Les voies
de la liberté
Par Howard Colby IVES
(pasteur de l'Eglise Unitaire à la rencontre d'Abdu'l-Baha en 1912)
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Chapitre 11. Instruction sur la manière de vivre, qu'est-ce
que l'autorité ?, la science de l'amour de Dieu
"Celui qui
est la Beauté Ancienne s'est laissé charger de chaînes pour que l'humanité soit
libérée de son esclavage, et il a accepté d'être emprisonné dans cette puissante
forteresse pour que le monde entier parvienne à la vraie liberté. Il a bu jusqu'à
la lie le calice de l'infortune afin que tous les peuples de la terre puissent
atteindre à la joie éternelle et qu'ils soient remplis d'allégresse".
Baha'u'llah
A mesure qu'approchait le jour où Abdu'l-Baha devait quitter l'Amérique, l'idée
de son départ me devenait de plus en plus intolérable : ne plus pouvoir lui
parler ni même échanger quelques mots avec lui, ne plus jouir du privilège,
qui me semblait inestimable de l'observer tandis qu'il parlait ou marchait ou
qu'il demeurait assis et silencieux en écoutant parler les autres ! Quelle souffrance
! Je crains d'avoir un peu délaissé ma famille et les fidèles de mon église
pendant les cinq premiers jours de décembre 1912 ! Quand c'était matériellement
possible, je jonglais avec mes occupations journalières pour le suivre partout
où il allait. La seule occasion que je manquais fut la soirée à la Société de
Théosophie, où il prononça une allocution la veille de son embarquement. Ce
soir-là, j'étais occupé ailleurs et n'avais pu me libérer. Mais, à cette exception
près, je fréquentais jour et nuit cette demeure du 780 West End Avenue, où Abdu'l-Baha
passait ces derniers jours chez les amis dont j'ai parlé à plusieurs reprises
au cours de ce récit, et qui avaient mis ce qu'ils possédaient à sa disposition,
durant son séjour en Amérique.
Je me souviens tout particulièrement de l'après-midi du 2 décembre. En présence
d'un groupe d'amis, le maître prononça des paroles si captivantes, si simples,
si frappantes et qui stimulaient à tel point ce qu'il y a de plus élevé dans
la nature humaine que je ne peux les comparer qu'aux derniers mots de Jésus
à ses disciples. Le lecteur jugera du bien-fondé de cette comparaison. Il parla
brièvement : environ trois cents mots qui sont publiés textuellement dans la
collection de ses allocutions en Amérique. Je les citerai in-extenso. Ils en
valent la peine. Mais quand ces mots sont écrits, quelque émouvants et stimulants
qu'ils soient, ils ne peuvent rendre la grandeur, la douceur, l'humilité, l'amour
qui les animaient. J'étais assis tout près de lui et j'avais l'impression qu'il
me communiquait un véritable flot d'énergie spirituelle dont, par moments, j'étais
comme submergé. Après avoir annoncé qu'il désirait nous donner, avant son départ,
ses dernières instructions et exhortations, qui n'étaient autres que celles
de Baha'u'llah, il continua ainsi :
"Vous devez témoigner à toute l'humanité un amour et une affection sans bornes.
Ne vous élevez pas au-dessus des autres, mais considérez tous les hommes comme
des égaux et comme les serviteurs du même Dieu. Sachez que Dieu est compatissant
envers tous ; il faut donc que vous aimiez toutes les créatures de tout votre
coeur. Préférez toute personne pieuse à vous-même ; soyez pleins d'amour pour
toutes les races et de bonté pour les peuples de toutes nationalités. Ne dites
pas de mal des autres, mais louez-les tous sans distinction. Ne souillez pas
votre langue en disant du mal d'autrui. Considérez vos ennemis comme des amis
et ceux qui vous veulent du mal comme s'ils vous voulaient du bien. Il ne faut
pas voir le mal en tant que tel et faire ensuite un compromis avec votre conscience,
car traiter avec douceur et bienveillance quelqu'un que vous trouvez mauvais
et que vous croyez être un ennemi, ce serait de l'hypocrisie qu'on ne peut ni
louer ni permettre. Non ! Vous devez regarder vos ennemis comme des amis, et
ceux qui vous veulent du mal comme s'ils vous voulaient du bien, et il faut
les traiter en conséquence. Agissez de telle sorte que votre coeur soit dépouillé
de toute haine. Que votre coeur demeure insensible à l'offense. Si quelqu'un
commet une injustice à votre égard et a des torts envers vous, pardonnez-lui
instantanément. Ne vous plaignez pas des autres. Gardez-vous de les réprimander
et si vous désirez admonester ou conseiller quelqu'un, ayez soin de ne pas le
blesser. Concentrez toutes vos pensées vers ce but qui est de réjouir les coeurs.
Prenez garde ! Prenez garde ! de peur de blesser les coeurs. Autant qu'il vous
sera possible, portez secours à vos semblables. Soyez une source de consolation
pour tous ceux qui souffrent, soutenez les faibles, aidez les indigents, contribuez
à la glorification des humbles et protégez ceux qui vivent dans les ténèbres
de la peur. En résumé, que chacun de vous soit comme une lampe d'où rayonnent
les vertus du monde des humains. Soyez dignes de confiance, sincères, affectueux
et chastes. Soyez illuminés, spiritualisés, divins, glorieux, soyez vivifiés
par Dieu. Soyez un baha'i" ("Promulgation of universal Peace", page
448-449)
En cette époque sans foi, où le monde intellectuel a l'obsession et l'illusion
de sa propre infaillibilité, où la science n'admet rien en dehors de ses propres
découvertes, où le mot même d'" autorité" considéré comme la source de toute
vérité est frappé d'anathème par les hommes les plus réfléchis et les plus spiritualisés,
de telles paroles resplendissent comme le soleil qui se lève sur un monde plongé
dans les ténèbres.
S'il est permis d'interroger ces "ignorants que les hommes appellent des
savants" (pour employer les propres termes de Baha'u'llah), je voudrais
demander à l'un ou à plusieurs d'entre eux de nous proposer une définition du
mot autorité. N'admettent-ils aucune autorité ou bien seulement celle qui traite
des choses tombant sous les cinq sens ? L'autorité d'Aristote, de Newton, Hegel,
Spencer et Einstein leur semble-t-elle évidente dans le champ d'expérience qui
leur est particulier, et refusent-ils de reconnaître l'autorité de Moïse, Bouddha,
Jésus, Muhammad, le Bab, Baha'u'llah et Abdu'l-Baha dans leur domaine propre
? Avant même de commencer à penser, prétendent-ils ne pas croire à l'existence,
dans l'expérience humaine, de l'épouse, de l'enfant, de l'ami et du foyer, ni
au fait que l'amour et le sacrifice personnel sont considérés comme inhérents
à la nature humaine ? Est-ce qu'ils éliminent toute aspiration, tout amour du
beau et du vrai, tout héroïsme et tout remords ?
Je crois entendre vos protestations : "Ah ! mais vous allez trop vite. Nous
ne considérons aucun des hommes dont vous parlez comme des "autorités"
dans leur propre domaine. S'il en était ainsi, ce serait anéantir tout progrès,
toute invention, tout espoir de jamais avancer dans le chemin de la vérité.
Nous les acceptons seulement comme des "autorités" aussi longtemps qu'un
autre n'a pas prouvé que leurs affirmations sont erronées. Quand Einstein et
Minkowski, par exemple, ont publié leurs théories qui bouleversaient toutes
les notions acquises jusque-là sur l'espace et le temps, et quand Rutherford,
un peu plus tard, énonça des idées qui modifiaient également notre conception
fondamentale de la matière, nous n'avons pas reconnu leur "autorité".
Bien au contraire, ils ont été attaqués de tous côtés et en butte aux critiques
acerbes de tous les savants du monde. Plus tard seulement, et en faisant la
réserve de futures découvertes éventuelles, on les a salués provisoirement comme
des autorités. A tout moment, un nouveau facteur peut intervenir qui ébranlera
radicalement la base sur laquelle repose leur hypothèse. Voilà pourquoi nous
refusons d'accepter, dans le domaine abstrait, ce qui nous semble inacceptable
au point de vue concret".
Telles ne sont peut-être pas exactement vos paroles, mais à peu de choses près
c'est là l'expression de votre pensée, car celui qui est à la fois penseur et
homme de science en est réduit à ce credo. Et je voudrais encore lui demander
si, par hasard, il croit vraiment que dans les questions spirituelles et abstraites
l'attitude du penseur moderne soit différente en face de ce qu'il appelle la
vérité révélée ? Pour le baha'i, ce n'est certainement pas le cas. "Recherche
indépendante de la vérité", tel est le premier principe du véritable penseur
baha'i. C'est ce que Baha'u'llah conseille positivement de faire, j'allais presque
dire qu'il l'ordonne. En expliquant ce dogme fondamental, Abdu'l-Baha s'exprime
ainsi :
"Si la religion n'est pas en accord avec la science et la raison, elle n'est
que superstition. Dieu a créé l'homme de telle sorte qu'il puisse discerner
la réalité de la vie, et il l'a doué d'intelligence et de raison pour qu'il
découvre la vérité. C'est pourquoi les connaissances scientifiques et les croyances
religieuses doivent subir l'analyse de cette divine faculté des hommes".
Et ailleurs:
"Si la religion est en contradiction avec la raison et avec la science, aucune
foi n'est possible ; et quand la foi et la confiance dans la religion divine
ne se manifestent pas dans les coeurs, il ne peut y avoir de progrès spirituel".
Et ailleurs encore:
"Dieu a accordé à l'homme le don d'intelligence pour lui permettre de peser
chaque fait ou chaque vérité qu'on lui présente et de juger s'ils sont rationnels
ou non".
Et enfin cette dernière citation (bien qu'il serait possible de les multiplier
presque indéfiniment) :
"Mieux vaudrait n'avoir point de religion qu'une religion non conforme à
la raison".
Ce qui revient à dire qu'un penseur moderne ayant la foi religieuse et un savant
définissent l'" autorité" de manière identique. Rien n'est accepté sans passer
par le crible de la raison humaine. Notons cependant cette différence : si l'on
désigne par baha'i celui qui cherche la lumière avec sincérité et qui l'aime
quelle que soit la lampe d'où elle rayonne, nous verrons que ce baha'i élargit
le champ de sa recherche de la vérité afin de lui faire non seulement englober
les ressources des sens, mais encore celles aussi importantes, sinon plus, appartenant
au domaine des émotions, de l'idéal, des aspirations et désirs de l'âme et de
l'esprit.
Je proteste intérieurement depuis longtemps contre ceux qui, s'intitulant intellectuels,
prétendent que le domaine de la science est strictement limité aux perceptions
des sens. Pourquoi le champ tout entier de l'expérience humaine ne serait-il
pas inclus dans le mot science ? Quelqu'un a dit qu'on ne peut rien prouver
quant aux choses qui valent la peine de l'être. Si quelqu'un nous suggérait
l'idée, à vous ou à moi, que notre amour pour une femme ou un enfant n'existe
pas, étant donné que le microscope ne peut en fournir la preuve, nous serions
en droit de trouver cette remarque injurieuse. Cependant, en réalité, l'amour
peut être "prouvé" aussi bien que la loi de gravitation, cette loi, soit
dit en passant, au sujet de laquelle nos savants commencent à soulever des doutes.
Mais ils n'osent pas douter du phénomène de l'amour et de ses diverses manifestations
dans le champ d'expérience de la race humaine, car le champ total de cette expérience
est capable de fournir la preuve de cet amour.
Donc, quand j'accepte sans hésiter les paroles citées plus haut et reconnais
leur "autorité" en ce qui concerne l'idéal et la vie supérieure, c'est
seulement après les avoir passées au crible de ma raison et de mon jugement.
Ces doctrines ne sont sûrement pas déraisonnables. L'intelligence ne peut nier
qu'elles soient rationnelles et simples. La sensibilité, le "coeur",
ne peuvent les qualifier de puériles ni les rejeter comme n'étant pas satisfaisantes.
Mon expérience personnelle et l'histoire de la race humaine confirment que ces
grands préceptes s'appliquent avec succès aux affaires des hommes, ou alors
Marc-Aurèle, Epictète, Emerson et bien d'autres encore sont des sots n'ayant
poursuivi que des chimères.
Donc, si les gens faisant autorité en matière de sciences appliquées ne sont
considérés comme tels qu'après avoir subi l'épreuve de la raison individuelle,
et si le baha'i (c'est-à-dire toute personne cherchant la vérité sincèrement
et sans préjugés) définit l'autorité dans les mêmes termes ; si les uns et les
autres admettent que ces "autorités" puissent être supplantées par une
vérité supérieure se révélant ultérieurement, et si l'une de ces "autorités"
embrasse un domaine beaucoup plus vaste que les autres, si elle satisfait plus
complètement toutes les aspirations de la nature humaine et répond mieux aux
formes de la vie actuelle, il me semble que, non seulement nous aurions raison
de les considérer toutes deux comme appartenant au domaine scientifique, mais
encore faudrait-il déclarer que la plus grande, la plus fondamentale de toutes
les "sciences" est celle dont le champ d'action est le plus étendu.