Archéologie du royaume de dieu
Par Jean-Marc Lepain


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Chapitre IX. Conséquences philosophiques de la théosophie baha'ie

Nous avons montré que l'enseignement de Baha'u'llah répond aux exigences techniques d'une théosophie, mais il est encore permis de s'interroger sur le point de savoir si cet enseignement en possède également l'esprit. Car on pourrait être troublé par l'insistance de certains philosophes et orientalistes occidentaux à nier ce caractère théosophique. Il est vrai que ceux-ci n'avaient généralement qu'une connaissance très superficielle des Écrits baha'is, mais on ne peut manquer d'être frappé de retrouver en Iran une critique très similaire dans la bouche particulièrement des Shaykhis et chez certains ordres soufis. Il y a là une source importante de malentendus qu'il nous faut lever.

Dans le chapitre précédent nous avons montré les éléments positifs qui font que la pensée baha'ie nous paraît effectivement se présenter comme une théosophie. Ceci ne signifie cependant pas que cette théosophie baha'ie se présente obligatoirement sous les mêmes formes que les théosophies traditionnelles. Nous montrerons dans ce chapitre que l'originalité radicale de la philosophie de Baha'u'llah détermine un certain nombre de points essentiels où la théosophie baha'ie diverge fondamentalement dans son organisation et son expression des théosophies antérieures.
Loin d'y voir un scandale, nous pensons au contraire que Baha'u'llah a revivifié la pensée théosophique de manière à lui offrir sa seule chance de survie. Cette affirmation nous conduira évidemment à nous interroger sur les raisons du divorce entre philosophie et théosophie en occident, divorce conduisant à une quasi extinction de cette dernière, alors que jusqu'à la fin du Moyen Age toutes les Écoles philosophiques furent en même temps des Écoles théosophiques. Il conviendra également de s'interroger sur le destin de la théosophie en Orient. Celui-ci est peut-être loin d'être aussi brillant qu'on le dit, car cette théosophie s'avère aujourd'hui incapable de résister au désenchantement du monde et à la désacralisation du cosmos que véhicule les modes d'organisation sociale importés de l'occident.


IX.1. Révélation et tradition

On voit ici se profiler tout un débat. Certains ne veulent envisager la Foi baha'ie que comme un phénomène purement iranien, en dépit d'un message universel et de son expansion mondiale. Pour eux, la Foi baha'ie représente le dernier coup de boutoir asséné à l'édifice branlant de la métaphysique iranienne. Ils accusent donc les baha'is de vouloir donner le coup de grâce à un chef-d'oeuvre menacé de disparition et ils les implorent de renoncer à leurs ambitions spirituelles et philosophiques pour joindre leurs forces aux leurs, afin de sauver une oeuvre multiséculaire et de s'opposer ainsi au déferlement de la rationalité occidentale. N'entendant aucune réponse à leur appel, ils accusent les baha'is de trahison. Or, les baha'is ne cessent pourtant d'affirmer que leurs objectifs sont, à terme, les même que ceux défendus par les conservateurs de la tradition.
Ils constatent cependant que l'humanité est en train de vivre une mutation profonde. Cette mutation est le résultat d'un double processus annoncé par Baha'u'llah: un processus de désintégration et un processus de réintégration selon un ordre nouveau du monde.
Aujourd'hui l'humanité ne voit que le processus de désintégration. On déplore la ruine de la famille, le développement de la drogue et de la violence, l'impasse du développement économique, l'effondrement de l'ordre social, l'affaiblissement des institutions, la progression du matérialisme, etc. Nous pourrions pendant encore longtemps allonger cette liste.
Cependant, selon les Écrits baha'is qui, longtemps à l'avance, avaient annoncé ce processus catastrophique, cette disparition de l'ordre du monde masque un autre phénomène qui est celui de l'émergence d'un ordre nouveau, l'apparition d'une nouvelle conscience et l'évolution vers une pensée nouvelle. Baha'u'llah écrit: "...Bientôt, le présent ordre des choses sera révolu et un nouveau prendra sa place... Le jour approche où Nous établirons à sa place un ordre nouveau." (292)
Si le monde est devenu si chaotique, c'est bien parce que les anciennes religions, les anciennes philosophies et même les idéologies nouvelles, n'ont plus les réponses aux problèmes de notre époque. Cela n'enlève rien à leurs mérites passés. Cette obsolescence générale, à l'aube d'une grande transition vers un cycle nouveau de la civilisation, touche naturellement la tradition spirituelle.
Certes, il existe des hommes encore nombreux qui demeurent persuadés que cette tradition conserve toute sa valeur et qui en tirent eux-mêmes un très grand profit, mais nous devons constater que ces traditions n'attirent plus les masses et qu'elles ont perdu leur autorité (293). Ceci est un fait incontournable. Point ne sert de gémir que la société a perdu le sens du sacré, que le matérialisme l'emporte sur le spiritualisme, que les idées nouvelles ont détruit les croyances anciennes. Si de telles choses sont arrivées, c'est que depuis longtemps la tradition spirituelle avait perdu son rôle de guide. Il nous faut donc nous débarrasser d'une mentalité d'antiquaire qui nous ferait regretter le passé.
La solution n'est pas dans la conservation scrupuleuse d'enseignements anciens, dans la célébration d'une unanimité perdue, dans l'espoir invoqué d'un retour du passé. Plutôt que de réparer sans cesse la vieille maison délabrée et sur le point de s'effondrer, mieux vaut en construire une autre, plus vaste, plus spacieuse et répondant mieux aux exigences du temps. Or, déclare Baha'u'llah, la construction de cette demeure plus vaste ne peut être que l'oeuvre d'une nouvelle Révélation divine. Nous ne devons pas oublier que c'est la Révélation qui est à la source de toutes les traditions.

Ceci ne veut pas dire que Baha'u'llah a répudié toute la tradition. Il existe selon lui dans la religion un noyau central qui est la base de toutes les Révélations et qui ne change jamais. Seule change la compréhension qu'en ont les hommes. Lui-même déclare dans les Paroles Cachées:

"Voici ce qui est descendu du Royaume de la Toute-Puissance sur les prophètes d'autrefois dans la langue de la Volonté et du Pouvoir divin. Nous en avons recueilli l'essence, que nous avons enveloppé du vêtement de la brièveté, comme une faveur pour les initiés, qui pourront ainsi être fidèles à l'Alliance de Dieu, et conserver le dépôt qui leur a été confié. Alors dans le pays de l'Esprit ils seront parmi les élus". (294)

'Abdu'l-Baha a également reconnu que la tradition constitue une des quatre sources fondamentales du savoir humain (295). Mais en aucun cas cela ne saurait signifier que la révélation dusse demeurer prisonnière de la tradition. Cela est illustré par une anecdote que l'on rapporte au sujet de Shaykh Ahmad Ahsa'i. Un jour un de ses disciples lui demanda quelle était cette parole que devait prononcer le Promis au jour de la résurrection, parole qui selon les traditions (hadith) mettrait en fuite trois cent treize chefs et puissants de la terre. Le Shaykh lui répondit qu'il était bien présomptueux de prétendre pouvoir supporter le poids d'une parole destinée à plonger dans la consternation les plus grands souverains de l'univers.
Comme le disciple insistait, le Shaykh lui demande: "Si toi-même atteignais ce jour et que le Promis te demandait de répudier le gardiennat (vilayat) de l'Imam 'Ali et de dénoncer sa validité, que dirais-tu?"
Le disciple s'exclama qu'une telle chose était impossible, car il était inconcevable que le Promis prononça de telles paroles. Le Shaykh lui répondit que sa foi n'était pas suffisante car il est dit dans le Coran: "Il ordonne ce qu'il veut et il décrète ce qui convient à son bon plaisir."
Le Shaykh ajouta que "celui qui hésiterait, ne serait-ce que le temps d'un battement de paupière à accepter l'autorité du Promis ou qui serait tenté de lui fixer des limites, serait privé de sa grâce et compté au nombre de ceux qui sont déchus". (296)
Cette anecdote montre bien les rapports entre la Révélation et la tradition. Elle répond par avance à ceux qui répudient l'enseignement du Bab et de Baha'u'llah sur la base que certains points ne sont pas en accord avec la tradition et plus particulièrement avec les enseignements de Shaykh Ahmad Ahsa'i et de Siyyid Kazim Rashti.

L'enseignement de Baha'u'llah est un enseignement révélé; c'est à lui qu'il appartient de confirmer ou d'invalider la tradition. Nous avons déjà vu dans les chapitres qui précédent de nombreux points dans les Écrits de Baha'u'llah qui sont des allusions à la tradition musulmane, grecque et même zoroastrienne. D'une certaine façon Baha'u'llah est le continuateur du grand projet de Ghazali et de Suhrwardi qui voulaient démontrer que les philosophes de la Grèce et les Mages de la Perse avaient puisé leur inspiration à la même source que les prophètes. Ils voulaient ainsi unir les trois grandes traditions de leur temps. Or cette union, faute de base scripturaire et d'une autorité normative ne fut jamais possible dans l'Islam. Ce n'est que dans le message de Baha'u'llah qu'elle se réalise pleinement.


IX.2. L'âge de maturité

Nous avons évoqué cette mutation des structures psychologiques annoncée par Baha'u'llah et nous allons essayer d'en préciser le sens et d'explorer ses conséquences spirituelles.

Cette mutation des structures psychologiques correspond à ce que les Écrits baha'is appellent "l'âge de maturité" qui est décrit par Shoghi Effendi en ces termes: "...l'accession à la maturité de la race humaine entière... ne doit pas être considérée comme simplement l'une de ces multiples renaissances (revival) spirituelles dans la fortune toujours changeante de l'humanité, ni comme l'étape suivante dans la chaîne de la Révélation progressive, ni même comme le point culminant de l'une des séries de cycles prophétiques récurrents, mais plutôt comme constitutif de la dernière et de la plus haute étape dans l'évolution prodigieuse de la vie collective de l'homme sur cette planète".
Shoghi Effendi poursuit en donnant comme signe de cette maturité "l'émergence d'une communauté mondiale (297), la conscience d'une citoyenneté mondiale (298), la fondation d'une civilisation et d'une culture mondiale."
Puis il ajoute: "ce changement mystique qui s'insinue en tout, et néanmoins indéfinissable, que nous associons avec le stade de maturité inévitable dans la vie de l'individu et le développement du fruit, doit, si nous comprenons correctement les paroles de Baha'u'llah, avoir sa contrepartie dans l'évolution de la société humaine. Une étape similaire, tôt ou tard, doit être atteinte dans la vie collective de l'humanité, produisant dans les relations mondiales un phénomène encore plus saisissant et dotant la race humaine entière de telles potentialités de bien être qu'elles constitueront, à travers la succession des âges, le stimulant principal nécessaire à l'accomplissement final de sa haute destinée." (299)

L'évolution de l'humanité en tant que corps social dépend évidemment de l'évolution des individus; l'avènement d'une civilisation spirituelle n'est donc possible sans une spiritualisation des hommes. Tel est le but de la Révélation. Baha'u'llah écrit:

"Il a été ordonné pour nous que le Verbe de Dieu et toutes les potentialités ne seront manifestées à l'homme qu'en stricte conformité avec les conditions qui avaient été préalablement ordonnées par celui qui est l'Omniscient, le Sage... Si le Verbe eut été permis de libérer toutes les énergies en lui, aucun homme n'aurait pu supporter le poids d'une révélation si puissante...
Considère ce qui a été révélé à Muhammad, l'Apôtre de Dieu. La mesure de la révélation dont il était porteur avait été clairement pré-ordonnée par celui qui est le Tout-puissant, néanmoins ceux qui l'entendirent ne purent comprendre son intention que dans la mesure de leur propre station et de leur capacité spirituelle. Lui, de la même façon, ne découvrit le Visage de la Sagesse que dans la mesure de leur capacité à supporter le fardeau de son message.
Sitôt que l'humanité eut atteint l'âge de maturité, le Verbe révéla aux hommes les énergies latentes dont il avait été doté; énergies qui se manifesteront dans la plénitude de leur gloire lorsque la Beauté ancienne apparue en l'année soixante (1260 de l'hégire - i.e. 1844) dans la personne de 'Ali-Muhammad le Bab." (300)

'Abdu'l-Baha a commenté cette question de la maturité de la manière suivante:

"Toute chose créée a ses degrés et ses étapes de maturation. La période de maturité dans la vie d'un arbre est le temps où il produit des fruits... L'animal atteint un niveau de développement optimal, et dans le règne humain l'homme atteint sa maturité lorsque la lumière de son intelligence atteint son acuité la plus importante... De la même façon, il existe des périodes et des étapes dans la vie collective de l'humanité. Un moment celle-ci passait par l'étape de l'enfance, une autre étape est celle de la jeunesse, mais maintenant elle est rentrée dans la phase tant attendue de sa maturité, dont les preuves sont partout apparentes.
L'humanité a l'énergie de son état antérieur de limitation et de formation préliminaire. L'homme doit maintenant devenir le porteur de nouvelles vertus et de nouvelles capacités, de nouveaux critères moraux, de nouveaux talents. De nouvelles grâces, des dons parfaits l'attendent et déjà descendent sur lui. Les dons et les bénédictions de la période de jeunesse, quoique appropriés et insuffisants au cours de l'adolescence de l'humanité, ne sont pas capables de satisfaire les nécessités de sa maturité." (301)

Il ne faut cependant pas confondre la maturité potentielle de l'humanité avec la maturité individuelle de l'homme. Si le XXe siècle a été un âge d'horreurs et d'épreuves effroyables, c'est précisément par ce que l'homme en tant qu'individu n'est pas encore parvenu au niveau de développement spirituel qu'exige la maturité potentielle de l'humanité pour que celle-ci devienne une réalité concrète et que fleurisse la nouvelle civilisation annoncée par Baha'u'llah.


IX.3. Processus d'individuation et processus de spiritualisation

Ceci nous amène à un trait tout à fait distinctif de la spiritualité baha'ie: celle-ci s'adresse aussi bien à l'individu qu'aux masses. Elle établit même un support dialectique entre le développement de l'un et le développement de l'autre. De ce fait, la Foi baha'ie a une autre façon de définir le statut du chercheur spirituel dans la société.

Louis Dumont a très bien montré que dans toutes les sociétés qui ont existé dans le monde jusqu'à ce jour, l'homme voulant consacrer sa vie à la quête spirituelle ne pouvait le faire qu'en renonçant totalement au monde et en se mettant en marge de la société (302). C'est le cas, à des degrés différents, du sanyasin hindou, du moine bouddhiste ou chrétien, du soufi ou derviche musulman.

La raison de cet ostracisme social est que celui qui se lance dans la quête spirituelle doit d'abord conquérir la liberté intérieure, c'est-à-dire s'assumer en tant qu'individu autonome. Or, cette exigence de liberté et cette entrée dans le processus d'individualisation était, jusqu'à l'apparition de la civilisation occidentale moderne, en contradiction avec les fondements holistes des sociétés traditionnelles. Ces sociétés établissaient bien un lien entre le processus d'individuation et le processus de spiritualisation, mais elle tenait à en garder le contrôle, de ce fait, elles en codifiaient l'exercice, et surtout circonvenait socialement les candidats à l'émancipation spirituelle en définissant préalablement le cadre de leur rôle social.
L'imposition du célibat était souvent la marque de cette marginalisation sociale. De plus, les Églises, étant par définition des institutions, défendaient les positions holistes de la société. D'où les nombreux conflits entre les grands mystiques et l'autorité religieuse.

En occident a eu lieu un phénomène unique. Le processus d'individuation s'est séparé du processus de spiritualisation, ce qui a eu des aspects à la fois positifs et négatifs. Du coté positif, cela a permis l'émancipation de l'homme et la conquête de son autonomie psychologique; étape indispensable dans le processus de maturation de l'humanité. Du côté négatif, ce processus d'individuation s'est accompagné d'un processus de désacralisation et de sécularisation de la société qui a conduit l'humanité au matérialisme et à une forme d'individualisme narcissique n'aboutissant qu'à la satisfaction de l'ego et du moi inférieur (nafs). D'un côté, l'humanité s'est vue ouverte des perspectives extraordinaires de développement. De l'autre, elle a été incapable de maîtriser ces perspectives, et ainsi s'est engagé un processus de désintégration sociale.

Le but de Baha'u'llah est de rétablir l'équilibre entre le processus d'individuation et le processus de spiritualisation. L'humanité doit devenir plus spirituelle, si l'homme veut maîtriser les conséquences de son autonomie intérieure.

Le processus d'individuation nous a permis d'acquérir des qualités telles que, l'autonomie psychologique, la conscience de soi et de notre identité, la facilité d'autodétermination morale, l'indépendance sociale. Ainsi l'individu est devenu conscient de son besoin d'épanouissement et du fait qu'il est doté de potentialités largement inexploitées. Tous ces éléments positifs doivent être englobés dans un processus plus vaste, le processus de spiritualisation, qui est la soumission de l'individu à la transcendance divine.
Alors que l'individu moderne proclame qu'il est lui-même la source de ses propres valeurs, Baha'u'llah enseigne que les valeurs de toute société humaine sont spirituelles, car la nature humaine est spirituelle. Ces valeurs sont par conséquent transcendantes. L'adjectif "transcendantes" signifie ici que ces lois sont inscrites dans l'univers. Elles font partie des mondes divins! Seulement, enseigne Baha'u'llah, l'homme ne connaît ces valeurs spirituelles que de manière relative et progressive. Le progrès humain consiste essentiellement à acquérir une meilleure intelligence de ces valeurs spirituelles.

La gnose baha'ie ne peut donc être l'apanage d'un petit nombre. Ce sont certes toujours les élites qui transforment la société, mais ces élites ont le devoir envers la race humaine tout entière de l'aider à maîtriser sa nouvelle liberté et à élever son niveau de spiritualité. Baha'u'llah ne s'adresse pas à un petit nombre mais à l'humanité toute entière. Son but n'est pas de transformer une poignée de disciples, mais toute la race humaine. Cet impératif conditionne de nombreux aspects de la théosophie baha'ie.

Nous voyons maintenant quel sens donner à toutes ces injonctions de Baha'u'llah d'abandonner toutes les idées léguées par nos pères, de renoncer à tout savoir humain, et à tout ce que nous avons vu entendu et compris. Il s'agit d'un effort pour établir les conditions de la vrai liberté et de l'autonomie du sujet. Tel est le sens profond des "conditions du vrai chercheur" que nous avons étudiées au chapitre précédent.


IX.4. Méditation et herméneutique spirituelle

Tout ce que nous venons de dire explique le caractère personnel du ta'wil dans la Foi baha'ie. L'exercice du ta'wil donné comme un élément fondamental du processus d'individuation et de spiritualisation. Ce ta'wil s'appuie sur la méditation quotidienne des textes sacrés qui est donnée par Baha'u'llah comme une obligation fondamentale du croyant au même titre que la prière. Cette méditation devient donc le lieu privilégié de l'imagination active et de l'herméneutique spirituelle.
Or comme l'a montré Jung, le processus d'individuation est inséparable d'une exploration symbolique du monde. L'expression symbolique de la Révélation est destinée à introduire un nouvel équilibre dans le chaos archétypal de l'homme.
C'est pourquoi la méditation de ce langage symbolique conduit à ce que Baha'u'llah appelle "la révélation des mystères intimes de Dieu" (303) et par son intermédiaire à la maîtrise du moi inférieur et à la connaissance du moi divin. Il s'agit d'un processus d'intériorisation et d'appropriation du sens qui a pour but de fusionner l'être intérieur avec la parole divine pour se laisser transformer par elle au point où l'être et le sens ne font plus qu'un.
On comprend qu'un tel processus ne peut être que personnel et que son résultat ne peut avoir aucune portée normative, bien qu'il soit toujours du plus haut intérêt à titre indicatif. Une des erreurs de l'occident a été de réduire le ta'wil à sa seule forme écrite et d'y voir le produit exceptionnel d'une intelligence mystique hors du commun, alors que le ta'wil est une fonction de l'âme qui a été donnée à tout homme désireux d'entrer dans la quête spirituelle. De ce fait, nul ta'wil ne peut se déclarer supérieur à un autre.

Par ailleurs, le ta'wil écrit court toujours le risque de sombrer dans le délire verbal, de devenir jeux de mots et de paroles, logorrhée. On n'imagine pas un tel risque dans le ta'wil médité.

Le ta'wil doit dépasser le langage pour permettre une identification de la conscience au symbole et parvenir ainsi selon une expression fameuse de Shaykh Ahmad Ahsa'i "au secret que seul peut enseigner le secret".

Il faut donc prendre garde de ne pas réduire l'herméneutique baha'ie à un processus explicatif. Cette herméneutique n'explique rien. Elle est une intériorisation de la parole divine dont le but est la transformation du moi.


IX.5. La raison et le réenchantement du monde

La théosophie baha'ie est volontiers innovatrice. Elle ne se sent pas liée par le poids des vieilles traditions et se donne pour but avoué de transformer le monde en nous en donnant une nouvelle représentation. Il s'agit donc de parvenir à une respiritualisation de l'homme et à une resacralisation du monde. C'est ce processus, qu'en paraphrasant Max Weber, nous appelons le "réenchantement du monde".
Toute théosophie part du principe que le monde matériel est une expression symbolique du monde spirituel qui apparaît comme tel grâce à la médiation de la parole révélée des prophètes. Il existe donc une fonction de correspondance entre cette parole révélée et son langage symbolique et les symboles de la nature. C'est par cette voie que passe le réenchantement du monde qui nous conduit à considérer le monde comme une hiérophanie.

L'intelligence de la parole révélée ne doit cependant pas cacher l'intelligence de la nature. La nature nous est accessible par deux voies, celle de la science et celle de la théosophie. Baha'u'llah proclame bien fort qu'il n'y a pas de science sans théosophie et pas de théosophie sans science. C'est la fameuse analogie des deux ailes de l'oiseau développée par 'Abdu'l-Baha.
Un oiseau, pour voler, a besoin de ses deux ailes. L'humanité pour se développer a besoin de l'équilibre entre l'aile de la science et l'aile de la religion. Si l'aile de la religion faiblit on tombe dans le bourbier du matérialisme, si l'aile de la religion faiblit on tombe dans le marécage de la superstition. La gnose doit donc s'accompagner de la science, car finalement c'est la science qui nous permet de prendre la mesure de l'univers, à sonder sa complexité, à dévoiler son harmonie, donc à percevoir la grandeur du créateur.

Tout ceci nous conduit à affirmer la nécessité d'un équilibre entre la raison et le coeur. S'engager pour une spiritualisation du monde ne signifie pas renoncer à la raison. Le progrès de la rationalité est le moteur du processus d'individuation alors que le développement de la connaissance mystique est au coeur, bien entendu, du processus de spiritualisation.

Les hiérarchies symboliques verticales doivent pouvoir se refléter sur le plan horizontal. Le réenchantement du monde passe par la resacralisation de l'espace, l'érection de signes et de témoins, de monuments qui ne soient pas de simples "vestiges" tels les monuments aux morts, mais la traduction au plan terrestre de l'ordre céleste. Rien ne reflète plus cette conception que les lieux saints baha'is, et particulièrement les plus saints d'entre eux en Israël sur le mont Carmel et autour du tombeau de Baha'u'llah à Bahji.
Les pèlerinages qui s'y déroulent sont conçus comme un voyage initiatique dont les guides sont les monuments dispersés dans les jardins, eux-mêmes représentation d'un monde spirituel. La traduction en langage horizontal de la hiérarchie verticale des symboles spirituels n'a nulle part été mieux exprimée que dans l'évocation par Shoghi Effendi des neuf cercles concentriques entourant la dépouille mortelle du Bab qui a été décrit par Baha'u'llah comme "le point autour duquel tourne la réalité des prophètes et des messagers".
Le premier cercle, dit Shoghi Effendi, est constitué par la planète toute entière.
Le second correspond à la Terre sainte, décrite par 'Abdu'l-Baha comme "le nid des prophètes".
A l'intérieur de ce second cercle se trouve "la Montagne de Dieu", "le vignoble du Seigneur", le Mont Carmel dans lequel se trouve la grotte qui servit de retraite au prophète Élie, dont le Bab est le retour symbolique.
Le quatrième cercle est constitué par "la plus sainte cour", composée des lieux saints baha'is embrassant l'ensemble de ses jardins abritant ses institutions sacrées.
Le cinquième cercle est figuré par le Mausolée du Bab, "la reine du Carmel", "la couronne de Beauté" constituant la "coquille" ou l'écrin renfermant "la perle de grand prix", "le Saint des saints", qui est la tombe originale érigée par 'Abdu'l-Baha. Le septième cercle est "le caveau" ou "le Tabernacle" constitué par la pièce principale du tombeau qui renferme le sarcophage d'albâtre, "le plus saint cercueil" constituant l'avant dernier cercle contenant le centre de tout, "le joyaux inestimable", "la poussière sacrée du Bab". (304)


IX.6. Les mondes divins et les hiérarchies angéliques

Certains se sont inquiétés de voir disparaître dans l'oeuvre de Baha'u'llah toute référence aux hiérarchies angéliques, car ils voient dans celles-ci non seulement la concrétisation de la structure hiérarchisée du monde, mais ils font de l'Ange l'incarnation même de la fonction herméneutique et considèrent ces hiérarchies angéliques comme un garde-fou contre la destruction de la théosophie par la rationalité occidentale.
Gilbert Durand écrit: "Ces anges, que l'on retrouve dans d'autres traditions orientales sont bien... le critère même d'une ontologie symbolique. Ils sont symboles de la fonction symbolique elle-même qui est - comme eux! - médiatrice entre la transcendance du signifié et le monde manifesté des signes concrets, incarnés, qui pour elle deviennent symboles". (305)

Lier le destin de la théosophie à une angéologie provient d'une déformation de perspective qui résulte de l'immence influence de l'avicennisme, qu'il fut latin ou arabe, et de manière plus large des systèmes de pensée néoplatoniciens qui furent les premiers à voir dans la hiérarchie, avec le concept de procession sur laquelle nous reviendrons, un système explicatif du monde.
Dans des chapitres ultérieurs, nous montrerons les rapports entre la pensée de Baha'u'llah et la pensée néoplatonicienne. Ceci nous conduira à constater que les points de contacts importants que l'on constate entre ces deux visions du monde proviennent du fait que l'une et l'autre philosophie sont des philosophies de l'émanation. Mais Baha'u'llah exclut tout système de procession, tout en nous offrant des solutions très originales pour décrire l'engendrement de l'être et la hiérarchisation des mondes. Car la pensée de Baha'u'llah vise à éviter un écueil fondamental du néoplatonisme qui consiste à regarder la matière et le monde sensible comme une sorte de dégénérescence du spirituel et de l'intelligible, entraînant la chute de l'esprit, et avec lui la chute de l'homme.
Le problème, que nous traitons ultérieurement de manière plus complète, consiste à expliquer pourquoi Dieu n'a pas crée un monde uniquement spirituel, et pourquoi il a imposé ce détour de l'esprit dans la matière, avec le cortège de souffrances qui l'accompagne.
Le Christianisme, à travers St. Augustin, a résolu ce problème par le dogme du péché originel. De son coté, l'Islam restera plus proche du néoplatonisme de Plotin et de Proclus en imaginant que la procession de l'esprit, entraînant l'engendrement d'hypostases successives, conduit à un affaiblissement de l'émanation originale aboutissant à son emprisonnement dans la matière.
Baha'u'llah, en éliminant toute référence à la chute, et en montrant que la matière est une des voies d'évolution de l'esprit, un moyen que l'esprit emploie en vue de son expansion et de sa diversification, modifie considérablement le sens des hiérarchies dans l'univers et rend donc le problème des angéologies secondaire. Cependant pour comprendre la signification du concept de hiérarchie dans la métaphysique de Baha'u'llah, il nous faut essayer de mieux cerner le rôle des hiérarchies angéliques dans les systèmes avicenniens.

Antoine Faivre manifeste les mêmes craintes que Gilbert Durand quant à la disparition des hiérarchies angéliques; il est cependant plus précis quant aux fonctions attribuées à ces hiérarchies. C'est au XIVe siècle qu'il situe en occident le grand ébranlement de la théosophie occidentale sous l'influence grandissante du nominalisme et de l'averroïsme latin. Pour lui, la grande conséquence de l'introduction de l'averroïsme est la disparition de ces hiérarchies avec pour conséquence secondaire d'entraîner la disparition de l'herméneutique spirituelle sur laquelle est fondée la complémentarité de l'exotérique et de l'ésotérisme (306).
Il écrit notamment que la cosmologie d'Averroès "aboutit à détruire une partie de l'angéologie avicennienne, celle des mondes intermédiaires que représentent les "angeli" ou "Animae coelestis", à savoir le domaine du Malakut, du Monde des Images autonomes perçues en propre par l'imagination active. En posant une homologie fondamentale entre "Anima coelestis" et "Anima humana", l'avicennisme enseignait l'existence d'une Intelligence agente, "dator formarum" ramifiée en une pluralité d'intellects possibles. Cela revient à dire, comme l'enseigne l'ésotérisme traditionnel, que notre intellect est relié à une source supra individuelle de lumière et de connaissance." (307)

Nous voyons ici apparaître une crainte qui est celle que la disparition de ces hiérarchies n'entraîne celle du ta'wil, et provoque ainsi une rupture entre l'ésotérique et l'exotérique. Mais nous voyons également lié ici très étroitement le sort du ta'wil et de l'ésotérisme à l'avicennisme.
Il ajoute un peu plus loin: "les "animae coelestis" possèdent l'imagination active à l'état pur et parfait; l'homme est capable de l'exercer lui aussi pour son propre compte, quoique imparfaitement, grâce au rapport qu'il peut entretenir avec ces hiérarchies, angéliques ou intellectives. Leur disparition, chez Averroès et dans l'averroïsme, est celle de l'Imaginal, réduit au statut de simple imaginaire." (308)

Nous sommes ici en plein avicennisme, et il n'est pas difficile de voir que les positions que nous voyons ici présentées ont été fortement influencées par Henri Corbin. Lui aussi considère la disparition du platonisme chrétien et de l'avicennisme latin sous l'influence de l'averroïsme et de la scolastique orthodoxe comme une catastrophe pour la pensée occidentale.
Mais il a la lucidité de reconnaître que la synthèse entre le christianisme et l'avicennisme était quasiment impossible (309). En effet ,il était impossible dans la théologie chrétienne, en raison même du dogme de la trinité, d'identifier l'Intelligence agente à l'Esprit Saint comme le fera Suhrawardi et donc de développer une véritable "philosophie prophétique" (310).
Corbin nous rappelle que cette Intelligence agente est "la dixième dans la hiérarchie des Chérubins ou pure Intelligence séparée (Angeli intellectuales), et cette hiérarchie est doublée par la hiérarchie secondaire des Anges qui sont les âmes motrices des sphères célestes; à chaque degré de ces hiérarchies, à chaque demeure dans la hiérarchie de l'être, se nouent entre les uns et les autres autant de couples ou syzygies" (311).
Corbin rappelle le rôle de ces âmes-anges comme moteur des sphères célestes, puis il vient à leur rôle comme support de l'Imagination active.
Il écrit:..."elles sont même l'Imagination à l'état pur... Elles sont par excellence les Anges de ce monde intermédiaire où ont lieu les inspirations prophétiques et les visions théophaniques; leur monde est en propre le monde des symboles et des connaissances symboliques...Quant à l'Intelligence ou Esprit-saint, c'est d'elle qu'émanent nos âmes; elle en est à la fois l'existentiatrice et l'illuminatrice. Toute connaissance et toute réminiscence sont une illumination projetée par elle sur l'âme. Par elle, l'individu humain est rattaché directement au Plérôme céleste, sans avoir besoin de la médiation d'un magistère ou d'une réalité ecclésiale" (312).
Pour Corbin, la médiation des hiérarchies angéliques remplace toutes les médiations terrestres, ce qui bien évidemment s'oppose à toute la dogmatique chrétienne qui voit dans la hiérarchie ecclésiastique le reflet des hiérarchies célestes, d'où cette "peur de l'ange" que l'on rencontre dans la scolastique traditionnelle. Cette peur de l'Ange aboutit à faire dégénérer la symbolique spirituelle en simple allégorie et réduit l'herméneutique au commentaire exégétique.
Outre cela, pour Corbin, seule l'existence de ces hiérarchies est capable de garantir l'autonomie spirituelle de l'individu et de rendre possible "la psychologie prophétique dont dépendra l'esprit d'exégèse symbolique", pour aboutir non pas à une simple philosophie de l'esprit, mais à "une théosophie de l'Esprit-saint" (313).
Averroès, certes ne rejettera pas les hiérarchies angéliques, mais il leur ôtera tout rôle médiateur, et dans sa critique aristotélicienne du néoplatonisme il rejettera la théorie de l'Émanation. Il aboutit à matérialiser l'intelligence humaine et à corporaliser l'âme.

La question qu'il nous faut poser est celle de savoir si nous devons lier aussi étroitement le sort de la métaphysique et de la théosophie à l'avicennisme. Nous retrouverons donc ici le problème de la relation entre la tradition et la révélation. Le lecteur qui nous aura suivi jusqu'ici comprendra parfaitement pourquoi la philosophie baha'ie est tout à fait étrangère à ce débat entre l'avicennisme et l'averroïsme; celle-ci ne part pas des mêmes présupposés métaphysiques et s'affirme de plus comme une ontologie de l'esprit, tout en demeurant une philosophie de l'émanation.

Il nous faut cependant nous interroger sur les préoccupations que recouvre un tel système. Si nous faisions une liste détaillée des fonctions que sont supposées assumer les hiérarchies angéliques dans le système avicennien, nous nous apercevrions que nous n'avons aucune difficulté à identifier celles-ci dans la hiérarchie des mondes divins de Baha'u'llah. Cette hiérarchie des mondes divins se substitue donc nettement aux hiérarchies angéliques des systèmes islamo-platoniciens tels qu'on les trouve chez Avicenne, Ibn 'Arabi, Suhrawardi, les Ishaqiyyun et l'École d'Isfahan; elle assure la même fonction herméneutique, théosophique et métaphysique. Tel sera en tout cas la thèse que nous développerons.

Cependant, la traduction des hiérarchies angéliques en hiérarchie représentant des modes ontologiques n'est pas sans conséquences philosophiques et celles-ci méritent d'être explorées. Mais, nous devons avant nous interroger sur les sens d'une résurgence de l'avicennisme dans la pensée philosophique occidentale contemporaine; résurgence somme toute curieuse après tant de siècles, et qui n'est peut-être pas étrangère à l'influence de Heidegger et à sa tentative de redonner à l'ontologie un rôle prédominent dans la philosophie.
Cette résurgence traduit incontestablement une nouvelle soif de spiritualité, le désir de se reconnecter avec des sources et une tradition ancienne. On peut cependant se demander si cet avicennisme moderne ne trahit pas l'avicennisme ancien. On peut même soupçonner certains de ses défenseurs d'inscrire nettement leur démarche dans une philosophie de l'immanence étrangère à l'esprit du Christianisme et de l'Islam. Car réduire l'Esprit-saint à l'Intellect Agent, c'est d'une certaine façon le couper de Dieu et faire de lui un élément parmi d'autres, quasi autonome dans une mécanique céleste obéissant à une loi de nécessité, très différente de la transcendance affirmée par toutes les grandes religions et en premier lieu par Baha'u'llah.
Cette tendance est cependant cohérente avec toute la démarche spiritualiste de notre époque qui s'inscrit nettement dans une philosophie de l'immanence où l'idée de Dieu est vidée de son contenu. Cette évolution répond à un besoin profond, qui est celui d'affirmer l'autonomie du sujet.
Nous avons pu constater cette tendance chez tous les auteurs cités. Corbin affirme nettement que l'existence d'une Intelligence agente à laquelle serait reliée l'âme de l'homme serait une condition de sa liberté et assurerait son autonomie à la fois sur un plan psychologique, en fondant une métaphysique de la liberté prophétique et imaginal, et sur le plan social en supprimant toute nécessité d'une médiation temporelle ou d'un magistère ecclésiale.
On ne peut pas affirmer plus nettement que la spiritualité ne peut être vécue que sur un plan individuel, et que toute recherche d'une spiritualité, qui prendrait la forme d'une démarche collective, perdrait son authenticité. Encore une fois, nous devons répéter que c'est confondre le principe d'individuation avec le principe de spiritualisation et ramener celui-ci à celui-là. Baha'u'llah, rejoignant ici les grands concepts de la spiritualité chrétienne, affirme la nécessité pour l'ordre céleste de se refléter dans un ordre terrestre. Ceci ne signifie pas pour autant que sa démarche dût conduire à un embrigadement spirituel.
Conscient du problème, Baha'u'llah a supprimé effectivement toutes les hiérarchies ecclésiastiques, la prêtrise et les intermédiaires humains. Mais ceci ne veut pas dire qu'il a laissé leur place vide. Il a fondé son magister sur la notion de "covenant" ou d'"alliance", représentant la relation de fidélité et d'adhésion intime que chaque croyant doit établir avec la Manifestation divine, et il a voulu que cette relation de fidélité et d'adhésion intime soit transférée aux dépositaires de ce covenant (mithaq) et de cette alliance (ahd) qui sont les Institutions qu'il a léguées, à commencer par la Maison Universelle de Justice, gardienne de ses Écrits, législateur suprême, dont la fonction est de traduire les valeurs spirituelles et les lois divines dans les normes qui permettent à l'ordre céleste de se refléter pleinement dans l'ordre terrestre.
Ainsi, il a mis en place une institution qui ne ressemble ni au pontificat romain, ni à l'imamat, ni au califat, et dont émane une autorité permanente mettant sa Foi l'abri des schismes et des divisions qui ont tant déchiré les religions du passé.

Le troisième danger que nous paraît receler le néoavicennisme moderne, après la perte de la transcendance et la réduction du procès de spiritualisation au procès d'individuation, nous semble venir de la confusion entre l'illumination théosophique et l'inspiration prophétique. L'illumination de l'âme qui résulte de la gnose n'a rien à voir avec la révélation prophétique parce que la révélation prophétique ne saurait être ramenée à une expression du Monde imaginal.
Si l'illumination théosophique s'accomplit bien sur le plan du Malakut, l'inspiration prophétique provient, elle, du Jabarut, du monde de la Révélation et du Commandement ('alam-i-amr). L'une et l'autre ne peuvent donc jamais être sur le même plan existentiel. Ceci signifie que l'homme restera à jamais soumis à la loi de Dieu; qu'il lui est impossible de s'égaler au prophète; que le produit de son Imagination active n'a de valeur que par le détachement et la purification de l'esprit de ses vaines imaginations, et par la transformation de l'être intérieur par l'action de la Parole divine. L'imagination active doit toujours demeurer soumise au contrôle de la Parole divine. Il est donc clair que l'homme et le Prophète sont deux êtres de nature et de statuts différents.

Ceci ne doit pas cependant être interprété comme un procès en règle contre l'avicennisme. On peut au contraire démontrer que la plupart de ses objectifs sont au coeur des préoccupations de Baha'u'llah. L'avicennisme, lui aussi, a eu pour ambition d'affirmer l'autonomie du sujet dans le contexte d'une démarche spirituelle. Nous avons montré comment cet objectif était atteint dans l'enseignement de Baha'u'llah. Toutes les fonctions de l'angéologie avicennienne sont préservées dans la métaphysique Baha'u'llah, à commencer par la fonction symbolique.


IX.7. Nouvel aspect du principe cosmo-anthropique

Il est clair que la fonction des mondes divins tels que ceux-ci sont décrits dans la Tablette de la Sagesse, est avant tout herméneutique. Cette fonction herméneutique liée à la gnose doit conduire au dévoilement des réalités spirituelles. Cependant, point est besoin ici d'avoir recours à une Intelligence agente qui expliquerait comment l'homme peut, par son âme, avoir connaissance de ces réalités. C'est parce que la nature de l'homme est divine, et que lui-même est le reflet des plus hauts Noms de Dieu, qu'il peut saisir la structure du monde spirituel et sensible. Nous retrouvons ici un nouvel aspect du principe cosmo-antrophique.
Si l'Esprit est à l'origine de la création et si l'homme est l'une des plus hautes manifestations de cet esprit, alors il est naturel qu'on retrouve une unité de structure entre l'homme et le monde. Mais cette circularité ne s'explique qu'en vertu d'un troisième terme qui est le créateur. L'homme est miroir de Dieu et le monde est miroir de l'homme. Un autre aspect du caractère anthropique de la gnose baha'ie réside dans le fait qu'on ne peut connaître Dieu indépendamment de sa création et par conséquent de l'homme. Même si l'homme n'était pas l'image de Dieu, Dieu resterait l'image de l'homme. Nous ne pouvons penser Dieu indépendamment du fait qu'il est le créateur de l'univers dans lequel nous vivons.

De ce point de vue, toute connaissance comporte une part importante de principe anthropique. Point n'est ici besoin de recourir à une Intelligence agente pour expliquer la perception des réalités spirituelles. Cette intermédiarité de l'Intelligence agente entre l'intellect de l'homme et les réalités spirituelles est remplacée par la fonction imaginale du Malakut. Cependant, à la différence des conceptions ishraqies, il n'y a pas de séparation absolue entre la connaissance des réalités sensibles et la connaissance des réalités spirituelles.
L'unité du monde créaturel (Plérôme) fonde l'unité de la connaissance. C'est ainsi que la pensée baha'ie dépasse la contradiction entre science et religion. De même qu'il existe dans la gnose un principe anthropique qui assure que l'Imago Dei déposée en l'homme lui permet de connaître son créateur, de même la physique moderne a montré que la fermeture du phénomène quantique est assurée par l'observateur, ce qui implique que le phénomène quantique soit lui même structuré en fonction d'une loi d'intelligibilité qu'il partage avec l'esprit humain. La transposition du principe anthropique du domaine de la cosmogenèse au domaine de la mécanique quantique montre que les méthodes heuristique de la science ne sont pas si éloignées des méthodes gnoséologiques et noétiques de la religion.


IX.8. Plérôme et connaissance holistique

C'est précisément ce type de démarche qui fait de la pensée baha'ie une théosophie. Cette théosophie n'a cependant nulle prétention à se substituer à la science. Son rôle est uniquement d'établir l'unité entre les connaissances résultant de l'expérience mystique, de la métaphysique et de la science. Chacun des ces trois domaines doit demeurer autonome. L'affirmation dans la pensée baha'ie de leur complémentarité a été longuement développée par 'Abdu'l-Baha à de multiples reprises. Celui-ci affirme en particulier la complémentarité de la tradition, de la raison et de l'intuition. En aucun cas la science ne devrait prendre le pas sur la religion ou la religion sur la science. Il est cependant nécessaire de fournir de manière constante un travail philosophique pour harmoniser les résultats des deux. C'est faute d'avoir fourni ce travail que les anciennes théosophies ont disparu, ou qu'elles se sont marginalisées, ayant perdu tout pouvoir explicatif de la réalité globale du monde.

L'unité du monde créaturel ('alam al-khalq) fonde ce qu'on pourrait appeler le Plérôme (314), c'est-à -dire une cosmovision reposant sur l'inséparabilité du sensible et de l'intelligible, du physique et du spirituel, de l'empirique et de l'imaginal. La seule gnose spirituelle demeure donc sans valeur tant qu'elle n'aboutit pas à une connaissance de l'homme, de la psychologie, des mécanismes sociaux et de la réalité physique. C'est pour cette raison que Baha'u'llah affirme que la meilleure façon de se transformer soi-même c'est de devenir "serviteur de l'humanité" et de joindre ses forces à tous ceux qui ont déjà accepté son "covenant" en vue de l'accomplissement du "plan divin" visant à une transformation radicale de la société et à la promotion d'une nouvelle civilisation. Le caractère holistique de l'épistémê baha'ie fondée sur le plérôme, est parfaitement cohérent avec les idées politiques et sociales de Baha'u'llah. La transformation intérieure de l'homme en tant qu'individu est inséparable de ses efforts pour transformer la réalité sociale.


IX.9. Le plérôme et l'imagination active

En même temps, la connaissance holistique du plérôme explique comment de grands mystiques, tels par exemple Attar et Rumi, ont pu avoir l'intuition de la structure du monde sensible, et semblaient avoir perçu clairement celle de l'atome. L'unité des processus heuristiques fondée sur l'unité du plérôme, explique la complémentarité de la science et de la religion. Le dévoilement de cette unité n'est possible que grâce à la faculté "imaginale" de l'homme, celle qui lui donne accès aux réalités spirituelles, et que nous préférons appeler "l'imagination active" plutôt que "l'imagination créatrice" comme l'a proposé Henri Corbin (315).

En effet l'imagination créatrice de la philosophie traditionnelle persane est totalement déconnectée de la raison, ce qui n'est pas du tout le cas de l'imagination active de Baha'u'llah. Dans cette perspective, c'est la même imagination active qui s'efforce au travers de la science de saisir la réalité empirique de l'univers et qui, au travers de la foi et de la mystique, s'efforce de saisir les réalités spirituelles. Cette approche holistique rend très bien compte du caractère souvent intuitif de la découverte scientifique comme l'a si bien démontré Feyerhabend (316).


IX.10. Conséquences heuristiques de la théologie spéculaire des Noms divins

L'unité du monde créaturel comme Plérôme et l'unité des processus heuristiques assurent l'unité de la connaissance empirique et spirituelle, sans avoir recours à une source supra-individuelle médiatrice de la connaissance. Cette unité de la connaissance repose sur le caractère spéculaire du Monde créaturel comme reflet des Noms divins.

Nous devons cependant attirer l'attention sur un aspect fondamental de cette théologie spéculaire. Ce n'est pas l'essence divine qui se reflète dans la création, mais seulement les Noms divins. L'homme ne peut donc jamais parvenir à la connaissance de Dieu, mais seulement à celle de ses Noms et Attributs. Ceci explique pourquoi le monde n'est que partiellement intelligible. Parvenir à la connaissance des Noms et Attributs dans leur unité fondamentale reviendrait à connaître l'essence divine. Ces Noms et Attributs n'ont eux-mêmes qu'une existence intellectuelle, dépendante de l'esprit humain. Ils sont structurés en fonction d'un principe anthropique.

Pour apprécier pleinement les conséquences heuristiques de cette théologie spéculaire, nous devons ici apporter quelques précisions sur la conception baha'ie des Noms divins comme manifestation des attributs de Dieu. En apparence, Baha'u'llah ne fait ici que reprendre le vocabulaire habituel de la théologie musulmane distinguant en Dieu son essence et ses attributs.
Nous verrons cependant à propos du Commentaire du Trésor Caché d''Abdu'l-Baha, que cette distinction traditionnelle n'est pas fondée comme une réalité en soi. Distinguer en Dieu une essence et des attributs est une distinction purement conceptuelle. Il nous faut ici prendre garde à la terminologie. On ne parle pas de l'essence de Dieu comme de l'essence d'une chose. L'essence des choses (jawhar) représente la dimension suprasensible d'une réalité indépendante. Ce n'est pas dans ce sens que l'on peut parler de l'essence de Dieu. L'essence divine (dhat) n'a ni dimension sensible, ni dimension suprasensible. La seule chose qu'on puisse dire c'est qu'elle existe, mais on ne peut lui attribuer l'Être car ce serait déjà la définir dans une catégorie ontologique précise. L'Être de Dieu est une "nature" (kaynuna) qui ne nous apprend rien sur lui. Il y a donc une différence de modalité ontologique radicale entre ce que nous appelons l'essence divine et les attributs divins.
Les Attributs ou Noms divins ne sont appréhendables que par leurs effets que nous observons dans la création, et c'est à partir de la contemplation de ces effets que nous en inférons l'existence de quelque chose de plus fondamentale qu'on appelle l'essence divine.
Le terme dhat ne fait aucune référence aux conceptions platoniciennes ou aristotéliciennes de l'essence comme esse. Ce mot dérive probablement de l'arabe dhu signifiant "qui possède". Ce mot, il faut le remarquer, n'est pas un substantif mais une préposition, sorte de mot-outil, servant à construire des expressions composées. Le mot dhat pourrait caractériser une existence pure, capable de recevoir toutes les prédications. On peut donc s'interroger sur la pertinence d'une distinction essence-attribut dont l'un des termes est totalement inconnu. En fait, seuls existent pour nous les Noms de Dieu qui ont une réalité non indépendante de l'homme.

Le dhat divin est "l'En-soi" de Dieu. Ainsi vaudrait-il mieux le traduire de manière à éviter toute confusion avec des notions ontologiques précises.


IX.11. Le dépassement du discursif et de l'intuitif

Nous constatons donc que la théorie de la connaissance fondée sur l'unité du plérôme, telle que nous la voyons se dégager de la cosmovision baha'ie, lève bien des difficultés concernant notre enquête sur le caractère théosophique de la pensée baha'ie (317). Est-ce à dire que tous les problèmes philosophiques découlant d'une théosophie sont ici résolus? Antoine Faivre attribue le déclin de la théosophie en occident non seulement à l'influence de l'averroïsme frayant la voie à l'aristotélisme, mais également au nominalisme.
Vouloir introduire une coupure épistémologique aussi radicale au XIVe siècle est peut être téméraire, car le développement de l'averroïsme et du nominalisme procèdent d'un rationalisme qui a de longs antécédents dans la pensée médiévale. L'affrontement entre deux visions du monde, l'une relevant de Platon, l'autre d'Aristote, semble être une caractéristique de la pensée occidentale, remontant peut-être au delà de Platon et Aristote aux présocratiques. Le fait qui paraît justement extraordinaire avec la pensée de Baha'u'llah, est qu'elle échappe totalement à ces oppositions, et qu'elle semble avoir trouvé une voie où, sans sombrer dans l'averroïsme, on ne trouve aucune trace d'avicennisme.
Ce rejet radical de l'avicennisme, qui s'effectue pourtant dans le cadre d'une philosophie de l'émanation, entraîne un rejet tout aussi radical de l'aristotélisme. Il semble donc possible de définir à partir des Écrits de Baha'u'llah une nouvelle voie philosophique qui surmonte toutes les oppositions traditionnelles entre, d'une part, philosophie discursive de type aristotélicienne et philosophie intuitive de type platonicienne, et d'autre part, entre nominalisme et réalisme, ou encore entre les positions qui ont été définies par l'Augustinisme, le scotisme et l'ockamisme.

Dans la pensée occidentale, cet affrontement provient d'une opposition radicale entre le rationnel et l'irrationnel, et s'inscrit dans la tentative de réduire le rationnel au sensible et l'irrationnel à l'intelligible. Dans la pensée baha'ie, ces catégories ne sont pas superposables. On ne peut pas réduire l'irrationnel à une absence de rationalité. L'irrationnel est le domaine par excellence du spirituel. C'est en cela que le concept baha'i de "spirituel" se distingue nettement du concept classique d'"intelligible".

L'occident n'a jamais su surmonter l'antinomie qui résulte d'une approche discursive et d'une approche intuitive du monde en concurrence. Finalement, c'est l'approche discursive qui l'a emportée et il est probable que c'est à cette "victoire" que l'on doit le développement de la science et des technologies modernes, mais aussi le désenchantement du monde. En orient, l'approche intuitive l'a emportée. On a assisté à un épanouissement de la mystique et à un déclin des sciences profanes. Mais jusqu'à présent les grands moments de la civilisation ont toujours eu lieu quand une tension existait entre ces deux approches qui alors se complétaient.

D'un point de vue baha'i, l'approche discursive et l'approche intuitive sont toutes deux insuffisantes. D'un côté, le platonisme a posé de manière abstraite le principe fondamental du cosmos duquel il fait découler les principes secondaires de l'intelligible pour redescendre ainsi jusqu'au monde sensible. Aristote quant à lui, part du monde sensible pour tenter de définir les principes du monde intelligible à partir desquels on peut induire la nature du principe originel.
Pour Aristote, le monde sensible est le monde de certitude alors que pour Platon celui-ci est un monde opaque soumis au changement sur lequel les physiciens ne font qu'énoncer des opinions contradictoires sans jamais parvenir à aucune certitude. Le progrès de la science moderne nous a appris indubitablement que le monde physique pouvait être une source de certitude.
Cependant, les certitudes que nous obtenons sur le monde sensible ne sont pas des certitudes pures. Aucune certitude ne peut être entièrement fondée sur la raison. Notre raison nous permet d'accéder aux réalités intelligibles, qui sont les réalités cachées de l'univers, mais c'est notre foi qui nous conduit aux réalités spirituelles. Sans l'illumination de l'âme que produit la foi, jamais, enseigne Baha'u'llah, nous ne pourrons atteindre la connaissance de la réalité ultime qui se trouve à l'origine du monde.

L'unité de plérôme implique que nous cessions d'opposer le rationnel à l'irrationnel, le discursif à l'intuitif. La vraie connaissance du monde doit être à la fois discursive et intuitive. Ces deux aspects doivent coexister dans un processus dialectique qui rétroagit avec lui même et s'auto-nourrit. Ne nous trompons pas. Il ne s'agit pas de parvenir à une synthèse du discursif et de l'intuitif mais à un dépassement dans un processus qui produise une connaissance unifiée et holistique qui sera autre chose que la simple addition de l'un et de l'autre (318).

Ceci implique que la théosophie baha'ie ne sera pas seulement intuitive, mais aussi discursive; c'est-à-dire que la philosophie de la nature de laquelle elle s'inspire aura un caractère scientifique.

Au niveau philosophique, cela signifie qu'on ne peut pas penser la métaphysique sans penser la physique. Les grands âges de décadence philosophique sont généralement des périodes de l'histoire philosophique où l'on bâtit les théories métaphysiques les plus complexes. La philosophie de Proclus ou de Mir Damad Shirazi nous en donne de très bons exemples. Ces théories métaphysiques ressemblent à de très belles cathédrales, mais elles ne reposent sur rien, parce qu'elles ont perdu tout lien avec la réalité empirique.
Ce sont, comme dit Baha'u'llah, des sciences "qui commencent par des mots et qui finissent par des mots" (319).
Cette expression indique clairement que pour Baha'u'llah la philosophie ne saurait être un simple jeu de langage. La métaphysique doit s'enraciner dans la réalité empirique. Son pouvoir explicatif ne doit pas être limité à une abstraction produite par l'esprit humain mais doit porter aussi bien sur le monde spirituel que sur le monde physique. Une métaphysique qui se déconnecte du physique est une métaphysique qui explose et qui perd tout mécanisme d'autorégulation. Si donc la théosophie baha'ie doit également avoir un aspect discursif et scientifique, il est nécessaire que la science cesse d'ignorer les grandes questions métaphysiques.


IX.12. Excursus dans la scolastique

La pensée inductive et rationaliste a toujours été présente dans la philosophie occidentale. Le triomphe du nominalisme et de l'averroïsme au XIVe siècle ne représente que l'achèvement d'un long processus qui commence par l'incapacité de la pensée grecque de penser le spirituel autrement que sous la catégorie de l'intelligible. Par la suite, la définition des rapports entre la foi et la raison a été une des tâches les plus importantes de la philosophie médiévale. La philosophie intuitive n'a prédominé que de la Renaissance carolingienne jusqu'à la fin du Xe siècle.
A partir du XIe siècle se développe déjà un fort courant dialectique sous l'influence de traités aristotéliciens tels que l'Organon, les Catégories, ou l'Introduction de Porphyre. Fulbert donnera une place importante à l'étude de l'aristotélisme. L'application des méthodes dialectiques à la théologie engendrera des contradictions insurmontables que le monde chrétien cherchera avant tout à résoudre en interdisant à la dialectique de s'appliquer à des questions de foi.
Le problème, cependant, est que ce qui est défini comme question de foi par l'Église n'a rien à voir avec ce que nous appelons la Foi ou la Certitude qui pour nous procède de la connaissance intuitive. Pour l'Églises, est question de foi tous les articles du dogme qu'elle a préalablement définis. Il en résulte que la foi couvre pour elle une bonne partie de ce qui est pour nous la philosophie. Les philosophes du XIe siècle comme St. Enselme, ou ceux du XIIe siècle comme Abélard, essayèrent de lever la contradiction en montrant que ce que la foi a défini, la dialectique peut le démontrer. C'est pour cette raison que le nominalisme apparaît dès cette époque avec Roscelin. Il faut cependant se garder de faire du nominalisme un épouvantail.
Le nominalisme soulève de véritables problèmes dans la scolastique de cette époque (320): sur quelle base peut-on affirmer l'existence d'universaux? Quelle est la valeur de la distinction entre l'essence et les accidents? Quelle est la réalité d'existence des parties d'un tout? Il est intéressant de constater que ces questions sont toujours au coeur de la métaphysique baha'ie et qu'elles sont résolues dans un sens qui n'est ni celui de l'augustinisme platonisant, ni celui du nominalisme, ni celui de l'avicennisme. En fait, la philosophie médiévale ne pouvait résoudre de tels problèmes faute d'une réflexion suffisante sur le langage.



Notes

(292) E.E.B., p. 206.

(293) Nous utilisons ici le mot "tradition" dans son sens philosophique. La tradition est ce par quoi se réalise la naturalisation de l'homme, c'est-à-dire son inscription dans une société et une culture particulières et dans l'histoire. Bien sûr, "la tradition" s'incarne donc dans des tradition particulière. Par "tradition spirituelle" nous entendons non la révélation mais l'ensemble des valeurs par lesquelles une religion a vu aboutir son processus d'historicisation.

(294) Paroles cachées, Préambule, p. 3.

(295) Leçons, Ch. LXXXIII., p. 335.

(296) Nabil-i-A'azam zarandi, The Dawn-Breakers traduit et édité par Shoghi Effendi, éd. 1974, p. 15.

(297) Il faut bien entendu entendre cette communauté mondiale au sens que donnaient à ce concept les stoïciens, c'est-à-dire une fraternité spirituelle et universelle.

(298) Cette citoyenneté mondiale doit reposer sur la conscience que "toute l'humanité" descend "d'un seul et même couple originel" (Livre de Prières, Prière pour l'unité du monde, p. 144), c'est-à-dire la reconnaissance que la nature spirituelle de l'homme et le dépot divin qui est en lui sont la base constitutive de la véritable identité de l'homme et le fondement de toute citoyenneté.

(299) Shoghi Effendi, "The Infoldment of World Civilisation" in The World Order of Baha'u'llah, éd. 1965, Wilmette, pp. 163-164.

(300) Cité par Shoghi Effendi, op. cit. p. 163.

(301) Ibid. p. 164-165.

(302) Louis Dumont, "Le Renoncement dans les religions de l'Inde", in Homo Hierarchicus, append. B. Voir également Essais sur l'individualisme une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, p. 35.

(303) E.E.B., n° CXXV, p. 245. cf. G. Durand. L'imagination symbolique, 2e éd. 1989, p. 68.

(304) cf. Ruhiyyih Rabbani, The Priceless Perle, pp. 246-247.

(305) G. Durand, l'Imagination symbolique, p. 29.

(306) cf. A. Faivre, Accès de l'ésotèrisme occidental, pp. 114-116.

(307) Ibid., p. 114.

(308) Ibid., p. 115.

(309) cf. L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabi, p. 16.

(310) Les tentatives dans ce sens d'Abélard ont totalement échouées.

(311) Ibid., p. 17.

(312) Ibid. p. 17.

(313) ibid. p. 17-18.

(314) Nous empruntons l'expression à Theilhard de Chardin qui lui-même l'avait emprunté aux premiers gnostiques chrétiens. Le mot grec "pleroma" associe les idées de totalité et de perfection.

(315) Nous devons ici avertir le lecteur que le terme "imagination active" n'existe pas chez Baha'u'llah et que nous n'utilisons ici le concept d'imagination que par référence à la tradition philosophique. Ceci ne veut pas dire que nous ne trouvons pas dans les écrits baha'is une théorie de l'imagination et de l'imaginaire. Ce que les philosophes appellent "imagination, c'est à dire le pouvoir de se représenter les réalités intelligibles est appelé par Baha'u'llah "raison" ('aql). La raison est ce qui permet d'aller au delà du phénomène et de découvrir les lois cachées de l'univers. Bien entendu, il ne faut pas confondre cette imagination qui décrit le pouvoir intellectif et heuristique de l'âme douée de raison avec les "vaines imagination" (awham, zunun), dont parle Baha'u'llah en certains endroits.

(316) cf. P. Feyerhabend, Contre la méthode; Esquisse d'une théorie anarchique de la connaissance, Paris, 1979. Les idées de Feyerhabend ont parfois un aspect provocateur qu'il faut savoir ignorer pour les apprécier pleinement.

(317) En parlant de "cosmovision baha'ie", nous prenons soin ici de ne pas attribuer à Baha'u'llah ce qui est uniquement le résultat de notre compréhension de ses écrits.

(318) Le "dépassement" qui permet de transcender les mécanismes de pensée intuitif et discursif n'est pas propre au mysticisme, mais se trouve à la source de toutes les grandes découvertes scientifiques. Ce dépassement s'apparente à ce que G. Holton appelle "jaillisement" (cf. L'imagination scientifique, Paris, 1981, p. 233). Le dépassement permet de surmonter la discontinuité qui existe entre les deux processus intuitif et discursif. Seule l'intuition permet de briser les cadres logiques d'une tradition pour "voir" ce qui peut être pensé au-delà. Le rôle de l'imagination active consiste alors à "saisir" le nouvel objet de pensée pour le ramener au plan rationnel où un langage nouveau et créé de manière ad hoc pourra le restituer. D. Hofstater (cf. Gödel, Escher, Bach, Paris, 1985), qui a systématisé les idées de G. Bateson (cf. Vers une Écologie de l'Esprit, 2 vol. Paris,1977-1984), a parlé d'un état de pensée similaire à ce dépassement qu'il appelle le "mode-U" (un-mode). Le mode-U ne peut pas être pensé, mais on peut seulement penser avec lui. C'est un mode de pensée où le sujet est libéré des contraintes de la pensée rationnelle, et qui permet de surmonter les paradoxes sur lesquels débouche inévitablement la logique des systèmes de pensée logico-mathématique (cf. L. Vernet, La Malle de Newton, Paris, 1993, pp. 281-284). Le dépassement à bien des égards s'apparente à une tentative de marcher sur le vide. C'est pourquoi il nécessite un acte de foi.

(319) "Lawh-i-Maqsud" in Tablets of Baha'u'llah, p. 169.

(320) L'excellent travail de P. Alféri sur la philosophie de Guillaume d'Ockham (Guillaume d'Ockham le singulier, Paris, 1989) est venu récemment nous montrer tout l'intérêt et toute l'originalité de cette pensée. Penser l'individu et le singulier est tout aussi important que de penser la catégorie ou l'universel. Encore faut-il parvenir à la synthèse des deux. C'est précisément ce qui a manqué à la scolastique. Guillaume d'Ockham est le premier philosophe en occident à s'interroger sur les limites du langage pour décrire la réalité. Certaines de ses conclusions rejoignent sur ce point celles de Baha'u'llah.

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