Archéologie
du royaume de dieu
Par Jean-Marc Lepain
Chapitre précédent
Retour au sommaire
Chapitre suivant
Chapitre XIV. Le Monde de la Manifestation
Le concept de "Manifestation divine", lié
à celui de "Monde de la Manifestation", est peut-être le concept le plus caractéristique
de la métaphysique baha'ie et celui qui la différencie le plus de toutes les
grandes métaphysiques monothéistes. Aussi, avant d'étudier ce qu'est le Monde
de la Manifestation, il nous faut préalablement analyser le concept de "Manifestation
divine".
XIV.1. La Manifestation divine comme
miroir de l'essence de Dieu
Le concept de "manifestation" vise à résoudre le problème fondamental en théologie
du rapport entre Dieu et son porte-parole terrestre, qu'il soit avatar, incarnation
ou prophète. Deux voies naturelles s'ouvrent pour résoudre ce problème: ou bien
affirmer comme dans le Christianisme, leur identité, ou bien dire, comme dans
l'Islam, que le prophète est "homme comme les autres hommes", simple transmetteur
de la Révélation divine.
Entre ces deux voies, la Foi baha'ie tient une position totalement originale
qui, cependant, n'est pas sans analogie avec la théologie incarnationiste chrétienne
dans les solutions qu'elle apporte à ce vieux problème, tout en en évitant les
apories. D'un côté, Baha'u'llah affirme avec force que l'essence divine ne saurait
s'incarner, de l'autre, il affirme avec la même force la divinité de son porte-parole
terrestre.
Baha'u'llah résoud le problème de la relation entre Dieu et son porte-parole
humain dans le cadre de ce que nous avons appelé sa "théologie spéculaire",
c'est-à-dire cette science catroptique qui explique la création comme l'effet
d'une théophanie (tajalli) des Noms divins dans les miroirs des différents mondes
spirituels et matériels.
Cette relation catroptique entre Dieu et sa Manifestation est d'ailleurs le
seul domaine où nous pensons pouvoir légitimement faire usage du mot "théologie"
car, on l'aura compris, dans la Foi baha'ie, un discours sur Dieu, ou une "science
de Dieu", est totalement inconcevable, car Dieu est "l'Inconnaissable absolu"
(Majhul al-mutlaq). Nous ne connaissons Dieu qu'au travers de la manifestation
de ses Noms et Attributs dans le miroir de sa création.
Même un discours sur ces Noms et Attributs est impossible dans la mesure où
eux-mêmes procèdent d'une illusion anthropique qui nous fait voir comme multiple
ce qui est fondamentalement un. Le mot théologie ne peut donc être utilisé que
dans le cadre de cette métaphysique spéculaire pour expliquer la relation entre
Dieu et son premier Miroir, la Manifestation universelle. Baha'u'llah écrit
dans une de ses Tablettes:
"La porte de toute connaissance de l'Ancien des Jours se trouvant ainsi fermée
à la face de tous les êtres... Celui qui est la source de grâce infinie a fait
surgir du royaume de l'esprit, sous la forme du temple humain, ces Gemmes lumineuses
de Sainteté, et Il les a manifestées aux hommes, pour qu'elles puissent communiquer
au monde les mystères de l'Etre immuable et lui expliquer les subtilités de
Son impérissable Essence" (427).
Les Manifestations divines sont donc de purs miroirs qui ont la pleine capacité
de refléter "le soleil de Réalité" (Shams-i haqiqat), et c'est seulement à travers
eux qu'on peut percevoir la lumière divine. De cette relation spéculaire très
simple découlent au moins trois principes. Le premier c'est que la véritable
compréhension de l'unicité de Dieu revient à affirmer l'unicité de Dieu et de
sa Manifestation. Le second principe découle du premier et consiste à affirmer
que les Manifestations divines ne forment qu'une seule et même personne. Le
troisième principe, enfin, est appelé par les baha'is "Principes de la Révélation
progressive". Il signifie que les Manifestations divines ne donnent aux hommes
qu'un enseignement relatif et progressif adapté à leur compréhension et aux
conditions sociales, historiques et culturelles du lieu et de l'époque dans
lesquelles elles se manifestent.
XIV.2. La véritable unicité divine
Le concept d'unicité (tawhid), on le sait, est le concept central de la théologie
musulmane. Il consiste à affirmer que Dieu est unique, incréé et inaccessible
et qu'il n'a ni associé, ni partenaire (sharik), et que rien ne vient limiter
sa toute-puissance. Cette théologie vise à établir en premier lieu la transcendance
divine par réaction contre le polythéisme sémite. Cependant, tout comme la théologie
incarnationiste chrétienne, cette théologie se trouve rapidement face à des
apories difficiles à résoudre: comment réconcilier par exemple cette affirmation
de l'unicité divine absolue avec la théologie des attributs divins contenue
dans le Coran.
Les attributs ne deviennent-ils pas des associés de l'essence divine. Face à
ces problèmes les mutazélites n'hésiteront pas à nier la réalité existentielle
des attributs divins pour en faire de pures distinctions de pensée. La pensée
baha'ie, quant à elle, résoud très simplement ces problèmes dans le cadre de
sa théologie spéculaire. Cependant cela la conduit tout droit à affirmer l'unicité
de Dieu et de sa Manifestation, ou plutôt leur non-séparabilité.
Baha'u'llah écrit: "La croyance en l'unité de Dieu (tawhid) consiste essentiellement
à tenir pour une seule et même entité celui qui est la Manifestation (mazhar)
de Dieu et Celui qui est l'invisible, l'inaccessible et l'inconnaissable essence".
(428)
Les Manifestations divines n'ont donc qu'une volonté qui est la volonté divine.
Tout ce qui émane d'elles émane de Dieu. Leur parole est la parole de Dieu.
Leur moi propre est totalement anéanti pour laisser la place au moi divin (nafs-i-rahmani).
Ainsi que l'écrit Baha'u'llah:
"Celui qui est la source de grâce infinie a fait surgir du Royaume de l'esprit,
sous la forme du temple humain, ces Gemmes lumineuses de sainteté, et Il les
a manifestées aux hommes, pour qu'elles puissent communiquer au monde les mystères
de l'Être immuable et lui expliquer les subtilités de son impérissable essence.
Ces purs miroirs, ces aurores de l'Ancienne Gloire sont, tous sans exception,
les représentants sur la terre de celui qui est l'Orbe central de lumière qui
en représente l'essence et la fin dernière. De Lui procèdent leur science et
leur puissance; de Lui dérivent leur souveraineté...Ces Tabernacles de sainteté,
ces Miroirs premiers qui reflètent la lumière d'Impérissable Gloire ne sont
que des expressions de Celui qui est l'Invisible des invisibles" (429)
Cette situation illustre très bien cette théologie spéculaire dont nous parlions
car nous y voyons qualifier la Manifestation divine de "Miroir premier". C'est
donc de son rayonnement, qui est en fait une émanation du Verbe divin, que dépend
l'existence du monde de la création.
Cette théologie spéculaire a été source de beaucoup d'incompréhension dans le
monde musulman habitué à considérer le prophète seulement comme un homme jouissant
en plus d'une élection divine. Les clercs musulmans ont accusé Baha'u'llah d'avoir
enseigné qu'il était Dieu lui-même, ou que Dieu s'est incarné en lui (430)
,ce qui est une absurdité.
Baha'u'llah affirme que les Manifestations divines conservent leur rang humain,
mais à celui-ci se superpose l'Esprit prophétique qui leur confère "la Divinité,
l'Unité suprême et l'Essence intime" (431).
Et il ajoute: "Leur apparition manifeste la Révélation de Dieu, leur visage
révèle sa beauté" (432).
Ainsi les Manifestations divines ont deux aspects, "celui de la distinction
et de la différenciation" et celui de "l'Unité suprême". Sous le premier aspect
on voit que ces Manifestations ont "des limites temporelles, des caractéristiques
particulières et des degrés divers", qui correspondent à leur rang humain, dans
lequel on peut constater "qu'elles manifestent une absolue certitude, un entier
dénuement, un complet effacement de soi. Ainsi qu'il est dit: "Je suis le serviteur
de Dieu. Je ne suis qu'un homme comme vous".
La station de la distinction est donc aussi celle de la servitude ('ubudiyya)
que le prophète partage avec toutes les créatures. Cependant, dans le rang de
"l'Unité suprême", le prophète ne manifeste plus la station de la servitude
suprême ('ubudiyya) mais celle de la divinité (uluwiyya). Comme l'écrit Baha'u'llah:
"Si quelqu'une de ces Manifestations de Dieu embrassant toutes choses venaient
à déclarer: "Je suis Dieu", elle dirait sans doute la vérité. Car il a été démontré
à plusieurs reprises que par leur révélation, leurs attributs et leurs noms,
c'est la révélation même de Dieu, ses Noms et ses attributs qui sont manifestés
au monde (433)."
XIV.3. L'Alpha et l'Omega
L'unité de la Manifestation divine avec l'essence de Dieu suppose une unité
seconde qui est celle de toutes les Manifestations divines entre elles. Toutes
sont les manifestations du même esprit (nafs-i-rahmani), toutes reflètent la
même lumière et démontrent les mêmes qualités.
Ainsi que l'écrit Baha'u'llah: "ces oiseaux du Trône céleste ne font qu'une
seule et même personne" (434). Car chaque
manifestation individuelle n'est que la manifestation particulière de la Manifestation
universelle (mazhar-i-kull) qui est le degré de l'union absolue où elle ne forme
qu'une seule et même réalité avec l'essence divine.
Ainsi que Baha'u'llah le dit un peu plus loin: "ils ne font qu'une seule personne,
une seule âme, un seul esprit, un seul être, une seule révélation. Ils sont
tous la manifestation du "Commencement et de la fin", du "Premier" et du "Dernier",
du "Visible et de "l'Invisible" (435).
C'est pour exprimer cette même vérité que Jésus a dit : "Je suis l'alpha et
l'omega" et Muhammad a déclaré: "Je suis le premier et le dernier des prophètes".
De ce point de vue, chaque prophète peut être considéré comme le retour du précédent,
car il manifeste les mêmes qualités . Baha'u'llah utilise l'image du soleil.
Le soleil se lève et se couche chaque jour. Chaque lever et chaque coucher représentent
une dispensation, et cependant c'est le même coucher que la veille. Pourtant
les peuples restent tournés vers l'occident où ils ont perçu les dernières lueurs
du couchant sans voir la lumière aurorale qui se lève à l'orient.
Dans une autre image, Baha'u'llah compare la station de la différenciation à
la lampe et la station de l'unité à la lumière. Certains, au lieu d'adorer la
lumière, adorent la lampe, c'est pourquoi lorsque la même lumière paraît dans
une lampe différente, ils ne la reconnaissent pas parce qu'ils ne connaissent
que la lampe et ne voient que l'apparence extérieure de la forme sans discerner
la réalité intérieure de la lumière.
XIV.4. La révélation progressive
De l'unité de Dieu et de l'unité de ses Manifestations découlent un troisième
principe qu'on pourrait appeler l'unité de la révélation, mais que les baha'is
préfèrent appeler "principe de la révélation progressive". Ce principe est sans
doute l'élément le plus original de la pensée de Baha'u'llah, car il sort du
domaine de la métaphysique pour déboucher sur une théorie de l'évolution des
civilisations et une philosophie de l'histoire en général.
L'idée centrale de tout le concept de révélation progressive est que l'homme
n'a qu'une connaissance relative de la vérité religieuse. Dieu, d'âge en âge,
envoie aux hommes des éducateurs divins, des prophètes, des avatars ou des Manifestations,
selon la terminologie qu'on voudra adopter, qui donnent aux hommes un enseignement
religieux correspondant aux capacités de compréhension d'une époque, déterminée
par les conditions spirituelles, sociales et historiques d'une culture donnée.
Cet enseignement religieux est composé de deux parties. D'une part, on trouve
un enseignement spirituel qui est éternel, mais qui doit cependant s'adapter
aux capacités de compréhension de l'homme en fonction d'une culture et d'une
époque données. Cet enseignement s'adapte donc aux exigences du temps et du
lieu. De l'autre, on trouve des lois sociales qui changent dans le temps pour
mieux s'adapter aux conditions historiques et sociales et qui visent à porter
remède à des problèmes de nature essentiellement sociale. Tels sont, par exemple,
les lois sur le mariage et le divorce, l'héritage ou l'abstinence de certaines
nourritures.
Ainsi s'expliquent les différences entre les religions. Mais jamais ces différences
ne sont fondamentales, car le message spirituel est un. C'est toujours un message
d'amour qui vise à établir la paix et la concorde sur terre et à faire découvrir
à l'homme sa véritable nature spirituelle.
Cependant, Baha'u'llah va plus loin. Il lie le processus continu de la Révélation
à celui de la civilisation. Si la nature de l'homme est spirituelle, la civilisation
doit aussi devenir spirituelle. Ainsi s'opposent la civilisation spirituelle
à la civilisation matérielle. Les Révélations divines sont toutes fondatrices
de civilisation, car une civilisation se définit avant tout par un système de
valeurs. On parle de civilisation hindoue, de civilisation chrétienne, de civilisation
musulmane, mais on ne connait pas de civilisation athée. Toutes les civilisations
sont nées dans le sacré et ont à leur origine une étincelle spirituelle, aussi
faible soit-elle.
Le processus de la civilisation est un processus quasi biologique. Au moment
où paraît une nouvelle révélation commence, après un temps de gestation plus
ou moins long, à apparaître les signes d'une nouvelle civilisation fondée sur
de nouvelles valeurs spirituelles. Le dynamisme de la nouvelle civilisation
est fondée sur la pertinence de la nouvelle révélation et de ses enseignements
qui permettent de guérir des maux sociaux jusque-là incurables. Puis la civilisation
s'essouffle. Au moment où elle atteint son apogée une nouvelle problématique
sociale apparaît avec de nombreux maux pour lesquels la religion n'a plus de
réponse. Le dogmatisme remplace les enseignements spirituels, les théologiens
obscursissent les vérités fondamentales, les prêtres corrompent l'institution
religieuse, et ainsi la religion et la civilisation se trouvent dans un processus
de déclin inexorable jusqu'à ce qu'apparaîsse une nouvelle Révélation qui relance
le processus.
Le Livre de la révélation et les cycles de la civilisation humaine sont étroitement
liés. Or, enseigne Baha'u'llah, il existe un principe directeur qui lie toutes
les révélations entre elles. Ce principe directeur est celui de l'Unité. Chaque
révélation a cherché à construire une unité sociale plus vaste. Il y a eu un
temps où les prophètes ne s'adressaient qu'à une tribu comme les prophètes juifs
ou à un peuple donné comme Zoroastre ou Krishna..
Quand Jésus est venu, il a prêché une religion qui s'adressait à des peuples
multiples, à une époque où le système politique dominant était soit celui de
la cité-État, soit celui de l'empire romain fondé sur l'unité de culture.
Avec l'Islam est apparu le premier État-nation fondé sur une identité religieuse
permettant d'englober des peuples très divers et aspirant à l'universalité.
La religion a donc influencé le processus de civilisation en transcendant les
particularismes pour créer une identité sociale de plus en plus universelle.
Mais ce processus, nous dit Baha'u'llah, ne doit pas s'arrêter là. L'humanité
est placée à un nouveau tournant de son histoire. Les dangers qui la menacent
sont si grands qu'elle peut être entraînée vers sa propre destruction. C'est
pourquoi se fait sentir le besoin d'une nouvelle Révélation qui établira de
nouvelles valeurs spirituelles sur les bases desquelles on pourra construire
la première civilisation universelle de l'humanité. Cette civilisation fondée
sur l'unification des structures politiques et sociales au niveau planétaire
est le seul moyen de bannir la guerre, grâce à un système de sécurité collective
gouverné par un parlement mondial, et ainsi d'établir la paix dont les prophètes
comme Isaïe ou Jésus n'ont jamais cessé de nous donner la vision.
On voit donc que la prophétologie de Baha'u'llah débouche sur une philosophie
de l'histoire déjà fort complexe et est en liaison directe avec sa pensée politique.
XIV.5. La Révélation progressive et
l'herméneutique axiologique
Le concept de "Révélation progressive" aboutit à une quatrième forme d'herméneutique
que nous appelerons "herméneutique axiologique". L'enseignement des Manifestations
divines a pour but de faire découvrir progressivement à l'homme le monde des
valeurs spirituelles qui ne sont rien d'autre que l'ensemble des lois qui gouvernent
l'univers.
Ces valeurs, ou lois, existent dans la sphère propre à chaque monde spirituel.
En descendant la hiérarchie des mondes divins, elles prennent à chaque fois
une forme adaptée à ces mondes. Le rôle de la Manifestation est de traduire
ces valeurs transcendantes dans un langage accessible à l'entendement humain.
Baha'u'llah résoud ici une des difficultés inhérentes à tout système philosophique
fondé sur une transcendance: comment affirmer d'une part la transcendance des
valeurs spirituelles et d'autre part la liberté de l'homme.
Le concept de "Révélation progressive" explique comment d'un côté existent des
valeurs transcendantes et absolues, et d'autre part pourquoi l'homme n'en a
qu'une connaissance relative. Il y a ici une historicisation de l'éthique et
même de la compréhension spirituelle. La découverte progressive et relative
de ce monde des valeurs spirituelles constitue ce que nous appelons une herméneutique
axiologique.
Le rôle de l'herméneutique axiologique va bien au-delà des problèmes de valeurs.
Il fournit la clef d'une philosophie de l'histoire qui seule peut donner un
sens à une herméneutique universelle. L'herméneutique historiciste de Boeckh
(436) et de Droysen (437)
est ce qui a été le plus critiqué par l'herméneutique moderne, en particulier
par Gadamer, parce qu'elle sous-entend un sens à l'histoire.
Or, si l'herméneutique historiciste proclame la relativité des valeurs éthiques
et sociales, elle doit appliquer cette relativité aux propres points de vue
de l'historien et de l'herméneute; à moins de supposer que ceux-ci viennent
justement de découvrir le principe universel qui donne la clef définitive du
devenir humain, comme l'ont fait le hégélianisme et le marxisme. C'est ce même
reproche qui a été adressé à la philosophie baha'ie.
Ce que sous-entend Baha'u'llah avec le principe de la Révélation progressive,
c'est qu'il existe pour certaines époques de l'histoire, celles où est révélé
un nouveau message religieux, un principe de légitimation qui leur permet d'affirmer
que relativement le sens de l'histoire qui est proclamé est supérieur et permet
une ré-interprétation de l'histoire universelle en fonction d'une nouvelle compréhension
de la destinée spirituelle de l'homme.
Le principe téléologique de cette herméneutique axiologique réside dans le fait
que le sens de l'histoire s'accomplit dans la découverte par l'homme de son
humanité. L'humanité de l'homme étant sa nature spirituelle qui s'accomplit
progressivement par la découverte et l'intériorisation des valeurs spirituelles
qui deviennent le seul véritable progrès de l'homme. La volonté de donner un
sens à la destinée humaine, qu'elle fut individuelle ou collective, est une
donnée inhérente à la nature de l'homme et fait partie de sa spiritualité. S'opposer
à cette volonté de donner un sens au nom d'un nouveau stoïcisme c'est proclamer
une philosophie du désespoir. Le but du message de Baha'u'llah est de faire
redécouvrir le sens de cette destinée individuelle et collective sans lequel
aucun projet de civilisation ne peut exister.
XIV.6. Le monde de la Révélation
Si nous revenons au monde divin de la Tablette de toutes les nourritures, nous
nous apercevons que le Monde de la Révélation correspond plus ou moins au Jabarut.
Nous disons plus ou moins, parce que d'une part nous avons rencontré dans le
Lahut la Manifestation Universelle dans un état d'indifférenciation avec l'essence
divine, et nous avons vu d'autre part que c'est au plan du Malakut qu'existe
la réalité individuelle des Manifestations divines.
En fait, ainsi que nous l'avons déjà dit, ces deux nomenclatures des mondes
divins ne fonctionnent pas de la même manière et vouloir établir entre elles
des correspondances exactes est une entreprise hasardeuse. Ceci montre en tout
cas que la nomenclature des cinq mondes de la tradition musulmane n'est pas
adaptée à la théologie de la manifestation de Baha'u'llah et, de ce fait, c'est
ce qui explique sa valeur essentiellement herméneutique.
Le Monde de la Révélation, n'est pas un simple monde intermédiaire entre Dieu
et la créature. C'est un monde en-soi, existant pour lui-même. Nous devons donc
essayer d'en cerner les caractéristiques. Ce monde est à la fois celui de l'Esprit,
celui du Verbe divin, et celui de la Révélation.
Le Monde de la manifestation commence au Premier émané. C'est d'abord le monde
de l'Esprit-saint par excellence, bien que l'Esprit-saint appartienne également
à la sphère divine. Mais le Monde de la Révélation est un monde de pur esprit
quelque soit la forme que celui-ci prend. Par l'intermédiaire du Monde de la
Révélation, l'Esprit-saint s'incarne dans les premiers miroirs des Manifestations
divines. C'est ainsi que l'Esprit-saint devient le Verbe divin, le Logos, la
Parole créatrice.
Les Manifestations divines sont toutes les incarnations du Verbe divin. C'est
à ce titre qu'elles reflètent la puisssance de Dieu, qu'elles sont investies
de sa souveraineté, qu'elles manifestent sa science. En tant que Verbe divin,
elles manifestent tous les Noms et Attributs de Dieu dans leur perfection; perfection
qui ne peut qu'être entrevue dans leur manifestation terrestre et limitée alors
que ces perfections apparaîssent sans limitations dans le Monde de la Révélation.
Les Manifestations divines sont des esprits créés par Dieu avant le monde de
la création. Ils sont donc préexistants par rapport à ce monde de la Création,
mais bien sûr ils ne sont pas préexistants par rapport à l'Essence divine. Ils
sont simplement en-dehors du temps contingent.
Cette préexistence fait que les Manifestations divines sont les premiers esprits
à connaître Dieu. Ils jouent par rapport à ce monde le même rôle que l'esprit
anthropique joue par rapport au Monde de la Création. De ce fait, les Manifestations
divines deviennent la cause directe de l'existence du monde de la création,
bien que la cause première soit de Dieu. de ce fait on a pu écrire, comme Saint
Paul le dit du Christ, qu'elles ont créé le monde.
XIV.7. La parole divine
Les Manifestations divines sont les canaux par lesquels la révélation descend
jusqu'au Monde de la Création. La Révélation est la force qui agit dans ce monde
et qui en détermine l'évolution, elle ne se confond donc pas avec la parole
révélée. La force qui guide l'histoire humaine, comme celle qui détermine l'évolution
des mondes spirituels est la force de la Révélation. L'homme spirituel qui est
parvenu à la véritable compréhension gnostique peut voir la force de la révélation
à l'oeuvre dans chaque chose, dans chaque événement de la vie.
XIV.8. La Volonté première et la Face
de Dieu
La Manifestation divine constitue la dernière limite de la connaissance humaine
(438), le Sadratu'l-Muntaha, l'Arbre au-delà
duquel il n'y a pas de passage. Tout ce que nous avons l'habitude de rapporter
à Dieu ne se rapporte en fait qu'à ses Manifestations qui sont les "Miroirs
premiers" de l'Essence divine (439). Or,
dans ces miroirs, ce n'est pas l'Essence divine qui se reflète, mais la Volonté
première, car la Volonté première est la manifestation de toutes les perfections
et de tous les Noms et Attributs divins (440).
Cette Volonté première est donc le Premier émané (sadir) de Dieu (441)
qui fait la jonction entre l'Essence divine et le Premier Miroir. C'est dans
ce sens qu'on peut identifier la Manifestation de Dieu à cette même Volonté
première (442).
Car Dieu ne peut avoir d'Attributs (443).
Ceux-ci procèdent de l'illusion anthropique, ainsi qu'il est dit dans la Longue
Prière obligatoire (Salat-i-kabir): "J'atteste que tu as été sanctifié au-delà
de tout attribut et que tu as été sanctifié de tout Nom" (444).
Les Attributs divins n'ont donc aucune existence dans le monde de l'Essence
divine, mais tirent leur source du Monde de Commandement ('alam-i-amr), et la
Manifestation divine est leur théophanie la plus parfaite.
C'est pour cette raison que Baha'u'llah enseigne que la Manifestation divine
constitue "la Face de Dieu" (Laqa Allah), et interprète tous les versets du
Coran comprenant cette expression comme se rapportant à la prochaine manifestation
prophétique, c'est-à-dire au Bab et à lui-même.
Notes
(427) cf. E.E.B. n° XIX p.45
(428) E.E.B. n° LXXXIV p. 154
(429) E.E.B. n° XIX, p. 45.
(430) Il s'agit de la doctrine du hulul
(incarnation) qui est explicitement condamnée par Baha'u'llah.
(431) E.E.B., n° XXII, p. 50.
(432) Ibid. p. 51.
(433) Ibid. p. 51.
(434) WWW
(435) YYYY
(436) cf. A. Boeckh, Enzyklopädie und
Methodenlehre des Philogischen Wissenschaften, texte établi par E. Bratuschek,
1877, 2e éd. Leipzig, 1886. voir également Jean Grondin, L'universalité de l'herméneutique,
Paris, 1993, p.p 101-106.
(437) cf. J. G. Droysen, Historik, texte
établi par R. Hübener, Munich, 1937, voir également J. Grondin, op. cit., pp.
106-115.
(438) cf. Davudi, Uluhiyyat va Mazhariyyat,
pp. 138-141.
(439) Iqan, p. 78.
(440) Davudi, op. cit. p. 177.
(441) ibid. p. 100.
(442) ibid. p. 45.
(443) ibid. p. 23 et pp. 61-69 et 99-103.
(444) Nous donnons ici une traduction
quasi littérale. Dans le Livre de Prière, 4e éd. fr. Bruxelles, 1975, p. 93,
la phrase a été traduite de la manière suivante "J'atteste que tu as été sanctifié
au-delà de tout attribut et que ta sainteté est au-delà de toute expression".
Le texte arabe dit: "Ashhadu innaka kunta muqadasan 'an al-sifati wa munazahan
'an al-ism".