Archéologie du royaume de dieu
Par Jean-Marc Lepain


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Chapitre XIII. La métaphysique émanatiste de Baha'u'llah

XIII.1. Le Verbe divin en tant qu'Être

Dans la Tablette de la Sagesse, Baha'u'llah explique que Dieu n'a pas créé directement le monde, mais qu'il s'est servi pour cela de l'Esprit-saint, ou plus exactement du Verbe divin (kalama) "qui est la cause de la création tout entière" (348) et qu'il appelle dans d'autres tablettes "la Volonté première" (al-mashiyyat al-awwaliyya). Baha'u'llah fait suivre cette déclaration du commentaire suivant:

"Saches, de plus que , le Verbe divin, exalté soit sa gloire, est plus élevé et bien supérieur à ce que les sens peuvent percevoir, car il est sanctifié de toutes propriétés (lit: nature, tabi'a) et de toutes substances (jawhar). Il transcende les limitations des éléments ('unasir) connus et est exalté au-dessus de toutes substances (ustuqusat) essentielles et reconnues. Il est devenu manifeste sans aucune syllabe ou son, et il est le Commandement (amr) de Dieu qui pénètre le monde entier. Il n'a jamais été retiré du monde de l'Être ('alam). Il est la grâce de Dieu (349) qui embrasse toute chose et de laquelle toute grâce émane (350). Et il est une entité (kawn) éloignée loin au-dessus de tout ce qui est et qui sera." (351)

Ce passage situe donc bien l'Esprit-saint comme le premier engendré. Baha'u'llah dit d'ailleurs qu'"Il est une entité", ce qui peut également se traduire par "Il est l'Être (Kawn) sanctifié de ce qui était et qui sera" (352). Il est en quelque sorte l'Être qui a précédé l'existence et donc celui qui confère l'être à toutes les entités de la création. En même temps il est le "Commandement de Dieu" (Amr Allah), c'est-à-dire l'expression de la Volonté divine et le transmetteur de ses desseins, car le Commandement de Dieu vise à établir un ordre dans le cosmos qui fait que l'univers est l'expression de cette Volonté divine.


XIII.2. Le concept baha'i d'émanation

Dans les Leçons de Saint Jean d'Acre, 'Abdu'l-Baha a développé sur l'Esprit-saint certaines idées qui reprennent les termes employés par Baha'u'llah. Il déclare: "l'Esprit-saint, c'est la bonté de Dieu (Fayd-i-ilahi) et les rayons lumineux qui émanent des Manifestations..." (353)

Nous rapportons ici la traduction de Hyppolite Dreyfus qui est assez proche de la traduction anglaise de son épouse Laura Clifford Barney qui écrit elle-même: "The holy spirit is a divine bounty". Il faut ici s'interroger sur le sens du mot fayd (prononcé en persan "feiz") que Hyppolite Dreyfus traduit par "bonté" et Laura Barney par "bounty". Fayd a généralement le sens de "grâce", ce qui est assez proche de l'anglais "bounty" mais assez différent du français "bonté".
Faut-il donc comprendre que la phrase devrait être traduite par: "l'Esprit-saint est une grâce divine"? En apparence, la traduction de Taherzadeh du passage de la Tablette de Sagesse cité ci-dessus semble donner raison à cette hypothèse puisqu'on y lit: "Il est la grâce de Dieu qui embrasse toutes choses et de laquelle toutes grâces émanent". Ici le mot "fayd" est bien traduit par "grâce".
Il existe cependant une autre possibilité de traduction. En effet, si "grâce" est le sens courant du mot "fayd" en persan, il n'en va pas de même en arabe. La plupart des dictionnaires arabes ignorent "fayd" dans le sens de "grâce". Le mot vient de la racine FYD qui signifie "déborder", "inonder", "couler" et "émaner". "Fayd" en arabe véhicule l'idée d'abondance et de débordement, c'est pour cela que les premiers traducteurs arabes s'en sont servis pour traduire le grec "émanation" et le mot a toujours gardé ce sens dans la langue philosophique, sans doute sous une influence proclusienne qui doit remonter au Livre des Causes, car on sait que Proclus concevait la première émanation comme un débordement de l'Être hors de l'Un.
Ainsi nous pouvons traduire la phrase d''Abdu'l-Baha de la manière suivante: "l'Esprit-saint est une émanation de Dieu". Reconnaissons-le, la phrase ainsi traduite a un sens beaucoup plus limpide que si on utilise les mots "bonté" ou "grâce". De plus, cette traduction a l'avantage ainsi que nous allons le voir, de rester cohérente avec la suite du texte ainsi qu'avec l'ensemble de la philosophie de Baha'u'llah.

Mais si nous décidons de traduire "fayd" par "émanation", cela est également valable pour le passage déjà mentionné de la Tablette de la Sagesse: "Il est l'émanation la plus grande qui est la cause des autres émanations" (354). Bien sûr, ce n'est pas par une simple erreur que Taherzadeh ait traduit "fayd" par "grâce". Il s'est vraisemblablement appuyé sur des exemples de traductions de Shoghi Effendi qui considérait souvent qu'il n'était pas toujours nécessaire d'entrer dans toutes les subtilités du vocabulaire philosophique et qui a lui-même confessé l'impossibilité de rendre en anglais la richesse de la terminologie métaphysique de Baha'u'llah.
Néanmoins, conscient du problème, Taherzadeh a voulu corriger un glissement sémantique inévitable en réintroduisant le concept d'émanation sous une forme verbale. Il a traduit "toutes grâces émanent de lui" là où littéralement l'arabe dit seulement qu'il est "la cause" ('illa) des autres grâces.

L'idée que nous sommes bien en face du concept néoplatonicien d'émanation est confirmée lorsque nous lisons le texte suivant d''Abdu'l-Baha, car nous l'y voyons utiliser de manière frappante exactement les mêmes images que Plotin dans les Ennéades.
Après avoir établi que l'Esprit-saint est "une réalité intelligible" (355) (haqiqat-i-ma'qul), il écrit: "comme il est clair et prouvé que les réalités intellectuelles (intelligibles) n'entrent ni ne descendent, il est certain qu'il est absolument impossible que le Saint-Esprit puisse monter ou descendre, entrer ou sortir, se mélanger ou s'incarner. La seule chose possible est que, comme le soleil, il resplendisse dans le miroir".
La même image est employée dans un texte concernant la Trinité où il dit que la réalité divine est comme un soleil dont l'éclat se reflète dans le miroir pur et poli du Christ (356). Dans la même veine, 'Abdu'l-Baha déclare dans un autre texte: "De même qu'un saint miroir extrait la lumière du soleil et en transmet à d'autres la bonté (fayd; c'est-à-dire l'émanation), de même le Saint-Esprit est l'intermédiaire des lumières sacrées qui vient du Soleil de réalité et qu'il fait parvenir aux saintes réalités (les Manifestations divines)" (357).


XIII.3. La théologie spéculaire

Nous retrouvons ici les éléments de cette théologie spéculaire qui joue un si grand rôle dans les Écrits de Baha'u'llah. Dieu y est présenté comme un soleil dont émanent des rayons qui figurent l'Esprit-saint. Or, cette image de la lumière et du soleil est précisément celle dont Plotin s'est servi pour expliquer son concept d'émanation. On trouve le meilleur exemple dans la IVe Ennéade où Plotin veut expliquer comment il est possible que l'Âme soit partout présente dans l'univers tout en étant "indivisible et inétendue" et sans qu'elle soit un accident dans un corps. Plotin trouve la solution de ce problème en affirmant que la présence de l'Âme dans l'univers est semblable à la lumière qui rayonne d'une lampe ou aux rayons qui émanent du soleil. Il écrit: `

"De même, si on peut dire d'où vient la lumière du soleil, on en voit pas moins la même lumière en tous lieux et, elle ne se divise pas... Si le soleil, au lieu d'être un corps, était une puissance séparée du corps et produisait ainsi sa lumière, cette lumière n'aurait pas de point de départ; on ne pourrait dire d'où elle vient; il n'y aurait partout qu'une lumière unique sans commencement ni origine" (358).

Plotin utilise également l'image de la lampe:

"...prenons comme centre une petite masse lumineuse; plaçons autour d'elle un corps sphérique et transparent, de telle manière que la lumière se propage du centre à toute la sphère ...Le centre lumineux intérieur n'est aucunement affecté; mais bien qu'il reste immobile, il s'étend à toute la masse sphérique et la lumière qu'on voit briller en cette petite masse lumineuse occupe toute la masse de la sphère. Or, la lumière ne dérive pas de cette petite masse corporelle elle-même; cette masse possède la lumière non pas tant qu'elle est un corps, mais en tant qu'elle est un corps lumineux, grâce à une puissance différente d'une puissance matérielle" (359).

Sans doute, pour nous qui connaissons la nature de la lumière et son mode de propagation, le raisonnement de Plotin nous paraît bien alambiqué. Mais nous ne devons pas oublier qu'il expliquait alors un concept totalement nouveau et inédit pour son époque et donc difficile à appréhender pour ses lecteurs.
Mais si nous y regardons bien, les images qu'emploie Plotin ne sont pas différentes de celles d''Abdu'l-Baha. C'est donc bien le concept d'émanation que l'on retrouve dans l'un et l'autre texte. Le concept d'émanation est donc partie intégrante de cette théologie spéculaire dont nous parlions, mais il ne la résume pas entièrement. La théologie de Baha'u'llah est une théologie de la "spéculation", au sens littéral du mot, avant d'être une théologie de l'émanation.
Dans la pensée baha'ie la relation spéculaire complète l'émanation comme la procession dans le néoplatonisme qu'elle remplace. Il y aurait cependant un grave danger à confondre la relation spéculaire avec la procession plotinienne dont elle se distingue radicalement pour faire apparaître la notion de "manifestation" si fondamentale et si propre à la métaphysique baha'ie.

L'image du miroir et de la lumière qui s'y reflète est utilisée avec une grande abondance dans les Écrits baha'is et caractérise divers niveaux de relation. Le prophète est un miroir dans lequel se reflète "le soleil de Réalité", l'essence divine, ou l'Esprit-saint. L'âme de l'homme est un miroir qui reflète les mondes spirituels ou la Manifestation divine. Le coeur de l'homme est un miroir qui reflète les connaissances spirituelles ou les qualités spirituelles de l'âme dans son rapport avec le monde d'ici-bas.
Le monde physique lui-même est un miroir qui reflète les mondes spirituels et plus particulièrement les réalités spirituelles et intelligibles du Malakut. A voir la façon dont cette image est reprise dans de multiples circonstances, on serait tenté d'y voir un thème littéraire, une simple métaphore, un artifice de langage, une commodité de parole pour parler de quelque chose de vague autant qu'ineffable.
Ce serait cependant sous estimer la profondeur des Écrits de Baha'u'llah. Il existe une relation cachée entre tous ces miroirs. L'image du miroir intervient dans un contexte bien précis. Elle dépeint la relation qui existe entre deux réalités de niveau ontologique différent. Dieu et sa Manifestation sont de degrés ontologiques différents.
La Manifestation de Dieu et l'âme de l'homme sont de degrés ontologiques différents, et ainsi sont l'âme et le corps de l'homme, ou l'âme de l'homme et sa psyché (nafs). Nous avons déjà vu comment le caractère spéculaire de la relation entre l'âme et le corps permettait d'éviter tous les problèmes philosophiques découlant d'une "union substantielle" et le foisonnement d'essences enchevêtrées qui en résulte.


XIII.4. Emanation et Manifestation

Il existe donc une relation de complémentarité entre les concepts d'émanation et de manifestation. Emane de Dieu l'esprit qui porte en lui la capacité de manifester tous ses noms, attributs et qualités. Mais la création en elle-même n'est une émanation ni de Dieu, ni d'une hypostase intermédiaire, et c'est là une distinction fondamentale entre la pensée baha'ie et tout système néoplatonicien.
Cependant, bien que Dieu soit au-delà de tout rapport avec sa création, par l'émanation de l'Esprit-saint il se reflète (tajalli) dans la création. Ce reflet est totalement immatériel. Il est même au-delà de toute relation substantielle ou essentielle. 'Abdu'l-Baha compare cette relation à celle de l'artiste et de son tableau. Le tableau manifeste les qualités du peintre, il émane de lui. Mais jamais on ne pourra dire que l'esprit du peintre s'est incarné dans le tableau. Ce tableau peut représenter un paysage ou une nature morte. L'expression picturale nous communiquera quelque chose de l'état d'esprit de son auteur, mais en aucun cas elle ne nous renseignera sur son apparence véritable. De même demeure inconnaissable l'essence divine. Dans les Paroles du Paradis, Baha'u'llah écrit:

"... bien que Dieu soit incommensurablement exalté au-dessus de toutes choses, chaque être créé révèle cependant ses signes qui ne sont rien d'autre que l'émanation de lui et non son propre moi (360). Tous ses signes sont reflétés et peuvent être vus dans le Livre de l'existence, et les parchemins qui décrivent les formes et les structures (361) de l'univers sont en vérité un très grand livre.... Considères les rayons du soleil dont la lumière enveloppe le monde. Les rayons émanent de lui et révèlent sa nature (362) mais ne sont pas le soleil lui-même." (363)

Ainsi ce que manifeste des qualités qui ne lui sont pas intrinsèques. La Manifestation divine manifeste les qualités divines, cependant elle n'est pas la divinité. De même les qualités spirituelles de l'homme manifeste sa nature profonde. Mais la nature profonde de l'homme est de se dépouiller de ses qualités propres pour acquérir les qualités divines comme la barre de fer qui est plongée dans la forge du forgeron acquière les qualités du fer en devenant brûlante et en irradiant de la lumière comme le feu. Ces qualités ne sont pas intrinsèques au fer, ce qui est intrinsèque à la nature du fer, c'est d'acquérir les qualités du fer, car si on plonge un morceau de bois dans la forge, loin d'acquérir les qualités du feu il se consumera et sera détruit. La forge, c'est le contact de l'homme avec la Manifestation divine; le feu, ce sont les qualités spirituelles qu'il acquière à son contact et qu'il devient capable de manifester (zahir karban).


XIII.5. Fonction du concept d'émanation

La principale caractéristique de la métaphysique de Baha'u'llah, commune à la majorité des métaphysiques persanes qui l'ont précédée, c'est d'être une philosophie de l'émanation. Mais le concept d'émanation a-t-il chez Baha'u'llah le même rôle et la même fonction que dans les autres systèmes? Nous pensons que non et les différences constatées sont à la fois négatives et positives.

Si la métaphysique de Baha'u'llah est une métaphysique de l'émanation, elle ne met en jeu ni le concept de procession ni le concept d'hypostase. Baha'u'llah est à dix mille lieux de l'onto-cosmologie d'Avicenne qu'il considère comme pure fantaisie. Baha'u'llah rompt le fil qui pendant dix siècles lia la métaphysique à la cosmologie. Il replace les problèmes ontologiques dans leur contexte, c'est-à-dire dans un domaine qui est celui de la pensée pure totalement distincte de la cosmogonie.
L'ontologie n'est qu'une des manières de voir l'univers. Elle est nécessaire, car elle seule peut permettre à l'esprit humain d'appréhender les problèmes des réalités situées au-delà du monde sensible. Mais elle constitue une rationalisation de ce qui est difficilement rationalisable. En ce sens elle ne peut être qu'une description partielle de la réalité ultime de l'univers.
Ainsi, les questions ontologiques ont pour Baha'u'llah un sens très relatif, comme il l'affirme dans les Sept Vallées en disant que la distinction entre les mondes divins tient aux différences de condition de l'observateur, ou bien lorsqu'il dit dans la Tablette de la Sagesse que la réponse affirmative ou négative à la question de savoir si l'univers a eu ou non un commencement dépend avant tout de la perspective dans laquelle on se place.

A la différence donc de tous les systèmes qui ont été construits à partir des Ennéades de Plotin, la métaphysique baha'ie sépare les questions ontologiques des questions cosmologiques et rejette l'idée de procession. Mais on pourrait encore se demander si l'Esprit-saint, en tant que volonté première ne constitue pas en soi une hypostase. Et là nous voyons apparaître la troisième distinction radicale entre les conceptions baha'ies et néoplatoniciennes de l'émanation.


XIII.6. La réfutation du système des hypostases

Si Plotin a érigé la première entité émanant de l'Un comme une hypostase, et fait de même avec l'Âme, c'est qu'il ne pouvait concevoir que l'Un ait un quelconque rapport avec le monde sensible. Cela heurtait de front aussi bien les dogmes de la philosophie hellénique que plus tard ceux du judaïsme, du christianisme et de l'Islam. Si bien que, comme nous l'avons vu, c'est sur ce point que porte les principales adaptations qui permirent de transposer le néoplatonisme dans la théologie du christianisme et de l'Islam. Néanmoins, le statut de l'Intellect dans les écrits des néoplatoniciens musulmans est très différent du statut de l'Esprit-saint dans les écrits de Baha'u'llah.

Pour Baha'u'llah, l'Esprit-saint n'est pas une entité séparée de Dieu. Si l'Esprit-saint est l'agent de la création, il l'est comme l'outil est l'agent de l'artisan. Dire que c'est l'Esprit-saint qui a créée l'univers ne veut pas dire qu'il en soit l'origine. L'Esprit-saint n'a pas le statut d'hypostase. Les néoplatoniciens hypostasient l'Intellect ou l'Âme pour en faire des Êtres autonomes dotés d'une volonté propre. Mais si Baha'u'llah reprend les mêmes images que celles développées par Plotin, pour parler de l'émanation, c'est dans un sens tout opposé.
Pour Plotin, il s'agit d'expliquer comment le semblable peut engendrer le dissemblable, tout en laissant trace de sa ressemblance; car la chaleur n'est pas le feu, même si elle lui ressemble. En même temps, il s'agit de montrer que la réitération de l'émanation ne peut conduire qu'à une dégradation de l'Être, tout en expliquant comment chaque degré de l'Être peut être indépendant de l'Un.
Pour Baha'u'llah, il s'agit au contraire de montrer la dépendance. L'Esprit-saint n'a aucune existence indépendante de Dieu, pas plus que la lumière n'a d'existence indépendante de la lampe. L'Esprit-saint n'est rien d'autre que l'expression de la Volonté divine.


XIII.7. Le Verbe divin comme cause ontologique

Cependant, lorsque Baha'u'llah dit que l'Esprit-saint est "la cause de la création toute entière", il ne parle pas de la cause matérielle mais de la cause ontologique. D'un côté, Baha'u'llah affirme la continuité entre l'univers spirituel et l'univers physique, puisqu'il dit bien que le Verbe divin est une émanation qui est la cause (ontologique) de toutes les autres émanations (364). Il dit même que le Verbe divin n'est "rien d'autre que le Commandement de Dieu", de même qu'il dit que la Nature (tabi'a); c'est-à-dire le monde physique et sensible est "en son essence l'incarnation de mon Nom" et "la volonté de Dieu". (365)

Cette distinction entre la cause ontologique et la cause physique est clairement établie par Baha'u'llah puisqu'il dit que dans un sens, et c'est ce sens que nous interprétons comme ontologique, l'univers est éternel; il dit alors qu'il s'agit du "commencement qui n'a pas de commencement en-dehors du fait qu'il est précédé par une premièreté (ar: awwaliyya; trad. angl. firstness) qui ne peut pas être considérée comme une premièreté, et il a été engendré par une cause inscrutable même pour les hommes de science". (366) Cette cause ontologique ici décrite comme "une premièreté qui ne peut être considérée comme une premièreté", sans doute parce qu'on se situe ici dans l'Aïon en-dehors du temps, est distinct de la cause physique, puisque Baha'u'llah dit un peu plus loin que l'univers a été créée par deux forces, l'une active et l'autre réceptive:

"Ce qui existe et a existé auparavant, mais pas dans la forme où tu le vois aujourd'hui. Le monde de l'existence (367) est venu à l'être par la chaleur qui a été générée entre une force active (al-fa'il) et ce qui est son agent récepteur (al-munfa'il) (368). Ces deux agents sont identiques (369) et néanmoins différents" (370).

Ce texte fait immédiatement penser au Big Bang de l'astrophysique moderne. On sait effectivement que l'univers est né d'une grande concentration d'énergie qui dans un espace réduit d'une taille inconcevable à l'esprit humain concentrait toute la matière-énergie de l'univers.
L'entrée en expansion de cette singularité de grandeur infinie généra effectivement une chaleur de plus de cent milliards degrés centigrade, telle que dans les premières secondes de l'univers, l'énergie ne pouvait exister que sous la forme de photons, et qu'à ce moment les quatre forces fondamentales de l'univers, les forces électromagnétiques, interactives faibles, interactives fortes et gravitationnelles, ne formaient qu'une seule et même force (371).
Sur ce point le texte de Baha'u'llah est remarquable de précision car s'il suppose deux agents à l'origine de l'univers, l'un est qualifié de "force active" (fa'il), mais l'autre agent n'est pas décrit comme une force passive, mais plutôt comme le receveur de l'action se situant donc sur un plan ontologique et physique différent.

Cependant, un détail qui a échappé jusqu'à présent à l'attention des commentateurs se trouve dans la dernière phrase du passage: "ces deux agents sont identiques et néanmoins différents". Le texte arabe dit littéralement, et il faut remonter plus haut pour le comprendre: "Ce qui est venu à l'être (takwana) par la chaleur générée par la rencontre (imtizaj) d'une force active (al-fa'il) et son agent récepteur (al-munfa'il) qui est le Même que lui ('aynuhu) et Autre que lui (ghayruhu)".
Ce qui est Même et Autre s'applique à munfa'il puisque le pronom relatif (hu) est singulier, ce qui signifie que ce munfa'il est à la fois le même que la force active, le fa'il, et néanmoins différent. Il apparaît très probable que Baha'u'llah fasse ici allusion à la théorie du Même ('ayn) et de l'Autre (ghayr)de Platon, car nous sommes bien en présence des termes en usage dans la tradition platonicienne arabe.
On pourrait également y voir un principe de rétroaction. La première force a rétroagi sur elle-même. C'est cette rétroaction qui a produit dans la création le premier élément de différenciation qui est à l'origine de l'univers.

Nous voyons ici comment Baha'u'llah peut utiliser un langage ancien dans un contexte totalement nouveau pour lui donner un sens élargi. D'un côté, il s'exprime de manière totalement nouvelle sur la façon dont l'univers est apparu et nous en donne une description qui ressemble de manière frappante à celle de la physique moderne. De l'autre côté il souligne que cette manière de voir a une parenté avec les conceptions de Platon sur le mélange du Même et de l'Autre, car s'il reprend l'expression, c'est bien pour lui donner un sens élargi conforme à ce qu'il vient de dire de la force active et de son objet.


XIII.8. Le Monde de l'Aïon

Tout cela tend donc à montrer que Baha'u'llah distingue la création de l'univers dans le temps, et dans ce sens seulement il est possible de dire que l'univers a eu un commencement dans le temps, de la création dans l'Aïon (dahr), où le concept de temps n'a plus de place et où la notion d'antériorité ne peut être saisie que dans une chaîne de causalité ontologique. Le monde de l'Aïon (dahr) se situe donc en-dehors de l'espace et du temps, c'est-à-dire au plan du Malakut, au sens où ce mot englobe la totalité du monde spirituel et intelligible.
Le monde de l'Aïon est un plan purement ontologique où les êtres ne peuvent être saisis que dans leur rapport avec la cause première. L'Aïon est donc différent de l'éternité divine, où non seulement les concepts d'espace et de temps n'existent pas, mais où disparaîssent également ceux de causalité, d'antériorité, et de "premièreté" (awwaliyya).

Ce monde de l'Aïon peut être également une allusion à cette réalité en soi qui est au-delà du monde phénoménal, mais dont les phénomènes physiques manifestent l'existence. Le point de coalescence (taqyid) des réalités spirituelles et la jonction du Malakut avec le monde physique doit se trouver dans le monde de l'Aïon qui est un monde de la durée en dehors du temps chronologique. On peut donc en inférer que probablement l'Aïon est le temps propre au Monde imaginal.

Mais comment passe-t-on du monde spirituel au monde sensible? Remarquons que si Baha'u'llah nous dit que le monde divin est la cause de la création, il ne dit pas comment le passage s'effectue de l'émanation de l'Esprit-saint aux autres réalités. Faut-il imaginer que selon un schéma platonicien une seconde émanation parte de l'Esprit-saint? Nulle part Baha'u'llah ne l'affirme, et il décourage même plutôt toutes spéculations sur ce sujet, en affirmant que la cause d'apparition de l'univers est inscrutable à l'homme.
Il dit pourtant que l'Esprit-saint "est la grâce de laquelle émane toutes les autres grâces" ce que nous traduisons littéralement par "l'émanation première qui est la cause des autres émanations". La phrase est ainsi tournée qu'on peut aussi bien comprendre que les autres émanations émanent du Verbe divin ou qu'elles émanent de Dieu. Nulle part la question ne semble tranchée nettement. Néanmoins, après une longue étude de la métaphysique de Baha'u'llah, nous penchons pour la seconde solution: l'Esprit-saint est la première émanation et la cause ontologique de la création, mais l'univers émane directement de Dieu.


XIII.9. La théologie spéculaire et le Verbe divin

Cependant, comment maintenir une telle solution sans ruiner tout ce que nous avons dit précédemment et quel rôle alors réserver à l'Esprit-saint? C'est ici qu'intervient la théologie spéculaire. L'Esprit-saint est la lumière qui illumine toutes les réalités spirituelles et physiques, intelligibles et sensibles; celui qui leur donne vie. Car Baha'u'llah ne cesse d'affirmer que les réalités sont des miroirs dont la fonction est de refléter le Verbe divin. Ainsi écrit-il dans l'une de ses tablettes:

Tout ce qui est dans les cieux et sur la terre porte en soi la preuve directe des Attributs et des Noms de Dieu (372), puisqu'en tout atome sont enchassés des signes qui portent de la révélation de cette grande lumière un éloquent témoignage. Il me paraît même que, sans la puissance de cette révélation, aucun être ne pourrait exister. Combien resplendissantes sont les lumières de connaissance qui brillent dans un atome, et combien vastes les océans de sagesse qui s'enflent et s'agitent dans une goutte d'eau ! (373)

Nous comprenons maintenant pourquoi le Verbe divin ne peut être une hypostase; son rôle ne peut être limité à une seule sphère ontologique. Il rayonne sur toutes les sphères de l'Être, sur tous ses modes et sur tous les mondes. Il assure le lien étroit entre la Manifestation universelle (le Jabarut comme Monde de la Manifestation) et l'Essence divine (Lahut), puis entre la Manifestation universelle et les Manifestations individuelles, c'est-à-dire les prophètes considérés dans leur réalité "malakutienne". Le Verbe divin descend tous les degrés de l'Être depuis le monde de la Manifestation jusqu'au monde de Nasut et de Mulk. Ainsi il est la cause première de la création.

Là encore, la théologie spéculaire de Baha'u'llah, même si elle reprend une partie du vocabulaire des Ishraqiyyun, n'a rien à voir avec leur théosophie illuminative. Encore une fois il faut savoir dépasser l'apparence des mots pour dégager le sens nouveau que Baha'u'llah donne aux concepts.

Nous venons de voir que le concept d'émanation est chez Baha'u'llah totalement renouvelé, mais les différences entre la pensée de Baha'u'llah et les principales écoles philosophiques de son temps ne s'arrêtent pas là. Baha'u'llah ne donne aucune place au non-être dans sa métaphysique. Il ne fait aucune distinction entre la forme et la matière et il rejette tout le vieil appareil scolastique hérité de l'aristotélisme avicennien.

Il ne semble pas qu'on puisse trouver chez Baha'u'llah de conception de l'unité de l'Etre. Pour les néoplatoniciens, l'Un est l'Être et c'est de lui qu'émane l'Être absolu qui se fragmente dans tous les existants. L'Être est donc divin. Dans la pensée de Baha'u'llah le mode d'être de l'Essence divine est complètement différent du mode d'être des autres réalités. Et l'Être est toujours l'Être. En descendant les différents degrés de la création, il ne subit aucun affaiblissement; seul diffère son mode de manifestation. L'Être est en quelque sorte l'attribut essentiel de l'Esprit-saint , mais il n'a pas d'existence en-dehors de lui. L'Être est une notion avant tout conceptuelle.



Notes

(348) Tablets of Baha'u'llah, p. 140.

(349) Nous préférerions traduire "l'émanation de Dieu".

(350) Même remarque qu'à la note précédente.

(351) Tablets of Baha'u'llah, pp. 140-141;

(352) En arabe: "wa huwa al-kawnu 'l-muqadasu 'amma kana wa ma yakun"; cf. Majmu'iy-i matbu'iy-i alwah-i mubarakih, p. 41. Il est difficile de déterminer si kawn doit être traduit par "être" ou par "étant". Certain pouraient être tenté de voir dans ce kawn l'esse de la métaphysique occidentale. Les deux lectures semble possibles sur un plan purement sémentique, mais voir dans ce Kawn l'Esse de la tradition métaphysique ne nous semble pas conforme à la pensée de Baha'u'llah.

(353) Leçons, p. 122.

(354) En arabe: "wa huwa al-faydu al-a'zamu 'ladhi kana 'illata'l-fuyudat", cf. Majmu'ih, p. 41.

(355) Le texte dit "intellectuelle". C'est nous qui corrigeons "intellectuelle" en "intelligible" pour respecter la terminologie philosophique en usage.

(356) Leçons, ch. XXVI. p. 128.

(357) Ibid. p.

(358) Ennéades, VI. 4., pp. 185-186.

(359) EnnéadesVI, 4. p.185

(360) Le texte persan dit simplement: Dar kull ayyat-i-u zahir. Ayyat az u, na u. C'est-à-dire littéralement "Dans tout se manifestent ses signes. Les signes sont de lui (proviennent de lui), mais ne sont pas lui.

(361) Un seul mot en persan naqsh c'est-à-dire "apparence", "plan", "structure". Il ne s'agit bien entendu pas de la forme au sens aristotélicien.

(362) Littéralement: "Considère le rayonnement (tajaliyyat) du soleil. Ses rayons enveloppent le monde, néanmoins le rayonnement (vient) de lui et le manifeste (zuhur-i-u'st) par son moi (nafs) propre sans être son moi lui-même".

(363) Tablets of Baha'u'llah, pp. 60-61. et Majmu'iy-i-Ishraqat, p. 116.

(364) Tablets of Baha'u'llah p. 141

(365) ibid p. 142 La traduction anglaise dit:"Nature in its essence is the embodiment of my name". Voir chapitre précédent la section sur la théologie des noms.

(366) Tablets p. 140 et Majmu'ih,p. 40.

(367) Baha'u'llah dit simplement "wa ma kana", c'est-à-dire "et ce qui est". Il faut peut-être établir une distinction entre l'existence au sens de wujud qui peut englober les modes d'existence intelligible, et l'être sensible qui implique un concept moins large.

(368) traduit en anglais par the recipient

(369) En arabe: lathi huwa 'aynuhu wa ghayruhu

(370) Tablets p. 140, et Majmu'ih p. 40-41

(371) cf Stefen Weinberg, Les trois premières minutes de l'univers, Paris, 1980, p. 15 et suivantes

(372) Nous voyons ici apparaître la liaison très forte qui existe entre la théologie spéculaire de Baha'u'llah et la théologie des Noms divins.

(373) E.E.B., n° XC, p. 164.

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