Archéologie du royaume de dieu
Par Jean-Marc Lepain


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Chapitre VI. Les mondes divins comme théophanie

VI.1. Hiérarchie théophanique et hiérarchie ontologique

Ce qui précède nous a permis de comprendre la valeur herméneutique des mondes divins dans les Écrits de Baha'u'llah. Cependant, à cette valeur herméneutique s'ajoute une valeur théophanique qui nous rapproche des questions métaphysiques. Chaque monde est à sa manière un miroir des Noms et attributs de Dieu. C'est donc toute la création qui est considérée comme une théophanie. D'une certaine façon, la hiérarchie des Mondes divins est une hiérarchie théophanique, car il est évident que plus on s'élève dans cette hiérarchie plus le reflet des noms divins gagne en plénitude. Car pour l'homme l'intelligibilité de ces mondes est décroissante parce que chaque niveau théophanique a sa modalité ontologique propre, et l'homme ne peut bien saisir que ce qui se trouve dans les limites de son propre horizon ontologique.


VI.2. Les Mondes divins dans la Tablette de Varqa

Baha'u'llah explique dans la Tablette de Varqa que le Malakut est le monde qui se situe entre le monde humain et la monde de Jabarut qui est le monde de la Révélation et des Manifestations divines. Lorsque le verbe divin se manifeste, il porte en lui toutes les potentialités du Jabarut qui descendent ainsi avec lui jusque dans les plans inférieurs de la création, c'est-à-dire jusqu'au monde humain. Ainsi cette parole (bayan) a le pouvoir de manifester les mondes supérieurs qui sont, dans l'énumération qu'il donne, le Monde de la Volonté (mashiyyat), le Monde de la Volition divine (iradih), le Monde du pouvoir (Qadar), le Monde du décret (qada), le Monde de l'Éternité qui n'a pas de commencement (azal), le Monde de l'Eternité qui n'a pas de fin (sarmad), le Monde de l'Aïon (dahr) qui est le monde d'une éternité en dehors du temps, et enfin le Monde du temps lui-même (zaman) (151).

Baha'u'llah utilise ici une suite de termes qui tous ont un sens dans la philosophie musulmane. A chacun, il assigne un "monde", c'est-à-dire une catégorie ontologique. La question est donc de savoir comment situer ces catégories ontologiques dans la métaphysique baha'ie en s'interrogeant sur leur sens. Pour faire cette démarche, nous sommes bien obligés de partir du sens courant de cette terminologie telle qu'elle était comprise par les philosophes du vivant de Baha'u'llah. Mais tout ce que nous savons de la pensée de Baha'u'llah nous dit déjà qu'il est peu probable que l'auteur de la tablette se soit laissé limiter par le sens commun. Tout nous amène à penser que le véritable sens de cette terminologie ne peut être compris qu'à partir d'une étude détaillée des textes en situant le contexte par rapport à l'ensemble de la métaphysique de Baha'u'llah.

Ce qui ressort clairement de la Tablette de Varqa, c'est que les mondes énumérés se situent tous au-dessus du Malakut, puisqu'elle nous explique que la fonction du Malakut est précisément de transmettre l'influence de ces mondes au monde humain et physique. Si on examine de plus près les catégories ontologiques, on s'aperçoit qu'elles se rangent aisément en deux séries. On trouve tout d'abord une série de trois termes qui ressortent tous de la puissance divine; ce sont mashiyyat (volonté), iradih (volition) et qadar (décret). On trouve encore quatre termes concernant le temps mais qui, d'après le contexte, doivent être reliés à la puissance divine. Ce sont les termes de préexistence, de sempiternité, d'Aïon et de temps.

La première catégorie de termes tombe clairement dans le domaine de la toute-puissance divine. Le décret est le concept qui pose le moins de problèmes. Le décret est ce qui traduit la volonté divine: c'est son fruit et son résultat. Nous avons déjà vu comment les décrets divins sont enregistrés dans la Tablette préservée qui est la matrice de la révélation. D'une certaine façon, dans l'échelle de la toute-puissance divine le décret est ce qui est le plus proche du monde de la Révélation qui est également le monde du commandement (amr), comme nous l'avons déjà vu. Il existe donc une liaison certaine entre le décret et le Jabarut. Le décret suppose qu'il y ait matière à décréter, de la même manière que l'on n'imagine pas un roi sans sujet, un législateur sans matière à légiférer. Le décret divin suppose déjà l'existence du monde.
Le décret peut être général comme il peut être particulier, de la même façon que lorsque qu'un législateur légifère, il commence par les principes généraux avant d'arriver aux cas particuliers. De cette façon, le décret divin est organisateur du cosmos, mais il n'en est pas la cause.

Cette brève description nous permet de saisir la différence qui existe entre d'une part le décret divin et d'autre part, les différentes formes de la volonté divine. Le décret divin se situe ontologiquement comme l'aboutissement de la volonté divine.


VI.3. La volonté première

Antérieurement au décret, Baha'u'llah parle du monde de la volonté (mashiyyat) et du monde de la volition (iradih). La distinction que nous établissons ici entre "volonté" et "volition" est purement artificielle. Elle nous permet de distinguer entre deux mots arabes qui n'ont pas forcément d'équivalents en français. La question se pose d'ailleurs si la distinction entre mashiyyat et iradih a une pertinence dans le cadre de la métaphysique de Baha'u'llah. Mashiyyat a certainement un contenu beaucoup plus précis dans les écrits de Baha'u'llah que iradih qui semble être employé de manière beaucoup plus lâche.

Mashiyyat est un terme emprunté par Shaykh Ahmad Ahsa'i à la métaphysique péripatéticienne arabe qui parle de "Volonté première" (al-mashiyyat al-awwaliyya). La volonté première est l'un des noms que l'on donne dans la métaphysique à la première émanation de Dieu. D'autres philosophes ont proposé d'appeler ainsi le mouvement qui dans l'essence divine a donné naissance à cette première émanation. Le Bab a fait un très large emploi de ce mot par lequel il s'est parfois désigné lui-même. 'Abdu'l-Baha emploie le terme dans le même contexte dans le Tafsir. Le mot nous parvient donc chargé d'un lourd passé. Il semble que Baha'u'llah ne l'emploie non pas tant pour exprimer sa véritable philosophie que pour établir un lien entre celle-ci et la philosophie qui était enseignée dans les écoles de théologie. Il est donc probable qu'il lui donne un sens nouveau qu'il convient de définir.

Dans les écrits de Baha'u'llah, l'expression "volonté première" se réfère à l'Esprit-saint. C'est à la fois un synonyme et en même temps un terme plus précis qui décrit un aspect plus particulier de l'Esprit-saint; c'est-à-dire l'Esprit-saint comme manifestation de la volonté divine. Nous verrons plus loin que l'Esprit-saint a deux aspects: l'un comme Volonté, l'autre comme Amour divin, puisque l'Amour est la cause première de la création.

La Volonté première incarne l'aspect primordial de l'Esprit-saint qui est destiné à descendre dans tous les mondes de Dieu et en même temps il est l'expression de la toute-puissance divine, c'est-à-dire ce qui permet à l'Esprit-saint d'être créateur du monde créaturel. 'Abdu'l-Baha a donné dans les "Leçons de Saint Jean d'Acre" une définition assez précise de la Volonté première. Il écrit justement dans un chapitre qui est destiné à établir la différence entre les concepts de Manifestation et d'Émanation:

"Donc toutes les créatures sont émanées de Dieu, c'est-à-dire que c'est Dieu qui a donné la réalité aux choses, et que les contingences ont trouvé l'existence par lui. La première chose qui a émané de Dieu est cette réalité universelle que les anciens philosophes appellaient l'Intelligence première, et que le peuple de Baha appellent la Volonté première. Cette émanation, en ce qui concerne son action, n'est pas limitée dans le monde de Dieu, par l'espace ou le temps; il n'y a ni commencement ni fin. Pour Dieu, le commencement et la fin sont tout un. L'éternité (qidam) de Dieu est une éternité d'essence aussi bien que de temps, et la contingence des phénomènes est une contingence d'essence non temporelle. ...

Le fait, pour l'Intelligence première, de n'avoir pas eu de commencement ne lui donne pas une part dans l'éternité de Dieu; car l'existence de cette réalité universelle à côté de Dieu, est tout ce qu'il y a de plus nul; elle n'a pas le pouvoir de devenir son associée et son semblable dans l'éternité.52

Ce texte est particulièrement explicite. La Volonté première apparaît ici clairement comme la première émanation. Nous développerons plus loin tout ce que ce concept signifie dans la métaphysique baha'ie. Mais le fait qu'il s'agisse ici d'une émanation et non d'une manifestation signifie que la Volonté première pose le premier élément de différenciation dans le cosmos. Elle est le premier être, le premier existant, distinct de Dieu, mais dans le même temps elle est pure volonté divine, c'est-à-dire que cette différentiation est purement existentielle. C'est ce que souligne 'Abdu'l-Baha en disant que la Volonté première n'a aucune existence indépendante de l'essence de Dieu.
Un autre point intéressant de son commentaire est sa tentative de lier le problème ontologique de la Volonté première à celui du temps. L'existence de la Volonté première se situe encore dans la sphère de l'éternité divine, que nous identifions au monde de l'Aïon, c'est-à-dire un temps hors du temps qui n'a aucune durée, où, comme le dit 'Abdu'l-Baha, le commencement et la fin ne font aucune différence.

Ali-Murad Davudi, dans son livre "Divinité et Manifestation" (Uluviyyat va Mazhariyyat) a essayé de présenter une autre formulation de la Volonté première que nous présentons ici avec beaucoup de circonspection, dans la mesure où elle se réfère à l'existence des choses dans la pensée de Dieu, ce qui nous paraît une image intéressante sur le plan purement métaphorique et herméneutique, mais qu'il serait peut-être imprudent de transposer au plan ontologique dans la mesure où nous n'en avons pas encore trouvé de véritable sanction dans les écrits de Baha'u'llah.

Davudi commence par expliquer que la Volonté première appartient au monde de la révélation (amr) et qu'elle joue un rôle d'intermédiaire entre Dieu et la création, ce qui signifie que tous les êtres sont le produit de cette Volonté première et non pas la manifestation de l'essence inaccessible (huviyyat-i-ghaybiyyih) de Dieu. Il poursuit ensuite en proposant une image qui paraît très influencée par le néoplatonisme arabe et la philosophie avicennienne.
Avant qu'un artisan ne crée un objet, il faut que cet objet existe dans son intellect ('aql). Cela veut dire qu'il faut que la forme de la chose préexiste dans l'intellect de l'artisan. Il en conclut que le monde devait exister d'abord dans la pensée du créateur et c'est donc cette pensée qui servant d'intermédiaire entre le créateur et sa création qui est la Volonté première. Ainsi, la forme dans la pensée de Dieu constituerait son intérieur (batin) alors que sa réalisation sensible serait sa manifestation dans le monde de la création.

Ce qui nous paraît gênant dans l'image utilisée par Davudi, c'est qu'il utilise la distinction aristotélicienne de la forme et de la matière, distinction que nous qualifions de purement intellectuelle et sans fondement ontologique réel. De tout cela, nous retenons seulement que la Volonté première exprime un aspect du Verbe divin qui tend à saisir le moment premier de la différenciation entre l'essence divine et son émanation. C'est en ce sens que la notion de Volonté première est un concept plus étroit et plus précis que celui du Verbe divin. La Volonté première est à l'origine de la création, et elle est un aspect du Verbe, mais c'est le Verbe qui descend dans les différents mondes de Dieu. Autrement dit, la Volonté première exprime l'aspect du Verbe divin dans le plan ontologique le plus élevé qui est celui qui est le plus proche de l'essence divine et qui tend à saisir le premier moment de sa différenciation.


VI.4. La volition, le pouvoir et la puissance

Nous ne chercherons pas à cerner avec autant de précision le monde de la volition divine, car cela nous paraît dans l'état actuel de nos connaissances impossible et tout à fait secondaire dans la pensée de Baha'u'llah. Le concept de irada appartient à la théologie musulmane, et en particulier mutazilite qui en fait un des attributs de Dieu. Irada semble donc être le pendant arabe du concept hellénistique de mashiyyat et c'est peut-être ce qui, au départ explique les différences de contenu des deux termes.

Dans la Tablette de Vargha, Baha'ullah cite iradih entre mashiyyat et qadar (le décret). Il semble donc lui donner un statut intermédiaire entre ces deux concepts. Iradih, la volition serait ainsi l'étape intermédiaire qui assure la transition entre la première émanation et l'enregistrement des décrets divins. Ce concept ne joue à vrai dire qu'un rôle minime dans la métaphysique de Baha'u'llah. Il faut sans doute comprendre que le monde lui-même est l'expression de la toute-puissance divine et donc de la volonté de Dieu.
Cette toute-puissance pénètre tous les mondes divins et dans chacun de ces mondes, elle prend une forme appropriée. Dans le monde de la Révélation, elle apparaît sous les aspects de mashiyyat, iradih et qadar; dans le Monde de la Création sous la forme de qudrat (puissance) et quvvat (pouvoir), deux autres expressions que l'on trouve également sous la plume de Baha'u'llah. Le pouvoir et la puissance sont deux attributs essentiels de la Manifestation divine. Dans une prière du recueil des Munajat, Baha'u'llah déclare:

"Je te loue, ô mon Dieu, de ce que tu m'as choisi parmi toutes tes créatures, et que tu as fait de moi l'aurore de ton pouvoir (matla'a quwwatika) et la manifestation de ta puissance (mazhara qudratika) et que tu m'as rendu capable de révéler (155) des signes et des témoignages de ta majesté et de ton pouvoir (iqtidar) tels que personne sur la terre ou dans les cieux n'est capable d'en produire." (156)

Ce pouvoir et cette puissance ne sont que la traduction au plan du Monde créaturel de la volonté, de la volition et du décret qui existaient au plan du Monde de la Révélation. Dans le même texte, Baha'u'llah parle du "ciel de la volonté" (mashiyyat) en liaison avec le pouvoir (qudrat) de la Manifestation dont les hommes sont inconscients. Le "pouvoir" dont il est question procède donc bien du "ciel de la volonté". Il est donc, au plan créaturel, la manifestation de la même force.
Dans une autre prière, Baha'u'llah fait la même association en parlant de l'unité des Manifestations divines. Il déclare qu'à travers la Manifestation divine est manifesté ce que Dieu a voulu (aradtahu) par sa volonté (irada) et ce qu'il a ordonné (qaddartahu) par son "irrévocable intention" (taqdir) (157). La traduction anglaise de Shoghi Effendi dit parlant de Moïse si nous traduisons littéralement: "A travers lui tu as découvert tout ce que ta volonté avait décrété et ton irrévocable décret ordonné" (157bis). De la même façon, Jésus a été envoyé du "ciel de ta volonté" (sama'u mashiyyatika).
En de nombreux autres endroits, Baha'u'llah répète que les Manifestations divines sont toutes descendues du "ciel de la volonté", ce qui montre bien que cette "volonté" n'est qu'une expression particulière de l'Esprit saint. En ce sens, le "pouvoir" et la "puissance" qui reviennent inlassablement comme attributs essentiels des Manifestations sont l'effet que revêt l'Esprit saint dans le Monde de la Création. Ceci montre que dans la pensée de Baha'u'llah le rôle de l'Esprit saint est loin d'être limité à celui d'inspirateur des prophètes mais représente la force agissante de la Révélation conçue dans son sens le plus large, c'est-à-dire la force qui intervient dans tous les plans du monde créaturel depuis le Malakut, jusqu'au monde humain, y compris dans le déroulement de l'histoire.
Baha'u'llah parle également des "brises" qui soufflent du Monde de Mashiyyat (158) et qui sont à l'origine du mouvement qui anime les Manifestations divines de la même façon que celles-ci n'ont d'autre volonté (mashiyyat) et d'autre volition (iradat) que celles de Dieu. Dans une autre de ses prières, Baha'u'llah fait de la volonté (mashiyyat) un attribut du Jabarut (159), ce qui montre que dans le vocabulaire technique de Baha'u'llah le Jabarut tend à se confondre avec le Monde de la Révélation ('alam-i-Amr), ce qui n'est pas pour nous surprendre puisque nous avons déjà vu que le Jabarut est également le monde du décret (qadar ou taqdir).


VI.5. Les archétypes du temps

Nous ne tenterons pas ici de reconstruire une théorie du Temps d'après les Écrits de Baha'u'llah. Une telle théorie, si elle était possible nous entraînerait trop loin de notre propos. Nous nous bornerons à souligner ici quelques caractéristiques du temps dans les Écrits baha'is.

Les traducteurs occidentaux ont toujours quelques difficultés à traduire les termes arabes qui servent à décrire les différents aspects du temps; et pour cause, puisque ces distinctions sont complètement étrangères à la philosophie moderne. Aussi ne faut-il pas s'étonner si notre terminologie revêt un caractère tout aussi arbitraire; c'est pourquoi il est parfois préférable de s'en tenir aux termes arabes.

Disons tout d'abord que la conception du temps dans les Écrits baha'is est toujours relative. On trouve de multiples textes qui affirment que le temps qui ressort de l'expérience humaine, que ce soit le temps empirique que mesurent les horloges ou le temps psychologique qui est formé dans la subjective de notre conscience, n'a d'existence que dans le monde physique (nasut).
Cela ne signifie pas nécessairement que le temps soit une illusion. Le temps est plutôt une limitation (hadd). En de nombreux endroits, 'Abdu'l-Baha affirme que les mondes spirituels, à commencer par le Malakut, sont sanctifiés du temps. Dans une de ses tablettes, il déclare que ce sont toutes les réalités spirituelles (haqa'iq-i-mujaradih) qui sont sanctifiées aussi bien de toute notion d'espace que de temps car l'espace et le temps sont des caractéristiques propres aux réalités physiques (160).
Dans une autre tablette, il déclare que les mondes de la Miséricorde ('alam al-rahmani) et les stations (maqamat) divines (lahutiyya) de la souveraineté (rububiyya) sont en-dehors du temps. Et il ajoute ce commentaire que dans ces mondes, il y a unicité de l'instant et que cette unicité de l'instant contient aussi bien le passé, le présent que le futur. Il accole à ces mondes les termes d'éternité (abad), de sempiternité (sarmad) et d'Aïon (dahr). Dans ces mondes, le début coïncide avec la fin (161).

Ce qui paraît intéressant dans la Tablette de Varqa, c'est que Baha'u'llah semble établir un lien entre les différents archétypes du temps et les différents mondes divins. Cela paraît tout à fait cohérent avec ce que nous savons des mondes spirituels. Chaque monde est caractérisé par une manifestation différenciée de l'Esprit qui induit qu'à chacun de ces mondes correspond une catégorie ontologique propre.
Dans ce système, les différents archétypes du Temps apparaîtraient comme liés à ces catégories ontologiques. A chaque niveau de réalités correspondrait une catégorie de la durée. Nous remarquerons ici que dans tous les Écrits d''Abdu'l-Baha la notion de temps est liée à la notion d'espace. Il s'agit d'une conception qui a tout à fait un accord avec la science moderne. Effectivement, si on supprimait de notre monde trois de ces quatre dimensions, la dimension restante ressemblerait, si toutefois l'esprit humain pouvait la saisir, à tout à fait autre chose. Le temps ne peut se concevoir en-dehors de l'espace.

Si on affirme que les mondes spirituels sont en-dehors de l'espace et du temps, on affirme du même coup qu'ils sont inaccessibles à l'intellect humain et au langage courent, car l'intellect humain ne peut rien saisir sans lui donner une représentation en trois dimensions et sans le situer sur la flèche du temps.
Cela est dû au fait que notre conception de la causalité est intimement liée à notre expérience de l'espace et du temps. Le temps sert à exprimer ce qui est second par rapport à ce qui est premier, alors que dans le monde de la révélation, comme le dit 'Abdu'l-Baha, le début coïncide avec la fin. Les mondes spirituels sont des mondes où les liens de causalité et les rapports entre les réalités existent en-dehors de tout rapport temporel. Ce que nous savons de la manière d'écrire de Baha'u'llah nous conduit immédiatement à penser qu'il doit être impossible d'associer un des archétypes du temps (azal, abad, sarmad, zaman) à un monde ou une catégorie ontologique précise.
Cela découle de ce que nous venons de dire. Si les mondes divins sont inaccessibles à l'intellect humain, alors il en va de même de la catégorie temporelle qui leur est associée. Les différentes listes des archétypes du temps que l'on trouve d'ailleurs dans les Ecrits de Baha'u'llah sont constituées tantôt de quatre, tantôt de cinq termes, suivant que abad se différencie de azal ou non.
Mais il est probable, si l'on avait interrogé Baha'u'llah sur le nombre d'archétypes du temps, qu'il eut répondu que les archétypes peuvent être considérés en nombre infini tout comme ils peuvent tous être ramenés à un archétype unique. Il convient donc de ne pas accorder trop d'importance aux distinctions que l'on pourrait établir entre ces archétypes ou à leur définition. Nous nous bornerons ici à rappeler quelques faits qui soulignent les rapports entre les archétypes du temps et la question de l'ontologie des mondes divins.

Dans le livre Les Sept Vallées, Baha'u'llah écrit:

"Considérez à un même point de vue les différences entre les mondes de Dieu. Bien qu'en nombre infini, certains ont dit qu'on pouvait les diviser en quatre degrés: le monde de Zaman, qui a un commencement et une fin, le monde de Dahr qui a un commencement, mais dont on ne conçoit pas la fin, le monde de Azal qui n'a ni commencement ni fin.

Bien qu'il y ait beaucoup à dire sur ce sujet, si je le faisais, je risquerais d'abuser de la patience des lecteurs. Certains disent que Sarmad n'a ni commencement ni fin, et que Azal est l'invisible inconnaissable" (162) .

C'est ici que Baha'u'llah lui-même souligne l'imprécision du vocabulaire arabe. De fait, on constate, que l'emploi de cette terminologie fluctue sous sa plume. C'est donc dans chaque cas au contexte qu'il faut en demander l'explication.

Si nous faisons pour le moment abstraction du vocabulaire, les archétypes temporels seraient au nombre de quatre: celui qui n'a ni commencement ni fin; celui qui a un commencement mais n'a pas de fin; celui qui n'a pas de commencement mais a une fin; enfin, celui qui a un commencement et une fin. Il s'agit d'une distinction classique de la littérature soufie. C'est pourquoi nous devons prendre cette partie de l'exposé avec la plus grande réserve et nous garder de l'attribuer à Baha'u'llah lui-même. Le texte persan parle d'ailleurs des "contradictions" ou des "oppositions de vues" (ikhtilaf) que cette théorie suscite.
Baha'u'llah ne semble d'ailleurs pas accorder trop d'importance au sujet puisqu'il déclare que entrer dans les subtilités de cette question risquerait d'entraîner la lassitude du lecteur. Ce genre de remarque traduit généralement une certaine réprobation qui vise d'abord les arguties que les théologiens ne manquaient pas d'aligner à la suite de semblables questions.
Pour Baha'u'llah, il est clair que l'entendement humain est trop limité pour percer à jour de tels problèmes. Le lecteur comprendra donc que nous ne chercherons pas ici à construire un système rendant compte d'une théorie complète et fermée sur elle-même. Notre ambition se bornera à préciser le sens de certains termes employés dans les Ecrits baha'is, en tenant compte d'ailleurs des fluctuations de terminologie que nous avons déjà signalées.

Il y a un terme qui ne suscite aucune difficulté, c'est le terme de Zaman. Il s'agit du temps commun, aussi bien celui des horloges que le temps psychologique. Ce temps est celui du monde physique et plus particulièrement du monde humain (nasut) qui est le seul à avoir une conscience du temps. Ce temps est caractérisé par un début et une fin et par son aptitude à être fractionné.

A l'opposé du Monde de Nasut se trouve le Monde de Lahut, c'est-à-dire de l'Essence divine. C'est le monde de l'invisible (ghayb). Dans Les Sept Vallées, Baha'u'llah associe à ce monde le terme de azal et dans d'autres textes celui de dahr. Il s'agit d'un temps en-dehors du temps, qui n'a ni durée, ni commencement, ni fin. C'est pourquoi, suivant une antique tradition, nous avons choisi de nommer ce monde en-dehors du temps en utilisant le terme grec de Aïon afin de distinguer cet aïon de l'éternité simple, car l'éternité implique une causalité, ou plutôt une antériorité dans les causes, qui est distincte du monde de l'Essence divine qui n'est lui précédé ni par une cause, ni par une antériorité. Nous reviendrons sur cette question au chapitre IX lorsque nous traiterons plus en détail le monde de l'Aïon.

Le terme de Azal est généralement traduit par "prééternité". Nous avons déjà rencontré le problème de la prééternité lorsque, au chapitre II, nous avons discuté de la prééternité de l'âme. Cependant, le concept de prééternité n'est pas du tout le même selon qu'on l'applique à Dieu ou à une créature de Dieu. La prééternité de Dieu désigne la sphère ontologique où Dieu existe de manière totalement indépendante de sa création, comme si donc le monde n'était pas "encore" venu à l'existence. Il s'agit donc du Hahut. C'est ainsi qu'on lit dans Les Paroles Cachées, "j'étais dans ma préexistence et dans mon éternité, et je savais mon amour pour toi" (163). Dans une de ses tablettes, Baha'u'llah définit le monde de Azal comme le monde qui n'a pas de commencement (164)(azal al-la-badayat).

Remarquons toutefois que si l'expression "prééternité qui n'a pas de commencement" rend bien le sens de azal, Baha'u'llah ne parle pas ici de la préexistence de Dieu, mais de la préexistence des créatures contingentes (ka'inat), ce qui montre bien que dans son esprit d'une part, la prééternité a différents degrés, et d'autre part que la prééternité des contingences se distingue de la prééternité de l'Essence divine. Mais, ce que nous retiendrons surtout ici, c'est que l'épithète "qui n'a pas de commencement" définit précisément, et selon l'usage de la langue arabe le mot azal.
Le glosographe arabe Tahanawi écrit que "le Azal est la durée persistante de la durée dans le passé, comme le abad est la durée persistante dans l'avenir" (165). Cela corrobore tout à fait ce que dit Baha'u'llah dans la même tablette que nous citions plus haut (166), où après avoir parlé du azal "qui n'a pas de commencement", il parle du abad "qui n'a pas de fin" (167). Hernandez, pour définir ces termes, indique que si azal implique la négation d'un premier commencement, azal et abad coïncident en Dieu. Il ajoute "les deux éternités ne sont que des conceptions négatives auxquelles la pensée réflexive a recours pour saisir l'éternité par rapport au temps, mais qui ne correspond pas à la réalité infinie du temps dans les deux sens; elles sont relatives au mode de pensée propre à l'esprit humain" (168).
Cette remarque s'applique parfaitement à la pensée de Baha'u'llah. C'est sans doute pour lever l'ambiguïté qui existe entre la prééternité de l'essence divine et la prééternité de la créature contingente que Baha'u'llah a parfois recours au terme de dahr qui chez lui signifie le plus souvent la même chose.

Le mot de abad correspond lui à l'éternité de la créature. Abad suppose un commencement mais pas de fin. C'est l'éternité de l'âme. L'âme a un commencement avec la conception de l'embriyon, mais son existence n'a pas de fin. Son commencement se trouve dans sa cause ontologique qui se situe dans les mondes spirituels indépendamment de sa génération terrestre.

Pour ce qui est du mot sarmad, nous ne devons pas trop prêter attention aux définitions que Baha'u'llah cite dans Les Sept Vallées. Sarmad sous sa plume, comme d'ailleurs sous la plume d''Abdu'l-Baha (169), est généralement un strict synonyme de abad. Il désigne donc l'éternité du monde contingent.

Si maintenant nous nous référons aux conceptions métaphysiques de Baha'u'llah, et en particulier à sa conception des trois mondes, le Monde de l'Essence divine, le Monde de la Révélation et le Monde créaturel, il serait logique de penser qu'il existerait trois archétypes principaux du temps qui correspondraient à ces trois mondes. A vrai dire, on ne trouve que peu d'indices d'un tel système dans les Écrits de Baha'ullah, sans doute parce que la question devrait lui apparaître futile.
Comme on l'a vu, les archétypes temporels ne se rapportent pas à la durée, mais à la causalité ontologique. Le monde de la révélation devrait avoir donc son temps propre, distinct de l'éternité de l'essence divine, et distinct de l'éternité des réalités spirituelles. Cependant, discuter de l'éternité des Manifestations divines paraît totalement vain. On peut au moins parler de l'éternité de Dieu en partant de la voie apophatique, mais cette voie apophatique nous est d'aucune utilité pour parler des Manifestations divines, parce que parler d'un tel sujet suppose que l'homme soit capable de comprendre les rapports qui lient Dieu à ses Manifestations, ce qui est totalement impossible. On trouve parfois le mot de sarmad associé au Monde de la Révélation, ce qui montre que son emploi est loin d'être exclusif. Il semble bien que ni le persan, ni l'arabe, n'était en mesure de fournir un terme adéquat.
Il faut toutefois noter que 'Abdu'l-Baha, en parlant de son père, employait l'expression Jamal-i-qidam que l'on traduit habituellement par la "Beauté antique". Le terme qidam est en effet parfois employé par Baha'u'llah en référence à lui-même. Or, qidam a un sens métaphysique très précis. Qidam désigne l'éternité de ce qui n'a pas été engendré. Baha'u'llah est effectivement celui que le Coran désigne comme "Celui qui n'est ni engendré ni n'engendre" (170).
Bien que effectivement l'Essence divine est la cause ontologique des Manifestations ou de l'Esprit saint en général, pour ne rien dire encore du plus grand Esprit, néanmoins le rapport ontologique qui lie le Monde de la révélation, n'est pas le même que celui qui lie le Monde créaturel à l'Essence divine. C'est cette différence de rapport que souligne l'expression la "Beauté antique".

Comme l'indique 'Abdu'l-Baha dans Les Leçons de Saint Jean d'Acre, d'un point de vue humain, le monde de la Révélation n'a également ni commencement ni fin (171). Ainsi que l'explique 'Abdu'l-Baha, les Manifestations divines possèdent trois états: l'état physique, l'état humain qui est également celui de l'âme douée de raison, et l'état de manifestation. L'état de manifestation paraît lui-même soumis à plusieurs conditions, mais ce qui se manifeste dans le miroir c'est la lumière divine qui n'a pas été engendrée et dont l'illumination résulte de l'union pleine et totale de l'essence de la Manifestation avec l'Essence divine (172).

Notons que les trois états de la Manifestation divine correspondent respectivement à Nasut, Malakut, qui font tous deux parties du monde créaturel, et à Jabarut qui s'identifie à la révélation.


VI.6. Le Temps de l'âme

Finalement, le seul temps qui importe véritablement à l'homme est le temps du Malakut; celui de l'éternité de l'âme. Or, poser la question de l'expérience du temps dans le Royaume d'Abha peut nous éclairer singulièrement sur la réalité de l'âme dans le monde spirituel. Baha'u'llah affirme dans une tablette qu'après la mort, l'âme conserve la conscience d'elle-même et qu'elle a également conscience des autres âmes qui l'entourent (173). Or, dans le monde terrestre la conscience que j'ai de moi-même est inséparable du flux ininterrompu des pensées qui descendent le cours de cette même conscience.
Ce flux de pensée gouverne mon propre temps intérieur, il est inséparable de mon sens de la durée qui en est induit par sa possibilité de segmentation. Si j'affirme maintenant que l'âme après la mort est une réalité spirituelle en-dehors du temps cela implique que la conscience que cette réalité spirituelle aura d'elle-même devrait être singulièrement différente de ma conscience terrestre puisque cette conscience ne pourra plus être caractérisée par un flux de pensées inscrites dans la durée et segmentables dans cette même durée.
Pourtant, telle est la forme sous laquelle la plupart des religions se représentent la vie après la mort. Est-ce à dire que la conscience de l'âme située en-dehors du temps serait figée dans sa propre éternité? Cela est également incompatible avec ce que Baha'ullah nous dit de la vie dans les mondes spirituels. Il nous dit que l'âme après sa mort adoptera la forme la plus convenable à son état, ce qui probablement implique déjà un état de conscience différent, et qu'ensuite elle connaîtra une évolution à travers les différents mondes divins qui la conduira à franchir les étapes infinies de son perfectionnement, lui permettant de se rapprocher de plus en plus de la perfection divine. Cette évolution implique donc une sorte de mouvement cinétique intérieur à l'âme dont celle-ci doit avoir conscience.
Finalement, on peut imaginer que c'est ce mouvement de perfectionnement qui doit se trouver à la source de la conscience que l'âme a d'elle-même. Or, comment concevoir un mouvement de perfectionnement indépendamment du temps, fut-il éternel, et du sentiment de la durée? Il y a là un problème qui vraisemblablement n'a pas de réponse compte-tenu des limitations de l'entendement humain. Néanmoins, ce problème a le mérite d'attirer notre attention sur le fait que les Ecrits baha'is sont loin de concevoir la vie après la mort comme un simple prolongement de nos états de conscience terrestre.
Non seulement en entrant dans le Malakut l'âme perd sa psyché (nafs), c'est-à-dire cette partie de la conscience qui contient notre inconscient psychologique et les caractéristiques de notre moi terrestre, mais elle perd également tout ce que nous sommes habitués à considérer comme les éléments déterminants de la conscience que nous avons de nous-même, c'est-à-dire ce flux de pensées inscrit dans la durée. Que l'on pense ce que pourrait effectivement avoir d'effroyable une éternité passée dans la seule contemplation de nous-mêmes dans le miroir de notre conscience.
Pour qu'une telle éternité soit envisageable dans la béatitude, il faut effectivement que cette conscience se dépouille du moi pour être une pure identité et une pure individualité existant dans la communion des âmes animées du même mouvement d'élévation pour parcourir tous les degrés de leur perfection possible.
On comprend ainsi mieux pourquoi le dépouillement de l'ego est une condition primordiale de toute la vie spirituelle. La Foi baha'ie ne conçoit pas la vie après la mort comme un simple prolongement de la vie terrestre. Il s'agit d'une transformation radicale de l'âme et de l'esprit dans un monde qui, comme le soulignait Baha'u'llah dans la Tablette de Haqqun-Nas, doit être totalement différent de ce monde, notamment dans son mode d'existence. Nous sommes ici très loin de la représentation traditionnelle du paradis dont le monde occidental a hérité de Swedenborg. (184)


VI.7. Les trois mondes métaphysiques

Pour comprendre le sens de la nomenclature des mondes divins dans la Tablette de toutes les nourritures, nous avons adopté une double démarche. D'une part, nous avons collecté dans les Ecrits de Baha'u'llah toutes les indications qui s'y rapportent directement, et nous avons ainsi essayé de recomposer l'image de chacun.
D'autre part, nous avons mené une enquête historique pour établir l'origine et l'évolution de cette nomenclature dans le but d'essayer de déterminer les rapports entre ce système dans sa phase de maturité et celui auquel Baha'u'llah fait allusion dans ses Ecrits. Ceci nous a permis de faire apparaître que l'intérêt de la nomenclature des mondes divins dans les Écrits de Baha'u'llah, n'est pas métaphysique, mais herméneutique.
Lui-même l'affirme très clairement dans la Tablette de toutes les nourritures lorsqu'il déclare que la signification de l'expression "toutes les nourritures" doit être recherchée par rapport à chacun de ces mondes. Cela ne veut cependant pas dire que cette nomenclature soit dépourvue de tout contenu métaphysique. Mais si nous voulons connaître la pensée métaphysique de Baha'u'llah, ce n'est pas là où nous devons la chercher en priorité.

Il existe d'autres textes de Baha'u'llah, avec de larges commentaires d''Abdu'l-Baha, qui utilisent une nomenclature complètement différente. Cette nomenclature n'est pas fondée sur quatre ou cinq mondes comme celle que nous trouvons dans la Tablette de toutes les nourritures, mais sur trois mondes beaucoup plus clairement identifiés qui sont le monde de l'Essence non manifestée, le Monde de la Manifestation et le monde de la Création.

Il est difficile de rapprocher cette nomenclature des trois mondes de celle que nous avons précédemment exposée. Il vaut mieux les considérer de manière totalement indépendante.

Cependant, on peut dire que le Monde de l'essence non manifestée correspond nettement au Hahut, bien qu'il n'est pas sans embrasser certains aspects du Lahut; C'est l'Absconditum, le monde du Trésor caché, le monde de l'injonction "Jamais tu ne contempleras ma face" et de "La voie est fermée, la recherche est interdite" (185)

Le Monde de la Manifestation est lui un monde entièrement propre à la métaphysique baha'ie. C'est lui qui lui donne son caractère particulier et qui, à bien des égards, la rend totalement incompatible avec la théologie musulmane. Le concept de manifestation joue le même rôle dans la pensée baha'ie que celui d'incarnation dans la théologie chrétienne. Les deux concepts ne sont d'ailleurs pas sans rapport. C'est pour cette raison que l'enseignement de Baha'u'llah paraît souvent plus proche de la théologie chrétienne que musulmane.

Le Monde de la Manifestation est le monde de la Manifestation divine, c'est-à-dire du prophète. Pour Baha'u'llah, le prophète n'est pas un homme comme les autres hommes. C'est un principe cosmique. C'est pourquoi, suivant l'exemple du Bab, il abandonne totalement le vocabulaire de la prophétologie musulmane et renonce à parler d'"envoyer" (rasul) ou de "prophète" (nabi) pour parler de "Manifestation divine" (Mazhar-i-ilahi). Il y a ici une ambiguïté dans le français "manifestation" car le mot "manifestation" peut avoir un sens à la fois actif et passif, alors que l'arabe a deux mots pour distinguer ces deux aspects: zuhur et mazhar. "Mazhar" à proprement parler n'est pas la "manifestation" mais le "lieu de manifestation" de Dieu, car si Dieu en tant qu'essence est inconnaissable, la seule façon pour l'homme d'approcher de sa connaissance, c'est à travers la connaissance de ces "lieux de manifestation", c'est-à-dire de ses prophètes.

La "Manifestation divine" est présentée comme un pur miroir ayant la capacité de refléter pleinement la lumière du soleil divin. Elle est l'incarnation de tous les Noms, attributs et qualités, de l'Essence inconnaissable de Dieu; noms, attributs et qualités qu'elle réverbère sur le monde de la création. C'est donc à travers ces "éducateurs divins", et seulement à travers eux que l'homme peut se faire une idée de la divinité. Ils sont le canal par lequel passe l'Esprit saint susceptible d'allumer "l'esprit de Foi" qui est le résultat de l'illumination de l'âme lorsque celle-ci parvint à la connaissance véritable et intime de la Manifestation. Nous reviendrons largement sur ce Monde de la Manifestation dans un chapitre à part.

Après le Monde de la Manifestation vient le Monde de la création ('alam-i-Khalq). Ce Monde de la création n'est pas seulement le monde physique (mulk), ni même le monde humain (nasut), mais également le monde des âmes en tant que Malakut. Il inclut l'ensemble des mondes spirituels avec toutes leurs créatures et le Monde imaginal qui sert d'interface entre les mondes des réalités spirituelles (haqa'iq) et le monde physique. Là encore, nous reviendrons sur toutes ces notions.

Cette conception métaphysique a pour conséquence de supprimer toute possibilité de dualisme et de réduire considérablement l'opposition entre le sensible et l'intelligible qui a tant caractérisé la philosophie grecque, puis musulmane. Nous reviendrons dans la dernière partie de cette étude sur les conséquences philosophiques de cette conception. Ce qui est important de souligner, c'est que le Monde du Commandement (Amr) n'est pas un simple "intermonde" comme le Monde de l'imaginal dans la théosophie illuminative ishraqie ou shaykhie. Il faut tenir compte de l'existence de ce monde indépendant pour comprendre le vocabulaire mystique et philosophique de Baha'u'llah, car il induit un glissement sémantique profond.


VI.8. La condition de sa servitude et de la seigneurialité

L'Islam traditionnel oppose le rang de servitude de l'homme au pouvoir absolu de Dieu auquel l'homme doit une totale soumission. Le mot 'abd, qui signifie à la fois "serviteur" et "esclave", mais également dans sa forme 'ibad "adorateur", est le terme par excellence qui peint la condition humaine. A l'homme est réservé la condition de servitude ('ubudiyya) et à Dieu la condition de seigneurialité (rububiyya). Le titre de "Seigneur" (Rabb) s'oppose à celui de "serviteur" ('abd).
La théologie shi'ite a affiné cette réflexion en distinguant en Dieu deux conditions: l'Essence inaccessible, l'Absconditum également appelé "Invisible des invisibles" (Ghayb al-ghuyub) qui est la condition de la déité (uluhiyya), et la condition de manifestation de cette essence, qui correspond au déploiement de ses attributs dans la condition seigneuriale (rububiyya).
On trouvera un très bon exemple de cette théologie dans le Texte des textes de Haydar Amuli (186), où ces trois conditions sont dépeintes comme trois "théophanies" (tajalli). Néanmoins, cette théosophie est encore très marquée par un platonisme avicennisant qui disparaît totalement chez Baha'u'llah.
Pour Haydar Amuli, l'Essence divine constitue l'unité hénadique (ahadiyya) qui contient en elle toutes les réalités spirituelles (haqa'iq). Pour Baha'u'llah, cette position est incompatible avec l'affirmation absolue de la transcendance divine. L'essence inconnaissable ne contient rien en elle qu'elle-même à l'exclusion de tout autre chose, que ce soit sous forme de pensées, d'images, de traces ou de potentialités. Le premier émané est engendré, mais jamais il n'a été contenu dans l'essence.
De plus, cette Essence étant par définition inconnaissable, on ne peut la comprendre ni en terme de théophanie ni en terme d'émanation. Pour Haydar Amuli, au contraire, l'unité hénadique constitue la première théophanie, dont émane la seconde théophanie qui constitue la "détermination primordiales" (ta'ayyun awwal); celle qui rend possible le passage de l'un au multiple grâce à la contemplation par l'essence divine de ses attributs éternels qui l'amène à la condition de l'unité monadique (wahidiyya) dont dérivent les raisons séminales (a'yan thabita), archétypes de toutes les essences potentielles.
La troisième théophanie se produit dans la condition de seigneurialité (rububiyya). L'Être s'y manifeste comme lumière capable d'engendrer le multiple des créatures contingentes. C'est l'émanation de "l'existence testimoniale" (wujud shuhudi) qui porte la révélation des Noms et attributs divins dont les créatures contingentes deviendront, dans la condition de la servitude ('ubudiyya) les "attestations" (shuhud).

Dans la métaphysique de Baha'u'llah, ce langage va prendre un sens complètement Baha'u'llah situe l'essence divine au-delà de toute condition. On ne peut pas même lui attribuer la condition de déité, car cette condition est une image que les hommes ont formé de leur créateur, et comme toute image du créateur inaccessible, elle est immanquablement déficiente et fausse. Au grand scandale des docteurs musulmans, Baha'u'llah n'hésite pas à accorder la condition de déité (uluhiyya) et de seigneurialité (rububiyya) à la Manifestation divine, c'est-à-dire au prophète (187).

Dans le Livre de la Certitude, Baha'u'llah explique que les trois conditions de déité, seigneurialité et servitude appartiennent aux Manifestations divines. (188) La condition de la seigneurialité correspond au Monde du Commandement ou Monde de la Révélation et la condition de servitude au Monde créaturel (189).
C'est pour cette raison que Shoghi Effendi traduit souvent rububiyya (seigneurialité) par des expressions telles que "Voix de la divinité" ou "Domaine de la divinité" (190). Pour les baha'is, l'affirmation de l'unicité divine (tawhid) ne consiste plus à se contenter d'affirmer, comme les musulmans, que Dieu est un, mais réside dans l'affirmation que Dieu et sa Manifestation ne forment qu'une seule et même entité.
Alors dans la station de l'unicité (tawhid) et de la différenciation (tajrid), la déité et la seigneurialité se confondent dans l'unité hénadique (ahadiyyat) et dans l'ipséité divine (huvviyyat), c'est-à-dire dans l'essence inconnaissable (191). Autrement dit, l'unité hénadique (ahadiyyat) et l'unité monadique (wahidiyyat) se confondent en eux. A l'unité hénadique correspond la condition de déité, et à l'unité monadique correspond la condition de seigneurialité.
Mais ces deux conditions se confondent pour l'homme. Le prophète est le Seigneur (Rabb) de l'homme, mais il est également le Serviteur de Dieu et sa condition de servitude est encore plus grande et plus parfaite que celle de l'homme (192). C'est parce que sa condition de servitude à l'égard de Dieu est parfaite que la Manifestation divine peut prétendre au rang de Seigneur de l'homme dont la condition de servitude est elle totalement déficiente.

Entre la condition d'unicité (tawhid) (193) et la condition de différenciation (tafsil) (194) d'une part, et le problème métaphysique du passage de l'un (tafrid) au multiple (tafsil), d'autre part il existe une relation purement homologique, et non pas une relation de causalité. Sur un plan de la création, il n'existe qu'une seule Manifestation qui est la Manifestation universelle à partir de laquelle sont engendrées les Manifestations individuelles. Le rapport homologique s'arrête là..

Baha'u'llah fait ici éclater les cadres de la pensée scolastique en séparant deux problèmes: celui de l'opération du Verbe divin, qu'il traite sur un plan théologique, et celui purement ontologique de l'engendrement de l'Être. L'essence divine est à la fois au-delà de l'Être et au-delà de la singularité (Ahad, tafrid).
De Dieu, il n'est pas même possible de dire qu'il est un. Introduire la singularité c'est introduire la limitation. Tout ce que l'homme peut penser n'a de rapport qu'avec le Monde de la Révélation. Par conséquent, ce n'est ni au niveau de l'Essence divine, ni au niveau du monde de la révélation qu'il faut poser le problème du passage de l'un au multiple, mais bien au plan du Monde créaturel.
Baha'u'llah fait redescendre la métaphysique sur terre, et ce faisant, il rend à nouveau possible un dialogue entre la métaphysique et la physique ainsi que l'existence d'une véritable philosophie de la Nature dont la finalité est d'embrasser et de lier entre elles les questions noétiques, épistémologiques, heuristiques, physiques et métaphysiques. Il s'agit d'une véritable révolution philosophique.



Notes

(151) Lawh-i-Vargha.

(155) littéralement: "tu as manifesté de moi" (azharta minni).

(156) PM. n°36 p. 34, Munajat, p. 36.

(157) cf. Munajat, n°38 p. 39; PM. p. 37.

(157bis) "(thou) dist through Him uncover all that Thy will had decreed and Thy irrevocable purpose ordained".

(158) Munajat, n°66 p. 77: "Ay rabbi! Laysa li min iradatin ila iradatika wa la li min mashiyyatin ila bi-mashiyyatika", et plus loin: "wa ma taharraktu ila bi-aryahi mashiyyatika".

(159) Munajat n°82 p. 96

(160) Makatib, tome I. p. 458.

(161) Makatib, tome I. p. 58.

(162) Les Sept Vallées, trad. Hippolyte Dreyfus, Wilmette, Illinois, 1944, p. 27. cf. Athar-i-Qalam-i-a'la, tome III.

(163) Les Paroles cachées, trad. Hippolyte Dreyfus, Bruxelles, 1970, p. 4.

(164) Munajat n° 58 p. 64; cf. PM. p. 66, Shoghi Effendi a renoncé à rendre la distinction entre azal et abad. Tout le membre de phrase est résumé par l'expression "from eternity..."

(165) cf. R. Hernandez, article "Qidam" in Encyclopédie de l'Islam.

(166) Munajat, n° 58. p. 64.

(167) En arabe: "Abad al-la-nihayya".

(168) R. Hernandez op. cit.

(169) cf. par exemple, Makatib, tome I. pp. 445-456, où les deux mots apparaissent plusieurs fois de manière parfaitement synonymique.

(170) cf. 'Ali-Murad Davudi, Uluhiyyat va Mazhariyyat, pp. 170-172.

(171) Les Leçons de Saint Jean d'Acre, chapitre XXXVIII, pp. 170-171.

(172) Davudi, op. cit. p. 171.

(173) E.E.B.

(184) cf. McDannel, Collen et Lang, Heaven; A History, New Hawen et Londres, 1988.

(185) Célèbres paroles de Muhammad (hadith): "Al-sabilu masdudun wa al-talabu mardudun".

(186) Haydar Amuli, Le Texte des textes, §966, p. 451.

(187) Iqan, p. 139.

(188) cf. Iqan, pp. 136-140; et Certitude, pp. 175-180.

(189) Iqan, p. 140; Certitude, p. 180.

(190) cf. par exemple Certitude, p. 181.

(191) Iqan, p. 137; Certitude p. 177. Shoghi Effendi traduit ici rububiyyat par "Godhead", uluhiyyat par "Divinity", wahidiyyat par "Singlenesse" et huvviyyat-i-batinih par "Inmost Essence".

(192) Iqan, p. 139; Certitude, p. 179.

(193) Iqan, p. 136; Certitude, p. 176.

(194) Iqan, p. 137; Certitude, p. 178.


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