Archéologie
du royaume de dieu
Par Jean-Marc Lepain
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Chapitre IV. Les mondes divins dans la tradition de l'Islam
Retracer l'histoire du Malakut et de la
formation du système des cinq mondes divins dans la tradition musulmane représente
une tâche énorme qui devra un jour être entreprise, mais qui exigera sans doute
de nombreuses années de recherche tant les sources sont abondantes et les problèmes
qu'elle soulève ardus. Notre but n'est ici que d'expliquer pourquoi et comment
Baha'u'llah a recueilli cet héritage.
Il faut en premier lieu se méfier des notices des encyclopédies arabes, parfois
recopiées sans esprit critique par certains orientalistes, aussi bien que des
traités mystiques tardifs qui considèrent la théorie des cinq mondes (ou présences;
hadrat)comme un dogme ou une évidence ayant toujours existé. Nous pensons au
contrair qu'elle est le produit d'une très longue évolution qui s'est faite
par phases successives et dont les origines demeureront sans doute à jamais
obscures. Ce n'est que de manière très tardive finalement que les cinq mondes
prendront la signification que lui prêtent aujourd'hui tous les glosographes.
Nous devons nous interroger sur la finalité recherchée par Baha'u'llah lorsqu'il
reprend dans la Tablette de toutes les nourritures cette cosmologie des cinq
mondes? Son intention était peut-être de flatter les penchants mystiques de
Kamalu'd-Din en évoquant des questions ésotériques qui devaient le fasciner.
Cependant, là n'est pas la question, car si Baha'u'llah récupère ainsi d'anciens
matériaux, c'est pour les transformer complètement. Bien que sa description
des mondes divins suit, dans les grandes lignes, celle de la tradition musulmane
tardive telle qu'on les trouve chez les dernières générations de penseurs ishraqis
et chez Shaykh Ahmad Ahsa'i, c'est avec des aménagements importants. Néanmoins,
là n'est pas le problème, car ce qui importe ici c'est le rôle que Baha'u'llah
fait jouer à cette cosmologie mystique dans sa métaphysique et dans son herméneutique.
Nous verrons dans les chapitres suivants que cette question ne peut être pleinement
appréciée qu'après avoir traité du problème du rapport que la pensée baha'ie
entretient avec le néoplatonisme, nous permettant ainsi de situer à la fois
les éléments communs aux deux systèmes et leurs divergences parfois profondes.
Cependant, ce travail ne peut être entrepris sans une connaissance préalable
de l'évolution de la cosmologie mystique au sein de l'Islam en général et de
la théorie des cinq présences en particulier. Cette question ne pouvant, pour
des raisons déjà exposées, être traitée de manière exhaustive, nous nous contenterons
de procéder à quelques sondages dans l'histoire de la mystique musulmane et
d'indiquer quelques directions de recherche. Nous commencerons par revenir aux
origines lexicographiques de la nomenclature des mondes divins.
IV.1. Les origines lexicographiques
de Hahut, Lahut et Nasut
Nous avons vu l'origine araméenne de Malakut et de Jabarut, et il paraîtrait
sans doute logique de conclure à la même origine pour Lahut, Hahut et Nasut.
Or, rien n'est moins sûr.
On peut rapprocher Lahut de l'araméo-hébraïque Elahût qui signifie "divinité".
Expliquer Hahut à partir d'une éthymologie araméenne est plus difficile. On
peut imaginer que le radical Hâh- puisse venir de la racine HYH qui signifie
"être" et que l'on retrouve dans le tétragramme YHWH, le nom de Dieu. Mais Nasut
résiste à toute tentative d'explication de ce genre car on ne trouve aucune
racine hébraïque pour l'expliquer. Par ailleurs, on doit constater qu'on ne
trouve aucune attestation de ces trois mots dans la littérature hébraïque ou
araméenne sous une forme permettant leur passage en syriaque ou en arabe. Pour
imaginer que ces mots aient pu passer ainsi de l'araméen en arabe, il faudrait
admettre qu'ils soient les témoins d'une tradition orale qui n'aurait laissée
aucune trace.
Les mots Lahut et Nasut, selon certains philologues, viendraient du syriaque
qui est une langue dont la morphologie est intermédiaire entre l'araméen et
l'arabe. La langue syriaque a été en son temps porteuse d'une grande culture
et a joué un grand rôle dans le développement du Christianisme oriental. De
plus, une partie substantielle de la philosophie grecque a été transmise au
monde musulman par l'intermédiaire de traductions syriaques réalisées par des
moines chrétiens. L'utilisation que nous connaissons de Lahut et Nasut en syriaque
se réfère à la définition théologique de la double nature, divine et humaine
du Christ. Lahut sert à décrire la nature divine du Christ et Nasut son humanité.
Cet usage s'est d'ailleurs transmis au monophysisme arabe qui, dans le même
contexte, a forgé les adjectifs Lahuti et Nasuti.
Cependant, même en syriaque, les termes ont une allure araméenne, ce qui permet
de penser que le syriaque aurait pu servir d'intermédiaire entre l'araméen et
l'arabe. Si cette thèse permet d'expliquer avec élégance la transmission de
l'araméen elâhût devenu alôhût ou elôhût en syriaque puis lahut en arabe, elle
pose problème pour le mot Nasut. En dépit d'une forme en apparence araméenne,
on n'en trouve pas d'attestation dans cette langue alors que le syriaque possède
bien le mot 'noshûtô dont pourrait dériver nasut. Le terme syriaque apparaît
d'ailleurs également sous la forme nôshô qui désigne l'homme au sens général
et qui, visiblement, a la même éthymologie que l'arabe nas.
La confusion s'établit lorsqu'on constate, qu'en dépit d'une forme très proche,
ce qu'on sait de l'évolution phonologique du syriaque ne permet pas de relier
'noshûtô et nôshô à une forme commune. Il est donc probable qu'un des deux termes
a dû être emprunté à une langue sémitique proche, sans doute l'araméen. Il faut
cependant être prudent car un problème identique existe en arabe où on retrouve
la racine-mère de 'nashûtô, c'est-à-dire 'NS, qui a donné le mot 'insan (l'homme
au sens général, l'humanité) et la racine NS qui a donné nas (l'homme au sens
collectif de groupe d'hommes). 'Nashûtô, comme l'indique l'alif initial muet,
a dû être formé à partir de la même racine que 'insan, sans qu'on puisse s'expliquer
l'adjonction d'un suffixe araméen au-delà de pures conjectures sur des emprunts
possibles ou des variantes dialectales.
La forme araméïsée de alôhûtô et 'nashûtô indique au moins que ces mots étaient
d'un usage savant et qu'ils ont donc dû apparaître dans un milieu de clercs.
On en trouve la trace pour la première fois dans un texte de IVe siècle sous
la plume d'Aphraate (1) où celui-ci emploie
les expressions de shem alôhûtô (nom de la divinité) et de shem malkûtô (2).
Bien sûr, retrouver ici alôhûtô en association avec malkûtô semble préfigurer
les développements des mystiques musulmans sur les mondes divins et rappelle
al-Makki et Ghazali. Malheureusement, nous n'avons ici qu'une simple présomption
et il se peut que le rapprochement soit purement fortuit. Ailleurs, on trouve
l'emploi du mot nôshô en rapport avec l'humanité du Christ dans le sermon XV
du Liber Graduum (3).
Comme on le voit, ces témoignages sont d'un point de vue philologique extrêmement
fragiles, mais cette fragilité s'explique par la rareté des sources syriaques
en général. Or les sources écrites peuvent être elles-mêmes en décalage avec
l'usage oral. On a donc imaginé que ce sont des arabes chrétiens qui ont assuré
le passage de cette terminologie du syriaque en arabe. Il est clair cependant
que ces termes s'appliquaient particulièrement bien au problème de la double
nature du Christ et on subodore une influence nestorienne. Mais il est également
possible que le développement lexicographique de ces termes dans un contexte
musulman ait réciproquement influencé l'usage des arabes chrétiens.
Ces problèmes, dont nous reparlerons à propos de Hallaj, mettent en évidence
le fait que la circulation des idées a été considérablement favorisée par la
très grande proximité des langues sémites, dont le vocabulaire repose pour l'essentiel
sur des racines communes pour lesquelles seule change la vocalisation. C'est
également ce qui explique, dans la mesure où pendant longtemps le peuple juif
fut, avec les phéniciens, un des peuples sémites porteur d'une des cultures
les plus avancées, notemment du point de vue théologique, la très grande influence
de l'hébreu sur l'arabe coranique et par la suite sur la langue des clercs musulmans.
L'adoption des mots Lahut et Nasut par l'arabe s'est trouvée grandement favorisée
par la proximité de ces mots avec des racines arabes; le syriaque étant beaucoup
plus proche de l'arabe que de l'hébreu ou de l'araméen. Dans le mot Lahut on
retrouve la racine LAH qui a donné Allah en arabe, et plus tard l'adjectif ilahi.
Dans le mot Nasut on retrouve le mot nas qui est fréquent dans le Coran et qui
signifie "les gens" au sens collectif, un groupe d'hommes, et peut servir à
désigner toute entité collective humaine.
La consonnance araméenne de Lahut et Nasut va elle-même suggérer et favoriser
le rapprochement lexical de ces termes avec le couple Malakut -Jabarut.
L'explication de Hahut est plus complexe et ne va pas dans la même direction.
Nous pensons, suivant en cela une tradition établie, que le mot se décompose
en ha-h-ut et que "ha" vient de l'arabe huwa, signifiant "Il", qui s'écrit HW;
le W étant une semi-voyelle susceptible de prendre la forme de n'importe quelle
voyelle longue telle que a, u, et i; le deuxième h n'aurait été ajouté que par
homophonie avec Lahut. Quand on connait la réticence des arabophones à introduire
toute lettre parasite dans le développement des racines, on est amené à penser
qu'une telle manipulation n'a pu qu'être l'oeuvre d'oreilles persanes et on
peut être pratiquement sûr que ce développement théorique n'a pu avoir lieu
qu'en Perse.
L'explication que nous venons de mentionner pour l'éthymologie de Hahut est
celle qui est reconnue par tous les commentateurs arabes et persans, même si
elle n'est pas sans problème au plan linguistique. On sait que, dans la tradition
mystique, qualifier Dieu en disant tout simplement de lui "Il est", -ce qui
en l'absence d'un verbe être en arabe se ramène à "huwa" ou à "huwa huwa" (Il
est Lui)- sans prêter à l'essence divine aucun attribut, constitue l'affirmation
la plus pure de l'unicité divine (tawhid). Hahut est donc un terme tout désigné
pour qualifier l'essence divine dans l'état où ses attributs sont potentiels
et non manifestés. Le caractère extrêmement sophistiqué du concept indique cependant
que le terme qu'il recouvre n'a pu être forgé qu'au terme d'une longue réflexion
philosophique, et doit donc être considéré comme très tardif.
IV.2. Le couple Lahut-Nasut chez Hallaj
Si on admet que Hahut, Lahut et Nasut ont été formés à l'image de Malakut et
Jabarut à une époque plus tardive, il faudrait pouvoir expliquer dans quel but
et comment ces mots ont été au départ associés. Or la question apparaît très
complexe en l'absence d'un inventaire exhaustif des sources et ne peut donner
lieu qu'à des conjectures. D'une première enquête, il ressort que Hahut doit
tout d'abord être écarté en raison de son apparition très tardive. On s'aperçoit
ensuite que les quatre termes qui nous restent fonctionnent par paire. Nous
avons d'une part une paire Malakut-Jabarut qui appartient à la littérature du
commentaire coranique. Nous avons ensuite une deuxième paire composée du couple
Nasut-Lahut qui appartient à la littérature mystique et qui deviendra rapidement
d'un usage très courant; beaucoup plus courant que la première paire.
De nombreux auteurs jusqu'au Xe siècle utilisent fréquemment Nasut au sens de
nature humaine et Lahut dans le sens de monde divin, opposant l'un à l'autre
alors qu'on ne trouve chez eux de référence ni au Malakut ni au Jabarut. C'est
le cas par exemple de Hallaj pour qui Lahut désigne avant tout la sphère de
l'essence divine par opposition à la sphère de la nature humaine. Lahut et Nasut
représentent également pour lui deux aspects de l'âme humaine; aspects qui sont
particulièrement mis en évidence dans l'âme du prophète qui représente l'homme
parfait par excellence, dans une lignée qui n'est pas sans rappeler Aphraate.
Lahut et Nasut représentent donc une bipolarité universelle. Leur opposition
va devenir aussi fondamentale dans la pensée musulmane que l'opposition entre
Nature et Culture dans la pensée occidentale.
A ceci nous devons ajouter que, si Hallaj connaît bien sûr le mot Malakut, il
ne le cite toujours que dans son sens coranique le plus étroit de souveraineté
divine. Jamais le terme Malakut ne prend chez lui une dimension ontologique
ou métaphysique. Il s'agit pour lui d'un attribut divin avant tout. Quant au
terme Jabarut, il semble tout simplement comme inconnu de Hallaj. Ce que nous
venons d'établir pour Hallaj peut être considéré comme vrai pour tous les auteurs
musulmans jusqu'à la fin du Xe siècle, et même pour une grande partie du XIe
siècle.
Ce qui apparaît le plus curieux dans cette évolution lexicographique au cours
des trois premiers siècles de l'Islam, c'est que le couple Lahut-Nasut s'est
formé bien avant le couple Malakut-Jabarut. Ceci affaiblit considérablement
l'hypothèse linguistique souvent admise qui explique que Lahut et Nasut se sont
formés par imitation du mot Malakut, par une sorte d'allitération.
Nous avons déjà fait allusion à l'influence syriaque et chrétienne comme une
explication plausible. Cette explication semble bien s'adapter à ce que l'on
sait de la formation des conceptions métaphysiques de Hallaj et va jouer un
grand rôle dans l'évolution de tout le soufisme postérieur. Cette évolution
va insister sur le fait que l'union de l'homme et de Dieu n'est possible que
si l'homme possède en lui quelque chose de divin. L'homme, en travaillant à
l'anéantissement de son moi propre, se remplit de Dieu, au point de se confondre
avec lui; d'où la fameuse éjaculation de Hallaj "Anna'l-Haqq!", "Je suis Dieu",
qui le conduisit au gibet. Il semble tout à fait possible que pour décrire cette
divinisation les milieux hallajiens de Syrie aient eu recours à une terminologie
chrétienne qui était alors utilisée pour décrire la double nature du Christ.
L'éventualité d'une influence chrétienne sur la pensée de Hallaj a fait couler
beaucoup d'encre, parce que tout rapprochement de ce genre, surtout s'il émane
d'orientalistes occidentaux ayant eux-mêmes, comme Massignon, leurs propres
engagements, est susceptible de donner lieu à des interprétations et peut être
soupçonné d'avoir été inspiré par un préjugé religieux. Nous pensons qu'il n'y
a pas lieu ici d'ouvrir ce procès. Massignon avait d'abord adopté le point de
vue d'une influence chrétienne en s'appuyant précisément sur l'usage hallajien
du couple Lahut-Nasut, puis il l'a rejeté, probablement pour des raisons plus
philosophiques que philologiques. Il écrit: "chez lui comme chez les ghulat,
nasut, nur, sha'sha'ani et amr sont synonymes (4)
; ce qui n'a rien de chrétien" (5).
Massignon pense donc que les concepts antinomiques de Lahut et Nasut se sont
formés dans les milieux extrémistes shi'ites (Ghulat) qui développèrent des
tendances gnostiques et tendirent à diviniser les Imams et particulièrement
'Ali. Même si cela était le cas, il faudrait alors se demander à qui, au plan
purement linguistique et lexicologique, les Ghulat ont emprunté ce vocabulaire.
Hallaj eut recours en tout cas à ce vocabulaire, soit qu'il l'ait emprunté aux
Ghulat, soit à d'autres qui probablement, devaient le tenir des chrétiens, même
si l'emprunt linguistique se fit sans aucune contamination théologique. Il demeure
que si l'adjectif lahuti pouvait servir à décrire la nature divine du Christ,
il pouvait également servir à décrire la divinisation hallajienne de l'homme.
Hallaj décrit le processus de cette divinisation dans un texte qui est particulièrement
intéressant par l'usage qu'il fait du vocabulaire:
"je suis "je", et il n'y a plus d'attribut. Je suis "je" et il n'y a plus que
qualification. Mes attributs, en effet, (séparés de ma personnalité) sont devenus
une pure nature humaine (nasutiyya); cette humanité mienne est l'anéantissement
de toutes les qualifications spirituelles (ruhaniyya) et ma qualification est
maintenant une pure nature divine (lahutiyya)." (6)
Si on s'en tient à ce texte, on s'aperçois que la pensée de Hallaj ne sort pas
du cadre de l'orthodoxie islamique, car il ne conçoit la divinisation de l'homme
qu'à travers son union avec Dieu. L'union de l'homme à Dieu ce n'est pas l'union
de l'homme à l'essence divine, mais l'union de l'homme à sa nature divine (lahutiyya).
Il est curieux de voir fréquemment Hallaj relier le monde de Nasut au monde
de l'Impératif divin (amr), concept qui deviendra par la suite un des attributs
du Malakut, et surtout du Jabarut après l'apport essentiel d''Abdu'l-Razzaq
Kashani. Pour Hallaj, Lahut et Nasut expriment une double nature de l'homme;
mais cette double nature est de caractère spirituel et non pas essentiel. Nous
sommes loin de la bipolarité sensible-intelligible que va introduire le néoplatonisme
musulman et surtout Avicenne. Pour Hallaj, nasut représente l'essence irréductible
de l'homme une fois que celui-ci est dépouillé de toutes ses "qualifications"
temporelles et éphémères.
De nasut on passe au concept de nasutiyya qui décrit précisément cette nature
à la fois spirituelle et humaine qui, une fois dépouillée de ses attributs non
essentiels, entrera dans une union transformante avec Dieu, et acquérra ainsi
une nature divine (lahutiyya). Jusqu'à ce point, Hallaj ne serait probablement
pas désavoué par Baha'u'llah. La thèse centrale de l'anthropologie baha'ie c'est
précisément l'affirmation de la nature spirituelle de l'homme, ce qu'il ne faut
pas confondre avec la nature divine du soi que prêchent certains soufis. Dans
la mystique de Baha'u'llah cette nature spirituelle de l'homme forme "le dépôt
divin" (7) c'est-à-dire sa capacité à être
le miroir de la grâce divine et d'acquérir ainsi les qualités divines en se
dépouillant de la partie terrestre de notre moi constituée par notre héritage
animal.
Pour Hallaj l'union se fait à travers le kun!, c'est-à-dire la parole créatrice
de Dieu, le fiat! biblique. Cette parole créatrice émane du Lahut qui est la
sphère de l'omnipotence créatrice.
Massignon écrit:
"Pour donner une formule théologique acceptable de ses données expérimentales,
Hallaj fait appel à toutes les ressources techniques du lexique contemporain.
Il emprunte en particulier au lexique des théologiens imamites extrémistes la
gamme de leurs expressions désignant l'action divine, lahut, nasut, ruh, en
en modifiant considérablement la portée. Lahut c'est la toute-puissance créatrice;
nasut c'est le commandement divin (amr), la parole essentielle qui déclenche
le fiat! kun! des créations divines, paroles incréées dont le langage humain
est l'image créée... Il ne s'agit plus d'une suite d'émanations, mais de la
révélation d'une certaine structure interne particulière à l'acte créateur dont
le Qur'an énumère ainsi les moments: irada, takwin, ibda (...). (8)"
La pensée de Hallaj est complexe. Il est probable qu'on ne démêlera jamais le
problème de ses sources et de ses influences. Nous manquons de sources écrites
et tout un milieu nous échappe. La seule chose que l'on puisse affirmer avec
certitude c'est la filiation étymologique du vocabulaire. On ne peut d'un revers
de main rejeter la possibilité d'une influence chrétienne. R. Arnaldez qui défend
cette thèse (9) s'appuie sur des auteurs musulmans
tels que 'Afifi dans son grand ouvrage sur le soufisme (10)
et al-Shibli (11) pour démontrer la possibilité
d'une influence nestorienne. Il écrit: "On pourrait en effet considérer la nasut
hallajienne comme l'équivalent du prosôpon d'union dans lequel s'unissent la
volonté de Dieu et la volonté de l'homme". (12)
L'évolution lexicale et sémantique a dû être longue et complexe; car avant qu'un
terme passe dans la langue écrite, il passe généralement par une phase d'acclimatation
dans la langue orale, et lorsque Hallaj emploie les mots de Lahut et Nasut,
il le fait apparemment comme si ces termes étaient déjà connus du public dans
le cadre des définitions qu'il leur prête. En fait, on ne peut exclure une superposition
d'influences multiples dans laquelle seraient entrés en concurrence des éléments
judaïques, notamment par l'araméen elahût, et des éléments chrétiens avec l'influence
des controverses christologiques de l'époque. Néanmoins, de nombreux indices
laissent penser que le substrat hébraïco-araméen n'était pas totalement perdu
et permettait des rapprochements suggestifs.
IV.3. Le système métaphysique de Al-Makki
A partir du XIe siècle, le sens du mot Malakut va commencer à évoluer et acquérir
un contenu sémantique qui se différencie du sens coranique. On en trouve la
preuve chez Avicenne (Ibn Sina; ob. 1037) où le Jabarut devient clairement le
monde des âmes célestes et le Malakut le monde des Intelligences agentes dans
le système très fortement imprégné de néoplatonisme qu'il développe. Cependant
le schéma avicennien n'est pas un schéma ontologique au sens propre comme il
le deviendra par la suite et on sent très bien que les termes coraniques ou
pseudo-coraniques ont été plaqués sur un schéma d'esprit purement hellénistique.
Si on considère la plupart des sources arabes, le fondateur véritable des premiers
systèmes onto-cosmologiques des mondes divins serait Abu-Talib al-Makki qui
a exposé sa théorie dans son ouvrage "La nourriture des coeurs" (Qut al-Qulub).
Cette tradition s'est formée visiblement à partir de Ghazali, puisque c'est
Ghazali lui-même qui dit l'avoir emprunté à Al-Makki et lui en attribue toute
la paternité. Ceci établit certainement une forte présomption, mais il est possible
également que la théorie soit née dans les milieux que Al-Makki fréquentait
et que sa contribution n'ait été que de l'exposer par écrit, ou encore il se
peut qu'il n'ait fait qu'amplifier des idées déjà existantes.
Al-Makki identifie le monde physique qu'il appelle Mulk (nous dirions Nasut)
au monde exotérique (zahir), et le monde de Malakut comme un monde caché et
invisible (batin c'est-à-dire ésotérique) qui ne peut-être perçu qu'à partir
d'une illumination intérieure dont le coeur sert de foyer. Le coeur représente
lui-même la dimension ésotérique et invisible de l'homme et l'instrument de
la connaissance mystique. Le coeur est donc la porte du Malakut, ou le siège
des réalités spirituelles dans l'homme même.
IV.4. Les mondes divins dans l'oeuvre
de Ghazali
Mais le véritable promoteur de la première théorie onto-cosmologique des mondes
divins est incontestablement Ghazali, et on peut être sûr que sans son oeuvre
jamais une théorie onto-cosmologique n'aurait pu prendre forme, en s'appuyant
en tout cas sur les éléments lexicographiques qui nous intéressent. C'est pourquoi
nous avons du mal à suivre ici Henri Corbin qui, dans son "Histoire de la Philosophie
Islamique", présente Ghazali comme un penseur marginal et sans influence dont
l'occident aurait exagéré l'importance, principalement en raison de l'influence
que Ghazali aurait eu sur la philosophie occidentale du Moyen-Age (13).
Ses contributions philosophiques ont été néanmoins véhiculées par des générations
de penseurs, et sont devenues ainsi le patrimoine commun des mystiques arabes
et persans à partir du moment où ceux-ci se sont séparés de la philosophie du
Kalam. Sans Ghazali, Suhrawardi n'aurait pu formuler sa doctrine et l'Ecole
d'Isfahan n'aurait pu voir le jour.
Le système de Ghazali est un système à trois degrés qui comprend le monde de
Mulk, le monde de Jabarut et le monde de Malakut. Il n'est pas difficile de
s'apercevoir qu'il reproduit sous cette forme les trois hypostases de la "Pseudo-Théologie
d'Aristote" qui comporte le monde de la Nature (tabi'a), le monde de l'âme (nafs)
et le monde de l'Esprit ou de l'Intelligence ('aql).
Le monde de Mulk est à la fois le monde physique, le monde de la créature (khalq)
et le monde du manifeste (shahada). Par rapport à la pensée aristotélicienne,
il est le "monde de la génération et de la corruption" ('alam al-kawn wa'l-fisad).
Le monde du Jabarut est pour Ghazali le monde de l'invisible (ghayb). Il manifeste
des attributs qui pour les auteurs postérieurs deviendront ceux du Malakut tout
en étant distinct de celui-ci, sans doute en raison du schéma d'inspiration
hellénistique qu'il adopte. C'est dans le Jabarut qu'il situe les facultés sensibles
et imaginatives de l'âme humaine. A cet égard, il est intéressant de remarquer
que le schéma onto-cosmologique de Ghazali cherche moins à expliquer comment
il est possible de passer d'une première émanation divine aux différentes sphères
de l'être, et ainsi jusqu'au monde physique, qu'à déterminer les fonctions de
l'âme par rapport à une réalité aux dimensions multiples correspondant aux différents
types de connaissance de l'homme.
Enfin, le Malakut est pour Ghazali le monde de l'Intelligence. C'est lui qui
en tant que monde suprasensible s'oppose directement au monde de Mulk. C'est
également le monde des entités angéliques. Le Malakut se trouve donc inclure
en lui-même une hiérarchie spirituelle qui est d'abord celle des créatures spirituelles
qui la peuplent et ensuite une hiérarchie correspondant aux différents degrés
d'élévation de l'âme humaine.
En tant que monde de l'Intelligence, le Malakut contient pour Ghazali toutes
les réalités intelligibles; le monde sensible (mulk) est donc le reflet des
réalités intelligibles et nous retrouvons réintroduit par ce biais l'idée d'un
monde semblable à celui des idées platoniciennes ou des formes aristotéliciennes.
Le système de Ghazali n'est pas dénué d'ambiguïtés, car il hésite entre une
vision dualiste du monde qui opposerait le monde sensible au monde intelligible,
et une vision plus proche du néoplatonisme plotinien basée sur une hiérarchie
à trois degrés d'hypostases. Il existe néanmoins une différence importante entre
le système de Ghazali et celui de Plotin qui est que chez Ghazali les trois
degrés de la réalité sont directement voulus par Dieu qui reste extérieur au
système.
On ne peut donc pas dire du Malakut et du Jabarut que l'un mène à l'autre ou
qu'il existe une relation de causalité entre eux. Ghazali avait très bien vu
qu'un système d'hypostases qui s'engendre les unes les autres était incompatible
avec les fondements de l'Islam. Nous retrouverons cette critique à l'égard du
platonisme dans le Tafsir d'Abdu'l-Baha. Ceci conduit Ghazali à éclater les
fonctions du monde suprasensible entre deux mondes, et à faire du Jabarut un
monde intermédiaire entre le monde sensible et le monde des réalités intelligibles,
ce qui revient à soumettre celui-ci au Malakut.
Le Jabarut ghazalien se trouve dans la même position que le Monde imaginal dans
les systèmes postérieurs. Ce sont les auteurs à tendance gnostique et panthéiste,
et en particulier les soufis et les adeptes du monisme existentiel (wahdat al-wujud),
qui situeront le Jabarut au-dessus du Malakut pour donner à ce schéma onto-cosmologique
l'allure que nous lui connaissons dans les écrits du XVIIIe et XIXe siècle.
Cherchant à déterminer la fonction du Jabarut, Ghazali écrit:
"La négation que tu opposes au monde du Malakut est analogue à celle que les
sumaniyya (athées) opposent à celui de la souveraineté (jabarut). Ils ont limité
les connaissances aux données des cinq sens; ils ont alors nié l'existence de
la puissance, du vouloir et du savoir" (14).
Ailleurs, il ajoute ce commentaire:
"Les limites du monde de la souveraineté (Jabarut) se trouve entre deux mondes
de telle sorte qu'il semble faire partie du monde du règne (mulk); aussi a-t-il
été rattaché de par le pouvoir éternel au monde du Royaume (Malakut)" (15).
Le Traité du tabernacle des lumières (Mishkat al-Anwàr), représentant sans doute
un stade moins avancé de la pensée de Ghazali, est plus marqué par la dualité
sensible-intelligible, mais il montre que l'assimilation du Malakut au monde
des idées platoniciennes et au Monde imaginal est déjà pleinement réalisée.
Ghazali écrit:
"Saches que le monde est double: un monde spirituel et un monde corporel ou,
si tu préfères, intelligible et sensible, ou encore supérieur et inférieur.Toutes
ces expressions sont à peu près équivalentes... Souvent également l'un est appelé
monde de la souveraineté divine (mulk), et du visible, et l'autre le monde de
l'invisible (ghayb) et du royaume céleste (Malakut).(...)Mais le monde sensible
est un point d'appui pour s'élever vers le monde intelligible. S'il n'y avait
pas entre les deux liaisons et correspondances, la voie pour y monter serait
fermée. Et si cela n'était pas possible, il serait donc impossible de partir
vers la présence du Seigneur et de se rapprocher de Dieu.(...). La miséricorde
divine a fait qu'il y ait une relation d'homologie entre le monde visible (mulk)
et celui du royaume céleste (Malakut). En conséquence, il n'y a aucune chose
du premier qui ne soit un symbole, (mithal; c'est-à-dire une image archétypale)
de quelque chose du second. Il se peut qu'une seule et même chose soit le symbole
de plusieurs choses du monde du Malakut, et inversement une chose unique du
Malakut peut être représentée par le monde visible. Une chose est symbole d'une
autre si elle la représente en vertu d'une certaine similitude et si elle lui
correspond en vertu d'une certaine corrélation. Enumérer ces symboles nécessiterait
l'étude exhaustive de tous les êtres se trouvant dans les deux mondes; les forces
de l'homme n'y suffiraient pas..." (16).
Ghazali est, après Abu Talib Al-Makki, le premier à énoncer une théorie onto-cosmologique
(ou cosmo-ontologique, c'est une question de nuance) des mondes de Dieu. Pour
la première fois, cette théorie trouve une certaine cohérence; sans toutefois
résoudre pleinement tous les problèmes qu'elle pose. L'un de ces problèmes réside
dans la conception d'une articulation entre les deux mondes, sensible et intelligible.
Beaucoup d'auteurs seront tentés d'imaginer un monde intermédiaire, pour certains
d'entre eux cela sera "le Monde imaginal" ('alam al-mithal), pour d'autres ce
sera, comme nous le verrons avec l'École shaykhie, le "Monde de Huqalya". Ghazali
semble également avoir été le premier à lier le problème du monde des Idées
platoniciennes au lexique araméo-arabe des mondes divins. C'est pour cette raison
que lui et Al-Makki doivent être regardés comme les pères de tous les développements
postérieurs de cette théorie.
S'agissait-il d'une théorie originale? Il semble fort probable que cette idée
était déjà en formation dans le monde musulman et que Al-Makki et Ghazali n'aient
fait que formaliser et clarifier des idées qui circulaient déjà. Le texte cité
ci-dessus montre sans doute que le passage de la double polarité Malakut-Jabarut
et Nasut-Lahut à un système à trois degrés s'était déjà opéré dans les esprits.
Ceci n'a pu se faire que sous l'influence de la fameuse Théologie d'Aristote
ou d'autres textes néoplatoniciens. C'est donc autour des milieux ayant un accès
à ces textes que des recherches devraient se poursuivre.
IV.5. L'apport de Suhrawardi
Après Ghazali, l'étape la plus importante pour notre enquête sera l'oeuvre de
Suhrawardi. D'une certaine façon, cela pourrait être considéré comme très paradoxal
car l'apport théorétique de Suhrawardi à la conception du système des cinq mondes
est presque marginal, et même en retrait par rapport à Ghazali. Mais Suhravardi
n'était pas un philosophe théoricien mais un grand mystique; son apport se situe
donc dans un autre domaine.
On pourrait dire que toute l'oeuvre de Suhrawardi est un effort de synthèse
entre la philosophie et la mystique; synthèse où domine surtout l'expérience
mystique. Lorsqu'il explique son projet, Suhrawardi se déclare convaincu que
les philosophes de l'Antiquité grecque, les Mages de la Perse et les prophètes
des Livres saints ont puisé leur inspiration à la même source, la fameuse Niche
aux lumières (Mishkat al-Anwar) (17), et
il affirme donc qu'il existe un accord et une harmonie cachée entre leurs doctrines
(18). Suhrawardi va donc essayer de nous
donner une expression de sa foi qui empruntera aux philosophes une partie de
son langage et utilisera une foule d'images, de symboles et de paraboles tirés
du vieux fond de la religion zoroastrienne. Mais l'oeuvre de Suhrawardi est
surtout l'oeuvre d'un poète qui tire sa force de la puissance des symboles qu'il
manipule et des archétypes collectifs qu'il sollicite, rejoignant ainsi les
grands mythes fondateurs de l'humanité.
Cette qualité de l'oeuvre de Suhrawardi assurera son succès. Elle contribuera
à fixer toute une série de thèmes littéraires et mystiques qui rentreront dans
le patrimoine commun de la culture persane, et établira tout un vocabulaire
qui deviendra celui de la philosophie en Perse. L'influence de ces thèmes et
de ce vocabulaire est considérable et fait pleinement partie de l'héritage de
Baha'u'llah. Celui-ci a volontairement rejeté le vocabulaire abstrait des péripatéticiens
pour adopter le vocabulaire plus poétique des Ishraqiyyun. Cependant, il faudrait
se garder d'interpréter la philosophie de Baha'u'llah dans un sens suhrawardien.
Baha'u'llah utilise ce vocabulaire dans un sens purement métaphorique; ce qui
n'empêche que, d'une certaine façon, les baha'is se doivent d'assumer cet héritage
dont la lignée de transmission remonte depuis Shaykh Ahmad Ahsa'i jusqu'à Suhrawardi.
Pour les générations qui suivront, Suhrawardi deviendra "le Guide du Malakut".
C'est lui qui va chercher à cerner comment le monde des réalités intelligibles
peut rencontrer la réalité sensible et comment l'homme peut s'élever de l'un
vers l'autre. Pourtant, si Suhrawardi a abondamment écrit sur le Malakut, on
ne trouve pas développé chez lui une théorie globale des mondes divins. La raison
est sans doute due au fait que l'oeuvre du shaykh est avant tout le produit
de son intuition.
Les questions de métaphysique abstraite ne l'intéressaient guère. Pour la métaphysique,
le shaykh acceptera globalement la philosophie d'Avicenne, avec sa procession
des dix Intelligences, parce que, probablement, c'était celle qui, de son temps,
était la plus universellement admise. A cela, il a superposé la théorie des
mondes divins telle qu'elle existait à l'époque, c'est-à-dire limitée aux trois
premiers mondes. On peut penser que c'est chez Al-Makki que Suhrawardi a trouvé
l'exposé de la théorie, car il cite cet auteur (19).
On trouve donc chez Suhrawardi d'une part le couple Lahut-Nasut dans un emploi
très similaire à celui de Hallaj, et d'autre part les trois mondes divins mulk,
Jabarut, et Malakut dans une formulation très proche de Ghazali qui doit remonter
à al-Makki, mais qui avait été considérablement enrichi par les spéculations
des milieux mystiques où cette théorie devait être très populaire, car Suhrawardi
s'en sert comme d'une chose apparemment bien connue de son public.
En ce qui concerne le premier couple, Suhrawardi écrit à propos de l'âme qui
s'est arrachée au monde sensible pour s'élever jusqu'aux hauteurs de la connaissance
mystique: "Elle a parcouru les voies de la condition humaine (Nasut), et elle
atteint à la demeure de la condition divine (Lahut) (20)".
On voit que de manière très classique Nasut et Lahut s'opposent; mais cependant
le monde de Lahut n'est pas fermé à l'âme humaine et celle-ci peut y pénétrer.
C'est l'un des exemples rares où nous voyons la pensée du Shaykh ouverte à la
possibilité d'une participation de l'homme au divin.
A propos des trois mondes déjà cités, Suhrawardi écrit:
"Selon les philosophes les univers sont au nombre de trois: le monde des Intelligences,
et c'est le monde du Jabarut; le monde des Âmes, et c'est le Malakut; le monde
du Mulk, et c'est le domaine des corps matériels. (21)"
Dans Le Livre des Temples de la Lumière (Kitab Hayakil al-Nur) Suhrawardi essaye
de rapprocher cette conception des trois mondes divins de la philosophie néoplatonicienne
avicennisante. Il écrit:
"Saches que les mondes divins sont au nombre de trois, selon les philosophes:
-Il y a un monde que les philosophes dénomment monde de l'Intelligence ('alam
al-'aql, le Noûs néoplatonicien). Le mot intelligence dans leur lexique technique
désigne toute substance (tout être substantiel) qui ne peut être l'objet d'une
indication perceptible par les sens, et qui n'a pas à exercer d'action sur les
corps.
-Il y a le monde de l'Âme ('alam al-nafs). Bien que l'âme pensante ne soit ni
un corps ni corporel, ni pourvue d'une dimension spatiale sensible, elle a à
exercer son action dans le monde des corps. Les âmes pensantes se répartissent
entre celles qui ont à exercer leur action dans les régions sidérales (les Animæ
cælestis motrices des sphères), et celles qui exercent leur action pour l'espèce
humaine (les Animæ humanæ).
-Il y a le monde du corps ('alam al-jism) qui se répartit en monde éthérique
(athiri, le monde sidéral) et monde des éléments ('unsuri) (22)."
Dans son Livre du Verbe du soufisme (Kitab Kalimat al-Tasawuf), Suhrawardi resserre
les liens entre les deux systèmes et il résume la hiérarchie des mondes:
Il y a le monde de l'Intelligence ('aql) et c'est le jabarut. Il y a le monde
de l'Ame (nafs) et du verbe (Kalima) et c'est le monde du Malakut. Il y a le
monde matériel visible (mulk), lequel obéit à l'Ame, celle-ci à l'Intelligence,
celle-ci à son principe (Mubdi') (23).
Il y aurait beaucoup à écrire pour faire l'exégèse de ces citations; cela est
malheureusement impossible dans le cadre étroit que nous nous sommes fixés.
A vrai dire, ce qui est important ici, c'est moins la théorie des mondes divins
que l'exploration du Malakut et du Jabarut à laquelle va se livrer notre shaykh,
car il faut bien l'avouer, Suhrawardi a du mal à distinguer entre ces deux mondes.
La seule innovation importante qu'il introduit sonsiste à faire du Malakut le
domaine de l'Âme et du Jabarut le domaine de l'Intelligence; mais cette distinction
découle directement d'une approche néoplatonicienne du problème et ne présente
rien d'original. Le Malakut et le Jabarut apparaissent aux yeux de l'âme, dit-il
dans le Livre des Temples de la Lumière, comme jumeaux (24).
Cette confusion n'a aucune importance, car ce qui intéresse Suhrawardi ce n'est
pas seulement le schéma ontologique, mais le développement d'une théorie de
la connaissance visionnaire fondée sur le Monde imaginal. Cette théorie deviendra
classique, même s'il appartiendra aux philosophes postérieurs de l'enrichir
et de la développer, et tout le crédit en revient à Suhrawardi.
Il n'est pas facile de déterminer si Suhrawardi place le Monde imaginal ('alam
al-mithal) dans le Malakut ou dans le Jabarut, ou encore si ce Monde imaginal
englobe les deux à la fois ou se trouve séparé d'eux. Cette question a beaucoup
troublé les commentateurs ultérieurs tel Ghiyathu'd-Din Shirazi qui, commentant
l'un des passages que nous avons cité, croit bon de rectifier que les mondes
sont au nombre de quatre; cela afin d'y inclure le Monde imaginal, car il faut
distinguer "le monde des intelligences...le monde des corps qui englobe les
sphères et les éléments avec ce qu'ils renferment, le monde des âmes... le monde
imaginal ('alam al- mithal wa al-khayal) désigné comme barzakh (l'entre-deux,
l'intermonde) et que les philosophes désignent aussi comme monde des Formes
apparitionnelles (ashbàh mujarrada), monde auxquel réfèrent déjà les anciens
philosophes (25)".
Les auteurs débattront longuement, et nous verrons les questions ressurgir avec
Shaykh Ahmad Ahsa'i, pour tenter de déterminer où se situe le Monde imaginal.
Le problème à notre sens est insoluble dans le cadre de la métaphysique avicennisante,
et même platonicienne au sens général, du fait de certaines apories irréductibles
que comporte cette théorie. Nous verrons ultérieurement comment Baha'u'llah
résout le problème en transformant complètement la nature des réalités intelligibles
(haqa'iq). En fait, chez Suhrawardi, le Malakut va progressivement absorber
le Monde imaginal.
Le Malakut est le monde de la contemplation des réalités spirituelles, mais
ces réalités ne sont pas abstraites; ce sont des réalités angéliques qui, se
reflétant dans l'âme du contemplatif, déterminent un état spirituel qui conduit
à une transsubstantiation de l'être tout entier et à un élargissement de l'espace
intérieur dans lequel se déploie la faculté imaginative. En tant qu'espace intérieur,
le Malakut est le domaine des événements de l'âme; événement qui n'ont rien
à voir avec ceux du monde ou de la conscience. En tant que sphère ontologique,
le Malakut est le domaine de l'Ame universelle et de l'âme humaine qui lui est
apparentée.
La question primordiale n'est donc pas tant d'expliquer les rapports de la sphère
du Malakut avec les sphères inférieures et supérieures, mais plutôt de trouver
une voie pratique qui permettra à l'âme humaine de s'élever du monde sensible
jusqu'au Malakut. Cela est possible en actualisant en l'âme un état angélique
(malakiyya) permettant d'accéder à la contemplation des réalités supérieures.
L'acquisition de cet état angélique est à la fois le résultat d'une ascèse,
et le fruit d'une gnose, qui résultent autant d'un enseignement que d'une mise
en pratique qui font l'objet d'une théorie sur les facultés de l'âme, les méthodes
de leur contrôle et de leur déploiement, ainsi que les différents types et modes
de connaissance qui en sont les fruits.
La théorie de la connaissance contemplative de Suhrawardi est fondée sur les
cinq facultés de l'âme qui sont la faculté de discernement (hiss-i-mushtarik),
que certains se référant à cette vieille scolastique chrétienne appellent le
sensorium, l'imagination représentative (khayal), la faculté cogitative (fikriyya;
mufakira), et la faculté estimative (26).
Cette théorie de l'Imagination active remonte à Avicenne et a une filiation
complexe. Avicenne s'était fondé sur le De Anima d'Aristote et sur l'interprétation
du Stragite par Farabi dans un contexte néoplatonicien qui à son tour emprunte
à la pseudo Théologie d'Aristote ainsi qu'à Porphyre et à divers auteurs néoplatoniciens
dont les traductions arabes commençaient à se répandre à cette époque. Suhrawardi
simplifiera cette théorie de l'Imagination active et l'adaptera à ses conceptions
du Monde imaginal et du Malakut.. Cette jonction surawardienne entre une théorie
métaphysique des mondes divins et une théorie noétique de l'intuition mystique
est fondamentale pour le développement ultérieur de la philosophie persane.
Elle ouvre la voie à une interprétation herméneutique de l'exégèse et de la
théologie, mais en même temps elle ferme la voie au maintien d'un rapport de
complémentarité entre la physique et la métaphysique, entre une théosophie mystique
et une véritable philosophie de la nature. C'est ce dernier point qui sera implicitement
critiqué par Baha'u'llah, comme nous le verrons.
La faculté discriminante, ou sensorium, est pour Suhrawardi la faculté qui établit
la synthèse des données des sens et qui permet de contempler les formes que
l'on voit en songe. C'est la synaisthésis ou l'aisthêrion koïnion de la philosophie
grecque dont Aristote nous dit qu'il est un sens incorporel qui est l'organe
du corps spirituel (27). L'imagination représentative
(khayal), ajoute Suhrawardi, est simplement la théorisation du sensorium qui
est l'organe intellectif capable de conserver les formes (suwar) après qu'elles
aient disparues des sens externes. La faculté cogitative est l'imagination active
qui perçoit les réalités en-dehors de toute sollicitation des sens externes
à partir de la contemplation directe et intuitive des réalités du Monde imaginal
en projetant sa vision dans le sensorium. La faculté estimative est la faculté
de l'imagination pure, celle qui n'est contôlée ni par l'intellect, ni par la
faculté cogitative. C'est elle qui éventuellement nous trompe, soit en niant
la perception des sens, soit en niant la perception de l'imagination active.
Vient enfin la mémoire qui permet de garder le souvenir tant des sensations
externes qu'internes.
On comprend que dans ce schéma la seule chose qui intéresse véritablement notre
Shaykh, c'est l'imagination active qui donne accès au monde imaginal. Par la
suite, Suhrawardi éprouvera le besoin de se débarrasser de cet encombrant appareillage
et il expliquera que la faculté estimative, l'imagination active et passive,
sont une seule et même chose. La définition de l'imagination active va ouvrir
la voie à l'exploration du Malakut. C'est la seule chose qui intéressera les
philosophes de l'Ecole Ishraqie. C'est sur ce point qu'il existe une divergence
fondamentale entre les Ishraqiyyun et les baha'is.
Comme on le voit, Suhrawardi a tourné le dos à la pure spéculation métaphysique
sur les questions ontologiques, pour transformer la théorie des mondes divins
en théorie psychologique de la connaissance. On retrouve un certain échos de
cette doctrine dans la Tablette de toutes les nourritures de Baha'u'llah lorsqu'il
déclare que le mot "nourriture" a un sens par rapport à chacun des mondes divins.
Suhrawardi va dans le sens de la simplification. Une seule chose l'intéresse:
la perception du Monde imaginal. Il ne se préoccupa donc pas de cohérence philosophique
et sa doctrine comporte une grande part d'imprécision, voire d'incohérence.
Mais elle connaîtra malgrè cela un succès extraordinaire pour plusieurs raisons.
La première, c'est que le shi'isme va la faire sienne, car elle lui permet de
développer sa métaphysique de l'Imam caché.
La seconde raison, c'est qu'elle fournit un cadre théorique à tous les amateurs
d'expériences mystiques.
La troisième enfin, c'est que Suhrawardi développe toute une symbolique du Monde
imaginal qui va servir de fonds commun aux penseurs shi'ites et persans qui
viendront après lui.
On trouve de nombreux échos de cette symbolique dans l'oeuvre de Baha'u'llah.
Suhrawardi identifiera l'Esprit saint à la dixième Intelligence avicennienne
ou l'Ange Sorush de l'Avesta. Il réintroduira l'angéologie zoroastrienne, faisant
de Bahman (avestique: Vohu Manah, l'un des archanges Amahraspand) l'ange du
Jabarut et la première des Intelligences. Il décrira le Malakut, comme le Na-koja-Abad,
le Pays du Non-où, l'U-topos. Il symbolisera la jonction de l'âme avec les réalités
spirituelles par la montagne de Qàf, point d'où l'âme peut se perdre dans la
contemplation; Qâf étant identique au mont Sinaï. Il fera encore du Malakut
la ville fortifiée de l'âme (Shahristan), l'oratoire de l'ange personnel. La
méditation dans le Malakut confère la lumière de Gloire, le Khvarnah qui était
ce charisme particulier que la dignité royale conférait aux rois justes de l'ancienne
Perse.
Suhrawardi établit ainsi toute une série de correspondances entre des thèmes
d'origines diverses, notamment zoroastriens, et les concepts de la théologie
musulmane. Cela donne à sa pensée une grande ouverture d'esprit et la fait tendre
vers un certain universalisme. Le grand projet philosophique de Suhrawardi,
c'est d'unir les sciences du Coran et sa théologie à la sagesse de l'ancienne
Perse et à la philosophie grecque. Ce grand projet restera le rêve irréalisé
de toute la philosophie persane. Sa réalisation butera sur l'irréductibilité
de certains concepts fondamentaux de la théologie musulmane qui, replacés dans
le cadre de néoplatonisme avicennisant, perdent toute portée opératoire.
Assigner un rôle aux Intelligences platoniciennes, conduit inévitablement à
la ruine de théologie musulmane et à l'impossibilité d'une théologie du Verbe
divin. C'est parce qu'il était conscient de ce problème que Suhrawardi cherche
à réinterpréter la hiérarchie des Intelligences en termes de hiérarchie angélique.
Son époque était encore trop marquée par l'influence de Farabi, d'Avicenne et
de Ghazali, pour qu'il puisse se débarrasser de l'éclectisme gréco-musulman
afin de revenir soit au véritable platonisme, soit au véritable aristotélisme;
ce qui eut été la seule façon de sortir de son dilemme. Cette critique, fondamentale
et dévastatrice, n'enlève rien à la valeur du projet philosophique de Suhrawardi.
Il a fallu un certain aveuglement de la part des orientalistes pour ne pas voir
que Baha'u'llah est le seul héritier direct de ce projet.
Sa théorie de la "Révélation progressive" fournit le cadre philosophique dans
lequel on peut réinterpréter l'ensemble du message de Zoroastre en le mettant
sur le même pied que l'enseignement du Coran. Aucun musulman n'aurait osé aller
aussi loin. D'un autre côté, Baha'u'llah pose les bases d'une nouvelle métaphysique
qui, tout en étant une philosophie de l'émanation, et donc une philosophie ouverte
sur une réinterprétation de Platon et d'Aristote, est une philosophie qui a
rompu tout lien de dépendance vis-à-vis de la philosophie grecque qui se voit
assignée une place nouvelle dans le panorama de l'histoire humaine et dont la
valeur est ainsi pleinement reconnue.
Le projet philosophique baha'i va même au-delà, car il aspire à faire la synthèse
de toutes les sagesses, et proclame que toutes les virtualités du message de
Baha'u'llah ne pourront être connues que lorsque chaque peuple aura réinterprété
son enseignement à la lumière de sa tradition, pour apporter ensuite sa contribution
à l'édification d'une civilisation véritablement universelle dans ses valeurs.
IV.6. Ibn 'Arabi
Si Suhrawardi est le théoricien persan par excellence du Monde imaginal et de
la connaissance visionnaire, il ne faut pas oublier que le thème avait déjà
été développé par Avicenne et par d'autres penseurs musulmans. Suhrawardi reste
dans le cadre d'une pensée orthodoxe, malgré sa condamnation à mort par un collège
de juristes d'Alep qui le feront passer pour hérétique pour avoir soutenu que
Dieu peut susciter un prophète quand il veut et ainsi nier que Muhammad fut
le dernier des messagers divins, annonçant ainsi un thème qui se trouve au coeur
du message du Bab. Ce ne sera pas le cas d'autres penseurs qui adopteront la
théorie du Monde imaginal à leurs conceptions semi-panthéistes (Wahdat al-wujud)
parmi lesquels Ibn 'Arabi (ob.1240) est le plus éminent représentant (28).
Le courant du wahdat al-wujud est néanmoins important car il nourrira les spéculations
de la plus grande partie des écoles soufies.
Ibn 'Arabi écrit dans le Livre des Victoires Mecquoises que le mystique, pour
parvenir à la contemplation des réalités intelligibles, doit se retirer de ce
monde afin d'enlever de son âme les images de ce monde sensible, car les images
spirituelles ne peuvent se refléter par dessus des images des mondes inférieurs.
"Ainsi, écrit-il, le voyageur spirituel aspire à la retraite et à la mention
(adhkar) de Dieu par la louange de celui "dans les mains duquel se trouve la
souveraineté". Alors, lorsque l'âme se trouve purifiée et les voiles de la nature
qui s'interposent entre elle et le monde spirituel (Malakut) sont levés, toutes
sciences engravées dans les formes du monde des mondes viennent à se refléter
dans le miroir de l'âme (29)."
Ibn 'Arabi occupe une place centrale dans l'histoire de la mystique musulmane.
Du fait même qu'il était un mystique et non un philosophe, sa doctrine est difficile
à interpréter, et il faut toujours prendre soin de distinguer son enseignement
de la doctrine de ceux qui se réclament de lui. Tenter d'approfondir ici ces
problèmes, et notamment ceux que pose son ontologie, nous entraînerait beaucoup
trop loin. L'enseignement d'Ibn 'Arabi a imprégné toute une partie de la philosophie
persane et a contribué de manière significative à la formation de son vocabulaire.
L'attitude de Baha'u'llah vis-à-vis de cet héritage est complexe et mériterait
d'être étudiée de plus près. Le vocabulaire ibn-'arabien laisse une trace certaine
dans l'oeuvre de Baha'u'llah. Cela était inévitable dans la mesure où Baha'u'llah
était en contact avec de nombreux soufis qui s'inspiraient de l'enseignement
d'Ibn 'Arabi et qui posèrent à Baha'u'llah de nombreuses questions.
On se souvient que lorsque Baha'u'llah s'était retiré dans les montagnes de
Sulaymaniyyih, il passa de nombreuses semaines à commenter pour une congrégation
soufie l'oeuvre majeure d'Ibn 'Arabi, Les Victoires mecquoises (Al-Futuhat al-makkiyya).
Apparemment, son interprétation fut loin de choquer son auditoire. D'un autre
côté, Baha'u'llah a condamné avec beaucoup d'énergie les thèses du monisme existentiel,
même s'il le fait avec beaucoup de doigté, comme on le voit dans Les sept vallées.
Les rapports entre la philosophie d'Ibn 'Arabi et l'enseignement d'Ibn 'Arabi
sont extrêmement complexes, car il faut tenir compte de l'apport de nombreux
commentateurs directs et indirects, tels que Mulla Sadra et Shaykh Ahmad Ahsa'i,
qui parfois divergent profondément entre eux.
IV.7. Le Jabarut comme monde du décret
Un siècle plus tard Kamalu'd-Din 'Abdu'l-Razzaq Kashani (Ob. 1329) dans son
Traité du Destin cherchera à comprendre la distinction entre le Jabarut et la
Malakut qui avaient tendance à se confondre chez les auteurs précédents. Il
fera du Jabarut le monde des décrets divins (qada) et la sphère où la création
est entièrement déterminée par Dieu. Le Jabarut est le monde de l'esprit pur
totalement distinct du Malakut qui est le monde de l'âme. Du monde du Jabarut
émane une force contraignante qui gouverne la création. Les philosophes Ishraghis
assimileront cette force aux "lumières victorielle" (al-anwar al-qahira) qui
sont les lumières archangéliques de Suhrawardi. A partir de Kashani une nouvelle
réflexion s'élabore en retournant aux prolèmes ontologiques que Suhrawardi avait
abandonnés.
Jurjani (ob.1413), fera du Jabarut le monde des noms et des attributs divins,
fonctions qui seront transférées au Lahut, lorsque celui-ci cessera d'être le
monde de l'essence pure dont les caractéristiques sont tranférées au Hahut qui
devient ainsi disponible pour accueillir les attributs divins dans leur déploiement
à partir de l'essence.
Il est intéressant de noter que l'apport de Kashani est un maillon important
qui conduit à la métaphysique de Baha'u'llah. Celui-ci présente également le
Jabarut comme un monde du décret, et dans la théologie impérative, représentant
chaque monde comme un type de décret, occupe une place importante dans la présentation
de sa pensée, comme nous le verrons au chapitre suivant.
IV.8. Le Malakut comme monde angélique
Une autre évolution qui se produit à cette époque est la transformation progressive
du Malakut, de monde de l'esprit (ruh), en monde de l'âme contemplative, puis
en monde des anges abritant le plérôme spirituel de la hiérarchie des créatures
spirituelles et même en monde de l'âme des justes. L'association du Malakut
à un monde angélique s'est sans doute produite à partir d'un contresens sur
l'origine du mot lorsque le sentiment de son origine araméenne fut perdue.
Nous en avons déjà trouvé des traces nombreuses chez les auteurs que nous avons
cités précédemment. Beaucoup d'auteurs ont cru que Malakut venait de "Malak"
qui signifie "ange". Ce contresens provient du fait que les mots arabes se rattachent
tous à une racine trilitère. Mulk comme nous l'avons vu se rattache à la racine
MLK que l'on retrouve également dans Malakut, malik (roi), mamlaka (pays), etc.
Les dictionnaires arabes rattachent malak (ange) à la même racine pour la bonne
raison que la racine de malak est bien MLK.
Mais il ne s'agit que d'une apparence, car il existe deux racines MLK qui ont
deux origines complètement différentes. L'une vient de l'arabe et exprime la
possession, la domination et la souveraineté, et l'autre vient de l'hébreu et
signifie "envoyer". Malak est l'un de ces nombreux termes coraniques qui ont
directement été empruntés à l'hébreu, et malak avant de vouloir dire "ange"
a voulu dire "envoyé". Les fameux anges de la Genèse qui épousèrent les filles
des hommes sont tout simplement des envoyés divins, c'est-à-dire des élus. Malakah
signifie en hébreu mission. A partir de cette confusion étymologique va naître
l'idée que le Malakut est le monde des anges (30).
Le thème ne fera que se développer au cours des siècles.
Parvenu à ce point, nous voyons que nous sommes en possession de l'ensemble
des thèmes qui couvre la question des mondes divins tels qu'on les retrouve
dans les écrits de Baha'u'llah. De ce point de vue Baha'u'llah ne fait que sanctionner
une longue tradition en l'organisant, en lui donnant une nouvelle cohérence
interne et une nouvelle interprétation.
IV.9. L'École d'Isfahan
A partir de Jurjani et de Kashani nous serions tentés de franchir d'un bond
quelques siècles et d'arriver directement à Shaykh Ahmad Ahsa'i et l'école Shaykhie.
Ce saut pourrait se justifier par le fait que la tradition ne s'enrichit d'aucun
élément nouveau à partir de l'introduction du Hahut au sommet de la construction,
à une date que nous ne sommes pas parvenus à préciser, mais qui se situe peut-être
au cours du XVIIIe siècle. Les développements propres à l'École d'Isfahan sont
souvent à caractère spéculatif et n'ont eu que peu d'influence sur la tradition
dont s'est servi Baha'u'llah.
Si nous réalisions ce saut, nous ferions l'impasse sur l'École d'Isfahan, et
peut-être serions-nous justifiés de le faire, eu égard au but que nous nous
poursuivons, et compte-tenu de la médiocrité de sa contribution ,en dépit de
ce que certains auteurs ont pu écrir.
L'École d'Isfahan ne fera que reprendre les théories d'Avicenne, Suhrawardi
et Ibn 'Arabi en leur donnant de nouveaux développements marqués par la doctrine
shi'ite. A cette école se rattachent les noms de Mir Ghiyathu'd-Din, Mansur
Shirazi, Mir Damad, Mulla sadra Shirazi, Mulla Rajab, 'Ali Tabrizi, Siyyid Ahmad
'Alavi, Mulla Khalil Ghazvini, Muhsin-i-Fayd, 'Abdu'l-Razzaq Lahiji, Qadi Sa'id
Qumi et bien d'autres encore de moindre importance. Les auteurs qui vécurent
aux XVIIe et XVIIIe siècles, vont former la culture shi'ite persane et imprimer
à sa théologie une empreinte dont elle ne se dégagera jamais.
L'École d'Isfahan ne nous intéresse que dans la mesure où elle recueille en
matière d'onto-cosmologie les théories de Suhrawardi et d'Ibn 'Arabi sur le
monde imaginal et la connaissance visionnaire. Ce qui caractérise cette École,
ce n'est pas tant sa doctrine, que son inclination pour le récit visionnaire
qui devient un genre littéraire et philosophique à part. Tous ces auteurs ont
été des extatiques. Tous ou presque ont été honorés de visions dans lesquelles
les secrets de l'autre monde leur ont été révélés. Ces visions leur ont permis
de fréquenter intimement le prophète Muhammad, sa fille Fatima, les Imams et
les compagnons du prophète et de s'instruire par leur bouche de la véritable
doctrine de l'Islam. S'il est indéniable que certains furent sincères dans leurs
visions, ils crééront néanmoins un précédent qui fera de nombreuses émules.
A partir du XVIIIe siècle, la meilleure façon de régler un débat théologique
ce n'est pas par un argument décisif, mais par un rêve ou une vision qui vous
permettra d'invoquer l'autorité de l'Imam caché ainsi apparu. Cette pente conduira
aux pires excès, car les charlatans et les mystificateurs se feront légions.
A beaucoup d'égards les Écrits de Baha'u'llah sont une réaction contre ces excès.
Les auteurs de l'École d'Isfahan ne diffèrent entre eux que sur de subtiles
nuances. Ces différences les poussent à reprendre inlassablement les mêmes prémisses,
à développer leur théorie du Malakut et du Monde imaginal, en poussant aux extrêmes
conséquences leurs raisonnements ontologiques. Leur raisonnement va devenir
d'une complexité redoutable. Nous n'en donnerons que quelques exemples.
Pour Mir Dàmàd, le Malakut contient les formes et images de tout ce qui existe,
c'est-à-dire:
"les existences primordiales et les existences engagées dans le devenir, les
divines et les naturelles, les célestielles, les pérénelles et les temporelles;
et les peuples de l'infidélité et ceux de la Foi, et les notions de l'Inconscience
et, celles de l'Islam; ceux et celles qui vont de l'avant, ceux et celles qui
retombent en arrière; ceux et celles qui précèdent, et ceux et celles qui leur
succèdent, dans les siècles des siècles du passé et de l'avenir. Bref, les monades
des coalescences du possible, et les atomes des univers existants, tous en totalité,
sous toutes leurs faces. (31)"
Nous pourrions faire appel à beaucoup d'autres textes qui nous feraient entrer
dans les arcanes de l'École d'Isfahan, mais nous ne citerons qu'un seul autre
exemple tiré d'un auteur tardif, Qadi Sa'id Qumi (ob.1691).
Dans son "Commentaire sur la tradition du nuage"(Shahr-i hadith-i al-ghamama)
Sa'id Qumi distingue trois degrés ontologiques (hadrat): le monde de l'invisible
('alam al-ghayb) qui est le monde suprasensible que nous connaissons bien, le
monde de la perception sensible ('alm al-shahada), et un troisième monde naissant
de la coalescence de ces deux mondes qu'il appelle le monde des perceptions
imaginatives ('alam al-khayal) qui n'est rien d'autre que le Monde imaginal
hypostasié et considéré comme une sphère intermédiaire entre le sensible et
l'intelligible.
Le monde des perceptions imaginatives est le Malakut ou la porte du Malakut;
car en fait, soit il existe plusieurs Malakut, soit le Malakut représente une
sphère intermédiaire où les réalités existantes sont hiérarchisées. Il y a le
Malakut du monde végétal, puis le Malakut du monde organique, puis le Malakut
de la réalité humaine qui récapitule en lui-même les trois degrés précédents,
car en l'homme il existe un Malakut de la vie végétale et de la vie organique
auquel s'ajoute le Malakut de l'âme douée de raison qui permet à l'homme de
s'élever jusqu'aux réalités intellectives.
Ce n'est donc pas la raison ratiocinante qui différencie l'homme de l'animal,
mais la faculté imaginative dont son âme est douée qui lui permet de pénétrer
le monde des réalités intelligibles. Le mot Malakut correspond ici à ce que
'Abdu'l-Baha appelle "esprit" (ruh).
Qumi pense que l'homme, ayant une dimension spirituelle, possède un "corps subtil"
qui correspond à sa dimension dans le Malakut. Il l'appelle également "le corps
malakuti", et celui-ci est sensé vivre dans un temps et un espace subtil qui
est différent du temps du monde sensible. Le monde des visions est donc un monde
des corps subtils. Ce n'est que par le corps subtil que les Imams peuvent se
manifester aux hommes. Le Malakut devient ainsi " la dimension subtile" des
réalités sensibles. Il y a ainsi un Malakut pour chaque espèce de réalités sensibles
et chaque Malakut est gouverné par un ange qui est son esprit propre. Corbin
résume ainsi l'exposé de Sa'id Qumi:
"a) il y a un être du Malakut qui est le seigneur de l'exotérique de la Terre
(Kalimat ardiyya); b) Il y a un être du Malakut qui est le seigneur de l'ésotérique
de la Terre; il le désigne comme Ange ou Verbe du Malakut de la Terre (kalimat
Malakutiyya); c) Au-dessus de l'un et de l'autre, il y a le seigneur Jabarut
et Lahùt de la terre (c'est-à-dire de la Terre au niveau des Intelligences chérubiniques
et au niveau des Noms divins); il le désigne comme Logos ou Verbe divin (Kalimat
ilahiyya). Sous l'autorité de l'Ange du Malakut ou ésotérique de la Terre se
trouve la réalité métaphysique du temps, et c'est par cet Ange que se produit
l'involution du temps de notre chronologie." (32)
Si nous voulions expliciter la théorie du Malakut de Qadi Sa'id Qumi, un livre
ne suffirait pas tant sa pensée devient complexe. Son sens des hiérarchisations
n'est pas sans rappeler Proclus. Nous n'avons voulu ici n'en donner qu'un avant-goût
pour permettre au lecteur de juger et de comprendre la subtilité de la métaphysique
telle qu'elle était enseignée au temps de Baha'u'llah. Cela nous permet de mieux
comprendre en quoi sa pensée est originale et rompt avec la tradition. La simplicité
théorétique de ses Écrits est certainement une réaction et une protestation
contre les doctrines philosophiques de son temps.
IV.10. Shaykh Ahmad Ahsa'i
Avant de revenir à l'oeuvre de Baha'u'llah, il nous reste à franchir une dernière
étape qui est représentée par l'oeuvre de Shaykh Ahmad Ahsa'i. Celui-ci est
considéré comme un précurseur de la révélation du Bab; et Baha'u'llah, dans
son Livre de la Certitude, lui rend un hommage appuyé, qualifiant même de divine
son inspiration.
Avant d'exposer la doctrine du Shaykh sur les mondes divins, il nous faut lever
un certain nombre d'ambiguités. Henri Corbin a nié avec beaucoup d'insistance
toute parenté entre le Shaykhisme et le Babisme et à plus forte raison avec
la Foi baha'ie. Il avait sans doute raison s'il voulait parler du Shaykhisme,
comme de l'École shaykhie de Kirman, qui s'opposait d'ailleurs à celle moins
nombreuse de Tabriz.
Les shaykhis modernes ont été profondément réformés par Haji Mirza Karim Khan-i-Kirmani
après la mort de Siyyid Kazim Rashti, le second shaykh. Pour les baha'is, il
n'y a pas de doute que Karim Khan s'est éloigné considérablement du message
des fondateurs de l'École. L'histoire de l'École shaykhie est d'ailleurs celle
d'une longue dérive qui la ramènera progressivement dans le giron de l'orthodoxie
shi'ite du XXe siècle. En 1950, le leader fondamentaliste Falsafi, qui agissait
alors tant avec l'appui de l'armée que du gouvernement, fit mener une grande
"chasse aux sorcières" contre toutes les déviances idéologiques.
Il adressa vingt-cinq questions au Shaykh de l'école qui répondit par le traité
Risalih-yi falsafiyyih d'une manière si orthodoxe que Falsafi n'eut plus qu'à
s'étonner pourquoi les Shaykhis tenaient tant à être désignés par un nom différent
des autres shi'ites. Nous sommes donc loin des audaces théologiques qui scandalisaient
les contemporains de Shaykh Ahmad. (33)
Si on veut donc juger la parenté de la doctrine actuelle du Shaykhisme avec
les enseignements baha'is, il ne fait pas de doute qu'il existe entre les deux
doctrines une opposition certaine. Mais qu'en est-il alors avec les écrits des
fondateurs? Les baha'is donnent eux une lecture des écrits de Shaykh Ahmad et
Siyyid Kazim qui les rapprochent considérablement des Ecrits du Bab. Or, cette
lecture n'est pas née dans les écoles. Elle leur a été transmise en héritage
par les premiers babis dont la plupart étaient d'anciens shaykhis qui avaient
recueilli l'enseignement des Shaykhs de la bouche même de Siyyid Kazim.
Celui qui lira aujourd'hui les traités de Shaykh Ahmad pourrait avoir l'impression
qu'ils sont dans la forme et dans l'esprit rédigés de manière très différente
des Écrits du Bab, mais il notera de nombreux thèmes communs. Ceci ne signifie
pas, comme certains l'ont écrit, que les baha'is affirment aujourd'hui qu'il
y a identité des deux doctrines. Ce serait absurde, et on se demanderait alors
pourquoi le Bab serait venu. Il subsiste des divergences de fond qu'il convient
de reconnaître.
Néanmoins, ces divergences sont peut-être moins importantes qu'on le croit.
À cela deux raisons: la première c'est que la doctrine de Shaykh Ahmad peut
recevoir plusieurs interprétations. L'une de ces interprétations est celle qui
se veut conforme à l'orthodoxie, car il ne faut pas oublier que le Shaykh fut
toute sa vie menacé de persécutions et qu'il était de ce fait contraint de pratiquer
ce que les shi'ites appellent taqiyyih ou kitman, c'est-à-dire la restriction
mentale ou la pieuse dissimulation, permettant de professer en public le contraire
de ce qu'on enseigne en privé. Les réponses de Shaykh Ahmad aux attaques des
ulamas de Ghazvin lorsqu'il séjournait dans cette ville montrent que le Shaykh
pratiquait volontiers cette pieuse dissimulation (34).
Par ailleurs, Shaykh Ahmad affirme lui-même que son enseignement écrit est incompréhensible
si on n'a pas accès à son enseignement oral et si on ne comprend pas le sens
particulier qu'il donne aux expressions philosophiques usuelles; or cet enseignement
oral est définitivement perdu. Personne n'en possède aujourd'hui la clef; et
reconstituer cette clef nécessiterait de longues et patientes recherches. La
seconde raison est qu'on peut interpréter la doctrine du Shaykh comme une entreprise
de déconstruction du dogme shi'ite qui ouvrira la voie à la révolution théologique
du Bab.
C'est ainsi que le Shaykh nie la réalité du dogme de la résurrection des morts.
Il le videra de toutes ses significations traditionnelles en disant que cette
résurrection doit être limitée à un corps subtil très symbolique. Cela facilitera
grandement l'introduction de la doctrine du Bab qui, lui, réduit la résurrection
à un événement qui se produit dans l'âme du croyant. Ceci n'est qu'un exemple.
(35)
Nous reconnaissons bien qu'il y a d'importantes différences entre la doctrine
du Shaykh et le message du Bab, mais nous devons également reconnaître que le
Shaykh a préparé un vaste public à accepter la doctrine du Bab. A ceux qui veulent
opposer à cette parenté spirituelle leurs interprétations des textes du Shaykh,
nous opposons quant à nous l'histoire. Des études sociologiques sérieuses ont
montré que la grande majorité des premiers Babis était d'origine shaykhie, et
beaucoup comptaient parmi les disciples les plus proches des shaykhs (36).
S'ils ont accepté avec autant d'enthousiasme le message du Bab, gageons que
c'était parce qu'il était pour eux parfaitement consistant avec l'enseignement
qu'ils avaient reçu, même si le contenu et l'esprit n'est pas totalement identique.
Nous ne prétendons pas régler ici cette question complexe, et peut-être que
de futures publications nous permettront d'y revenir en détail.
Shaykh Ahmad Ahsa'i va d'une part reprendre en la développant et en lui donnant
une nouvelle orientation la doctrine de l'intermonde (barzakh), du monde imaginal
('alam al-mithal) et du Malakut, et d'autre part, il va développer sa doctrine
d'un monde intermédiaire qu'il appelle "Huqalya", terme qu'il emprunte à la
religion sabéenne et dont l'étymologie est incertaine. Le mot ne paraît pas
d'origine sémitique et doit remonter à un vieux substrat sumérien ou mésopotamien
qui se perd dans la nuit des temps. Dans le Jawami' al-Kalim, il écrit:
"...Quant au mot Hurqalya, la signification s'en rapporte à un autre monde.
Ce que l'on désigne par ce mot, c'est le monde du barzakh (intermonde); il y
a en effet le monde inférieur, le monde terrestre; c'est le monde des corps
matériels constitués des Eléments, le monde visible aux sens. Et il y a le monde
des Ames, qui est le monde intermédiaire entre le monde matériel visible ('alam
al-mulk) et le monde du Malakut est un autre univers. C'est un monde Matériel
autre. Autrement dit, le monde des corps composés des éléments constitue ce
qu'on appelle le monde matériel visible. Le monde de Huqalya, c'est un monde
matériel autre (monde d'une matière à l'état subtil). (37)
Shaykh Ahmad situe le Barzakh entre le Malakut et le monde de Mulk. S'il y a
emploi du terme de Huqalya c'est parce que ce monde intermédiaire a une géographie
complexe qui répond avant tout à des préoccupations imposées par l'architecture
de sa théorie métaphysique et ontologique. Shaykh Ahmad écrit à propos de cette
géographie complexe:
"On emploie le terme Huqalya pour désigner les cieux de ce monde intermédiaire.
Jabalqa est une cité de l'Orient (Il s'agit d'un orient métaphysique), c'est-à-dire
du côté du retour et de l'aboutissement.
(...)le monde du Malakut est constitué de substances et d'êtres séparés de la
matière, tandis que notre monde physique visible est constitué de réalités matérielles.
Il faut nécessairement qu'entre les deux mondes il y ait un intermédiaire, un
barzakh, c'est-à-dire un monde dont l'état ne soit ni l'état absolument subtil
des substances séparées, ni la densité opaque des choses matérielles de notre
monde. A défaut de cet univers, la gradation de l'être ferait un saut, il y
aurait un hiatus." (38)
Beaucoup d'autres se sont servis de la théorie des mondes divins comme une clef
herméneutique permettant d'élargir le répertoire de leurs figures exégétiques.
Mais l'originalité de Shaykh Ahmad réside dans le fait qu'il s'est servi de
cette théorie cosmo-ontologique comme un procédé herméneutique appliqué à l'eschatologie,
et plus particulièrement à la question de la résurrection. Cet emploi herméneutique
d'une théorie cosmo-ontologique préfigure déjà la méthode de Baha'u'llah dans
la Tablette de toutes les nourritures.
Selon Shaykh Ahmad, l'homme possède quatre corps associés les uns aux autres.
Ces corps représentent les différentes dimensions ontologiques de l'homme.
En premier lieu, vient le corps physique (jasad) qui représente le monde de
Mulk. A ce corps physique est associé un corps subtil qui représente la dimension
du corps dans le monde de Huqalya. Shaykh Ahmad nous dit que ce corps est impérissable
et qu'il subsiste "dans la tombe" jusqu'au jour de la résurrection.
A ces deux corps (jasad) sont associés deux autres corps (jism). Le premier
jism est le corps astral de Huqalya. Il est composé de la substance de Huqalya.
C'est lui qui sert de véhicule à l'esprit, mais il n'est pas l'esprit. C'est
une sorte de support du deuxième corps. Il joue par rapport au deuxième jism
le même rôle que le corps physique joue par rapport au corps subtil. Sa demeure
est le barzakh. Enfin vient le corps archétypal dont la demeure est le monde
imaginal.
Au moment de la résurrection, nous dit Shaykh Ahmad, seul le corps subtil qui
subsiste dans la tombe renaît. Ce processus de renaissance se fait par sa réunion
au corps archétypal.
On pourrait voir dans cette théorie une façon de contourner les difficultés
de la résurrection de la chair. Officiellement, c'est bien ce que Shaykh Ahmad
a dit face aux détracteurs qui l'accusaient de nier purement et simplement la
résurrection. Or, il existe d'innombrables éléments qui montrent que le maître
avait deux doctrines, l'une exotérique destinée aux théologiens orthodoxes,
et l'autre ésotérique réservée à ses disciples fidèles. Pour les uns, il maintenait
que sa doctrine n'était qu'une façon différente de parler de la résurrection.
Pour les autres, il expliquait que la résurrection était un événement intérieur
à la vie de l'âme, et sans doute que cet événement intérieur ne serait l'apanage
que de ceux qui vivront la parousie de l'Imam. Ceci nous est confirmé par sa
"doctrine de la tombe". La doctrine de Shaykh Ahmad est à double sens. Lorsqu'il
dit que le corps subtil survit comme une trace dans la tombe, en apparence il
fait une concession aux théologiens orthodoxes. Mais pour qui connait le sens
technique qu'il donne au mot tombe, alors on comprend qu'il vide complètement
le concept théologique de résurrection de tout ce que l'Islam lui avait prêté,
car dans son Risàlat al-qatifiyya, il écrit que loin de désigner la place où
le corps physique est enseveli,"...la tombe signifie la nature de la personne,
sa vie, son désir le plus intime." Plus loin il ajoute:
"Des expressions telles que "l'Esprit reviendra à l'homme (qui est dans la tombe)"
sont des expressions qui correspondent au sens apparent ou exotérique. En réalité,
il s'agit d'événements qui s'accomplissent non pas dans le monde inférieur,
celui de la chose objet, mais au plan le plus élevé d'entre les degrés du temps,
c'est-à-dire en Huqalya. Et si je dis "au plan le plus élevé ", "au plus haut
des degrés du temps", c'est parce que Huqalya est un entre deux (barzakh). Tantôt
on l'emploie pour désigner le plus haut degré du temps (zaman), tantôt on l'emploie
pour désigner le plan ou degré inférieur de l'éternité (dahr)." (39)
Le Bab ne dira rien de très différent lorsqu'il affirmera que "pour chaque esprit
est un tombeau qui lui est prédestiné dans la limite de son rang" (40),
c'est-à-dire que le tombeau n'est rien d'autre que la personne physique et psychique
qui n'est pas née à nouveau par le pouvoir de la révélation. Et il ajoute plus
loin:"Le tombeau dans lequel tous seront interrogés est dans ce monde de contingence."
On voit donc que pour Shaykh Ahmad les questions ontologiques sont secondaires.
Ce qui compte, c'est que le croyant se prépare à la parousie en renonçant aux
vieux mythes musulmans, afin de se préparer à un événement qui, s'il avait lieu
dans l'intériorité de son âme, n'en aura pas moins une dimension historique.
Quelle était la réalité du monde Huqalya pour lui? On peut être tenté de penser
qu'il ne s'agit que d'une commodité de langage pouvant servir à justifier ses
hardiesses théologiques.
L'oeuvre de Shaykh Ahmad Ahsa'i, comme d'ailleurs celle de Siyyid Kazim Rashti
est extrêmement riche sur la question de l'ontologie des mondes divins. Il faudrait
pouvoir faire une étude globale de sa métaphysique et surtout préciser sa terminologie
pour pouvoir un jour enfin déterminer les points de contact entre les écrits
shaykhis et ceux du Bab et de Baha'u'llah. Il n'y a pas de doute que, mise à
part sa théorie des corps subtils et du monde de Huqalya dont nous venons d'exposer
succinctement la motivation profonde, à certains égards le Malakut de Shaykh
Ahmad préfigure indiscutablement le Royaume d'Abha. On trouve également une
parenté entre les théories du Shaykh et le Commentaire du Trésor caché (Tafsir-i
Kuntu kanzan) d''Abdu'l-Baha que nous discuterons en profondeur au chapitre
XVI.
Shaykh Ahmad dans son commentaire du Livre des Pénétrations métaphysiques (Kitab
al-Masha'ir) de Mulla Sadra a donné une définition du Malakut très proche de
celle qui ressort des Écrits de Baha'u'llah.
Shaykh Ahmad écrit:
"Presque toujours, lorsque les philosophes emploient le mot Malakut, ils entendent
par là le monde des âmes ('alam al-nufus), c'est-à-dire le monde des entités
séparées de la matière élémentaire et de la durée chronologique (muddat zamaniyya),
mais non de la forme, parce que leurs formes et figures sont analogues à celles
du monde visible par les sens ('alam al-shahada) (41).
Mais il arrive aussi qu'on emploie le mot pour désigner de façon générale l'hégémonique
des choses (zimam; littéralement "guide", "rêne") grâce auquel ces choses subsistent,
comme dans le verset qorânique (sic): "Demandes-leurs dans les mains de qui
est le Malakut de toutes choses, Celui qui protège et n'a pas à être protégé"
(42). Et ce Malakut ce sont les réalités
suprasensibles des choses (haqa'iq al-ashya al-ghaybiyya). (43)
Ici, Corbin a traduit haqa'iq (pluriel de haqiqa) par "réalités suprasensibles".
Les Écrits baha'is traduisent volontiers ce mots par "réalités spirituelles",
voire par "essences". "Essence" serait peut-être un terme approprié si on prenait
garde de ne pas projeter sur lui les notions héritées d'Aristote ou de la scolastique
du Moyen-Age, voire même de la métaphysique du XIXe siècle.
Ainsi donc, pour Shaykh Ahmad comme pour 'Abdu'l-Baha dans son Tafsir, le Malakut
est le monde des "réalités spirituelles" (haqa'iq). Ce terme vise-t-il l'Idée
platonicienne ou la Forme aristotélicienne? Certainement pas dans le cas d''Abdu'l-Baha.
Il ne peut s'agir de la forme aristotélicienne parce que l'existence de celle-ci
est purement de raison. Il s'agit d'une entité abstraite qui ne peut être séparée
de la matière à moins d'exister de soi-même en tant qu'être en acte, ce qui
paraît impossible. Cependant, pour Shaykh Ahmad la matière n'est pas un être
en acte comme le croyaient les péripatéticiens (44).
Ce n'est pas non plus une Idée platonicienne parce que l'Idée platonicienne
ne se multiplie pas pour exister individuellement dans la réalité des choses.
L'Idée est un universaux dont découle l'existence des êtres particuliers. Or,
pour Shaykh Ahmad, les réalités du Malakut sont bien des individualités. Ce
sont simplement les réalités spirituelles qui sont la contrepartie au plan du
Malakut des réalités terrestres. Chaque réalité terrestre, ou chaque réalité
sensible, a sa contrepartie dans le Malakut qui est en quelque sorte son image
(Baha'u'llah inversera la métaphore en expliquant que ce sont les réalités sensibles
qui sont la dimension projetée des réalités spirituelles).
Les réalités sensibles sont hiérarchiquement soumises aux réalités spirituelles;
ce sont elles qui les gouvernent, et c'est pour cela que le Shaykh dit que le
Malakut constitue les rênes (zimam) du monde physique, ce que Corbin traduit
par "hégémonique" par allusion au concept stoïcien d'hegemonikon. L'action de
Dieu se fait ainsi directement sur les réalités spirituelles.
Dans un autre passage, plus proche dans sa sensibilité d'Ibn 'Arabi, le Shaykh
s'écarte légèrement de cette interprétation. Il écrit:
"Les 'urafa (45) emploient le plus souvent
le mot Malakut pour le monde des âmes. Quant au Jabarut, la plupart emploient
le mot pour désigner le monde des pures intelligences (46).
Certains cependant l'emploient pour désigner l'ensemble du mulk (monde visible)
et du Malakut. Il y en a qui inversent et qui mettent le Malakut au-dessus du
Jabarut. Souvent dans le Qorân (sic) et dans les traditions, le mot Malakut
est employé pour signifier le malakut (l'hégémonique) d'une chose, grâce auquel
cette chose subsiste. Pour l'auteur (47)
il signifie l'intelligence agente ('aql fa'al), c'est-à-dire le Dieu par qui
est créée la création (al-Haqq al-makhluq bihi)." (48)
Mulla Sadra, que commente Shaykh Ahmad sans le renier, croyait que Dieu avait
d'abord créé les réalités spirituelles et que c'est de cette création première
que découlait secondairement l'existence des réalités sensibles. Il est intéressant
de noter que l'expression empruntée à Ibn 'Arabi est ici complètement détournée
de son sens. Il semble bien que pour Ibn 'Arabi le terme "le Dieu par qui et
dont est créée la création" impliquait un certain panthéisme si on admet que
al-Haqq (la Réalité absolue) désigne Dieu; et c'est bien ainsi que traduit Henri
Corbin, faisant ainsi un contresens. Car nous voyons Mulla Sadra et Shaykh Ahmad
identifier al-Haqq à l'Intelligence Agente, c'est-à-dire à la première émanation
de Dieu (49).
On ne peut manquer de penser ici au "Plus grand Esprit" dont Baha'u'llah parle
dans La Sourate du Temple (Suriy-i-Haykal) qui serait le véritable agent générateur
de la création et la première émanation divine. Néanmoins, les interprétations
de Shaykh Ahmad sont toujours ambiguës et l'impression demeure qu'il ne nous
révèle pas le fond de sa pensée. D'ailleurs Shaykh Ahmad a souvent pris ses
distances à l'égard des 'urafa, des mystiques et des philosophes, y compris
à l'égard d'Ibn 'Arabi et de Mulla Sadra. En particulier, il a expliqué pourquoi
il ne pouvait adhérer à la doctrine du monisme existentiel (wahdat al-wujud)
d'Ibn 'Arabi.
Shaykh Ahmad explique qu'il doute que l'on puisse parler de la même façon de
la réalité absolue (al-Haqq) qui est un être absolu (wujud mutlaq) et de la
créature (khalq). Il établit une distinction entre l'être qui est adventice
(hadith), venu au monde et qui dépend des états (ahwal), et l'être absolu éternel
et incontigent.
L'expérience humaine se limite à l'être adventice qui correspond au monde créaturel.
De l'être absolu (wujud al-Haqq) on ne peut discuter que de manière apophatique
en disant ce qu'il n'est pas sans pouvoir dire ce qu'il est. Baha'u'llah ne
dira pas autre chose.
Notes
(1) Le nom d'Aphraate est resté vivant dant
la tradition grâce à une série de vingt-trois traités ou "Exposés" qui, jusqu'à
la redécouverte de manuscrits syriaques en 1855, n'étaient connus qu'à travers
des traductions partielles en arménien et en éthiopien. Nous ne connaissons
que très peu de chose sur la vie d'Aphraate, et même son nom véritable est sujet
à controverse. Le lecteur pourra se reporter avec profit à l'article "Aphraate"
de J. Parisot in "Dictionnaire de Théologie catholique" (Paris, 1923, tome I.,
2e partie, col. 1457-1463). Ce travail un peu ancien peut être actualisé en
consultant la thèse de J.-M. Pierre, "Les Exposés de Aphraate le sage persan",
malheureusement non publiée (Bibliothèque de l'Institut Catholique, 3 vol. in-4°,
côte 09099 th 504), qui contient la traduction des Exposés d'Aphraate avec des
notes abondantes. Les quelques éléments que l'on connait de la vie d'Aphraate
on été reconstitués à partir de l'interprétation de certains passages de ses
Exposés. On sait avec certitude qu'ils furent composés dans les provinces occidentales
de l'empire Perse sous le règne de Shapur entre 336 et 345 de l'ère chrétienne.
Aphraate était né dans une famille "païenne", car c'est ainsi qu'il qualifie
ses pères, sans qu'il soit possible de préciser si celle-ci adhérait à la religion
zoroastrienne ou à un culte mésopotamien. C'est dans sa maturité qu'Aphraate
se convertit au Christianisme et il décida alors de consacrer sa vie à Dieu,
sans qu'on puisse savoir s'il reçut les ordres ou se contenta de mener une vie
ascétique. On pense généralement qu'il fut revêtu de la dignité épiscopale.
La tradition en fait le supérieur du monastère de Bar Mattai au nord de Mossoul
qui était effectivement le siège des évêques de la province de Ninive-Mossoul.
Aphraate est désigné par le nom de Mar Jacques dans le colophon d'un manuscrit,
et on en infère généralement que Jacques fut le nom qu'il prit soit à son baptème,
soit plus probablement lorsqu'il fut élevé à l'épiscopat. Le nom d'Aphraate,
déformation du nom persan de Farhad, n'apparaît que tardivement au Xe siècle
dans le Lexique de Bar Bahlul et par d'autres sources de la même époque. Néanmoins,
le Lexique peut se faire l'écho d'une tradition beaucoup plus ancienne, même
si la plupart des sources antérieures ne connaissent l'auteur des "Exposés"
que sous le nom du "Sage persan". Par ailleurs, on connaît sous le nom de Aphraate
(Farhad) un martyr contemporain de notre auteur et trois évêques des siècles
suivants, ce qui montre que le nom était porté par des chrétiens. La traduction
arménienne des "Exposés" lui donne le nom de Jacques de Ninive, ce qui paraît
justifier par l'affection toute particulière qu'il voue dans ses Exposés aux
ninivites et qui se comprendrait très bien s'il était leur évêque, alors que
Georges des Arabes, sans doute par erreur, lui attribue le nom de Jacques de
Nisibe. Les "Exposés" montrent qu'Aphraate avait une connaissance très poussée
de la Bible et était animé par une spiritualité profonde et authentique surtout
fondée sur la méditation de l'Evangile dont il avait une connaissance prodigieuse
à la fois d'érudition, de clarté et d'humilité. Ses positions sont considérées
par l'Eglise comme orthodoxes pour son temps, sachant que l'Eglise a abandonné
nombre des enseignements des Pères de cette époque dont les positions furent
censurées par des conciles plus tardifs. Onze exposés sur vingt-trois sont des
textes de défense du Christianisme ou de polémique prosélyte, dont neuf à l'intention
des juifs et deux dirigés contre les hérétiques. Aphraate a donc dû étudier
de près la théologie judaïque qui était représentée dans sa province par des
écoles théologiques vieilles de plusieurs siècles, ce qui n'est pas sans intérêt
pour notre propos. Malkûtô est le terme dont il se sert couramment pour désigner
le Royaume de l'Evangile. Il est intéressant de constater que c'est un sujet
perse et chrétien qui apparait comme un maillon important dans la transmission
de ce vocabulaire. Ceci peut accréditer l'idée que c'est en Irak qu'a pu s'effectuer
la transmission de ce vocabulaire aux mystiques musulmans. Néanmoins, il ne
faut pas cacher que ces spéculations reposent sur des bases extrêmement fragiles.
(2) Patrologie syriaque, Paris, 1894, tome
I., col. 794.
(3) cf. Patrologie Syriaque, tome III, p.
379, Liber Graduum, sermon XV.
(4) nur signifie "lumière", sha'sha'ani, "éclat
de lumière, et amr, "commandement".
(5) Massignon, La passion de Hallaj, tome
III, p. 51., 2e éd., Paris.
(6) Hallaj, Tanzih 'an al-na'at wa'l-wasf,
cité par Massignon, op. cit., tome III, p. 53.
(7) cf. E.E.B., p. 63.
(8) Massignon, op. cit. tome III, p. 51. Irada
signifie "volonté", takwin désigne l'acte créateur et ibda signifie "création.
Nous aurons l'occasion de revenir sur ces termes dans les chapitres suivants.
(9) cf. R. Arnaldez, article "Lahut-Nasut",
in Encyclopédie de l'Islàm, 2e éd.
(10) 'Afifi, Al-tasawwuf: al-thawra al-ruhiyya
fi'l-Islam, Alexandrie, 1963, pp. 82-83.
(11) Kamil Mustafa al-Shibli, Shahr Diwan
al-Hallaj.
(12) R. Arnaldez, op. cit. p. 617.
(13) cf. Henri Corbin, Histoire de la philosophie
islamique,1964, p. 253 et 259.
(14) Ghazali, Ihya, IV. 218.
(15) ibid., I. 168.
(16) Ghazali, Le Tabernacle des lumières,
trad Roger Deladrière, Paris, 1981, pp. 64-65.
(17) Deladrière traduit l'expression Mishkat
al-anwar par Tabernacle aux lumières ce qui est certainement plus élégant que
"Niche aux lumières"; mais à proprement parler le mot Mishka désigne un lieu
servant à loger une lampe dans un mur.
(18) On voit ici la grande dépendance de
Suhrawardi vis-à-vis de Ghazali.
(19) cf. Traité de la langue des fourmis
(Risalih-yi Lughat-i-muran), in L'archange empourpré, trad. Henri Corbin, p.
422. Nous abrègerons cette référence par la suite en l'Archange suivi du numéro
de page.
(20) cf.L'Épître des hautes tours (risalatu'l-abraj)
in L'Archange, p. 350.
(21) cf Le symbole de la foi des philosophes
(Risalat fi i'tiqad al-hukama) in Archange p. 22.
(22) L'archange, pp. 51-52.
(23) ibid. p. 165.
(24) ibid. p. 63.
(25) ibid. 78-79.
(26) Le livre des Temples de la lumière
in l'Archange p. 44.
(27) 'Abdu'l-Baha parle dans le même sens
dans Les Leçons de Saint Jean d'Acre de la "faculté discriminante" (hiss-i-mushtarik)
que le traducteur a rendu littéralement par "faculté commune". La fonction de
celle-ci est d'établir la liaison entre les données des sens et les facultés
intellectuelles telle que la faculté imaginative. Il y a évidemment un rapprochement
à faire entre l'exposé de Suhrawardi et le chapitre des Leçons de Saint Jean
d'Acre consacré à cette question. Comme Henri Corbin nous préférons rétablir
le vocabulaire aristotélicien qui permet de ramener l'inconnu au connu et montre
que ces développements sont loins d'être étrangers à la tradition occidentale.
(28) On a beaucoup discuté pour savoir si
Ibn 'Arabi était ou non panthéiste. Nous croyons qu'il s'agit d'un faux débat
car il existe plusieurs façons de définir le panthéisme, qui est un terme de
la philosophie occidentale. Celui-ci devient impropre lorsqu'on le projette
sur la philosophie musulmane ou indienne. Par contre, nous ne sommes pas d'accord
pour rejetter l'expression de "monisme existentiel" parce que ce terme traduit
effectivement l'arabe "wahdat al-wujud" que nous considérons tout à fait propre
à décrire la pensée d'Ibn 'Arabi, à condition d'introduire certaines nuances.
Bien sûr il existe plusieurs façons d'interpréter Ibn 'Arabi, et certaines sectes
soufies qui se réclamaient de son enseignement, particulièrement à l'époque
de Baha'u'llah, étaient nettement panthéistes, non pas en disant que Dieu est
présent dans toutes réalités sensibles, ce qui est une thèse, mais en disant
que dans les réalités sensibles il n'existe rien d'autre que Dieu, ce qui est
une autre thèse. Baha'u'llah a très explicitement réfuté ce point. Il est exact
que Ibn 'Arabi a enseigné l'unité de l'Être (wujud), mais pas l'unicité de l'Étant
(mawjud) ou des étants. Cependant l'Être étant présent dans l'étant, on tombe
rapidement sur des difficultés pratiquement impossibles à surmonter et sur lesquelles
nous ne pouvons nous étendre ici.
(29) Ibn 'Arabi, Futuhat al-makkiyya, II,
48, 20. et II, 129, 19.
(30) D'où l'erreur, à notre sens, du traducteur
anglais des Sept Vallées qui traduit Malakut par "Royaume des Anges". cf. Les
Sept Vallées, trad. fr., p. 27.
(31) cf. Henri Corbin, En Islam iranien,
tome IV, p. 45.
(32) ibid. p. 161.
(33) cf. Moojan Momen, An Introduction to
Shi'i Islam, Oxford, 1985, p. 222 et pp. 225-31.
(34) Le Bab, et à sa suite Baha'u'llah,
interdiront cette pratique de la pieuse dissimulation dans le but de protéger
sa vie ou sa tranquilité.
(35) Lorsue je me trouvais en Iran en 1977
et 199-78, j'ai eu l'occasion de fréquenter longuement les milieux shaykhis.
A la demande du Dr. Bahmayar, j'ai traduit un petit livre de Shaykh Ibrahimi,
le dernier Shaykh issu de la lignée de Karim Khan-i Kirmani, intitullé Nazar
bar qarn-i bistum (Regard sur le vingtième siècle). J'ai pu alors constater
qu'il n'y a plus grand chose qui sépare les shaykhis modernes des shiites orthodoxes.
Les écrits de Shaykh Ahmad et Siyyid Kazim leur son pratiquement inconnus, même
si leur mémoire continue d'être l'objet de vénération. Henri Corbin s'est maleureusement
fait abusé sur bien des points par Shaykh Ibrahimi. Le Dr. Bahmanyar était de
ceux qui considérent que les baha'is ont calomnié Shaykh Ahmad en lui prétant
leur doctrine sous prétexte que ces doctrines ressemblent aux enseignements
de Baha'u'llah. Il semble bien que ce soit la raison pour laquelle la hiérarchie
shaykhie décourage formellement la lecture des écrits de Shaykh Ahmad et Siyyid
Kazim a tout ceux qui ne sont pas d'abord versés dans l'étude des shaykhs modernes
sous la direction de Shaykh Ibrahimi lui-même.
(36) cf. Abbas Amanat, Resurection and Renewal;
the making of the babi movement in Iran 1844-1850, Cornell University Press,
Ithaca, 1989, pp. 261-273 et 275-284.
(37) Extrait du Risalat al-Qatifiyya publié
dans le recueil des oeuvres de Shaykh Ahmad Ahsa'i intitulé Jawami' al-Kalim,
Tabriz 1273 A.H., tome I. troisième partie, 9e risalat, p. 153-154, traduit
par H. Corbin in Terre céleste et corps de résurrection, p. 294.
(38) ibid. pp. 295-296.
(39) ibid. pp. 292-293.
(40) Bayan, Unité II, Porte 9, trad. Nicolas.
(41) C'est ce que nous appelons ailleurs
le monde sensible.
(42) Coran, 23, 90. Nous maintenons ici
la traduction de Corbin.
(43) Texte traduit et cité par Henri Corbin
in "Le Livre des Pénétrations Métaphysiques" de Mulla Sadra Shirazi, trad. H.
Corbin, Paris, 1988. note 1 p. 175.
(44) Dans un texte que nous étudierons au
Chapitre suivant nous verrons le grand commentateur et philosophe baha'i Ishraq-Khavari
donner une interprétation du Malakut tout à fait péripatéticienne. Pour des
raisons que nous développerons, celle-ci ne nous paraît pas conforme à la pensée
de Baha'u'llah.
(45) C'est-à-dire les mystiques qui possèdent
la gnose (ma'rifat).
(46) Il s'agit donc d'une gnose néoplatonicienne
comme celle qu'on trouve chez Avicenne.
(47) Il s'agit ici de Mulla Sadra que Shaykh
Ahmad est en train de commenter.
(48) Le livre des Pénétrations métaphysiques,
op. cit. p. 19. L'expression al-Haqq al makhluq bihi est empruntée au vocabulaire
d'Ibn 'Arabi.
(49) "Il est celui qui a créé les cieux
et la terre par le haqq, le jour où il dit "soit!", alors il fut. Sa parole
est le haqq; à lui appartient le monde physique (mulk), le jour où il souffla
dans la trompette. Il est celui qui connaît l'invisible et le visible (al-ghayb
wa'l-shuhud) Il est le Sage, l'Informé." Une autre vocalisation du verset permet
de lire: "le jour où il souffle dans la trompette du monde de l'invisible et
du visible" Nous développerons cette notion d'invisible et de visible dans le
chapitre suivant. Les commentateurs traduissent souvent le mot haqq par "vérité",
ce qui donne "Il est celui qui a créé les cieux et la terre par la vérité",
ou comme le suggère Kasimirski "par une création vraie". Cependant les philosophes
et les mystiques ont donné au mot haqq dans ce verset un sens beaucoup plus
large. Ils ont considéré que le haqq était l'instrument dont Dieu se servait
pour faire venir le monde à l'être ou bien pour organiser le cosmos et ils ont
identifié le haqq à l'Intelligence agente ('aql fa'al) ou au Premier émané.
On trouve la même expression dans deux autres versets du Coran.