Archéologie du royaume de dieu
Par Jean-Marc Lepain


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Chapitre V. Les mondes divins dans l'oeuvre de Baha'u'llah

V.1. Aspects herméneutiques

Si nous avons pris la peine de retracer toute l'histoire de la doctrine des mondes spirituels dans l'Islam, tout particulièrement dans l'École d'Isfahan et dans le shaykhisme, et cela au risque de dérouter le lecteur et de perdre de vue les textes baha'is, ce n'est pas par simple souci d'exhaustivité, mais pour suivre dans les grandes lignes le développement historique de cette terminologie spirituelle. Il nous paraissait important que le lecteur se rende lui-même compte du monde intellectuel dans lequel vivait Baha'u'llah.
La société persane était alors une société imprégnée de sacré où les problèmes métaphysiques et ontologiques constituaient la base de la culture religieuse. Au fil des siècles, des théories de plus en plus complexes, de plus en plus sophistiquées, avaient été créées pour les expliquer.
Ces théories, d'abord fruits d'une longue tradition héritée du monde hellénistique, avaient servi de base à de nouvelles investigations métaphysiques fondées sur des raisonnements logiques assez semblables à ceux de la scolastique occidentale. Puis, parce qu'on perdit confiance en la raison, on s'en remit de plus en plus à l'intuition. Chaque docteur produisait son système, toujours plus complexe, sans autre souci que la recherche de la cohérence interne à la théorie. Chaque système était susceptible d'admettre des nombreuses variantes ou nuances, et ces variantes ou nuances devenaient, dans les écoles théologiques, le sujet de discussions qui n'en finissaient plus.
Le but n'était plus de parvenir à une explication globale de l'univers et de la Révélation, mais de produire une exégèse qui cessait de se présenter comme une véritable théosophie dans la mesure où le lien entre son herméneutique de la Révélation et le monde sensible se trouvait rompu. L'ésotérisme avait fait disparaître l'exotérique. L'usage abusif de l'imagination métaphysique avait détruit les bases de la raison. Les sciences de la nature avaient totalement disparu au profit de vagues superstitions. Il n'existait plus aucune représentation opératoire de la nature, alors qu'on sait qu'une telle représentation constitue un élément fondamental de toute théosophie.
Même la médecine, qui jadis avait été l'une des plus avancées du monde, avait disparu sous sa forme scientifique. Les brefs échantillons de ces discussions philosophiques que nous avons fournis au lecteur au chapitre précédent lui auront sans doute paru bien étranges. Un abîme sépare maintenant l'homme du vingtième siècle des docteurs de l'école d'Isfahan ou même des maîtres du shaykhisme. Il est nécessaire de prendre la mesure de cet abîme pour comprendre tout le caractère original, et même révolutionnaire, de la pensée de Baha'u'llah, qui va ramener la philosophie de la nature et la quête de la réalité fondamentale de l'univers dans le cadre de la pensée mystique et de l'herméneutique spirituelle.

Lorsque Baha'u'llah reprend le langage mystique de la tradition arabo-persane c'est toujours dans un sens métaphorique et non pour agréer les dogmes qui en sont nés. C'est le cas, par exemple, de tout le vocabulaire de la théophanie Ishraqie, comme ishraq (lumière aurorale), mashriq (orient, aurore), tajali (rayonnement, effulguence, émanation), zuhur (manifestation, apparition), mazhar (lieu de manifestation), ufuq (horizons), etc. Ces mots sont, dans l'oeuvre de Baha'u'llah, détournés de leur sens original pour exprimer des idées nouvelles dans le cadre d'une pensée qui se refuse à tout dogmatisme, à toute théorisation philosophique systématique. Il faut garder ces données à l'esprit pour examiner le rôle et la place de la terminologie des mondes divins dans l'oeuvre de Baha'u'llah.

Il est important également de souligner que Baha'u'llah a rompu avec toute la tradition philosophique de l'Islam. Il rejette l'ontologie d'Avicenne qui lui avait fourni son cadre principal pendant plusieurs siècles. Il répudie la théorie de l'Imagination créatrice qu'avait développée Avicenne, Ibn 'Arabi et Suhrawardi. Il rejette de même le monisme existentiel qui, depuis Hallaj, semblait être la seule forme de pensée susceptible de s'opposer à l'orthodoxie. Il ose affirmer l'éternité de la création et réduit à des symboles allégoriques la plupart des dogmes coraniques sur la résurrection, le jugement dernier, la comparution face à face avec Dieu, les anges, les imams, etc. La profondeur de sa pensée se manifeste avant tout dans sa limpidité qui s'oppose à l'extrême sophistication des pensées de son temps.

On ne trouve dans l'oeuvre de Baha'u'llah aucun exposé sui generis d'une théorie ontologique ou métaphysique. Ceci ne veut pas dire que Baha'u'llah n'avait dans ce domaine aucune conception propre. Mais cette conception est implicite. La seule façon de la retrouver c'est de s'imprégner de son oeuvre, de l'étudier en profondeur et de méditer dessus. Des abîmes de sagesse se révèlent alors. Ce refus de toute théorisation est fondamentale. Les manifestations de Dieu ne viennent pas pour construire des systèmes. L'élaboration d'un discours savant appartient aux penseurs et aux philosophes qui, dans chaque dispensation, viennent après celles-ci.

Comme souvent dans les Écrits de Baha'u'llah, il est nécessaire de croiser chaque texte avec plusieurs autres textes pour dégager l'image complète de sa pensée. Cette brièveté marque sans doute la grande réserve que laisse percer Baha'u'llah lorsqu'il s'agit de traiter de questions métaphysiques. Cette réserve a sans doute deux raisons. La première tient à la conception que Baha'u'llah se fait de sa mission. Une Manifestation de Dieu n'est pas un professeur de philosophie, pas plus qu'il n'est médecin, biologiste, physicien ou autre.
La Manifestation de Dieu ne vient pas pour nous livrer les secrets de l'univers, mais pour nous donner un enseignement moral et spirituel susceptible de concourir à l'épanouissement de l'homme. La seconde raison, c'est que Baha'u'llah, comme après lui 'Abdu'l-Baha et Shoghi Effendi, semble avoir craint qu'une partie des baha'is ne s'absorbent complétement dans les choses mystiques au détriment de l'action. Dans les enseignements baha'is le mysticisme ésotérique purement spéculatif n'est pas regardé comme une cause d'épanouissement spirituel de l'homme. L'épanouissement spirituel de l'homme se trouve dans le détachement, le service à l'humanité et l'enseignement de la cause, non dans la spéculation métaphysique.

Cependant, la brièveté des développements consacrés par Baha'u'llah aux mondes divins, et la réserve évidente avec laquelle ceux-ci sont traités, ne doit pas faire croire que le sujet n'a que peu d'importance à ses yeux. Celui-ci est habitué à cette manière d'écrire concise et dépouillée qui ne livre que l'essentiel. On pourrait même dire que l'absence d'ornement littéraire caractérise toujours les passages les plus importants. Le Livre très saint (Kitab-i-Aqdas) est l'exemple même de la brièveté et de la concision. L'instauration des Maisons de Justice, fondation de l'Ordre institutionnel baha'i, est traité en moins de trois lignes et aucune de ses dispositions essentielles ne recoit de développement très long.

Ce qui est fondamental dans l'exposé de Baha'u'llah c'est laliaison qu'il établit entre la question des mondes divins et l'herméneutique spirituelle (ta'wil), disant tout à la fois qu'à chaque monde correspond une certaine nourriture, sous entendue spirituelle, et qu'en même temps le mot nourriture est susceptible de recevoir une interprétation en fonction de chacun de ces mondes, bien qu'en fait le terme recouvre des signications innombrables.

L'importance de cette hiérarchie des mondes divins ne réside donc pas dans la descrition d'un système métaphysique, mais dans la clé que celui-ci nous livre pour lire l'oeuvre de Baha'u'llah. Leur fonction est purement herméneutique. En d'autres termes, et contrairement à toute la tradition philosophique de l'lslam, la description de ces mondes ne semble pas impliquer l'adhésion à un quelconque "réalisme" qui considérerait l'existence de ces mondes comme une réalité au plan cosmique. Baha'u'llah ne dit pas que ces cinq mondes existent objectivement. Cette vision herméneutique développée dans la Tablette de toutes les nourritures, s'oppose d'ailleurs à sa conception métaphysique du Monde de l'Essence divine, du Monde de la Révélation et du Monde de la Création. Même si ces trois mondes ne sont pas posés comme une réalité absolue mais plutôt comme une vision opératoire de la réalité.


V.2. Le vocabulaire

Un des meilleurs moyens de sonder la pensée de Baha'u'llah est de procéder à une étude minutieuse de son vocabulaire. Bien sûr, il était pour nous impossible de relire l'ensemble de l'oeuvre de Baha'u'llah. Là encore nous avons dû procéder par sondage. Nous nous sommes essentiellement référés aux "Prières et méditations" de Baha'u'llah. Il s'agit d'un recueil de textes compilés par Shoghi Effendi et traduit par lui en anglais. Une excellente édition du texte arabe a été publiée en 1981 à Rio de Janeiro. Cette édition facilite beaucoup le travail. Ces textes sont particulièrement intéressants parce qu'ils sont parmi les plus mystiques de l'oeuvre de Baha'u'llah. On n'y trouve aucun exposé didactique, mais il s'agit d'une mine d'informations pour de nombreuses questions métaphysiques.

Le vocabulaire qu'y utilise Baha'u'llah est-il représentatif de l'ensemble de son oeuvre? Ce n'est pas certain, dans la mesure où la plupart de ces textes se présentent comme un dialogue entre Baha'u'llah et la divinité, et ne se prêtent donc pas à des développements philosophiques. Cependant, l'examen d'autres textes, notamment Le Livre de la Certitude et les tablettes révélées après Le Kitab-i-Aqdas, n'a pas modifié nos conclusions.

Une étude détaillée du vocabulaire des mondes divins dans les Prières et Méditations montre que l'usage de celui-ci est extrêmement complexe et conduit aux remarques suivantes:

Baha'u'llah emploie très fréquemment l'expression Malakut mais celle-ci peut recouvrir des sens différents. On trouve également un emploi très fréquent du couple Malakut-Jabarut. L'ensemble des quatre mondes Lahut; Jabarut, Malakut, Nasut, n'est mentionné que deux fois. En dehors de ces deux citations, on ne trouve aucune autre citation au Lahut ou au Nasut. Le terme de Mulk est connu mais est d'un usage rare.


V.3. Le Malakut

Si on reprend l'ensemble des citations se référant au Malakut, on s'aperçoit que le terme apparaît quarante et une fois de manière isolée, en deux cent vingt-sept pages de textes. A l'exception des expressions "ton Malakut" (183) et "notre Malakut" (93), le terme est toujours accompagné de qualificatifs ou de déterminants. Ceux-ci sont rarement des adjectifs.
On ne trouve qu'un exemple: "le Malakut resplendissant" (usna). Les expressions qui reviennent le plus fréquemment sont "le Malakut de la création" (insha) qui est mentionné huit fois et "le Malakut des noms" (asma) qui est mentionné sept fois. Pour toutes les autres expressions (seize), on ne trouve pas plus d'un ou deux exemples pour chaque cas.
Cela montre le refus de Baha'u'llah d'utiliser des expressions stéréotypées, et contredit l'impression de certains lecteurs occidentaux qui trouvent ses écrits très répétitifs. En fait, les répétitions sont très rares et on constate au contraire une grande richesse d'expressions. Ainsi on trouve des expressions telles que "le Malakut de la terre et des cieux" (al ard wa'l-samawat) (94) ou "du domaine de la terre et des cieux" (Malakut mulk al-ard wa'l-samawat) (95) qui est évidement une réminiscence coranique, "le Malakut de ta révélation" (ou de ta cause) ou "de ton commandement" (amrika) (96) avec des variantes telles que "le Malakut de ta révélation et de ta souveraineté" (amrika wa sultanika) (97), "de ta révélation et de ta création" (amrika wa khalqika) (98), "le Malakut de l'existence" (wujud) (99),"le Malakut de toutes choses" (kullu shay) (100) autre réminiscence coranique, "le Malakut des bontés" ou "des dons" (ahsan) (101), "le Malakut de ta proximité" (ghurbika) (102), "le Malakut du visible et de l'invisible" (al-ghayb wa'l-shuhud) (103), "le Malakut éternel" (Malakut-i-baqa) (104), le "Malakut de ta parole" (bayanika) (105), "le Malakut de tes signes" ou "de tes versets" (ayyatika) (106), "le Malakut de la Beauté" (Jamal) (107).


V.4. Le Royaume de la création

Parmi tous ces termes, un de ceux qui reviennent le plus fréquemment, est celui de Royaume de la création (Malakut al-Insha). 'Insha est l'un des mots que Baha'u'llah utilise pour la création (les autres étant ikhtira', ibda, khalq, sun' et 'ijad) (108). Le terme est parfois rendu par Shoghi Effendi par le mot "invention (109). Dans certains cas, ce mot désigne le monde d'ici-bas. C'est le cas lorsque Baha'u'llah dit parlant de lui-même:

"Sitôt qu'il eut proclamé ta Cause..., la grande terreur (al-faza al akbar) s'empara de tes créatures (bariyyatika). Certains se tournèrent vers toi, se détachèrent de tout autre que toi, sanctifièrent leurs âmes du monde ('an ma 'ala ard) et de tout ce qu'il contient, et furent tant captivés par la douceur de ta voix, qu'ils renoncèrent à tout ce que tu as créé dans le royaume de ta création". (110)

Dans ce cas Malakut al-Insha est clairement un synonyme de Mulk ou de Nasut. Il s'agit bien du monde physique et sensible. Dans d'autres cas, Malakut al-Insha a un sens beaucoup plus immatériel que Shoghi Effendi rend par "Royaume de l'Invention". Insha dans ce cas ne se réfère pas au monde sensible, mais à un état où le cosmos existe sur un plan différent du monde physique. Il s'agit d'une autre sphère ontologique que l'on peut, peut-être, rapprocher du monde imaginal. Tout ce qui existe dans la création que ce soit dans le monde physique ou dans les mondes spirituels, existe dans le Monde de Insha, mais il s'agit d'une existence ontologiquement différente de l'existence sensible ou même spirituelle. Peut-être peut-on parler d'existence virtuelle; peut-être peut-on même parler d'existence virtuelle dans la pensée de Dieu ou dans un monde qui serait un monde de pure pensée.

Un exemple du caractère très immatériel du Monde de Insha, nous est donné par la citation suivante:

"Je t'implore, ô toi qui est la cause d'apparition de l'aurore, par ta lampe que tu as allumée entre les cieux et la terre du feu de ton amour, et que tu as nourri de l'huile de ta sagesse dans le royaume de ta création (Malakut al insha)...". (111)

Dans un autre texte le Monde de Insha désigne toutes les faveurs spirituelles dont l'homme peut disposer:

"Tiens la main de ta créature, ô mon Dieu, par la main de ta grâce, et fait lui connaître le meilleur de ce qui a été créé dans le Royaume de ton invention".


V.5. Le Royaume des noms

Une autre expression importante est celle de Royaume des Noms. Il existe dans l'oeuvre de Baha'u'llah une véritable théologie des Noms divins qui nécessiterait une étude très approfondie que nous ne pouvons qu'effleurer ici. Le Nom divin (ism; pl. asma) est en fait un attribut (sifa), qui est distinct de l'essence divine. Les Noms divins sont la première manifestation de Dieu, et c'est par eux, et à cause d'eux, que tout ce qui existe a été créé. A
lors que l'Esprit saint représente la force active de la création, ils représentent la force passive. L'Esprit saint est la cause agente, alors que les noms sont la cause efficiente. Par exemple, l'Amour est la manifestation d'un des noms de Dieu, et c'est par l'amour que Dieu avait pour sa propre essence qu'est né l'amour de sa manifestation, et de l'amour de sa manifestation a été engendré l'amour de sa création.
On comprend que l'Amour est la cause de la création, mais il n'est pas la force instrumentale agissante (113). Il en va de même pour la Beauté de Dieu. Mais en fait, toutes ces explications naissent des limitations de l'esprit humain. Distinguer les attributs de l'essence divine procède d'une première illusion. Chaque nom divin contient en lui-même tous les autres noms divins. Vouloir distinguer la force passive des noms de la force active du Verbe divin ou de l'Esprit saint est une troisième illusion. Ces illusions sont néanmoins nécessaires pour appréhender l'inappréhendable.

Le Royaume des Noms, n'est pas un monde distinct des autres mondes divins; c'est un monde qui se manifeste à l'intérieur de tous les autres mondes depuis la sphère du Lahut jusqu'à la sphère du Nasut. Les noms divins ne sont pas seulement la force efficiente de la création, ils constituent, d'une certaine façon, l'ultime réalité de l'univers, et le fondement même du cosmos. Chaque chose, chaque être, est un reflet, même lointain, des noms divins. Si quelque chose cessait de refléter ces noms, même un tant soit peu, elle cesserait immédiatement d'exister.

Sur le plan de Lahut, les noms divins se confondent avec le Verbe (Kalimat) ou la volonté première (mashiyyat-i-avvaliyyih) ou avec l'Esprit saint (ruh). Dans les sphères inférieures, la manifestation absolue des noms divins, est la Manifestation divine, c'est-à-dire l'âme du prophète.
Baha'u'llah nous dit par exemple que son nom est "le nom autour duquel tourne en adoration le Royaume des noms" (114). Cela veut dire que le nom particulier dont il est question, nom qui reste innommé, mais que dans d'autres tablettes il désigne par le nom de Baha, est considéré sur le plan ontologique où il existe dans une union totale avec l'essence divine. C'est parce que ce nom existe sur ce plan de l'union indifférenciée qu'il reflète la totalité des perfections divines et que donc les manifestations individualisées de ces noms lui sont totalement soumises. C'est l'état qu'au chapitre II nous avons décrit comme l'état du Jabarut. Le nom de Baha ne désigne plus ici l'identité propre d'un individu, mais au contraire le nom que le prophète assume en tant qu'Alfa et Oméga et en tant qu'esprit uni à l'essence divine dans la communion avec toutes les autres manifestations et ne faisant plus qu'un avec elles.

Le Royaume des Noms se manifeste aux hommes dans la parole de la manifestation divine, non pas dans les mots ni même dans les phrases, mais dans la révélation (wahy), c'est-à-dire dans le savoir inné des Manifestations divines. C'est pour cela que chaque nom joue un rôle essentiel dans la création, si la manifestation de l'un venait à diminuer le monde périrait. Ainsi Baha'u'llah écrit:

"Je reconnais... si l'une des révélations (zuhurat) de tes noms et de tes attributs était retirée, ne serait-ce que dans la mesure d'un grain de moutarde, de tout ce qui a été créé par ton pouvoir et engendré par ta puissance, alors les fondations de ton oeuvre (sun') éternelle seraient incomplètes, la pierre précieuse (jawhar) de ta sagesse divine deviendrait imparfaite." (115)

L'équilibre des Noms, telles que Justice et Miséricorde par exemple, assure l'équilibre du monde. Chaque Nom se reflète dans tous les degrés de l'être, c'est pourquoi il existe un Malakut de chaque Nom et c'est pour cette raison que Baha'u'llah parle par exemple du Malakut de la Beauté. Baha'u'llah dit: "J'atteste que pour lui le Royaume des Noms a été en mouvement, et qu'avec son souvenir (dhikrihi), les Écritures (lawh) du Royaume des noms furent embellies" (116.) "Les "Écritures" dont il est ici question ne sont pas bien entendu, les livres saints dans leur version terrestre, mais bien plutôt, le "Livre-Mère", "la Tablette préservée" (al-lawh al-mahfuz), le prototype céleste de tous les livres, la matrice dont sont sorties toutes les révélations.

Au stade inférieur, les manifestations divines apparaissent dans leurs états différenciés. Ainsi Baha'u'llah écrit: "Pas plutôt ta voix douce s'était elle élevée que tous les habitants du Royaume des Noms et le Concours céleste furent agités..." (117). Le Royaume des Noms désigne ici la demeure de l'âme des prophètes qui sont distingués du Concours céleste représentant les martyrs et les saints. Nous sommes ici dans la sphère du Malakut proprement dit.

Dans le monde de l'homme, le Royaume des Noms et des attributs se manifeste à travers les qualités humaines. Les qualités ne sont que le reflet en l'homme des qualités divines. A l'état de potentiel, elles représentent "le dépôt divin".
Le but de l'existence terrestre est de développer ces qualités et donc de permettre au Royaume des Noms de se manifester à travers nous. Dans l'une de ces tablettes, Baha'u'llah explique qu'un attachement excessif aux "noms" peut devenir un obstacle au développement spirituel (118).
C'est le cas d'une personne qui est parvenue à développer en elle une qualité divine comme la bonté par exemple. Cet homme peut prendre goût à devenir une manifestation de la bonté, il peut en jouir comme d'un plaisir. Il devient attaché à la bonté comme à un bien propre. Il souhaite qu'on le regarde comme tel, et il aime que les autres personnes mentionnent sa bonté. C'est ce que Baha'u'llah a appelé "la barrière des noms". C'est oublier que les noms et qualités n'appartiennent qu'a Dieu. L'union totale avec la volonté divine suppose l'oubli de toutes nos qualités propres. C'est le sens de la véritable modestie.


V.6. Le Royaume du visible et de l'invisible

Nous avons vu que chaque Nom divin, chaque attribut, forme en soi un Malakut. Certains ont dit que chaque Nom et chaque attribut formait un Malakut à l'intérieur de chaque être humain, si bien que chaque être humain a un Malakut ou des Malakut qui lui sont propres. Ceci apparaît dans un intéressant commentaire de 'Abdu'l-Hamid Ishraq-Khavari dans son livre "Qamus-i-Iqan" qui est une sorte de dictionnaire commenté en persan du Livre de la Certitude.
Le commentaire vient à propos de l'expression Malakut-i-ghayb va shahadat (Le Royaume du Visible et de l'Invisible) qui est une variante lexicale persane de l'expression arabe que nous avons cité plus haut Malakut al-ghayb wa'l-shuhud. Le terme persan de shahadat (arabe: shahada) est d'ailleurs une expression courante qui se trouve en particulier chez Ghazali.
Le mot est en soi typique de la philosophie mutakalimin et néoplatonicienne et elle vient de la traduction en arabe des premiers ouvrages philosophiques grecs. Le terme, dans le cadre de cette philosophie hellénisante, a un sens bien particulier et se réfère à la distinction platonicienne entre le sensible (shahada, shuhud) et l'intelligible (ghayb) (119); le terme ghayb signifiant en fait caché, invisible ou secret. On désigne parfois le Monde de Ghayb ('alam al-ghayb) comme "le monde du mystère".

Ishraq-Khavari commence par citer le texte de la Tablette à Varqà auquel nous nous sommes nous-mêmes référés plus haut. Puis il s'étend sur le sens de l'expression "manifestation la plus grande" (manzar-i-akbar) dont il dit qu'elle désigne Baha'u'llah lui-même. Puis il définit le Monde de ghayb comme le monde des Intelligences ('uqul) et des réalités spirituelles (haqa'id), et le monde de shahadat comme le monde de Nasut et le monde des corps physiques (jismaniyyat).
L'introduction du mot "Intelligence" ('uqul) paraît ici douteuse dans la mesure où le mot n'apparaît pas dans l'oeuvre de Baha'u'llah avec ce sens. 'Abdu'l-Baha parle parfois de "maqulih", de la même racine, qui désigne soit le produit de la raison humaine ('aql) soit les concepts appréhendables par la raison humaine. Ishraq-khavari paraît ici encore très dépendant de la tradition musulmane avicennisante, c'est pourquoi nous prenons avec réserve ce qu'il écrit.

Après ces préliminaires, Ishraq-Khavari va développer l'idée qu'il existe un Malakut propre à chaque individu. Il est intéressant de citer in extenso ce texte assez curieux :

"...Chaque être humain doit développer les qualités (istidad) qui sont déposées dans sa nature (sirisht) afin qu'elles trouvent une voie pour se manifester dans le monde de Shahadat. Ces perfections, qui sont pour lui en quantité limitée, forment son propre Malakut qui doit parcourir tous les degrés de son développement jusqu'à ce que l'homme atteigne le rang de perfection (maqam-i-kamal) qui est en puissance en lui (dar ghayb) comme le fruit est en puissance dans l'arbre. Lorsque l'arbre, avant que n'apparaisse le fruit, trouve la voie de sa propre perfection, alors le fruit passe (du monde) de ghayb de cet arbre à l'existence.
Ainsi, lorsque l'arbre parvient à son propre Malakut le fruit passe du ghayb au shuhud (de l'existence en puissance dans le monde intelligible à l'existence sensible) et devient ainsi manifeste. Pour chaque individu il existe un rang de perfection et un Malakut qui lui est propre et qui a été déterminé et fixé (par Dieu) et qui doit, par le moyen de la lumière de l'existence (nur-i-vujud) qui lui est conféré ('ata) par les effusions (fayad) de la réalité suprême (haqiqi) lui permettre de parcourir progressivement les degrés (darijat) de la perfection jusqu'à ce qu'il parvienne à son Malakut qui est le plus haut degré de la perfection qui lui est possible d'atteindre. Il doit faire en sorte que dans le processus de son développement et de son évolution rien ne vienne l'arrêter ou s'interposer, sinon, jamais il n'entrera dans son Malakut.

Par exemple, on peut dire que le Malakut, qui est le degré suprême de perfection de l'arbre, consiste à produire un fruit; mais si pendant que l'arbre croît des insectes nuisibles s'attaquent à lui, sa croissance sera arrêtée et il ne pourra parvenir à son degré de perfection qui est la production du fruit, c'est-à-dire qu'il n'entrera pas dans son Malakut. Plus encore, il peut déchoir du rang végétal et descendre au rang des corps inorganiques (jamad).
De la même façon, l'homme au cours de son propre développement spirituel vers son Malakut peut suivre le même chemin, ainsi que l'on peut le comprendre par analogie. S'il succombe à des vices tels que l'envie, l'orgueil ou la jalousie, ces vices deviendront comme des insectes nuisibles dans le bois qui le rongent le transforment en bois mort et ces vices regrettables, au lieu de l'élever vers son Malakut, peuvent le faire déchoir de sa nature humaine (insaniyyat) et le rabaisser jusqu'à un rang qui n'est plus humain, c'est-à-dire à un rang proche de l'animal. Il perd ainsi la station élevée de l'homme et ne peut entrer dans son Malakut. De ceci atteste une parole de la Beauté bénie qui déclare dans Les Paroles Cachées: "Le coeur qui contient une trace d'envie n'entrera jamais dans mon Jabarut éternel et jamais ne respirera les brises saintes de mon Malakut sanctifié".
Par conséquent, il est clair à partir de cette citation que chaque individu possède son propre Malakut et qu'il doit s'efforcer, dès ce monde-ci autour duquel tournent tous les autres mondes, de se purifier des vices blâmables et de l'influence des actions honteuses afin que soient éloignés les agresseurs nuisibles et que son arbre puisse verdir et croître pour produire les fruits des qualités (fada'il) humaines et qu'il rentre dans le Malakut céleste, ce Royaume en puissance (Malakut-i-ghayb) est à la portée de chacun. Quiconque s'efforce de l'atteindre y rentrera; sinon il lui échappera.

Considérez que le fruit qui est la manifestation du Malakut de l'âme était en puissance (dar ghayb) dans l'arbre au moment où on a planté l'arbre et si le jardinier n'avait eu le savoir et la certitude de ce fruit jamais il n'aurait planté cet arbre... ainsi que le dit le poète Mawlavi Rumi:

"Si ce n'était par désir et espoir du fruit
Jamais le jardinier ne planterait l'arbre"

Par conséquent le Malakut qui représente le fruit qui est le degré de perfection de l'arbre existait au moment où celui-ci a été planté mais cette existence n'était qu'en puissance (dar ghayb), mais il était nécessaire qu'il parcourt les étapes et les degrés spécifiques de l'arbre vers le fruit afin que le secret qui était caché devienne manifeste. De même l'homme doit toute sa vie faire des efforts pour parcourir les degrés de l'existence et s'élever jusqu'aux stations que Baha'u'llah a décrites dans un de ses livres comme "Les sept Vallées" et beaucoup d'autres (120)".

Nous avons cité ce texte parce que Ishraq-Khavari a été considéré comme l'un des plus grands commentateurs persans de l'oeuvre de Baha'u'llah et que son Encyclopédie du livre de la Certitude (Qamus-i-Iqan) a eu une large diffusion et donc une influence considérable. Néanmoins ce texte est très représentatif des défauts des oeuvres des érudits persans et arabes qui ne se sont jamais livrés à un travail méthodique et systématique. L'interprétation de Ishraq-Khavari nous semble présenter trois défauts majeurs. Tout d'abord, la base de ses références textuelles à l'oeuvre de Baha'u'llah est très faible. Ensuite, elle introduit un vocabulaire et des concepts qui paraissent étrangers à la Foi baha'ie. Enfin, elle n'est pas systématique et confond la partie avec le tout.

A l'appui de son interprétation, Ishraq-Khavari ne cite qu'une Parole Cachée, or cette parole certes affirme que celui qui succombe à l'envie n'entrera pas dans le Malakut, mais Baha'u'llah dit bien Malakut-i-taqdis-i-man, c'est-à-dire mon Malakut sanctifié, ce qui veut bien dire ici que le Malakut n'appartient qu'à Dieu qui en dispose comme il veut. Par ailleurs, il ne faut pas négliger l'association de Malakut au Jabarut. Ici le Jabarut est nettement décrit comme supérieur au Malakut. Car si l'homme peut entrer dans le Malakut, du Jabarut il ne peut recevoir que "les brises".
Ces "brises" sont un des termes les plus caractéristiques des Royaumes supérieurs qui influent sur les Royaumes inférieurs par ce moyen. En quoi consistent ces brises (aryah)? Ce sont elles que Baha'u'llah décrit comme des "grâces" (fuyud) ou "confirmations" (ta'yidat).
Le terme "brise" sert également à décrire l'inspiration prophétique qui émane effectivement du Jabarut. Dans les Écrits de Baha'u'llah, il existe un lien très fort entre l'inspiration, prophétique ou non d'une part, et la grâce d'autre part. Le but de la prière est d'attirer la grâce et les confirmations divines, mais celle-ci doit le plus souvent se manifester comme "une inspiration qui dirige le croyant" (hidayat), terme technique qu'on rend par l'anglais "guidance", et qu'on traduit en français, à défaut d'un meilleur terme, par "direction".

Le commentaire d'Ishraq-Khavari nous paraît également avoir recours à des concepts étrangers à la Foi baha'ie. Nous avons déjà signalé la définition du Monde de Ghayb comme le monde des intelligences, concept fondamentalement étranger à la pensée de Baha'u'llah. Mais on se demande également quelle est cette "lumière de l'existence" qui vient l'aider à atteindre le rang de la perfection. Enfin, l'idée elle-même qu'il existe un Malakut propre à chaque individu est déjà largement suggérée dans la pensée de Ishraqie, et on peut se demander, en l'absence de base scripturaire plus large, dans quelle mesure Ishraq-Khavari n'a pas été influencé par son passé culturel et sa longue fréquentation des Ishraqiyyun avant sa conversion.

Enfin, il peut paraître très limitatif d'assimiler le Monde de Ghayb à un monde en puissance puisque le Monde de Ghayb inclut par exemple le Jabarut. Si on définit le Monde de Ghayb comme le monde des "réalités spirituelles" (haqa'iq) ce qui nous paraît la seule définition acceptable, alors on ne peut certainement pas dire que les réalités spirituelles n'ont que l'existence virtuelle de l'être en puissance. Celles-ci sont bien plus que cela et leur mode d'être n'est pas unique. Nous reviendrons dans un autre chapitre sur la nature des réalités spirituelles.

Finalement, nous voyons à quel point les problèmes d'interprétation soulevés par l'oeuvre de Baha'u'llah peuvent être nombreux. Les résoudre pose le délicat problème de l'adoption d'une méthodologie qui doit être sérieusement contrôlée par une définition à la fois de l'herméneutique et de la philosophie, car il ne fait nul doute que l'activité philosophique de la future société baha'ie, aura des bases complètement différentes de la philosophie d'aujourd'hui, dont nous sommes malheureusement encore très dépendants.

Ce qui précède montre à l'évidence que le mot Malakut a dans l'oeuvre de Baha'u'llah des sens multiples. Il ne s'agit jamais d'un terme technique que l'on pourrait une fois pour toute faire tenir dans une définition. Ainsi que nous le verrons, Baha'u'llah semble avoir connu tous les différents sens historiques de la terminologie des mondes divins et s'en être servi tour à tour, parfois dans une même tablette.
Parfois, il utilise le mot Malakut dans son sens coranique, parfois dans son sens évangélique; parfois il se réfère simplement au monde intelligible comme chez les mutakalimin, parfois il lui donne le sens de Monde imaginal comme chez les Ishraqiyyun, parfois enfin il lui prête des sens qui lui sont propres. Ceci marque bien le refus de Baha'u'llah de fixer une fois pour toute une terminologie facile à repérer et à définir. On trouve tout au long de son oeuvre des glissements sémantiques, des changements de sens et des permutations. La règle qui doit nous guider dans notre lecture est que le contexte éclaire le mot, et le mot éclaire le contexte.


V.7. Le Jabarut

Ce que nous venons de dire du vocabulaire de Baha'u'llah est particulièrement vrai lorsque le mot Malakut apparaît seul, auquel cas il peut avoir un sens très large et très divers, ou lorsqu'il apparaît en association avec un autre mot de la nomenclature des mondes divins, comme Jabarut par exemple.

A la différence de Malakut, Jabarut apparaît rarement seul. On n'en trouve que huit exemples dans les Munajat. Dans la plupart des cas, Jabarut semble n'être qu'un synonyme de Malakut, et il s'agit d'une simple permutation entre les mots. C'est ainsi qu'on trouve le Jabarut de la révélation et de la création (Jabarut al-amr wa'l-khalq) (121) le Jabarut du monde des contingences, (Jabarut al-imkan) (122) le Jabarut des noms (Jabarut al-asma). (123)

Dans d'autres textes, Jabarut prend un sens plus spécifique en association avec la Manifestation divine. On se rapproche alors de son sens technique. Dans une prière Baha'u'llah se décrit comme un prisonnier et demande à Dieu de le délivrer "afin que je puisse m'envoler sur les ailes du détachement jusqu'au sommet le plus élevé (Jabarut) de la création" (ikhtira') (124).
Dans un autre texte, il parle du Jabarut du Décret (qada), retrouvant assez précisément le sens technique de Jabarut que nous avons décrit au chapitre II, Jabarut al-Qada désigne le lieu d'où "la colombe céleste" ou "le rossignol mystique" chante leur mélodie (125). Nous sommes donc bien ici dans le monde de la Manifestation divine, et il est particulièrement intéressant et tout à fait conforme à sa métaphysique que Baha'u'llah reprenne ici la tradition d''Abdu'l-Razzaq Kashani pour associer le monde du décret au monde de la Manifestation.
Dans un autre texte consacré au Bab, Baha'u'llah dit: "Je t'adresse de tels remerciements que ceux -ci deviennent la cause que le Rossignol de Gloire ('andalib al-Baha) déverse ses mélodies depuis le plus haut ciel (Jabarut al-'ama) (126)". Ceci est un des nombreux exemples où Baha'u'llah dans sa prière dissocie sa personne terrestre de sa manifestation dans le monde spirituel, et établit un dialogue entre sa manifestation dans le monde sensible et sa manifestation dans le monde spirituel.
Shoghi Effendi a ici renoncé à traduire le terme 'ama, qui est effectivement difficile à rendre, et qui est quasi synonyme de ghayb, c'est-à-dire l'invisible, l'intelligible ou le suprasensible. Mais dans la plupart des cas le Jabarut apparaît en association avec le Malakut et constitue un paire inséparable, un peu comme dans l'oeuvre de Ghazali. On en relève vingt et un exemple dans les Munajat.


V.8. Le Malakut associé au Jabarut

On peut distinguer deux usages précis de la paire Malakut-Jabarut. Dans le premier usage Malakut précède dans la phrase Jabarut et ceci indique une différence ontologique entre les deux termes, où le Malakut est clairement une sphère inférieure au Jabarut. On en voit l'exemple dans cette prière où Baha'u'llah dit: "tes serviteurs furent agités par leur désir pour ton Royaume (Malakut) et les habitants de ton domaine (127) se précipitèrent pour entrer dans ton empire céleste (Jabarutika) (128)

Une analyse détaillée des attributs du couple Malakut-Jabarut risquerait d'être fastidieuse aussi nous limiterons-nous aux faits les plus importants. Les attributs qui caractérisent le premier membre du couple sont tous des termes que nous avons déjà analysés. Pour le deuxième membre, n'apparaissent que très peu d'attributs nouveaux. On trouve "élévation" ou "hauteur" (irtifa') (129), "grâce",(fadl) (130), "volonté" (mashiyyat) (131), "face" ou "visage" (liqa) (132).
Il apparaît difficile de dégager un vocabulaire qui soit propre au Jabarut. Parfois Malakut et Jabarut semblent n'être que deux termes synonymes comme dans les versets: "O toi qui règne sur toute chose et entre les mains duquel se trouve le Royaume de la création tout entière" (133). La traduction littérale dirait "O toi entre les mains duquel se trouve le Jabarut de la création (ibda) et le Malakut de l'invention (ikhtira')". Comme on l'a également déjà vu ibda et ikhtira' sont aussi deux mots presque synonymes.


V.9. Le Monde de la révélation, du Commandement et de la théologie impérative

Plus donc que l'analyse du vocabulaire, c'est le contexte qui doit nous éclairer pour reconstruire le fonctionnement du couple Malakut-Jabarut, et là, nous retrouvons la plupart des caractéristiques des deux termes dans la pensée musulmane. L'expression qui revient le plus fréquemment est celle de "Malakut des cieux et de la terre" et "Jabarut de la révélation (amr) et de la création (khalq)" (134), ce qui situe le Jabarut dans une sphère plus immatérielle que le Malakut. Le mot le plus important ici est celui de amr que Shoghi Effendi traduit par "révélation". Amr signifie en premier lieu "commandement" du verbe "amara" commander. Il signifie également "Cause", au sens de "la Cause de Dieu", "l'affaire", "l'oeuvre". Révélation et commandement sont deux concepts liés dans l'oeuvre de Baha'u'llah.

Le mot amr a une telle importance dans l'oeuvre de Baha'u'llah qu'on peut considérer qu'au même titre que le concept de nom divin implique une véritable théologie, il existe également une théologie du Commandement divin, qu'on pourrait appeler théologie impérative.

Le mot amr est l'un de ces termes d'origine coranique qui ont une riche histoire philosophique. Le mot apparaît plus d'une centaine de fois dans le Coran dans des contextes variés. La création résulte d'un ordre de Dieu et elle obéit à cet ordre. Un ordre spécial a été donné aux hommes (135) comme aux anges, à Iblis et aux jins. L'ordre de Dieu fixe le destin de l'homme (136).
C'est par son ordre que Dieu, par l'intermédiaire des prophètes communique avec les hommes (137). La variété d'occurrences du terme se prêtait à une riche exégèse. Mais très tôt le terme est également entré dans la langue philosophique. On le trouve dans la fameuse "Théologie" d'Aristote, c'est-à-dire dans un contexte purement hellénistique, alors que le mot n'a pas d'équivalent grec. Certains érudits en tirent argument pour affirmer que ce fait constitue la preuve que la longue rescension de la "Théologie" n'a pu être colligée que dans un milieu déjà musulman à partir d'un ouvrage original aujourd'hui perdu (138).
La théologie d'Aristote identifie le Amr au Verbe de Dieu (kalima) et à sa volonté (mashiyya) qui est elle-même décrite comme un intermédiaire entre le créateur et la première Intelligence; Amr en est donc la cause efficiente, et c'est pour cela qu'il est parfois appelé "Cause des causes". Cette conception sera adoptée par la suite par les Ismaéliens et on la retrouve dans des ouvrages attribués, (à tort pour certains) à Nasir-i-Khusraw tel que le Khvan-i-ikhvan et le Zad al-Musafirin, en dépit du fait que ces ouvrages exposent des doctrines assez contradictoires.
Pour Nasir-i-Khusraw, le Amr est identique à l'acte créateur de Dieu (ibda). Cela le conduit à opposer dans son Jami'a al-Hikmatayn l'ensemble du monde physique au monde de Amr. Nasiri'd-Din Tusi, quant à lui, expose dans son ouvrage Rawdat al-Taslim une théorie de la connaissance divine où le Commandement figure l'apex noétique où les différentes facultés culminent dans une union entre elles et le commandement divin.

La gnose ismaélienne se transmettra au shi'isme duodécimain et les interprétations du concept de amr, tantôt comme manifestation de la volonté divine, tantôt comme acte créateur de Dieu sont nombreuses dans ses écoles, avec de subtiles variantes (138bis).

La pensée sunnite pour sa part s'est surtout penchée sur la question de la responsabilité humaine face au commandement divin. On retrouve ici le vieux débat sur la prédestination. Comment l'homme peut-il obtempérer à un ordre si c'est Dieu qui par avance élit le croyant et rejette l'impie. Les mutazilites ont cristallisé le débat, conformément à leur doctrine sur la liberté de l'homme, en affirmant qu'il doit y avoir coïncidence nécessaire entre le commandement divin (amr) et la volonté divine (irada).

Les néoplatoniciens, pour leur part, se sont intéressés aux questions ontologiques liées au déploiement du Commandement divin. Ils ont assimilé le monde de Amr au monde intelligible en donnant une interprétation curieuse d'un passage du Coran.
Le Coran déclare: "Il couvre le jour et la nuit qui se poursuivent l'un l'autre rapidement; il soumit le soleil la lune et les étoiles à son commandement (bi-amrihi); le commandement (amr) et la création (khalq) ne lui appartiennent pas? Béni soit Dieu, le Seigneur des mondes (139). Les commentateurs de la falasifa ont interprété les termes amr et khalq comme se référant à des sphères ontologiques distinctes ayant fait l'objet d'une création distincte. Par le Amr Dieu aurait créé les réalités spirituelles, par le Khalq les substances matérielles.

On retrouve ici le fameux couple Amr-Khalq que nous avons si souvent rencontré sous la plume de Baha'u'llah tantôt associé au Malakut, tantôt au Jabarut, et qui a donc une origine coranique. Pour Baha'u'llah Khalq ne désigne pas le monde sensible mais le monde de l'homme dans sa double dimension physique et spirituelle qui fait que l'être humain appartient aussi bien à la sphère du Malakut qu'à la sphère du Mulk, d'où l'équivocité d'un concept comme Nasut pour décrire la nature humaine. Amr se réfère à la sphère de la manifestation divine.
La sphère ontologique de Amr compénètre tous les mondes divins depuis le Lahut jusqu'au monde physique. Amr est l'expression des attributs propres à la Manifestation divine. Au plan de Lahut, il s'assimile au Verbe ou à la Manifestation universelle (mahzar-i-kulli). Le commandement (amr) est donc l'acte créateur par excellence à l'origine du Kun! (soit!). Il est également le Verbe ou l'Esprit Saint dans leur aspect créateur.
C'est dans ce sens qu'on peut interpréter le passage de l'Apôtre Paul qui attribue la création au Christ en tant que Logos. Ce Logos n'est autre que la Manifestation universelle, qui sert de canal au Commandement. Jésus ne fut qu'une manifestation particulière de cette Manifestation universelle, c'est pourquoi dans chaque dispensation on peut attribuer la création au messager divin qui devient le canal particulier de Commandement et de l'expression de la volonté divine.

Au plan du Jabarut, le Amr prend la forme de la révélation divine; c'est pour cela que Shoghi Effendi traduit "al-Amr wa'l-khalq" par "la Révélation et la création", et on comprend ainsi la liaison ontologique qui existe entre les deux. Elle ne tient pas seulement au fait que c'est le Verbe qui a créé le monde, mais bien à ce que la Révélation, au sens de "Livre-mère" et de "Tablette préservée", contient toutes les lois spirituelles, et donc est non seulement garant de l'ordre et de la stabilité du monde, mais constitue en fait la cause de son existence.

On s'aperçoit ici que le concept de Amr est dans les Écrits de Baha'u'llah assez éloigné de la conception musulmane, mais il demeure parfaitement cohérent avec sa pensée sur les mondes divins. En fait, on retrouve toujours le même procédé qui consiste à appliquer ce que l'Islam dit de Dieu à la Manifestation Divine. Dieu est une essence inconnaissable. On ne peut pas discourir sur le Hahut. La vision de l'homme est limitée au monde sensible et au Malakut. Il ne connaît les sphères supérieures qu'à travers les Manifestations divines. Du Jabarut il ne reçoit que des "souffles" et des "brises". Finalement l'ontologie de Baha'u'llah peut se ramener à trois sphères essentielles: la sphère de l'essence divine qui est impénétrable, la sphère de la Manifestation divine et la sphère de l'homme ou de la création. Nous reviendrons sur cet aspect.

En résumé, on trouve associé au Jabarut les termes qui concernent soit la révélation (amr), soit la puissance divine (taqdir), soit la grâce (fadl), soit enfin la face de Dieu (liqa), c'est-à-dire la Manifestation divine au plan du Jabarut ou du Lahut. Tous ces termes sont liés entre eux dans l'oeuvre de Baha'u'llah. Ils caractérisent la puissance ('izza) qui est l'attribut principal aussi bien de la Manifestation que du Jabarut. Le Jabarut se manifeste aux hommes à travers la personnalité de la Manifestation divine et à travers le Verbe divin qui s'incarne dans ses Écrits. Baha'u'llah parle de "l'empire de la Parole divine" (Jabarut al-Ayyat) (140).

Si le couple Malakut-Jabarut apparaît de manière extrêmement fréquente, il en va autrement des autres termes tels que Mulk, Nasut, Lahut et Hahut.


V.10. Le Monde de Mulk ou monde d'ici-bas

Mulk n'apparaît que rarement et ne semble pas avoir un sens très spécifique, à la différence de l'oeuvre d''Abdu'l-Baha où il désigne clairement le monde sensible. Le plus souvent, Mulk désigne la terre dans un sens très prosaïque. Il est alors synonyme de Mamlaka qui chez Baha'u'llah désigne les royaumes terrestres. Mamlakat signifie le pays, ou bien la terre peuplée des fidèles et des infidèles.
Ainsi en atteste la phrase: "Soumet à ton pouvoir, par ton nom le conquérant, les peuples de ton domaine (mamlaka) afin qu'ils se tournent vers ta face" (141). Mamlaka a un sens quasi politique, il sert à opposer le gouvernement des hommes au gouvernement de Dieu, l'obéissance aux puissances humaines ou aux passions par opposition à l'obéissance à Dieu. Parfois, Mulk a un sens abstrait qui désigne la sphère du pouvoir de Dieu comme dans le verset: "...le pays (mulk) où aucune voix ne peut être entendue, si ce n'est la voix qui loue ta miséricorde et ta puissance..." (142).


V.11. Les Mondes supérieurs

Le terme de Hahut apparaît de manière exceptionnelle et seulement dans les rares occasions où Baha'u'llah a formulé la théorie des cinq présences. Dans la plupart des cas, Baha'u'llah s'arrête au monde de Lahut.

Dans l'édition des Munajat, on ne trouve qu'une mention de la trilogie Mulk-Malakut-Jabarut: "Celui qui possède tout (malik) est venu; la terre (mulk) et le Malakut la puissance (izza) et le Jabarut appartiennent à Dieu le seigneur de tous les hommes, et le possesseur du trône et de la terre (143)". Nous voyons le terme 'izza (puissance, majesté, gloire) réapparaître ici comme un attribut essentiel du Jabarut.

S'il est rare de voir Baha'u'llah citer les cinq présences, il est moins rare de le voir citer les quatre premiers mondes. Nous en donnons ici trois exemples:

"Jette sur cette créature pauvre et désolée (faqir), ô mon Seigneur, le regard de ta richesse, et rempli son coeur (qalb) avec les rayons (nur) de ta connaissance (ma'rifa), qu'il puisse appréhender les vérités (haqa'iq) de ton monde invisible (Lahut), découvrir les mystères (asrar) de ton monde céleste (Jabarut), percevoir les signes et les témoignages (zuhurat) de ton Royaume (Malakut) et contempler les multiples révélations (shu'unat) de cette vie terrestre (Nasut) déployées devant le visage de celui qui est la révélation de ton propre moi." (144)

Il est probable que le lecteur occidental s'apercevra que ce texte prend une toute autre dimension maintenant qu'il connaît la clé du vocabulaire employé.

Un autre exemple est particulièrement intéressant pour la richesse de son contenu métaphysique:

"J'atteste qu' aussitôt que la première parole (kalima), était sortie de sa bouche par le pouvoir de ta volonté (mashiyya) et de ton vouloir (irada), et que le premier appel s'est élevé de ses lèvres, la création tout entière fut révolutionnée, et tous ceux qui sont dans les cieux et sur la terre furent ébranlés jusqu'au plus profond d'eux-mêmes. Par ce mot, les réalités de toutes choses créées (haqa'iq al-wujud) furent ébranlées et réunies à nouveau, faisant apparaître aussi bien dans le monde contingent (mulk) que dans le Royaume céleste (Malakut), les entités d'une nouvelle création (takwin) (145), et révélant dans le monde de l'invisible (Jabarut) les manifestations de l'unité (al-zuhurat al-wahidiyya) et faisant apparaître les signes de l'unité (al-ayyat al-ahadiyya) dans l'empyrée (Lahut) ." (146)

Enfin, l'exemple le plus connu, se trouve dans Les Sept Vallées. Dans la Vallée de l'Unité, Baha'u'llah aborde la question des mondes spirituels. Il insiste sur le fait que "ce qui différencie les mondes que le voyageur traverse, tient au voyageur lui -même." (147) C'est cet énoncé que nous avons appelé le "Principe phénoménologique" de Baha'u'llah. Nous reviendrons sur son importance. Si on considère que l'homme ne peut s'élever au dessus du Malakut, il faut comprendre que cette phrase affirme l'unité essentielle entre le Malakut et le monde sensible (mulk), ce qui est conforme avec tout ce que nous savons de l'enseignement de Baha'u'llah. Puis Baha'u'llah explique que les différences que nous faisons entre les différentes manifestations divines tiennent aux différentes perspectives de l'esprit humain qu'il convient de surmonter. Puis il dit:

"Bien que les mondes divins soient en nombre infini, certains disent qu'il y en a quatre (qu'il y a quatre degrés, rutbih): le monde du temps (zaman) qui a un commencement et une fin, le monde de la durée (dahr), qui a un commencement mais dont on ne voit pas la fin, le monde de la perpétuité (sarmad) dont on ne voit pas le commencement, mais dont on conçoit la fin; le monde de l'éternité (azal) qui n'a ni commencement ni fin .

Il y a sur ce sujet beaucoup de divergences d'opinions et si j'en parlais dans le détail cela deviendrait fastidieux. Ainsi certains disent que le monde de la perpétuité (sarmad) n'a ni commencement ni fin et que le monde de l'éternité (azal) est "l'empyrée invisible" (ghayb) et inconnaissable. D'autres les nomment la Cour céleste (Lahut), le Ciel Empyrée (Jabarut), le Royaume des Anges (Malakut) et le monde mortel (Nasut) (148) .

Ils disent encore qu'il y a quatre chemins qui mènent à l'amour (149). Le premier va de la créature à Dieu; le deuxième de Dieu à la créature; le troisième de la créature à la créature; le quatrième de Dieu à Dieu. Là- dessus, sages et savants d'autrefois ont beaucoup écrit mais je préfère m'abstenir d'en parler, car je ne tiens guère à me référer à ce qui fut dit dans le passé. Celui qui ne fait que citer les auteurs qui l'ont précédé ne prouve que sa science acquise et non un savoir divin. Je le fais donc dans la mesure où je dois me conformer à l'usage, et pour faire comme les amis." (150)

Ces trois textes projettent des regards intéressants sur les quatre mondes divins. Le premier établit une correspondance intéressante entre les termes désignant les mondes divins et le déploiement de la réalité. Nous nous trouvons en face du schéma suivant:

Lahut ------> Réalités spirituelles (haqa'iq)

Jabarut ----> Secrets (asrar)

Malakut ---> Manifestations (zuhurat)

Nasut -----> Qualifications (shu'unat)

Dans quelle mesure cette hiérarchie correspond à un déploiement de l'être dans le cadre d'une conception métaphysique particulière? Nous pensons que ce serait une erreur que de vouloir donner une signification métaphysique, sa portée est avant tout herméneutique. La signification des termes qui sont ici employés, doit être comprise dans un cadre "gnostique", ils constituent les fondement d'une théorie de la connaissance que nous aurons l'occasion d'étudier dans la deuxième partie de cet ouvrage.

Quatre voies s'ouvrent à la connaissance de l'homme, et ces quatre voies, comme dans la Tablette de toutes les nourritures, correspondent aux quatre mondes. Nous aurons l'occasion de revenir sur ces problèmes, mais en résumé, nous pouvons dire que l'homme peut tout d'abord approcher le mystère divin par la contemplation du monde matériel qui par ses "qualifications" (shu'unat) lui offre une représentation analogique et homologique avec les mondes supérieurs. Puis, il peut percer les mystères de l'autre monde, c'est-à-dire du Malakut, grâce à ses "manifestations" (zuhurat) parce que ce monde est directement en contact avec notre monde et nous pouvons directement en sentir l'influence.
C'est pour cette raison que Shoghi Effendi traduit zuhurat par "signes" et "témoignages". En d'autres termes, le Malakut se manifeste à l'intérieur du monde sensible. Nous sommes dans le domaine de la Religion naturelle. Ensuite, l'homme ne peut s'élever au-delà sans passer par l'intermédiaire de la Manifestation divine, c'est-à-dire d'un prophète, et nous entrons alors dans le cadre de la Religion révélée.
L'enseignement prophétique doit cependant être intériorisé, et c'est seulement cette intériorisation qui donne accès aux "mystères du monde céleste", c'est-à-dire aux "secrets du Jabarut", si nous traduisons littéralement. Cette étape ne peut être franchie, comme nous le verrons dans d'autres textes, que par la purification du coeur.
Enfin, la dernière étape, celle du Lahut, représente la vraie gnose (ma'rifat), la connaissance illuminative qui se présente à l'homme comme une lumière (nur), comme le reflet en lui-même des Noms et attributs divins qui lui permet de "connaître" par une expérience intime la réalité de son Dieu dans tout son dépouillement à travers "les vérités de ton monde invisible", c'est-à-dire les "vérités" qui, à travers les Noms et attributs, sont l'expression de l'essence cachée de Dieu.

La deuxième citation fait apparaître trois choses: la première, c'est que l'acte créatif (takwin) ne concerne que le Malakut et le Mulk. On peut donc penser que le Jabarut se trouve en dehors de lui et que l'esprit des Manifestations divines n'a pas été créé par l'acte du takwin. C'est en ce sens qu'on affirme que les Manifestations divines sont des êtres éternels et qu'on parle à leur égard de pré-existence ou de pré-éternité (qidam) (150bis).
La deuxième indication que fournit le texte, c'est que le monde du Lahut est le monde de l'unité divine (ahadiyya) et que le monde du Jabarut est celui de l'unicité (wahidiyya). Ceci est vrai lorsque nous sommes dans un schéma de quatre mondes qui exclut le Hahut; une partie des attributs du Hahut passe alors au Lahut. Ceci montre bien qu'il ne faut accorder à aucune déclaration de Baha'u'llah sur les mondes divins le caractère d'autorité absolue qui épuiserait la réalité. Tout y est toujours relatif. Nous reviendrons sur ce point lorsque nous développerons l'aspect herméneutique des Mondes divins et des Écrits de Baha'u'llah en général.
Les mondes divins sont une sorte de schéma pédagogique pour nous faire comprendre ce qu'est l'unicité par rapport à l'unité, les noms et attributs de Dieu par rapport à l'essence divine, ou pour nous permettre de saisir la différence de degré entre l'homme et la Manifestation. L'erreur consisterait à croire que ce sont des concepts qui informent sur la nature des mondes divins et qui nous permettent de les décrire. Les mondes divins sont au-delà de toute description. Enfin, une troisième indication nous est fournie par le fait que "les réalités de toutes choses", nous serions tentés d'utiliser le mot "essence", sont décrites comme une catégorie appartenant aussi bien au Malakut qu'au monde d'ici-bas, c'est-à-dire au monde de Mulk.

Alors que la première citation nous situait dans un contexte herméneutique, nous sommes maintenant dans un contexte métaphysique, ce qui explique que le mot haqa'iq soit employé dans un sens totalement différent. Nous ne sommes plus en présence des "vérités" de l'essence divine que la connaissance divine fait apparaître en l'homme, mais des "réalités de toutes choses créées". Le texte dit littéralement "les réalités de l'Être" ou "les réalités de l'existence" donnant à entendre que les "réalités" (haqa'iq) constituent la diversification de l'Être qui, une fois ébranlées, produit "les entités d'une nouvelle création".

La troisième citation tirée des "Sept Vallées" n'apporte pas d'information sur les mondes divins en tant que tels, mais établit une liaison entre le problème ontologique de leur existence d'une part, et le problème du temps et de l'amour d'autre part. Nous renonçons à expliquer ces liaisons qui nécessiteraient de vastes recherches et dont les conclusions exigeraient à elles seules une monographie. Nous limiterons seulement nos remarques à deux points.
Le premier concerne la phrase de Baha'u'llah "ce qui différencie les mondes que le voyageur traverse tient au voyageur lui-même". C'est ce que nous avons déjà appelé le "Principe phénoménologique" de Baha'u'llah. Bien sûr, par "monde" Baha'u'llah entend peut être les "Sept Vallées", mais il ne fait pas de doute qu'il faille accorder à cette phrase une portée plus générale: la réalité peut toujours être décrite de plusieurs points de vue, et ce qu'on découvre dépend avant tout de la position de l'observateur. La pensée de Baha'u'llah s'exprime donc toujours de manière relative. L'homme ne peut parvenir à une connaissance totalement objective de la réalité. La réalité se présente à lui sous forme de "degré", nous dirions de différents niveaux de profondeur, et plus nous cherchons à descendre dans ces profondeurs plus nos modes de connaissance s'avèrent impropres. Ainsi, nous voyons un ce qui est multiple et multiple ce qui est un.

Le deuxième point important de ce texte est constitué par la justification que donne Baha'u'llah concernant l'emploi de cette terminologie et de ses références aux théories anciennes, qui n'ont pour but que de "se conformer à l'usage", et "faire comme les amis". Baha'u'llah se distancie manifestement de ce qui pourrait être une interprétation trop rigide de ces spéculations métaphysiques.


V.12. Hahut et Lahut et le problème des attributs divins

Nous pouvons ici nous interroger sur la rareté d'occurences du Hahut dans les Écrits de Baha'u'llah. Les exemples que nous avons précédemment cités font apparaitre tantôt trois mondes, tantôt quatre, mais très rarement cinq. Et dans tous les cas c'est le Hahut qui disparait. On peut donc avoir des doutes sur la validité d'une distinction entre le Hahut et le Lahut.

Jusqu'à présent, nous nous sommes bornés à constater le fait au plan scriptuaire. Il nous faut maintenant nous interroger sur les conséquences de ces observations au plan métaphysique. Pour cela il faut repartir de nos définitions. Nous avons vu que le Hahut était le monde de l'essence non manifestée de Dieu, alors que le Lahut représente la sphère où Dieu existe dans le déploiement de ces attributs.
Cette distinction a-t-elle une pertinence dans la pensée de Baha'u'llah? Bien évidemment non. Nous verrons qu'à ses yeux distinguer entre l'essence de Dieu et ses attributs ne peut se faire que sur le plan conceptuel, il s'agit d'une distinction de pure pensée, de même qu'il est impossible, sauf sur un plan purement intellectuel, de distinguer entre eux les attributs de Dieu.
La distinction que nous établissons entre ces attributs, est donc une distinction qui est commandé par le langage. Or le langage n'est pas la réalité. Par conséquent, il est impossible, autrement que sur un plan purement conceptuel de distinguer entre le Hahut et le Lahut. Lorsque Baha'u'llah a recours à ces expressions c'est de manière purement allégorique dans un but avant tout herméneutique.



Notes

(183) Exemple: Munajat n°38 p. 41 et n°172 p. 134.

(93) Exemple: ibid. n°77 p. 88-89; n°172 p. 181.

(94) cf. par exemple Munajat n°14 p. 17 correspondant à Prayers and Meditations (par la suite abrégé en PM.) p. 12, Shoghi Effendi donne la traduction suivante: "Glorified be thy name, who in whose hands are the kingdom of earth and heaven".

(95) Munajat n°75 p. 86 et n°80 p. 92.

(96) cf. par exemple Munajat n°129 p. 146. Shoghi Effendi traduit dans PM. par "Kingdom of thy Cause". Amr peut avoir les trois sens.

(97) Munajat n°38 p. 39. PM. dit "The Kingdom of thy Revelation and thy souverainety".

(98) ibid. n°179 p. 202; PM. p. 231.

(99) ibid. n°16 p. 18; PM. p. 14 Shoghi Effendi traduit: "the empire of all things".

(100) ibid. n°97 p.111

(101) ibid. n°62 p.72; PM. p.77: "O thou in whose hand is the source of all gifts".

(102) ibid. n°31 p. 30.

(103) ibid. n°38 p. 41.

(104) ibid n°173 p. 178; exceptionnellement, il s'agit d'un texte en persan. Baqa peut être compris soit comme adjectif soit comme substantif.

(105) ibid. n°176 p.182; cf. également p. 181.

(106) ibid. n°176 p. 185.

(107) ibid. n°177 p. 192; PM. p. 222.

(108) Note création

(109) Exemple: PM. p. 23.

(110) PM. p. 14. texte traduit de l'anglais par l'auteur.

(111) PM. n°28 p. 24; Munajat p. 27.

(113) Sur les différentes sortes d'amours, voir Les Sept Vallées.

(114) PM. n°71 p. 89; Munajat p. 83.

(115) PM. n°184 pp. 249-250; Munajat p. 218.

(116) PM. n°31 p. 27; Munajat p. 30.

(117) PM. n°176 p. 204; Munajat p. 180.

(118) cf. Ma'idiy-i-Asimani, tome IV, p. 26.

(119) Cette distinction vient de la pseudo-Théologie d'Aristote; en réalité une compilation à partir des Ennéades de Plotin à laquelle on a ajouté des éléments proclusiens qui associent le changement au domaine des choses sensibles et l'immortalité et la permanence aux réalités intelligibles. Cette distinction n'est pas véritablement celle de Platon qui insiste plus sur l'unité des mondes sensibles et intelligibles, rejoignant ainsi Baha'u'llah pour qui le monde créaturel forme une réalité unique.

(120) Ishraq-Khavari, Qamus-i-Iqan, pp. 1527-1531.

(121) cf. Munajat n°80 p. 93. Shoghi Effendi traduit "The heaven of thy revelation and the kingdom of thy creation", (PM. p. 102.) cf. également Munajat n°179 p. 206; PM. p. 236.

(122) ibid. n°114 p. 132; PM.: "O thou who art the God of Mercy and in whose hand is the Lordship (jabarut) of all things".

(123) ibid. n°177 p. 194. et n°189 p. 126; cf. PM. pp. 259-260: "the Kingdom of all names and attributs".

(124) ibid. n°64 p. 74.

(125) ibid. n°128 p. 197.

(126) ibid. n°184 p. 220.

(127) Le texte arabe dit: man fi'l-bilad; ce que Shoghi Effendi a traduit en anglais par "dwellers of thy realm".

(128) Munajat n°38 p. 38. "les habitants de ton domaine" (dwellers of thy realm) traduit l'arabe "man fi'l-bilad. Bilad a un sens très imprécis en arabe qui signifie littéralement "ville", "contrée". Jabarutika a été traduit par Shoghi Effendi par "thy heavenly dominion".

(129) ibid. n°58, p. 65; PM. p. 67.: "the realm of loftiness and grandeur" traduit l'arabe "Jabarut al-'izza wa'l-irtifa'"

(130) ibid. n°62 p. 72.

(131) ibid. n°82 p. 96; PM. p. 106.

(132) ibid. n°179 p. 202. Shoghi Effendi traduit: "the kingdom of thy nearness (qurbika)...the heaven of thy presence (liqa'ika)". L'arabe liqa signifie littéralement "face", "visage" d'où par extension "rencontre face à face". C'est ce terme qu'emploie le Coran lorsqu'il affirme qu'un jour les homme verront Dieu face à face. Le Bab a expliqué que l'expression la face de Dieu se refère à la Manifestation divine.

(133) ibid. n°96 p. 110; PM. p. 123.

(134) ibid. n°28 p. 27; PM. p. 23, n°31 pp. 29-30; PM. p. 26, n°63 p. 73; PM p. 77, n°176 p. 191; PM. p.219.

(135) cf. Coran, IV. 58, 66, 77.

(136) Dieu est celui qui "fixe un destin par son ordre". cf. Coran II. 210; V. 52; VI. 8; VII. 54; VIII. 42, 44. IX. 106; X. 3, 31; XI. 44, 73, 94; XII. 21, 41; XIII. 2, 31; XIV. 24; XVI. 1-2; XIX. 21, 39; XXX. 4; XXXII. 5; XXXIII. 37, 38; XL. 79; XLI. 12; XLIV. 4-5; XLV. 17-18; LIV. 3, 12; LXV. 12; LXXXII. 19, XCVII. 4.

(137) cf. Coran, II. 27, 63, 67-68, 222; III. 80; IV. 58, 66, 77; V. 117; VI. 14, 71, 163; VII. 28-29, 77; IX. 31; X. 72, 104; XI. 112; XII. 40; XIII. 21, 25, 36; XV. 65-66, 94; XVI. 50, 90. XVII. 16; XXI. 73; XXIV. 63; XXVII. 91; XXVIII. 44; XXXII. 24; XXXVII. 102; XXXIX. 11-12; XL. 66; XLII. 15; XLIX. 9; LI. 44; LXV. 5, 8; LXVI. 6; LXXX. 23; XCVIII. 5; etc.

(138) Pour une discussion sur la Téologie d'Aristote et son influence, cf. supra chapitre IX. 9.

(138bis) Sur le concept de 'Amr dans l'Ismaélisme cf. Christian Jambet La grande Résurrection d'Alamut; les formes de la liberté sans le shî'isme ismaélien, Paris, 1990, pp. 68, 191-192 en particulier.

(139) Coran, VII. 53.

(140) Munajat n° 38 p. 41; PM. p. 40. Shoghi Effendi traduit Jabarut al-Ayyat par "the dominion of utterance".

(141) ibid. n° 38 p. 85. Les exemples sont innombrables aussi renonçons nous à les citer ici.

(142) ibid. n°58, p. 66; PM. p. 68.

(143) Il s'agit d'une traduction littérale à partir de l'arabe d'un verset de la longue Prière obligatoire. Shoghi Effendi traduit ce passage de la manière suivante: "The all-possessing is come, earth and heaven, glory and dominion are God's, the Lord of all men, and the possessor of the throne on high and the earth below". cf. Munajat p. 210. On voit que dans cette traduction du mot Jabarut Shoghi Effendi s'est souvenu du sens original de l'araméen gêbura qui est effectivement un synonyme de l'arabe 'izza.

(144) Munajat n°38 p. 40; PM. p. 39. Le texte de la traduction anglaise dit: "Cast upon this poor and desolete creature, ô my Lord, the glance of Thy wealth, and flood his heart with the beam of Thy knowledge, that he may apprehend the verities of the unseen world, and discover the mysteries of thy heavenly realm, and perceive the signs and tokens of Thy kingdom, and behold the manifold revelations of this earthly life and set forth before the face of Him Who is the Revealer of Thine own Self".

(145) Le mot Takwin désigne l'acte créateur de Dieu. Le texte dit littéralement: "la parole de l'acte créatif (takwin) a été manifestée". Dans l'exégèse coranique le Takwin désigne la production de l'être corruptible Le mot dérive de la la racine KWN qui signie "être". Le verbe kawwana signifie constituer un être générable. Il vise explicitement l'ordre divin "kun!" (soit!) qui correspond au fiat! de la Bible. Le takwin est donc un acte de parole car c'est par la parole que Dieu a créé le monde. Cette parole, ou plutôt ce Verbe n'étant pour Baha'u'llah qu'un aspect de l'Esprit émanant de l'Essence divine.

(146) Munajat . Nous avons essayé de suivre au plus près la traduction de Shoghi Effendi sauf dans la dernière partie de la phrase parce que cette traduction ne met pas en évidence la traduction de Lahut. Ce problème montre bien que Shoghi Effendi a du considérer qu'il était impossible de rendre par une traduction les allusions que contient l'utilisation de cette terminologie qui pour la plupart des lecteurs occidentaux seraient superfétatoires. Nous tenons néanmoins à citer la traduction de Shoghi Effendi en anglais: "I testify that no sooner had the First Word proceed through the potency of Thy will and purpose out of His mouth, and that the first call gone forth from His lips, than the whole creation was revolutionized, and that all that are in heaven and all that are on earth were stirred to the depths. Throuh that Word the realities of all created things were shaken, were divided, separated, scatered, combined and reunited, disclosing, in both the contingent world and the heavenly kingdom, entities of a new creation, and revealing, in the unseen realms, the signs and the tokens of Thy unity and oneness". L'expression anglaise "unseen realm" traduit aussi bien Jabarut que Lahut qu'il n'est plus possible de distinguer précisément.

(147) Les Sept Vallées p. 27.

(148) ibid. p. 34.

(149) Nous retrouverons cette question lorsque nous étudierons le chapitre que 'Abdu'l-Baha consacre à l'Amour dans le Commentaire du trésor caché (Tafsir-i kuntu Kanzan makhfian).

(150) Les Paroles Cachées, p. 35.

(150bis) cf. Lights of Guidance, New dehli, 1983, p. 375, art. n°1012.

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