Archéologie du royaume de dieu
Par Jean-Marc Lepain


Chapitre précédent Chapitre précédent Retour au sommaire Chapitre suivant Chapitre suivant


Chapitre XIV. Le Monde de la Manifestation

Le concept de "Manifestation divine", lié à celui de "Monde de la Manifestation", est peut-être le concept le plus caractéristique de la métaphysique baha'ie et celui qui la différencie le plus de toutes les grandes métaphysiques monothéistes. Aussi, avant d'étudier ce qu'est le Monde de la Manifestation, il nous faut préalablement analyser le concept de "Manifestation divine".

XIV.1. La Manifestation divine comme miroir de l'essence de Dieu

Le concept de "manifestation" vise à résoudre le problème fondamental en théologie du rapport entre Dieu et son porte-parole terrestre, qu'il soit avatar, incarnation ou prophète. Deux voies naturelles s'ouvrent pour résoudre ce problème: ou bien affirmer comme dans le Christianisme, leur identité, ou bien dire, comme dans l'Islam, que le prophète est "homme comme les autres hommes", simple transmetteur de la Révélation divine.
Entre ces deux voies, la Foi baha'ie tient une position totalement originale qui, cependant, n'est pas sans analogie avec la théologie incarnationiste chrétienne dans les solutions qu'elle apporte à ce vieux problème, tout en en évitant les apories. D'un côté, Baha'u'llah affirme avec force que l'essence divine ne saurait s'incarner, de l'autre, il affirme avec la même force la divinité de son porte-parole terrestre.

Baha'u'llah résoud le problème de la relation entre Dieu et son porte-parole humain dans le cadre de ce que nous avons appelé sa "théologie spéculaire", c'est-à-dire cette science catroptique qui explique la création comme l'effet d'une théophanie (tajalli) des Noms divins dans les miroirs des différents mondes spirituels et matériels.
Cette relation catroptique entre Dieu et sa Manifestation est d'ailleurs le seul domaine où nous pensons pouvoir légitimement faire usage du mot "théologie" car, on l'aura compris, dans la Foi baha'ie, un discours sur Dieu, ou une "science de Dieu", est totalement inconcevable, car Dieu est "l'Inconnaissable absolu" (Majhul al-mutlaq). Nous ne connaissons Dieu qu'au travers de la manifestation de ses Noms et Attributs dans le miroir de sa création.
Même un discours sur ces Noms et Attributs est impossible dans la mesure où eux-mêmes procèdent d'une illusion anthropique qui nous fait voir comme multiple ce qui est fondamentalement un. Le mot théologie ne peut donc être utilisé que dans le cadre de cette métaphysique spéculaire pour expliquer la relation entre Dieu et son premier Miroir, la Manifestation universelle. Baha'u'llah écrit dans une de ses Tablettes:

"La porte de toute connaissance de l'Ancien des Jours se trouvant ainsi fermée à la face de tous les êtres... Celui qui est la source de grâce infinie a fait surgir du royaume de l'esprit, sous la forme du temple humain, ces Gemmes lumineuses de Sainteté, et Il les a manifestées aux hommes, pour qu'elles puissent communiquer au monde les mystères de l'Etre immuable et lui expliquer les subtilités de Son impérissable Essence" (427).

Les Manifestations divines sont donc de purs miroirs qui ont la pleine capacité de refléter "le soleil de Réalité" (Shams-i haqiqat), et c'est seulement à travers eux qu'on peut percevoir la lumière divine. De cette relation spéculaire très simple découlent au moins trois principes. Le premier c'est que la véritable compréhension de l'unicité de Dieu revient à affirmer l'unicité de Dieu et de sa Manifestation. Le second principe découle du premier et consiste à affirmer que les Manifestations divines ne forment qu'une seule et même personne. Le troisième principe, enfin, est appelé par les baha'is "Principes de la Révélation progressive". Il signifie que les Manifestations divines ne donnent aux hommes qu'un enseignement relatif et progressif adapté à leur compréhension et aux conditions sociales, historiques et culturelles du lieu et de l'époque dans lesquelles elles se manifestent.


XIV.2. La véritable unicité divine

Le concept d'unicité (tawhid), on le sait, est le concept central de la théologie musulmane. Il consiste à affirmer que Dieu est unique, incréé et inaccessible et qu'il n'a ni associé, ni partenaire (sharik), et que rien ne vient limiter sa toute-puissance. Cette théologie vise à établir en premier lieu la transcendance divine par réaction contre le polythéisme sémite. Cependant, tout comme la théologie incarnationiste chrétienne, cette théologie se trouve rapidement face à des apories difficiles à résoudre: comment réconcilier par exemple cette affirmation de l'unicité divine absolue avec la théologie des attributs divins contenue dans le Coran.
Les attributs ne deviennent-ils pas des associés de l'essence divine. Face à ces problèmes les mutazélites n'hésiteront pas à nier la réalité existentielle des attributs divins pour en faire de pures distinctions de pensée. La pensée baha'ie, quant à elle, résoud très simplement ces problèmes dans le cadre de sa théologie spéculaire. Cependant cela la conduit tout droit à affirmer l'unicité de Dieu et de sa Manifestation, ou plutôt leur non-séparabilité.

Baha'u'llah écrit: "La croyance en l'unité de Dieu (tawhid) consiste essentiellement à tenir pour une seule et même entité celui qui est la Manifestation (mazhar) de Dieu et Celui qui est l'invisible, l'inaccessible et l'inconnaissable essence". (428)

Les Manifestations divines n'ont donc qu'une volonté qui est la volonté divine. Tout ce qui émane d'elles émane de Dieu. Leur parole est la parole de Dieu. Leur moi propre est totalement anéanti pour laisser la place au moi divin (nafs-i-rahmani). Ainsi que l'écrit Baha'u'llah:

"Celui qui est la source de grâce infinie a fait surgir du Royaume de l'esprit, sous la forme du temple humain, ces Gemmes lumineuses de sainteté, et Il les a manifestées aux hommes, pour qu'elles puissent communiquer au monde les mystères de l'Être immuable et lui expliquer les subtilités de son impérissable essence. Ces purs miroirs, ces aurores de l'Ancienne Gloire sont, tous sans exception, les représentants sur la terre de celui qui est l'Orbe central de lumière qui en représente l'essence et la fin dernière. De Lui procèdent leur science et leur puissance; de Lui dérivent leur souveraineté...Ces Tabernacles de sainteté, ces Miroirs premiers qui reflètent la lumière d'Impérissable Gloire ne sont que des expressions de Celui qui est l'Invisible des invisibles" (429)

Cette situation illustre très bien cette théologie spéculaire dont nous parlions car nous y voyons qualifier la Manifestation divine de "Miroir premier". C'est donc de son rayonnement, qui est en fait une émanation du Verbe divin, que dépend l'existence du monde de la création.

Cette théologie spéculaire a été source de beaucoup d'incompréhension dans le monde musulman habitué à considérer le prophète seulement comme un homme jouissant en plus d'une élection divine. Les clercs musulmans ont accusé Baha'u'llah d'avoir enseigné qu'il était Dieu lui-même, ou que Dieu s'est incarné en lui (430) ,ce qui est une absurdité.

Baha'u'llah affirme que les Manifestations divines conservent leur rang humain, mais à celui-ci se superpose l'Esprit prophétique qui leur confère "la Divinité, l'Unité suprême et l'Essence intime" (431). Et il ajoute: "Leur apparition manifeste la Révélation de Dieu, leur visage révèle sa beauté" (432).

Ainsi les Manifestations divines ont deux aspects, "celui de la distinction et de la différenciation" et celui de "l'Unité suprême". Sous le premier aspect on voit que ces Manifestations ont "des limites temporelles, des caractéristiques particulières et des degrés divers", qui correspondent à leur rang humain, dans lequel on peut constater "qu'elles manifestent une absolue certitude, un entier dénuement, un complet effacement de soi. Ainsi qu'il est dit: "Je suis le serviteur de Dieu. Je ne suis qu'un homme comme vous".
La station de la distinction est donc aussi celle de la servitude ('ubudiyya) que le prophète partage avec toutes les créatures. Cependant, dans le rang de "l'Unité suprême", le prophète ne manifeste plus la station de la servitude suprême ('ubudiyya) mais celle de la divinité (uluwiyya). Comme l'écrit Baha'u'llah:

"Si quelqu'une de ces Manifestations de Dieu embrassant toutes choses venaient à déclarer: "Je suis Dieu", elle dirait sans doute la vérité. Car il a été démontré à plusieurs reprises que par leur révélation, leurs attributs et leurs noms, c'est la révélation même de Dieu, ses Noms et ses attributs qui sont manifestés au monde (433)."


XIV.3. L'Alpha et l'Omega

L'unité de la Manifestation divine avec l'essence de Dieu suppose une unité seconde qui est celle de toutes les Manifestations divines entre elles. Toutes sont les manifestations du même esprit (nafs-i-rahmani), toutes reflètent la même lumière et démontrent les mêmes qualités.
Ainsi que l'écrit Baha'u'llah: "ces oiseaux du Trône céleste ne font qu'une seule et même personne" (434). Car chaque manifestation individuelle n'est que la manifestation particulière de la Manifestation universelle (mazhar-i-kull) qui est le degré de l'union absolue où elle ne forme qu'une seule et même réalité avec l'essence divine.
Ainsi que Baha'u'llah le dit un peu plus loin: "ils ne font qu'une seule personne, une seule âme, un seul esprit, un seul être, une seule révélation. Ils sont tous la manifestation du "Commencement et de la fin", du "Premier" et du "Dernier", du "Visible et de "l'Invisible" (435).
C'est pour exprimer cette même vérité que Jésus a dit : "Je suis l'alpha et l'omega" et Muhammad a déclaré: "Je suis le premier et le dernier des prophètes".

De ce point de vue, chaque prophète peut être considéré comme le retour du précédent, car il manifeste les mêmes qualités . Baha'u'llah utilise l'image du soleil. Le soleil se lève et se couche chaque jour. Chaque lever et chaque coucher représentent une dispensation, et cependant c'est le même coucher que la veille. Pourtant les peuples restent tournés vers l'occident où ils ont perçu les dernières lueurs du couchant sans voir la lumière aurorale qui se lève à l'orient.
Dans une autre image, Baha'u'llah compare la station de la différenciation à la lampe et la station de l'unité à la lumière. Certains, au lieu d'adorer la lumière, adorent la lampe, c'est pourquoi lorsque la même lumière paraît dans une lampe différente, ils ne la reconnaissent pas parce qu'ils ne connaissent que la lampe et ne voient que l'apparence extérieure de la forme sans discerner la réalité intérieure de la lumière.


XIV.4. La révélation progressive

De l'unité de Dieu et de l'unité de ses Manifestations découlent un troisième principe qu'on pourrait appeler l'unité de la révélation, mais que les baha'is préfèrent appeler "principe de la révélation progressive". Ce principe est sans doute l'élément le plus original de la pensée de Baha'u'llah, car il sort du domaine de la métaphysique pour déboucher sur une théorie de l'évolution des civilisations et une philosophie de l'histoire en général.

L'idée centrale de tout le concept de révélation progressive est que l'homme n'a qu'une connaissance relative de la vérité religieuse. Dieu, d'âge en âge, envoie aux hommes des éducateurs divins, des prophètes, des avatars ou des Manifestations, selon la terminologie qu'on voudra adopter, qui donnent aux hommes un enseignement religieux correspondant aux capacités de compréhension d'une époque, déterminée par les conditions spirituelles, sociales et historiques d'une culture donnée.

Cet enseignement religieux est composé de deux parties. D'une part, on trouve un enseignement spirituel qui est éternel, mais qui doit cependant s'adapter aux capacités de compréhension de l'homme en fonction d'une culture et d'une époque données. Cet enseignement s'adapte donc aux exigences du temps et du lieu. De l'autre, on trouve des lois sociales qui changent dans le temps pour mieux s'adapter aux conditions historiques et sociales et qui visent à porter remède à des problèmes de nature essentiellement sociale. Tels sont, par exemple, les lois sur le mariage et le divorce, l'héritage ou l'abstinence de certaines nourritures.

Ainsi s'expliquent les différences entre les religions. Mais jamais ces différences ne sont fondamentales, car le message spirituel est un. C'est toujours un message d'amour qui vise à établir la paix et la concorde sur terre et à faire découvrir à l'homme sa véritable nature spirituelle.

Cependant, Baha'u'llah va plus loin. Il lie le processus continu de la Révélation à celui de la civilisation. Si la nature de l'homme est spirituelle, la civilisation doit aussi devenir spirituelle. Ainsi s'opposent la civilisation spirituelle à la civilisation matérielle. Les Révélations divines sont toutes fondatrices de civilisation, car une civilisation se définit avant tout par un système de valeurs. On parle de civilisation hindoue, de civilisation chrétienne, de civilisation musulmane, mais on ne connait pas de civilisation athée. Toutes les civilisations sont nées dans le sacré et ont à leur origine une étincelle spirituelle, aussi faible soit-elle.

Le processus de la civilisation est un processus quasi biologique. Au moment où paraît une nouvelle révélation commence, après un temps de gestation plus ou moins long, à apparaître les signes d'une nouvelle civilisation fondée sur de nouvelles valeurs spirituelles. Le dynamisme de la nouvelle civilisation est fondée sur la pertinence de la nouvelle révélation et de ses enseignements qui permettent de guérir des maux sociaux jusque-là incurables. Puis la civilisation s'essouffle. Au moment où elle atteint son apogée une nouvelle problématique sociale apparaît avec de nombreux maux pour lesquels la religion n'a plus de réponse. Le dogmatisme remplace les enseignements spirituels, les théologiens obscursissent les vérités fondamentales, les prêtres corrompent l'institution religieuse, et ainsi la religion et la civilisation se trouvent dans un processus de déclin inexorable jusqu'à ce qu'apparaîsse une nouvelle Révélation qui relance le processus.

Le Livre de la révélation et les cycles de la civilisation humaine sont étroitement liés. Or, enseigne Baha'u'llah, il existe un principe directeur qui lie toutes les révélations entre elles. Ce principe directeur est celui de l'Unité. Chaque révélation a cherché à construire une unité sociale plus vaste. Il y a eu un temps où les prophètes ne s'adressaient qu'à une tribu comme les prophètes juifs ou à un peuple donné comme Zoroastre ou Krishna..
Quand Jésus est venu, il a prêché une religion qui s'adressait à des peuples multiples, à une époque où le système politique dominant était soit celui de la cité-État, soit celui de l'empire romain fondé sur l'unité de culture.
Avec l'Islam est apparu le premier État-nation fondé sur une identité religieuse permettant d'englober des peuples très divers et aspirant à l'universalité. La religion a donc influencé le processus de civilisation en transcendant les particularismes pour créer une identité sociale de plus en plus universelle.
Mais ce processus, nous dit Baha'u'llah, ne doit pas s'arrêter là. L'humanité est placée à un nouveau tournant de son histoire. Les dangers qui la menacent sont si grands qu'elle peut être entraînée vers sa propre destruction. C'est pourquoi se fait sentir le besoin d'une nouvelle Révélation qui établira de nouvelles valeurs spirituelles sur les bases desquelles on pourra construire la première civilisation universelle de l'humanité. Cette civilisation fondée sur l'unification des structures politiques et sociales au niveau planétaire est le seul moyen de bannir la guerre, grâce à un système de sécurité collective gouverné par un parlement mondial, et ainsi d'établir la paix dont les prophètes comme Isaïe ou Jésus n'ont jamais cessé de nous donner la vision.

On voit donc que la prophétologie de Baha'u'llah débouche sur une philosophie de l'histoire déjà fort complexe et est en liaison directe avec sa pensée politique.


XIV.5. La Révélation progressive et l'herméneutique axiologique

Le concept de "Révélation progressive" aboutit à une quatrième forme d'herméneutique que nous appelerons "herméneutique axiologique". L'enseignement des Manifestations divines a pour but de faire découvrir progressivement à l'homme le monde des valeurs spirituelles qui ne sont rien d'autre que l'ensemble des lois qui gouvernent l'univers.
Ces valeurs, ou lois, existent dans la sphère propre à chaque monde spirituel. En descendant la hiérarchie des mondes divins, elles prennent à chaque fois une forme adaptée à ces mondes. Le rôle de la Manifestation est de traduire ces valeurs transcendantes dans un langage accessible à l'entendement humain. Baha'u'llah résoud ici une des difficultés inhérentes à tout système philosophique fondé sur une transcendance: comment affirmer d'une part la transcendance des valeurs spirituelles et d'autre part la liberté de l'homme.
Le concept de "Révélation progressive" explique comment d'un côté existent des valeurs transcendantes et absolues, et d'autre part pourquoi l'homme n'en a qu'une connaissance relative. Il y a ici une historicisation de l'éthique et même de la compréhension spirituelle. La découverte progressive et relative de ce monde des valeurs spirituelles constitue ce que nous appelons une herméneutique axiologique.
Le rôle de l'herméneutique axiologique va bien au-delà des problèmes de valeurs. Il fournit la clef d'une philosophie de l'histoire qui seule peut donner un sens à une herméneutique universelle. L'herméneutique historiciste de Boeckh (436) et de Droysen (437) est ce qui a été le plus critiqué par l'herméneutique moderne, en particulier par Gadamer, parce qu'elle sous-entend un sens à l'histoire.
Or, si l'herméneutique historiciste proclame la relativité des valeurs éthiques et sociales, elle doit appliquer cette relativité aux propres points de vue de l'historien et de l'herméneute; à moins de supposer que ceux-ci viennent justement de découvrir le principe universel qui donne la clef définitive du devenir humain, comme l'ont fait le hégélianisme et le marxisme. C'est ce même reproche qui a été adressé à la philosophie baha'ie.
Ce que sous-entend Baha'u'llah avec le principe de la Révélation progressive, c'est qu'il existe pour certaines époques de l'histoire, celles où est révélé un nouveau message religieux, un principe de légitimation qui leur permet d'affirmer que relativement le sens de l'histoire qui est proclamé est supérieur et permet une ré-interprétation de l'histoire universelle en fonction d'une nouvelle compréhension de la destinée spirituelle de l'homme.
Le principe téléologique de cette herméneutique axiologique réside dans le fait que le sens de l'histoire s'accomplit dans la découverte par l'homme de son humanité. L'humanité de l'homme étant sa nature spirituelle qui s'accomplit progressivement par la découverte et l'intériorisation des valeurs spirituelles qui deviennent le seul véritable progrès de l'homme. La volonté de donner un sens à la destinée humaine, qu'elle fut individuelle ou collective, est une donnée inhérente à la nature de l'homme et fait partie de sa spiritualité. S'opposer à cette volonté de donner un sens au nom d'un nouveau stoïcisme c'est proclamer une philosophie du désespoir. Le but du message de Baha'u'llah est de faire redécouvrir le sens de cette destinée individuelle et collective sans lequel aucun projet de civilisation ne peut exister.


XIV.6. Le monde de la Révélation

Si nous revenons au monde divin de la Tablette de toutes les nourritures, nous nous apercevons que le Monde de la Révélation correspond plus ou moins au Jabarut. Nous disons plus ou moins, parce que d'une part nous avons rencontré dans le Lahut la Manifestation Universelle dans un état d'indifférenciation avec l'essence divine, et nous avons vu d'autre part que c'est au plan du Malakut qu'existe la réalité individuelle des Manifestations divines.
En fait, ainsi que nous l'avons déjà dit, ces deux nomenclatures des mondes divins ne fonctionnent pas de la même manière et vouloir établir entre elles des correspondances exactes est une entreprise hasardeuse. Ceci montre en tout cas que la nomenclature des cinq mondes de la tradition musulmane n'est pas adaptée à la théologie de la manifestation de Baha'u'llah et, de ce fait, c'est ce qui explique sa valeur essentiellement herméneutique.

Le Monde de la Révélation, n'est pas un simple monde intermédiaire entre Dieu et la créature. C'est un monde en-soi, existant pour lui-même. Nous devons donc essayer d'en cerner les caractéristiques. Ce monde est à la fois celui de l'Esprit, celui du Verbe divin, et celui de la Révélation.

Le Monde de la manifestation commence au Premier émané. C'est d'abord le monde de l'Esprit-saint par excellence, bien que l'Esprit-saint appartienne également à la sphère divine. Mais le Monde de la Révélation est un monde de pur esprit quelque soit la forme que celui-ci prend. Par l'intermédiaire du Monde de la Révélation, l'Esprit-saint s'incarne dans les premiers miroirs des Manifestations divines. C'est ainsi que l'Esprit-saint devient le Verbe divin, le Logos, la Parole créatrice.
Les Manifestations divines sont toutes les incarnations du Verbe divin. C'est à ce titre qu'elles reflètent la puisssance de Dieu, qu'elles sont investies de sa souveraineté, qu'elles manifestent sa science. En tant que Verbe divin, elles manifestent tous les Noms et Attributs de Dieu dans leur perfection; perfection qui ne peut qu'être entrevue dans leur manifestation terrestre et limitée alors que ces perfections apparaîssent sans limitations dans le Monde de la Révélation.

Les Manifestations divines sont des esprits créés par Dieu avant le monde de la création. Ils sont donc préexistants par rapport à ce monde de la Création, mais bien sûr ils ne sont pas préexistants par rapport à l'Essence divine. Ils sont simplement en-dehors du temps contingent.

Cette préexistence fait que les Manifestations divines sont les premiers esprits à connaître Dieu. Ils jouent par rapport à ce monde le même rôle que l'esprit anthropique joue par rapport au Monde de la Création. De ce fait, les Manifestations divines deviennent la cause directe de l'existence du monde de la création, bien que la cause première soit de Dieu. de ce fait on a pu écrire, comme Saint Paul le dit du Christ, qu'elles ont créé le monde.


XIV.7. La parole divine

Les Manifestations divines sont les canaux par lesquels la révélation descend jusqu'au Monde de la Création. La Révélation est la force qui agit dans ce monde et qui en détermine l'évolution, elle ne se confond donc pas avec la parole révélée. La force qui guide l'histoire humaine, comme celle qui détermine l'évolution des mondes spirituels est la force de la Révélation. L'homme spirituel qui est parvenu à la véritable compréhension gnostique peut voir la force de la révélation à l'oeuvre dans chaque chose, dans chaque événement de la vie.


XIV.8. La Volonté première et la Face de Dieu

La Manifestation divine constitue la dernière limite de la connaissance humaine (438), le Sadratu'l-Muntaha, l'Arbre au-delà duquel il n'y a pas de passage. Tout ce que nous avons l'habitude de rapporter à Dieu ne se rapporte en fait qu'à ses Manifestations qui sont les "Miroirs premiers" de l'Essence divine (439). Or, dans ces miroirs, ce n'est pas l'Essence divine qui se reflète, mais la Volonté première, car la Volonté première est la manifestation de toutes les perfections et de tous les Noms et Attributs divins (440).
Cette Volonté première est donc le Premier émané (sadir) de Dieu (441) qui fait la jonction entre l'Essence divine et le Premier Miroir. C'est dans ce sens qu'on peut identifier la Manifestation de Dieu à cette même Volonté première (442).
Car Dieu ne peut avoir d'Attributs (443). Ceux-ci procèdent de l'illusion anthropique, ainsi qu'il est dit dans la Longue Prière obligatoire (Salat-i-kabir): "J'atteste que tu as été sanctifié au-delà de tout attribut et que tu as été sanctifié de tout Nom" (444).
Les Attributs divins n'ont donc aucune existence dans le monde de l'Essence divine, mais tirent leur source du Monde de Commandement ('alam-i-amr), et la Manifestation divine est leur théophanie la plus parfaite.
C'est pour cette raison que Baha'u'llah enseigne que la Manifestation divine constitue "la Face de Dieu" (Laqa Allah), et interprète tous les versets du Coran comprenant cette expression comme se rapportant à la prochaine manifestation prophétique, c'est-à-dire au Bab et à lui-même.



Notes

(427) cf. E.E.B. n° XIX p.45

(428) E.E.B. n° LXXXIV p. 154

(429) E.E.B. n° XIX, p. 45.

(430) Il s'agit de la doctrine du hulul (incarnation) qui est explicitement condamnée par Baha'u'llah.

(431) E.E.B., n° XXII, p. 50.

(432) Ibid. p. 51.

(433) Ibid. p. 51.

(434) WWW

(435) YYYY

(436) cf. A. Boeckh, Enzyklopädie und Methodenlehre des Philogischen Wissenschaften, texte établi par E. Bratuschek, 1877, 2e éd. Leipzig, 1886. voir également Jean Grondin, L'universalité de l'herméneutique, Paris, 1993, p.p 101-106.

(437) cf. J. G. Droysen, Historik, texte établi par R. Hübener, Munich, 1937, voir également J. Grondin, op. cit., pp. 106-115.

(438) cf. Davudi, Uluhiyyat va Mazhariyyat, pp. 138-141.

(439) Iqan, p. 78.

(440) Davudi, op. cit. p. 177.

(441) ibid. p. 100.

(442) ibid. p. 45.

(443) ibid. p. 23 et pp. 61-69 et 99-103.

(444) Nous donnons ici une traduction quasi littérale. Dans le Livre de Prière, 4e éd. fr. Bruxelles, 1975, p. 93, la phrase a été traduite de la manière suivante "J'atteste que tu as été sanctifié au-delà de tout attribut et que ta sainteté est au-delà de toute expression". Le texte arabe dit: "Ashhadu innaka kunta muqadasan 'an al-sifati wa munazahan 'an al-ism".

Chapitre précédent Chapitre précédent Retour au sommaire Chapitre suivant Chapitre suivant