Les voies
de la liberté
Par Howard Colby IVES
(pasteur de l'Eglise Unitaire à la rencontre d'Abdu'l-Baha en 1912)
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Chapitre 9. L'itinéraire en Amérique, puissance de l'esprit,
la vraie grandeur, méthode divine d'enseignement
"Vraiment sage
est celui que le monde et tout ce qui appartient au monde n'ont pu empêcher
de reconnaître la lumière de ce jour, et que le vain bavardage des hommes n'a
point détourné du droit chemin. Mais semblable aux morts est celui que l'aube
merveilleuse de cette révélation n'a pu stimuler de sa vivifiante brise. Et
vraiment captif, celui qui, n'ayant pas reconnu le Rédempteur suprême, a souffert
que son âme restât enchaînée, en proie à l'impuissance et au désespoir, dans
les fers de ses désirs".
Baha'u'llah
Durant la fin de cet été-là, je fus très absorbé par un travail qui m'imposa
des voyages dans diverses régions des Etats de l'Est, tandis qu'Abdu'l-Baha
faisait sa mémorable tournée à travers les Etats de l'Ouest.
Entre ma visite à Dublin et le 15 novembre où je rencontrai de nouveau le Maître
à New-York, trois mois s'étaient écoulés durant lesquels Abdu'l-Baha avait déployé
une activité dont on voit peu d'exemples dans l'histoire, si l'on considère
l'itinéraire parcouru, le nombre des allocutions prononcées, l'âge du voyageur,
son passé et le grand nombre d'amis qui l'accompagnaient de ville en ville.
Voici son itinéraire depuis Dublin (N.H.) où je l'avais quitté :
Du 16 au 24 août : Green acre, Eliot (Me), 5 discours.
Du 25 au 30 août : Boston & Malden (Mass), 4 discours.
Du 1er au 10 septembre : Montréal, Canada, 5 discours.
Du 16 au 19 septembre : Chicago (Ill), 1 discours.
Du 20 au 22 septembre : Minneapolis & St-Paul (Minn), 2 discours.
24 septembre : Denver (Colo), 2 discours.
Du ler au 15 octobre : San Francisco, Oakland & Palo Alto (Cal), 4 discours.
18 octobre : Los Angeles (Cal), 3 discours.
25 et 26 octobre : Sacramento (Cal), 2 discours.
31 octobre : Chicago (Ill), 1 discours.
5 novembre : Cincinnati (Ohio), 1 discours.
Du 6 au 12 novembre : Washington-D.C, 10 discours.
Du 15 novembre au 5 décembre : ville de New-York, 13 discours.
Ce qui fait un total de 53 allocutions, sans compter probablement des douzaines
d'interviews personnelles et de causeries intimes avec un petit groupe d'amis.
Voici le tableau de son itinéraire et de ses causeries depuis son arrivée en
Amérique jusqu'à la fin de son séjour à Dublin :
Du 11 au 19 avril : ville de New-York, 13 discours.
Du 20 au 25 avril : Washington-D.C, 13 discours.
Du 30 avril au 5 mai : Chicago (Ill), 15 discours.
6 mai : Cleveland (Ohio), 2 discours.
7 mai : Pittsburgh (Pa), 1 discours.
Du 11 au 20 mai : ville de New-York et environs, 7 discours.
Du 23 au 24 mai : Boston & environs, 3 discours.
Du 26 mai au 8 juin : New-York et environs, 7 discours.
9 juin : Philadelphie, 2 discours.
Du 11 juin au 15 juillet : New-York et environs, 20 discours.
Du 23 au 25 juillet : Boston & environs, 3 discours.
5 et 6 août : Dublin (N.H), 2 discours
(Ceci est le compte rendu officiel. Mais je sais personnellement qu'Abdu'l-Baha
prononça à Dublin plusieurs autres allocutions qui ne sont pas mentionnées dans
les volumes de ses causeries publiées sous le titre de "The Promulgation
of Universal Peace").
Si je dresse ce catalogue de son travail pendant l'été, ce n'est pas seulement
pour mettre en évidence le fait que cet homme, dans sa soixante-neuvième année,
ait été capable d'une telle endurance physique et intellectuelle.
Ceux qui l'ont accompagné dans ses déplacements, et même ceux qui lisent ce
récit avec attention et sympathie, doivent y découvrir une signification plus
profonde. Pendant ce même été, Rabindranath Tagore, le poète et le sage, s'était
engagé par contrat à faire une série de conférences en Amérique. Après avoir
parcouru une partie de son itinéraire (du reste infiniment moins étendu que
celui d'Abdu'l-Baha), ses forces nerveuses s'épuisèrent ; il dut annuler son
contrat et retourner aux Indes. Il déclara ne pouvoir supporter les vibrations
matérialistes de l'Amérique. Il faut dire aussi que le contrat de Tagore stipulait
une importante rémunération financière, alors qu'Abdu'l-Baha n'avait d'autre
contrat que le pacte de service désintéressé fait avec Baha'u'llah dans le sanctuaire
de son coeur. Bien plus, loin de demander ou d'attendre la moindre récompense
pécuniaire, il refusait, conformément à ses idées, la plus modeste rémunération
; et même, quand des hôtes généreux l'invitaient chez eux, il faisait avec un
soin scrupuleux, et tant aux maîtres qu'aux serviteurs, des cadeaux d'une valeur
supérieure aux dépenses occasionnées. En outre, il faisait ressortir les aptitudes
spirituelles de ce peuple américain que Tagore décriait. Quand il séjournait
dans un hôtel, ses pourboires aux gens qui le servaient étaient si généreux
qu'on s'en montrait étonné. Mais il donnait encore bien autre chose que tout
cela. J'ai eu, en maintes occasions, personnellement connaissance de l'influence
spirituelle qu'il exerçait sur des femmes de chambre et sur des concierges.
L'un d'eux fit cette confidence à une personne qui accompagnait le Maître :
"Ceci est de l'argent sacré ! Je ne le dépenserai jamais pour moi-même".
Tout commentaire n'est-il pas superflu ? D'où venait cette force du corps, de
l'intelligence et de l'esprit qui permettait à cet homme de maîtriser toutes
les situations ? Il n'était cependant pas accoutumé à l'agitation, aux compétitions
et à la tension nerveuse de l'Occident ; ayant passé toute sa vie en prison,
exposé aux persécutions et à la haine, il se trouvait subitement placé dans
un milieu auquel rien ne l'avait préparé. J'ai raconté comment cette maîtrise
se révélait dans les plus petites choses quand il fréquentait les gens riches
et cultivés ; mais elle était non moins frappante et victorieuse quand il entrait
en contact avec les humbles et les malheureux.
Comment est-ce possible d'ignorer une aussi souveraine noblesse ? Comment s'empêcher
de chercher avec une ardeur passionnée la clé secrète de sa puissance ? Quant
à moi, après toutes ces années d'étude et de prière consacrées à la recherche
de cette clé, j'estime qu'il ne peut y avoir qu'une réponse, celle-là même donnée
par Abdu'l-Baha en personne, et d'une manière plus convaincante encore par la
Perfection Bénie (Baha'u'llah). Méditez avec soin les citations qui suivent
:
"Malgré la faiblesse physique qui nous rendait incapable de supporter les
vicissitudes de la traversée de l'Atlantique, l'amour nous a soutenu cependant,
et nous sommes arrivés ici. A certains moments, l'esprit doit venir en aide
au corps ; nous ne pouvons accomplir de vraiment grandes choses par notre seule
force physique. L'esprit doit renforcer la vigueur de notre corps.
Par exemple : un homme peut être capable de supporter les épreuves de la captivité
pendant dix ou quinze ans, dans un climat tempéré et en menant une vie calme
et régulière. Durant notre emprisonnement à Saint-Jean d'Acre, nous étions privés
de tout confort, en butte à des persécutions et à des tourments de toutes sortes,
et cependant, dans des conditions aussi pénibles, nous fûmes capable de supporter
ces épreuves pendant quarante ans. Quelle en fut la raison ? L'esprit fortifiait
et vivifiait constamment le corps. Au cours de cette longue et difficile période,
nous avons vécu dans un état de parfait amour et de servitude. Il y a certaines
conditions de vie où l'esprit doit venir en aide au corps, parce que le corps
seul ne pourrait endurer de tels excès de souffrances. Chez l'homme, la force
de l'esprit grandit en proportion de la faiblesse du corps. C'est une force
surnaturelle qui surpasse tout ce qui existe dans le monde des contingences.
Cet esprit est doué d'une vie immortelle que rien ne peut détruire ni corrompre...
Combien puissant est l'esprit de l'homme et combien son corps est faible !...
C'est pourquoi il est dans les desseins de Dieu que les aptitudes spirituelles
de l'homme aient la suprématie et maîtrisent ses forces physiques. Il arrive
ainsi à dominer le monde humain par sa noblesse et, revêtu des attributs de
la vie éternelle, il se dresse, libre et sans peur.
Le corps humain a besoin de force physique, mais l'esprit a besoin du Saint-Esprit...
S'il est aidé par les dons du Saint-Esprit, il atteindra une grande puissance
; il découvrira les choses réelles ; il sera initié aux mystères.
La puissance du Saint-Esprit est ici-bas pour tous les hommes.
Le prisonnier de l'Esprit Saint est libéré de toute captivité.
Les enseignements de Sa Sainteté Baha'u'llah sont animés du souffle de l'Esprit
Saint qui crée l'homme une seconde fois en le rénovant ( Paroles d'Abdu'l-Baha
dans "L'art divin de vivre").
Il y a dans cette cause une force qui dépasse de beaucoup l'entendement des
hommes et des anges".
Ces quelques extraits, choisis parmi des centaines d'autres qui pourraient être
cités, donneront une légère idée de cette source où Abdu'l-Baha puisait sa force
et qui lui permit de faire face à toutes les situations.
Même son état physique était constamment revivifié par cette force divine. Une
fois, entre autres, après une journée particulièrement épuisante, il revenait
tard dans la nuit d'une réunion où il avait parlé en dépensant beaucoup d'énergie
nerveuse et en produisant une grande impression. Dans l'automobile, il paraissait
exténué, et quand vint la détente il tomba graduellement dans un état voisin
du coma. Les amis qui l'accompagnaient furent très alarmés. En arrivant à destination,
on dut presque le porter dans la maison jusqu'à sa chambre. Au bout d'un quart
d'heure, les amis qui étaient réunis au rez-de-chaussée et très inquiets, l'entendirent
appeler son secrétaire d'une voix encore plus forte que de coutume, et il apparut
en haut de l'escalier, imposant, souriant, énergique, parfaitement lui-même.
"Béni est celui qui fut attiré par mes mélodies et se dépouilla par ma force"
(Tablette de Baha'u'llah aux chrétiens)
J'avais écrit deux ou trois fois à Abdu'l-Baha pendant l'été car je demeurais
toujours dans un grand trouble de coeur et d'esprit. En voyageant dans les Etats
de l'Est, j'emportais un petit sac entièrement réservé aux livres et aux tablettes
dactylographiées de Baha'u'llah et d'Abdu'l-Baha. (Dont, soit dit en passant,
on peut se procurer une grande quantité en dehors des nombreux volumes non encore
traduits en anglais). Durant plusieurs mois, je ne lus littéralement rien d'autre,
pas même les journaux. Ce fait révèle jusqu'à un certain point l'état de perturbation
intellectuelle et spirituelle où je me trouvais.
Le centre autour duquel gravitait ma vie semblait s'être subitement déplacé
et tout mon intérêt se concentrait autour d'un nouvel axe extrêmement troublant.
Quand, en automne, je repris les activités de mon ministère je ne pus me procurer
l'aide financière nécessaire pour continuer l'oeuvre de l'Eglise de la Fraternité.
J'écrivis ceci à Abdu'l-Baha et lui parlai en même temps de l'intérêt intense
et toujours croissant que m'inspiraient les enseignements de Baha'u'llah, ce
qui me valut l'envoi de sa seconde tablette. Il l'avait évidemment écrite pendant
le trajet de Washington à New-York d'où son secrétaire me l'avait immédiatement
envoyée après l'avoir traduite. Elle était rédigée en ces termes :
"O toi, mon frère spirituel ! Ta lettre nous est parvenue. J'ai été très
triste d'apprendre la fermeture de l'Eglise de la Fraternité mais, quand j'étais
dans ces régions, je t'ai fait remarquer que tu n'aurais pas dû accorder ta
confiance à ces gens. Ils disent beaucoup de choses mais ne les exécutent pas.
Tu m'as déclaré que ton "principal assistant était un philosophe". Il
est vrai qu'à notre époque, la philosophie consiste dans le fait que l'homme
perd contact avec Dieu, avec le royaume de Dieu, avec les aptitudes spirituelles,
avec le Saint-Esprit et avec les vérités idéales ; c'est-à-dire qu'il devient
agnostique et prisonnier des choses matérielles.
En réalité, son éminence la Vache jouit de ces mêmes attributs et qualités.
La vache, de par sa nature, renie Dieu, le royaume, la spiritualité et les vérités
divines. Elle a acquis toutes ces vertus sans effort. C'est pourquoi elle est
le philosophe émérite. Les philosophes de notre époque, après avoir étudié et
réfléchi pendant vingt ans dans les universités, atteignent le même niveau que
la vache. Ils ne connaissent d'autre vérité que celle révélée par les sens.
C'est pourquoi son éminence la Vache est le grand philosophe par excellence,
parce qu'elle l'a été depuis le début de sa vie et non après vingt ans de dur
travail cérébral.
Je t'ai fait remarquer que ces promesses étaient éphémères, et qu'il ne fallait
pas accorder ta confiance à des créatures dont l'âme ignore Dieu.
Pour abréger, ne sois pas malheureux. Ce fait s'est produit pour te permettre
de te libérer de toute autre occupation afin que, nuit et jour, tu puisses appeler
les gens vers le royaume, propager les préceptes de Baha'u'llah, inaugurer l'ère
de la vie nouvelle, faire connaître la réalité, et parvenir à te sanctifier
et à te dépouiller de tout, sauf de Dieu. Mon espoir est que tu deviennes celui-là
même que je décris.
Couronne ta tête du diadème de ce royaume dont les brillants joyaux ont une
telle intensité lumineuse qu'ils rayonnent sur des siècles et des cycles.
Je serai bientôt de retour à New-York et je retrouverai mon ami bien-aimé. Que
la gloire de Baha El Abha rayonne sur toi ! (la gloire du Très-Glorieux)".
Abdu'l-Baha Abbas (Traduit à New-York, 14 novembre 1912).
Cette tablette fit naître en moi deux impressions distinctes et étrangement
contradictoires dont l'une provenait, à l'évidence, de sa spiritualité. Je me
trouvais pour la première fois en contact personnel avec l'attitude empreinte
de sagesse et d'humour dont Abdu'l-Baha faisait preuve en face des incidents
de la vie. J'ai déjà parlé de son rire toujours prêt à jaillir surtout quand
on parlait de choses très sérieuses. Les difficultés courantes de la vie journalière
qui, chez presque tout le monde, provoquent des réactions de gravité, de tristesse
ou de répugnance, semblaient lui inspirer un certain amusement.
Quand je le revis pour la première fois, après la longue séparation de l'été,
je me souviens que ses premiers mots furent pour me demander si son éminence
la Vache n'était pas un noble philosophe ? Le sourire, suivi d'un franc éclat
de rire qui accompagnait ces paroles, résumait l'absurdité fondamentale contenue
dans cette "noire poussière que les hommes bornés ont soulevée et qui enveloppe
le monde".
Les derniers mots de la tablette éveillèrent en moi une autre impression. Ils
me commandaient d'arriver au détachement, de m'imprégner des préceptes de Baha'u'llah
et de les promulguer à travers tout le continent ; ils assuraient enfin que
leur influence universelle et divine se prolongerait durant des siècles et des
cycles.
Le plan qu'il fallait atteindre était donc si élevé que, seuls, des siècles
et des cycles pouvaient en circonscrire la puissance d'illumination. Voilà ce
que ces paroles faisaient ressortir et elles m'ont permis d'entrevoir, pour
la première fois, à quelle sorte de grandeur songeait Abdu'l-Baha quand il me
disait, comme je l'ai rapporté : "Aujourd'hui, nous verrons s'accomplir de
Très Grandes Choses".
Nous avons admis tout naturellement que ceux-là sont grands parmi les hommes
qui occupent des situations leur assurant la suprématie et la puissance en ce
monde, soit dans le domaine des affaires, soit dans celui de l'intelligence.
Quand on nous demande de nommer les grands hommes de l'histoire, nous pensons
tout de suite à Jules César, Napoléon, Cyrus et Alexandre, si nous admirons
la puissance. Si, au contraire, nous admirons l'intelligence, nous pensons à
Platon, Aristote, Herbert Spencer, Einstein. Ce qui revient à dire que nous
jugeons les hommes selon notre propre idéal. Il en résulte nécessairement que,
seuls, les plus grands parmi les hommes sont capables de vraiment juger en quoi
consiste la réelle grandeur, car leur idéal est le plus élevé, et eux seuls
vivent selon cet idéal et donnent l'exemple de cette grandeur.
Ils étaient peu nombreux ceux qui, durant les deux premiers siècles de l'ère
chrétienne, reconnurent en Jésus-Christ l'éblouissante clarté du Soleil de Réalité.
A qui serait jamais venu l'idée d'attribuer le mot de "grands" aux humbles
pêcheurs qui l'avaient suivi ? Et cependant, où sont maintenant ces rois et
ces empires dont la puissance dominait alors le monde ? Et qu'est-il advenu
au contraire de ces humbles pécheurs ?
Donc, quand cet homme véritablement grand me parlait de ce jour où de Très Grandes
Choses devaient s'accomplir, il envisageait les siècles futurs où le plus humble
des serviteurs de la Gloire de Dieu (Baha'u'llah) rayonnerait d'une lumière
resplendissante au ciel de l'univers de sa révélation. Même si, sur le chemin
conduisant à cette grandeur, on devait subir le mépris des hommes sans idéal,
qui jugent toutes choses au point de vue frivole, même si l'on devait subir
toutes les critiques et les ignominies et jusqu'au martyre, tout cela ne serait-il
pas compensé par le privilège d'être associé à ceux qui, dans les révélations
précédentes, ont suivi ce même chemin et trouvé cette source de joie "d'où
jaillit toute l'allégresse du monde"?
En réalité, celui qui veut être grand doit être le serviteur de tous ils sont
"les esclaves de l'humanité". "Réjouissez-vous et soyez dans une extrême
allégresse, car c'est ainsi qu'ils ont persécuté les prophètes avant vous".
Je me souviens que, durant l'hiver qui suivit le retour d'Abdu'l-Baha en Terre
sainte, m'étant trouvé un jour à New-York au coin de Broadway et d'une des rues
qui descendent vers la ville, je réalisai brusquement d'une part ce qu'était
la vraie grandeur et d'autre part la futilité et la fausseté qui sont à la base
de tout idéal terrestre. Alors, sans me soucier de la foule qui m'entourait,
je prononçai à haute voix ces paroles d'Emerson, mais en leur donnant un sens
tout différent : "Adieu, monde orgueilleux, moi, je rentre à la maison !"
Quand les gens qui cherchent sincèrement le chemin de la vie demandaient à Abdu'l-Baha
de les diriger vers le sentier qui y mène, il se montrait comme le Maître suprême
par son habileté à leur révéler leurs propres capacités et à les placer sur
cette route étroite et directe.
Il ne descendait jamais au niveau de son interlocuteur, sauf quand il le jugeait
encore absolument incapable d'une plus haute compréhension. Dans ce cas, il
lui parlait de façon à l'orienter vers le bonheur, sur le plan où il se trouvait
à cette époque-là. Une mère lui ayant demandé anxieusement comment il fallait
se comporter avec un enfant difficile, il répondit qu'elle devait le rendre
heureux et libre. Et ces paroles résument l'attitude qu'il adoptait invariablement
dans ses relations avec ceux qui cherchent leur voie spirituelle.
Les humains, pris dans le filet des circonstances et trompés par les illusions
des sens, errent dans le désert du temps et de l'espace. Ils ne s'en rendent
pas compte et la tragédie de la vie est due à cette ignorance. Ils aspirent
cependant par dessus tout à s'évader de ce désert où ils vont, errants et désespérés.
Sous l'empire de cette aspiration instinctive, ils essayent toutes les voies
qui leur offrent le moindre espoir de libération. Pour la grande majorité, l'évasion
semble plus facile sur le chemin de ce qu'ils appellent le plaisir. D'autres
sont attirés par la renommée et le pouvoir qui leur crient : "Suivez-moi
et je vous donnerai, avec l'adulation du monde, cette délivrance de vous-mêmes
à laquelle vous aspirez".
D'autres encore trouvent leur refuge dans le domaine intellectuel. En faisant
reculer les bornes de la nature, en sondant l'univers des infiniment petits,
en divisant les atomes et en bombardant l'électron, en balayant l'espace interstellaire
avec des télescopes de plus en plus puissants, tous, sans le savoir, cherchent
Celui qui réside au plus profond de leur coeur, "plus près d'eux que leur
propre moi". Bien que, c'est inévitable, ils soient au premier chef foncièrement
mécontents de tout ce que le monde des contingences peut leur offrir, ils cherchent
pourtant, dans ce champ limité, la seule réponse qui puisse apporter la paix
à leur âme et à leur esprit. Ils savent instinctivement qu'ils doivent s'évader
de leur moi, et c'est en fuyant vers le monde qui les entoure qu'ils essaient
d'échapper à son étreinte et de trouver le refuge désiré. Leurs aspirations
tendent vers une demeure éternelle, vers la connaissance et l'amour de Dieu,
mais ils ne le savent pas.
Tandis que lui, Abdu'l-Baha, le savait, comme tous les guides de la race l'ont
su avant lui. Ils connaissent ce qui est caché dans les profondeurs du coeur
humain. Abdu'l-Baha savait les secrets du tréfonds de l'âme de son interlocuteur
et c'est ainsi qu'il répondait, non à ce qu'on lui demandait par des mots, mais
bien aux paroles inexprimées.
Quand je commençai à comprendre cette merveilleuse technique d'enseignement,
je reconnus pour la première fois combien sublime est le rôle d'une âme aspirant
à en guider une autre sur le sentier de la vérité. Je devinais pourquoi le Maître
de cette technique semblait éluder beaucoup de mes questions et me parlait des
nombreuses occasions qui m'étaient offertes d'aimer et de servir autrui en demeurant
au poste même que j'occupais alors.
Les étudiants de nos écoles et de nos universités seraient pleins d'ardeur et
de joie en cheminant dans ce sentier si leurs conseils d'administration, leurs
présidents et leurs maîtres avaient seulement la plus faible notion de cette
technique d'enseignement. Il suffirait pour cela de reconnaître le seul fait
fondamental que toutes les âmes en ce monde sont "affolées à la recherche
de l'Ami".
Bien qu'ils croient le contraire, les hommes n'ont pas besoin de réponse à leurs
questions individuelles, personnelles et particulières. Ils ne désirent qu'une
seule chose : cette vérité fondamentale qui les affranchira de toute la science
livresque fabriquée par les hommes et qui, comme une "noire poussière soulevée
par les hommes bornés", les a enveloppés, eux-mêmes et le reste du monde.
Ce qu'il leur faut, c'est le Soleil du monde de la réalité. Ils trouveront eux-mêmes
le chemin quand ils seront libérés de l'obscurité du monde des contingences
et de la "prison du moi". Dans cette resplendissante lumière, chaque
question apporte sa propre réponse. Le ciel est à portée de la main ; Dieu devient
l'oreille même avec laquelle l'homme entend la réponse à tout ce qu'il demande.
Car lorsque nous parlons de Dieu, nous entendons par là : vérité, sagesse, chemin
de la vie heureuse et féconde, demeure de paix, vie éternelle, monde de la réalité,
car toutes ces expressions sont synonymes de Dieu, et le but de toute éducation
devrait être d'arriver à le savoir.
La connaissance positive de cette vérité permettait à Abdu'l-Baha d'atteindre
cet élément divin caché sous les futilités accumulées du monde des contingences
et qui sont le fruit des agitations stériles de la vie matérielle. "J'espère,
m'a dit une fois le Maître (et il l'a répété souvent à d'autres que moi), que
tu t'élèveras à un tel niveau que tu n'auras plus besoin de poser des questions"
("Promulgation of universal Peace", page 453).
Quand le Maître fut de retour à New-York, je repris pour la première fois contact
avec lui à une réunion des amis dans le studio de Mademoiselle Juliette Thompson
(W. dixième rue) qui était en train de peindre le portrait immortel d'Abdu'l-Baha.
J'étais devenu le constant habitué des classes d'études baha'ies organisées
chez elle tous les vendredis soirs, ce qui contribuait grandement à maintenir
mon intérêt en éveil.
Abdu'l-Baha développait ce soir-là un thème en deux parties. D'abord, la force
évidente et la souveraineté de Baha'u'llah qui, malgré les rigueurs de son incarcération,
dominait les murs de la prison, les gouverneurs et les geôliers. Deuxièmement,
Abdu'l-Baha démontrait de manière concluante, que les préceptes de Baha'u'llah
contenaient beaucoup d'éléments nouveaux qu'aucun des anciens prophètes de Dieu
n'avaient encore révélés.
Après douze ans d'exil, Baha'u'llah subit vingt-huit ans de captivité dans la
prison de Saint-Jean d'Acre, près du mont Carmel, et Abdu'l-Baha y demeura enfermé
durant exactement quarante ans. C'est cependant de cette prison que Baha'u'llah
écrivit au shah de Perse et à cet abominable tyran nommé Abdu'l-Hamid, en "portant
contre eux la grave accusation d'opprimer leurs sujets et d'abuser de leur pouvoir".
"Songez combien il était merveilleux de voir ce captif livré à la garde des
Turcs, accuser en termes aussi hardis et sévères le roi même qui le détenait
prisonnier. Quelle puissance nous voyons là ! Quelle grandeur ! Nulle part,
dans l'histoire on ne trouve d'exemple d'un fait analogue.
Bien qu'il fût enfermé dans une forteresse, il ne tenait aucun compte de ces
rois, ni du droit de vie et de mort qu'ils exerçaient, mais il leur parlait
au contraire sans peur et sans détour." ("Promulgation of universal Peace",
page 427).
Abdu'l-Baha prononçait ces paroles avec un air de majesté indescriptible ; une
clarté radieuse, émanant d'un autre monde, illuminait son visage. Son être tout
entier semblait sous l'empire de cette puissance dont il parlait. Il avait l'habitude
de se promener de long en large, tandis que s'élevaient les accents cadencés
de sa voix et que l'interprète traduisait phrase par phrase. En l'occurrence,
cependant, la salle bondée d'amis n'étant pas très vaste, il lui restait peu
d'espace pour se mouvoir. Néanmoins, sa vitalité spirituelle semblait déborder
hors des limites de la pièce et, quant à moi, j'avais l'impression qu'il était
partout à la fois et scrutait profondément tous les coeurs. Il semblait qu'il
eût voulu dire : "Voilà cette puissance dont le Christ a parlé. Les légions
angéliques auxquelles il refusa de faire appel ont été convoquées par Baha'u'llah,
car les temps annoncés par le Christ sont arrivés, et le Roi des rois est monté
sur son trône".
Le second sujet traité se rapportait aux préceptes absolument nouveaux de Baha'u'llah
et qu'on ne trouve dans aucune des révélations précédentes. Je n'essaierai pas
de résumer l'essence de ses paroles. Il suffit de dire qu'il releva neuf articles
complètement nouveaux dans la révélation de Baha'u'llah. "Ceci , nous dit-il,
est la réponse à ceux qui demandent : Qu'y a-t-il dans les préceptes de Baha'u'llah
qu'on n'ait déjà entendu auparavant ?".
Pour conclure, il parla de la force qui naît de la persécution et cita ces paroles
de Baha'u'llah :
"Priez pour que mes ennemis se multiplient... Ils sont mes hérauts. Priez
pour que leur nombre augmente et qu'ils crient plus fort. Car plus ils me maltraiteront
et s'agiteront, plus forte et puissante sera l'efficacité de la cause de Dieu.
Et, finalement, la lugubre obscurité du monde extérieur se dissipera et la lumière
de la réalité brillera jusqu'à ce que la terre entière resplendisse de sa gloire"
("Promulgation of universal Peace", page 432).