elle l'a été depuis le début de sa vie et non après vingt ans de dur travail cérébral.

Je t'ai fait remarquer que ces promesses étaient éphémères, et qu'il ne fallait pas accorder ta confiance à des créatures dont l'âme ignore Dieu.

Pour abréger, ne sois pas malheureux. Ce fait s'est produit pour te permettre de te libérer de toute autre occupation afin que, nuit et jour, tu puisses appeler les gens vers le royaume, propager les préceptes de Baha'u'llah, inaugurer l'ère de la vie nouvelle, faire connaître la réalité, et parvenir à te sanctifier et à te dépouiller de tout, sauf de Dieu. Mon espoir est que tu deviennes celui-là même que je décris.

Couronne ta tête du diadème de ce royaume dont les brillants joyaux ont une telle intensité lumineuse qu'ils rayonnent sur des siècles et des cycles.

Je serai bientôt de retour à New-York et je retrouverai mon ami bien-aimé. Que la gloire de Baha El Abha rayonne sur toi ! (la gloire du Très-Glorieux)"
.

Abdu'l-Baha Abbas (Traduit à New-York, 14 novembre 1912).

Cette tablette fit naître en moi deux impressions distinctes et étrangement contradictoires dont l'une provenait, à l'évidence, de sa spiritualité. Je me trouvais pour la première fois en contact personnel avec l'attitude empreinte de sagesse et d'humour dont Abdu'l-Baha faisait preuve en face des incidents de la vie. J'ai déjà parlé de son rire toujours prêt à jaillir surtout quand on parlait de choses très sérieuses. Les difficultés courantes de la vie journalière qui, chez presque tout le monde, provoquent des réactions de gravité, de tristesse ou de répugnance, semblaient lui inspirer un certain amusement.

Quand je le revis pour la première fois, après la longue séparation de l'été, je me souviens que ses premiers mots furent pour me demander si son éminence la Vache n'était pas un noble philosophe ? Le sourire, suivi d'un franc éclat de rire qui accompagnait ces paroles, résumait l'absurdité fondamentale contenue dans cette "noire poussière que les hommes bornés ont soulevée et qui enveloppe le monde".

Les derniers mots de la tablette éveillèrent en moi une autre impression. Ils me commandaient d'arriver au détachement, de m'imprégner des préceptes de Baha'u'llah et de les promulguer à travers tout le continent ; ils assuraient enfin que leur influence universelle et divine se prolongerait durant des siècles et des cycles.

Le plan qu'il fallait atteindre était donc si élevé que, seuls, des siècles et des cycles pouvaient en circonscrire la puissance d'illumination. Voilà ce que ces paroles faisaient ressortir et elles m'ont permis d'entrevoir, pour la première fois, à quelle sorte de grandeur songeait Abdu'l-Baha quand il me disait, comme je l'ai rapporté : "Aujourd'hui, nous verrons s'accomplir de Très Grandes Choses".

Nous avons admis tout naturellement que ceux-là sont grands parmi les hommes qui occupent des situations leur assurant la suprématie et la puissance en ce monde, soit dans le domaine des affaires, soit dans celui de l'intelligence. Quand on nous demande de nommer les grands hommes de l'histoire, nous pensons tout de suite à Jules César, Napoléon, Cyrus et Alexandre, si nous admirons la puissance. Si, au contraire, nous admirons l'intelligence, nous pensons à Platon, Aristote, Herbert Spencer, Einstein. Ce qui revient à dire que nous jugeons les hommes selon notre propre idéal. Il en résulte nécessairement que, seuls, les plus grands parmi les hommes sont capables de vraiment juger en quoi consiste la réelle grandeur, car leur idéal est le plus élevé, et eux seuls vivent selon cet idéal et donnent l'exemple de cette grandeur.

Ils étaient peu nombreux ceux qui, durant les deux premiers siècles de l'ère chrétienne, reconnurent en Jésus-Christ l'éblouissante clarté du Soleil de Réalité. A qui serait jamais venu l'idée d'attribuer le mot de "grands" aux humbles pêcheurs qui l'avaient suivi ? Et cependant, où sont maintenant ces rois et ces empires dont la puissance dominait alors le monde ? Et qu'est-il advenu au contraire de ces humbles pécheurs ?

Donc, quand cet homme véritablement grand me parlait de ce jour où de Très Grandes Choses devaient s'accomplir, il envisageait les siècles futurs où le plus humble des serviteurs de la Gloire de Dieu (Baha'u'llah) rayonnerait d'une lumière resplendissante au ciel de l'univers de sa révélation. Même si, sur le chemin conduisant à cette grandeur, on devait subir le mépris des hommes sans idéal, qui jugent toutes choses au point de vue frivole, même si l'on devait subir toutes les critiques et les ignominies et jusqu'au martyre, tout cela ne serait-il pas compensé par le privilège d'être associé à ceux qui, dans les révélations précédentes, ont suivi ce même chemin et trouvé cette source de joie "d'où jaillit toute l'allégresse du monde"?

En réalité, celui qui veut être grand doit être le serviteur de tous ils sont "les esclaves de l'humanité". "Réjouissez-vous et soyez dans une extrême allégresse, car c'est ainsi qu'ils ont persécuté les prophètes avant vous".

Je me souviens que, durant l'hiver qui suivit le retour d'Abdu'l-Baha en Terre sainte, m'étant trouvé un jour à New-York au coin de Broadway et d'une des rues qui descendent vers la ville, je réalisai brusquement d'une part ce qu'était la vraie grandeur et d'autre part la futilité et la fausseté qui sont à la base de tout idéal terrestre. Alors, sans me soucier de la foule qui m'entourait, je prononçai à haute voix ces paroles d'Emerson, mais en leur donnant un sens tout différent : "Adieu, monde orgueilleux, moi, je rentre à la maison !"

Quand les gens qui cherchent sincèrement le chemin de la vie demandaient à Abdu'l-Baha de les diriger vers le sentier qui y mène, il se montrait comme le Maître suprême par son habileté à leur révéler leurs propres capacités et à les placer sur cette route étroite et directe.

Il ne descendait jamais au niveau de son interlocuteur, sauf quand il le jugeait encore absolument incapable d'une plus haute compréhension. Dans ce cas, il lui parlait de façon à l'orienter vers le bonheur, sur le plan où il se trouvait à cette époque-là. Une mère lui ayant demandé anxieusement comment il fallait se comporter avec un enfant difficile, il répondit qu'elle devait le rendre heureux et libre. Et ces paroles résument l'attitude qu'il adoptait invariablement dans ses relations avec ceux qui cherchent leur voie spirituelle.

Les humains, pris dans le filet des circonstances et trompés par les illusions des sens, errent dans le désert du temps et de l'espace. Ils ne s'en rendent pas compte et la tragédie de la vie est due à cette ignorance. Ils aspirent cependant par dessus tout à s'évader de ce désert où ils vont, errants et désespérés. Sous l'empire de cette aspiration instinctive, ils essayent toutes les voies qui leur offrent le moindre espoir de libération. Pour la grande majorité, l'évasion semble plus facile sur le chemin de ce qu'ils appellent le plaisir. D'autres sont attirés par la renommée et le pouvoir qui leur crient : "Suivez-moi et je vous donnerai, avec l'adulation du monde, cette délivrance de vous-mêmes à laquelle vous aspirez".

D'autres encore trouvent leur refuge dans le domaine intellectuel. En faisant reculer les bornes de la nature, en sondant l'univers des infiniment petits, en divisant les atomes et en bombardant l'électron, en balayant l'espace interstellaire avec des télescopes de plus en plus puissants, tous, sans le savoir, cherchent Celui qui réside au plus profond de leur coeur, "plus près d'eux que leur propre moi". Bien que, c'est inévitable, ils soient au premier chef foncièrement mécontents de tout ce que le monde des contingences peut leur offrir, ils cherchent pourtant, dans ce champ limité, la seule réponse qui puisse apporter la paix à leur âme et à leur esprit. Ils savent instinctivement qu'ils doivent s'évader de leur moi, et c'est en fuyant vers le monde qui les entoure qu'ils essaient d'échapper à son étreinte et de trouver le refuge désiré. Leurs aspirations tendent vers une demeure éternelle, vers la connaissance et l'amour de Dieu, mais ils ne le savent pas.

Tandis que lui, Abdu'l-Baha, le savait, comme tous les guides de la race l'ont su avant lui. Ils connaissent ce qui est caché dans les profondeurs du coeur humain. Abdu'l-Baha savait les secrets du tréfonds de l'âme de son interlocuteur et c'est ainsi qu'il répondait, non à ce qu'on lui demandait par des mots, mais bien aux paroles inexprimées.

Quand je commençai à comprendre cette merveilleuse technique d'enseignement, je reconnus pour la première fois combien sublime est le rôle d'une âme aspirant à en guider une autre sur le sentier de la vérité. Je devinais pourquoi le Maître de cette technique semblait éluder beaucoup de mes questions et me parlait des nombreuses occasions qui m'étaient offertes d'aimer et de servir autrui en demeurant au poste même que j'occupais alors.

Les étudiants de nos écoles et de nos universités seraient pleins d'ardeur et de joie en cheminant dans ce sentier si leurs conseils d'administration, leurs présidents et leurs maîtres avaient seulement la plus faible notion de cette technique d'enseignement. Il suffirait pour cela de reconnaître le seul fait fondamental que toutes les âmes en ce monde sont "affolées à la recherche de l'Ami".

Bien qu'ils croient le contraire, les hommes n'ont pas besoin de réponse à leurs questions individuelles, personnelles et particulières. Ils ne désirent qu'une seule chose : cette vérité fondamentale qui les affranchira de toute la science livresque fabriquée par les hommes et qui, comme une "noire poussière soulevée par les hommes bornés", les a enveloppés, eux-mêmes et le reste du monde.

Ce qu'il leur faut, c'est le Soleil du monde de la réalité. Ils trouveront eux-mêmes le chemin quand ils seront libérés de l'obscurité du monde des contingences et de la "prison du moi". Dans cette resplendissante lumière, chaque question apporte sa propre réponse. Le ciel est à portée de la main ; Dieu devient l'oreille même avec laquelle l'homme entend la réponse à tout ce qu'il demande. Car lorsque nous parlons de Dieu, nous entendons par là : vérité, sagesse, chemin de la vie heureuse et féconde, demeure de paix, vie éternelle, monde de la réalité, car toutes ces expressions sont synonymes de Dieu, et le but de toute éducation devrait être d'arriver à le savoir.

La connaissance positive de cette vérité permettait à Abdu'l-Baha d'atteindre cet élément divin caché sous les futilités accumulées du monde des contingences et qui sont le fruit des agitations stériles de la vie matérielle. "J'espère, m'a dit une fois le Maître (et il l'a répété souvent à d'autres que moi), que tu t'élèveras à un tel niveau que tu n'auras plus besoin de poser des questions" ("Promulgation of universal Peace", page 453).

Quand le Maître fut de retour à New-York, je repris pour la première fois contact avec lui à une réunion des amis dans le studio de Mademoiselle Juliette Thompson (W. dixième rue) qui était en train de peindre le portrait immortel d'Abdu'l-Baha. J'étais devenu le constant habitué des classes d'études baha'ies organisées chez elle tous les vendredis soirs, ce qui contribuait grandement à maintenir mon intérêt en éveil.

Abdu'l-Baha développait ce soir-là un thème en deux parties. D'abord, la force évidente et la souveraineté de Baha'u'llah qui, malgré les rigueurs de son incarcération, dominait les murs de la prison, les gouverneurs et les geôliers. Deuxièmement, Abdu'l-Baha démontrait de manière concluante, que les préceptes de Baha'u'llah contenaient beaucoup d'éléments nouveaux qu'aucun des anciens prophètes de Dieu n'avaient encore révélés.

Après douze ans d'exil, Baha'u'llah subit vingt-huit ans de captivité dans la prison de Saint-Jean d'Acre, près du mont Carmel, et Abdu'l-Baha y demeura enfermé durant exactement quarante ans. C'est cependant de cette prison que Baha'u'llah écrivit au shah de Perse et à cet abominable tyran nommé Abdu'l-Hamid, en "portant contre eux la grave accusation d'opprimer leurs sujets et d'abuser de leur pouvoir".

"Songez combien il était merveilleux de voir ce captif livré à la garde des Turcs, accuser en termes aussi hardis et sévères le roi même qui le détenait prisonnier. Quelle puissance nous voyons là ! Quelle grandeur ! Nulle part, dans l'histoire on ne trouve d'exemple d'un fait analogue.

Bien qu'il fût enfermé dans une forteresse, il ne tenait aucun compte de ces rois, ni du droit de vie et de mort qu'ils exerçaient, mais il leur parlait au contraire sans peur et sans détour."
("Promulgation of universal Peace", page 427).

Abdu'l-Baha prononçait ces paroles avec un air de majesté indescriptible ; une clarté radieuse, émanant d'un autre monde, illuminait son visage. Son être tout entier semblait sous l'empire de cette puissance dont il parlait. Il avait l'habitude de se promener de long en large, tandis que s'élevaient les accents cadencés de sa voix et que l'interprète traduisait phrase par phrase. En l'occurrence, cependant, la salle bondée d'amis n'étant pas très vaste, il lui restait peu d'espace pour se mouvoir. Néanmoins, sa vitalité spirituelle semblait déborder hors des limites de la pièce et, quant à moi, j'avais l'impression qu'il était partout à la fois et scrutait profondément tous les coeurs. Il semblait qu'il eût voulu dire : "Voilà cette puissance dont le Christ a parlé. Les légions angéliques auxquelles il refusa de faire appel ont été convoquées par Baha'u'llah, car les temps annoncés par le Christ sont arrivés, et le Roi des rois est monté sur son trône".

Le second sujet traité se rapportait aux préceptes absolument nouveaux de Baha'u'llah et qu'on ne trouve dans aucune des révélations précédentes. Je n'essaierai pas de résumer l'essence de ses paroles. Il suffit de dire qu'il releva neuf articles complètement nouveaux dans la révélation de Baha'u'llah. "Ceci , nous dit-il, est la réponse à ceux qui demandent : Qu'y a-t-il dans les préceptes de Baha'u'llah qu'on n'ait déjà entendu auparavant ?".

Pour conclure, il parla de la force qui naît de la persécution et cita ces paroles de Baha'u'llah :

"Priez pour que mes ennemis se multiplient... Ils sont mes hérauts. Priez pour que leur nombre augmente et qu'ils crient plus fort. Car plus ils me maltraiteront et s'agiteront, plus forte et puissante sera l'efficacité de la cause de Dieu. Et, finalement, la lugubre obscurité du monde extérieur se dissipera et la lumière de la réalité brillera jusqu'à ce que la terre entière resplendisse de sa gloire" ("Promulgation of universal Peace", page 432).


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