Les voies
de la liberté
Par Howard Colby IVES
(pasteur de l'Eglise Unitaire à la rencontre d'Abdu'l-Baha en 1912)
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Chapitre 8. A Dublin (N.H.), avec Abdu'l-baha, "le
plus parfait gentleman que j'aie jamais connu", le Maître par excellence,
le combat de l'armée spirituelle, une fable, "c'est à vous qu'il incombe
de manifester la lumière", le don, la première tablette
"Nous sommes
au monde pour travailler et pour servir, non pour jouir du bon air et du paysage".
Abdu'l-Baha à Dublin (N.H.)
Au mois d'août de cette année où un monde nouveau s'ouvrait à moi, je fus l'invité
d'Abdu'l-Baha à Dublin (N.H.).
Une des amies de Washington, qu'il était allé voir souvent et chez laquelle
il avait parlé déjà plusieurs fois, avait mis à sa disposition une grande ferme
dans son beau domaine de Dublin. Mais, comme les nombreux amis persans et américains
qui accompagnaient Abdu'l-Baha remplissaient à peu près la maison, il avait
pris une chambre à l'hôtel de Dublin, et c'est là qu'il m'invita à passer le
week-end du 9 août 1912.
Dublin est dans la montagne ; c'est un superbe séjour, très fréquenté pendant
l'été. Là se réunit chaque année une colonie de riches intellectuels venus de
Washington-D.C. et de plusieurs autres grands centres. Abdu'l-Baha, en y séjournant
trois semaines, a prouvé une fois de plus l'étendue de son savoir, sa faculté
exceptionnelle d'adaptation à tous les milieux, son humilité qui, cependant,
dominait tous les groupes, car tout en paraissant suivre les autres, il les
dirigeait en vérité.
Imaginez, si vous le pouvez, cet oriental qui vient de subir cinquante ans d'éxil
et de prison et se trouve brusquement transplanté dans un milieu de haute culture
occidentale. On pourrait logiquement présumer que rien dans sa vie antérieure
ne l'a préparé à une telle ambiance.
Il n'a reçu dans sa jeunesse aucune éducation académique ni scolaire. Il n'a
pu garder de ses vingt ans ces souvenirs délicats si souvent liés à la formation
intellectuelle. Dans son âge mûr, il a été privé du confort et des loisirs qui
favorisent le développement de nos facultés.
Bien au contraire, comme je l'ai déjà dit, il a enduré au point de vue matériel
toutes les souffrances et toutes les privations imaginables. Le cachot et les
chaînes, souvent la torture, la mise aux fers et bien d'autres cruels traitements
inventés par des geôliers sans pitié, telle fut sa part. La Bible et le Qur'an
furent ses seuls livres.
Comment s'expliquer alors que, dans cette nouvelle ambiance, il ait pu, non
seulement se mêler aux gens les plus riches et les plus cultivés sans éprouver
ni causer la moindre gêne, mais encore qu'il les ait positivement éclipsés sur
leur propre terrain ?
Quel que fût le sujet traité, il faisait preuve dans la discussion d'une aisance
parfaite, toujours tempérée de modestie et d'affectueux égards pour les opinions
d'autrui. J'ai déjà parlé précédemment de sa constante courtoisie et ce mot
n'est pas assez fort, pris au sens que lui prêtent habituellement les Occidentaux.
Les persans emploient ce même terme pour exprimer à la fois révérence et courtoisie.
Il "voyait la face de son divin Père sur tous les visages et révérait l'âme
qui s'y trouvait cachée". Comment pourrait-on manquer de courtoisie si,
vis-à-vis de tous, on prenait cette attitude ?
Le mari de l'hôtesse d'Abdu'l-Baha à Dublin n'était pas véritablement croyant,
mais il avait eu maintes occasions de voir le Maître et de lui parler. On lui
demanda de résumer ses impressions sur Abdu'l-Baha. Après un instant de réflexion,
il répondit : "Je crois que c'est le plus parfait gentleman que j'aie jamais
connu".
Pesez bien cette réponse. Telle était l'opinion d'un homme héritier d'une grande
fortune, d'un homme d'une culture profonde et étendue, habitué à juger les autres
selon un idéal raffiné et pour lequel ce mot de gentleman évoquait ce qu'il
admirait le plus au monde ; et il appliquait ce terme à une personne qui, probablement,
au cours de sa longue vie en prison, ne s'était jamais entendu appeler ainsi.
En étudiant ce fait assez étonnant, on pourrait peut-être avoir une idée de
ce que Baha'u'llah voulait dire par ces mots : "La connaissance de Dieu est
la source de toute connaissance", et ailleurs : "La connaissance est
un point unique : les ignorants l'ont multiplié". Il est peut-être vrai,
comme l'a souvent dit Baha'u'llah, que la vie de l'esprit est la seule véritable,
et que si nous vivons, agissons et pensons constamment sur le plan spirituel,
nous ferons tout d'une manière parfaite, les petites comme les grandes choses.
Et certes, au cours de mes nombreux contacts avec ce Maître de la vie, j'ai
constaté qu'il se conduisait d'une façon supérieure faisant preuve des plus
hautes qualités aussi bien dans le domaine matériel que dans l'enseignement
intellectuel et spirituel.
Je me souviens d'un déjeuner où un certain nombre de personnes en villégiature
à Dublin se trouvaient réunies pour faire la connaissance d'Abdu'l-Baha. Il
y avait là un savant célèbre, deux artistes connus, un médecin renommé, en tout
une vingtaine de personnes ayant toutes, derrière elles, plus d'une génération
de richesse et de culture. Etait-il possible d'imaginer contraste plus éclatant
avec la vie d'Abdu'l-Baha ?
L'hôtesse m'a parlé à plusieurs reprises de cette réunion. Elle était allée
voir le Maître à Saint-Jean d'Acre, alors qu'il y était encore retenu prisonnier,
et ce contact avec lui avait transformé sa vie. Après cette expérience personnelle,
elle désirait naturellement faire connaître le Maître (tout au moins dans une
certaine mesure) à ses amis de Washington, Baltimore et New-York, avec lesquels,
depuis des années, elle entretenait des relations mondaines, mais ce n'était
pas sans appréhension de sa part. Car ces hommes et ces femmes n'avaient pas
la mentalité religieuse. Plusieurs d'entre eux étaient même franchement agnostiques
et, dans la vie, le point de vue religieux ne les intéressait pas.
Elle désirait, bien entendu, que son déjeuner fut un succès, mais ce qui lui
tenait encore plus à coeur, c'était de donner à ses amis un aperçu, une simple
idée, de ce monde de la réalité où Abdu'l-Baha l'avait introduite. Elle se demandait,
m'a-t-elle raconté, comment Abdu'l-Baha dirigerait les choses, car elle savait
qu'elle n'en porterait pas la responsabilité. Abdu'l-Baha demeurait toujours
l'hôte, et sa voix était prépondérante.
J'assistais à cette réunion, mais sans avoir conscience de sa signification
réelle. Je m'en souviens seulement comme du déjeuner classique où une élite
intellectuelle est conviée à rencontrer un personnage de marque.
Quand, par la pensée, j'évoque cette période durant laquelle, tout en l'ignorant,
les portes vers la liberté spirituelle s'ouvraient lentement devant moi, je
demeure confondu d'avoir si peu compris ce qui se passait en réalité. Je vois
maintenant combien écrasante est la tâche de ceux qui veulent dessiller les
yeux des aveugles. On s'explique l'étonnement de Notre Seigneur le Christ quand
il parlait et souriait à ceux qui, ayant des yeux, des oreilles et des coeurs,
ne voyaient point, n'entendaient point et ne comprenaient point. On s'explique
aussi pourquoi la tradition nous parle de cette grande confusion d'idées où
étaient plongés ceux qui recevaient des révélations par le miracle du don de
clairvoyance spirituelle. Pour eux, et même trop souvent pour nous aussi, voir
clair, c'est la grande bénédiction, perdre la vue la grande tragédie, et retrouver
la vue le grand miracle. Mais pour Jésus, et pour tous les vrais voyants, la
vision physique est une cécité comparée à la vision de l'esprit, à ce qu'Abdu'l-Baha
appelle voir par "la lumière divine", et il dit :
"Recherchez de tout votre coeur cette lumière céleste, afin d'être capables
de comprendre ce qui est réel, de connaître les secrets de Dieu et de découvrir
les voies cachées qui se révéleront à vos regards. C'est avec le secours de
cette clarté resplendissante que toutes les interprétations spirituelles des
saintes Ecritures ont été révélées, que toutes les choses cachées de l'univers
divin sont devenues manifestes et que nous avons pu comprendre les desseins
de Dieu à l'égard des hommes".
Ce qui est vraiment le miracle des miracles, c'est que des yeux aveuglés par
les choses de la terre se soient jamais ouverts au monde de la réalité.
La plupart des convives de ce déjeuner connaissaient quelque peu l'histoire
d'Abdu'l-Baha, et s'attendaient probablement à l'entendre disserter sur la cause
Baha'ie. L'hôtesse avait proposé au Maître de leur parler de l'immortalité.
Cependant, comme le repas avançait au milieu de l'échange habituel de banalités
entre gens du monde, l'hôtesse ménagea à Abdu'l-Baha ce qu'elle croyait être
une ouverture pour aborder les questions spirituelles. Le Maître y répondit
en demandant la permission de raconter une histoire, et il relata un de ces
contes orientaux dont il connaissait un grand nombre. Quand il arriva à la conclusion,
tout le monde riait de bon coeur.
La glace était rompue. D'autres personnes racontèrent à leur tour des histoires
que l'anecdote du Maître leur avait rappelées. Alors, Abdu'l-Baha, le visage
rayonnant de bonheur, raconta une autre histoire, puis une autre encore. Son
rire résonna dans la pièce. Il dit que les Orientaux connaissaient beaucoup
de ces anecdotes illustrant certains aspects de la vie, et qu'elles étaient
souvent pleines d'humour. "Il est bon de rire, ajouta-t-il, le rire est une
détente spirituelle. Quand nous étions en prison, dans le plus grand dénuement
et aux prises avec les plus grandes difficultés, chacun de nous, le soir, devait
raconter l'événement le plus comique de la journée. C'était parfois difficile
d'en trouver un, mais nous finissions toujours par rire aux larmes. Le bonheur
ne dépend jamais des choses extérieures qui nous environnent. S'il en eût été
ainsi, combien ces années eussent pu être tristes ! En réalité, nous étions
dans un état constant de joie et de bonheur parfaits".
Il ne fit pas d'allusion plus directe à lui-même ni aux préceptes divins. Mais
avant la dispersion des invités, il régnait une atmosphère de recueillement
et de révérence qu'aucune dissertation savante n'eût pu créer.
Après le départ des convives, au moment de regagner son hôtel, Abdu'l-Baha s'approcha
de la maîtresse de maison, et avec un petit sourire désenchanté (un peu, disait-elle,
comme un enfant qui cherche l'approbation), il lui demanda si elle était contente
de lui.
Cette dame n'a jamais pu raconter la fin de cette histoire sans une profonde
émotion.
Un dimanche matin, Abdu'l-Baha devait parler à l'Eglise Unitaire mais il m'avait
fait dire qu'il causerait avec moi avant l'heure du service ; c'est pourquoi,
vers neuf heures et demie, je l'attendais dans un des grands salons particuliers
de l'hôtel.
Les événements de ce jour-là sont parmi les plus vivants souvenirs que j'aie
gardés du Maître. Quatre mois s'étaient écoulés depuis ma première rencontre
avec Abdu'l-Baha, et sept mois depuis que, pour la première fois, j'avais entendu
parler de ce mouvement mondial. Et cependant j'étais encore bien loin de comprendre
sa véritable signification. J'étais perpétuellement ballotté sur les flots tumultueux
de la mer spirituelle. Parfois, soulevé un instant par une vague de cet océan
de vérité, j'étais ébloui par la lumière du Soleil de la Réalité. Mais un instant
seulement, et je retombais de nouveau dans le creux des lames où je ne voyais
plus cette lumière. Chaque fois que cette illumination se produisait, je tâchais
de la garder en moi et me disais "Cette fois, je ne te laisserai plus partir",
et chaque fois que l'obscurité revenait, je pensais dans l'agonie de mon coeur
: "la lumière est partie pour toujours, ce n'était qu'un rêve de vaines espérances".
J'ai déjà parlé de ce grand trouble intérieur. J'y reviens parce que je suis
convaincu que cette analyse de ma propre expérience peut inciter d'autres âmes
qui luttent à s'analyser de la même façon. Car je suis fermement convaincu que
toute âme qui aspire à Dieu devra combattre sur le même terrain. Et ce combat
ne prend jamais fin. "Il n'y a pas de trêve dans cette guerre". Chaque
victoire ouvre un plus vaste champ de lutte contre ces ennemis toujours en éveil
: le moi, et le monde des contingences (le monde des phénomènes dont l'existence
dépend d'une cause originelle ).
A l'époque où je commençais à prendre conscience de ces faits j'ai souvent comparé
cette lutte à la grande guerre des nations qui, alors déjà, grondait dans les
Balkans. Lorsque sonne l'heure H, le soldat franchit le parapet et, sous une
grêle de balles et d'obus, se précipite contre l'ennemi et, après avoir avancé
autant que possible, il se retranche dans ses positions et s'y accroche, ne
reculant jamais, n'abandonnant jamais le terrain une fois conquis. De même,
le soldat spirituel fortifie à chaque pas la moindre tranchée conquise et ne
regarde jamais en arrière. Il n'oublie jamais non plus que, bien loin devant
lui, se trouve la principale forteresse de l'ennemi, sa base de ravitaillement,
sa capitale, la cité du moi, du désir et de l'attachement à ce monde. Aucune
paix honorable ni durable ne peut être assurée aussi longtemps que cette place
forte n'est pas complètement détruite et que la "puissante forteresse"
de la volonté et du désir de Dieu n'est pas atteinte. Et enfin, ce combattant
n'oublie jamais qu'un commandant en chef dirige cette guerre, et que "les
armées du Suprême Concours" viennent à son aide. Il sait par conséquent
que la victoire finale est assurée.
Durant les premiers jours de cette terrible lutte, j'étais parfois tenté de
battre en retraite. Ce n'était pas facile d'affronter les commentaires dédaigneux
de mes confrères, les critiques et l'opposition de ma famille et de mes amis,
l'indulgence glaciale des membres influents de notre communauté. Un de mes pasteurs
adjoints me demanda un jour : "Est-ce que vous continuez à baha'iser ?".
Et l'un des membres de ma propre famille me déclara que j'étais un cas pathologique
et que j'avais besoin d'un médecin.
Je ne puis dire pourquoi j'ai persévéré. En partie, je suppose, parce que je
ne réalisais pas où ce sentier me conduisait. Si j'avais su, à cette époque,
ce que les cinq ou sept années suivantes me réservaient au cas où je continuerais
à avancer, je doute fort que mon courage eût été assez grand pour les affronter.
D'autre part, les brèves révélations que j'avais parfois de la gloire même de
Dieu et des possibilités du progrès humain ; l'indicible bonheur qui m'inondait
ne fut-ce qu'en de courts instants, tout cela compensait le terrain perdu. Je
subissais l'emprise de Dieu. Quand je retombais au fond de l'abîme et que les
ténèbres m'environnaient, c'était tellement intolérable qu'il me fallait à tout
prix retrouver la lumière. Même l'eussé-je voulu, je ne pouvais plus reculer.
A quelque temps de là, pour aider un ami en proie aux affres d'une lutte analogue,
je composai une petite fable illustrant ces impressions :
Il y avait une fois un voyageur qui s'était égaré dans une forêt sauvage. Il
avait l'impression d'errer depuis des siècles dans la solitude. Sans chemin,
sans soleil pour le guider. Les ronces le déchiraient, impitoyablement, le vent
et la pluie faisaient rage. Puis, soudain, alors qu'il avait perdu tout espoir,
il atteignit le sommet d'une montagne, dominant une splendide vallée où s'élevait
un palais d'une divine beauté, le vrai foyer de ses rêves. Avec une joie indicible,
il s'élança pour y entrer. Mais à peine eut-il posé le pied dans son enceinte
qu'une main de fer le saisit par le cou et qu'il se retrouva dans la lugubre
forêt. Mais, à présent, il n'était pas sans espérance. Il avait vu son foyer.
Et avec un courage renouvelé, il se remit à chercher. Devenu plus attentif,
il tâchait de trouver les traces du sentier. Et de percer les ténèbres environnantes
pour y découvrir des lueurs de clarté.
A la suite de pénibles efforts, il aperçut de nouveau son foyer. Mais, avec
une prudence accrue, il évita de s'y précipiter. Il nota l'emplacement exact,
s'orienta au moyen du soleil, et, doucement, respectueusement, dirigea ses pas
vers l'intérieur. Mais hélas, la main de fer l'arracha une fois de plus à cette
demeure bien-aimée, et il se retrouva encore dans la vaste forêt. Mais à présent,
il n'était plus découragé. Il savait comment se diriger, et avec grande joie,
il recommença ses recherches. Il prit des arbres comme points de repère, afin
de retrouver le sentier. Le ciel s'éclaircit au-dessus de sa tête et les rayons
du soleil filtrèrent à travers les branches. Et bientôt, beaucoup plus vite
que les autres fois, il retrouva sa demeure et y pénétra. Il avait cette fois
plus de calme et d'assurance. Cette fois, il ne craignait plus la main de fer.
Et quand elle vint le saisir et qu'il se retrouva dans la jungle immonde des
choses terrestres, c'est avec empressement et d'un pas affermi qu'il se remit
à chercher. Le soleil brillait maintenant. Le chant des oiseaux charmait ses
oreilles, et ses pieds foulaient un sentier. En avançant, il écartait les broussailles
qui l'obstruaient. Tant qu'il serait en ce monde, il savait bien qu'il aurait
souvent à faire des marches et des contremarches. Mais il avait trouvé son refuge,
et quand le tumulte des hommes l'étourdissait, et que l'obscurité revenait,
il se hâtait de retourner vers le chemin qui, du moi, conduit à Dieu.
Ce dimanche à Dublin, avec Abdu'l-Baha, fut un de mes jours de lumière. Il entra
dans la pièce où je l'attendais et m'embrassa en me demandant si j'allais bien
et si j'étais heureux. "Nous devons toujours être heureux, dit-il, car il
est impossible de vivre dans le monde spirituel et d'être triste. Dieu souhaite
le bonheur de toutes ses créatures. Cette joie est spécialement destinée à l'homme,
puisqu'il est capable de comprendre la réalité. Le monde de l'esprit lui est
ouvert, à lui et non aux espèces inférieures de la nature. C'est grâce à la
puissance de cette énergie spirituelle qu'il peut conquérir la nature et en
plier les forces à son gré. Au cours des siècles, Dieu a envoyé ses messagers
pour aider les hommes dans cette conquête". Je ne me souviens pas évidemment
des mots exacts qu'il employait, mais son point de vue et l'atmosphère de vérité
qu'il créait ont laissé dans ma conscience des marques ineffaçables.
C'est au cours de cette conversation que je lui demandai encore, comme je l'avais
déjà fait souvent, pourquoi je devais croire en Baha'u'llah et le reconnaître
comme étant le dernier et le plus universel de ces messagers.
Il me considéra longtemps comme pour sonder mon âme, en un large sourire illumina
son visage. Il semblait goûter une joie céleste et qui n'était pas sans une
pointe d'humour. Après un assez long silence, il me dit que tout le monde n'avait
pas le privilège d'entretenir souvent les hommes de Sa Sainteté le Christ, et
que je devais remercier Dieu chaque jour pour cette grande faveur, car les hommes
ont complètement oublié les purs enseignements de cette "essence de détachement".
Il me fit remarquer que Sa Sainteté Baha'u'llah traite cette question dans son
"Livre de la Certitude", et que je devrais l'étudier attentivement. Ce
livre explique comment les étoiles célestes de la révélation du Christ sont
tombées sur la terre, parmi les désirs de ce monde. Sur les lèvres des prêtres,
le mot de Dieu n'est souvent qu'un nom dépourvu de sens, et sa sainte parole
est pour eux lettre morte. "C'est à cela, dit Abdu'l-Baha, que le Christ
fait allusion quand il parle de l'angoisse ou de l'affliction des derniers jours.
Peut-on imaginer pire affliction que de voir plongés dans les ténèbres ceux-là
mêmes qui ont choisi d'être des guides spirituels ? Si donc vous cherchez la
lumière, que Dieu en soit loué ! C'est à vous qu'il incombe de manifester la
lumière, d'exprimer par vos paroles et vos actes les purs enseignements de Sa
Sainteté le Christ. Il faut être humble avec les orgueilleux, compatissant avec
les humbles ; avoir avec les ignorants l'attitude d'un élève devant son maître,
et se tenir devant le pécheur comme le plus grand des pécheurs. Soyez un bienfaiteur
pour le pauvre, un père pour l'orphelin, un fils pour le vieillard. Laissez-vous
guider, non par les maîtres de la théologie sectaire, mais par le sermon sur
la montagne. Ne recherchez aucune récompense ici-bas, mais acceptez plutôt les
calamités en vous dévouant à son service, à l'exemple de ses premiers disciples".
Il me regardait avec un sourire tellement divin et rayonnant, que je demeurais
subjugué et débordant d'une indicible émotion. Il cessa de parler et ferma les
yeux, ce que j'attribuai à la fatigue, car sa constante activité lui laissait
peu de trêve. Mais plus tard, j'ai compris qu'il avait dû prier pour moi.
Je me taisais aussi. Comment aurais je pu parler ? Je me trouvais transporté
dans un monde si éloigné de celui où j'évoluais habituellement. En ces instants
bénis, il me semblait même possible d'accomplir ce qu'il ordonnait. Je savais
avec certitude que j'aurais dû agir ainsi, et j'entrevis pour la première fois
que je ne pourrais désormais prendre aucun repos avant d'avoir réussi dans ce
monde ou dans un autre à me rapprocher de ce sommet auquel il m'appelait.
Il ouvrit les yeux au bout d'un instant, sourit de nouveau, et dit que tous
ceux qui cherchent sincèrement trouveront, que la porte du monde de la réalité
ne demeure jamais close pour ceux qui frappent avec patience. Nous sommes arrivés
au jour de l'accomplissement.
Toute l'atmosphère de cette banale chambre d'hôtel semblait imprégnée du Saint-Esprit.
Nous restâmes silencieux pendant un moment, puis on vint annoncer qu'il était
l'heure de se rendre à l'église. Il m'embrassa encore une fois et me quitta.
Je demeurai seul quelques minutes, essayant de me réadapter à ce qui m'entourait,
car j'avais été réellement transporté dans un autre monde.
Puis, quelques amis entrèrent et me demandèrent de les accompagner à l'église
pour entendre parler le Maître.
Je ne me souviens ni du sujet qu'il traita ni d'un seul mot de son discours.
Il m'est resté la vision de cette paisible église de la Nouvelle Angleterre,
des auditeurs assis en rangs serrés et d'Abdu'l-Baha sur l'estrade. Sa robe
d'un blanc crémeux, sa chevelure et sa barbe blanches, son sourire rayonnant
et son maintien plein de courtoisie. Et ses gestes ! Il n'abaissait jamais la
main d'un mouvement dogmatique et ne levait jamais le doigt pour avertir, il
ne prétendait pas être un maître enseignant à des élèves. Mais il avait toujours
ce geste ascendant et encourageant des mains qui semblaient vouloir positivement
nous soulever. Et sa voix ! Elle résonnait comme une cloche sonore du timbre
le plus délicat. Jamais bruyante, mais d'une qualité si pénétrante qu'elle semblait
faire vibrer les murs de la salle.
Je me rappelle cependant avoir senti dans ses paroles l'élan vital de la vérité
divine. Il ne me vint pas à l'idée de contester leur autorité. Certes, il ne
parlait pas comme les scribes.
Je me souviens qu'en rejoignant, à la sortie de l'église, quelques amis de New-York
qui se trouvaient parmi les auditeurs, je dis à l'un d'entre eux : "Enfin,
je sais ! Jamais plus je ne douterai ni ne discuterai".
Hélas ! Il était trop tôt pour parler ainsi, plusieurs mois trop tôt ! Mes études
universitaires m'avaient marqué d'une empreinte trop profonde. Durant toute
ma vie, j'avais eu l'habitude de chercher la science dans ces livres dont Baha'u'llah
a dit qu'" ils ont enveloppé le monde comme d'une noire poussière" ("Les
Sept Vallées", Baha'u'llah), et cette habitude n'allait pas se perdre si
facilement.
Ce soir-là j'éprouvai le besoin de parler encore à Abdu'l-Baha. Mon coeur débordait
d'une telle reconnaissance que je n'aurais pu trouver de repos sans avoir fait
l'effort de lui exprimer mes sentiments. Je guettai donc le moment où il rentrait
à l'hôtel, après avoir achevé sa journée.
Il était très tard quand je le vis enfin monter lentement l'escalier conduisant
à sa chambre.
Je puis à peine croire maintenant que je fus assez audacieux pour le suivre.
Quand j'arrivai à sa chambre, il y était déjà entré et avait refermé la porte.
Je ne sais comment j'eus le courage de frapper, mais cependant je le fis, et
il vint ouvrir lui-même. Je ne savais que lui dire. Il me fit signe d'entrer
et me regarda d'un air grave. Je balbutiai : "Voulez-vous, s'il vous plaît,
prier avec moi ?".
Devant son geste d'acquiescement, je m'agenouillai pendant qu'il posait les
mains sur ma tête et psalmodiait en persan une courte prière. Tout fut terminé
en trois minutes. Mais ces instants me procurèrent une paix que je n'avais jamais
connue.
Avant d'en finir avec le récit de cette expérience à Dublin, je dois relater
un incident auquel je n'assistai pas mais qui me fut raconté par un témoin visuel.
Cette personne occupait, paraît-il, une chambre dans le même hôtel qu'Abdu'l-Baha.
Ayant par hasard regardé par la fenêtre pendant qu'elle s'habillait, elle vit
Abdu'l-Baha qui se promenait de long en large en dictant à son secrétaire. Un
vieillard misérablement vêtu vint à passer devant l'hôtel à ce moment. Abdu'l-Baha
l'envoya chercher par son secrétaire et, s'approchant de lui, il lui prit la
main en souriant, de tout près, comme on accueille un ami. L'homme était très
sale et en haillons, ses pantalons en loques protégeaient à peine ses membres.
Abdu'l-Baha lui parla quelques instants avec un sourire qui en lui-même était
déjà une bénédiction. Il semblait vouloir le consoler et un faible sourire apparut
enfin sur le visage du vieillard. Abdu'l-Baha considéra la pitoyable figure
et se mit à rire doucement. "Ces pantalons sont bien usés , murmura-t-il,
il faut remédier à cela".
La matinée était peu avancée et la rue déserte. Mon amie, qui observait la scène
de loin, vit Abdu'l-Baha se retirer dans l'ombre du porche et il semblait chercher
quelque chose autour de sa taille, sous son manteau. Son pantalon glissa à terre
; il s'enveloppa dans les plis de sa robe et, se retournant, tendit l'objet
au vieillard en lui disant : "Que Dieu soit avec vous !". Puis il rejoignit
son secrétaire comme si rien d'inaccoutumé ne se fût passé. Je me demandai ce
que cet homme pensait en poursuivant son chemin. J'aime à croire que cet aperçu
d'un monde où quelqu'un tenait assez à lui pour lui donner son propre vêtement
plutôt que de le laisser dans le dénuement, marqua une époque dans sa vie et
transforma "le cuivre de ce monde en or pur par l'alchimie de l'esprit",
comme dit Baha'u'llah.
Durant ses années de prison à Saint-Jean d'Acre, Abdu'l-Baha céda souvent son
lit à ceux qui n'en avaient pas et refusa toujours de posséder plus d'un manteau
: "Pourquoi en aurais-je deux, disait-il, quand tant de gens n'en ont point
?".
Je mentionne cette anecdote comme suite à ce qui précède, pour montrer qu'Abdu'l-Baha
n'indiquait pas aux autres le chemin de la vie sans y marcher lui-même. Je voyais
en effet dans cet incident le reflet des conseils qu'il m'avait donnés dans
le salon de l'hôtel, en ce mémorable dimanche.
Quelques jours après mon retour de Dublin, j'écrivis à Abdu'l-Baha pour le remercier
de sa courtoisie et de sa bonté. Cette lettre ne me paraissait pas mériter de
réponse, mais je reçus bientôt la première tablette qu'il m'ait adressée. Elle
portait la date du 26 août 1912. Je la cite en entier car, étant écrite d'un
point de vue universel, elle a perdu son caractère strictement personnel :
"O toi, mon ami révéré,
Ta lettre m'a infiniment réjoui, car son contenu décèle une évidente attirance
vers le royaume de Dieu, et prouve que tu es embrasé du feu de l'amour divin.
Cent milles ministres de la religion ont passé ici-bas sans laisser aucune trace
féconde et sans que leurs vies n'aient rien produit.
Dans le monde humain, la stérilité est la ruine évidente. Une personne sage
ne s'attachera pas aux choses éphémères, non ; elle cherchera plutôt sans répit,
à entrer dans la vie éternelle et à conquérir un éternel bonheur.
Enfin, Dieu en soit loué, tu as tourné ta face vers le royaume et tu aspires
à recevoir les dons divins de l'empire de la puissance.
Mon coeur est plein d'espoir. J'ai prié pour que tu accèdes à une autre munificence,
que tu recherches une autre vie, que tu aspires à un autre monde, que tu te
rapproches de Dieu, que tu sois initié aux mystères du royaume, que tu parviennes
à la vie éternelle, et que tu sois enveloppé dans la gloire sans fin.
Que la gloire du Très-Glorieux rayonne sur toi".
Abdu'l-Baha Abbas. Ecrit à Malden (Mass).
Je me souviens très bien de ce que j'ai éprouvé en lisant ces lignes. Je n'y
ai rien vu d'autre, alors, qu'une très belle lettre rédigée dans le style imagé
de l'Orient. J'ai mis des années à comprendre que le dernier paragraphe m'appelait
réellement à pénétrer dans un autre monde, à prendre vraiment connaissance de
mystères ignorés jusque-là, à faire, personnellement et en toute vérité, l'expérience
de cette gloire éternelle et, tout en demeurant sur cette petite planète, à
entrer dans une vie nouvelle, une vie supérieure, tellement libre, haute et
joyeuse, que seul le mot "éternelle" pourrait la qualifier.
Toutefois, à mesure que les années ont passé, il m'a paru de plus en plus évident
que celui qui m'écrivait ainsi parlait du plan sur lequel il vivait constamment
lui-même et que le grand objectif de son activité ici-bas était d'appeler les
hommes à se rapprocher de cette condition dans la mesure où leurs capacités
le permettaient.