Archéologie du royaume de dieu
Par Jean-Marc Lepain


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Chapitre III - Les origines araméennes de la nomenclature des mondes divins

III.1. Le Malakut dans le Coran

Parmi les termes de la nomenclature des mondes divins que nous venons de voir, un seul d'entre eux, Malakut est d'origine coranique. Les autres termes sont des créations ultérieures dont le cheminement est particulièrement instructif.

Le Coran possède quatre références au Malakut. Ce mot, dans son sens coranique, semble avoir deux acceptions relativement proches l'une de l'autre. La première acceptation est celle de souveraineté et de pouvoir.

Dans la Sourate des Croyants, on lit cette injonction adressée aux incroyants: "Demande-leur entre les mains de qui se trouve la souveraineté (Malakut) sur toutes choses" (1).

Dans la Sourate de Ya Sin on trouve un verset très proche du premier: "Loué soit celui entre les mains duquel se trouve la souveraineté (Malakut) sur toutes choses; à lui vous retournerez" (2).

Comme on le voit il n'est pas spécifiquement fait allusion à un monde divin. La seconde acception du mot que l'on trouve dans le Coran est celle de "Royaume" et plus particulièrement de "Royaume des cieux et de la terre", comme dans la Sourate du Bétail où il est dit "Ainsi nous fîmes voir à Abraham le Royaume des cieux et de la terre afin qu'il soit de ceux qui sont pénétrés de certitude." (3).

On retrouve la même expression dans un verset de la Sourate de A'raf: "Pourquoi ne contemplent-ils pas le Royaume des cieux et de la terre..." (4)

La seule indication précise que nous trouvons dans le Coran, c'est donc qu'il existe un Royaume des cieux et de la terre sur la nature duquel nous ne sommes pas particulièrement renseignés. En rapprochant les versets entre eux, on comprend cependant que ce Royaume se définit comme l'empire sur lequel Dieu exerce sa souveraineté; empire qui comprend à la fois le monde physique et le monde spirituel, et en fait tout ce qui a été créé (kullu shay, toutes choses). Le Malakut, au sens coranique, n'est donc pas un royaume distinct de ce monde; au contraire, le monde physique se trouve clairement inclus dans ses limites.

Il est difficile de voir dans les quatre versets cités matière à enflammer les imaginations. D'où est donc venu le succès du terme Malakut?

Il est probable que si le mot Malakùt a tellement attiré l'attention des premiers musulmans, c'est que le mot apparaît étranger à la langue arabe, et donc accompagné d'un parfum de mystère. Le mot n'est visiblement pas arabe, car l'arabe ne possède pas de suffixe en "ut". Par contre, le terme n'offrait pas de difficulté sémantique. Son sens apparaît clairement dans la racine trilitère MLK qui est commune à la plupart des langues sémitiques, et que l'on retrouve aussi bien en amharique, en yéménite, en chaldéen, en sumérien, en hébreu, en syriaque, et en araméen qu'en arabe. La racine MLK renvoit à l'idée de possession et de souveraineté. On la retrouve dans l'arabe malik (roi), mamlaka (royaume) et mulk (domaine).
En éthiopien le mot malakôt sert à désigner la divinité, car cette langue a perdu la racine sémitique 'LH. C'est ce qui fait dire à certains linguistes, à vrai dire, peu nombreux, que l'utilisation coranique du malakut serait venue par cette voie. Les langues sémitiques sont si proches les unes des autres qu'il y a entre elles de nombreux phénomènes de contamination sémantique. Cependant l'existence de formes très proches d'une langue à l'autre n'implique pas forcément un phénomène d'emprunt. Le malkûtô syriaque n'a eu aucune influence sur notre malakut en dépit d'une très grande proximité linguistique, géographique, culturelle et chronologique avec la langue arabe.

Des recherches déjà anciennes ont permis de montrer que le terme Malakut a été emprunté à l'araméen, comme un grand nombre d'autres termes coraniques. On sait qu'au VIIe, siècle le dialecte arabe de la Mecque qui servit à rédiger le Coran était une langue qui ne possédait pas de littérature écrite, à l'exception de quelques inscriptions épigraphiques, et dont la littérature orale se composait uniquement de poèmes appartenant pour la plupart au genre épique. Ceci explique que tous les termes du Coran ayant un contenu religieux significatif aient été empruntés à d'autres langues possédant une culture religieuse plus développée. Ces emprunts ont été essentiellement faits à l'hébreu (malak pour ange par exemple), à l'araméen (Malakut, tabut), au grec (barzakh), au pahlavi (din pour religion, sirat pour le pont qui enjambe l'enfer), etc... Dans ce contexte, il n'est donc pas étonnant que Malakut s'avère un terme araméen.

On pourrait s'interroger sur les raisons que pouvait avoir le prophète Muhammad d'employer un terme étranger alors qu'il devait disposer en dialecte mecquois de mots équivalents. La réponse est peut-être que ces termes arabes lui paraîssaient trop concrets et trop prosaïques, trop marqués par la vie quotidienne ou trop chargés de valeurs culturelles anciennes liées elles-mêmes à la conception arabo-sémitique de la souveraineté. Le recours à un terme étranger permettait d'intellectualiser et de spiritualiser le concept en insistant sur le caractère essentiellement abstrait de la souveraineté divine ainsi que sur la nature spirituelle du Royaume de Dieu. C'est certainement ce caractère abstrait qui a fait la fortune du mot.

Il est difficile de savoir comment ce terme araméen a pu pénétrer dans la langue coranique. Le mot ne paraît d'ailleurs pas avoir été d'un usage très fréquent en araméen. On n'en trouve la trace que dans quelques Targûm du judaïsme tardif où l'on parle de la Malakûta (souveraineté) de Dieu, et on peut penser que c'est probablement Jésus, et à sa suite les premiers chrétiens qui ont popularisé l'expression. L'hébreu, qui utilise lui-même le terme, a dû le réemprunter à l'araméen et utilisait normalement en ses lieux et places le mot Mamlâka. Néanmoins, le fait que les sources soient rares, n'empêche pas qu'il ait pu exister une tradition orale plus développée qui ait déjà élevé le Malkût araméen au rang d'un véritable Royaume spirituel, et qui peut-être même en avait déjà fait un Royaume des puissances angéliques. Nous verrons qu'il existe de nombreux indices dans ce sens. Il est donc probable que l'intérêt de l'introduction de ce mot dans la langue coranique résidait moins dans la virginité sémantique du terme qui aurait permis de développer une conception autonome de la souveraineté divine, que dans l'écho qu'il éveillait en lançant un pont entre la tradition judaïque ancienne et la tradition coranique naissante.


III.2. Le Royaume de la tradition judaïque

On peut penser qu' entre le IIe siècle avant notre ère et le VIe siècle s'est formée une conception du Malkût judaïque comme Royaume de la souveraineté divine (5) et qui à Malkût a été associé le Gabrût ou Gebura (6), peut-être pas comme royaume ou monde indépendant, mais probablement comme attribut particulier du Malakut. A priori, souveraineté et puissance sont deux concepts complémentaires. Ils est plus probable d'imaginer qu'ils se sont développés ensemble pour acquérir peu à peu une existence autonome que d'imaginer le contraire. Pour des raisons difficiles à préciser, mais finalement peut-être conformes à la tradition judaïque la plus ancienne, le Coran n'aurait retenu que le Malkût, considérant probablement que le concept se suffisait pleinement et incluait déjà en lui-même l'idée de puissance de la Gebura.

Jabarut a également été emprunté à l'araméen, mais par des voies différentes, car on n'en trouve pas de trace dans le Coran, bien que le mot paraîsse très tôt dans la langue des mystiques musulmans. Il a sans doute existé un mot araméen "gêbarût" ou "gêbrût" sur lequel nous sommes peu renseignés et qui viendrait de l'hébreu gebûra.
Nous ne connaissons malheureusement pas la pensée des milieux juifs de Médine et d'Arabie pour savoir quelle idée ils se faisaient des concepts de Malkût et de Gebrût et s'ils associaient les deux termes. Il n'est d'ailleurs pas sûr que le Gebrût leur fut connu. Il est plus probable que les concepts de Malkût et de Gebrût soient demeurés vivants chez les juifs de Syrie, de Mésopotamie, voire d'Egypte, ou même chez les chrétiens qui avaient peut-être adopté des théories judaïsantes dans les domaines métaphysiques, comme le montrent certains écrits des Pères syriaques comme Ephrème et Aphraate.
Toujours est-il, que c'est dans l'un de ces foyers culturels que les mystiques musulmans, déjà en possession du Malakut par le Coran, se sont appropriés le Jabarut en le tirant du Gebrût judaïque. On n'imagine pas qu'ils eussent pu faire cet emprunt si les deux mots n'avaient pas déjà été associés par des juifs ou des chrétiens dans une théorie métaphysique ou dans un usage littéraire ou exégétique qui ne nous a pas été transmis. Probablement devait-il exister un embryon de système ou pour le moins une association sémantique sur lequel les mystiques musulmans ont construit leur développement ultérieur. Peut-être sommes-nous en présence d'une trace d'un enseignement ésotérique judéo-chrétien qui ne nous aurait pas été transmis par ailleurs.

Certains auteurs musulmans, dont Ghazali, soutiennent que non seulement le Coran connaissait le Malakut, mais que le prophète était bien informé de l'existence du Jabarut et que cette conception s'inscrivait déjà dans une tripartition du monde qui associait le monde physique "Mulk" aux deux mondes précédents. Ils s'appuient pour cela sur un "dit" du prophète (hadith) où celui-ci aurait déclaré "Loué soit Dieu qui régente le monde physique (Mulk) et le Royaume spirituel (Malakut) et qui demeure dans sa singularité par la grandeur et la puissance (Jabarut)" (7).
Néanmoins, les sources de ce hadith sont très douteuses et le fait de voir ici réunie en un système la triade Mulk-Malakut-Jabarut chère à Ghazali paraît plus refléter la pensée musulmane du Xe siècle que la doctrine coranique. Nombreux furent les hadith qui furent ainsi forgés à cette époque pour soutenir des développements théoriques récents.

Le hadith que nous venons de cité est probablement apocryphe, mais il a l'avantage de montrer qu'à l'époque probablement très ancienne où il a été forgé, 'izza et jabarut étaient ressentis comme des termes très proches, probablement synonymes. Or ceci n'est possible que si la conscience de l'hébreu gebûra reste sous-jacente au jabarut et n'est pas totalement perdue.

Le mot jabarut n'a pas en arabe la même transparence que Malakut. La racine JBR a en arabe des sens multiples. Elle a à la fois le sens de "être restauré" et de "forces". Le verbe jabara veut dire à la fois "remettre les os en place", "remettre sur pied", "restaurer dans son état primitif", et"forcer", "obliger", voire "consoler". Jabr désigne aussi bien l'action de remettre des os en place que "la force", "la coercition", le "pouvoir". Si donc l'idée de puissance existe dans la racine ce n'est que dans un sens très limité. Il s'agit du pouvoir d'obliger quelque chose ou quelqu'un à faire la volonté d'un autre. Jabr a fini par désigner le destin et la prédestination. Autant dire que pour une oreille arabe le sens de "Jabarut" n'était pas facile à saisir à travers la polysémie de sa racine. Pour lui prêter le sens très particulier de "puissance" il fallait bien d'une certaine manière avoir gardé la conscience du gebûra hébreu ou du gebrût araméen.

Il paraît difficile de s'avancer ici plus loin dans nos conjectures tant qu'on ne trouvera pas des écrits hébreux ou araméens qui pourront nous éclairer. Il n'est pas impossible qu'une étude des targum araméens (8) puisse s'avérer fructueuse puisqu'on sait déjà que nos deux concepts s'y trouvent. On pourrait également faire des recherches dans les manuscrits de Qumrân et dans la pensée essénienne. Enfin, il n'est pas impossible que le Talmud de Babylone puisse livrer quelque chose. Mais ces recherches ne pourront être entreprises que par des spécialistes.

Sans pour le moment entrer dans les recherches approfondies de la pensée judaïque, deux voies au moins s'ouvrent à nous pour préciser le rapport que Malakut et le Jabarut entretiennent avec ces précédents avatars. La première voie est celle de l'étude de textes chrétiens, et en particulier des Évangiles, qui offrent l'avantage d'avoir fixé la pensée judaïque à une date bien précise, la seconde se trouve dans le Talmud et la Cabale.

Lorsqu'on se réfère au Malkût dans sa version araméenne ou hébreu, on retourne toujours à l'idée de Royaume et de royauté. Or, cette idée de "Règne" ou "Royaume de Dieu" est peu familière au judaïsme vétérotestamentaire, il s'agit, comme nous l'avons dit, d'un développement de la pensée juive qui a commencé au IIeme ou Ier siècle avant notre ère, à une époque où la tension entre royaume terrestre et royaume céleste se durcit. Si le concept de Royaume céleste est inconnu des prophètes, l'idée de royauté divine est au contraire familière au texte vétérotestamentaire. Le Seigneur est roi (melek) d'Israël et Israël est son héritage (nahalâh). De cette position, il s'élève progressivement à une royauté éternelle sur tout l'univers (9). Cette royauté est à la fois terrestre (10) et céleste (11).


III.3. Le Royaume des Cieux dans les Évangiles

Dans le Christianisme le thème disparaît parce que la royauté est transférée de Dieu au Christ. Cependant les Évangiles parlent abondamment du "Royaume des Cieux" dans un contexte qui ne laisse aucun doute sur le fait que l'expression devait être d'emploi courant au temps de Jésus de manière à être compris par tous, même si l'Évangile lui donne un sens nouveau. En fait, il semble que le mot "ciel" n'était pour les juifs de cette époque qu'un substitut au mot Dieu qu'il était interdit de prononcer. "Royaume des cieux" veut donc dire "Royaume de Dieu", et on ne distingue pas alors le royaume céleste du royaume terrestre, car, comme dans le Coran, la souveraineté de Dieu (mamlaka) englobe à la fois la terre et les cieux. Il faut ici préciser que les cieux dont il était question étaient très abstraits, car l'habitude d'y placer le paradis n'était pas encore prise et le judaïsme orthodoxe n'admettait pas l'existence des anges ou d'autres créatures spirituelles.

Dans l'Évangile, le Royaume de cieux devient tout autre chose que cette simple métaphore servant à désigner la toute-puissance divine. Le royaume de l'Évangile est au croisement de plusieurs dimensions. D'une part, il englobera un jour la terre et semble avoir une dimension matérielle. Ainsi Jésus dit: "En vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront pas avant de voir le règne de Dieu venu avec puissance". On peut d'ailleurs se demander si la puissance dont il est ici question n'est pas le gebrût qui accompagne le Malkût (12).

D'autre part, ce royaume se situe dans un au-delà difficile à préciser et qui ne se confond pas totalement avec un au-delà de l'âme. Si d'un côté Jésus invite le bon larron à siéger avec lui à la droite de son père, il déclare ailleurs: "En vérité, je vous le déclare, jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu'aux jours où j'en boirai, à nouveau, dans le Royaume de Dieu" (13). Il est difficile de préciser ici si ce "fruit de la vigne nouveau" est matériel ou spirituel.

Dans d'autres passages, le Royaume semble être une réalité de l'après-vie situé au-delà du monde matériel. Ainsi quand il est dit: "Il y aura les grincements de dents, quand vous verrez Abraham, Isaac et Jacob, ainsi que tous les prophètes dans le Royaume de Dieu, et vous jeter dehors. Alors il en viendra du levant et du couchant, du nord et du midi, pour prendre place au festin dans le Royaume de Dieu" (14).

Le Royaume de Dieu ressemble ici beaucoup au Malakut-i-Abha de Baha'u'llah peuplé par le "Concours céleste" également constitué de l'âme des prophètes et des élus.

Enfin, le royaume évangélique a une forte dimension eschatologique. Il est d'abord annoncé par Jean-Baptiste (15), puis par Jésus (16), qui demande à ses apôtres de l'annoncer à leur tour. Il doit se développer systématiquement (17), mais il sera consommé seulement à la fin des temps (18), lors de la moisson (19), à la parousie (20), afin de s'achever dans une Royauté céleste de l'au-delà (21). Il doit grandir par lui-même (22) et il ne sera l'apanage que de quelques uns qui forment "le petit troupeau" (23). Si le Royaume commence dans ce monde, il ne trouve son achèvement que dans un ailleurs spirituel, une autre dimension de la réalité qui devait être difficile à cerner pour les juifs qui entendaient Jésus prêcher.

Les Évangiles ayant été rédigés en grec, il est difficile de se faire une idée du vocabulaire araméen employé par Jésus. A cet égard, ce n'est sans doute pas un hasard si les références au Royaume sont les plus nombreuses chez Matthieu qui est celui des évangélistes le plus proche de la pensée rabbinique au point où on a pu soupçonner que son Évangile avait été rédigé en grec à partir d'une première version en araméen ou en hébreu.

La proclamation du Royaume forme bien le coeur du message évangélique. Tout le chapitre 13 de Matthieu lui est consacré. Il est comme le grain qu'on sème (51), ou comme un grain de moutarde (24). Il est comme un trésor ou des perles fines (25) ou comme un filet (26). C'est le levain qui fait lever la pâte (27).

Tout homme est donc appelé au Royaume et chacun peut avoir la chance d'y entrer. Pour cela Matthieu nous donne le secret: "On n'entre dans le Royaume des cieux non pas par la prière, mais en faisant la volonté du Père" (28), et la volonté du Père c'est l'amour du prochain, la charité et le pardon, comme nous le dit la parabole du débiteur sans pitié (29). Il faut être pauvre de coeur ou pauvre d'esprit (30) et devenir comme les enfants (31).

Il y aura beaucoup d'appelés et peu d'élus. Cela sera plus facile à un chameau de passer par le chas d'une aiguille qu'à un riche d'y entrer (32) et les scribes et les pharisiens en barrent l'entrée (33).

D'autres aspects du royaume sont plus mystérieux. Il est déjà en nous ou parmi nous (34), car ce ne sera pas un fait observable. Il est mystérieux et semble déjà à l'oeuvre dans le monde terrestre.

Si les paroles de Jésus sont parfois peu claires et en apparente contradiction c'est, pour une part, que le royaume évangélique recèle une dimension spirituelle et métaphysique difficile à appréhender par le langage et difficile à comprendre pour des interlocuteurs peu rompus aux subtilités rabbiniques. Mais d'autre part, il ne faut pas oublier que les juifs de l'époque attendaient un Messie qui serait un chef militaire et qui viendrait instaurer un royaume bien terrestre dont il ceindrait lui-même la couronne.

Au terme de cette première enquête nous pouvons maintenant conclure que le Royaume d'Abha (Malakut-i-Abha) des Écrits baha'is et le Royaume évangélique sont bien une unique et même réalité. Par contre le Malakut coranique n'a que peu de rapport avec l'un et l'autre. Il semble se référer à un état bien plus archaïque de la pensée judaïque et rabbinique. Le Coran, qui est bien informé de la tradition vétérotestamentaire d'une manière générale, a sur ce point totalement ignoré la tradition chrétienne. L'examen de l'Évangile nous apprend seulement que les termes "Royaume de Dieu" ou "Royaume des cieux" étaient des termes d'usage courant en araméen au premier siècle.
Il est intéressant de voir qu'en empruntant l'expression, le Coran a tenu à ajouter la souveraineté de Dieu sur la terre (al-samawat wa'l-ard); ainsi une certaine bipolarité a été créée qui va favoriser l'éclatement du monde en un univers physique et un univers spirituel. Cela sera l'apport majeur de la pensée musulmane par rapport au judaïsme qui ne paraît pas encore avoir une idée très claire de l'antinomie de ces deux dimensions.

Il est néanmoins frappant de constater ici qu'en ce qui concerne la conception du Malakut, Baha'u'llah se situe plus près de la révélation évangélique que de la conception coranique ou islamique. Dans la tradition baha'ie comme dans la tradition chrétienne, le Royaume c'est d'abord l'accomplissement de la volonté divine. La perspective eschatologique du christianisme est simplement remplacée dans la pensée baha'ie par la volonté déclarée de construire une nouvelle civilisation qui assure le bien-être futur de l'homme et son épanouissement et qui en quelque sorte fasse descendre la Jérusalem céleste sur terre d'une manière qui s'insère tout à fait dans la perspective de l'eschatologie chrétienne.

L'avènement du royaume du Christ se confond avec la proclamation de Baha'u'llah qui marque le début de ce processus. D'un côté, il y a un Royaume bien concret qui a été prophétisé par tous les prophètes du passé et qui doit s'incarner dans le nouvel Ordre du monde. De l'autre, il y a le Royaume spirituel. Or, à ce propos, les écrits de Baha'u'llah éclairent certainement d'un jour nouveau l'enseignement du Christ. Avoir compris le fait que le Royaume d'Abha inclut à la fois le monde spirituel et le monde d'ici-bas, sans qu'il n'y ait de frontières infranchissables, nous aide à concevoir comment le Royaume du Christ peut être à la fois de ce monde et de l'autre.

C'est dès ce monde qu'on entre dans le Royaume, en faisant la volonté du Père, disait le Christ; en travaillant au plan de Dieu, dirait Baha'u'llah. Les âmes du royaume, qu'elles soient de ce monde ou non, sont le sel de la terre, et la cause d'avancement de l'humanité. C'est parce que le travail d'enseignement est le plus important que le royaume est comme un filet qui attrape les âmes qui ont la capacité d'accepter la Cause. C'est en proclamant le royaume dès maintenant, et en appelant ses bâtisseurs à se joindre à l'ouvrage, donc en travaillant à la construction du royaume de ce monde, qu'on entre dans le Royaume de l'autre monde. Les âmes qui sont au service de la Cause sont les portes du Royaume. Elles deviennent les agents de transformation du monde.
Il est intéressant de voir Jésus et Baha'u'llah utiliser la même image et comparer les âmes qui acceptent la nouvelle révélation au levain qui fait se lever la pâte. Enfin, comme le Royaume évangélique est présidé par Abraham, Isaac et Jacob, le Royaume d'Abha est présidé par le Concours céleste (mala-i-a'la) rassemblant les âmes des prophètes et des saints. Une comparaison systématique des deux royaumes serait aisée à faire, et produirait certainement des résultats intéressants.


III.4. Le Dixième Sefira de la Cabale

Nous avons pu saisir la réalité du Royaume juste avant et après la manifestation du Christ, et nous avons vu qu'à cette époque le concept de "Royaume" commençait à prendre une importance qui sera grandement magnifiée dans le message du Christ. On comprend pour quelles raisons le Royaume du Christ n'était pas acceptable en tant que tel par les juifs contemporains. Mais est-il possible de suivre en-dehors du Christianisme la carrière du Malkût et du Jebarût avant 622 A.D. et après 622 A.D. ? Pour ce qui est avant 622 A.D., nous avons déjà avoué partiellement notre ignorance. En fait, la question du Malkût semble disparaître complètement de la conscience judaïque pendant dix siècles, et il faudra attendre le développement d'un courant cabaliste pour en entendre à nouveau parler; ce qui prouve qu'il n'était pas complètement oublié.

Le Malkût, considéré comme royaume et souveraineté, refait son apparition dans la théologie juive par l'intermédiaire des dix sefirots de la Cabale (35). Nous ne pouvons pas entrer ici dans le problème des origines de la Cabale; celles-ci sont extrêmement confuses, comme est confuse l'élaboration de la doctrine cabaliste qui est profondément influencée à ses débuts par la philosophie arabo-musulmane et le néoplatonisme. C'est ce qui explique que les sefirots, à l'origine simples attributs de la divinité, se soient par la suite transformés en hypostases, émanations successives de l'Un éternel. La Cabale distingue en effet, Dieu dans sa singularité inaccessible à l'intelligence, l'En-sof correspondant au Hahut ou à l'essence non manifestée (huwiyya) des Écrits de Baha'u'llah, état où "l'unique primordial" n'est désigné par aucun nom, et d'autre part, Dieu saisit dans ses manifestations que sont les sefirots. Les sefirots sont donc des noms d'attributs divins tels que Sagesse, Intelligence, Amour, Beauté, Gloire ou Puissance, qui sont les différents aspects par lesquels l'Un primordial se manifeste au monde (36).

Les listes de sefirots des plus anciens cabalistes ne comportent pas Malkût, mais mentionnent par contre toujours Gebura en cinquième position. C'est dans Le Livre des Méditations (Kawwanat) de Jacob de Lunel qu'apparaît au XIIe siècle pour la première fois le terme de Malkût comme dixième sefira. Celui-ci prend la place de la Shekina (Présence divine; la sakina des Écrits de Baha'u'llah) (37) des listes antérieurs. Par la suite Juda ben Barzilaï identifiera la Gloire (Kabod) au Malkût, et Juda Halevy expliquera à son tour que Kabod, Shekina et Malkût sont trois aspects d'une même réalité (38).

Il serait ici trop long de retracer l'élaboration du concept de Malkût et de Gebura dans la pensée cabaliste. Nous nous contenterons de nous tourner vers une oeuvre de maturité, celle de Meir ibn Gabbay. Celui-ci s'exprime dans un langage nettement néoplatonicien qui remonte à Maïmonide. Pour lui, les sefirots représentent le monde de l'Émanation (atsilût) par opposition au monde de l'En-sof. De tous les sefirots, Malkût est le dixième, c'est-à-dire celui qui clôt la procession et donc le plus éloigné de la source primordiale de l'essence divine et le plus proche du monde des réalités sensibles. Ceci suffit à distinguer Malkût de tous les autres sefirots, car étant à la frontière des réalités sensibles, il en est en quelque sorte la "mère" et la cause essentielle. Ibn Gabbay, dans son Derekh 'Emûna ,décrit le Malkût comme "le point de jonction et d'unification entre les êtres inférieurs et les êtres supérieurs".
Commentant ce passage et son contexte, Roland Goetschel écrit: "Malkût est donc saisi ici en tant que réceptacle de toutes les autres entités issues de la cause des causes de même qu'en tant que nexus entre le monde d'en haut et le monde d'en bas qui permet qu'en tant que telle s'établisse une relation réciproque entre ces deux mondes" (39).

Nous ne cherchons pas à suivre les aventures et mésaventures de l'entité Malkût dans la Cabale; celles-ci furent fertiles, comment Malkût peut s'unir à la Beauté (Tif'eret) pour incarner l'union du roi et de l'épouse, ou pour, dans un bel exemple d'herméneutique spirituelle, typifier Rachel par opposition à la raison (Bina) incarnée par Léa, ou bien comment la raison (Bina) a pu engendrer les cieux typifiant la Beauté (Tif'eret) et la terre typifiant Malkût, ou comment dans un autre registre Malkût a pu représenter l'Elôhim d'en-bas créé à partir des forces des cieux et de la terre. Ce ne sont que de simples exemples de l'imagination fertile des cabalistes. La réalité protéïforme du Malkût cabalistique nous oblige à nous concentrer sur un seul de ses aspects, c'est-à-dire sa fonction médiatrice qui en fait un véritable monde intermédiaire, qui n'est pas sans rappeler certains aspects du Malkût des philosophes ishraqis et du "barzakh" (monde "intermédiaire" identifié au monde imaginal) de Shaykh Ahmad Ahsa'i.

Le Malkût de la Cabale possède certains attributs du "Monde imaginal" de Ghazali. Le Zohar considère le monde matériel comme un monde d'exil aspirant à recevoir la lumière du monde d'en-haut et à s'unir aux réalités supérieures comme l'Épouse aspire à ce que l'Époux dépose la couronne sur son front. Cette rencontre entre le monde d'en-bas et la lumière spirituelle venue d'en-haut constitue le "parachèvement du monde" qui est la manifestation de l'En-Sof et du premier sefira "Keter" (couronne), car finalement ce n'est qu'à travers ce monde que le non-manifeste et le caché peuvent se manifester. Goetschel écrit: "c'est à partir de la splendeur des luminaires qui lui sont supérieurs et qui sont la perfection du monde d'en-haut qu'ont été créées des réalités à leur image en-dessous de Malkût, ce sont là ses chars, ses palais et ses ornements" (40).

Nous voyons apparaître ici la différence, en vérité secondaire, entre le Malkût de la Cabale et le Monde imaginal. Le Monde imaginal de la tradition suhrawardienne est le monde des archétypes qui se reflètent dans le monde des réalités sensibles. Dans la Cabale, le monde des archétypes et des réalités intelligibles est repoussé au-dessus du Malkût qui sert de monde intermédiaire, comme le barzakh de la tradition ishraqie et shaykhie et le monde sensible. Les images des Lumières des mondes supérieurs descendent dans le Malkût pour s'incarner ensuite dans le monde sensible. Si le rôle du Malkût est conçu différemment de celui du Malakut, les réalités supérieures y créent bien un monde des images à l'instar du Monde imaginal de la pensée musulmane.

Le Malkût de la Cabale est également une sphère de "récapitulation". Tous les sefirots ont vocation à s'unir directement ou indirectement à Malkût. Malkût est la sphère de la lumière blanche, car la lumière blanche est l'union des lumières de toutes les autres couleurs.

Goetschel écrit:

"Ainsi Malkût se définit-elle comme le réceptacle universel susceptible de recevoir toutes les couleurs et toutes les visions supérieures, donc comme une sorte d'analogoon de la matière première des philosophes, ce qu'elle ne pourrait faire si elle possédait une couleur propre. Malkût se définit donc comme cette midda composée de tous les sefirots, et qui constituent une force générale (kôah kêlalî) par rapport à toutes les entités. Chaque sefira est apparantée et en relation avec elle... Autrement dit, Malkût n'est pas seulement le lieu où toutes les sefirots s'unissent mais celui par lequel elles opèrent cette opération" (41)

Toute la réflexion juive sur la fonction d'intermédiarité du Malkût va conduire à en élargir le sens et souligner l'importance de cet inter-monde, et aboutira finalement à le rapprocher du Malakut tel que la tradition musulmane nous l'a fait connaître.

Cela n'a pas été la moindre des surprises de constater au terme de notre enquête des convergences entre la cabale espagnole ou languedocienne du Moyen-Age avec la pensée de nombreux philosophes iraniens. Sans doute s'agit-il là encore une fois d'un de ces mystérieux phénomènes de convergence que l'on rencontre souvent dans l'histoire de la pensée humaine; convergence qui toujours ramène à Baha'u'llah, la Beauté bénie qui incarne en lui la gloire (Kabod; Baha) et la beauté (Tif'eret; Jamal) et qui manifeste la Shekina-Sakina au monde.

Le problème essentiel qu'a posé la Cabale se trouve dans la question de savoir comment Malkût pouvait être au contact de la réalité sensible sans être elle-même dégradée, et comment il était possible ne pas rendre Malkût responsable du mal qui règne sur la terre? Goetschel répond à cette question en écrivant: "La diminution de Malkût est justifiée par la nécessité de donner son autonomie à la sphère de la rigueur symbolisée par Elôhim. Cette autonomie est elle-même posée comme condition de possibilité de l'émergence et de l'existence des êtres inférieurs spécialement justes capables d'opérer les actes nécessaires en vue de relever Malkût de sa déchéance" (42).
Mais cette déchéance n'est qu'apparente. Ibn Gabbay dit que c'est comme lorsqu'on condamne la mère pour les fautes de son fils. Ceci n'implique en rien que Malkût ne fasse pas partie du monde de l'émanation (Atsitût) et qu'elle ne reçoive pas sa part de la lumière d'en haut et fasse partie du "domaine de l'unique" (reshût ha-Yahid). Néanmoins, Malkût n'est pas seulement une sphère frontière avec le monde d'en-bas et le monde d'en-haut. Il y a visiblement une influence réciproque, puisque ce sont les actions des justes qui concourent au maintien de Malkût.
Ceci n'est pas sans rappeler certaines doctrines shi'ites et plus particulièrement shaykhies. Non seulement les sefirots ne sont pas sans présenter des ressemblances avec le plérôme des quatorze immaculés, mais Shaykh Ahmad et surtout Siyyid Kazim ont insisté sur le fait qu'à tout moment doit exister dans le monde un croyant parfait qui assure la jonction entre le monde d'ici-bas et le monde spirituel, afin que l'ordre du monde soit préservé.
Cette doctrine du croyant parfait est certainement un développement de la doctrine soufi du "pôle" (qutb), qui est le Maître par excellence instruit des secrets de la gnose tel qu'il n'en existe qu'un par génération. Dans certaines écoles, le maître parfait est lui-même à la tête de toute une hiérarchie spirituelle, les nujaba (les nobles) et le nuqaba (les proches), qui sont les gardiens des sciences ésotériques, et qui en même temps assurent l'ordre du monde, car sans leur existence, permettant l'interpénétration du Malakut au monde sensible, le monde ne pourrait exister.
Ainsi le nuqabà et le nujabà deviennent les canaux par lesquels le monde sensible est irrigué par la lumière du Malakut. Comme on le voit, nous ne sommes pas loin de la problématique de Ibn Gabbay. Finalement, une fois posée l'idée que la jonction entre les mondes spirituels et le monde sensible est nécessaire, la façon la plus simple de résoudre le problème est d'imaginer qu'il existe des hommes qui appartiennent à la fois au monde spirituel et au monde sensible et qui établissent la communication entre les deux. On peut dire que toute philosophie d'inspiration néoplatonicienne arrive presque par nécessité à poser ce type de problème.
A partir du moment où on instaure une bipolarisation du cosmos spirituel partagé entre un monde intelligible (spirituel) et un monde sensible, immanquablement se pose la question des rapports entre les deux. En admettant une déchéance du monde sensible, considéré comme monde de l'imperfection et source du mal, la pensée cabaliste est plus proche de la pensée plotinienne et de la gnose des premiers siècles. La philosophie musulmane a su éviter cet écueil. Nous verrons plus loin comment Baha'u'llah résoud ce problème. La construction de ce même schéma montre qu'il est nécessaire de ménager une transition entre le monde intelligible et le monde sensible, d'où la conception d'un monde ou d'une sphère intermédiaire: le monde des idées de Platon.


III.5. Leibniz et Malcuth

On pourrait croire que le concept de Malkût est resté étranger à la culture occidentale. Grâce à la Cabale il n'en est rien. Le concept entre en contact avec la pensée européenne par l'intermédiaire de l'École platonicienne de Florence dont les membres s'intéressèrent de très près à la Cabale. C'est ce qui explique que l'on trouve des référence a Malkût (à l'époque orthographié Malcuth) à au moins trois reprises dans l'oeuvre de Leibniz.

L'intérêt de Leibniz pour les questions alchimique et cabaliste était ancien. Dès 1688 il s'était lié d'amitié avec le baron Christian Knorr von Rosenroth, célèbre cabaliste et théosophe (43). C'est probablement en 1706 que Leibniz s'intéressa de plus près à la Cabale grâce à un livre de Johan Georg Watchter intitulé Elucidarius Cabalisticus seu de Recondita Hebræorum philosophia dans lequel il affirme l'accord de Spinoza et de la Cabale. Leibniz lu le livre avec attention et rédigea même des "animadversiones", c'est-à-dire des notes en forme de commentaire plus tard publiées par Foucher de Careil sous le titre Réfutation inédite de Spinoza par Leibniz (44).
C'est de là que date l'intérêt de Leibniz pour le Malcuth (45). Dans son commentaire Leibniz s'intéresse de très près à la question du pécher d'Adam et à l'interprétation qu'en firent les Père de l'Église, ainsi qu'à la procession du Verbe. Parmi les points discutés par Wachter et commentés par Leibniz se trouve la question de savoir si la Cabale reconnaît la Trinité, notamment à travers les Sefirot de l'Arbre cabalistique et l'En-sof. (46) Selon l'interprétation de la Cabale à travers Wachter, le véritable péché d'Adam a été un pécher envers Malcuth.
En recherchant d'autres attributs à travers les sefirot secondaires et en négligeant Malcuth, figurant la cime de l'Arbre séfirotique et donc la toute puissance de Dieu, Adam n'a pas compris que Dieu gouverne tout irrésistiblement, et il a cru s'être arrogé une liberté qui, en réalité, était totalement illusoire puisque rien n'échappe à la puissance divine (47). Nous n'entrerons pas dans tous les détails des réflexions de Leibniz concernant Malcuth. Le sujet n'a ici pour nous qu'un intérêt anecdotique. Cependant, la question revêtait certainement pour Leibniz une très grande importance, car il y voit toutes sortes de conséquences pour sa propre conception de la liberté humaine, et le sujet réapparaîtra dans deux de ses oeuvres majeures, le Traité politique et l'Éthique.

Dans le Traité politique il écrit: "Mais la plupart croient que les ignorants troublent l'ordre de la nature plutôt qu'ils ne le suivent et conçoivent les hommes dans la nature comme un empire dans un empire (imperium in imperio)" (48).
Ce que veut dire Leibniz ici c'est que les hommes s'arrogent les fonction de Malcouth comme imperium, c'est-à-dire comme Royaume et comme souveraineté. L'idée devait certainement lui tenir à coeur, car on la retrouve sous une forme pratiquement identique dans l'Éthique où il écrit: "La plupart de ceux qui ont écrit sur les affects et les principes de la conduite semblent traiter non des choses naturelles qui suivent les lois générales de la Nature, mais des choses qui sont en dehors de cette Nature. Il semble même qu'ils conçoivent l'homme comme un empire dans un empire." (49)
Il est certain que si on ne sait pas qu'ici le mot imperium traduit l'hébreu Malkût et ce que signifie ce concept dans le Cabale, alors la remarque de Leibniz doit paraître particulièrement obscure, et on se demande vraiment s'il pouvait espérer être compris. Nous ne chercherons pas en entrer plus profondément dans les arcanes de la pensée leibnizienne. Au delà de l'anecdote, notre propos était simplement de montrer quel pouvoir de fascination l'idée de ce Royaume malkûtien a pu avoir sur l'histoire intellectuelle de l'humanité pour connaître une telle diffusion. Il est probable que si nous poussions plus loin nos investigations, nous trouverions des références au Malkût de la Cabale chez les auteurs les plus inattendus.



Notes

(1) Coran, XXII, 88.

(2) Coran, XXXVI, 83.

(3) Coran, VI, 75.

(4) Coran, VII, 185.

(5) Le mot Malkût en hébreu vient du verbe malaka signifiant "règner" et se trouve employer à de nombreuses reprises dans la Bible. Wilhem Gesenius a identifié trois sens principaux: le sens de "Royauté" (königtum; königswurde) comme dans 1. S. 20.31; 1R. 2.12; Ps. 457, 11 et 1 Chr 12.23, avec par exemple "la royauté de Saül". Le mot est ensuite employé dans le sens de "Royaume" (königreich), ainsi lorsqu'on parle du "Royaume de Juda" (2Chr. 11.17) ou du "Royaume des Chaldéens" (Est. 1. 11.19 et 2.17) (cf. Wilhem Gesenius, Hebraïsche und Arameïsche Handwörtebuch, 2e édition, Berlin, 1962). D'autres auteurs ont distingué un quatrième sens où Malkut désigne le règne considéré dans sa durée (1Chr. 26.31) (cf. Philippe Raymon, Dictionnaire d'Hébreux et d'Araméen biblique, p. 214). Comme on le voit, dans l'Ancien testament le mot Malkût n'a pas de sens métaphorique et ne s'applique encore qu'à la royauté politique. C'est apparemment les Essenniens qui ont donné au mot un sens plus mystique et plus métaphorique. Mais l'élaboration du concept judaïque de Royauté fut particulièrement laborieuse. Les hébreux appartenaient aux sémites nomades du désert à qui ces notions sont étrangères. L'instauration d'une monarchie qui remplace l'idéal de gouvernement des Patriarches fut surtout l'oeuvre de David. La notion de "royauté", à laquelle se rattache le concept de "Royaume" et de Malkût, est donc étrangère à la culture judaïque et doit être considérée comme un emprunt. Or, le peuple juif a connu au cours de son histoire deux grandes royautés, celle d'Egypte et celle de Mésopotamie. Il est probable que les schèmes linguistiques du concept de royauté ont été empruntés à la culture assyrienne. On note en tout cas une très étroite parenté entre l'hébreu Malkût et l'assyrien Malkûtu; mot qui était peut-être également vocalisé en Malikûtu. D'après Freidrich Delitzch, l'assyrien Malkûtu avait le sens de "principauté" (Furstenthum), au sens d'apanage d'un prince ou d'un souverain, de règne, de royauté (Herrschaft). Delitzch cite en exemple l'expression mal-kut la sha-na an, "un règne sans pareil" (von der assyr. Königsherrshaft IR 35, Nr. 1,1 Nr. 3,3.). Il cite d'autres exemples de textes comme: eli sharrâni malkut utu sharru-tu kish-shu-ta lîpu-ush et III. R. 66. Rev. 24c. : ana ma-lik-tu-tim lul-ta-ta napkher that. L'intérêt des textes assyriens est qu'ils lient la royauté au Dieu Marduk, ouvrant ainsi la voie à la spiritualisation du concept. On trouve dans le Livre de la création IV.2: Marduk a-na ma-li-ku-tum ir-ma; expression où Marduk est clairement dépeint comme un ma-lik (roi) qui a l'autorité souveraine (Eintscheidung) c'est-à-dire, le conseiller (Berather) , celui qui tranche (Entscheider) et non le prince (Bâl et Ea. K. 2107 Obv. 8). On trouve en assyrien de nombreux dérivés de la même famille comme malâku, imlik et imallik avec le sens d'expert, de conseiller (berathschalgen, beraten) et par conséquent, le terme désigne le moyen par lequel la souveraineté s'exerce (cf. Freidrich Delitzch, Assyrisches Handworterbuch, Leibzig, 1896). Il est probable que cette influence assyrienne a dû être déterminante pour l'évolution du concept de Royauté en Israël et pour sa spiritualisation tardive chez les Essenniens. Le Malakut de Al-Makki Suhrawardi et finalement de Baha'u'llah n'aurait peut-être pu voir le jour sans cet apport assyrien fondamental.

(6) La racine GBR ou JBR se trouve attestée dans de nombreuses langues sémitiques dont l'hébreu, l'assyrien, le syriaque et l'arabe. Elle dénote en hébreu et en araméen l'idée de force et de puissance. Le verbe gebar signifie "être fort", "dominer". Il s'agit d'abord de la puissance virile car le mot geber signifie aussi "homme" comme le syriaque gebr. Le terme sert dans la Genèse à qualifier les eaux du déluge (Gn. 7, 18) et dans l'Exode les ennemis d'Israël (Ex. 17, 11). Par la suite le concept se spiritualise et devient un attribut de Dieu, comme dans le nom de Gabriel. (cf. Wilhem Gesenius, Hebraïsche und Arameïsche Handworterbuch, p. 128). L'assyrien n'apporte pas ici d'éclairage car dans cette langue la racine GBR a évolué différemment et sert à marquer l'opposition. Le mot Gabrû (GAB. RI) a un premier sens de "réponse" et d'"exemple" en matière de document écrit, et un deuxième sens où il sert à qualifier une personne ou une chose qui est confrontée à un autre. (cf. Freidrich Delitzch, Assyrische Handworterbuch).

(7) Le texte arabe de ce hadith dit exactement: "Al-hamdu'llah mudabiru'l-mulk wa'l-malakut wa'l-munfaridu bi'l-'izzati wa'l-jabaruti".

(8) Les Targum sont des adaptations de la Torah en araméen qui était la langue parlée en Palestine aux environs de l'ère chrétienne. Le texte des Targum n'était pas une traduction littérale des textes vétérotestamentaires mais plutôt une adaptation libre à laquelle se mêlaient commentaires, scolies, amplifications et développements le plus souvent tirés de la tradition orale. Le mot Targum vient d'un vieux mot hittite signifiant traduction qui fut emprunté par les égyptiens. C'est par cet intermédiaire que le mot a pénétré dans les langues sémitiques, donnant targum en hébreu et tarjuma en arabe. L'arabe en a tiré la racine TRJM qui sert à composer de nombreux mots comme mutarjim (interprète; traducteur) qui a donné le français "truchement" ainsi que "drogman" ayant le même sens en passant par l'Italien drogomanno qui lui-même avait été emprunté au grec byzantin. L'histoire des mots souligne parfois certains aspects de l'unité des cultures méditerranéennes.

(9) Ps., 45, 8; 145, 13 et 146, 10

(10) Ps., 29, 3; 24.

(11) Ps., 93, 4; 29, 9.

(12) Mc. 9, 1.

(13) Mc. 14, 25.

(14) Lc. 13, 28-29 et également Mt. 8, 12; 11.

(15) Mt. 3, 2.

(16) Mt 4, 17.

(17) Mc. 4, 11; 26, 30-31.

(18) Mc. 9, 1; 14, 25.

(19) Mc. 41, 29.

(20) Mc. 13, 26; 14, 62.

(21) Mc. 9, 47; 14, 25.

(22) Mt. 13, 3-9: 18, 23; Mc. 4, 26-29.

(23) Lc. 12, 32.

(51) Mt. 13, 24; Mc. 4, 12-20; Lc. 8, 11-15

(24) Mt. 13, 31; Mc. 4, 30-32; Lc 13, 18-19.

(25) Mt. 13, 44.

(26) Mt. 13, 47.

(27) Mt 13, 33; Lc. 13, 20.

(28) Mt. 7, 21.

(29) Mt. 18, 23.

(30) Mt. 5, 3; Lc. 6, 20.

(31) Mt. 18, 1.

(32) Mt; 19, 23.

(33) Mt. 23, 13.

(34) Lc. 17, 20-21.

(35) Séfirot est le pluriel de séfira; cependant, pour nous conformer à la tradition occidentale, partout où cela n'implique pas d'ambiguïté, nous n'utiliserons pas le singulier et nous écrirons un séfirot, des séfirots.

(36) La littérature concernant la Cabale est extrèmement abondante et diverse. Nous nous contenterons ici de renvoyer le lecteur aux travaux introductifs de G. Scholem Les grands courents de la mystique juive, Paris, 1977, et Les Origines de la Kabbale, Paris, 1966. On peut également consulter avec profit N. Sed La Mystique cosmologique juive, Paris 1981.

(37) cf La Tablette du Feu. Trad. et texte arabe in The Fire tablet and Holy Mariner, Langenhain, 1985.

(38) cf.Majmu'iy-i-Munajat p. 75.

(39) Roland Goetschel, Meir ibn Gabbay, le discours de la Kabbale espagnole, p. 175.

(40) op. cit. p. 82.

(41) ibid. p. 97. Nous avons conservé le féminin pour Malkut.

(42) op. cit. p. 181.

(43) cf. G. Friedmann, Leibniz et Spinoza, Paris, 1975, p. 205.

(44) Foucher de Careil, Réfutation inédite de Spinoza par Leibniz, Paris, 1854, reproduit ensuite par le même auteur dans son livre Leibniz, Descartes et Spinoza, Paris, 1862. Le titre exacte du traité de Leibniz retrouvé par Foucher dans la bibliothèque de Hanovre est Animadversiones ad Joh; Georg. Watcheri librum de recondita Hebræorum philosophia.

(45) G. Friedmann op. cit. p. 201.

(46) ibid. p. 210.

(47) ibid. P. 211. Friedmann ne semble pas avoir compris très bien la question, faute d'une connaissance suffisante de la Cabale. L'interprétation que nous restituons ici est donc légèrement différente de la sienne.

(48) Leibniz, Traité politique, Bibliothèque des textes philosophiques, Texte, trad. et notes par S. Zac, Paris, 1968, pp. 40-41.

(49) Leibniz, L'Éthique, trad. R. Misrahi, Paris, 1990, p. 155.

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