Archéologie
du royaume de dieu
Par Jean-Marc Lepain
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Chapitre VI. Les mondes divins comme théophanie
VI.1.
Hiérarchie théophanique et hiérarchie ontologique
Ce qui précède nous a permis de comprendre la valeur herméneutique des mondes
divins dans les Écrits de Baha'u'llah. Cependant, à cette valeur herméneutique
s'ajoute une valeur théophanique qui nous rapproche des questions métaphysiques.
Chaque monde est à sa manière un miroir des Noms et attributs de Dieu. C'est
donc toute la création qui est considérée comme une théophanie. D'une certaine
façon, la hiérarchie des Mondes divins est une hiérarchie théophanique, car
il est évident que plus on s'élève dans cette hiérarchie plus le reflet des
noms divins gagne en plénitude. Car pour l'homme l'intelligibilité de ces mondes
est décroissante parce que chaque niveau théophanique a sa modalité ontologique
propre, et l'homme ne peut bien saisir que ce qui se trouve dans les limites
de son propre horizon ontologique.
VI.2. Les Mondes divins dans la Tablette
de Varqa
Baha'u'llah explique dans la Tablette de Varqa que le Malakut est le monde qui
se situe entre le monde humain et la monde de Jabarut qui est le monde de la
Révélation et des Manifestations divines. Lorsque le verbe divin se manifeste,
il porte en lui toutes les potentialités du Jabarut qui descendent ainsi avec
lui jusque dans les plans inférieurs de la création, c'est-à-dire jusqu'au monde
humain. Ainsi cette parole (bayan) a le pouvoir de manifester les mondes supérieurs
qui sont, dans l'énumération qu'il donne, le Monde de la Volonté (mashiyyat),
le Monde de la Volition divine (iradih), le Monde du pouvoir (Qadar), le Monde
du décret (qada), le Monde de l'Éternité qui n'a pas de commencement (azal),
le Monde de l'Eternité qui n'a pas de fin (sarmad), le Monde de l'Aïon (dahr)
qui est le monde d'une éternité en dehors du temps, et enfin le Monde du temps
lui-même (zaman) (151).
Baha'u'llah utilise ici une suite de termes qui tous ont un sens dans la philosophie
musulmane. A chacun, il assigne un "monde", c'est-à-dire une catégorie ontologique.
La question est donc de savoir comment situer ces catégories ontologiques dans
la métaphysique baha'ie en s'interrogeant sur leur sens. Pour faire cette démarche,
nous sommes bien obligés de partir du sens courant de cette terminologie telle
qu'elle était comprise par les philosophes du vivant de Baha'u'llah. Mais tout
ce que nous savons de la pensée de Baha'u'llah nous dit déjà qu'il est peu probable
que l'auteur de la tablette se soit laissé limiter par le sens commun. Tout
nous amène à penser que le véritable sens de cette terminologie ne peut être
compris qu'à partir d'une étude détaillée des textes en situant le contexte
par rapport à l'ensemble de la métaphysique de Baha'u'llah.
Ce qui ressort clairement de la Tablette de Varqa, c'est que les mondes énumérés
se situent tous au-dessus du Malakut, puisqu'elle nous explique que la fonction
du Malakut est précisément de transmettre l'influence de ces mondes au monde
humain et physique. Si on examine de plus près les catégories ontologiques,
on s'aperçoit qu'elles se rangent aisément en deux séries. On trouve tout d'abord
une série de trois termes qui ressortent tous de la puissance divine; ce sont
mashiyyat (volonté), iradih (volition) et qadar (décret). On trouve encore quatre
termes concernant le temps mais qui, d'après le contexte, doivent être reliés
à la puissance divine. Ce sont les termes de préexistence, de sempiternité,
d'Aïon et de temps.
La première catégorie de termes tombe clairement dans le domaine de la toute-puissance
divine. Le décret est le concept qui pose le moins de problèmes. Le décret est
ce qui traduit la volonté divine: c'est son fruit et son résultat. Nous avons
déjà vu comment les décrets divins sont enregistrés dans la Tablette préservée
qui est la matrice de la révélation. D'une certaine façon, dans l'échelle de
la toute-puissance divine le décret est ce qui est le plus proche du monde de
la Révélation qui est également le monde du commandement (amr), comme nous l'avons
déjà vu. Il existe donc une liaison certaine entre le décret et le Jabarut.
Le décret suppose qu'il y ait matière à décréter, de la même manière que l'on
n'imagine pas un roi sans sujet, un législateur sans matière à légiférer. Le
décret divin suppose déjà l'existence du monde.
Le décret peut être général comme il peut être particulier, de la même façon
que lorsque qu'un législateur légifère, il commence par les principes généraux
avant d'arriver aux cas particuliers. De cette façon, le décret divin est organisateur
du cosmos, mais il n'en est pas la cause.
Cette brève description nous permet de saisir la différence qui existe entre
d'une part le décret divin et d'autre part, les différentes formes de la volonté
divine. Le décret divin se situe ontologiquement comme l'aboutissement de la
volonté divine.
VI.3. La volonté première
Antérieurement au décret, Baha'u'llah parle du monde de la volonté (mashiyyat)
et du monde de la volition (iradih). La distinction que nous établissons ici
entre "volonté" et "volition" est purement artificielle. Elle nous permet de
distinguer entre deux mots arabes qui n'ont pas forcément d'équivalents en français.
La question se pose d'ailleurs si la distinction entre mashiyyat et iradih a
une pertinence dans le cadre de la métaphysique de Baha'u'llah. Mashiyyat a
certainement un contenu beaucoup plus précis dans les écrits de Baha'u'llah
que iradih qui semble être employé de manière beaucoup plus lâche.
Mashiyyat est un terme emprunté par Shaykh Ahmad Ahsa'i à la métaphysique péripatéticienne
arabe qui parle de "Volonté première" (al-mashiyyat al-awwaliyya). La volonté
première est l'un des noms que l'on donne dans la métaphysique à la première
émanation de Dieu. D'autres philosophes ont proposé d'appeler ainsi le mouvement
qui dans l'essence divine a donné naissance à cette première émanation. Le Bab
a fait un très large emploi de ce mot par lequel il s'est parfois désigné lui-même.
'Abdu'l-Baha emploie le terme dans le même contexte dans le Tafsir. Le mot nous
parvient donc chargé d'un lourd passé. Il semble que Baha'u'llah ne l'emploie
non pas tant pour exprimer sa véritable philosophie que pour établir un lien
entre celle-ci et la philosophie qui était enseignée dans les écoles de théologie.
Il est donc probable qu'il lui donne un sens nouveau qu'il convient de définir.
Dans les écrits de Baha'u'llah, l'expression "volonté première" se réfère à
l'Esprit-saint. C'est à la fois un synonyme et en même temps un terme plus précis
qui décrit un aspect plus particulier de l'Esprit-saint; c'est-à-dire l'Esprit-saint
comme manifestation de la volonté divine. Nous verrons plus loin que l'Esprit-saint
a deux aspects: l'un comme Volonté, l'autre comme Amour divin, puisque l'Amour
est la cause première de la création.
La Volonté première incarne l'aspect primordial de l'Esprit-saint qui est destiné
à descendre dans tous les mondes de Dieu et en même temps il est l'expression
de la toute-puissance divine, c'est-à-dire ce qui permet à l'Esprit-saint d'être
créateur du monde créaturel. 'Abdu'l-Baha a donné dans les "Leçons de Saint
Jean d'Acre" une définition assez précise de la Volonté première. Il écrit justement
dans un chapitre qui est destiné à établir la différence entre les concepts
de Manifestation et d'Émanation:
"Donc toutes les créatures sont émanées de Dieu, c'est-à-dire que c'est Dieu
qui a donné la réalité aux choses, et que les contingences ont trouvé l'existence
par lui. La première chose qui a émané de Dieu est cette réalité universelle
que les anciens philosophes appellaient l'Intelligence première, et que le peuple
de Baha appellent la Volonté première. Cette émanation, en ce qui concerne son
action, n'est pas limitée dans le monde de Dieu, par l'espace ou le temps; il
n'y a ni commencement ni fin. Pour Dieu, le commencement et la fin sont tout
un. L'éternité (qidam) de Dieu est une éternité d'essence aussi bien que de
temps, et la contingence des phénomènes est une contingence d'essence non temporelle.
...
Le fait, pour l'Intelligence première, de n'avoir pas eu de commencement ne
lui donne pas une part dans l'éternité de Dieu; car l'existence de cette réalité
universelle à côté de Dieu, est tout ce qu'il y a de plus nul; elle n'a pas
le pouvoir de devenir son associée et son semblable dans l'éternité.52
Ce texte est particulièrement explicite. La Volonté première apparaît ici clairement
comme la première émanation. Nous développerons plus loin tout ce que ce concept
signifie dans la métaphysique baha'ie. Mais le fait qu'il s'agisse ici d'une
émanation et non d'une manifestation signifie que la Volonté première pose le
premier élément de différenciation dans le cosmos. Elle est le premier être,
le premier existant, distinct de Dieu, mais dans le même temps elle est pure
volonté divine, c'est-à-dire que cette différentiation est purement existentielle.
C'est ce que souligne 'Abdu'l-Baha en disant que la Volonté première n'a aucune
existence indépendante de l'essence de Dieu.
Un autre point intéressant de son commentaire est sa tentative de lier le problème
ontologique de la Volonté première à celui du temps. L'existence de la Volonté
première se situe encore dans la sphère de l'éternité divine, que nous identifions
au monde de l'Aïon, c'est-à-dire un temps hors du temps qui n'a aucune durée,
où, comme le dit 'Abdu'l-Baha, le commencement et la fin ne font aucune différence.
Ali-Murad Davudi, dans son livre "Divinité et Manifestation" (Uluviyyat va Mazhariyyat)
a essayé de présenter une autre formulation de la Volonté première que nous
présentons ici avec beaucoup de circonspection, dans la mesure où elle se réfère
à l'existence des choses dans la pensée de Dieu, ce qui nous paraît une image
intéressante sur le plan purement métaphorique et herméneutique, mais qu'il
serait peut-être imprudent de transposer au plan ontologique dans la mesure
où nous n'en avons pas encore trouvé de véritable sanction dans les écrits de
Baha'u'llah.
Davudi commence par expliquer que la Volonté première appartient au monde de
la révélation (amr) et qu'elle joue un rôle d'intermédiaire entre Dieu et la
création, ce qui signifie que tous les êtres sont le produit de cette Volonté
première et non pas la manifestation de l'essence inaccessible (huviyyat-i-ghaybiyyih)
de Dieu. Il poursuit ensuite en proposant une image qui paraît très influencée
par le néoplatonisme arabe et la philosophie avicennienne.
Avant qu'un artisan ne crée un objet, il faut que cet objet existe dans son
intellect ('aql). Cela veut dire qu'il faut que la forme de la chose préexiste
dans l'intellect de l'artisan. Il en conclut que le monde devait exister d'abord
dans la pensée du créateur et c'est donc cette pensée qui servant d'intermédiaire
entre le créateur et sa création qui est la Volonté première. Ainsi, la forme
dans la pensée de Dieu constituerait son intérieur (batin) alors que sa réalisation
sensible serait sa manifestation dans le monde de la création.
Ce qui nous paraît gênant dans l'image utilisée par Davudi, c'est qu'il utilise
la distinction aristotélicienne de la forme et de la matière, distinction que
nous qualifions de purement intellectuelle et sans fondement ontologique réel.
De tout cela, nous retenons seulement que la Volonté première exprime un aspect
du Verbe divin qui tend à saisir le moment premier de la différenciation entre
l'essence divine et son émanation. C'est en ce sens que la notion de Volonté
première est un concept plus étroit et plus précis que celui du Verbe divin.
La Volonté première est à l'origine de la création, et elle est un aspect du
Verbe, mais c'est le Verbe qui descend dans les différents mondes de Dieu. Autrement
dit, la Volonté première exprime l'aspect du Verbe divin dans le plan ontologique
le plus élevé qui est celui qui est le plus proche de l'essence divine et qui
tend à saisir le premier moment de sa différenciation.
VI.4. La volition, le pouvoir et la
puissance
Nous ne chercherons pas à cerner avec autant de précision le monde de la volition
divine, car cela nous paraît dans l'état actuel de nos connaissances impossible
et tout à fait secondaire dans la pensée de Baha'u'llah. Le concept de irada
appartient à la théologie musulmane, et en particulier mutazilite qui en fait
un des attributs de Dieu. Irada semble donc être le pendant arabe du concept
hellénistique de mashiyyat et c'est peut-être ce qui, au départ explique les
différences de contenu des deux termes.
Dans la Tablette de Vargha, Baha'ullah cite iradih entre mashiyyat et qadar
(le décret). Il semble donc lui donner un statut intermédiaire entre ces deux
concepts. Iradih, la volition serait ainsi l'étape intermédiaire qui assure
la transition entre la première émanation et l'enregistrement des décrets divins.
Ce concept ne joue à vrai dire qu'un rôle minime dans la métaphysique de Baha'u'llah.
Il faut sans doute comprendre que le monde lui-même est l'expression de la toute-puissance
divine et donc de la volonté de Dieu.
Cette toute-puissance pénètre tous les mondes divins et dans chacun de ces mondes,
elle prend une forme appropriée. Dans le monde de la Révélation, elle apparaît
sous les aspects de mashiyyat, iradih et qadar; dans le Monde de la Création
sous la forme de qudrat (puissance) et quvvat (pouvoir), deux autres expressions
que l'on trouve également sous la plume de Baha'u'llah. Le pouvoir et la puissance
sont deux attributs essentiels de la Manifestation divine. Dans une prière du
recueil des Munajat, Baha'u'llah déclare:
"Je te loue, ô mon Dieu, de ce que tu m'as choisi parmi toutes tes créatures,
et que tu as fait de moi l'aurore de ton pouvoir (matla'a quwwatika) et la manifestation
de ta puissance (mazhara qudratika) et que tu m'as rendu capable de révéler
(155) des signes et des témoignages de
ta majesté et de ton pouvoir (iqtidar) tels que personne sur la terre ou dans
les cieux n'est capable d'en produire." (156)
Ce pouvoir et cette puissance ne sont que la traduction au plan du Monde créaturel
de la volonté, de la volition et du décret qui existaient au plan du Monde de
la Révélation. Dans le même texte, Baha'u'llah parle du "ciel de la volonté"
(mashiyyat) en liaison avec le pouvoir (qudrat) de la Manifestation dont les
hommes sont inconscients. Le "pouvoir" dont il est question procède donc bien
du "ciel de la volonté". Il est donc, au plan créaturel, la manifestation de
la même force.
Dans une autre prière, Baha'u'llah fait la même association en parlant de l'unité
des Manifestations divines. Il déclare qu'à travers la Manifestation divine est
manifesté ce que Dieu a voulu (aradtahu) par sa volonté (irada) et ce qu'il a
ordonné (qaddartahu) par son "irrévocable intention" (taqdir) (157).
La traduction anglaise de Shoghi Effendi dit parlant de Moïse si nous traduisons
littéralement: "A travers lui tu as découvert tout ce que ta volonté avait décrété
et ton irrévocable décret ordonné" (157bis).
De la même façon, Jésus a été envoyé du "ciel de ta volonté" (sama'u mashiyyatika).
En de nombreux autres endroits, Baha'u'llah répète que les Manifestations divines
sont toutes descendues du "ciel de la volonté", ce qui montre bien que cette
"volonté" n'est qu'une expression particulière de l'Esprit saint. En ce sens,
le "pouvoir" et la "puissance" qui reviennent inlassablement comme attributs
essentiels des Manifestations sont l'effet que revêt l'Esprit saint dans le
Monde de la Création. Ceci montre que dans la pensée de Baha'u'llah le rôle
de l'Esprit saint est loin d'être limité à celui d'inspirateur des prophètes
mais représente la force agissante de la Révélation conçue dans son sens le
plus large, c'est-à-dire la force qui intervient dans tous les plans du monde
créaturel depuis le Malakut, jusqu'au monde humain, y compris dans le déroulement
de l'histoire.
Baha'u'llah parle également des "brises" qui soufflent du Monde de Mashiyyat
(158) et qui sont à l'origine du mouvement
qui anime les Manifestations divines de la même façon que celles-ci n'ont d'autre
volonté (mashiyyat) et d'autre volition (iradat) que celles de Dieu. Dans une
autre de ses prières, Baha'u'llah fait de la volonté (mashiyyat) un attribut
du Jabarut (159), ce qui montre que dans
le vocabulaire technique de Baha'u'llah le Jabarut tend à se confondre avec
le Monde de la Révélation ('alam-i-Amr), ce qui n'est pas pour nous surprendre
puisque nous avons déjà vu que le Jabarut est également le monde du décret (qadar
ou taqdir).
VI.5. Les archétypes du temps
Nous ne tenterons pas ici de reconstruire une théorie du Temps d'après les Écrits
de Baha'u'llah. Une telle théorie, si elle était possible nous entraînerait
trop loin de notre propos. Nous nous bornerons à souligner ici quelques caractéristiques
du temps dans les Écrits baha'is.
Les traducteurs occidentaux ont toujours quelques difficultés à traduire les
termes arabes qui servent à décrire les différents aspects du temps; et pour
cause, puisque ces distinctions sont complètement étrangères à la philosophie
moderne. Aussi ne faut-il pas s'étonner si notre terminologie revêt un caractère
tout aussi arbitraire; c'est pourquoi il est parfois préférable de s'en tenir
aux termes arabes.
Disons tout d'abord que la conception du temps dans les Écrits baha'is est toujours
relative. On trouve de multiples textes qui affirment que le temps qui ressort
de l'expérience humaine, que ce soit le temps empirique que mesurent les horloges
ou le temps psychologique qui est formé dans la subjective de notre conscience,
n'a d'existence que dans le monde physique (nasut).
Cela ne signifie pas nécessairement que le temps soit une illusion. Le temps
est plutôt une limitation (hadd). En de nombreux endroits, 'Abdu'l-Baha affirme
que les mondes spirituels, à commencer par le Malakut, sont sanctifiés du temps.
Dans une de ses tablettes, il déclare que ce sont toutes les réalités spirituelles
(haqa'iq-i-mujaradih) qui sont sanctifiées aussi bien de toute notion d'espace
que de temps car l'espace et le temps sont des caractéristiques propres aux
réalités physiques (160).
Dans une autre tablette, il déclare que les mondes de la Miséricorde ('alam
al-rahmani) et les stations (maqamat) divines (lahutiyya) de la souveraineté
(rububiyya) sont en-dehors du temps. Et il ajoute ce commentaire que dans ces
mondes, il y a unicité de l'instant et que cette unicité de l'instant contient
aussi bien le passé, le présent que le futur. Il accole à ces mondes les termes
d'éternité (abad), de sempiternité (sarmad) et d'Aïon (dahr). Dans ces mondes,
le début coïncide avec la fin (161).
Ce qui paraît intéressant dans la Tablette de Varqa, c'est que Baha'u'llah semble
établir un lien entre les différents archétypes du temps et les différents mondes
divins. Cela paraît tout à fait cohérent avec ce que nous savons des mondes
spirituels. Chaque monde est caractérisé par une manifestation différenciée
de l'Esprit qui induit qu'à chacun de ces mondes correspond une catégorie ontologique
propre.
Dans ce système, les différents archétypes du Temps apparaîtraient comme liés
à ces catégories ontologiques. A chaque niveau de réalités correspondrait une
catégorie de la durée. Nous remarquerons ici que dans tous les Écrits d''Abdu'l-Baha
la notion de temps est liée à la notion d'espace. Il s'agit d'une conception
qui a tout à fait un accord avec la science moderne. Effectivement, si on supprimait
de notre monde trois de ces quatre dimensions, la dimension restante ressemblerait,
si toutefois l'esprit humain pouvait la saisir, à tout à fait autre chose. Le
temps ne peut se concevoir en-dehors de l'espace.
Si on affirme que les mondes spirituels sont en-dehors de l'espace et du temps,
on affirme du même coup qu'ils sont inaccessibles à l'intellect humain et au
langage courent, car l'intellect humain ne peut rien saisir sans lui donner
une représentation en trois dimensions et sans le situer sur la flèche du temps.
Cela est dû au fait que notre conception de la causalité est intimement liée
à notre expérience de l'espace et du temps. Le temps sert à exprimer ce qui
est second par rapport à ce qui est premier, alors que dans le monde de la révélation,
comme le dit 'Abdu'l-Baha, le début coïncide avec la fin. Les mondes spirituels
sont des mondes où les liens de causalité et les rapports entre les réalités
existent en-dehors de tout rapport temporel. Ce que nous savons de la manière
d'écrire de Baha'u'llah nous conduit immédiatement à penser qu'il doit être
impossible d'associer un des archétypes du temps (azal, abad, sarmad, zaman)
à un monde ou une catégorie ontologique précise.
Cela découle de ce que nous venons de dire. Si les mondes divins sont inaccessibles
à l'intellect humain, alors il en va de même de la catégorie temporelle qui
leur est associée. Les différentes listes des archétypes du temps que l'on trouve
d'ailleurs dans les Ecrits de Baha'u'llah sont constituées tantôt de quatre,
tantôt de cinq termes, suivant que abad se différencie de azal ou non.
Mais il est probable, si l'on avait interrogé Baha'u'llah sur le nombre d'archétypes
du temps, qu'il eut répondu que les archétypes peuvent être considérés en nombre
infini tout comme ils peuvent tous être ramenés à un archétype unique. Il convient
donc de ne pas accorder trop d'importance aux distinctions que l'on pourrait
établir entre ces archétypes ou à leur définition. Nous nous bornerons ici à
rappeler quelques faits qui soulignent les rapports entre les archétypes du
temps et la question de l'ontologie des mondes divins.
Dans le livre Les Sept Vallées, Baha'u'llah écrit:
"Considérez à un même point de vue les différences entre les mondes de Dieu.
Bien qu'en nombre infini, certains ont dit qu'on pouvait les diviser en quatre
degrés: le monde de Zaman, qui a un commencement et une fin, le monde de Dahr
qui a un commencement, mais dont on ne conçoit pas la fin, le monde de Azal
qui n'a ni commencement ni fin.
Bien qu'il y ait beaucoup à dire sur ce sujet, si je le faisais, je risquerais
d'abuser de la patience des lecteurs. Certains disent que Sarmad n'a ni commencement
ni fin, et que Azal est l'invisible inconnaissable" (162)
.
C'est ici que Baha'u'llah lui-même souligne l'imprécision du vocabulaire arabe.
De fait, on constate, que l'emploi de cette terminologie fluctue sous sa plume.
C'est donc dans chaque cas au contexte qu'il faut en demander l'explication.
Si nous faisons pour le moment abstraction du vocabulaire, les archétypes temporels
seraient au nombre de quatre: celui qui n'a ni commencement ni fin; celui qui
a un commencement mais n'a pas de fin; celui qui n'a pas de commencement mais
a une fin; enfin, celui qui a un commencement et une fin. Il s'agit d'une distinction
classique de la littérature soufie. C'est pourquoi nous devons prendre cette
partie de l'exposé avec la plus grande réserve et nous garder de l'attribuer
à Baha'u'llah lui-même. Le texte persan parle d'ailleurs des "contradictions"
ou des "oppositions de vues" (ikhtilaf) que cette théorie suscite.
Baha'u'llah ne semble d'ailleurs pas accorder trop d'importance au sujet puisqu'il
déclare que entrer dans les subtilités de cette question risquerait d'entraîner
la lassitude du lecteur. Ce genre de remarque traduit généralement une certaine
réprobation qui vise d'abord les arguties que les théologiens ne manquaient
pas d'aligner à la suite de semblables questions.
Pour Baha'u'llah, il est clair que l'entendement humain est trop limité pour
percer à jour de tels problèmes. Le lecteur comprendra donc que nous ne chercherons
pas ici à construire un système rendant compte d'une théorie complète et fermée
sur elle-même. Notre ambition se bornera à préciser le sens de certains termes
employés dans les Ecrits baha'is, en tenant compte d'ailleurs des fluctuations
de terminologie que nous avons déjà signalées.
Il y a un terme qui ne suscite aucune difficulté, c'est le terme de Zaman. Il
s'agit du temps commun, aussi bien celui des horloges que le temps psychologique.
Ce temps est celui du monde physique et plus particulièrement du monde humain
(nasut) qui est le seul à avoir une conscience du temps. Ce temps est caractérisé
par un début et une fin et par son aptitude à être fractionné.
A l'opposé du Monde de Nasut se trouve le Monde de Lahut, c'est-à-dire de l'Essence
divine. C'est le monde de l'invisible (ghayb). Dans Les Sept Vallées, Baha'u'llah
associe à ce monde le terme de azal et dans d'autres textes celui de dahr. Il
s'agit d'un temps en-dehors du temps, qui n'a ni durée, ni commencement, ni
fin. C'est pourquoi, suivant une antique tradition, nous avons choisi de nommer
ce monde en-dehors du temps en utilisant le terme grec de Aïon afin de distinguer
cet aïon de l'éternité simple, car l'éternité implique une causalité, ou plutôt
une antériorité dans les causes, qui est distincte du monde de l'Essence divine
qui n'est lui précédé ni par une cause, ni par une antériorité. Nous reviendrons
sur cette question au chapitre IX lorsque nous traiterons plus en détail le
monde de l'Aïon.
Le terme de Azal est généralement traduit par "prééternité". Nous avons déjà
rencontré le problème de la prééternité lorsque, au chapitre II, nous avons
discuté de la prééternité de l'âme. Cependant, le concept de prééternité n'est
pas du tout le même selon qu'on l'applique à Dieu ou à une créature de Dieu.
La prééternité de Dieu désigne la sphère ontologique où Dieu existe de manière
totalement indépendante de sa création, comme si donc le monde n'était pas "encore"
venu à l'existence. Il s'agit donc du Hahut. C'est ainsi qu'on lit dans Les
Paroles Cachées, "j'étais dans ma préexistence et dans mon éternité, et je savais
mon amour pour toi" (163). Dans une de
ses tablettes, Baha'u'llah définit le monde de Azal comme le monde qui n'a pas
de commencement (164)(azal al-la-badayat).
Remarquons toutefois que si l'expression "prééternité qui n'a pas de commencement"
rend bien le sens de azal, Baha'u'llah ne parle pas ici de la préexistence de
Dieu, mais de la préexistence des créatures contingentes (ka'inat), ce qui montre
bien que dans son esprit d'une part, la prééternité a différents degrés, et
d'autre part que la prééternité des contingences se distingue de la prééternité
de l'Essence divine. Mais, ce que nous retiendrons surtout ici, c'est que l'épithète
"qui n'a pas de commencement" définit précisément, et selon l'usage de la langue
arabe le mot azal.
Le glosographe arabe Tahanawi écrit que "le Azal est la durée persistante de
la durée dans le passé, comme le abad est la durée persistante dans l'avenir"
(165). Cela corrobore tout à fait ce que
dit Baha'u'llah dans la même tablette que nous citions plus haut (166),
où après avoir parlé du azal "qui n'a pas de commencement", il parle du abad
"qui n'a pas de fin" (167). Hernandez,
pour définir ces termes, indique que si azal implique la négation d'un premier
commencement, azal et abad coïncident en Dieu. Il ajoute "les deux éternités
ne sont que des conceptions négatives auxquelles la pensée réflexive a recours
pour saisir l'éternité par rapport au temps, mais qui ne correspond pas à la
réalité infinie du temps dans les deux sens; elles sont relatives au mode de
pensée propre à l'esprit humain" (168).
Cette remarque s'applique parfaitement à la pensée de Baha'u'llah. C'est sans
doute pour lever l'ambiguïté qui existe entre la prééternité de l'essence divine
et la prééternité de la créature contingente que Baha'u'llah a parfois recours
au terme de dahr qui chez lui signifie le plus souvent la même chose.
Le mot de abad correspond lui à l'éternité de la créature. Abad suppose un commencement
mais pas de fin. C'est l'éternité de l'âme. L'âme a un commencement avec la
conception de l'embriyon, mais son existence n'a pas de fin. Son commencement
se trouve dans sa cause ontologique qui se situe dans les mondes spirituels
indépendamment de sa génération terrestre.
Pour ce qui est du mot sarmad, nous ne devons pas trop prêter attention aux
définitions que Baha'u'llah cite dans Les Sept Vallées. Sarmad sous sa plume,
comme d'ailleurs sous la plume d''Abdu'l-Baha (169),
est généralement un strict synonyme de abad. Il désigne donc l'éternité du monde
contingent.
Si maintenant nous nous référons aux conceptions métaphysiques de Baha'u'llah,
et en particulier à sa conception des trois mondes, le Monde de l'Essence divine,
le Monde de la Révélation et le Monde créaturel, il serait logique de penser
qu'il existerait trois archétypes principaux du temps qui correspondraient à
ces trois mondes. A vrai dire, on ne trouve que peu d'indices d'un tel système
dans les Écrits de Baha'ullah, sans doute parce que la question devrait lui
apparaître futile.
Comme on l'a vu, les archétypes temporels ne se rapportent pas à la durée, mais
à la causalité ontologique. Le monde de la révélation devrait avoir donc son
temps propre, distinct de l'éternité de l'essence divine, et distinct de l'éternité
des réalités spirituelles. Cependant, discuter de l'éternité des Manifestations
divines paraît totalement vain. On peut au moins parler de l'éternité de Dieu
en partant de la voie apophatique, mais cette voie apophatique nous est d'aucune
utilité pour parler des Manifestations divines, parce que parler d'un tel sujet
suppose que l'homme soit capable de comprendre les rapports qui lient Dieu à
ses Manifestations, ce qui est totalement impossible. On trouve parfois le mot
de sarmad associé au Monde de la Révélation, ce qui montre que son emploi est
loin d'être exclusif. Il semble bien que ni le persan, ni l'arabe, n'était en
mesure de fournir un terme adéquat.
Il faut toutefois noter que 'Abdu'l-Baha, en parlant de son père, employait
l'expression Jamal-i-qidam que l'on traduit habituellement par la "Beauté antique".
Le terme qidam est en effet parfois employé par Baha'u'llah en référence à lui-même.
Or, qidam a un sens métaphysique très précis. Qidam désigne l'éternité de ce
qui n'a pas été engendré. Baha'u'llah est effectivement celui que le Coran désigne
comme "Celui qui n'est ni engendré ni n'engendre" (170).
Bien que effectivement l'Essence divine est la cause ontologique des Manifestations
ou de l'Esprit saint en général, pour ne rien dire encore du plus grand Esprit,
néanmoins le rapport ontologique qui lie le Monde de la révélation, n'est pas
le même que celui qui lie le Monde créaturel à l'Essence divine. C'est cette
différence de rapport que souligne l'expression la "Beauté antique".
Comme l'indique 'Abdu'l-Baha dans Les Leçons de Saint Jean d'Acre, d'un point
de vue humain, le monde de la Révélation n'a également ni commencement ni fin
(171). Ainsi que l'explique 'Abdu'l-Baha,
les Manifestations divines possèdent trois états: l'état physique, l'état humain
qui est également celui de l'âme douée de raison, et l'état de manifestation.
L'état de manifestation paraît lui-même soumis à plusieurs conditions, mais
ce qui se manifeste dans le miroir c'est la lumière divine qui n'a pas été engendrée
et dont l'illumination résulte de l'union pleine et totale de l'essence de la
Manifestation avec l'Essence divine (172).
Notons que les trois états de la Manifestation divine correspondent respectivement
à Nasut, Malakut, qui font tous deux parties du monde créaturel, et à Jabarut
qui s'identifie à la révélation.
VI.6. Le Temps de l'âme
Finalement, le seul temps qui importe véritablement à l'homme est le temps du
Malakut; celui de l'éternité de l'âme. Or, poser la question de l'expérience
du temps dans le Royaume d'Abha peut nous éclairer singulièrement sur la réalité
de l'âme dans le monde spirituel. Baha'u'llah affirme dans une tablette qu'après
la mort, l'âme conserve la conscience d'elle-même et qu'elle a également conscience
des autres âmes qui l'entourent (173).
Or, dans le monde terrestre la conscience que j'ai de moi-même est inséparable
du flux ininterrompu des pensées qui descendent le cours de cette même conscience.
Ce flux de pensée gouverne mon propre temps intérieur, il est inséparable de
mon sens de la durée qui en est induit par sa possibilité de segmentation. Si
j'affirme maintenant que l'âme après la mort est une réalité spirituelle en-dehors
du temps cela implique que la conscience que cette réalité spirituelle aura
d'elle-même devrait être singulièrement différente de ma conscience terrestre
puisque cette conscience ne pourra plus être caractérisée par un flux de pensées
inscrites dans la durée et segmentables dans cette même durée.
Pourtant, telle est la forme sous laquelle la plupart des religions se représentent
la vie après la mort. Est-ce à dire que la conscience de l'âme située en-dehors
du temps serait figée dans sa propre éternité? Cela est également incompatible
avec ce que Baha'ullah nous dit de la vie dans les mondes spirituels. Il nous
dit que l'âme après sa mort adoptera la forme la plus convenable à son état,
ce qui probablement implique déjà un état de conscience différent, et qu'ensuite
elle connaîtra une évolution à travers les différents mondes divins qui la conduira
à franchir les étapes infinies de son perfectionnement, lui permettant de se
rapprocher de plus en plus de la perfection divine. Cette évolution implique
donc une sorte de mouvement cinétique intérieur à l'âme dont celle-ci doit avoir
conscience.
Finalement, on peut imaginer que c'est ce mouvement de perfectionnement qui
doit se trouver à la source de la conscience que l'âme a d'elle-même. Or, comment
concevoir un mouvement de perfectionnement indépendamment du temps, fut-il éternel,
et du sentiment de la durée? Il y a là un problème qui vraisemblablement n'a
pas de réponse compte-tenu des limitations de l'entendement humain. Néanmoins,
ce problème a le mérite d'attirer notre attention sur le fait que les Ecrits
baha'is sont loin de concevoir la vie après la mort comme un simple prolongement
de nos états de conscience terrestre.
Non seulement en entrant dans le Malakut l'âme perd sa psyché (nafs), c'est-à-dire
cette partie de la conscience qui contient notre inconscient psychologique et
les caractéristiques de notre moi terrestre, mais elle perd également tout ce
que nous sommes habitués à considérer comme les éléments déterminants de la
conscience que nous avons de nous-même, c'est-à-dire ce flux de pensées inscrit
dans la durée. Que l'on pense ce que pourrait effectivement avoir d'effroyable
une éternité passée dans la seule contemplation de nous-mêmes dans le miroir
de notre conscience.
Pour qu'une telle éternité soit envisageable dans la béatitude, il faut effectivement
que cette conscience se dépouille du moi pour être une pure identité et une
pure individualité existant dans la communion des âmes animées du même mouvement
d'élévation pour parcourir tous les degrés de leur perfection possible.
On comprend ainsi mieux pourquoi le dépouillement de l'ego est une condition
primordiale de toute la vie spirituelle. La Foi baha'ie ne conçoit pas la vie
après la mort comme un simple prolongement de la vie terrestre. Il s'agit d'une
transformation radicale de l'âme et de l'esprit dans un monde qui, comme le
soulignait Baha'u'llah dans la Tablette de Haqqun-Nas, doit être totalement
différent de ce monde, notamment dans son mode d'existence. Nous sommes ici
très loin de la représentation traditionnelle du paradis dont le monde occidental
a hérité de Swedenborg. (184)
VI.7. Les trois mondes métaphysiques
Pour comprendre le sens de la nomenclature des mondes divins dans la Tablette
de toutes les nourritures, nous avons adopté une double démarche. D'une part,
nous avons collecté dans les Ecrits de Baha'u'llah toutes les indications qui
s'y rapportent directement, et nous avons ainsi essayé de recomposer l'image
de chacun.
D'autre part, nous avons mené une enquête historique pour établir l'origine
et l'évolution de cette nomenclature dans le but d'essayer de déterminer les
rapports entre ce système dans sa phase de maturité et celui auquel Baha'u'llah
fait allusion dans ses Ecrits. Ceci nous a permis de faire apparaître que l'intérêt
de la nomenclature des mondes divins dans les Écrits de Baha'u'llah, n'est pas
métaphysique, mais herméneutique.
Lui-même l'affirme très clairement dans la Tablette de toutes les nourritures
lorsqu'il déclare que la signification de l'expression "toutes les nourritures"
doit être recherchée par rapport à chacun de ces mondes. Cela ne veut cependant
pas dire que cette nomenclature soit dépourvue de tout contenu métaphysique.
Mais si nous voulons connaître la pensée métaphysique de Baha'u'llah, ce n'est
pas là où nous devons la chercher en priorité.
Il existe d'autres textes de Baha'u'llah, avec de larges commentaires d''Abdu'l-Baha,
qui utilisent une nomenclature complètement différente. Cette nomenclature n'est
pas fondée sur quatre ou cinq mondes comme celle que nous trouvons dans la Tablette
de toutes les nourritures, mais sur trois mondes beaucoup plus clairement identifiés
qui sont le monde de l'Essence non manifestée, le Monde de la Manifestation
et le monde de la Création.
Il est difficile de rapprocher cette nomenclature des trois mondes de celle
que nous avons précédemment exposée. Il vaut mieux les considérer de manière
totalement indépendante.
Cependant, on peut dire que le Monde de l'essence non manifestée correspond
nettement au Hahut, bien qu'il n'est pas sans embrasser certains aspects du
Lahut; C'est l'Absconditum, le monde du Trésor caché, le monde de l'injonction
"Jamais tu ne contempleras ma face" et de "La voie est fermée, la recherche
est interdite" (185)
Le Monde de la Manifestation est lui un monde entièrement propre à la métaphysique
baha'ie. C'est lui qui lui donne son caractère particulier et qui, à bien des
égards, la rend totalement incompatible avec la théologie musulmane. Le concept
de manifestation joue le même rôle dans la pensée baha'ie que celui d'incarnation
dans la théologie chrétienne. Les deux concepts ne sont d'ailleurs pas sans
rapport. C'est pour cette raison que l'enseignement de Baha'u'llah paraît souvent
plus proche de la théologie chrétienne que musulmane.
Le Monde de la Manifestation est le monde de la Manifestation divine, c'est-à-dire
du prophète. Pour Baha'u'llah, le prophète n'est pas un homme comme les autres
hommes. C'est un principe cosmique. C'est pourquoi, suivant l'exemple du Bab,
il abandonne totalement le vocabulaire de la prophétologie musulmane et renonce
à parler d'"envoyer" (rasul) ou de "prophète" (nabi) pour parler de "Manifestation
divine" (Mazhar-i-ilahi). Il y a ici une ambiguïté dans le français "manifestation"
car le mot "manifestation" peut avoir un sens à la fois actif et passif, alors
que l'arabe a deux mots pour distinguer ces deux aspects: zuhur et mazhar. "Mazhar"
à proprement parler n'est pas la "manifestation" mais le "lieu de manifestation"
de Dieu, car si Dieu en tant qu'essence est inconnaissable, la seule façon pour
l'homme d'approcher de sa connaissance, c'est à travers la connaissance de ces
"lieux de manifestation", c'est-à-dire de ses prophètes.
La "Manifestation divine" est présentée comme un pur miroir ayant la capacité
de refléter pleinement la lumière du soleil divin. Elle est l'incarnation de
tous les Noms, attributs et qualités, de l'Essence inconnaissable de Dieu; noms,
attributs et qualités qu'elle réverbère sur le monde de la création. C'est donc
à travers ces "éducateurs divins", et seulement à travers eux que l'homme peut
se faire une idée de la divinité. Ils sont le canal par lequel passe l'Esprit
saint susceptible d'allumer "l'esprit de Foi" qui est le résultat de l'illumination
de l'âme lorsque celle-ci parvint à la connaissance véritable et intime de la
Manifestation. Nous reviendrons largement sur ce Monde de la Manifestation dans
un chapitre à part.
Après le Monde de la Manifestation vient le Monde de la création ('alam-i-Khalq).
Ce Monde de la création n'est pas seulement le monde physique (mulk), ni même
le monde humain (nasut), mais également le monde des âmes en tant que Malakut.
Il inclut l'ensemble des mondes spirituels avec toutes leurs créatures et le
Monde imaginal qui sert d'interface entre les mondes des réalités spirituelles
(haqa'iq) et le monde physique. Là encore, nous reviendrons sur toutes ces notions.
Cette conception métaphysique a pour conséquence de supprimer toute possibilité
de dualisme et de réduire considérablement l'opposition entre le sensible et
l'intelligible qui a tant caractérisé la philosophie grecque, puis musulmane.
Nous reviendrons dans la dernière partie de cette étude sur les conséquences
philosophiques de cette conception. Ce qui est important de souligner, c'est
que le Monde du Commandement (Amr) n'est pas un simple "intermonde" comme le
Monde de l'imaginal dans la théosophie illuminative ishraqie ou shaykhie. Il
faut tenir compte de l'existence de ce monde indépendant pour comprendre le
vocabulaire mystique et philosophique de Baha'u'llah, car il induit un glissement
sémantique profond.
VI.8. La condition de sa servitude et
de la seigneurialité
L'Islam traditionnel oppose le rang de servitude de l'homme au pouvoir absolu
de Dieu auquel l'homme doit une totale soumission. Le mot 'abd, qui signifie
à la fois "serviteur" et "esclave", mais également dans sa forme 'ibad "adorateur",
est le terme par excellence qui peint la condition humaine. A l'homme est réservé
la condition de servitude ('ubudiyya) et à Dieu la condition de seigneurialité
(rububiyya). Le titre de "Seigneur" (Rabb) s'oppose à celui de "serviteur" ('abd).
La théologie shi'ite a affiné cette réflexion en distinguant en Dieu deux conditions:
l'Essence inaccessible, l'Absconditum également appelé "Invisible des invisibles"
(Ghayb al-ghuyub) qui est la condition de la déité (uluhiyya), et la condition
de manifestation de cette essence, qui correspond au déploiement de ses attributs
dans la condition seigneuriale (rububiyya).
On trouvera un très bon exemple de cette théologie dans le Texte des textes
de Haydar Amuli (186), où ces trois conditions
sont dépeintes comme trois "théophanies" (tajalli). Néanmoins, cette théosophie
est encore très marquée par un platonisme avicennisant qui disparaît totalement
chez Baha'u'llah.
Pour Haydar Amuli, l'Essence divine constitue l'unité hénadique (ahadiyya) qui
contient en elle toutes les réalités spirituelles (haqa'iq). Pour Baha'u'llah,
cette position est incompatible avec l'affirmation absolue de la transcendance
divine. L'essence inconnaissable ne contient rien en elle qu'elle-même à l'exclusion
de tout autre chose, que ce soit sous forme de pensées, d'images, de traces
ou de potentialités. Le premier émané est engendré, mais jamais il n'a été contenu
dans l'essence.
De plus, cette Essence étant par définition inconnaissable, on ne peut la comprendre
ni en terme de théophanie ni en terme d'émanation. Pour Haydar Amuli, au contraire,
l'unité hénadique constitue la première théophanie, dont émane la seconde théophanie
qui constitue la "détermination primordiales" (ta'ayyun awwal); celle qui rend
possible le passage de l'un au multiple grâce à la contemplation par l'essence
divine de ses attributs éternels qui l'amène à la condition de l'unité monadique
(wahidiyya) dont dérivent les raisons séminales (a'yan thabita), archétypes
de toutes les essences potentielles.
La troisième théophanie se produit dans la condition de seigneurialité (rububiyya).
L'Être s'y manifeste comme lumière capable d'engendrer le multiple des créatures
contingentes. C'est l'émanation de "l'existence testimoniale" (wujud shuhudi)
qui porte la révélation des Noms et attributs divins dont les créatures contingentes
deviendront, dans la condition de la servitude ('ubudiyya) les "attestations"
(shuhud).
Dans la métaphysique de Baha'u'llah, ce langage va prendre un sens complètement
Baha'u'llah situe l'essence divine au-delà de toute condition. On ne peut pas
même lui attribuer la condition de déité, car cette condition est une image
que les hommes ont formé de leur créateur, et comme toute image du créateur
inaccessible, elle est immanquablement déficiente et fausse. Au grand scandale
des docteurs musulmans, Baha'u'llah n'hésite pas à accorder la condition de
déité (uluhiyya) et de seigneurialité (rububiyya) à la Manifestation divine,
c'est-à-dire au prophète (187).
Dans le Livre de la Certitude, Baha'u'llah explique que les trois conditions
de déité, seigneurialité et servitude appartiennent aux Manifestations divines.
(188) La condition de la seigneurialité
correspond au Monde du Commandement ou Monde de la Révélation et la condition
de servitude au Monde créaturel (189).
C'est pour cette raison que Shoghi Effendi traduit souvent rububiyya (seigneurialité)
par des expressions telles que "Voix de la divinité" ou "Domaine de la divinité"
(190). Pour les baha'is, l'affirmation
de l'unicité divine (tawhid) ne consiste plus à se contenter d'affirmer, comme
les musulmans, que Dieu est un, mais réside dans l'affirmation que Dieu et sa
Manifestation ne forment qu'une seule et même entité.
Alors dans la station de l'unicité (tawhid) et de la différenciation (tajrid),
la déité et la seigneurialité se confondent dans l'unité hénadique (ahadiyyat)
et dans l'ipséité divine (huvviyyat), c'est-à-dire dans l'essence inconnaissable
(191). Autrement dit, l'unité hénadique
(ahadiyyat) et l'unité monadique (wahidiyyat) se confondent en eux. A l'unité
hénadique correspond la condition de déité, et à l'unité monadique correspond
la condition de seigneurialité.
Mais ces deux conditions se confondent pour l'homme. Le prophète est le Seigneur
(Rabb) de l'homme, mais il est également le Serviteur de Dieu et sa condition
de servitude est encore plus grande et plus parfaite que celle de l'homme (192).
C'est parce que sa condition de servitude à l'égard de Dieu est parfaite que
la Manifestation divine peut prétendre au rang de Seigneur de l'homme dont la
condition de servitude est elle totalement déficiente.
Entre la condition d'unicité (tawhid) (193)
et la condition de différenciation (tafsil) (194)
d'une part, et le problème métaphysique du passage de l'un (tafrid) au multiple
(tafsil), d'autre part il existe une relation purement homologique, et non pas
une relation de causalité. Sur un plan de la création, il n'existe qu'une seule
Manifestation qui est la Manifestation universelle à partir de laquelle sont
engendrées les Manifestations individuelles. Le rapport homologique s'arrête
là..
Baha'u'llah fait ici éclater les cadres de la pensée scolastique en séparant
deux problèmes: celui de l'opération du Verbe divin, qu'il traite sur un plan
théologique, et celui purement ontologique de l'engendrement de l'Être. L'essence
divine est à la fois au-delà de l'Être et au-delà de la singularité (Ahad, tafrid).
De Dieu, il n'est pas même possible de dire qu'il est un. Introduire la singularité
c'est introduire la limitation. Tout ce que l'homme peut penser n'a de rapport
qu'avec le Monde de la Révélation. Par conséquent, ce n'est ni au niveau de
l'Essence divine, ni au niveau du monde de la révélation qu'il faut poser le
problème du passage de l'un au multiple, mais bien au plan du Monde créaturel.
Baha'u'llah fait redescendre la métaphysique sur terre, et ce faisant, il rend
à nouveau possible un dialogue entre la métaphysique et la physique ainsi que
l'existence d'une véritable philosophie de la Nature dont la finalité est d'embrasser
et de lier entre elles les questions noétiques, épistémologiques, heuristiques,
physiques et métaphysiques. Il s'agit d'une véritable révolution philosophique.
Notes
(151) Lawh-i-Vargha.
(155) littéralement: "tu as manifesté
de moi" (azharta minni).
(156) PM. n°36 p. 34, Munajat, p. 36.
(157) cf. Munajat, n°38 p. 39; PM. p. 37.
(157bis) "(thou) dist through Him
uncover all that Thy will had decreed and Thy irrevocable purpose ordained".
(158) Munajat, n°66 p. 77: "Ay rabbi!
Laysa li min iradatin ila iradatika wa la li min mashiyyatin ila bi-mashiyyatika",
et plus loin: "wa ma taharraktu ila bi-aryahi mashiyyatika".
(159) Munajat n°82 p. 96
(160) Makatib, tome I. p. 458.
(161) Makatib, tome I. p. 58.
(162) Les Sept Vallées, trad. Hippolyte
Dreyfus, Wilmette, Illinois, 1944, p. 27. cf. Athar-i-Qalam-i-a'la, tome III.
(163) Les Paroles cachées, trad. Hippolyte
Dreyfus, Bruxelles, 1970, p. 4.
(164) Munajat n° 58 p. 64; cf. PM. p.
66, Shoghi Effendi a renoncé à rendre la distinction entre azal et abad. Tout
le membre de phrase est résumé par l'expression "from eternity..."
(165) cf. R. Hernandez, article "Qidam"
in Encyclopédie de l'Islam.
(166) Munajat, n° 58. p. 64.
(167) En arabe: "Abad al-la-nihayya".
(168) R. Hernandez op. cit.
(169) cf. par exemple, Makatib, tome I.
pp. 445-456, où les deux mots apparaissent plusieurs fois de manière parfaitement
synonymique.
(170) cf. 'Ali-Murad Davudi, Uluhiyyat
va Mazhariyyat, pp. 170-172.
(171) Les Leçons de Saint Jean d'Acre,
chapitre XXXVIII, pp. 170-171.
(172) Davudi, op. cit. p. 171.
(173) E.E.B.
(184) cf. McDannel, Collen et Lang, Heaven;
A History, New Hawen et Londres, 1988.
(185) Célèbres paroles de Muhammad (hadith):
"Al-sabilu masdudun wa al-talabu mardudun".
(186) Haydar Amuli, Le Texte des textes,
§966, p. 451.
(187) Iqan, p. 139.
(188) cf. Iqan, pp. 136-140; et Certitude,
pp. 175-180.
(189) Iqan, p. 140; Certitude, p. 180.
(190) cf. par exemple Certitude, p. 181.
(191) Iqan, p. 137; Certitude p. 177.
Shoghi Effendi traduit ici rububiyyat par "Godhead", uluhiyyat par "Divinity",
wahidiyyat par "Singlenesse" et huvviyyat-i-batinih par "Inmost Essence".
(192) Iqan, p. 139; Certitude, p. 179.
(193) Iqan, p. 136; Certitude, p. 176.
(194) Iqan, p. 137; Certitude, p. 178.