Archéologie
du royaume de dieu
Par Jean-Marc Lepain
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Chapitre II - Le royaume d'Abha
II.1.
Le Royaume d'Abha comme monde des esprits
Le Malakut dont il vient d'être question est-il identique au Royaume d'Abha
(Malakut-i-Abha) ?
Il faut tout d'abord dire ici que l'expression "Royaume d'Abha" est propre à
'Abdu'l-Baha, qui en parle surtout comme du monde spirituel d'où viennent les
confirmations divines ou du monde de l'Au-delà après la mort. Le Royaume d'Abha
ne s'insère donc pas forcément dans la hiérarchie des mondes spirituels que
nous venons de décrire.
L'épithète Abha accolée au mot Malakut est le superlatif de Baha (gloire, splendeur),
et évoque donc à la fois le nom de Baha'u'llah et un des attributs essentiels
de Dieu. Il s'agit du "Royaume très glorieux", ou du "Royaume du très glorieux".
Ainsi, le nom est à la fois un hommage à Baha'u'llah qui place le Royaume sous
son autorité, et une référence à la gloire divine qui en serait la caractéristique
essentielle, caractéristique que les esprits qui le peuplent et les âmes qui
y entrent partageraient.
Si on lit bien les écrits baha'is, on s'aperçoit que le Royaume d'Abha est à
la fois le monde de l'après-vie et un monde spirituel distinct des autres mondes.
Le Royaume d'Abha est avant tout le monde des esprits ou de l'Esprit (1).
Ce n'est que secondairement qu'il est le monde des âmes décédées. L'âme ou l'esprit,
selon la terminologie que l'on choisit d'adopter, est l'essence immortelle qui
se trouve en l'homme et qui l'anime. Or, explique 'Abdu'l-Baha, l'âme ne se
trouve pas dans le corps, car l'âme est sanctifiée des notions de lieu et d'espace
(2). Comme l'âme communique avec notre conscience
par l'intermédiaire de l'esprit (l'intellect, support de notre faculté de pensée),
et comme elle est fortement liée à notre identité, nous avons l'habitude de
penser l'âme comme étant identique à cette conscience qui se manifeste par l'intermédiaire
de notre corps physique; mais l'âme étant une réalité spirituelle, elle ne quitte
jamais le monde spirituel, et ce monde spirituel n'est autre que le Malakut.
Si maintenant nous cherchons à retracer la vie de l'âme dans le monde spirituel,
nous nous apercevons que celle-ci passe par au moins trois phases: avant la
vie terrestre, pendant la vie terrestre, et après la vie terrestre.
II.2. Le mystère de la pré-existence
Avant la vie terrestre, l'âme se trouve dans l'état que Baha'u'llah appelle
la pré-existence. L'âme étant une essence, elle est éternelle, dans la mesure
où il est permis de dire que la création est éternelle. Cependant, dire que
dans la pré-éternité l'âme existe ou n'existe pas n'est qu'une question de point
de vue. Ce qui existe dans la pré-existence ne peut pas même être considéré
comme une trace d'Être, mais consititue uniquement une capacité d'existence.
Cette forme d'Être ne constitue pas ce que, d'un point de vue purement humain,
nous appelons l'Existence, car dans la pré-existence l'âme est privée de ce
que nous sommes habitués à considérer comme les attributs essentiels de l'existence,
à savoir l'individualité, l'identité et la personnalité. Ce n'est que par le
passage dans ce monde que l'âme acquière ces trois attributs. Il est d'ailleurs
possible que ces trois termes recouvre un unique phénomène. C'est en s'individuant
(tafrid) que l'âme acquière son identité (huwiyya) et c'est sur cette identité
que la personnalité terrestre va se construire. Le passage de la pré-existence
à l'existence permet cette différenciation de l'âme qui est à l'orrigine de
la conscience active.
En aucun cas il ne faut ici comprendre que l'âme piusse avoir aucune sorte d'existence
avant la conception. Le terme "pré-existence" est particulièrement paradoxale.
Il signifie avant tout le faitque l'âme n'est pas créée à partir du néant mais
qu'elle est une émanation des mondes divin et donc, comme l'écrit Shoghi Effendi
qu'elle est "le dépositaire de l'antique et divin mystère de Dieu." (3)
La pré-existence est une non-existence qui se distingue du néant. De plus cette
non-existence a déjà la capacité de recevoir en elle le divin et c'est cette
capacité de recevoir le divin sous la forme du "Signe de Dieu" (Ayyat Allah)
qui lui permet de passer du Non-être à l'Être. L'état de pré-existence se situe
en dehors du temps et même en dehors de l'éternité, car la pré-existence ne
connait pas de notion de durée. Il s'agit d'une existence purement virtuelle
qui se distingue de l'existence potentielle. L'existence potentielle est l'existence
de l'arbre dans la graine, alors que cette existence virtuelle peut être comparée
à l'existence de la descendance d'un couple qui n'a pas encore d'enfant mais
en aura un jour. Du point de vue de l'existence consciente cette pré-existence
est comme le néant, mais sans la pré-existence, l'âme ne pourrait accéder à
l'existence. Cette existence virtuelle possède déjà toutes les potentialités
de l'Être. Pour nous faire comprendre que l'existence dans la pré-éternité est
différente du néant, Baha'u'llah nous explique que le Covenant que Dieu établi
entre les hommes et sa Manifestation le fut dans la pré-éternité. Dans cette
pré-éternité, toutes les âmes furent tirées de leur existence virtuelle pour
pouvoir adhérer au Covenant. Dans le Livre des Paroles cachées Baha'u'llah écrit:
"Ô mes amis! Souvenez-vous de ce pacte que vous avez conclu avec moi sur le
mont Paran, situé dans l'enceinte sanctifiée de Zaman. J'ai pris pour témoins
l'assemblée céleste et les habitants de la cité éternelle; je ne trouve personne
qui, aujourd'hui, soit fidèle à ce pacte. Sans aucun doute, l'orgueil et la
rébellion l'ont effacé des coeurs au point qu'il n'en reste aucune trace. Malgré
tout, sachant cela, j'attendais et je ne l'ai pas révélé" (4).
Paran est un autre nom du mont Sinaï; le mont Paran symbolise donc le lieu de
la rencontre de la Manifestation divine avec la divinité, c'est-à-dire la source
et le point le plus élevé de la révélation. Zaman signifie simplement "le Temps".
Baha'u'llah veut ici dire que toute les âmes, dans leur pré-existence, se sont
trouvées en sa présence sur le mont Paran et ont accepté à ce moment son Covenant.
Ce Covenant était un engagement sacré (5)
pris dans le lieu le plus élevé des sphères célestes, en présence de l'Assemblée
céleste, c'est-à-dire le Concours céleste (6)
qui rassemble les âmes des saints et des martyrs qui sont la source d'inspiration
de ce monde, et en présence des habitants de la cité céleste (7)
qui sont les âmes des prophètes. Dans une de ses tablettes (8),
'Abdu'l-Baha a expliqué que le Covenant dont il est ici question est le Testament
de Baha'ullah (9) que celui-ci révéla en Palestine
(10).
Cela signifie que le Covenant que Baha'u'llah déposa dans son Testament, n'est
pas d'une nature purement contractuelle comme un quelconque document juridique,
mais est en fait un lien spirituel qui existe entre la Manifestation divine
et l'âme des créatures; lien qui remonte à leur pré-existence. Bien entendu,
il ne faut pas comprendre que les âmes, dans leur pré-existence, ont véritablement
rencontré Baha'u'llah. Il s'agit d'une rencontre purement métaphorique qui signifie
qu'en venant au monde l'âme était déjà dotée de la capacité de reconnaître la
Manifestation divine. Les capacités spirituelles avec lesquelles l'âme vient
dans ce monde constituent sa pré-existence. Dans une autre parole cachée, Baha'u'llah
a également fait allusion au Covenant passé entre lui et les âmes dans la pré-existence:
"Ô mes amis! Avez-vous oublié ce véritable et resplendissant matin où, en ces
lieux sanctifiés et bénis, vous étiez tous réunis en ma présence, à l'ombre
de l'arbre de vie planté dans le très glorieux Paradis? Frappés d'une terreur
mystérieuse, vous écoutiez, tandis que j'énonçais ces trois mots les plus saints:
ô mes amis! Ne préférez pas votre volonté à la mienne, ne désirez jamais ce
que je n'ai jamais désiré pour vous, et ne m'approchez pas avec un coeur privé
de vie, souillé d'appétit et de désirs terrestres. Si seulement vous pouviez
sanctifier vos âmes, vous vous souviendriez à l'heure présente de ce lieu et
de ses alentours, et la vérité de mes paroles deviendrait évidente à chacun
de vous" (11).
"L'arbre de vie" ou "arbre d'Anisa" a ici la même signification que le mont
Paran dans la parole précédente. Là encore, il s'agit du plus haut point qu'une
âme puisse atteindre dans sa rencontre avec la Manifestation divine. 'Abdu'l-Baha
dans la même tablette que nous avons mentionnée a expliqué que l'arbre de vie
représentait Baha'ullah et le véritable et resplendissant matin la manifestation
du Bab. Le Covenant de Baha'u'llah était déjà contenu dans le Covenant du Bab.
Il s'agit d'un Covenant unique qui est le covenant qui existe entre la créature
et tous les prophètes quelqu'ils soient. Ce covenant primitif fait partie du
potentiel spirituel de l'âme humaine. 'Abdu'l-Baha a ajouté que l'expression
ces lieux sanctifiés et bénis désignait l'âme et le coeur (12)
de l'homme (13).
L'âme de l'homme ne peut avoir aucun souvenir de la pré-éternité. C'est ce qui
fait la différence entre l'âme de l'homme et l'âme des Manifestations divines;
celles-ci sont dotées d'une individualité et d'une identité avant même leur
venue dans ce monde ce qui leur permet de toujours rester en contact avec les
mondes divins (14). C'est l'absence d'individualité,
de personnalité et d'identité qui fait que la pré-existence n'est pas une forme
d'existence sui generis et qu'elle n'implique aucune conscience.
La différence de degré entre l'un et l'autre est tel, que le passage de l'un
à l'autre peut être comparé au passage du Non-être à l'Être. Pour l'homme, les
minéraux existent, mais comme ils ne sont pas dotés de la vie et de tous les
attributs de l'existence humaine, pour un homme être changé en pierre serait
équivalent à retourner au néant. Pourtant les pierres existent et cette existence
se manifeste, comme le dit 'Abdu'l-Baha, par "l'esprit minéral". Néanmoins,
les degrés qui séparent l'esprit minéral de l'esprit humain sont tels qu'on
considère que l'un est non-existant par rapport à l'autre.
Le même rapport existe entre la pré-existence et l'existence. C'est pour cela
que 'Abdu'l-Baha et Shoghi Effendi ont dit que la vraie vie de l'âme commence
avec la conception de l'embryon (15). La
pré-existence se distingue du néant par le fait qu'elle possède cette capacité
à passer un jour à l'existence et qu'elle contient dans cet état virtuel tous
les attributs de l'être et son déterminisme propre. Certains auteurs ont écrit
que la pré-existence est l'existence des choses dans la pensée de Dieu (16).
Néanmoins il n'est pas sûr qu'un tel principe soit compatible avec la pensée
de Baha'u'llah. Lui-même, et surtout 'Abdu'l-Baha, ont fait parfois allusion
au problème, mais il semble que dans les écrits baha'is les allusions à l'existence
des choses dans la pensée de Dieu doivent plutôt être comprises dans un sens
métaphorique.
Tout ce que nous venons de dire de la pré-existence n'empêche pas les baha'is
de croire que la vie de l'âme et son développement commencent avec l'embryon.
Shoghi effendi écrit:
"En ce qui concerne l'âme de l'homme, d'après les enseignements baha'is l'âme
humaine commence avec la formation de l'embryon humain, et continue à se développer
en passant par des stades d'existence infinis après sa séparation d'avec le
corps. Son évolution est donc infinie" (17).
De même que l'homme est dans l'impossibilité de comprendre la vie après la mort
(18), il est dans l'impossibilité de comprendre
la nature de l'âme. Étant dans cette incapacité de comprendre la nature de l'âme
(19), nous ne pouvons encore moins nous
représenter son origine et sa formation.
La seule chose sûre que nous trouvons dans les Écrits baha'is à ce sujet se
trouve dans les très brèves allusions à la pré-existence, que ce soit celles
de l'homme ou celles de Dieu, comme par exemple lorsque Baha'u'llah écrit dans
Les paroles cachées: "O fils de l'homme! Caché en mon être éternel (qidami dhati)
et dans l'antique éternité de mon essence (azaliyyati kaynunati) (20),
je savais mon amour pour toi, aussi t'ai-je crée. J'ai gravé en toi mon image
et je t'ai révélé ma beauté" (21)
On trouve également l'affirmation que l'âme est une émanation des mondes de
Dieu (22). Nous reviendrons dans le chapitre
XIII sur le concept d'émanation et sa signification dans les Écrits baha'is.
Cependant il est important de noter que ces Ecrits disent que l'âme humaine
est une émanation des mondes de Dieu et non de Dieu lui-même, comme l'ont cru
diverses écoles chrétiennes et musulmanes influencées par le néoplatonisme.
Mais les conditions de cette émanation restent totalement inexpliquées dans
les Écrits de Baha'u'llah, et il serait vain de vouloir aller au-delà des explications,
il est vrai très fragmentaires, déjà données. Le monde de la pré-existence restera
à jamais un mystère insondable pour l'homme.
II.3. L'âme et le monde
Le passage de la pré-existence à l'existence permet à l'âme, nous venons de
le voir, d'accéder à la vie individuelle et donc d'acquérir la conscience propre
nécessaire à sa maturation et à son progrès spirituel. Ce monde-ci est comme
le terreau dans lequel on plante la graine pour que celle-ci germe et commence
sa croissance. Pour cela, l'âme a besoin d'un véhicule provisoire qui est le
corps. La conscience qui anime le corps est un phénomène complexe qui naît de
l'interaction entre le psychisme animal de l'homme, en d'autres termes son moi
terrestre (nafs), et le moi céleste qui est l'identité propre de l'âme.
Le moi céleste, qui a son siège dans lâme, communique avec le corps grâce à
son activité intellective ('aqli) c'est-à-dire par la faculté de la raison ('aql)
qui, dit Baha'u'llah, émane de l'âme comme le rayon de la lampe, et possède
la propriété de pouvoir se refléter dans le miroir du moi (nafs). Ce rapport
de l'âme et du moi explique le rapport du monde spirituel avec le monde physique.
Rapport qui est à l'image du rapport que Dieu entretient avec sa création de
manière générale, ainsi que nous le verrons plus tard. La raison, ou faculté
intellective, est une émanation de l'âme dans le monde spirituel qui affecte
directement le moi dans le monde physique. Ceci explique pourquoi le monde sensible
(Nasut ou mulk) est construit comme un reflet spéculaire du monde spirituel,
ainsi que nous l'avons vu au chapitre précédent.
Ceci nous montre que l'expression Royaume d'Abha (Malakut-i- Abha) a tout de
même un sens beaucoup plus large que le mot Malakut lorsqu'il est défini dans
le cadre d'un système ontologique qui inclut plusieurs mondes comme le Jabarut
ou Nasut. Dans les écrits de Baha'u'llah, le mot Malakut peut prendre un sens
très large qui couvre l'ensemble des mondes spirituels.
Le couple Malakut-Nasut peut parfois exprimer la vieille dualité qu'expriment
les philosophes lorsqu'ils opposent le monde sensible au monde intelligible.
Nous en avons déjà assez dit pour montrer que cette opposition n'est, dans la
pensée baha'ie qu'apparente. En effet, dans la pensée baha'ie, la hiérarchie
des mondes sert avant tout à exprimer leur interdépendance. Le monde physique
ne peut donc être considéré comme inférieur au monde spirituel, parce que le
monde physique découle du monde spirituel et que le monde spirituel ne serait
pas parfait sans lui.
A toute réalité physique correspond une réalité spirituelle. Mais, comme nous
aurons l'occasion de le développer, ceci ne correspond en rien aux idées platoniciennes
ou à l'opposition de la forme et de la matière de la philosophie aristotélicienne.
Le lien qui existe entre l'âme et le corps est là pour nous rappeler cette interdépendance.
Le monde spirituel est un monde d'esprit. L'esprit, d'une certaine façon, est
l'essence des choses. Or, l'Esprit-saint a créé le monde pour permettre la différenciation
des différentes formes d'esprit et ouvrir la voie à une nouvelle forme d'évolution.
Comprendre la nature des liens qui unissent l'âme au corps, permet de comprendre
le lien des manifestations de l'esprit avec l'univers, car ainsi que l'explique
'Abdu'l-Baha, chaque chose créée est dotée d'une forme d'esprit. (23)
L'âme n'est pas une chose qui se surajoute au corps. Ce n'est pas la forme du
corps comme le croyait Saint Thomas. On ne peut pas non plus dire que l'âme
est pure pensée comme l'a dit Descartes. L'âme, d'après 'Abdu'l-Baha, est plutôt
comme un principe de vie, un gemme qui se situe au coeur de l'Être. Elle est
une réalité cachée dont l'existence ne se manifeste qu'obscurément. Nos pensées
et notre vie psychique ne sont pas les manifestations de l'âme, bien que l'âme
ait les moyens de les influencer. Tant que l'âme est liée au corps, elle ne
peut pas déployer ses capacités. Elle est encore dans un stade de formation,
de gestation et d'éducation qui est précisément la raison d'être de notre vie
terrestre. Dans ce sens, on peut dire que l'existence de l'âme dépend de l'existence
du monde, mais dans un autre sens on peut montrer que ce monde n'existerait
pas sans le monde spirituel. L'âme est donc le lien qui lie les deux mondes
l'un à l'autre.
Il y aurait beaucoup à écrire à ce sujet mais cela risquerait de nous conduire
hors de notre propos. Il existe beaucoup d'Écrits de Baha'u'llah sur la nature
de l'âme et sur la vie après la mort, mais l'âme ne nous intéresse ici que dans
la mesure où elle est un signe du monde spirituel. Par ailleurs, traiter du
rapport de l'âme avec les deux mondes immanquablement soulèverait de nombreuses
questions épistémologiques et noétiques qui pour être convenablement résolues
supposeraient un exposé complet de la métaphysique de Baha'u'llah. Parmi ces
questions, il faudrait se demander comment l'âme connaît les réalités spirituelles
et si elle peut partager cette connaissance avec notre conscience, ou bien,
ce qui est un problème distinct, comment notre conscience, c'est-à-dire notre
psyché mortelle, peut s'approcher des réalités spirituelles. Toutes les philosophies
ont buté sur ces questions. Tenter de les résoudre serait prématuré tant que
nous n'avons pas établi la nature des réalités spirituelles. C'est ce que nous
nous efforçerons de faire dans la dernière partie de ce livre.
II.4. Les trois sphères du Malakut
Les mondes infinis dont il est question dans les Écrits de Baha'u'llah font-ils
partie du Royaume d'Abha et du Malakut? D'une part, il existe dans le Malakut
trois dimensions différentes, qui sont la dimension de la pré-existence des
âmes, la dimension de l'existence terrestre, et la dimension des âmes; c'est
à ce monde des âmes que se rapporte le qualificatif de Royaume d'Abha. D'autre
part, le Royaume d'Abha englobe lui-même dans ses limites des mondes en nombre
infini; mondes qui correspondent aux degrés de perfectibilité de l'âme.
On peut ici s'interroger sur le fait de savoir si les mondes qui sont inclus
dans le Royaume d'Abha sont radicalement différents les uns des autres à l'image
du monde sensible et du monde spirituel. A l'examen des textes il est probable
qu'il faille conclure que les différences qui caractérisent ces mondes sont
de même nature que celles qui caractérisent les mondes de la Tablette de toutes
les nourritures. Pour employer une image, on pourrait dire que ces mondes sont
caractérisés par des intensités différentes, mais que la variation d'intensité
de l'un à l'autre est progressive et continue.
On pourrait se demander d'ailleurs, si les différents mondes dont il est question
dans le texte que nous venons de voir ne correspondent pas aux "stations" (maqamat)
et "degrés" (rutbat) dont parlent d'autres textes. A moins que dans chaque monde
il existe aussi des stations et des degrés.
Nous avons vu que le Malakut, en tant que monde des âmes est un monde hiérarchisé.
Baha'u'llah exprime cette hiérarchie par ce qu'il appelle la "station" (maqam).
Toutes les âmes ont une station dans ce monde et dans l'autre. Notre station
personnelle dépend de deux choses: des potentialités spirituelles dont notre
âme a été dotée par le décret divin, et de nos efforts pour actualiser ces potentialités.
La nature du Malakut étant spirituelle, les âmes dans l'autre monde vivent en
fonction de la spiritualité qu'elles ont acquise dans ce monde-ci. C'est le
niveau de la spiritualité qui détermine la station. Baha'u'llah nous dit cependant
que cela ne veut pas dire que les âmes de différentes stations n'aient pas conscience
les unes des autres, au contraire.
De même que dans cette vie nous voyons que les individus manifestent différents
degrés d'intelligence, de même dans l'autre monde les âmes manifestent différents
degrés de spiritualité. Cette hiérarchisation n'implique aucune condamnation.
Ce n'est pas parce que nous serons parvenus à une station que nous souffrirons
de n'être pas parvenus à la station supérieure, de la même façon que dans ce
monde personne ne ressent de souffrance à être moins intelligent qu'un autre
homme. L'autre monde est uniquement dispensateur de joie.
Nous savons tous qu'il y a des hommes qui nous dépassent en intelligence, mais
cela ne crée pas un problème dans notre vie. On peut même dire que la vie sociale
serait impossible s'il n'y avait pas à la fois inégalité et diversité des différentes
formes d'intelligence. Par contre, nous pouvons souffrir si, ayant été doté
d'une certaine intelligence, nous avons failli à la cultiver et par exemple
ayant échoué à nos examens nous sommes condamnés à une vie médiocre.
De la même façon, l'âme peut éprouver du regret de ce qu'elle a failli à développer
le potentiel spirituel dont elle était dotée. La différence entre la station
(maqam) et l'état (hal), c'est que la station est définitive. Jamais aucune
âme ne peut changer de station alors qu'elle peut connaître de nombreux changements
d'états. C'est pour cela que Baha'u'llah a parfois parlé des différentes stations
comme de mondes différents. Depuis les travaux du mathématicien Cantor, nous
savons qu'il existe des infinis plus ou moins grands les uns par rapport aux
autres. Ceci en est l'illustration.
A chaque âme a été destinée une station qui correspond à un "service" (khidmat),
car la vie spirituelle dans l'autre monde est une vie de service. C'est le service
qui véritablement qualifie et différencie une station par rapport à une autre.
La nature de ce service ne peut être comprise dans ce monde. Il se peut parfois
que l'homme ait le choix entre différentes stations, comme c'est le cas pour
le martyr. Certains acceptent le martyr et vont même au-devant de lui, alors
que d'autre préfèrent l'éviter. C'est pour cela que nous parlons de destination
et non pas de prédestination. Celui qui faillit à atteindre la station pour
laquelle il a été créé se voit du même coup privé du service qui lui était destiné.
Mais il existe différentes façons de parvenir à la station destinée. Ces façons
constituent les "degrés". Même à l'intérieur d'une station, lâme peut toujours
s'élever de degré en degré.
II.5. Le levain qui fait lever le monde
Un autre aspect du Royaume d'Abha est qu'il abrite l'âme des prophètes et des
élus. En fait, plutôt que de le considérer comme une succession hiérarchisée
des mondes, on peut comprendre le Royaume d'Abha comme une succession hiérarchisée
d'âmes, avec au sommet l'âme des prophètes, puis l'âme des martyrs et des saints,
et à leur suite les autres âmes en fonction de leur station et de leur mérite.
Certains textes insistent sur l'influence que les âmes du Royaume d'Abha peuvent
exercer sur le monde. Baha'u'llah écrit:
"De la lumière qui rayonne de l'âme des prophètes dépendent le progrès du monde
et l'avancement de ses peuples. Ils sont le levain qui fait lever le monde de
l'Être et ils constituent les forces animatrices grâce auxquelles se manifestent
les arts et toutes les merveilles de ce monde. C'est par eux que les nuages
déversent leur eau bienfaisante et que la terre donne ses fruits. Car toutes
choses ont une cause, une puissance qui les suscite, un principe qui les anime.
Ce sont donc ces âmes, ces symboles d'abnégation qui ont toujours donné et continueront
de donner l'impulsion suprême au monde de l'être" (24).
Cette faculté n'est pas réservée à la seule âme des prophètes. Toutes les âmes
des justes exercent une influence sur ce monde ainsi que Baha'u'llah l'écrit
dans une autre tablette:
"L'âme qui est restée fidèle à la Cause de Dieu, qui s'est tenue ferme dans
son sentier, sans en dévier jamais, possèdera après son ascension un pouvoir
tel que tous les mondes créés par le Tout-puissant en bénéficieront. Une telle
âme fournit, par ordre du Roi idéal et de l'Educateur divin le pur levain qui
fait se lever le monde de l'être, et crée la puissance par laquelle se produisent
tous les arts et toutes les merveilles du monde. Considère combien, pour lever,
la farine a besoin de levain. Ces âmes, véritables symboles de renoncement,
sont le levain du Monde" (25).
Notes
(1) 'Abu'l-Baha, Les Leçons de Saint Jean
d'Acre, Ch. LXII, p. 246: "...la vie du Royaume c'est la vie de l'Esprit...".
(2) ibid., p. 246.
(3) Shoghi Effendi écrit: "Concernant votre
question concernant le passage des "Sept Vallées" qui se réfère à la pré-existence,
cela ne suppose en aucun cas l'existence de l'âme individuelle avant la conception.
Le mot n'a pas été traduit de manière absolument adéquate et ce qu'il signifie
est que l'âme de l'homme est le dépositaire de l'antique et divin mystère de
Dieu". (D'après une lettre de Shoghi Effendi en date du 5 Janvier 1948 pûblié
dans Lights of Guidance, p. 375, n°1012.)
(4) Les Paroles cachées, deuxième partie en
persan, n°71, p. 57, trad. Lucienne Migette, Bruxelles, 1988.
(5) Ce passage n'est pas sans évoquer le récit
du Coran où Dieu aurait tiré du néant toutes les âmes et leur aurait demandé
de le reconnaître comme souverain de l'univers en leurs posant la question:
"Ne suis-je pas votre Seigneur?".
(6) En persan: Mala-i-a'la
(7) En persan: Ashab-i mada'in-i baqa
(8) cf. Asraru'l-Athar, tome V, p. 39.
(9) Le testament de Baha'u'llah est également
appelé "Le Livre de mon Covenant" (Kitab-i-'Ahdi). cf. Foi Mondiale Baha'ie,
2e édition, Bruxelles,1968p. 369-375.
(10) cf. Shoghi Effendi, Dieu passe près
de nous, pp.295-299 et Hassan Balyuzi, Baha'u'llah King of Glory, pp. 420-425.
(11) Les Paroles cachées, deuxième partie
en persan, n°19, p. 36.
(12) En persan: Jan-u-dil, termes moins
précis et a contenu plus poétique que métaphysique que la terminologie arabe
qu'utilise habituellement Baha'u'llah
(13) cf. Asraru'l-Athar, tome V, p. 39.
(14) cf. Lights of Guidance, 1983, p. 375,
n°1012.
(15) ibid., p. 413, n°1128.
(16) C'est la position de Ali-Murad Davudi
dans son livre Uluhiyyat va Mazhariyyat.
(17) D'après une lettre de Shoghi Effendi
adressée à un croyant individuel et datée du 31 décembre 1937; citée par Helen
Hornby, in Lights of Guidance, 2e éd., New Dehli, 1988, p. 204. (traduction
de l'auteur).
(18) cf.Helen Hornby Lights of Guidance,
p. 209. Dans une letre écrite de la part de Shoghi Effendi par son secrétaire,
en date du 19 janvier 1942, on lit: "Le Gardien pense que, bien qu'il n'y ait
pas de mal à spéculer sur ces sujets abstraits (la nature de la vie après la
mort), on ne doit pas leur accorder trop d'importance. La science elle-même
est loin d'avoir résolu la question de la nature de la matière, et nous ne pouvons
pas, dans ce monde physique appréhender le monde spirituel autrement que de
manière fragmentaire et inadéquate" (trad. de l'auteur).
(19) cf. Extraits des Ecrits de Baha'u'llah:
n°LXXXI, p. 145: "La nature de l'âme après la mort ne pourra jamais être décrite
et il n'est ni opportun, ni permis de révéler son véritable caractère aux yeux
des hommes".
(20) L'expression arabe signifie littéralement
"la pré-existence de mon être". Kaynuna est un terme qui désigne "l'être" de
Dieu par opposition à wujud qui désigne l'Être (esse) ou l'existence des créatures.
Le mot est d'origine syriaque et signifie également "nature" au sens où on peut
parler des deux "natures" du Christ. Il pourrait être utile de réintroduire
ce terme de "nature" dans nos traductions comme dans ce cas: "Caché...dans l'éternité
de ma nature...". La pré-existence de Dieu signifie le temps où Dieu existait
avant d'être créateur. Comme Dieu a toujours été créateur, il s'agit d'une antériorité
purement ontologique qui correspond au "Trésor caché" et à "l'Identité non manifestée"
(gayb-i-huvviyyih). C'est une des citations sur lesquelles s'appuient ceux qui
croient que tous les êtres ont d'abord existé dans la pensée Dieu.
(21) Paroles Cachées n°3, p. 10, texte arabe
in Majmu'iy-i Alwah-i mubarakih, (sans date d'édition), p.18.
(22) cf. Adib Taherzadeh, The Covenant of
Baha'u'llah, Oxford 1992, p. 6, 7, et 10.
(23) 'Abdu'l-Baha, Les Leçons de Saint Jean
d'Acre, Ch. XXXVI, p. 149-151.
(24) E.E.B., LXXXI, p. 146.
(25) E.E.B., LXXXII, p. 150. Sur le même
thème cf. Ma'idiy-i-Asimani, tome IV, p. 20.